COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 1-1
ARRÊT AU FOND
DU 27 JUIN 2023
N° 2023/ 217
Rôle N° RG 19/15915 - N° Portalis DBVB-V-B7D-BFASG
[C] [V]
SARL INSOMNIA
C/
[E] [R]
Copie exécutoire délivrée le :
à :
Me Mathilde REBUFAT
Me Monika MAHY-MA-SOMGA
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal de Grande Instance de TOULON en date du 4 Juillet 2019 enregistré au répertoire général sous le n° 17/02752.
APPELANTS
Monsieur [C] [V]
né le [Date naissance 2] 1982 à [Localité 5]
demeurant [Adresse 7]
SARL INSOMNIA,
demeurant [Adresse 3]
tous deux représentées par Me Mathilde REBUFAT et plaidant par Me Régis REBUFAT, avocats au barreau de MARSEILLE
INTIMÉ
Maître [E] [R], avocat,
né le [Date naissance 1] 1969 à [Localité 4]
demeurant [Adresse 6]
représenté par Me Monika MAHY-MA-SOMGA de la SELARL LSCM & ASSOCIÉS, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE,
assisté et plaidant par Me Laurent HAY, avocat au barreau de PARIS
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 23 Mai 2023 en audience publique. Conformément à l'article 804 du code de procédure civile, Monsieur Olivier BRUE, Président, a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Monsieur Olivier BRUE, Président
Madame Danielle DEMONT, conseillère
Madame Louise DE BECHILLON, conseillère
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Monsieur Nicolas FAVARD.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 27 Juin 2023.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 27 Juin 2023,
Signé par Monsieur Olivier BRUE, Président et Monsieur Nicolas FAVARD, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
M.[C] [V] a confié à Me [E] [R], avocat, la mission de transmettre au liquidateur de la SARL les caves d'Orres, une offre d'acquisition du fonds de commerce, à hauteur de 20.000,00€, étant précisé qu'il serait substitué par la SARL Insomnia en cours de création. Il devait établir tous les actes de création et de cession.
Un acte sous seing privé a été signé, avec l'autorisation du juge commissaire, le 29 janvier 2010, enregistré au service des impôts et des entreprises le 4 février 2010.
La cession du fonds de commerce par M.[V] à la société Insomnia a été publiée le 16 avril 2010.
Par arrêt rendu le 14 mars 2013 par la cour d'appel de Grenoble, M. [V] a été personnellement condamné à payer un montant important de loyers, après avoir découvert que Me [R] avait omis de notifier au propriétaire la cession du fonds de commerce au profit de la société Insomnia.
Le local faisant l'objet d'un bail commercial, ayant subi des infiltrations et inondations, rendant l'exploitation impossible, la SARL Insomnia a cessé de régler les loyers et reçu un commandement de payer de la part du propriétaire qui a obtenu son expulsion par jugement rendu le 4 novembre 2011 dont il a été relevé appel.
Me [E] [R] a par ailleurs été chargé d'engager une procédure en référé, relative aux infiltrations à l'encontre de la Société Cinemas G. Lamic, propriétaire des lieux.
Vu l'assignation du 15 mai 2017, par laquelle M.[C] [V] et la SARL Insomnia ont fait citer Me [E] [R], devant le tribunal de grande instance de Toulon, aux fins d'obtenir des dommages et intérêts sur le fondement de sa responsabilité civile professionnelle.
Vu le jugement rendu le 4 juillet 2019, par cette juridiction, ayant déclaré irrecevables, commes prescrites, les demandes de M.[C] [V] et la SARL Insomnia et les ayant condamnés à payer à Me [E] [R] la somme de 3000 €, en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi que les dépens.
Vu la déclaration d'appel du 15 octobre 2019, par M.[C] [V] et la SARL Insomnia.
Par ordonnannce du 31 mars 2021, le conseiller de la mise en état a :
Ordonné à M. [C] [V] et la SARL Insomnia de produire, avant le 15 mai 2021, les pièces suivantes :
- le contrat de location relatif aux locaux, objet de la procédure
- le bail commercial et/ou les éventuels avenants liant la société Les Caves D'orres et/ou M. [V] à la société Cinemas G.Lamic
- toutes les pages, sans exception, du commandement de payer en date du 10 mars 2010,
- les conclusions n°1 de la société Cinemas G.Lamic devant la Cour d'appel de Grenoble, ayant donné lieu à l'arrêt du 14 mars 2013
Par ordonnance rendue le 4 janvier 2023, le conseiller de la mise en état a :
Ordonné à M. [C] [V] et à la société Insomnia d'avoir à communiquer les pièces suivantes :
- L'avenant de renouvellement du bail du 18 décembre 2009, conclu entre la société Cinema G.Lamic et Monsieur [V].
- Les conclusions n°1 de la société Cinemas G.Lamic devant la Cour d'appel de Grenoble, ayant donné lieu à l'arrêt du 14 mars 2013.
Dit n'y avoir lieu d'assortir la présente décision d'une astreinte.
Dit n'y avoir lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile
Condamné M. [C] [V] et la SARL Insomnia aux dépens.
Vu les conclusions transmises le 24 avril 2023, par les appelants.
M.[R] reproche à son avocat de :
- ne pas avoir notifié la cession de fonds de commerce au bailleur
- ne pas avoir signalé dès l'origine dans le cadre de la procédure d'opposition à commandement que la locataire des lieux était la société Insomnia, laquelle avait acquis le fonds de commerce litigieux.
- avoir laissé retirer du rôle une assignation en référé délivrée le 17 août 2011 et retirée du rôle le 22 novembre 2011.
Il fait valoir que la société Insomnia a perdu la totalité de son actif et de ses investissements pour un montant de 300 000 € et qu'il a été condamné à payer la somme de 68.094,22€, au titre des loyers, outre 8 000 €, au titre des frais de procédure.
M.[C] [V] et la SARL Insomnia estiment que le conseil ne peut prétendre avoir feint d'ignorer la cession intervenue à des fins dilatoires.
Ils affirment que le fait d'avoir confié à un autre avocat la charge de relever appel de la décision rendue par le tribunal de grande instance de Gap ne peut avoir pour conséquence de décharger Me [R] de la responsabilité du dossier, alors qu'il était toujours désigné dans le cadre de la procédure de référé.
Il soutient, se référant à un arrêt rendu le 14 janvier 2016 par la première chambre civile de la Cour de cassation que la prescription ne part pas à partir de ce dessaisissement, mais à partir du moment où la faute peut être révélée ou certaine, en l'espèce, à la date de l'arrêt rendu le 13 mars 2013 par la cour d'appel de Grenoble.
Il ajoute que la cour de cassation précise cette position dans un arrêt du 10 mars 2021, alors que les clients avaient eu antérieurement tous les éléments pour agir en responsabilité contre leur avocat.
Vu les conclusions transmises 11 mai 2023, par Me [E] [R].
Il invoque l'application de l'article 2225 du code civil et précise que l'arrêt cité par les appelants concernait une espèce très particulière , dans laquelle il n'avait pas été mis expressément fin à la mission de l'avocat et où les demandeurs au pourvoi faisaient état de ce qu'ils avaient chargé leur conseil, d'une mission générale pour assurer la défense de leurs intérêts.
Il ajoute que le point de départ est l'arrêt d'appel marquant la fin de la procédure pour laquelle l'avocat était investi d'un mandat de son client, ce qui n'est pas le cas en l'espèce puisque, de facto, la prise en charge du dossier par Maître Rebufat mettait
évidemment un terme à sa mission, et que les manquements qui lui sont reprochés étaient connus dès la décision rendue par le tribunal de Gap, le 4 novembre 2011.
L'intimé fait valoir que le courrier de reproche adressé par M. [V] le 26 avril 2012 révèle qu'il n'avait plus à cette date aucune mission pour son compte.
Il soulève l'irrecevabilité des demandes formées par la société Insomnia, placée en liquidation judiciaire et radiée du registre du commerce.
Me [E] [R] observe que le défaut de notification de la cession de fonds de commerce au bailleur peut ne pas avoir d'effet lorsque celui-ci l'a accepté, ce qui est le cas en l'espèce. Il rappelle que le commandement de payer a été délivré à M. [V] pour des sommes qu'il devait alors qu'il était encore titulaire du fonds de commerce et que la cour d'appel n'a pas tenu compte de la cession intervenue. Il fait remarquer que la radiation de l'instance en référé pour obtenir une mesure d'instruction était logique du fait de l'expulsion de la société locataire.
Selon lui, il n'existe aucun lien de causalité établi avec les préjudices allégués, la notification de la cession du fonds de commerce n'ayant pu empêcher le constat de l'acquisition de la clause résolutoire et l'expulsion et dès lors que le contrat de bail prévoyait que les lieux étaient pris en l'état sans aucun recours contre le propriétaire notamment en cas d'humidité ou d'infiltrations et que les réparations étaient à la charge du preneur.
Il souligne que M.[V] est irrecevable et prescrit en sa demande de paiement de dommages-intérêts au nom de la société Insomnia, dont il n'est pas le représentant, formée tardivement en cause d'appel et qu'il ne justifie par aucune pièce du montant qu'il aurait réglé au bailleur.
Vu l'ordonnance de clôture rendue le 23 mai 2023.
SUR CE
L'extrait K bis de la SARL Insomnia daté du 18 janvier 2020 mentionne sa dissolution amiable à compter du 1er décembre 2010 et que le liquidateur est [C] [V].
Cependant, la personnalité morale d'une société subsiste aussi longtemps que les droits et obligations à caractère social ne sont pas liquidés.
Il n'est pas démontré qu'elle a été liquidée et radiée à ce jour du registre du commerce.
Il n'y a donc pas lieu de déclarer ses demandes irrecevables.
L'absence de dénonciation de la cession du bail commercial qui relève de la responsabilité de l'avocat dans le cadre de son activité de conseil et non , comme représentant d'une partie dans le cadre d'une procédure judiciaire est régie par les dispositions de l'article 2224 du Code civil, selon leque l 'action se prescrit par cinq années à compter du jour où le demandeur a connu, ou aurait dû connaître, les faits constitutifs des griefs fondant ses demandes.
Le dommage résultant d'une condamnation ne se manifeste qu'à compter de la décision définitive, dès lors que le fait dommageable n'était pas constitué avant celle-ci.
Le point de départ de la prescription est donc en l'espèce l'arrêt rendu le 14 mars 2013 par la cour d'appel de Grenoble.
L'action engagée de ce chef par assignation du 15 mai 2017 n'est donc pas prescrite.
Les demandes fondées sur les fautes reprochées à l'avocat dans le cadre des procédures judiciaires sont régies par les dispositions de l'article 2225 du code civil qui dispose que l'action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté les parties en justice, y compris à raison de la perte ou de la destruction des pièces qui leur ont été confiées, se prescrit par cinq ans à compter de la fin de leur mission.
Dans le cadre de cette prescription spéciale la fin de la mission de l'avocat constitue le point de départ du délai à l'exclusion la date à laquelle les manquements dommageables consécutifs aux fautes alléguées à l'encontre de l'avocat se seraient révélés à son client
Me [V] a été mandaté pour engager une procédure en opposition au commandement de payer délivrer le 10 mars 2010 et a fait délivrer une assignation à cette fin le 5 mai 2010, sur laquelle le tribunal de grande instance de Gap a rendu un jugement le 4 novembre 2011.
Si M.[C] [V] et la SARL Insomnia ne précisent pas quel avocat a régularisé la déclaration d'appel contre cette décision, il apparaît que les conclusions ont été établies par Me Rebufat régulièrement constitué, tel que cela résulte des écritures de son adversaire du 21 décembre 2012 et de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Grenoble le 14 mars 2013.
Il convient donc de considérer que la fin de la mission de Me [R] est intervenue dans le cadre de cette procédure au plus tard à la date de la déclaration d'appel le 29 novembre 2011.
À supposer qu'il soit tenu compte des correspondances invoquées par M.[C] [V] et la SARL Insomnia avec l'avocat postulant, lesquelles ne sont pas produites aux débats, la fin de la mission serait intervenue le 16 décembre 2011.
Ils indiquent par ailleurs dans leurs écritures que Me Rebufat a conclu pour leur compte le 27 février 2012 et donc que Me [R] n'avait plus de mission pour cfedossire à cette date.
L'action en responsabilité liée à la procédure d'opposition à commandement est donc prescrite pour avoir été engagée le 15 mai 2017.
Me [V] a fait délivrer une assignation en référé pour le compte de ses clients le 17 août 2011. Aucune pièce ne permet d'établir que la mission de celui-ci a été interrompue après la décision de retrait du rôle intervenue dans le cadre de cette procédure, le 22 novembre 2011.
L'action en responsabilité engagée de ce chef n'est donc pas prescrite.
Me [R] qui était chargé de la mise en place juridique de l'ensemble de l'opération de cession de fonds de commerce par M. [V] à la SARL Insomnia ne conteste pas avoir omis d'en informer le bailleur commercial, ce qui constitue une faute professionnelle.
Il est cependant cependant établi que le commandement de payer a été délivré le 10 mars 2010, pour des sommes dues par M. [V], à concurrence de la somme de 7004,57 €, alors que la cession du fonds de commerce au profit de la société Insomnia est intervenue le 19 mars 2010 et qu'il n'a versé postérieurement que 5426,14 € et se trouve donc personnellement
responsable de la résolution du bail.
Il convient également d'observer que la cession du fonds de commerce pouvait être dénoncée au bailleur à tout moment y compris en cours d'instance, tant que la décision prononçant la résiliation ou la résolution du bail n'est pas devenue définitive, donc dans le cadre de la procédure devant la cour d'appel de Grenoble.
Dans ces conditions, les demandeurs n'apportent pas la preuve qui lui incombede l'existence d'un préjudice et d'un lien de causalité entre celui-ci et la faute alléguée.
Il ressort du courrier adressé le 26 août 2014, par Me Rebufat, conseil des appelants à la société de courtage des barreaux que M. [V] a été expulsé dès le rendu de la décision du tribunal de grande instance de Gap qui était assortie de l'exécution provisoire.
Dans ces conditions il ne peut être reproché à Me [R] de ne pas avoir poursuivi une procédure tendant à obtenir une mesure d'expertise et à la suspension provisoire du paiement des loyers. Aucune faute ne peut donc lui être imputée de ce chef.
Les demandes en à titre de dommages et intérêts formées par M.[C] [V] et la SARL Insomnia sont, en conséquence, rejetées
Le jugement est infirmé,sauf en ce qui concerne la prescription de l'action liée à la procédure d'opposition à commandement de payer, les frais irrépétibles et les dépens.
Il y a lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile au profit de Me [E] [R].
La partie perdante est condamnée aux dépens, conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
Dit n'y avoir lieu de déclarer irrecevables les demandes de la SARL Insomnia.
Infirme le jugement déféré sauf en ce qui concerne la prescription de l'action liée à la procédure d'opposition à commandement de payer,les frais irrépétibles et les dépens.
Statuant à nouveau sur les chefs infirmés,
Déclare recevable l'action en responsabilité liée au défaut d'information du bailleur sur la cession du fonds de commerce.
Déclare recevable l'action responsabilité liée à la procédure de référé.
Y ajoutant,
Rejette l'ensemble des demandes formées par M.[C] [V] et la SARL Insomnia.
Condamne M.[C] [V] et la SARL Insomnia à payer à Me [E] [R], la somme de 3 000 €, en application de l'article 700 du Code de procédure civile,
Condamne M.[C] [V] et la SARL Insomnia aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT