COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 1-1
ARRÊT AU FOND
DU 19 FEVRIER 2019
A.D
N° 2019/
Rôle N° RG 17/05715 - N° Portalis DBVB-V-B7B-BAIAQ
SCP BERNARDEAU-BATTAGLIA-GERVAIS-COIQUAUD
C/
[M] [Y]
Copie exécutoire délivrée
le :
à :Me Guedj
Me De Baets
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal de Grande Instance de Grasse en date du 01 Février 2017 enregistré au répertoire général sous le n° 16/02649.
APPELANTE
SCP BERNARDEAU-BATTAGLIA-GERVAIS-COIQUAUD
NOTAIRES ASSOCIES
prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié ès qualité audit siège, - [Adresse 1]
représentée par Me Maud DAVAL-GUEDJ de la SCP COHEN GUEDJ MONTERO DAVAL GUEDJ, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE
assistée par Me Philippe DUTERTRE de la SCP SCP D'AVOCATS BERLINER-DUTERTRE-LACROUTS, avocat au barreau de NICE, plaidant
INTIMEE
Madame [M] [Y]
née le [Date naissance 1] 1966 à [Localité 1] - PAYS BAS, demeurant [Adresse 2]
représentée par Me Frédéric DE BAETS, avocat au barreau de NICE, plaidant
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 07 Janvier 2019 en audience publique. Conformément à l'article 785 du code de procédure civile, Madame DAMPFHOFFER, Conseiller a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Madame Anne VIDAL, Présidente
Madame Anne DAMPFHOFFER, Conseiller
Madame Laetitia VIGNON, Conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Madame Patricia POGGI.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 19 Février 2019.
ARRÊT
contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 19 Février 2019,
Signé par Madame Anne VIDAL, Présidente et Madame Patricia POGGI, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
Exposé :
Par jugement du 17 octobre 2016, réputé contradictoire, la société civile professionnelle de notaires Bernardeau n'ayant pas comparu, le tribunal de grande instance de Grasse, statuant dans le cadre d'un litige relatif à la responsabilité de cette société civile professionnelle, a considéré que le notaire avait commis une faute en omettant de recueillir le consentement de M. [Z], au prêt contracté par son épouse auprès de Mme [Y], estimant l'acte instrumenté inefficace en application de l'article 1415 du Code civil.
Le tribunal a par ailleurs sursis à statuer sur l'évaluation du préjudice.
Par jugement du 1er février 2017, le tribunal de grande instance de Grasse, statuant également par jugement réputé contradictoire, a condamné la société civile professionnelle de notaires Bernardeau à payer à Mme [Y] la somme de 400'000 € à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter du jugement, a rejeté la demande d'exécution provisoire, et a condamné la société de notaires à verser à Mme [Y] la somme de 2000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à supporter les dépens.
Ce jugement rappelle que par une décision du 17 octobre 2016, le tribunal a retenu la faute du notaire en ce qu'à la lecture de l'acte de vente qu'il avait dressé le 1er octobre 2013, alors qu'il y était mentionné que Mme [Z] se portait acquéreur d'un bien immobilier pour le compte de la communauté, il avait omis de recueillir le consentement de son époux au prêt contracté par elle auprès de Mme [Y], laquelle était intervenue à l'acte en qualité de prêteur; que cette omission avait privé l'acte d'efficacité, le prêteur ne pouvant bénéficier de son privilège compte tenu des dispositions de l'article 1415 du Code civil; que le préjudice causé par cette faute réside dans la perte de chance pour Mme [Y] d'obtenir le paiement de la créance en faisant notamment procéder à la saisie du bien acheté grâce aux fonds prêtés, cette perte de chance étant évaluée aux deux tiers de la somme prêtée, à savoir 400'000€, la somme prêtée étant d'un montant de 600'000€.
La société civile professionnelle de notaires Bernardeau Battaglia Gervais Coiquaud a relevé appel de ces deux décisions par deux déclarations distinctes des 24 mai 2017 pour le jugement du 17 octobre 2016 et 23 mars 2017 pour le jugement du 1er février 2017.
Les deux procédures ont été jointes par ordonnance du conseiller de la mise en état du 4 juillet 2017.
Au terme de ses conclusions en date du 29 août 2017, l'appelante demande à la cour de :
- ordonner la jonction des deux procédures,
- réformer les jugements des 17 octobre 2016 et 1er février 2017 en toutes leurs dispositions,
- dire que le notaire n'a pas commis de faute lorsqu'il a reçu l'acte du 1er octobre 2013 entérinant les accords pris par les parties, c'est-à-dire, constatant le prêt de 600'000 € garanti par un privilège de prêteurs donné sur le bien financé et par une hypothèque complémentaire sur les biens propres de Mme [Z],
- dire que ce prêt est parfaitement valable, qu'il constitue une dette engageant la communauté malgré l'absence de consentement exprès de M. [Z] et qu'il permet d'engager des poursuites contre la communauté sur le bien commun en application de l'article 1409 du Code civil et de la jurisprudence de la Cour de Cassation du 19 septembre 2007,
- dire en outre que la prise de sûreté constituée par le privilège de prêteurs de deniers n'exigeait aucun accord des débiteurs et notamment pas celui du conjoint non présent à l'acte, cette mesure constituant une sûreté légale qui s'applique de plein droit en matière de prêts immobiliers lorsque les conditions en sont réunies, ce qui était le cas,
- dire que l'acte reçu le 1er octobre est parfaitement efficace pour le prêteur puisqu'il lui conférait un privilège sur le bien financé qui prime quasiment tous les créanciers et implique un droit de suite et qu'il contituait un titre exécutoire contre la communauté des époux [Z],
- rejeter les demandes de Mme [Y],
- subsidiairement, dire que le manquement reproché n'est pas en lien de causalité avec le préjudice invoqué, le fait que la saisie immobilière n'ait pas pu être menée à son terme pour avoir été jugée nulle par la décision du juge de l'exécution puis par la cour d'appel provenant, d'une part du fait que le commandement de payer valant saisie n'avait pas été délivré aux deux époux, d'autre part du fait que le prêteur n'avait pas fait valoir devant ces juridictions de moyens pertinents, à savoir, le fait que l'emprunt souscrit sans le consentement d'un des deux conjoints constituait une dette de communauté sauf à démontrer qu'il avait été fait dans l'intérêt personnel de l'auteur et que les poursuites engagées constituait la mise en oeuvre du privilège prêteur détenu sur bien financé, sûreté légale ne nécessitant aucun accord du conjoint de l'épouse souscripteur du crédit,
- toujours subsidiairement, dire que le préjudice invoqué tenant à la perte de chance de recouvrer la créance est inexistant, Mme [Y] ne démontrant pas que des poursuites sur le revenu de Mme [Z] ou sur ses biens propres en vertu de l'hypothèque dont elle bénéficie aient été entreprises et se soient avérées infructueuses,
- dire qu'il existe aucune disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable caractérisant la perte de chance réparable et rejeter toutes les demandes de Mme [Y],
- condamner Mme [Y] à lui payer la somme de 4000€ par application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à supporter les dépens.
Par conclusions du 16 avril 2018, Mme [Y] demande à la cour de :
- rejeter les demandes de l'appelant,
- recevoir son appel incident,
- confirmer le jugement qui a retenu que le notaire avait commis une faute dans l'établissement de l'acte du 1er octobre 2013,
- réformer le jugement sur le montant des dommages et intérêts et statuant à nouveau,
- condamner le notaire à lui verser la somme de 600'000 € avec les intérêts au taux de 4,5 % par an à compter du 1er octobre 2013, ainsi que la somme de 10'000 € au titre des frais de la saisie immobilière et la somme de 10'000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner le notaire aux dépens.
L'ordonnance de clôture a été prise le 27 novembre 2018.
Motifs
Attendu que la jonction ayant été déjà faite par ordonnance du 4 juillet 2017, il n'y a pas lieu de statuer sur le demande de ce chef, désormais sans objet.
Attendu qu'un compromis a été régularisé le 12 août 2013 entre Mme [Z], acquéreur, et les époux [Q], vendeurs, pour la vente d'un bien immobilier ; qu'à la suite de ce compromis, Mme [Y] a viré en la comptabilité du notaire, pour le compte de l'acheteur, une somme de 25'000 € représentant le dépôt de garantie, en exécution d'une partie du prêt.
Attendu que l'acte de vente a été réitéré le 1er octobre 2013, puis complété le 17 octobre 2013. Qu'il a pour objet le transfert de propriété d'une maison d'habitation située à [Localité 2] au prix de 500'000 €, entre les époux [Q], vendeurs, et Mme [Z], acheteur, achat dont il est mentionné qu'il est fait pour le compte de la communauté et qu'il est financé par un prêt consenti par Mme [Y].
Attendu que le prêt consenti porte sur une somme de 600'000 €, remboursable au terme d'une durée d'un an au plus tard le 1er octobre 2014 avec un taux d'intérêts de 4,5 % par an et un TEG de 4,93 % par an; qu'il est garanti à hauteur de 500'000 € par une inscription de privilège de prêteurs de deniers sur le bien acheté .
Attendu que cette inscription a été prise le 25 octobre 2013, que la copie exécutoire de l'acte de vente qui constitue son titre exécutoire a été adressée par courrier recommandé à Mme [Y], ainsi que le bordereau d'inscription de sa garantie et l'état sur les formalités confirmant cette inscription.
Attendu, par ailleurs, que par acte distinct du 28 novembre 2013, Mme [Z] a consenti à Mme [Y] une inscription d'hypothèque conventionnelle sur des biens propres lui appartenant.
Attendu que Mme [Z] ne s'étant pas acquittée du remboursement de la somme dans le délai convenu, Mme [Y] a délivré un commandement de payer le 7 avril 2015 pour avoir paiement de la somme de 639'575,34 euros, ledit commandement valant saisie immobilière sur le bien de [Localité 2] acheté le 1er octobre 2013.
Attendu qu'une procédure s'en est suivie devant le juge de l'exécution lequel a déclaré nul le commandement de payer valant saisie, ainsi que les actes subséquents de la saisie et que la cour d'appel a confirmé cette décision dans un arrêt du 27 mai 2016, au visa de l'article 1415 du Code civil, en retenant que l'époux commun en bien n'ayant pas donné son accord au prêt contracté pour l'achat du bien immobilier, les poursuites engagées en paiement de ce prêt ne pouvaient pas viser un bien de communauté.
Attendu qu'en application de l'article 1415 du code civil, chacun des époux ne peut engager que ses biens propres et ses revenus par un cautionnement ou un emprunt, à moins que ceux-ci n'aient été contractés avec le consentement exprès de l'autre conjoint qui dans ce cas n'engage pas ses biens propres.
Attendu que si ces dispositions sont sans emport sur la validité du prêt, même lorsqu'il est souscrit par un seul époux commun en biens, et si par ailleurs la dette résultant d'un emprunt contracté par un époux sans le consentement de l'autre et qui n' est pas souscrite dans un intérêt personnel est un passif de communauté, peu important que le conjoint n'ait pas donné son accord, la mise en oeuvre des prérogatives résultant du privilège de prêteur de deniers bénéficiant au prêteur suppose néanmoins que le conjoint de l'époux emprunteur ait donné son accord audit prêt.
Attendu qu'en l'espèce Mme [Z] a acheté un bien commun qui est venu enrichir le patrimoine de la communauté et que l'emprunt n'a donc pas été souscrit dans son seul intérêt personnel, que si la dette est commune, il demeure que les mesures d'exécution en cas de défaillance de l'emprunteur ne peuvent concerner, en application de l'article 1415, que ses biens propres, à l'exclusion des biens communs, dont le bien financé.
Qu'il en résulte que si l'acte de prêt n'est pas inefficace dans la mesure où il institue bien une créance du prêteur contre la communauté, le prêteur n'a cependant pas la possibilité d'exercer ses mesures d'exécution contre le patrimoine commun.
Attendu, certes, que le privilège de prêteur de deniers est un privilège légal, qui ne nécessite donc aucun accord (ni celui de l'emprunteur, ni celui de son conjoint) et que sa nature est distincte de celle d'une hypothèque, qu'elle soit conventionnelle ou prise à l'initiative du seul créancier et que, dès lors que les conditions en sont remplies, le prêteur dispose de ladite sûreté.
Attendu que sa mise en oeuvre reste subordonnée à l'exercice préalable d'une poursuite en recouvrement forcé qui seule, permettra ensuite au prêteur de disposer des attributs de son privilège, à savoir, un droit de préférence sur le paiement en cas de vente et également un droit de suite; que si ce recouvrement forcé peut notamment s'exercer avec la délivrance préalable d'un commandement de saisie immobilière, cette mesure reste soumise aux dispositions de portée générale de l'article1415 du Code Civil sus cité lequel régit la question de l'obligation à la dette et définit les patrimoines susceptibles d'être poursuivis par le prêteur, sans distinction ou limitation quant à la sûreté à l'origine de la poursuite; qu'il s'en suit qu'elle ne peut porter sur le bien commun lorsque le consentement du conjoint n'a pas été requis pour le prêt souscrit.
Attendu dans ces conditions qu'il eût été vain de faire valoir devant le JEX la nature légale du privilège et qu'aucun moyen utile ne peut être invoqué par le notaire de ce chef.
Qu'il importe peu également que le notaire ait effectivement et régulièrement inscrit le privilège de prêteurs de deniers de Mme [Y] .
Que le notaire ne peut, non plus, prétendre avoir seulement acté la volonté des parties dès lors qu'il est tenu d'une obligation à la fois de conseil et d'efficacité de l'acte qu'il dresse, obligation dont il pouvait encore s'acquitter efficacement au moment où il a prêté son concours et qu'il a donc commis une faute en omettant de solliciter le consentement du conjoint à l'acte de prêt alors qu'il savait que les époux étaient communs en biens et que l'achat était fait pour la communauté.
Attendu que le préjudice en résultant directement pour Mme [Y] est une perte de chance de pouvoir mettre en oeuvre une procédure de recouvrement forcé sur le bien commun ainsi financé, sans que, l'action contre le notaire n'étant pas subsidiaire, il puisse être exigé que le créancier justifie de vaines poursuites contre son débiteur, ou qu'il fasse valoir ses droits au titre de l'hypothèque postérieurement prise.
Attendu que ce préjudice ne saurait s'assimiler à l'avantage qu'aurait procuré la chance si elle s'était réalisée, et que s'il est avéré, en l'espèce, vu la nature de la garantie, que la perte de chance est très sérieuse, son appréciation exige cependant que soient également pris en considération les éléments tenant à l'aléa existant sur le montant du prix de la vente sur saisie à réaliser, au prix convenu dans l'acte qui a donné lieu à l'emprunt à l'origine du privilège de prêteur de deniers et au fait que ledit privilège n'avait été pris que pour la somme de 500 000€ et non 600 000€, outre le fait que les frais de la vente auraient été pris en frais privilégiés.
Attendu que ces observations justifient l'évaluation du préjudice résultant de cette perte de chance à la somme de 400 000€.
Vu les articles 696 et suivants du code de procédure civile et la succombance de la société appelante sur sa responsabilité.
Par ces motifs
La cour, statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort,
Rejette les demandes de la société civile professionnelle Bernardeau Battaglia Gervais Coiquaud et l'appel incident de Mme [Y] ;
Confirme le jugement en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant :
Condamne la société civile professionnelle Bernardeau Battaglia Gervais Coiquaud à payer à Mme [Y] la somme de 2000€ par application de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette les demandes plus amples,
Condamne la société civile professionnelle Bernardeau Battaglia Gervais Coiquaud aux dépens et en ordonne la distraction conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRESIDENT