COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 1-6
ARRÊT AU FOND
DU 03 DECEMBRE 2020
N° 2020/310
N° RG 19/09540
N° Portalis DBVB-V-B7D-BENRS
[T] [R]
C/
[N] [E]
[M] [E]
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
-SELARL INTER-BARREAUX CARLINI & ASSOCIES
-SCP CABNET ROSENFELD & ASSOCIES
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal de Grande Instance de TOULON en date du 16 Mai 2019 enregistrée au répertoire général sous le n° 17/00842.
APPELANT
Monsieur [T] [R]
né le [Date naissance 3] 1959 à [Localité 7]
de nationalité Française,
demeurant CENTRE HOSPITALIER D'[Localité 8] [Adresse 6]
représenté et assisté par Me Philippe CARLINI de la SELARL INTER-BARREAUX CARLINI & ASSOCIES, avocat au barreau de MARSEILLE, postulant et plaidant.
INTIMES
Monsieur [N] [E]
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2019/9394 du 06/09/2019 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de AIX-EN-PROVENCE)
né le [Date naissance 1] 1940 à [Localité 11] (SENEGAL),
demeurant [Adresse 5]
représenté et assisté par Me Diane DELCOURT de la SCP CABNET ROSENFELD & ASSOCIES, avocat au barreau de MARSEILLE, postulant et plaidant.
Mademoiselle [M] [E]
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2019/9395 du 06/09/2019 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de AIX-EN-PROVENCE)
née le [Date naissance 2] 1992 à [Localité 10],
demeurant [Adresse 4]
représentée et assistée par Me Diane DELCOURT de la SCP CABNET ROSENFELD & ASSOCIES, avocat au barreau de MARSEILLE, postulant et plaidant.
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 21 Octobre 2020 en audience publique. Conformément à l'article 804 du code de procédure civile, Madame Fabienne ALLARD, Conseillère, a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Monsieur Jean-Wilfrid NOEL, Président
Madame Anne VELLA, Conseillère
Madame Fabienne ALLARD, Conseillère
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Madame Charlotte COMBARET.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 03 Décembre 2020.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 03 Décembre 2020,
Signé par Monsieur Jean-Wilfrid NOEL, Président et Madame Charlotte COMBARET, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Dans le cadre d'un contentieux opposant M. [N] [E], es qualité de représentant légal de sa fille [M] [E], à l'Assistance publique Hôpitaux de [Localité 10] (AP-HM), [T] [R], médecin, a été désigné avec le docteur [S], en qualité d'expert, par arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 5 juillet 2011.
Cette désignation faisait suite à un jugement du tribunal administratif de Marseille du 18 février 2009, condamnant l'AP-HM à payer à M. [E], es qualité de représentant légal de sa fille [M] [E], une somme de 38 500 euros au titre des dommages subi par celle-ci à la faveur d'une faute commise par le médecin accoucheur de l'hôpital de [9], dont il était résulté une perte de chance pour l'enfant d'échapper aux lésions du plexus bracchial droit dont elle avait souffert à la faveur d'un accouchement par voie basse.
Après dépôt du rapport d'expertise, par arrêt du 11 juin 2012, la cour administrative d'appel de Marseille, se fondant sur les conclusions des MM [R] et [S], médecins experts, a annulé le jugement rendu par le tribunal administratif de Marseille et débouté M. [E] es qualité de représentant légal de sa fille de ses demandes indemnitaires.
M. [E] et sa fille ont ensuite vainement tenté d'obtenir la restitution des pièces du dossier obstétrical auprès de l'AP-HM et de [T] [R].
N'ayant pu y parvenir, ils ont saisi le tribunal administratif de Marseille d'une demande de dommages et intérêts à l'encontre de l'AP-HM pour violation de l'obligation de conservation des données de santé.
Par jugement du 2 novembre 2015, le tribunal administratif de Marseille a considéré que la disparition et la non communication du dossier obstétrical de Mme [E] consacraient un manquement de l'AP-HM à ses obligations, justifiant sa condamnation à payer à M. [E] et sa fille, en réparation de leur préjudice moral, les sommes de 1 000 euros pour le premier et de 5 000 euros pour la seconde.
Par exploit en date du 7 décembre 2016, M. [E] et sa fille [M] [E] (consorts [E]) ont fait assigner M. [T] [R] devant le tribunal de grande instance de Toulon en responsabilité civile, afin d'obtenir sa condamnation, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, à leur payer des dommages et intérêts.
Par jugement du 16 mai 2019, ce tribunal a :
- dit que M. [R] avait commis une faute à l'origine d'un préjudice moral pour [M] [E] et M. [N] [E] ;
- condamné M. [R] à payer à Mme [M] [E] la somme de 7 000 euros et à M. [N] [E] la somme de 2 500 euros à titre de dommages et intérêts ;
- débouté M. [N] [E] de sa demande au titre des frais d'expertise ;
- condamné M. [R] à payer Mme [M] [E] et à M. [N] [E] la somme globale de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens, distraits au profit de Me Diane Delcourt, sous réserve que celle-ci renonce à la part contributive allouée au titre de l'aide juridictionnelle.
Pour statuer ainsi, le tribunal a considéré que :
- M. [R] ne contestait pas avoir reçu, dans le cadre de sa mission d'expertise, des pièces médicales des consorts [E] et n'était pas en mesure de démontrer les avoir restituées à quiconque, ce qui consacrait une faute de négligence ;
- le dossier médical établi depuis la naissance était indispensable à [M] [E], adulte handicapée, de sorte que la négligence de M. [R] avait causé un préjudice non seulement à cette dernière mais également à son père en raison de son investissement affectif dans les démarches procédurales destinées à défendre ses intérêts.
Par acte du 14 juin 2019, dont la régularité et la recevabilité ne sont pas contestées, M. [R] a interjeté appel à l'encontre de cette décision dont il sollicite la réformation en ce qu'elle a retenu l'existence d'une faute et d'un préjudice moral de M. [E] et de Mme [E].
La procédure a été clôturée par ordonnance du 6 octobre 2020.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Dans ses dernières conclusions du 20 janvier 2020, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, M. [R] demande à la cour de :
' dire et juger qu'il n'a commis aucune faute ;
' dire et juger que les consorts [E] n'ont subi aucun préjudice ;
' réformer le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Toulon le 16 mai 2019 ;
' débouter les consorts [E] de l'ensemble de leurs demandes à son encontre ;
' les condamner à la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
' les condamner aux entiers dépens de l'instance.
Au soutien de ses prétentions, il fait valoir :
- si les établissements de santé et professionnels de santé ont l'obligation de conserver les documents de santé des patients, une telle obligation n'est prévue par aucun texte pour les experts ;
- le fait pour un expert de se séparer de copies de documents dont il existe d'autres exemplaires détenus par le patient lui-même ou son conseil ne consacre pas une faute ;
- les consorts [E] admettent que ce ne sont pas les documents médicaux qui sont perdus, puisque des originaux subsistent, mais seulement son travail de tri et de collecte.
Dans leurs dernières conclusions du 11 octobre 2019, auxquelles il convient de renvoyer pour un exposé plus exhaustif des moyens, M. et Mme [E] demandent à la cour de :
' confirmer le jugement déféré en ce qu'il a retenu la négligence de M. [R], expert judiciaire, qui n'a pas conservé les pièces médicales qui lui ont été communiquées à l'occasion de sa mission,
' confirmer le jugement déféré en ce qu'il a jugé qu'il en était résulté pour eux un préjudice moral ;
' confirmer le jugement déféré en ce qu'il a condamné M. [R] à indemniser ce préjudice comme suit :
- pour Mme [E] : la somme de 7 000 € ;
- pour M. [E] : la somme de 2 500 € ;
' condamner le docteur [R] au paiement de la somme de 3 000 € au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, au profit de Maître Diane Delcourt, sous réserve que celle-ci renonce à la part contributive allouée au titre de l'aide juridictionnelle.
Au soutien de leurs prétentions, ils font valoir :
- si les textes qui réglementent les obligations des experts se concentrent sur les aspects procéduraux de leur mission, l'expert a aussi le devoir de se comporter en bon père de famille ;
- les pièces confiées à M. [R] étaient des pièces médicales dont l'article R 4127-45 du code de la santé publique rappelle qu'elles doivent être conservées par le médecin au moins jusqu'à l'expiration du délai pour agir en responsabilité civile ; le personnel soignant n'est pas seul concerné par cette obligation ;
- certes, les documents perdus ne sont pas des originaux mais c'est le travail de collection, de recensement et d'organisation qui, en l'espèce, a été égaré ;
- la perte du dossier médical d'un patient, du fait de l'établissement ou du professionnel de santé qui en a la garde, ouvre droit à réparation, au titre du préjudice moral, étant précisé qu'en l'espèce, c'est la deuxième fois que le dossier médical est égaré alors que Melle [E] est handicapée et doit régulièrement justifier auprès du tribunal du contentieux de l'incapacité, de son histoire et de son suivi médical.
MOTIFS DE LA DÉCISION
L'arrêt sera contradictoire conformément aux dispositions de l'article 467 du code de procédure civile.
Sur la responsabilité
En application de l'article 1241 du code civil, chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait mais encore par sa négligence ou son imprudence.
L'expert chargé par une juridiction d'apporter un éclairage technique afin de lui permettre de déterminer si un professionnel de santé a commis une faute, engage, en cas de manquement dans l'exécution de sa mission, sa responsabilité personnelle en application des règles de droit commun de la responsabilité civile.
Il appartient à celui qui sollicite la réparation d'un dommage, de démontrer l'existence d'une faute imputable à celui auquel les dommages et intérêts sont réclamés et d'un préjudice en relation causale avec cette faute.
Les consorts [E] fondent leur action sur les dispositions de l'article 1241 du code civil ainsi que sur l'article R 4127-45 du code de la santé publique dans sa version en vigueur au moment des faits objets du litige.
Cependant, ce texte, qui impose au médecin de conserver le dossier médical du patient, concerne, à l'instar des dispositions des articles L 1111-7 et L 1112-1 du code de la santé publique, les professionnels de santé qui interviennent dans la prise en charge thérapeutique. Ils ne peuvent donc constituer une référence pour définir les obligations d'un expert qui, bien que médecin, n'intervient pas dans la prise en charge thérapeutique des personnes auxquelles sa mission s'applique.
Les textes qui réglementent la mission de l'expert sont muets quant au devenir des documents que les justiciables confient à l'expert pour l'exécution de sa mission.
Cependant, la mise en oeuvre de la responsabilité civile du fait d'une négligence ou d'une imprudence n'implique pas nécessairement l'existence d'une obligation ou d'une interdiction prenant sa source dans un texte légal ou réglementaire.
Les dispositions de l'article 1241 du code civil posent le principe d'une obligation générale de prudence ou de diligence civilement sanctionnée.
En l'espèce, la mission confiée à M. [R] par la cour administrative d'appel de Marseille impliquait en son article 4 la remise par [M] [E] des 'documents relatifs aux examens, soins, et interventions pratiqués sur sa mère' mais également, dès lors que les experts avaient pour mission de décrire la nature et l'étendue des séquelles de l'enfant et d'évaluer l'étendue de ses préjudices, des documents relatifs à l'état de santé de celle-ci.
M. [R] ne conteste pas avoir reçu des consorts [E], pour l'exécution de sa mission, des documents médicaux afférents au suivi de [M] [E], victime d'une lésion du plexus bracchial droit à la faveur de sa naissance le 10 avril 1992 au décours d'une dystocie des épaules.
Il ne conteste pas davantage ne pas être en mesure de démontrer qu'il leur a restitué, à l'issue de sa mission, les documents reçus. En effet, après avoir soutenu, dans divers courriers adressés à M. [E], qu'il lui avait restitué l'intégralité des documents, il indique, dans ses écritures devant la cour, que s'agissant de copies, il ne les a pas conservées.
La lecture du rapport d'expertise révèle que, parmi les documents auxquels les experts se sont référés, figurent un électromyogramme du membre supérieur droit réalisé en septembre 2003, des documents de consultation, notamment auprès de M. [D], médecin, en avril 2004, des documents relatifs à diverses interventions chirurgicales, notamment à une ostéotomie de dérotation de l'humerus en juin/juillet 2004 et à ses suites, notamment un traitement par neurostimulation transcutanée, ainsi qu'à une intervention d'ablation du matériel de synthèse en décembre 2005.
Il s'agit donc de pièces anciennes, permettant non seulement de décrire son handicap mais également de constituer l'anamnèse de celui-ci et, comme telles, déterminantes pour faire valoir ses droits devant le tribunal du contentieux de l'incapacité devant lequel [M] [E] est régulièrement convoquée.
La faute de négligence de nature à engager la responsabilité civile d'un professionnel s'apprécie par comparaison avec la conduite qu'aurait dû avoir un expert avisé, compétent et méfiant, de sorte que le manquement, même très léger, peut être source de responsabilité.
S'agissant des experts, si aucune obligation de conservation éternelle des pièces ne saurait leur être imposée, il leur appartient, en qualité de professionnel avisé et diligent, avant de procéder à la destruction de celles-ci, dès lors qu'elles sont susceptibles de déterminer l'exercice de droits, de s'assurer de la volonté de celui qui les leur a remises.
En conséquence, le fait pour M. [R], expert, qui avait reçu des pièces médicales dans le cadre d'une mission d'expertise, de s'en être dessaisi sans avoir préalablement pris la peine de s'assurer auprès des consorts [E], de leur accord en vue de cette destruction, consacre une négligence fautive.
La nature des pièces ainsi détruites a été rappelée ci dessus. Les consorts [E] ne contestent pas qu'il s'agissait de copies, mais celles-ci leur étaient indispensables, en l'absence de pièces originales, pour faire valoir les droits de [M] [E] devant le tribunal du contentieux de l'incapacité.
A cet égard, il ne saurait être soutenu que ces pièces peuvent être aisément retrouvées, s'agissant de pièces particulièrement anciennes et d'origines diverses, dont la collecte nécessiterait de nombreuses et coûteuses démarches.
En ce sens, dès lors que ces copies de pièces médicales étaient destinées à permettre aux consorts [E] de justifier, dans le cadre des démarches administratives et judiciaires afférentes au handicap, de l'étendue de celui-ci, [T] [R] se devait d'être particulièrement diligent.
Ainsi, à défaut d'être en mesure de démontrer qu'il a procédé à la destruction de ces pièces avec le consentement exprès des consorts [E], M [R] a commis, en ne les conservant pas, une négligence engageant sa responsabilité civile.
Le préjudice moral dont se prévalent les consorts [E] est établi, dès lors que cette perte les contraints à de nouvelles démarches, par ailleurs incertaines compte tenu de l'ancienneté des documents, dans un contexte particulièrement douloureux lié à la fois à l'issue de la procédure devant les juridictions administratives et au handicap sévère dont souffre [M] [E].
A cet égard, la possibilité qu'ont les consorts [E] de se prévaloir devant les juridictions ou les administrations, de la partie 'I les faits' du rapport d'expertise, ainsi que le leur conseillait M. [R] dans un courrier du 26 septembre 2013, n'est pas de nature à ôter toute consistance à leur préjudice, dès lors que ce document, s'il peut les aider dans leurs démarches, ne peut totalement se substituer à des pièces médicales.
Le préjudice moral des consorts [E] ne saurait demeurer sans réparation, dès lors qu'ils se trouvent, du fait de la disparition de ces documents, privés d'éléments déterminants.
Au regard des éléments qui précèdent, la cour est en possession des éléments suffisants pour évaluer de préjudice à 7 500 € concernant [M] [E].
S'agissant de M. [E], certes, les documents en cause concernent exclusivement sa fille, mais son préjudice moral est établi si on considère qu'en raison du handicap dont souffre celle-ci, il est en charge, sinon de sa représentation, en tous cas, d'une assistance très active dans toutes ses démarches.
En conséquence, il est justifié de lui allouer une somme de 2 500 € à titre de dommages-intérêts.
Le jugement du tribunal de grande instance de Toulon sera donc confirmé en toutes ses dispositions.
Sur les demandes annexes
Les dispositions du jugement relatives aux dépens et aux frais irrépétibles alloués à la victime seront confirmées.
M. [R], succombe dans ses prétentions, supportera la charge des entiers dépens d'appel. L'équité ne commande pas de lui allouer une somme au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
L'équité justifie d'allouer à Me Diane Delcourt, avocat, qui renonce expressément à percevoir la part contributive de l'Etat, une indemnité de 2 000 € au titre des honoraires et frais non compris dans les dépens, exposés devant la cour, ce dans les conditions fixées par l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
Déboute M. [T] [R] de sa demande au titre de ses propres frais irrépétibles exposés en appel ;
Condamne M. [T] [R] aux entiers dépens d'appel et accorde aux avocats qui en ont fait la demande, le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamne M. [T] [R] à payer à Me Diane Delcourt, avocat, qui renonce expressément à percevoir la part contributive de l'Etat, une indemnité de 2 000 € au titre des honoraires et frais non compris dans les dépens, exposés devant la cour.
Le greffier Le président