COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE
18e Chambre
ARRÊT AU FOND
DU 23 JUIN 2015
N° 2015/394
Rôle N° 12/22619
[U] [K]
C/
Société SONGEY LIMITED
Grosse délivrée
le :
à :
- Me Lionel BUDIEU, avocat au barreau de NICE
- Me Brigitte BOIN, avocat au barreau de GRASSE
Copie certifiée conforme délivrée aux parties le :
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de FRÉJUS - section Activités Diverses - en date du 26 Octobre 2012, enregistré au répertoire général sous le n° 11/174.
APPELANTE
Madame [U] [K], demeurant [Adresse 2]
représentée par Me Lionel BUDIEU, avocat au barreau de NICE
INTIMEE
Société SONGEY LIMITED, demeurant [Adresse 1]
représentée par Me Brigitte BOIN, avocat au barreau de GRASSE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 07 Avril 2015 en audience publique devant la Cour composée de :
Monsieur Hugues FOURNIER, Conseiller faisant fonction de Président
Madame Fabienne ADAM, Conseiller
Monsieur Jean-Bruno MASSARD, Conseiller
qui en ont délibéré
Greffier lors des débats : Mme Julia DELABORDE.
Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 02 Juin 2015 et prorogé au 16 et 23 juin 2015
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 23 Juin 2015.
Signé par Monsieur Hugues FOURNIER, Conseiller faisant fonction de Président et Mme Julia DELABORDE, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
La société Songey Limited (Songey), immatriculée aux Iles Vierges britanniques, est propriétaire du yacht King K, battant pavillon des Iles [Localité 3] et [Localité 2], dont le port habituel d'attache est [Localité 1].
Elle engageait Madame [U] [K] dans le cadre de plusieurs contrats à durée déterminée du 1er février au 28 février 2009 en qualité de marin de pont, du 1er mars au 30 avril 2009 en qualité de marin de pont, du 9 octobre au 31 décembre 2009 en qualité de marin de pont, du 1er janvier au 31 mars 2010 en qualité de marin de pont, du 1er avril au 30 avril 2010 en qualité de marin de pont, du 1er mai au 15 septembre 2010 en qualité de stewardesse.
Les contrats de travail stipulent que la loi applicable en cas de litige est la loi de [Localité 3] et des [Localité 2].
Le 6 mai 2010, Madame [K] quittait ses fonctions et le navire pour ne plus y revenir.
Le 7 mai 2010, elle adressait un courriel au capitaine du navire dans lequel elle indiquait que son comportement à son égard l'avait 'poussé à quitter le poste en tant que hôtesse depuis 2 mois et hôtesse et cuisinière depuis plus de 12 mois', en évoquant un 'comportement irrespectueux et manipulateur', des 'humiliations répétées dont certaines d'ordre sexuelles', une 'dévalorisation permanente', le fait d'avoir été contrainte de rédiger des fausses factures, le refus de lui accorder une augmentation de salaire et de ne pas vouloir la rembourser de frais supportés par elle, ses 'provocations (et) insultes devant votre équipage'.
Le 29 mars 2011, elle saisissait le conseil de prud'hommes de Fréjus de demandes en paiement de dommages et intérêts, en particulier pour harcèlement moral.
Un jugement du 26 octobre 2012 a condamné la société Songey à lui remettre sous astreinte le bulletin de paie du mois de mai 2010, le certificat de travail du 1er au 6 mai 2010, l'attestation pour Pôle Emploi, a réservé au conseil le droit de liquider l'astreinte, a débouté les parties du surplus de leurs demandes, a ordonné sa transmission à l'URSSAF, a condamné la société Songey aux dépens.
Madame [K] a relevé appel de ce jugement par déclaration du 30 novembre 2012.
Dans des écritures du 7 avril 2015, reprises oralement à l'audience de ce même jour, Madame [K] demande à la cour de dire la juridiction prud'homale compétente et le droit du travail français applicable, d'ordonner la requalification de la relation de travail en contrat de travail à durée indéterminée, de condamner la société Songey au paiement d'une indemnité de 3.000 euros à titre d'indemnité de requalification, au paiement d'une indemnité de 18.000 euros au titre de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, de condamner sous astreinte la société Songey à s'acquitter des cotisations sociales auprès des différentes caisses de sécurité sociale, de retraite et de prévoyance depuis le mois d'octobre 2008, de dire que sa démission est équivoque, subsidiairement, de dire que sa démission doit être requalifiée en prise d'acte de rupture de son contrat de travail, plus subsidiairement, de constater que sa démission s'est faite dans un climat de harcèlement moral, en tout état de cause, requalifier sa démission en licenciement sans cause réelle et sérieuse, condamner la société Songey à lui payer les sommes de 450 euros à titre d'indemnité de licenciement, 3.000 euros d'indemnité de préavis, 300 euros au titre des congés payés y afférents, 36.000 euros de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, dire qu'elle a été victime de faits de harcèlement moral, condamner la société Songey à lui payer une somme de 30.000 euros de dommages et intérêts à ce titre, outre une somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Dans des écritures du 7 avril 2015, reprises oralement à l'audience de ce même jour, la société Songey demande à la cour de dire applicable la loi de [Localité 3] et [Localité 2], de débouter en conséquence Madame [K] de l'ensemble de ses demandes, subsidiairement, dans l'hypothèse de l'application de la loi française, de débouter Madame [K] de l'ensemble de ses demandes, de la condamner aux dépens et au paiement d'une somme de 2.500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
MOTIFS
1) La question de la détermination de la loi applicable, eu égard à la date de signature des contrats de travail, et au fait que les contrats prévoient tous que la loi applicable en cas de litige est la loi de [Localité 3] et des Grenadine, relève, soit des articles 3 et 6 de la convention de Rome du 19 juin 1980 suivant lesquels le contrat est régi par la loi choisie par les parties et ce choix ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assure les dispositions impératives de la loi qui lui serait applicable, à défaut de choix, à savoir la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, ou, si le travailleur n'accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, la loi du pays où se trouve l'établissement qui l'a embauché, soit des article 3 et 8 du Règlement n°593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 suivant lesquels le contrat est régi par la loi choisie par les parties sans que ce choix puisse priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui, à défaut de choix, aurait été applicable, à savoir la loi du pays dans lequel, ou à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, ou à défaut, la loi du pays dans lequel est situé l'établissement qui l'a embauché, ou encore, s'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays, la loi de cet autre pays.
Les contrats ont été signés à [Localité 1] et stipulent que l'employé est engagé pour travailler sur le navire dont le port d'attache est [Localité 1].
Par ailleurs le navire n'a quitté son port d'attache, en 2009, que la journée du 20 mars, et du 11 juin au 19 août 2009, et en 2010, jusqu'au départ de Madame [K], que la journée du 25 avril, principalement pour rejoindre d'autres ports français, de sorte que la France est le pays dans lequel Madame [K] a accompli habituellement son travail, et que le contrat ne présente pas de liens plus étroits avec un autre pays, ce dont il suit qu'en application des dispositions précitées, les dispositions d'ordre public de la loi française, dont font partie les dispositions du Code du travail, en particulier celles relatives au contrat à durée déterminée et au licenciement, s'appliquent au litige.
2) A la demande de requalification des contrats de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, la société Songey oppose vainement que dans le domaine maritime, s'agissant de navires affectés à l'activité de charters, les contrats de travail ne sont jamais destinés à pourvoir un emploi permanent et qu'il s'agit toujours d'emplois saisonniers, quand Madame [K] n'a pas été engagée pour une, voire plusieurs saisons, ou encore pour les besoins d'une ou plusieurs activités de charters, mais en dernier lieu pour une durée ininterrompue du 9 octobre 2009 au 15 septembre 2010, et quand du 9 octobre 2009 au 6 mai 2010, le navire n'a navigué que du 11 juin au 19 août 2009, et la journée du 25 avril 2010, ce dont il suit qu'elle l'a été pour pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise.
Les contrats de travail se rapportant à cette période seront donc requalifiés en contrat à durée indéterminée, ce qui ouvre droit, par application de l'article L.1245-2 alinéa 2 du Code du travail, à l'allocation au profit de Madame [K] d'une indemnité de 3.000 euros.
3) La démission de Madame [K] revêt un caractère équivoque à la lecture de son courriel précité du 7 mai 2010 et s'analyse ainsi en une prise d'acte de rupture de son contrat de travail.
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La matérialité de la plupart des griefs, notamment ceux relatifs à un harcèlement moral, ne sont pas établis par les témoignages fournis par Madame [K], qui, peu nombreux, sont rédigés en termes généraux et insuffisamment précis.
Sont établis toutefois, par le témoignage de Monsieur [H] [S], le fait que Madame [K] n'a pas été rendue destinataire, en dépit de ses réclamations, et contrairement au reste de l'équipage, de son dernier contrat d'embarquement, et l'envoi le 19 novembre 2009 par le capitaine du navire, Monsieur [Y], d'un courriel sur une boîte électronique 'Mikvilla', mentionnant en objet : 'Encore du Q adulte X only', au sujet de laquelle Madame [K] indique sans être contestée que cette boîte était celle du bureau dans lequel elle travaillait, ce dont elle est en droit de conclure que ce courriel lui était destiné et qu'il constituait à son endroit une humiliation à caractère sexuel.
L'ensemble de ces faits font présumer un harcèlement, au sujet duquel la société Songey n'apporte aucune démonstration de ce que ces agissements auraient été justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
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La société Songey reconnaît par ailleurs qu'il avait été demandé à Madame [K] d'exercer les fonctions de cuisinier de bord à compter du mois de janvier 2009, en plus des fonctions pour lesquelles elle avait été engagée, et cette dernière est fondée à estimer qu'elle aurait dû percevoir une compensation financière, ce qui n'a pas été le cas.
Elle est encore fondée à faire grief à la société Songey d'avoir méconnu son obligation de la déclarer aux divers organismes sociaux français.
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Il suit de ce qui précède que la prise d'acte de rupture, qui a été causée par des agissements suffisamment graves de l'employeur, doit emporter les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, ce qui entraîne, en faveur de Madame [K], les conséquences financières suivantes :
- indemnité compensatrice de préavis : 3.000 euros (brut),
- indemnité compensatrice de congés payés y afférents : 300 euros (brut),
- indemnité légale de licenciement : aucune, Madame [K] n'ayant pas eu à la date de la rupture une année d'ancienneté ininterrompue (article L.1234-9 du Code du travail),
- dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, eu égard à l'ancienneté de Madame [K] à la date de la rupture, à sa situation économique : 11.500 euros.
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Madame [K] est encore fondée à demander réparation de son préjudice résulté du harcèlement dont elle a été victime à hauteur d'une somme de 3.000 euros.
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Le caractère intentionnel de la dissimulation par la société Songey du travail de Madame [K] découle de l'établissement d'un contrat de travail soumis artificiellement à une loi étrangère, sans rapport avec le lieu de son établissement, ni même avec le pays d'immatriculation du navire, alors que le port d'attache du navire était situé en France, et que l'ensemble de l'équipage, dont le capitaine, était français.
Madame [K] est donc en droit d'obtenir une indemnité de 18.000 euros en application de l'article L.8223-1 du Code du travail.
4) Il y a lieu de condamner la société Songey à s'acquitter des cotisations sociales correspondant à l'emploi salarié de Madame [K] depuis le 1er février 2009, sans qu'il y ait lieu dès à présent à astreinte.
Il n'ya pas lieu de transmettre le jugement à l'URSSAF.
La cour constate que Madame [K] ne demande pas la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Songey à lui remettre sous astreinte des documents sociaux.
5) La société Songey supporte les dépens de première instance et d'appel.
Il est équitable de laisser à Madame [K] la charge de ses frais irrépétibles.
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Il suit de l'ensemble de ce qui précède que le jugement doit être infirmé sauf en ce qu'il a retenu que la loi française était applicable, et a condamné la société Songey Limited aux dépens.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant publiquement, en matière prud'homale, contradictoirement, par mise à disposition au greffe,
Infirme le jugement sauf en ce qu'il a retenu que la loi française était applicable, et a condamné la société Songey Limited aux dépens,
Statuant à nouveau du chef des dispositions infirmées et y ajoutant,
Requalifie les contrats de travail à durée déterminée à compter du 9 octobre 2009 en un contrat à durée indéterminée,
Dit que la démission de Madame [U] [K] s'analyse en une prise d'acte de rupture de son contrat de travail,
Dit que cette prise d'acte de rupture emporte les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse,
Condamne la société Songey Limited à payer à Madame [U] [K] les sommes de 3.000 euros, 3.000 euros (brut), 300 euros (brut), 11.500 euros, 3.000 euros, 18.000 euros,
Déboute Madame [U] [K] de sa demande en paiement d'une indemnité légale de licenciement,
Condamne la société Songey Limited à s'acquitter des cotisation sociales correspondant à l'emploi salarié de Madame [U] [K] depuis le 1er février 2009,
Dit n'y avoir lieu de transmettre le jugement à l'URSSAF,
Constate que Madame [U] [K] ne demande plus la condamnation de la société Songey Limited à lui remettre sous astreinte des documents sociaux,
Condamne la société Songey Limited aux dépens de l'appel,
Déboute Madame [U] [K] de sa demande sur le fondement en appel de l'article 700 du Code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT