VU la requête, enregistrée au greffe de la cour le 12 novembre 1992, présentée pour Mme de CRESCENZO au nom de son fils mineur Sébastien X..., demeurant ..., par la SCP BOLLET et associés, avocat au barreau de Marseille ; Mme de CRESCENZO demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 20 mai 1992 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de M. Dominique X..., décédé le 11 novembre 1991, tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser des indemnités de 2.500.000 F en raison de sa contamination par le virus de l'immunodéficience humaine, de 15.000 F au titre des frais de déplacement exposés et de 25.340 F au titre de son préjudice matériel ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une indemnité de 2 millions de francs avec les intérêts et une somme de 5.000 F en application des dispositions de l'article L.8.1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
VU les autres pièces du dossier ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
VU la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu, au cours de l'audience publique du 5 juillet 1994 :
- le rapport de M. JANNIN, président- rapporteur,
- et les conclusions de M. DACRE-WRIGHT, commissaire du Gouvernement ;
Considérant que, par la requête susvisée, Mme de CRESCENZO, agissant au nom de son fils mineur Sébastien X..., doit être regardée comme sollicitant l'indemnisation, d'une part, à titre successoral, des troubles de toute nature subis par M. Dominique X..., décédé le 11 novembre 1991, en raison de sa contamination par le virus de l'immunodéficience humaine, d'autre part, du préjudice moral subi par le jeune Sébastien du fait du décès de son père ;
Sur la responsabilité :
Considérant que les articles L.666 et suivants du code de la santé publique dans leur rédaction en vigueur à la date du jugement attaqué et les dispositions du décret du 16 janvier 1954 modifié pris pour leur application ont déterminé les conditions dans lesquelles peuvent être opérés le prélèvement du sang humain et la préparation, la conservation et la délivrance des produits dérivés du sang humain et ont confié à des établissements de transfusion sanguine non lucratifs, placés sous contrôle de l'Etat, l'exécution des missions ainsi définies ; que notamment les attributions des centres de transfusion sont énumérées par le décret susmentionné ; que la composition de leur conseil d'administration est fixée par ledit décret, et que le directeur de chaque centre est agréé par le ministre ; que l'organisation générale de la transfusion sanguine est assurée, dans chaque département, où il ne peut exister en principe qu'un centre de transfusion, sous l'autorité du préfet par le directeur départemental de la santé ; qu'enfin le ministre de la santé est seul chargé, aux termes de l'article L.669, de réglementer les conditions de prélèvement et l'utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés ; qu'ainsi, eu égard tant à l'étendue des pouvoirs que ces dispositions confèrent aux services de l'Etat en ce qui concerne l'organisation générale du service public de la transfusion sanguine, le contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et l'édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain, de son plasma et de ses dérivés, qu'aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilité de l'Etat peut être engagée par toute faute commise dans l'exercice desdites attributions ; que, par suite, l'Etat n'est pas fondé à soutenir que sa responsabilité ne pouvait être engagée qu'en cas de faute lourde ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le risque de contamination par le virus de l'immunodéficience humaine par la voie de la transfusion sanguine était tenu pour établi par la communauté scientifique dès novembre 1983 et que l'efficacité du procédé du chauffage pour inactiver le virus était reconnue au sein de cette communauté dès octobre 1984, tandis qu'il était admis, à cette époque, qu'au moins 10 % des personnes séropositives contractent le syndrome d'immunodéficience acquise dans les cinq ans et que l'issue de cette maladie est fatale dans au moins 70 % des cas ; que ces faits ont été consignés le 22 novembre 1984 par le docteur Y..., épidémiologiste à la direction générale de la santé, dans un rapport soumis à la commission consultative de la transfusion sanguine ; qu'eu égard au caractère contradictoire et incertain des informations antérieurement disponibles tant sur l'évolution de la maladie que sur les techniques susceptibles d'être utilisées pour en éviter la transmission, il ne peut être reproché à l'administration de n'avoir pas pris avant cette date de mesures propres à limiter les risques de contamination par transfusion sanguine, notamment en interdisant la délivrance des produits sanguins non chauffés, en informant les hémophiles et leurs médecins des risques encourus, ou en mettant en place des tests de dépistage du virus sur les dons de sang et une sélection des dons ; qu'en revanche il appartenait à l'autorité administrative, informée à ladite date du 22 novembre 1984, de façon non équivoque, de l'existence d'un risque sérieux de contamination des transfusés et de la possibilité d'y parer par l'utilisation des produits chauffés qui étaient alors disponibles sur le marché international, d'interdire, sans attendre d'avoir la certitude que tous les lots de produits dérivés du sang étaient contaminés, la délivrance des produits dangereux, comme elle pouvait le faire par arrêté ministériel pris sur le fondement de l'article L.669 du code de la santé publique ; qu'une telle mesure n'a été prise que par une circulaire dont il n'est pas établi qu'elle ait été diffusée avant le 20 octobre 1985 ; que cette carence fautive de l'administration est de nature à engager la responsabilité de l'Etat à raison des contaminations provoquées par des transfusions de produits sanguins pratiquées entre le 22 novembre 1984 et le 20 octobre 1985 ;
Considérant que l'Etat ne peut s'exonérer de la responsabilité ainsi encourue en invoquant des fautes commises dans la prescription et la délivrance des produits sanguins contaminés par les établissements de transfusion sanguine ; qu'il appartient seulement à l'Etat d'exercer, s'il s'y croit fondé, une action récursoire à l'encontre d'un centre de transfusion sanguine sur la base de fautes imputables à celui-ci et ayant concouru à la réalisation du dommage ; qu'il suit de là que la responsabilité de l'Etat est intégralement engagée à l'égard des personnes contaminées par le virus de l'immunodéficience humaine à la suite d'une transfusion de produits sanguins non chauffés opérée entre le 22 novembre 1984 et le 20 octobre 1985 ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la séropositivité de M. Dominique X..., qui est décédé du syndrome de l'immunodéficience acquise le 11 novembre 1991, a été révélée en juillet 1985 et qu'il n'est pas contesté qu'il a nécessairement subi des transfusions de produits sanguins non chauffés au cours de la période précitée ; que, dès lors, et sans qu'il soit besoin d'ordonner une expertise, la responsabilité de l'Etat est engagée à son égard en raison des conséquences dommageables desdites transfusions ; que, par suite, Mme de CRESCENZO agissant au nom de son fils mineur Sébastien X... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande ;
Sur la réparation :
En ce qui concerne le préjudice spécifique de contamination de M. Dominique X... :
Considérant, d'une part, qu'eu égard au caractère exceptionnel du préjudice de M. Dominique X... il sera fait une juste appréciation des troubles de toute nature qu'il a subis en évaluant le montant de la réparation due à son fils à la somme de 2.000.000 F ;
Mais considérant, d'autre part, qu'en application des dispositions de l'article 47 de la loi du 31 décembre 1991 et de l'article 17 du décret du 31 juillet 1992 modifié pris pour son application, le Fonds d'indemnisation des transfusés et hémophiles contaminés par le virus de l'immunodéficience humaine a informé la cour que Mme de CRESCENZO, agissant au nom de son fils Sébastien X..., avait accepté l'offre d'indemnisation de 1.150.000 F qui lui avait été faite au titre du même préjudice ; qu'il convient de soustraire cette somme du montant de la réparation fixée ci-dessus ; que, dès lors, il y a lieu de condamner l'Etat à verser à Mme de CRESCENZO, en sa qualité de représentante légale de son fils Sébastien X..., une indemnité de 850.000 F ;
Considérant que Mme de CRESCENZO a droit aux intérêts de la somme de 850.000 F à compter de la date de réception par le ministre de la santé de la demande préalable d'indemnisation présentée par M. Dominique X... ;
En ce qui concerne le préjudice moral subi par Sébastien X... :
Considérant que les conclusions présentées par Mme de CRESCENZO tendant à la condamnation de l'Etat à l'indemniser en raison du préjudice moral subi par le jeune Sébastien sont nouvelles en appel ; qu'elles sont donc irrecevables et doivent être rejetées ;
Sur la subrogation de l'Etat :
Considérant qu'il y a lieu de subroger l'Etat dans les droits de Sébastien X... à l'encontre de toute personne reconnue coauteur du dommage ;
Sur l'application des dispositions de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel :
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de condamner l'Etat à verser à Mme de CRESCENZO une somme de 5.000 F en application des dispositions de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Article 1er : le jugement du tribunal administratif de Paris du 20 mai 1992 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à Mme de CRESCENZO en sa qualité de représentante légale de son fils mineur Sébastien X..., une indemnité de 850.000 F avec intérêts à compter de la date de réception par le ministre de la santé de la demande préalable d'indemnisation présentée par M. Dominique X....
Article 3 : L'Etat est subrogé dans les droits de Sébastien X... à l'encontre de toute personne reconnue coauteur du dommage.
Article 4 : L'Etat est condamné à verser à Mme de CRESCENZO une somme de 5.000 F en application des dispositions de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme de CRESCENZO est rejeté.