CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE Y c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
(Requête no 10145/22)
ARRÊT
Art 3 et Art 8 • Obligations positives • Manquement des autorités nationales d’appliquer effectivement un système pénal apte à réprimer les actes sexuels non consentis allégués par une victime vulnérable ne s’y étant pas opposé durant ceux-ci • Application des principes généraux énoncés dans M.C. c. Bulgarie • Approche des autorités n’ayant pas été à même de garantir à la requérante une protection appropriée • Prise en compte insuffisante des situations de consentement invalide pour cause d’abus de vulnérabilité et de la réaction psychologique des victimes d’agressions sexuelles • Interprétation restrictive des éléments constitutifs de l’infraction de viol tels que définis par le code pénal et interprétés par la jurisprudence existante à l’époque des faits ayant conduit au classement de l’affaire par la police • Omission des autorités de faire une évaluation contextuelle des faits
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
12 décembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Y c. République tchèque,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mattias Guyomar, président,
Armen Harutyunyan,
Gilberto Felici,
Andreas Zünd,
Diana Sârcu,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 10145/22) dirigée contre la République tchèque et dont une ressortissante de cet État, Mme Y (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 février 2022,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement tchèque (« le Gouvernement »),
la décision de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’absence alléguée de cadre juridique suffisant pour permettre l’incrimination et la répression des actes sexuels non consentis que la requérante affirme avoir subis de la part d’un prêtre, et un supposé défaut d’enquête effective sur les allégations de la requérante (articles 3 et 8 de la Convention).
EN FAIT
2. La requérante est née en 1984 et réside à Prague. Elle a été représentée par Me D. Bartoň, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. P. Konůpka, du ministère de la Justice.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. les circonstances de l’espÈCE
5. À la suite d’une plainte pénale déposée le 14 avril 2015 par la sœur de la requérante relativement à des agressions sexuelles que la requérante aurait subies entre 2002 et 2014 de la part d’un prêtre, P.J., une enquête pénale fut ouverte par la police le 6 mai 2015.
6. Lors de son interrogatoire du 11 mai 2015, la requérante déclara que le premier incident s’était déroulé en été 2002 lorsque P.J., qui se présentait comme son père spirituel, l’avait enfermée dans un presbytère et lui avait demandé de le masturber. Cela s’était ensuite reproduit de manière régulière jusqu’en 2005 ; bien qu’elle lui eût dit qu’il ne devait pas agir ainsi, P.J. lui aurait fait du chantage en faisant observer qu’elle ne voudrait certainement pas qu’elle et sa famille soient privées du soutien financier qu’il leur accordait. Début 2006, après l’avoir enfermée à clé, il lui aurait imposé une pénétration bien qu’elle se fût défendue physiquement et verbalement ; à partir de ce moment-là, il lui aurait régulièrement réclamé des rapports sexuels, en lui rappelant son soutien financier et tout ce qu’il avait fait pour elle. Elle avait fini par obéir, n’ayant pas la force de résister et sachant qu’il parviendrait de toute manière à la retrouver puisqu’elle vivait dans un appartement loué par la paroisse. Les agressions de P.J. se seraient poursuivies jusqu’à ce qu’elle eût tenté de se suicider, d’abord en février 2014, puis en avril 2015. La requérante admit enfin qu’en octobre 2014, elle avait accepté, après de nombreuses insistances de sa famille et de P.J., que ce dernier lui achète un appartement, tout en étant consciente que c’était pour lui un moyen de la rendre redevable.
7. Entre mai et août 2015, la police interrogea plusieurs connaissances de la requérante, les membres de sa famille, sa psychothérapeute, le prêtre auquel elle se confessait, et l’évêque du diocèse concerné. La police se procura également plusieurs rapports médicaux concernant la requérante et le contenu de différentes communications électroniques, dont les messages envoyés par la requérante avant sa tentative de suicide, dans lesquels elle s’accusait elle-même et s’excusait auprès de ses proches.
8. Le 23 septembre 2015, la police interrogea P.J., qui confirma avoir aidé la requérante et sa famille, socialement précaire, et nia toute violence ou agression vis-à-vis de l’intéressée. Selon ses déclarations, ils s’étaient rapprochés physiquement après 2005 et il y avait eu entre eux des tentatives de rapports sexuels, pour la plupart infructueuses, mais dont ils avaient tous les deux pris l’initiative, la requérante n’ayant jamais manifesté de résistance verbale ou physique.
9. Selon le rapport d’expertise psychiatrique et psychologique, établi le 1er août 2015 à la demande de la police, la requérante ne souffrait ni du syndrome de la femme maltraitée ni d’un trouble mental résultant de facteurs de stress externes.
10. Par une décision du 15 décembre 2015, la police classa l’affaire sans suite. Elle conclut que même si la requérante avait pu percevoir les agissements de P.J. comme désagréables ou gênants et se sentir victime d’abus sexuels, elle n’avait pas été capable, du fait notamment de son caractère, d’exprimer clairement son désaccord et d’opposer une résistance suffisamment forte pour faire comprendre sa position à P.J. La police estima que l’intéressée avait finalement préféré subir ces agissements plutôt que de refuser le soutien financier et matériel offert par P.J. De l’avis de la police, P.J. n’avait pas agi avec l’intention de contraindre la requérante à un rapport sexuel au sens de l’article 185 §§ 1 et 2 du code pénal, et ses agissements n’étaient donc pas constitutifs de l’infraction de viol définie par cette disposition.
Cette décision fut annulée par le parquet d’arrondissement de Prague 9 qui ordonna à la police de procéder à un complément d’enquête.
11. Par la suite, la police demanda à deux reprises aux experts en psychologie et en psychiatrie d’approfondir leur rapport. En mars 2016, ceux‑ci conclurent que, si la requérante avait eu une relation ambivalente vis‑à‑vis de P.J., elle était capable de manifester clairement son désaccord face aux agissements de celui-ci et qu’elle ne souffrait pas d’un trouble mental qui la rendrait particulièrement manipulable ; en novembre 2016, ils établirent que la requérante ne présentait pas de trouble de stress post‑traumatique.
12. Par une décision du 10 janvier 2017, la police classa de nouveau l’affaire sans suite. Elle considéra que les agissements commis par P.J. entre 2002 et 2014 n’étaient pas constitutifs de viol au sens de l’article 185 du code pénal, au motif que la résistance opposée par la requérante – laquelle avait été incapable d’exprimer son désaccord verbalement ou physiquement en raison de son caractère et de son instabilité émotionnelle – n’était pas d’une nature et d’une intensité propres à faire comprendre à P.J. qu’il s’agissait d’une résistance sérieuse. Selon la police, la requérante avait préféré subir un « harcèlement sexuel » de la part de P.J. afin de ne pas priver sa famille et elle-même du soutien matériel et financier que P.J. leur apportait. Par ailleurs, la police estima que rien n’indiquait que l’intéressée aurait été blessée ou aurait consulté un médecin.
13. Le 27 février 2017, à la suite d’un recours formé par la requérante, cette décision de classement sans suite fut annulée par le parquet d’arrondissement. Partageant l’avis de la police selon lequel l’existence des éléments constitutifs de l’infraction de viol n’avait pas été caractérisée en l’espèce, et tenant également compte de ce que la relation entre P.J. et la requérante avait duré 12 ans alors que celle-ci savait à quoi elle s’exposait lors de leurs rencontres et qu’elle était capable d’y mettre un terme (ce qu’elle avait finalement fait en octobre 2014), le procureur estima que l’enquête avait été suffisante sur ce point et qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre P.J. pour viol. Il invita néanmoins la police à examiner si, au vu du code pénal tel que modifié au 1er janvier 2010, une autre infraction que celle de viol n’avait pas été commise.
14. La police continua donc à recueillir des preuves. Le 15 mai 2017, la requérante fit savoir qu’il était trop éprouvant pour elle de s’exprimer de manière répétée sur l’affaire, qu’elle n’avait plus d’espoir que P.J. soit poursuivi et qu’elle ne voulait plus être interrogée. Lors de son interrogatoire complémentaire du 8 juin 2017, elle rappela que c’était sa sœur qui avait introduit la plainte pénale et elle déclara que, tout en persistant dans ses dépositions, elle ne tenait plus à ce que P.J. soit poursuivi. Elle décrivit néanmoins un rapport sexuel forcé, intervenu selon elle en 2005, et précisa que lors de chacune de ses agressions sexuelles, P.J. l’avait enfermée à clé, lui avait tenu les bras et lui avait mis un mouchoir dans la bouche, et qu’après avoir d’abord tenté de résister physiquement, elle s’était ensuite limitée à exprimer verbalement son désaccord et à pleurer.
15. Par une décision du 25 juillet 2017, la police classa l’affaire sans suite pour la troisième fois. Elle considéra que les agissements commis par P.J. entre le 1er janvier 2010 et le 29 octobre 2014 n’étaient pas constitutifs de coercition sexuelle au sens de l’article 186 § 2 du code pénal tel qu’en vigueur depuis le 1er janvier 2010. En effet, il n’avait pas été démontré que P.J. avait agi avec l’intention de forcer la requérante, par le recours à la violence, à la menace de violence ou à la menace d’une autre atteinte grave, ou en abusant de son incapacité de se défendre, à avoir un rapport sexuel ou un autre comportement. La police nota par ailleurs que, en raison de son caractère et de son instabilité émotionnelle, la requérante n’avait pas été capable de lui signifier son désaccord, que ce soit de manière verbale ou physique, et qu’elle avait de son plein gré accepté de subir un harcèlement sexuel de la part de P.J. en contrepartie de son soutien matériel.
16. La requérante ne forma pas de recours contre cette décision. Elle explique à cet égard que le procureur d’arrondissement lui aurait dit qu’il n’y avait pas d’éléments permettant d’accueillir un tel recours.
17. Le 23 novembre 2020, la requérante, pour la première fois représentée par un avocat, demanda au parquet municipal de réexaminer la conduite de la police et du parquet d’arrondissement, en invoquant l’article 12d § 1 de la loi no 283/1993 sur le parquet. Elle soutint que les agissements de P.J. étaient trop complexes et nombreux pour pouvoir constituer une seule infraction et que la police n’avait pas examiné les faits dans leur complexité, en tenant compte des paradoxes propres à une victimisation primaire (impuissance apprise, syndrome de Stockholm). Elle affirma également qu’elle n’avait jamais consenti à aucun rapport sexuel avec P.J. et qu’elle l’avait à maintes reprises prié de mettre fin à ses agissements. Selon elle, les autorités avaient notamment omis d’examiner la question de l’absence de consentement et le point de savoir si P.J. avait abusé de son incapacité de se défendre, au sens de l’article 185 § 1 du code pénal, ou de sa dépendance, au sens de l’article 186 § 2, compte tenu de l’autorité spirituelle qu’il avait exercée sur elle ; elles avaient également omis de rechercher d’autres victimes potentielles de P.J., en dépit des indications qui ressortaient des preuves recueillies.
18. Dans son rapport de réexamen du 20 janvier 2021, le parquet désapprouva les conclusions formulées dans la décision du 25 juillet 2017, et estima que l’enquête n’avait pas été suffisamment approfondie et que le classement de l’affaire avait été prématuré. Il reprocha à la police d’avoir négligé la question de la dépendance de la requérante et de ne pas avoir correctement apprécié les avis des experts. À la lumière de la jurisprudence récente de la Cour suprême (décisions no 8 Tdo 783/2017 du 20 septembre 2017 et no 6 Tdo 450/2017 du 27 septembre 2017), pour l’essentiel postérieure à la décision du 25 juillet 2017, et des nouvelles connaissances en victimologie, le parquet considéra que la requérante n’avait pas agi librement et que P.J. avait en l’espèce abusé de la dépendance de l’intéressée et de sa propre position, de sa crédibilité ou de son influence, au sens de l’article 186 § 2 du code pénal, qui définit la coercition sexuelle. Il conclut cependant qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer l’affaire au parquet d’arrondissement puisque le délai de prescription de cinq ans prévu pour l’infraction de coercition sexuelle était expiré.
19. Tout en admettant que les conclusions du parquet municipal lui avaient fourni une certaine satisfaction, la requérante les contesta, ainsi que celles de la police, par un recours constitutionnel dans lequel elle invoqua l’obligation, incombant à l’État au titre des articles 3 et 8 de la Convention, de réprimer l’imposition d’actes sexuels non consentis et de mener une enquête effective sur de tels faits. Elle soutint en particulier que les autorités auraient dû enquêter davantage sur l’absence de consentement plutôt que de rechercher les preuves de sa résistance physique, et que les atteintes portées par P.J. à son autonomie sexuelle auraient dû être qualifiées de viol puisqu’il y avait eu contrainte par la violence et par la menace d’une autre atteinte grave. Quant à l’infraction de coercition sexuelle, la requérante argua qu’en l’espèce un délai de prescription de quinze ans aurait dû être appliqué, en raison de l’atteinte grave à la santé qu’elle avait subie (elle mentionna à cet égard ses tentatives de suicide et la pension d’invalidité qui lui avait été accordée). Elle observa en outre que s’il avait été établi que P.J. avait commis une nouvelle infraction similaire ou plus grave avant l’expiration de ce délai de prescription, celui-ci aurait été interrompu.
20. Par la décision no IV. ÚS 707/21 du 12 octobre 2021, la Cour constitutionnelle estima que dans la mesure où le recours était dirigé contre la décision de la police du 25 juillet 2017, il était irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours, faute pour la requérante d’avoir saisi le parquet d’arrondissement. Rejetant le surplus du recours constitutionnel pour défaut manifeste de fondement, la Cour constitutionnelle souscrivit à l’avis du parquet municipal selon lequel qu’il n’y avait pas eu de violence en l’espèce, mais une autre forme de coercition. Elle releva cependant que l’infraction de coercition sexuelle était en l’espèce frappée de prescription. Selon la jurisprudence de la Cour suprême, il n’était en effet pas possible d’appliquer à l’infraction définie à l’article 186 § 2 du code pénal le délai de prescription de quinze ans, car l’article 186 § 5 b) associait une atteinte grave à la santé uniquement à l’infraction prévue à l’article 186 § 1 ; toute autre interprétation extensive était selon elle préjudiciable à l’auteur d’une telle infraction.
La cour nota par ailleurs que, en reconnaissant les manquements de la police qui avait classé l’affaire malgré l’existence d’éléments susceptibles de caractériser des faits de coercition sexuelle, le parquet municipal avait fourni une certaine satisfaction à la requérante.
2. les autres faits pertinents
21. Il ressort des observations du Gouvernement que le 10 juillet 2015, P.J. fut démis de ses fonctions paroissiales et que d’autres mesures restrictives furent prises à son encontre par l’évêque compétent, dont notamment une interdiction de prendre contact avec la requérante. Par ailleurs, dans une lettre de septembre 2018, l’évêque présenta ses excuses à la requérante.
22. Le 11 février 2022, se fondant sur la loi no 82/1998 sur la responsabilité de l’État, la requérante demanda à l’État des dommages‑intérêts au titre de la conduite irrégulière de la police ayant abouti à la décision du 25 juillet 2017 ainsi qu’au rapport du 20 janvier 2021. Le 5 septembre 2023 et le 24 janvier 2024, respectivement, le tribunal de première instance et la cour d’appel rejetèrent cette demande, considérant que la décision de la police du 25 juillet 2017 n’avait pas été annulée pour irrégularité (faute aussi pour la requérante de ne pas l’avoir contestée par un recours). La cour d’appel admit que l’État aurait pu être tenu responsable pour conduite irrégulière, à raison de l’ineffectivité de l’enquête constatée par la Cour constitutionnelle, mais releva cependant que, cette enquête ayant pris fin avec la décision de la police du 25 juillet 2017, c’était à la date de la notification de cette décision à la requérante que le délai de prescription de six mois prévu par la loi no 82/1998 avait commencé à courir. Elle en conclut que la demande introduite le 11 février 2022 était prescrite, et releva que cette exception n’était pas contra bonos mores puisque la requérante n’avait invoqué aucun motif concret qui l’aurait empêchée d’agir dans les délais.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERtinents
1. LE cadre JURIDIQUE interne
1. Le code pénal (loi no 140/1961) en vigueur jusqu’au 31 décembre 2009 et la jurisprudence y relative
23. L’article 241 § 1 donnait du viol (pour lequel l’article 67 § 1 c) prévoyait un délai de prescription de cinq ans, voire de douze ans s’il avait causé une atteinte grave à la santé de la victime) la définition suivante :
« Est passible d’une peine de deux à huit ans d’emprisonnement quiconque a recours à la violence ou à la menace de violence imminente pour contraindre (donutí) une autre personne à un rapport sexuel ou à un acte sexuel similaire, ou abuse de l’incapacité d’autrui de se défendre (bezbrannost) pour commettre un tel acte. »
24. Dans sa décision no 7Tdo 995/2010 du 1er septembre 2010, la Cour suprême avait relevé que la violence ou la menace de violence imminente caractérisaient seulement la première des deux modalités du viol définies à l’article 241 § 1, et que, dans la seconde modalité, cet élément était remplacé par l’abus de l’incapacité d’autrui de se défendre.
25. Dans sa décision no 3 Tdo 929/2011 du 24 août 2011, la Cour suprême avait indiqué qu’il y avait abus de l’incapacité de se défendre lorsque la victime se trouvait – sans que cet état eût été induit par l’agresseur – dans l’incapacité d’exprimer sa volonté au sujet d’un rapport sexuel avec l’agresseur, ou de résister aux agissements de ce dernier. Tel était le cas notamment lorsque la victime était inconsciente du fait d’un évanouissement, de la consommation d’alcool ou d’une maladie, lorsqu’elle dormait profondément, ou lorsqu’elle était incapable, sous l’influence de l’alcool ou de substances psychotropes, d’évaluer la situation et la conduite de l’agresseur. Était également considérée comme incapable de se défendre une personne dont l’état physique ne lui permettait pas de se défendre ou dont la maladie mentale l’empêchait de comprendre le sens des agissements de l’agresseur, ou encore une personne dont le manque de maturité ne lui permettait pas de saisir l’importance de la résistance à un rapport sexuel forcé.
26. Aux termes de l’article 243, les abus sexuels étaient définis comme suit :
« Est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de deux ans quiconque, abusant de la dépendance d’une personne de moins de 18 ans ou d’une personne se trouvant sous son contrôle, amène (přiměje) cette personne à avoir un rapport sexuel extra-conjugal ou commet un autre abus à caractère sexuel vis-à-vis de cette personne. »
27. Dans sa décision no 8 Tdo 1494/2009 du 29 septembre 2010, la Cour suprême avait indiqué qu’une personne se trouvait sous le contrôle de son agresseur lorsque celui-ci était censé la surveiller et veiller sur elle, tel un parent sur son enfant, un tuteur sur une personne dépourvue de capacité juridique, un éducateur ou un enseignant sur un élève, etc.
2. Le code pénal (loi no 40/2009) entré en vigueur le 1er janvier 2010 et la jurisprudence y relative
28. Le viol est défini à l’article 185 dans les termes suivants :
« 1. Est passible d’une peine de six mois à cinq ans d’emprisonnement quiconque a recours à la violence, à la menace de violence ou à la menace d’une autre atteinte grave pour contraindre autrui à un acte sexuel, ou abuse à cette même fin de l’incapacité de se défendre d’autrui.
2. Est passible d’une peine de deux à dix ans d’emprisonnement quiconque commet l’acte défini au paragraphe 1
a) pour contraindre autrui à un rapport sexuel ou à un autre acte sexuel comparable à un rapport sexuel ;
(...) »
Le délai de prescription est fixé à dix ans, et à quinze ans lorsque le viol a été commis pour contraindre autrui à un rapport sexuel ou à un acte sexuel comparable ou s’il a causé une atteinte grave à la santé de la victime.
29. Il ressort des décisions de la Cour suprême (no 11 Tdo 294/2014 du 26 mars 2014, no 6 Tdo 603/2018 du 30 mai 2018, no 8 Tdo 699/2021 du 4 août 2021 et no 7 Tdo 1023/2021 du 10 novembre 2021) que pour qu’il y ait « violence » au sens de l’article 185 § 1 du code pénal, il n’est pas nécessaire que la victime oppose une résistance physique manifeste, par exemple si l’agresseur ne lui en a pas laissé la possibilité, ou si la victime y a renoncé du fait de l’épuisement, de la peur ou de la détresse (beznadějnost). Il suffit que l’agresseur ait eu la possibilité de percevoir l’absence de consentement de la victime ; en effet, lorsque celle-ci est paralysée par le stress ou qu’un blocage psychologique ne lui permet pas de parler, son désaccord peut être exprimé de manière non verbale, par son attitude ou la position (passive, défensive) de son corps.
30. La nouvelle infraction de coercition sexuelle est définie à l’article 186 dans les termes suivants :
« 1. Est passible d’une peine de six mois à quatre ans d’emprisonnement, ou d’une peine d’interdiction d’activité, quiconque a recours à la violence, à la menace de violence ou à la menace d’une autre atteinte grave, pour contraindre autrui à se masturber, à se dénuder ou à avoir un autre comportement comparable, ou qui amène autrui à un tel comportement en abusant de son incapacité de se défendre.
2. Est passible d’une peine de six mois à quatre ans d’emprisonnement, ou d’une peine d’interdiction d’activité, quiconque abuse de la dépendance d’autrui ou de sa propre position et de la crédibilité ou de l’influence qui en résultent pour amener autrui à avoir un rapport sexuel, à se masturber, à se dénuder ou à avoir un autre comportement comparable.
(...)
5. (...) Est passible d’une peine de cinq à douze ans d’emprisonnement quiconque
a) commet l’acte défini au paragraphe 1 sur un enfant de moins de 15 ans, ou
b) cause par un tel acte une atteinte grave à la santé. »
Le délai de prescription est fixé à cinq ans pour les actes définis aux paragraphes 1 et 2, et à quinze ans en présence des circonstances mentionnées au paragraphe 5.
31. Dans sa décision no 3 Tdo 1296/2013 du 29 janvier 2014, la Cour suprême a distingué la notion d’« incapacité de se défendre », qui caractérise le viol et se définit comme la situation dans laquelle la victime n’est pas capable d’exprimer sa volonté au sujet d’un rapport sexuel avec l’agresseur ou n’est pas capable d’opposer une résistance à ses agissements, de la notion de « dépendance », qui caractérise la coercition sexuelle et se définit comme la situation dans laquelle la victime ne peut pas décider librement et se soumet à l’agresseur parce qu’elle dépend de lui dans une certaine mesure. L’abus d’une position et de la crédibilité ou de l’influence qui en résultent est une notion plus large puisqu’elle recouvre également les relations entre l’agresseur et la victime qui ne sont pas basées sur une situation de contrôle et dans lesquelles l’agresseur, du seul fait de sa position vis-à-vis de la victime, suscite la confiance de celle-ci ou a de l’autorité sur elle et en abuse pour obtenir des contacts sexuels.
Ont été considérées comme telles les relations entre un guérisseur et sa patiente, un médecin-chef de clinique et son assistante personnelle (décision no 8 Tdo 1415/2013 du 17 juillet 2014), un coach d’athlétisme et la personne coachée (décision no 8 Tdo 783/2017 du 20 septembre 2017), un curé catholique et une paroissienne ou une sacristaine (décision no 6 Tdo 450/2017 du 27 septembre 2017).
3. Le projet de réforme de la législation pénale
32. Récemment, un amendement au code pénal a été adopté par le législateur tchèque, portant une nouvelle définition du viol qui entrera en vigueur en janvier 2025. Celle-ci abandonne la conception du viol comme rapport sexuel forcé et l’appréhende comme un rapport sexuel non consenti (selon l’approche « non c’est non »). Une nouvelle infraction d’agression sexuelle couvrira les atteintes sexuelles sans pénétration.
4. La loi no 283/1993 sur le parquet
33. Selon l’article 12d, il incombe au parquet supérieur de superviser les actes des parquets inférieurs relevant de sa juridiction territoriale et de leur donner des instructions écrites sur le traitement des affaires.
2. le droit international pertinent
34. La Cour renvoie aux textes mentionnés dans les arrêts J.L. c. Italie (no 5671/16, §§ 63-69, 27 mai 2021) et Z c. République tchèque (no 37782/21, §§ 30-34, 20 juin 2024), en particulier à la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 7 avril 2011 et entrée en vigueur le 1er août 2014 à l’égard des dix premiers États l’ayant ratifiée. La République tchèque a signé la Convention d’Istanbul le 2 mai 2016 mais ne l’a pas ratifiée à ce jour.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 3 et 8 DE LA CONVENTION
35. La requérante se plaint de l’interprétation restrictive par les autorités des éléments constitutifs des infractions de viol et d’abus sexuels prévues par le code pénal no 140/1961 et de ce que ce cadre juridique était insuffisant pour punir effectivement les délits sexuels dont elle allègue avoir été la victime, ainsi que du défaut d’enquête effective sur ses allégations d’agressions sexuelles.
36. Elle invoque les articles 3 et 8 de la Convention, qui sont libellés comme suit dans leurs parties pertinentes :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des ...traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...). »
1. Sur la recevabilité
37. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, relevant que la requérante a omis de former un recours contre la troisième décision de classement de l’affaire, datée du 25 juillet 2017 (paragraphe 16 ci‑dessus), qui est à l’origine de l’atteinte alléguée. Il expose qu’au moment considéré, le délai de prescription prévu pour l’infraction de coercition sexuelle n’était pourtant pas encore expiré et que les doutes que la requérante prétend avoir eus quant aux chances de succès de ce recours ne la dispensaient pas de l’obligation de l’exercer, ce d’autant moins qu’elle disposait selon lui d’autres recours en cas d’échec et que la jurisprudence de la Cour suprême avait évolué dans un sens favorable aux victimes en septembre 2017 (paragraphe 31 in fine ci-dessus). Le Gouvernement observe que, dans ces conditions, la Cour constitutionnelle n’a eu d’autre choix que de rejeter cette partie du recours constitutionnel de la requérante pour non-épuisement.
38. Le Gouvernement soutient en outre qu’une demande en dommages‑intérêts présentée contre l’État sur le fondement de la loi no 82/1998 constituait également un recours effectif mais que la requérante a omis de l’exercer dans le délai imparti (paragraphe 21 ci-dessus).
39. La requérante maintient que le recours contre la décision de la police, bien qu’effectif en général, ne l’était pas dans les circonstances particulières de sa cause puisque, allègue-t-elle, le procureur lui avait dit qu’il était voué à l’échec (paragraphe 16 ci-dessus). Elle ajoute que sa santé mentale et sa capacité à affronter les autorités avaient à l’époque été ébranlées par les agissements de P.J. Elle précise qu’en tout état de cause, sa requête devant la Cour ne vise pas directement la décision de la police mais les décisions du parquet municipal et de la Cour constitutionnelle.
40. La Cour observe, en premier lieu, que la requérante a dûment soulevé ses griefs devant les autorités nationales, ne serait-ce qu’au travers de son recours contre la deuxième décision de classement de l’affaire (paragraphe 13 ci-dessus) et de sa demande de réexamen du 23 novembre 2020 (paragraphe 17 ci-dessus). Il y avait en l’espèce des indices suffisamment clairs pour donner à penser que l’intégrité physique et l’autonomie sexuelle de la requérante étaient en jeu, ce qui avait fait naître pour les autorités une obligation d’agir d’office (voir, mutatis mutandis, D.K. c. Italie, no 14260/17, § 77, 1er décembre 2022).
41. La Cour constate également que la demande de réexamen d’une affaire pénale au sens de l’article 12d de la loi no 283/1993 (paragraphe 33 ci‑dessus) n’est soumise à aucun délai et que le parquet municipal a donné suite à celle formée par la requérante, sans lui reprocher de ne pas avoir d’abord saisi le parquet d’arrondissement. En effet, dans son rapport du 20 janvier 2021, le procureur municipal a admis que l’enquête précédente n’avait pas été suffisamment approfondie et que le classement de l’affaire avait été prématuré (paragraphe 18 ci-dessus). Pour ce faire, il s’est néanmoins référé – tout comme le fait le Gouvernement devant la Cour (voir paragraphe 37 ci‑dessus) – à la jurisprudence de la Cour suprême postérieure à la décision de la police du 25 juillet 2017.
42. À cet égard, la Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies contenue dans l’article 35 de la Convention n’exige pas l’exercice préalable d’un recours interne dont l’efficacité n’est apparue qu’en raison d’une évolution de la jurisprudence postérieure aux faits (Ciobanu c. Roumanie (déc.), no 29053/95, 20 avril 1999). Dans la présente affaire, il n’a pas été allégué par le gouvernement défendeur que la législation ou la jurisprudence internes telles qu’elles existaient au moment de l’adoption de la décision du 25 juillet 2017 auraient offert à la requérante un recours effectif contre le classement de son affaire, prononcé pour la troisième fois. En tout état de cause, la Cour relève que la dernière autorité ayant statué en l’affaire, le 12 octobre 2021, était la Cour constitutionnelle. Celle-ci a examiné l’affaire au fond, du moins en partie, entérinant la conclusion qu’il n’y avait pas eu de violence en l’espèce et que P.J. ne pouvait plus être poursuivi pour les actes allégués par la requérante.
43. Quant à la demande en dommages-intérêts évoquée par le Gouvernement (paragraphe 38 ci-dessus), la Cour estime que même à supposer qu’un recours indemnitaire civil puisse être considéré comme suffisant dans des affaires portant sur l’absence de réponse adéquate des autorités à des allégations de viol (voir, mutatis mutandis, Daugaard Sorensen c. Danemark, no 25650/22, § 52, 15 octobre 2024, non définitif, et la jurisprudence qui y est citée), cette voie de recours ne s’est pas avérée effective en l’espèce. En effet, la demande de la requérante a été rejetée pour prescription (paragraphe 21 ci-dessus), sans que les événements postérieurs au classement de l’affaire par la police, notamment le rapport du parquet du 20 janvier 2021 et la décision ultérieure de la Cour constitutionnelle, aient été suffisamment pris en compte.
44. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tenant à un supposé non‑épuisement des voies de recours internes.
45. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Observations des parties
a) La requérante
46. La requérante considère que l’enquête menée en l’espèce n’a pas été suffisamment approfondie, notamment parce que les autorités n’ont pas vérifié des informations relatives à d’autres victimes potentielles de P.J., ce qui a eu un impact à la fois sur l’appréciation de la crédibilité de ses déclarations et sur l’écoulement du délai de prescription. La requérante relève également que le fait que plusieurs rapports d’expertise avaient été établis sur sa santé n’est pas un gage de diligence, étant donné qu’au lieu de répondre clairement aux questions posées et d’élucider les aspects pertinents, les experts ont créé de la confusion, causé pour elle une victimisation secondaire et contribué à l’allongement de la durée de l’enquête.
47. De l’avis de la requérante, la raison pour laquelle P.J. n’a pas été poursuivi tient à la manière dont la loi a été appliquée en l’espèce. Elle relève qu’en effet, bien qu’elles aient constaté qu’elle et sa famille étaient dépendantes du soutien matériel de P.J., les autorités n’ont pas pris en compte son incapacité (d’ordre psychiatrique) de se défendre, et n’ont identifié ni violence, ni coercition, ni menace d’atteinte grave ni absence de consentement. En réponse à l’argument du Gouvernement concernant la nature de sa relation avec P.J. (paragraphe 52 ci-dessous), la requérante soutient que le déséquilibre des pouvoirs et le rapport de soumission existant entre eux n’ont pas été dûment pris en compte par les autorités dans leur application de la loi en l’espèce.
48. La requérante s’oppose également à l’argument du Gouvernement selon lequel c’est seulement la jurisprudence de la Cour suprême telle qu’elle a évolué après le classement de son affaire qui a permis aux autorités de qualifier les agissements de P.J. de coercition sexuelle (paragraphe 51 ci‑dessous in fine). Selon elle, afin de satisfaire à leur obligation d’incriminer tous les actes sexuels non consentis, les autorités auraient dû parvenir à une telle interprétation en application de la jurisprudence de la Cour, en particulier de l’arrêt M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, CEDH 2003‑XII), sans attendre l’évolution de la pratique de la Cour suprême. Elle maintient par ailleurs que la qualification de coercition sexuelle (infraction introduite au 1er janvier 2010) ne vaudrait que pour les actes commis par P.J. entre 2010 et 2014, alors que les agissements commis entre 2002 et 2009 auraient dû être qualifiés notamment de viol au sens de l’ancien code pénal, cette infraction n’étant pas encore prescrite au moment du réexamen de l’affaire par le parquet en 2020. Elle soutient également que la Cour suprême a récemment admis qu’il était possible d’appliquer le délai de quinze ans lorsque le délit de coercition sexuelle était accompagné d’une atteinte grave à la santé.
49. La requérante conteste enfin que certaines constatations des autorités lui aient apporté une satisfaction partielle (paragraphe 54 ci-dessous). Elle relève à cet égard que les autorités pénales ont conclu, malgré tout, que le comportement de P.J. n’était pas suffisamment grave pour être constitutif d’un viol, et que les autorités religieuses ont rejeté tous ses griefs et n’ont informé le public ni de leurs conclusions ni des restrictions imposées à P.J.
b) Le Gouvernement
50. Concernant le cadre juridique, le Gouvernement est d’avis que, étant donné que les États jouissent d’une large marge d’appréciation en la matière, ils ne sont pas forcément tenus de s’acquitter de leur obligation positive d’incriminer tous les actes sexuels non consentis sous une seule et même infraction (typiquement le viol). Il fait valoir que la situation en République tchèque évolue néanmoins dans le sens de l’incrimination d’un plus large spectre d’atteintes sexuelles, avec des délais de prescription plus longs, c’est‑à‑dire vers une amélioration de la capacité des autorités à dûment réagir à ces atteintes. Il expose que celles-ci sont actuellement poursuivies au travers des infractions de viol et de coercition sexuelle, dont aucune n’exige nécessairement que leur auteur eût employé la violence. Selon lui, il ressort par ailleurs de la jurisprudence de la Cour suprême que, pour conclure à l’existence de violence au sens de l’article 185 § 1 du nouveau code pénal, il n’est pas nécessaire que la victime ait opposé une résistance physique manifeste mais il suffit que l’auteur des faits ait pu percevoir l’absence de consentement de la victime (paragraphe 29 ci-dessus). Le Gouvernement ajoute que la coercition sexuelle au sens de l’article 186 § 2 est elle aussi définie par un abus, de la part de l’auteur des faits, de sa position et de la crédibilité ou de l’influence qui en résultent, et peut ainsi couvrir la relation entre un prêtre et une paroissienne (paragraphes 30-31 ci-dessus).
51. Pour ce qui est de l’enquête menée en l’espèce, le Gouvernement soutient qu’elle a été ouverte promptement et conduite avec diligence. Il note qu’un grand nombre de personnes ont été interrogées, dont la requérante, ses proches et l’auteur présumé, et que plusieurs rapports d’expertise ont été établis concernant l’état psychique de la requérante et l’impact qu’ont eu sur elle les agissements de P.J., sans qu’aucun trouble particulier ne soit observé chez elle. Il rappelle que les preuves recueillies n’ont pas permis de conclure à un viol, étant donné que P.J. n’avait pas usé de violence ni de menace de violence et qu’il n’avait pas davantage abusé de l’incapacité de la requérante de se défendre. Il observe en revanche que, contrairement à la conclusion à laquelle la police a abouti dans sa décision de juillet 2017, le parquet municipal a estimé, en janvier 2021, que P.J. avait pu se rendre coupable de coercition sexuelle (paragraphe 18 ci-dessus) et il rappelle que, pour parvenir à cette conclusion, le parquet s’est fondé sur la jurisprudence de la Cour suprême datant de septembre 2017, qui est donc apparue seulement après le classement de l’affaire par la police.
52. Par ailleurs, le Gouvernement invite la Cour à prendre en compte la nature très spécifique de la relation entre P.J. et la requérante, c’est-à-dire entre un prêtre et une personne croyante (majeure et jouissant de la pleine capacité juridique), qui distingue la présente affaire de celles examinées par la Cour jusqu’à présent. Il estime en effet que le fait que la requérante se fût sentie sous l’emprise de P.J. en tant qu’autorité spirituelle était une manifestation de sa liberté de religion, qu’elle exerçait de son plein gré, et il considère qu’il n’appartient ni aux autorités internes ni à la Cour d’apprécier si et dans quelle mesure la requérante avait été réellement soumise, au sens religieux du terme, à son « père spirituel » (sur ce point, le Gouvernement se réfère à Skugar et autres c. Russie (déc.), no 40010/04, 3 décembre 2009). Il ajoute que certains arguments formulés par la requérante quant au déséquilibre des pouvoirs dans leur relation laisseraient entendre que tout acte sexuel entre un prêtre et une personne croyante serait nécessairement non consenti et devrait donc constituer une infraction, ce qu’il ne peut accepter.
53. En ce qui concerne les délais de prescription, le Gouvernement rappelle qu’ils visent entre autres à mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives et à empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus longtemps auparavant (à cet égard, le Gouvernement cite Pagès et Henry c. France (déc.), nos 8065/04 et 8068/04, 3 novembre 2009). Il relève également qu’un rétablissement de la responsabilité pénale postérieurement à l’expiration du délai de prescription serait incompatible avec les principes fondamentaux de légalité et de prévisibilité consacrés par l’article 7 de la Convention (le Gouvernement se réfère à l’Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande no P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, § 77, 26 avril 2022).
54. Le Gouvernement estime enfin que le raisonnement adopté par le parquet municipal a fourni à la requérante une certaine satisfaction. Il mentionne également des mesures prises à l’encontre de P.J. par les autorités ecclésiastiques, qui ont démis P.J. de ses fonctions paroissiales et lui ont interdit de prendre contact avec la requérante. Il ajoute que, par ailleurs, dans une lettre de septembre 2018, l’évêque concerné a présenté ses excuses à la requérante (paragraphe 21 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
55. La Cour rappelle d’emblée que le viol et les agressions sexuelles graves s’analysent en des traitements entrant dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention et mettant également en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention (Y c. Bulgarie, no 41990/18, §§ 63-64, 20 février 2020 et les affaires qui y sont citées). Conformément à cette jurisprudence, elle estime que les faits d’agression sexuelle allégués par la requérante sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, et que les griefs soulevés par elle peuvent être examinés conjointement sur le terrain des articles 3 et 8 de la Convention.
a) Principes généraux
56. La Cour note que les principes généraux applicables en la matière ont été énoncés, en particulier, dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, §§ 149-152, CEDH 2003‑XII). Elle rappelle notamment que les obligations positives qui pèsent sur les États en vertu des articles 3 et 8 de la Convention comportent l’obligation d’adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant de manière effective tout acte sexuel non consenti, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique (M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 59, 15 mars 2016, Z c. Bulgarie, no 39257/17, § 67, 28 mai 2020, et J.L. c. Italie, no 5671/16, § 117, 27 mai 2021), et d’appliquer effectivement ces dispositions au travers d’enquêtes et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 153 et 166, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 55, 2 mai 2017).
57. En effet, les obligations positives inhérentes aux articles 3 et 8 de la Convention commandent en premier lieu l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de protéger adéquatement les individus contre les atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment, pour des actes aussi graves que le viol, par l’adoption de dispositions pénales efficaces et leur application effective en pratique (M.C. c. Bulgarie, précité, § 150, et J.L. c. Italie, précité, § 118).
58. S’agissant de cette obligation matérielle, la Cour a admis dans son arrêt M.C. c. Bulgarie (précité, § 154) que les États jouissent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne les moyens de garantir une protection adéquate contre le viol. Elle a constaté dans ce contexte que l’exigence selon laquelle la victime doit résister physiquement n’avait plus cours dans la législation des pays européens et que si, dans beaucoup de ces pays, la définition du viol mentionnait toujours l’emploi de la violence ou de menaces de violence par l’agresseur, la jurisprudence et la doctrine considéraient plutôt l’absence de consentement, et non pas l’usage de la force, comme l’élément constitutif de l’infraction de viol. La Cour s’est donc dite convaincue que toute approche rigide de la répression des infractions à caractère sexuel, qui consisterait par exemple à exiger dans tous les cas la preuve qu’il y a eu résistance physique, risquait d’aboutir à l’impunité des auteurs de certains types de viol et par conséquent de compromettre la protection effective de l’autonomie sexuelle de l’individu. Conformément aux normes et aux tendances contemporaines en la matière, dont celle consistant à considérer l’absence de consentement comme l’élément constitutif essentiel du viol et des violences sexuelles, la Cour a donc conclu que les États avaient l’obligation d’incriminer et de réprimer effectivement tout acte sexuel non consenti, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique (ibidem, §§ 157-166).
59. La Cour rappelle ensuite que les articles 3 et 8 de la Convention mettent également à la charge des États une obligation positive procédurale. Ainsi, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à ces dispositions, les autorités nationales doivent mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et, le cas échéant, la punition des personnes responsables. Il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procédure pénale se solde par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes, pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux (voir, parmi d’autres, J.L. c. Italie, précité, § 118, et N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 96, 9 février 2021).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
60. La Cour observe tout d’abord qu’à l’époque à laquelle les faits dénoncés par la requérante ont été commis, à savoir entre 2002 et 2014, les atteintes sexuelles ont d’abord été poursuivies sous le chef de viol ou d’abus sexuel, définis par la loi no 140/1961 (l’ancien code pénal), puis, à partir de l’entrée en vigueur, au 1er janvier 2010, de la loi no 40/2009 (le nouveau code pénal), sous le chef de viol ou de coercition sexuelle. Selon les deux codes, le viol pouvait être commis soit par le recours à la violence, à la menace de violence imminente ou, depuis le 1er janvier 2010, à la menace d’une autre atteinte grave, soit en abusant de l’incapacité de la victime de se défendre (paragraphes 23 et 28 ci‑dessus). La coercition sexuelle était caractérisée par un abus de la dépendance de la victime, ou de la position, de la crédibilité ou de l’influence de l’auteur de l’infraction (paragraphe 30 ci-dessus).
61. La Cour note à cet égard que, dans sa requête devant la Cour, la requérante ne met pas explicitement en cause le texte de la loi mais conteste la manière dont celle-ci a été appliquée en l’espèce (paragraphes 35, 47 et 48 ci-dessus). Elle soutient en particulier que l’absence de consentement de sa part ainsi que le déséquilibre des pouvoirs et le rapport de soumission entre elle et P.J. n’ont pas été dûment pris en compte par les autorités. Elle affirme également que la qualification de coercition sexuelle, finalement retenue par le parquet municipal, ne saurait concerner que les actes commis par P.J. entre 2010 et 2014 (après l’entrée en vigueur du nouveau code pénal), tandis que les agissements commis par celui-ci entre 2002 et 2009 auraient dû être qualifiés notamment de viol au sens de l’ancien code pénal (paragraphes 17, 47 et 48 ci-dessus).
62. Pour la Cour, il s’agit en l’espèce de déterminer si les autorités ont agi en conformité avec leurs obligations positives, telles qu’elles découlent des articles 3 et 8 de la Convention, pour assurer à la requérante une protection effective contre les actes sexuels non consentis qu’elle affirme avoir subis. Il lui appartient donc d’examiner si, comme le soutient la requérante, l’approche retenue par les autorités pour l’interprétation des faits et du cadre juridique dans la présente affaire a été défaillante au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient à l’État défendeur.
63. La Cour observe que la police et le parquet d’arrondissement ont en l’espèce conclu qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre P.J. pour viol puisqu’il n’avait pas agi avec l’intention de forcer la requérante à avoir un rapport sexuel, considérant que celle-ci n’ayant pas été capable d’exprimer clairement son désaccord et d’opposer une résistance suffisamment intense pour être perçue comme sérieuse ; selon la police, la requérante avait préféré subir un « harcèlement sexuel » de la part de P.J. plutôt que de refuser son soutien financier et matériel (paragraphes 10, 12 et 13 ci-dessus). Pour les mêmes raisons, la police a écarté la possibilité que P.J. se fût rendu coupable de coercition sexuelle (paragraphe 15 ci-dessus).
64. La Cour note ensuite que, après que la police eut classé l’affaire sans suite pour la troisième fois, le parquet municipal a admis qu’une telle décision était prématurée et que l’enquête n’avait pas été suffisamment approfondie (paragraphe 18 ci-dessus). Reconnaissant que la requérante n’avait pas agi librement, le procureur a reproché à la police de ne pas avoir dûment enquêté sur les éléments constitutifs de l’infraction de coercition sexuelle, à savoir la situation de dépendance de la requérante et l’abus par P.J. de sa propre position, de sa crédibilité ou de son influence. Le procureur n’a cependant pas renvoyé l’affaire à la police afin qu’elle procède à un complément d’enquête, au motif que l’infraction de coercition sexuelle était en tout état de cause prescrite. Il n’a pas non plus examiné, malgré les arguments présentés par la requérante en ce sens, si une infraction plus grave avait été commise, comme le viol, pour lequel la loi prévoyait un délai de prescription plus long.
65. La requérante soutenait en l’espèce que les autorités avaient interprété la notion de résistance de manière trop restrictive et qu’elles auraient dû retenir la qualification de viol au moins pour certains agissements de P.J. Elle avançait à cet égard plusieurs éléments, dont le fait que P.J. l’avait à plusieurs occasions enfermée à clé pour la contraindre à avoir un rapport sexuel, qu’il lui avait tenu les bras et lui avait mis un mouchoir dans la bouche et qu’il lui avait fait du chantage en la menaçant de mettre fin au soutien matériel qu’il apportait à sa famille (paragraphes 6 et 14 ci-dessus). Elle alléguait qu’elle s’était défendue d’abord physiquement, puis verbalement et en pleurant, mais que P.J. avait abusé de sa vulnérabilité et de sa dépendance.
66. La Cour relève que, bien que la crédibilité desdites déclarations de la requérante n’ait pas été mise en cause et bien que la police ait admis que la requérante eût pu se sentir victime d’abus sexuels ou d’un « harcèlement sexuel », ce constat ne l’a pas amenée à enquêter davantage sur les éléments sérieux et concrets présentés par celle-ci à l’appui de ses allégations de viol et à approfondir son analyse des faits dénoncés. En particulier, la police n’a pas suffisamment examiné la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure, la requérante se trouvait dans une situation de vulnérabilité particulière et de dépendance vis-à-vis de P.J. Les autorités ne semblent pas non plus avoir prêté attention à la manière dont les rapports entre la requérante et P.J. avaient évolué dans le temps, jugeant les premiers actes auxquels la requérante se disait clairement opposée à l’aune de ceux survenus ultérieurement (paragraphes 6 et 13 ci-dessus). Puis, se contentant de constater que la requérante n’avait pas été capable, en raison de son caractère et de son instabilité émotionnelle, de lui signifier son désaccord, elles ont conclu que sa résistance n’avait pas été suffisamment intense pour pouvoir être prise en compte.
67. De l’avis de la Cour, cette approche, exigeant que la victime oppose une résistance physique dans les cas de viol, traduit une prise en compte insuffisante des situations de consentement invalide pour cause d’abus de vulnérabilité et, de manière plus générale, de la réaction psychologique des victimes d’agressions sexuelles (voir Z c. République tchèque, no 37782/21, § 58, 20 juin 2024). Il ressort pourtant du dossier que c’est à la lumière de cette interprétation restrictive des éléments constitutifs de l’infraction de viol tels que définis par la loi no 140/1961 et interprétés par la jurisprudence existante à l’époque des faits (paragraphe 25 ci-dessus) que les autorités chargées de l’enquête ont décidé de classer l’affaire, sans avoir tenu compte de la nécessité d’incriminer et de réprimer les actes sexuels non consentis lors desquels la victime ne montre pas de signes de résistance (voir notamment M.C. c. Bulgarie, précité).
68. La Cour note que les autorités nationales ne semblent pas non plus avoir pris en compte la jurisprudence plus récente de la Cour suprême concernant les infractions de viol et de coercition sexuelle telles que prévues depuis 2010 par le nouveau code pénal (paragraphes 29 et 31 ci-dessus). Celle-ci a admis, dès 2014, qu’il n’est pas nécessaire que la victime d’un viol oppose une résistance physique ou verbale, et qu’elle peut y renoncer du fait de l’épuisement, de la peur ou de la détresse ou lorsqu’elle a un blocage psychologique. Elle a également dit que la notion de « dépendance », qui caractérise la coercition sexuelle, traduit une situation dans laquelle la victime ne peut pas décider librement et se soumet à l’agresseur parce qu’elle dépend de lui. Il apparaît pourtant que ce sont précisément des questions de cet ordre qui étaient au cœur de la présente affaire, et que c’est sur ces points que l’enquête a été jugée insuffisante par le parquet municipal (paragraphes 18 et 64 ci‑dessus).
69. Pour la Cour, les autorités ont ainsi omis de procéder à une évaluation contextuelle de la crédibilité des déclarations faites par la requérante qui aurait pris en compte l’évolution de ses relations avec P.J. et une situation décrite par la victime comme caractérisée d’abord des rapports forcés, puis par une sorte de résignation (paragraphe 6 ci-dessus). Elles n’ont pas non plus dûment analysé l’effet de toutes les circonstances environnantes, dont l’état psychologique, les tentatives de suicide (ibidem) et la détresse matérielle de la requérante, autant d’éléments leur permettant d’avoir connaissance de la vulnérabilité particulière de celle-ci. Même le parquet municipal, qui a reconnu que les agissements de P.J. auraient pu être considérés comme de la coercition sexuelle, s’est fondé sur les résultats d’une enquête qu’il avait qualifiée d’incomplète.
70. Il s’ensuit que, compte tenu à la fois du cadre juridique en vigueur à l’époque des faits et de l’application qui en a été faite en l’espèce, l’approche adoptée dans la présente affaire par les autorités nationales n’était pas à même de garantir à la requérante une protection appropriée. De ce fait, la Cour estime que l’État défendeur a manqué à ses obligations positives qui lui imposaient, du moins depuis l’adoption en 2003 de l’arrêt M.C. c. Bulgarie (précité), d’appliquer effectivement un système pénal apte à réprimer les actes sexuels non consentis allégués par la requérante. Elle rappelle à cet égard qu’elle n’est pas appelée à statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (voir M.C. c. Bulgarie, précité, § 168) et que son constat ci-dessus ne saurait donc être interprété comme un avis sur la culpabilité de P.J. ou comme un appel à la réouverture de l’enquête en l’espèce.
71. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
73. La requérante demande 30 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi notamment en raison de la souffrance et de la détresse qu’ont provoquées chez elle les agissements de P.J. et l’absence de poursuites contre lui. Elle note à cet égard qu’elle a tenté de se suicider, qu’elle n’est pas capable de mener une vie normale et qu’elle perçoit une pension d’invalidité.
74. Le Gouvernement soutient que, pour être équitable, la somme allouée à ce titre devrait refléter à la fois la gravité des violations constatées et la jurisprudence pertinente.
75. La Cour estime que la requérante a subi un dommage moral certain en raison des violations constatées de ses droits garantis par les articles 3 et 8 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 25 000 EUR pour dommage moral.
2. Frais et dépens
76. La requérante affirme que son avocat a consacré 251 heures de travail à son affaire, et qu’elle n’est pas en mesure de payer les honoraires correspondants. Elle soumet deux factures pour frais de représentation légale devant la Cour, dont le total s’élève à 55 000 CZK (environ 2 200 EUR), TVA incluse, ainsi qu’un contrat de novembre 2020 selon lequel, en l’absence d’assistance juridique allouée par l’État, elle devra payer à son avocat 25 % de l’indemnisation obtenue ou, à défaut, 2 000 CZK par heure de travail. Elle réclame en définitive 9 822 EUR au titre des frais et dépens.
77. Le Gouvernement prétend que la requérante n’a pas détaillé ni étayé sa demande par les justificatifs pertinents, comme l’impose l’article 60 § 2 du règlement de la Cour, et qu’elle n’a pas non plus soumis de document attestant qu’elle avait bien versé la somme en question à son avocat ou qu’elle était tenue de la lui verser.
78. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
79. En l’espèce, la requérante a signé un contrat avec son avocat qui définit les conditions de rémunération de celui-ci ainsi que son tarif horaire (voir, mutatis mutandis, Spišák c. République tchèque, no 13968/22, § 91, 20 juin 2024). Elle a également présenté deux factures exigibles. Compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 4 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par elle sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Mattias Guyomar
Greffier Président