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02/02/2024 | FRANCE | N°471318

France | France, Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 02 février 2024, 471318


Vu la procédure suivante :



La Société gestion cuisines centrales Réunion (SOGECCIR) a demandé au tribunal administratif de La Réunion de condamner la commune de Saint-Benoît à lui verser une somme de 4 094 198 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2017 et de la capitalisation des intérêts échus, en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation anticipée de la convention de délégation de service public dont elle était titulaire. Par un jugement n° 1700496 du 16 juin 2020, le tribunal administratif de La

Réunion a fait partiellement droit à sa demande en condamnant la commune de Saint...

Vu la procédure suivante :

La Société gestion cuisines centrales Réunion (SOGECCIR) a demandé au tribunal administratif de La Réunion de condamner la commune de Saint-Benoît à lui verser une somme de 4 094 198 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2017 et de la capitalisation des intérêts échus, en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation anticipée de la convention de délégation de service public dont elle était titulaire. Par un jugement n° 1700496 du 16 juin 2020, le tribunal administratif de La Réunion a fait partiellement droit à sa demande en condamnant la commune de Saint-Benoît à verser à la SOGECCIR la somme totale de 916 614 euros, déduction faite de la somme versée à titre de provision en vertu de l'ordonnance du 24 janvier 2018, du juge des référés du tribunal administratif de La Réunion avec intérêts à compter du 3 février 2017.

Par un arrêt n° 20BX02660 du 13 décembre 2022, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel formé par la SOGECCIR contre ce jugement en tant qu'il avait rejeté ses conclusions tendant à l'indemnisation de son manque à gagner, ainsi que l'appel provoqué de la commune Saint-Benoît tendant à ce que la société Espelia la garantisse des sommes qu'elle pourrait être condamnée à payer.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 13 février, 12 mai et 21 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SOGECCIR demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de la commune de Saint-Benoît la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code des marchés publics ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Elise Adevah-Poeuf, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la Société gestion cuisines centrales Réunion, à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, avocat de la commune de Saint-Benoît et à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la société Espelia ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 27 janvier 2024, présentée par la SOGECCIR ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune de Saint-Benoît a, par un avis d'appel public à la concurrence publié le 30 juillet 2013, lancé une procédure ouverte de passation d'une convention de délégation de service public pour la gestion de son service de restauration municipale. La société Régal des Iles, candidate évincée, a présenté devant le tribunal administratif de La Réunion un recours en contestation de la validité de ce contrat, conclu le 8 janvier 2014 par la commune de Saint-Benoît avec la société SOGECCIR. Par un jugement du 31 mars 2016, rectifié par une ordonnance du 13 juin 2016, le tribunal administratif de La Réunion, après avoir requalifié le contrat litigieux en marché public et estimé que celui-ci était affecté de plusieurs vices présentant un caractère de particulière gravité, a prononcé la résiliation du contrat à compter du premier jour du sixième mois suivant la notification du jugement. Ce jugement a été définitivement confirmé sur ce point par un arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 8 octobre 2018. La société SOGECCIR a demandé au tribunal administratif de La Réunion de condamner la commune à l'indemniser du préjudice causé par cette résiliation à hauteur de 4 094 198 euros, au titre de la part non amortie des investissements, de la charge des impayés des familles et de son manque à gagner. Par un jugement du 16 juin 2020, le tribunal administratif de La Réunion a condamné la commune de Saint-Benoît à verser à la société SOGECCIR la somme totale de 916 614 euros avec intérêts à compter du 3 février 2017, au titre de la part non amortie des investissements et des impayés des familles, dont il y avait lieu de déduire la somme équivalente de 916 614 euros qui lui avait été versée à titre de provision en exécution d'une ordonnance du 24 janvier 2018 du juge des référés du tribunal administratif de La Réunion rendue sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative. La société SOGECCIR a relevé appel de ce jugement en tant qu'il avait rejeté sa demande d'indemnisation du préjudice lié au manque à gagner. La société SOGECCIR se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 13 décembre 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté son appel.

Sur le cadre juridique du litige :

2. Lorsque le juge administratif prononce la résiliation d'un contrat en raison de vices entachant sa validité, cette circonstance n'implique pas, par elle-même, une absence de droit à indemnisation au bénéfice du cocontractant. Ce droit à indemnisation s'apprécie, conformément aux principes du droit des contrats administratifs, au regard des motifs de la décision juridictionnelle et, le cas échéant, des stipulations contractuelles applicables.

3. En pareil cas, le cocontractant peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, pour la période postérieure à la date d'effet de la résiliation, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'était engagé. Si l'irrégularité du contrat résulte d'une faute de l'administration, le cocontractant peut, en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l'administration. Saisi d'une demande d'indemnité sur ce second fondement, il appartient au juge d'apprécier si le préjudice allégué présente un caractère certain et s'il existe un lien de causalité direct entre la faute de l'administration et le préjudice.

4. Lorsque l'irrégularité du contrat consiste en des manquements aux règles de passation commis par le pouvoir adjudicateur, le lien de causalité entre cette irrégularité et le préjudice invoqué par l'attributaire résultant de la résiliation du contrat ne peut être regardé comme direct lorsque ces manquements ont eu une incidence déterminante sur l'attribution du contrat.

Sur le pourvoi :

5. Par un jugement devenu définitif sur ce point, le tribunal administratif de La Réunion a prononcé la résiliation de la convention de délégation de service public conclue entre la commune de Saint-Benoît et la SOGECCIR, en retenant que ce contrat, qui devait être requalifié en marché public de services, avait été attribué à la société SOGECCIR sans que le contenu et les conditions de mise en œuvre des critères de sélection des offres n'aient été définis, pour une durée excessivement longue de dix ans et sans publication d'un avis d'attribution de niveau européen et que de tels vices, considérés dans leur ensemble, présentaient un caractère de particulière gravité justifiant la résiliation du contrat.

6. Pour juger que ces manquements avaient eu une incidence déterminante sur l'attribution du contrat à la SOGECCIR, la cour administrative d'appel de Bordeaux s'est bornée à relever que la société Régal des Îles, candidate évincée, avait été regardée comme n'étant pas dépourvue de toute chance de remporter ce contrat par une décision du Conseil d'Etat, statuant au contentieux. En se fondant sur cette seule circonstance, alors qu'il lui appartenait d'apprécier le caractère déterminant des manquements pour l'attribution du contrat à la SOGECCIR, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit. Par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi, la société SOGECCIR est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

Sur la régularité du jugement attaqué :

8. Si la société SOGECCIR soutient que le jugement rendu en première instance par le tribunal administratif de La Réunion est entaché d'irrégularité, les moyens qu'elle invoque, tirés de ce que, pour rejeter sa demande d'indemnisation de son manque à gagner, les premiers juges auraient commis une erreur de droit en constatant le caractère déficitaire de l'exploitation du service alors que la convention en litige avait été requalifiée en marché public, entaché leur jugement d'une contradiction de motifs en considérant que les impayés des familles étaient une charge d'exploitation alors que dans le cadre de la requalification du contrat ils avaient été considérés comme couverts par la commune et dénaturé les pièces du dossier, notamment le rapport d'expertise comptable qu'elle avait produit, ne mettent pas en cause la régularité du jugement mais contestent son bien-fondé. Par ces moyens, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que le jugement qu'elle attaque aurait été irrégulièrement rendu.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

9. Ainsi qu'il a été dit au point 4, le lien de causalité entre l'irrégularité du contrat tenant en des manquements aux règles de passation commis par le pouvoir adjudicateur et le préjudice invoqué par l'attributaire résultant de la résiliation du contrat ne peut être regardé comme direct lorsque les manquements en cause ont eu une incidence déterminante sur l'attribution du contrat.

10. En l'espèce, les manquements retenus par le jugement du tribunal administratif de La Réunion du 31 mars 2016 tiennent à ce que le contrat qui a été passé sous forme de délégation de service public devait être requalifié en marché public de services, à ce qu'il a été attribué à la société SOGECCIR sans publication d'un avis d'attribution de niveau européen et sans que le contenu et les conditions de mise en œuvre des critères de sélection des offres n'aient été définis et à ce qu'il a été conclu pour une durée excessivement longue de dix ans. Il résulte de l'instruction que ces manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence, eu égard à leur nature et à leur portée, ont eu une incidence déterminante sur l'attribution du contrat à la SOGECCIR. Dans ces conditions, le lien entre la faute de la commune et le manque à gagner dont cette société entend obtenir réparation ne peut être regardé comme direct.

11. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner une mesure d'instruction, que la société SOGECCIR n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté sa demande tendant à l'indemnisation du manque à gagner que lui a causé la résiliation de la convention de délégation de service public dont elle était titulaire.

Sur l'appel provoqué de la commune de Saint-Benoît :

12. Les conclusions présentées à titre subsidiaire par la commune de Saint-Benoît tendant à ce que la société Espelia la garantisse de toute condamnation prononcée à son encontre et à l'annulation de l'article 3 du jugement qui rejette ses conclusions d'appel en garantie contre la même société, doivent être regardées comme tendant à ce que cette société la garantisse d'une condamnation à indemniser la société SOGECCIR qui serait prononcée à son encontre au cas où il serait fait droit à l'appel de la société SOGECCIR. La présente décision rejetant les conclusions de la requête de cette société, les conclusions d'appel provoqué présentées par la commune de Saint-Benoît ne sont pas recevables et doivent, par suite, être rejetées.

Sur les frais de l'instance :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la commune de Saint-Benoît qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à ce titre à la charge de la société SOGECCIR une somme de 3 000 euros à verser à la commune de Saint-Benoît, d'une part, et à la société Espelia, d'autre part.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'arrêt du 13 décembre 2022 de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé.

Article 2 : La requête présentée par la Société gestion cuisines centrales Réunion devant la cour administrative d'appel de Bordeaux est rejetée.

Article 3 : Les conclusions d'appel de la commune de Saint-Benoît sont rejetées.

Article 4 : La Société gestion cuisines centrales Réunion versera une somme de 3 000 euros à la commune de Saint-Benoît, d'une part, et une somme de 3 000 euros à la société Espelia, d'autre part, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions des parties présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative est rejeté.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à la Société gestion cuisines centrales Réunion, à la commune de Saint-Benoît et à la société Espelia.


Synthèse
Formation : 7ème - 2ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 471318
Date de la décision : 02/02/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 02 fév. 2024, n° 471318
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Elise Adevah-Poeuf
Rapporteur public ?: M. Marc Pichon de Vendeuil
Avocat(s) : SAS BOULLOCHE, COLIN, STOCLET ET ASSOCIÉS ; SCP LYON-CAEN, THIRIEZ ; SCP FOUSSARD, FROGER

Origine de la décision
Date de l'import : 09/02/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:471318.20240202
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