COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 4-2
ARRÊT AU FOND
DU 17 MARS 2023
N° 2023/103
Rôle N° RG 19/08276 - N° Portalis DBVB-V-B7D-BEJ5B
[P] [T]
C/
Etablissement AUCHAN [Localité 3]
Copie exécutoire délivrée
le : 17 mars 2023
à :
Me Charlotte PEREZ, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE
(Vestiaire 334)
Me Marie-Dominique POINSO-POURTAL, avocat au barreau de MARSEILLE
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de Martigues en date du 12 Avril 2019 enregistré(e) au répertoire général sous le n° .
APPELANT
Monsieur [P] [T] Dossier d'aide juridictionnelle en cours
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2020/4762 du 04/12/2020 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de AIX-EN-PROVENCE), demeurant Les [Adresse 2]
représenté par Me Charlotte PEREZ, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE
INTIMEE
Etablissement AUCHAN [Localité 3], demeurant [Adresse 1]
représentée par Me Marie-Dominique POINSO-POURTAL, avocat au barreau de MARSEILLE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
En application des dispositions des articles 804 et 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 25 Janvier 2023, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Ursula BOURDON-PICQUOIN, Conseillère, chargé du rapport, qui a fait un rapport oral à l'audience, avant les plaidoiries.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Florence TREGUIER, Présidente de chambre
Madame Véronique SOULIER, Présidente de chambre suppléante
Madame Ursula BOURDON-PICQUOIN, Conseillère
Greffier lors des débats : Mme Cyrielle GOUNAUD.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 17 Mars 2023.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 17 Mars 2023
Signé par Madame Florence TREGUIER, Présidente de chambre et Mme Cyrielle GOUNAUD, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
FAITS ET PROCEDURE
Monsieur [P] [T] a été embauché par société AUCHAN FRANCE par contrat de travail à durée déterminée pour la période du 23 novembre au 3 décembre 2016 au motif d'un surcroit temporaire d'activité en qualité d'employé de magasin cave, statut employé, niveau 1A.
Il a ensuite été de nouveau embauché par le biais d'une vingtaine de contrats à durée déterminée.
Le dernier contrat à durée déterminée pour remplacement d'un salarié absent a été conclu pour la période du 18 août au 16 septembre 2017 sur un poste d'employé magasin BSA 1B.
Le 13 septembre 2017, Monsieur [T] a été placé en arrêt de travail.
Les relations contractuelles entre les parties étaient soumises à la convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire.
L'entreprise occupait à titre habituel au moins onze salariés lors de la rupture des relations contractuelles.
Monsieur [P] [T] a saisi, par requête réceptionnée au greffe le 31 octobre 2018, le conseil de prud'hommes de Martigues en requalification des contrats de travail à durée déterminée conclus entre le 23 novembre 2016 et le 16 septembre 2017 en contrat de travail à durée indéterminée, en requalification de la rupture en licenciement nul ou à tout le moins sans cause réelle et sérieuse, et en paiement de diverses sommes à titre indemnitaire.
Par jugement du 12 avril 2019 notifié le 9 mai 2019, le conseil de prud'hommes de Martigues, section commerce, a':
- débouté le demandeur Monsieur [J] [T] de l'ensemble de ses demandes,
- dit qu'en vertu de l'article L.1471-1 du code de travail qui fixe à douze mois la prescription de toutes actions portant sur la rupture du contrat de travail et que les demandes de Monsieur [J] [T] sont ainsi frappées par cette même prescription,
- débouté la société AUCHAN [Localité 3] de ses demandes reconventionnelles,
- condamné Monsieur [J] [T] aux dépens.
Par déclaration du 21 mai 2019 notifiée par voie électronique, Monsieur [J] [T] a interjeté appel du jugement et sollicité son infirmation en toutes ses dispositions.
PRÉTENTIONS ET MOYENS
Dans ses dernières conclusions notifiées au greffe par voie électronique le 8 août 2019, Monsieur [P] [T], appelant, demande à la cour de':
- infirmer le jugement rendu le 12 avril 2019 par le conseil de prud'hommes de Martigues en ce qu'il l'a débouté de l'ensemble de ses demandes au titre de la prescription de son action,
le déclarer recevable dans son action,
- requalifier les contrats de travail à durée déterminée successifs du 23 novembre 2016 au 16 septembre 2017 en contrat de travail à durée indéterminée,
- constater que la relation contractuelle s'est interrompue en raison de son état de santé de Monsieur [T],
- condamner en conséquence la société AUCHAN [Localité 3] à lui payer les sommes suivantes':
- 9 427,80 euros au titre du licenciement nul,
- à titre subsidiaire, 1 571,30 euros au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- 1 571,30 euros au titre de l'indemnité de requalification,
- 1 571,30 euros au titre de l'indemnité de préavis,
- 4 713,90 euros au titre du préjudice moral ;
- condamner la société AUCHAN [Localité 3] au paiement de la somme de 2'000,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, qui sera versée, conformément à l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, à Maître [B] [W] sous réserve de son renoncement à l'aide juridictionnelle,
- condamner la société AUCHAN [Localité 3] aux entiers dépens, distraits au profit de Maitre Charlotte PEREZ.
L'appelant soutient que':
- la relation contractuelle ayant cessé au 16 septembre 2017, l'article L1471-1 du Code du travail, dans sa version applicable au moment de la rupture du contrat de travail, instituait un délai de prescription de deux ans pour toute contestation relative à l'exécution du contrat de travail';
- les 22 contrats de travail à durée déterminée (CDD) avaient pour effet de pourvoir durablement à un poste de l'entreprise';
- cette succession de CDD n'a pris fin qu'avec son hospitalisation';
- l'analyse de la fin des CDD doit s'analyser en un licenciement nul, compte tenu du motif de rupture qui procédait de son état de santé, ou à tout le moins en un licenciement sans cause réelle et sérieuse';
- il a subi un préjudice moral ayant été maintenu postérieurement dans une situation précaire pendant près d'un an.
Dans ses dernières écritures transmises au greffe par voie électronique le 18 octobre 2019, la société AUCHAN FRANCE demande à la cour de':
à titre principal,
- dire et juger prescrites les demandes formulées par Monsieur [T],
- confirmer le jugement attaqué en toutes ses dispositions,
- débouter Monsieur [T] de l'intégralité de ses demandes,
à titre subsidiaire,
- dire et juger le recours aux CDD parfaitement justifié et conforme aux dispositions légales et à la jurisprudence de la cour de cassation,
- débouter en conséquence Monsieur [T] de l'intégralité de ses demandes formulées à ce titre (indemnité de requali'cation, dommages et intérêts pour licenciement nul ou à défaut sans cause réelle et sérieuse, indemnité de licenciement et indemnité compensatrice de préavis...),
- dire et juger que Monsieur [T] ne rapporte nullement la preuve de ce qu'il aurait subi un préjudice moral distinct,
- le débouter en conséquence de sa demande formulée à ce titre,
à titre reconventionnel et en tout état de cause,
- condamner Monsieur [T] à la somme de 1'500,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
La société intimée réplique que':
- l'action sur la rupture est prescrite en ce que celle-ci est intervenue avant le 24 septembre 2017 et que le délai de 2 ans de l'article L.1471-1 du code du travail pour introduire une action portant sur la rupture du contrat de travail a été raccourci à un an à compter du 24 septembre 2017';
- le recours aux CDD n'avait pas pour but de palier un déficit structurel de main d''uvre et pourvoir ainsi durablement à un emploi durable lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise';
- l'arrêt de travail n'a pas d'effet sur le terme initialement prévu du contrat à durée déterminée';
- Monsieur [T] ne justifie d'aucun préjudice moral.
Une ordonnance de clôture est intervenue le 26 décembre 2022, renvoyant la cause et les parties à l'audience des plaidoiries du 25 janvier 2023.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et moyens et de l'argumentation des parties, il est expressément renvoyé aux conclusions des parties et au jugement déféré.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la prescription':
La société AUCHAN FRANCE soulève la prescription de l'ensemble des demandes tout en invoquant exclusivement les dispositions de l'article L.1471-1 du code du travail, entrées en vigueur le 23 septembre 2017 prévoyant que toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par douze mois à compter de la notification de la rupture.
Sur la base de ces dispositions, les premiers juges ont rejeté l'ensemble des demandes du salarié.
Sur la prescription de l'action fondée sur la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée':
Selon l'article L1471-1 alinéa 1 du code du travail dans sa version applicable à la cause, l'action portant sur l'exécution se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.
L'action fondée sur la requalification d'un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée est une action portant sur l'exécution du contrat de travail.
Le point de départ du délai de prescription diffère selon le fondement de l'action en requalification. S'il est invoquée l'absence d'une mention au contrat, le point de départ de l'action est la date de la conclusion du contrat à durée déterminée. Si l'action est fondée sur le motif du recours au contrat à durée déterminée énoncé au contrat, elle a pour point de départ le terme du contrat ou, en cas de succession de contrats à durée déterminée, le terme du dernier contrat.
En l'espèce, Monsieur [T] fonde sa demande sur la succession de contrat à durée déterminée ayant selon lui pour effet de pourvoir durablement à un poste de l'entreprise. Le point de départ de la prescription est donc le terme du dernier contrat, soit le 16 septembre 2017.
Il s'ensuit que l'action n'est pas prescrite, le salarié ayant saisi le conseil des prud'hommes d'une demande en requalification le 31 octobre 2018.
La demande en requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée est donc recevable.
Sur la prescription de l'action portant sur la rupture du contrat de travail':
L'article L. 1471-1 du code du travail, dans sa version applicable à la date du licenciement, dispose que toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.
A la date la rupture le 16 septembre 2017, Monsieur [T], qui sollicite des indemnités de rupture pour licenciement nul ou à défaut pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, disposait donc d'un délai de deux années pour saisir la juridiction, soit jusqu'au 15 septembre 2019.
Cependant, l'article 6 de l'ordonnance nº 2017-1387 du 22 septembre 2017 a réduit le délai de prescription d'une action en justice relative à la rupture du contrat de travail à douze mois à compter de la notification de la rupture.
Le II° de l'article 40 de la même ordonnance précise que les dispositions prévues aux articles 5 et 6 s'appliquent aux prescriptions en cours à compter de la date de publication de la présente ordonnance, sans que la durée totale de la prescription puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure.
L'ordonnance du 22 septembre 2017 étant entrée en vigueur le 23 septembre 2017, le délai de prescription de l'action à la rupture du contrat de travail de Monsieur [T], qui était toujours en cours à cette date, s'est donc trouvé réduit à un délai d'une année à compter de la publication de l'ordonnance.
Il en résulte que l'action en contestation de la rupture était recevable à condition d'intervenir avant l'expiration d'un délai de 12 mois suivant la publication de l'ordonnance du 22 septembre 2017, soit avant le 24 septembre 2018 (le 23 septembre 2018 étant un dimanche).
Dès lors, la cour constate que Monsieur [T] a engagé son action portant sur la rupture du contrat de travail le 31 octobre 2018, soit au-delà du délai de prescription.
Confirmant le jugement déféré, les demandes au titre du licenciement nul ou licenciement sans cause réelle et sérieuse et d'indemnité de préavis doivent être déclarées irrecevables.
Sur la prescription s'agissant de la demande de dommages et intérêts pour préjudice moral':
Monsieur [T] sollicite le paiement d'une somme de 4 713,90 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral qu'il dit avoir «'nécessairement'» subi au motif qu'il a été maintenu dans une situation précaire près d'un an après la rupture et n'a pas été reconduit en raison de son absence pour maladie.
Force est de constater que cette demande de dommages et intérêts formée au titre du préjudice moral se rattache non à l'exécution du contrat de travail mais à la rupture du contrat de travail.
Par voie de conséquence, elle est également irrecevable pour cause de prescription.
Sur la demande de requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée':
Selon l'article L.1242-1 du code du travail, un contrat de travail à durée déterminée, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise.
Aux termes de l'article L.1242-2 de ce code dans sa rédaction applicable en la cause, un contrat de travail à durée déterminée ne peut être conclu que pour l'exécution d'une tâche précise et temporaire, et notamment pour le remplacement d'un salarié en cas d'absence, de passage provisoire à temps partiel, conclu par avenant à son contrat de travail ou par échange écrit entre ce salarié et son employeur, de suspension de son contrat de travail, de départ définitif précédant la suppression de son poste de travail après consultation du comité social et économique, s'il existe ou d'attente de l'entrée en service effective du salarié recruté par contrat à durée indéterminée appelé à le remplacer.
Si l'embauche d'un salarié sous contrats à durée déterminée pour assurer les remplacements successifs de salariés absents n'est pas, en soi, illicite, cette succession de contrats à durée déterminée ne doit pas aboutir à pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale de l'entreprise. Par ailleurs, en cas de litige sur le motif du recours, il appartient à l'employeur d'apporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat à durée déterminée.
En l'espèce, Monsieur [T] a été recruté dans le cadre de contrats à durée déterminée ayant tantôt pour objet une accroissement temporaire d'activités tantôt un remplacement de salariés absents.
Or, la société AUCHAN FRANCE ne rapporte pas la preuve, qui lui incombe, de la réalité des motifs énoncés dans les contrats à durée déterminée. Elle ne verse aux débats aucune pièce permettant de justifier les accroissements temporaires d'activité ou l'absence des salariés motivant le recours aux différents contrats à durée indéterminée.
Il convient donc de requalifier la relation de travail en contrat à durée indéterminée à compter du 23 novembre 2016. Le jugement sera infirmé sur ce point.
Conformément à l'article L.1245-2 du code du travail, en cas de requalification d'un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, le juge accorde au salarié une indemnité de requalification qui ne peut être inférieure à un mois de salaire.
Il sera alloué la somme de 1 571,30 euros au salarié à ce titre et le jugement sera infirmé en ce qu'il rejette la demande en ce sens.
Sur les demandes accessoires :
La société AUCHAN FRANCE succombe partiellement s'agissant de la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée.
Il y a donc lieu d'infirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais irrépétibles.
Monsieur [P] [T] bénéficie de l'aide juridictionnelle totale.
La société AUCHAN FRANCE est donc condamnée aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à verser à Maître Charlotte PEREZ, avocat au barreau d'Aix une somme de 1'500,00 euros au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens conformément à l'article 700, 2° du code de procédure civile. Il sera procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
La demande en paiement de la société AUCHAN FRANCE d'une indemnité de procédure de première instance et d'appel sera rejetée.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement par arrêt mis à disposition au greffe et contradictoirement,
INFIRME le jugement sauf ce qu'il a retenu que les demandes portant sur la rupture du contrat de travail et ses conséquences financières étaient irrecevables pour cause de prescription,
STATUANT à nouveau et y ajoutant,
Déclare recevable l'action de Monsieur [P] [T] en ce qu'elle portait sur la requalification des contrats à durée déterminée,
REQUALIFIE des contrats de travail à durée déterminée liant Monsieur [P] [T] à la société AUCHAN FRANCE en contrat à durée indéterminée à compter du 23 novembre 2016,
CONDAMNE la société AUCHAN FRANCE à payer à Monsieur [P] [T] la somme de 1 571,30 euros à titre d'indemnité de requalification,
CONDAMNE la société AUCHAN FRANCE aux dépens de première instance et d'appel,
CONDAMNE la société AUCHAN FRANCE à payer à Monsieur [P] [T] la somme de 1'500,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique,
DEBOUTE la société AUCHAN France de sa demande d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Le greffier Le président