COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE
1ère Chambre C
ARRÊT
DU 23 JUIN 2011
N° 2011/608
M.C. F.
Rôle N° 10/11509
SCCV [Adresse 10]
C/
[T] [D]
Grosse délivrée
le :
à :
SCP BOISSONNET
SCP TOUBOUL
Décision déférée à la Cour :
Ordonnance de référé rendue par Monsieur le Président du Tribunal de Grande Instance de NICE en date du 08 Juin 2010 enregistrée au répertoire général sous le N° 10/23.
APPELANTE :
SCCV [Adresse 10]
domiciliée chez NEXITY
dont le siège est [Adresse 7]
représentée par la SCP BOISSONNET- ROUSSEAU, avoués à la Cour,
plaidant par Maître Christian BOITEL, avocat au barreau de NICE
INTIMÉE :
Mademoiselle [T] [D]
née le [Date naissance 2] 1953 à [Localité 12],
demeurant [Adresse 9]
représentée par la SCP DE SAINT FERREOL-TOUBOUL, avoués à la Cour,
plaidant par Maître Jean-marc SZEPETOWSKI, avocat au barreau de NICE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 16 Mai 2011 en audience publique. Conformément à l'article 785 du Code de Procédure Civile, Madame Marie-Claire FALCONE, Président, a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Madame Marie-Claire FALCONE, Président
Madame Anne VIDAL, Conseiller
Madame Marie-Annick VARLAMOFF, Conseiller
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Monsieur Serge LUCAS.
Les parties ont été avisées que le prononcé public de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 23 Juin 2011.
ARRÊT :
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 23 Juin 2011,
Signé par Madame Marie-Claire FALCONE, Président, et Monsieur Serge LUCAS, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
*-*-*-*-*-*
I. EXPOSE SUCCINCT DU LITIGE
Les parties sont propriétaires de parcelles mitoyennes situées à [Localité 11].
La société [Adresse 10] a entrepris la construction d'un ensemble immobilier comprenant 24 logements sur sa propriété pour laquelle elle a obtenu un permis de construire définitif.
Un litige oppose les parties en ce qui concerne la distance à respecter par la société Beaulieu pour l'édification des constructions.
Mme [D] qui possède une terrasse construite en limite de sa propriété a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Nice afin qu'il soit fait interdiction à la société [Adresse 10] d'édifier toute construction qui serait de nature à porter atteinte à la servitude de vue dont elle bénéficierait depuis sa terrasse.
Parallèlement elle a saisi le juge du fond d'une même demande.
Cette procédure est en cours.
Par ordonnance du 8 juin 2010 le juge des référés a fait interdiction à la société [Adresse 10] d'édifier toute construction qui serait de nature à obstruer la vue dont bénéficie Mme [D] à partir de la terrasse de son immeuble, à peine d'astreinte .
La société [Adresse 10] est appelante de cette décision.
Dans ses dernières conclusions du 16 février 2011 elle demande à la cour d'appel d'infirmer la décision et de débouter Mme [D] de ses demandes.
Subsidiairement elle demande l'autorisation, dans l'attente de la décision au fond, d'effectuer les travaux de sécurité sur la partie de l'immeuble objet de la décision, prescrits par un bureau d'études, à ses risques et périls.
Elle fait valoir pour l'essentiel qu'il n'y a pas urgence, le gros 'uvre étant terminé, qu'il n'entre pas dans les pouvoirs du juge des référés d'apprécier l'existence d'une servitude de vue, que la preuve d'un trouble manifestement illicite n'est pas rapportée, qu'elle a construit après avoir obtenu un permis de construire qui n'a pas été contesté par Mme [D], que cette dernière n'a pas prescrit une servitude de vue compte tenu de la présence d'arbres de haute futaie et de la date de l'édification de la terrasse.
Mme [D] conclut le 10 mars 2011 à la confirmation de la décision, sauf à supprimer la limitation de la durée pendant laquelle l'astreinte a vocation à courir.
Elle soutient pour l'essentiel qu'il y avait urgence à faire cesser une construction illicite à 20cm de la limite séparative des propriétés, que cette construction constitue un trouble manifestement illicite en ce qu'elle la prive d'une servitude de vue acquise depuis plus de trente ans, qu'elle n'a pas contesté le permis de construire dés lors qu'elle se prévaut non d'une servitude d'utilité publique mais d'une servitude prévue par le code civil.
Vu l'ordonnance de clôture du 9 mai 2011.
Vu le bordereau de communication de pièces de l'appelante du 11 mai 2011 et les conclusions de rejet de l'intimée du même jour.
Vu les dispositions de l'article 783 du code de procédure civile.
Les pièces signifiées après le prononcé de l'ordonnance de clôture sont déclarées irrecevables.
II. MOTIFS DE LA DECISION
Il est constant que lors de la construction de la terrasse par Mme [D] ou ses auteurs, et par conséquent lors de la création de la vue, il n'y pas eu respect des dispositions de l'article 678 du code civil.
Par ailleurs il n'est pas contesté que Mme [D] ne dispose pas d'une servitude de vue résultant d'un titre.
Elle peut seulement se prévaloir d'une servitude de vue acquise par prescription (30 ans), pour demander que la construction de son voisin respecte la distance de 1,90 m d'un point quelconque du parement extérieur du mur où se trouve la terrasse offrant des vues droites sur le fonds voisin.
Le litige relève des pouvoirs du juge du fond ; toutefois le juge des référés est compétent pour faire cesser un trouble manifestement illicite qui peut être constitué par l'édification d'une construction qui ne respecterait pas les dispositions du code civil.
L'action engagée par Mme [D] est fondée sur les dispositions de l'article 809 alinéa 1 du code de procédure civile, dont l'application n'est pas subordonnée à la preuve de l'urgence.
L'existence de contestations sérieuses n'empêche pas le juge des référés de prendre les mesures propres à mettre un terme à un trouble manifestement illicite.
En l'espèce il n'est pas contesté que la société [Adresse 10] a fait construire un immeuble en limite de propriété.
Pour justifier qu'elle bénéficie d'une servitude de vue, acquise par prescription, depuis la terrasse de son immeuble, elle-même construite en limite de propriété, Mme [D] propriétaire de l'immeuble [Adresse 1], verse aux débats notamment les pièces suivantes :
- un bail commercial du 30 octobre 1971 portant sur un local [Adresse 3] (et non sur le local situé [Adresse 4] selon bail du 7 avril 1971 à M [X]) loué à MM [J] et [S], consistant notamment en un hangar sous terrasse, description reprise dans un avenant du 1er janvier 1977,
- plusieurs témoignages (M [C] [F], Mme [C] [G], M [X] [W], Mme [N] [L] notamment) de personnes connaissant bien les lieux pour y avoir habité ou travaillé, aux termes desquels depuis 1966 au moins il existait une terrasse dans la cour de l'immeuble, accessible, utilisée par tous les locataires pour étendre et faire sécher le linge, ou par la voilerie de la marine qui occupait le premier étage, pour faire sécher les voiles.
M [C] [F] affirme que cette terrasse donnait directement sur la propriété voisine et bénéficiait d'une large vue sur celle-ci ainsi que sur tout le voisinage et la mer.
Mme [N] [L] qui a vécu avec ses parents dans l'immeuble de 1941 à 1958 atteste «formellement que le hangar construit en dur avait une dalle béton au dessus formant une toiture terrasse à l'usage des locataires qui y accédaient depuis l'arrière de l'immeuble principal par une porte en demi étage puis un petit escalier latéral pour entre autres, y faire sécher leur linge ».
Mme [R] [V], née [X] née le [Date naissance 6] 1963, a vécu dans les lieux de 1970 à1975 environ alors que ses parents travaillaient au premier étage de l'immeuble ; elle confirme dans deux témoignages des 5 février 2009 et 24 février 2011 l'existence d'une terrasse ; elle a joint à son second témoignage une photographie d'elle âgée de 15 ans, qui aurait été prise en 1978, assise sur le muret de la terrasse, avec derrière elle l'atelier de la voilerie, «muret qui donnait directement une vue sur le jardin de la propriété voisine sur laquelle est édifié aujourd'hui un immeuble (..) ».
Ces témoignages réguliers en la forme ont une valeur probante certaine nonobstant leur contestation par l'appelante.
L'appelante verse aux débats le témoignage de M [A] [H], qui lui a vendu sa propriété au mois d'avril 1990.
Le témoin déclare que «dans les mois précédant cette vente, M [E], propriétaire de l'immeuble voisin situé [Adresse 1], a démoli le mur séparatif qui faisait plus de deux mètres de haut et qui surplombait notre propriété. Ce faisant il a crée une vue sur notre terrain pour lequel nous n'avons jamais donné aucune autorisation. ('.) mais comme la vente était réalisée, nous n'avons pas cru devoir engager une procédure pour faire disparaître ces ouvrages crées à notre insu ».
L'appelante verse aux débats une photographie non datée de M [A], alors jeune homme, devant le mur litigieux.
Ce témoignage non seulement est contredit par les déclarations des témoins examinées plus haut mais aussi par un procès verbal de constat du 12 avril 1988, établi deux ans avant la vente par M [A] de sa propriété, qui comporte une photographie de la terrasse située au premier étage. Cette photographie montre l'existence d' un muret peu élevé, laissant libre la vue sur le fonds voisin, comme cela apparaît sur la photographie annexée au témoignage de Mme [R].
Quant à la photographie sur laquelle figure M [A] , né le [Date naissance 5] 1940, alors âgé d'une vingtaine d'années tout au plus, elle n'est pas de nature à justifier une modification des lieux depuis moins de trente ans.
Il est ainsi établi avec l'évidence nécessaire qu'une terrasse se trouvait bien sur la propriété acquise par Mme [D], au moins depuis plus de trente ans avant la délivrance de l'assignation en référé, et qu'elle permettait, depuis plus de trente ans, une vue directe et droite sur le fonds voisin acquis par l'appelante.
Cette dernière verse aux débats l'attestation d'un géomètre expert du 22 octobre 2010 aux termes de laquelle la terrasse ne pouvait être une terrasse d'agrément en 1987 date du remaniement cadastral, et qu'en conséquence «pour cette terrasse il n'y a pas prescription acquisitive de vue ».
C'est cependant à juste titre que Mme [D] rappelle que les données cadastrales ne constituent pas une preuve de la propriété foncière mais un simple indice et il ne peut être sérieusement tiré des mentions figurant sur le plan cadastral de 1986 (rectangle barré d'une croix), sur le plan de remaniement cadastral de 1987 (rectangle barré d'une croix) et enfin du cadastre actuel qui porte la mention «maison» pour désigner l'ensemble de l'immeuble situé sur la parcelle AH[Cadastre 8], la conclusion péremptoire qu'en fait le technicien.
Certes Mme [D] n'a pas exercé un recours contre le permis de construire qui a été accordé à la société [Adresse 10]. Mais si un permis de construire est délivré sous réserve du droit des tiers, il vérifie la conformité du projet aux règles et servitudes d'urbanisme ; il ne vérifie pas si le projet respecte les autres réglementations et les règles de droit privé. De sorte que toute personne s'estimant lésée par la méconnaissance d'une disposition de droit privé peut faire valoir ses droits en saisissant le juge judiciaire, même si le permis respecte les règles d'urbanisme.
Ainsi il ne peut être reproché à l'intimée son inertie alors au surplus qu'elle a fait part, vainement, de ses doléances à la société [Adresse 10] avant la construction de l'ouvrage par lettre recommandée avec accusé de réception du 21 novembre 2009.
Il importe peu que la construction litigieuse porte atteinte à une vue droite ou oblique dès lors qu'elle ne respecte pas les distances légales en la matière, l'appelante admettant avoir construit en limite de propriété.
Les diverses pièces produites et notamment les photographies figurant dans les procès verbaux de Me [Y], huissier de justice, des 12 avril 1988 et 26 septembre 1995, révèlent qu'hormis la présence d'un cyprès situé contre la façade de l'immeuble et débordant sur la terrasse, aucun autre arbre de haute futaie masquait la vue sur le fonds voisin ; si selon jugement du tribunal de grande instance de Nice statuant en matière de baux commerciaux du 5 mai 2000, le bail commercial du 7 avril 1971 a fait l'objet d'un avenant le 15 octobre 1997 qui «a adjoint aux lieux loués une terrasse d'environ 30m2 et un parking et a supprimé un balcon», cela ne signifie pas pour autant que la terrasse a été crée à cette époque alors que les éléments du dossier tendent à démontrer son existence antérieure.
La lettre de la commune de [Localité 11] du 15 février 2011 n'apporte aucun élément probant sur le litige, l'adjoint délégué à l'urbanisme se bornant à livrer à un commentaire dubitatif sur les photographies à lui soumises, «il semble qu'effectivement la partie supérieure du mur séparant les fonds [D] et anciennement [A] ait été démolie et qu'une rambarde périphérique ait été créée sur la terrasse» sans qu'il puisse fournir «davantage d'informations», ces transformations ayant été faites sans autorisation administrative.
Ainsi en l'état de ces éléments, c'est à bon droit que le premier juge a estimé que la construction de l'immeuble en limite de propriété, alors que Mme [D] pouvait prétendre sérieusement bénéficier d'une servitude de vue acquise par prescription, constituait un trouble manifestement illicite auquel il devait être mis fin en interdisant la poursuite des travaux litigieux, dans l'attente de l'aboutissement de la procédure au fond.
La décision est confirmée y compris en ce qu'elle a limité la durée pendant laquelle devait courir la peine d'astreinte.
La société [Adresse 10] demande l'autorisation de sécuriser le chantier.
Elle verse aux débats une lettre du 22 décembre 2010 de la société Qualiconsult Sécurité justifiant sa demande qui doit être accueillie comme il sera dit au dispositif du présent arrêt.
Mme [D] a exposé en première instance et en appel des frais non compris dans les dépens qui selon l'équité sont fixés à 2000€.
Les dépens sont à la charge de l'appelante qui succombe.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, contradictoirement, en dernier ressort, et en matière de référé
Recevant l'appel,
Confirme la décision,
Y ajoutant ,
Autorise la société [Adresse 10] à faire exécuter, dans l'attente de la décision au fond et à ses risques et périls, les travaux de sécurité préconisés par la société Qualiconsult Sécurité, sur la partie d'immeuble objet du litige, consistant à clore les baies en façade avec mise en place des menuiseries et à placer des gardes corps sur les balcons.
Déboute l'appelante de ses autres demandes,
Condamne la société [Adresse 10] à payer à Mme [D] 2 000 € pour frais irrépétibles en première instance et en appel,
La condamne aux dépens,
Dit qu'ils seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
LE GREFFIER,LE PRESIDENT,