Vu la procédure suivante :
M. A... E... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire ;
2°) d'enjoindre au préfet du Finistère d'annuler le vol prévu le 23 novembre 2022 à destination de Tbilissi ;
3°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du préfet du Finistère du 1er juillet 2022 portant obligation de quitter le territoire français et de permettre l'enregistrement de la demande d'asile des membres de sa famille.
Par une ordonnance n° 2205770 du 21 novembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Rennes, après avoir admis M. E... au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire, a donné acte du désistement de la requête tendant à ce que la demande d'asile des membres de la famille de M. E... soit enregistrée et rejeté le surplus des conclusions de sa demande.
Par une requête, enregistrée le 21 décembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. E... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'annuler l'ordonnance du 21 novembre 2022 ;
2°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du préfet du Finistère du 1er juillet 2022 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 400 euros à verser à la SARL Hélène Didier et François Pinet au titre des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- ses conclusions sont recevables ;
- la condition d'urgence est satisfaite eu égard aux conséquences de l'éloignement, qui est susceptible d'intervenir à tout moment ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de sa vie privée et à l'intérêt supérieur de ses enfants ;
- certains membres de sa famille, dont sa femme et la fille aînée de cette dernière qui vit avec elle en France, étant de nationalité ukrainienne, ne pourront pas le rejoindre en Géorgie dès lors qu'il leur est actuellement impossible d'obtenir un passeport auprès de l'ambassade d'Ukraine en France ;
- il demeurera une fois en Géorgie isolé durablement d'une partie de sa famille dès lors que, d'une part, sa femme, de nationalité ukrainienne, ne pourra aux termes de la loi géorgienne pas revendiquer la nationalité géorgienne et par la suite prétendre à un droit au séjour en Géorgie, et, d'autre part, ses deux enfants, faute de pouvoir satisfaire aux conditions fixées par l'article 12 de la loi organique relative à la nationalité géorgienne, ne pourront pas obtenir la nationalité géorgienne.
Par un mémoire en défense, enregistré le 28 décembre 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête. Il soutient à titre principal que le recours de M. E... est irrecevable et à titre subsidiaire que la condition d'urgence n'est pas remplie et les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. E..., et d'autre part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 29 décembre 2022, à 15 heures :
- Me Pinet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. E... ;
- les représentantes du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction. ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que M. E..., ressortissant géorgien né le 18 juillet 1980, marié à Mme F..., de nationalité ukrainienne, déclarent être entrés en France en juin 2017, accompagnés de la fille aînée de Mme F..., I... H..., née le 1er octobre 2007, et de leur fille D..., née le 13 juillet 2016. Un second enfant, B..., est né de leur union, le 30 juin 2018, à Morlaix. Leurs demandes d'asile ont été rejetées par des décisions de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) du 30 novembre 2018, confirmées par des décisions de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) du 26 juillet 2019. Par arrêtés du 15 octobre 2019, le préfet d'Ille-et-Vilaine a refusé la délivrance d'un titre de séjour et leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours. Leurs recours contre ces décisions ont été rejetés par un jugement du tribunal administratif de Rennes du 26 novembre 2019. M. E... a sollicité le réexamen de sa demande d'asile, qui a été rejeté comme irrecevable par une décision de l'OFPRA du 29 janvier 2020, confirmée par une décision de la CNDA du 7 mai 2021. L'intéressé a fait l'objet d'un nouvel arrêté, du préfet du Finistère, portant obligation de quitter le territoire français sans délai, le 12 mai 2021. Le recours contre ce dernier a été rejeté par un jugement du tribunal administratif de Rennes du 30 juin 2021. Faute d'exécution des deux précédents arrêtés, M. E... a fait l'objet d'un nouvel arrêté du préfet du Finistère, le 1er juillet 2022, portant obligation de quitter le territoire français sans délai et interdiction de retour sur le territoire durant un an. Le recours contre ce dernier a été rejeté par un jugement du 8 juillet 2022 du tribunal administratif de Rennes, une demande de sursis à exécution ayant été rejetée par une ordonnance du président de la 3ème chambre de la cour administrative d'appel de Nantes du 10 novembre 2022. Il s'est vu notifier, le 14 novembre 2022, sa convocation à l'embarquement pour un vol à destination de Tbilissi. M. E... relève appel de l'ordonnance du 21 novembre 2022 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Rennes, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, a rejeté sa demande de suspension de l'exécution de l'arrêté préfectoral du 1er juillet 2022.
Sur le cadre juridique :
2. D'une part, selon l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".
3. Eu égard à son office, qui consiste à assurer la sauvegarde des libertés fondamentales, il appartient au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de prendre, en cas d'urgence, toutes les mesures qui sont de nature à remédier à bref délai aux effets résultant d'une atteinte grave et manifestement illégale portée, par une autorité administrative, à une liberté fondamentale.
4. Toutefois, la procédure spéciale mise en place par l'article L. 614-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France pour contester une obligation de quitter le territoire français non assortie d'un délai de départ volontaire présente des garanties au moins équivalentes à celles des procédures régies par le livre V du code de justice administrative, dont elle est par suite exclusive. Il en va toutefois autrement dans le cas où les modalités selon lesquelles il est procédé à l'exécution d'une obligation de quitter le territoire français emportent des effets qui, en raison de changements dans les circonstances de droit ou de fait survenus depuis l'intervention de cette mesure et après que le juge, saisi sur le fondement du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, a statué ou que le délai prévu pour le saisir a expiré, excèdent ceux qui s'attachent normalement à sa mise à exécution.
5. D'autre part, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ". Aux termes de l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait d'institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ".
Sur la requête :
6. Il résulte de l'instruction que, après que l'administration a pris l'arrêté litigieux et après qu'a statué le juge, saisi sur le fondement du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile selon la procédure spéciale mentionnée au point 4, M. E... a fait état de l'impossibilité matérielle dans laquelle se trouve actuellement la fille aînée de son épouse, mineure de nationalité ukrainienne à leur charge, d'obtenir de l'ambassade d'Ukraine en France le passeport qu'elle a sollicité dans le cadre de la poursuite de son contrat d'apprentissage, document d'identité sans lequel elle ne peut pas voyager à l'étranger et, le cas échéant, accompagner sa mère en Géorgie si elle veut rejoindre son époux. Il résulte également de l'instruction, notamment des dispositions produites de la loi organique relative à la nationalité géorgienne, que, d'une part, Mme G... H..., dont les deux parents sont ukrainiens, ne peut revendiquer la nationalité géorgienne, et, d'autre part, que les enfants C... et B... E... ne pourraient davantage prétendre à cette nationalité. S'il est vrai qu'il n'est pas établi que ces derniers ne disposeraient pas d'un droit au séjour en Géorgie en raison de leur lien filial avec un ressortissant géorgien, tel n'est pas le cas pour la première, qui est dépourvue de tout lien avec la Géorgie et dont l'admissibilité à un séjour légal en Géorgie est par conséquent indéterminé selon les pièces versées à l'instruction. Dans ces conditions très particulières de difficultés matérielles liées à l'obtention, dans les circonstances actuelles, de documents d'identité ukrainiens et des incertitudes juridiques sur la possibilité de reconstituer de manière légale la cellule familiale en Géorgie, la mise à exécution de l'obligation de quitter le territoire français dont fait l'objet M. E... pourrait avoir pour effet une séparation de l'intéressé d'avec son épouse et au moins une partie de leurs enfants pour un durée indéterminée, voire de manière durable ou définitive. Une telle conséquence serait de nature à constituer une atteinte grave et manifestement illégale portée à la vie privée et familiale de M. E... et à l'intérêt supérieur de ses enfants et excède celle qui s'attache normalement à la mise à exécution d'une obligation de quitter le territoire français.
7. Par conséquent, en l'état des pièces soumises à la présente procédure, dès lors que, d'une part, l'administration a pris à l'encontre de M. E... une obligation de quitter le territoire français sans délai, qui n'est pas caduque et dont il résulte de l'instruction que son exécution est recherchée, de sorte que la condition d'urgence doit être regardée comme remplie en l'espèce, et que, d'autre part, contrairement à ce que soutient le ministre chargé de l'intérieur, la saisine du juge sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative est recevable compte tenu de ce qui a été dit au point précédent, c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Rennes a rejeté la demande de suspension de l'exécution de l'arrêté du préfet du Finistère du 1er juillet 2022 portant obligation de quitter le territoire français.
8. M. E... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Didier, Pinet renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat le versement à cette SCP de la somme de 2 400 euros.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'article 3 de l'ordonnance du 21 novembre 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Rennes est annulé.
Article 2 : L'exécution de l'arrêté du préfet du Finistère du 1er juillet 2022 portant obligation de quitter le territoire français est suspendue.
Article 3 : L'Etat versera à la SCP Didier, Pinet, avocat de M. E..., sous réserve qu'elle renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, la somme de 2 400 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A... E... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Fait à Paris, le 2 janvier 2023
Signé : Damien Botteghi