La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

15/10/2024 | CEDH | N°001-237288

CEDH | CEDH, AFFAIRES GADZHIYEV ET GOSTEV c. RUSSIE, 2024, 001-237288


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GADZHIYEV ET GOSTEV c. RUSSIE

(Requêtes nos 73585/14 et 51427/18)

ARRÊT


Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire de révocation imposée à un employé du métro de Moscou, membre d’un syndicat, à la suite de ses déclarations aux médias relatives à la sécurité du métro • Absence de divulgation d’information confidentielle • Distinction de ce cas des situations de lanceurs d’alerte • Intérêt public des déclarations • Absence de motivations malveillantes • Déclarations non offensantes o

u ayant constitué une attaque personnelle gratuite envers autrui • Déclarations pour attirer l’attention du public s...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GADZHIYEV ET GOSTEV c. RUSSIE

(Requêtes nos 73585/14 et 51427/18)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire de révocation imposée à un employé du métro de Moscou, membre d’un syndicat, à la suite de ses déclarations aux médias relatives à la sécurité du métro • Absence de divulgation d’information confidentielle • Distinction de ce cas des situations de lanceurs d’alerte • Intérêt public des déclarations • Absence de motivations malveillantes • Déclarations non offensantes ou ayant constitué une attaque personnelle gratuite envers autrui • Déclarations pour attirer l’attention du public sur les conditions de sécurité de travail des employés du métro et sur celles de ses usagers afin d’améliorer les conditions de travail au sein de l’entreprise • Absence de dommage quelconque à l’employeur du requérant • Sanction infligée la plus sévère prévue par le droit du travail • Possibles conséquences néfastes sur la carrière de l’intéressé et sur sa possibilité de retrouver un emploi • Effet dissuasif sur les autres employés du secteur • Ingérence non nécessaire dans une société démocratique

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

15 octobre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gadzhiyev et Gostev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Diana Kovatcheva, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 73585/14 et 51427/18) dirigées contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, respectivement MM. Salikh Nabiyevich Gadzhiyev, et Nikolay Sergeyevich Gostev (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief tiré des articles 10 et 11 de la Convention,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur en ce qui concerne la requête no 51427/18 et celles communiquées par les requérants,

les commentaires reçus des organisations non gouvernementales International Trade Union Confederation (ITUC) et European Trade Union Confederation (ETUC), que le président de la chambre avait autorisées à se porter tierces intervenantes,

la décision du président de la chambre de désigner l’un des juges élus de la Cour pour siéger en tant que juge ad hoc, en appliquant par analogie l’article 29 § 2 du règlement de la Cour (Kutayev c. Russie, no 17912/15, §§ 5-8, 24 janvier 2023),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requérants allèguent que les mesures disciplinaires prises à leur encontre ont porté une atteinte disproportionnée à leur droit à la liberté d’expression. Est en jeu l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant M. Salikh Nabiyevich Gadzhiyev est né en 1956 et réside à Makhachkala (République du Daghestan). Il est représenté par le centre des droits de l’homme Memorial de Moscou. Le requérant M. Nikolay Sergeyevich Gostev est né en 1971 et réside à Moscou. Il est représenté par Me Yuliya Ostrovskaya, avocate dans cette même ville.

3. Le Gouvernement a été représenté d’abord par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.

4. Les requérants ont en commun d’avoir dénoncé des défaillances dans les services de la police ou du métro et d’avoir subi, pour avoir attiré l’attention du public sur ces défaillances, des mesures qu’ils estiment leur avoir été préjudiciables, telles que la révocation ou le licenciement.

1. En ce qui concerne M. Gadzhiyev

5. Le requérant M. Gadzhiyev, colonel de police à la garde extra‑départementale du ministère de l’Intérieur du Daghestan, en service depuis 1978, attira l’attention sur le problème de la corruption au sein des forces de police de la région. En particulier, en 2004, il créa une organisation au sein de la police « Officiers contre la corruption ». Le requérant affirme qu’en 2010, il fut reçu par les hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur de la république du Daghestan, attirant leur attention sur le problème de la corruption au sein de ce ministère. Selon le requérant, ces rencontres ne donnèrent aucun effet, l’obligeant à s’adresser au président du Conseil pour les droits de l’homme et la société civile auprès du Président russe, M. Fedotov, afin d’organiser une rencontre avec le ministre fédéral de l’Intérieur. Dans l’attente de cette rencontre, le requérant et ses collègues donnèrent des interviews à Moscou à plusieurs médias, notamment une conférence de presse organisée par l’organisation non gouvernementale Memorial et des interviews accordées à la chaîne de télévision Dojd et au journal Izvestia, décrites ci-dessous.

6. La conférence de presse en question eut lieu le 1er mars 2013. Le requérant s’y exprima comme suit :

« Les mesures préventives de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme au Daghestan sont quasiment inexistantes. Elles sont tout simplement absentes. Des actions préventives doivent être entreprises à destination des jeunes. La corruption au sein du ministère de l’Intérieur n’est un secret pour personne. Le président russe Medvedev a dit au président de la République du Daghestan : « Cessez de trafiquer des postes ». Cela s’applique également au ministère de l’Intérieur de la République du Daghestan. Si nous voulons regagner le respect de la population envers les forces de l’ordre, en particulier envers les agents de police, il est primordial de rétablir l’ordre au sein du département en purgeant le ministère de ceux qui non seulement se sont compromis eux-mêmes, mais aussi ont compromis l’intégrité de l’institution dans son ensemble.

(...) Je voudrais attirer l’attention des journalistes sur le fait que de nombreux policiers perdent la vie ou subissent des blessures en service, car les responsables sont mal préparés et ne dispensent pas de formation avant les opérations. Cela entraîne de lourdes pertes.

Nous sommes conscients de l’opinion du public selon laquelle tous les extrémistes et terroristes se trouvent au Daghestan. Nous tenons à préciser que ce n’est pas le cas (...) Nous sommes venus ici pour être entendus, pour que les médias puissent relayer notre message et pour que nous puissions nous adresser au ministre [fédéral] de l’Intérieur.

(...)

Le journaliste : Avez-vous des attentes particulières liées à l’arrivée du nouveau président [du Daghestan] ?

M. Gadzhiyev : Du fait de l’arrivée du nouveau président, des changements ont été opérés au sein du gouvernement (...) Nous constatons des évolutions positives, et elles sont très significatives. La population du Daghestan attendait depuis longtemps l’émergence d’une personnalité aussi honnête et aussi fiable, prête à s’attaquer aux problèmes dans toute la République (...) depuis les chefs d’administration jusqu’au ministre de l’Intérieur [du Daghestan], qui, à mon avis, manque de compétence. Ce ministre, pardonnez-moi ma franchise, je peux le dire en sa présence, n’est pas un véritable ministre ; c’est quelqu’un qui manipule les autres, défend ses propres intérêts et entretient des liens avec des structures commerciales enregistrées au nom d’autres personnes. Qui peut lui faire confiance, y compris au sein du [ministère] ? Nous espérons qu’avec l’arrivée du nouveau président de la République, le ministre [de l’Intérieur du Daghestan] sera remplacé. Nous espérons que [le nouveau ministre] sera un professionnel compétent et intègre.

Je souhaite énoncer les six points suivants.

Premier point : il est impératif de ramener dans un cadre légal les méthodes de lutte contre le crime clandestin.

Deuxième point : il faut éradiquer le phénomène destructeur de la corruption au sein de la police.

Troisième point : le ministère de l’Intérieur doit œuvrer à restaurer l’image de son administration.

Quatrième point : il est nécessaire d’instaurer à tous les niveaux le principe de responsabilité des hauts fonctionnaires pour les erreurs commises par leurs subordonnés.

Cinquième point : des inspections complètes des commissariats de police urbains et régionaux doivent être menées, avec la participation de spécialistes, d’experts du bureau central du ministère de l’Intérieur et de représentants de la société civile.

Enfin, il convient de renforcer le rôle du département des enquêtes internes au sein du ministère de l’Intérieur et de le retirer de la tutelle du ministre de l’Intérieur. Ce département combat la corruption, mais ce combat est sélectif et partial. »

7. L’article paru le 1er mars 2013 dans le quotidien national Izvestia sous le titre « Les Russes ne sont pas encore prêts à coopérer avec la police » expose que les Russes montrent une méfiance croissante envers la police, et leur volonté de coopérer avec les forces de l’ordre diminue, selon une enquête du Centre Levada commandée par la fondation « Verdict public ». En mars 2013, l’indice de confiance envers la police était de 7 points sur 100. Selon l’article, cette enquête contraste fortement avec celle du Fonds d’opinion publique (FOM) commandée par le ministère fédéral de l’Intérieur, qui indiquait une confiance croissante envers la police (54%). Les critiques principales des sondés du Centre Levada envers la police concernaient l’extorsion, la corruption, et la réaction inadéquate aux plaintes des citoyens. Près de la moitié des répondants étaient insatisfaits de la réactivité de la police, et un quart estimaient que les abus policiers et les détentions illégales devaient être éradiqués. L’article relatait l’opinion des défenseurs des droits de l’homme opérant au Caucase du Nord, ainsi que celle des policiers, estimant que la situation était encore pire que ce que relevaient les études. L’article cita le requérant qui avait fait la déclaration suivante :

« La situation dans les organes chargés de l’application des lois au Daghestan est critique. La police est opposée à la population et se dégrade de l’intérieur. Si l’on n’entreprend pas des efforts sérieux pour réformer en profondeur le ministère de l’Intérieur de la République, dans cinq ans, cette institution essentielle de l’État se sera définitivement dégradée. »

8. Le même jour, le 1er mars 2013, le ministre de l’Intérieur du Daghestan ouvrit une enquête disciplinaire à l’égard du requérant pour l’interview donnée à Izvestia.

9. Dans l’interview qu’il donna le 5 mars 2013 à la chaîne Dojd, M. Gadzhiyev, qui était accompagné d’un collègue, président du syndicat indépendant des policiers, M. Ch., expliqua que lui-même et son collègue avaient transmis un message au ministre par l’intermédiaire du médiateur fédéral des droits de l’homme. M. Ch. expliqua leurs motifs comme suit :

« En Daghestan, un mouvement d’officiers contre la corruption a été créé sur la base d’un syndicat indépendant des organes des affaires intérieures et du parquet, dirigé par Gadzhiev. Plus de 27 officiers de ce groupe ont été licenciés en utilisant divers prétextes, tels que l’âge limite, une prétendue réévaluation, des affaires pénales fictives. Les meilleurs sont partis, les professionnels ont été écartés de leurs postes. C’est une grande crise du personnel, et pendant une telle crise, les affaires pénales ne sont pas résolues. L’incompétence est compensée par la dissimulation des infractions. La situation criminogène dans la république a atteint son apogée. Nos appels sont des cris dans le désert, personne ne nous entend. Des représentants de Fedotov étaient en Daghestan et nous avons profité de cette occasion pour essayer, au moins à travers lui, de faire entendre notre voix au ministre [fédéral] l’Intérieur. Nos appels atteignent le service du ministère fédéral de l’Intérieur, d’où ils sont renvoyés au ministère de l’Intérieur du Daghestan, et ensuite, vers ceux mêmes contre qui nous portons plainte et qui se retournent contre nous. La pyramide de la corruption est si puissante que toutes nos plaintes sont retournées à ceux contre qui nous portons plainte. Ainsi, une lettre envoyée à Fedotov a été transférée du service du ministère [fédéral] de l’Intérieur à celui du Président, puis au secrétaire du Conseil de sécurité, qui l’a ensuite transmise au ministre de l’Intérieur [du Daghestan]. Et là, la pression a commencé ! En Daghestan, aujourd’hui, il n’est pas difficile de tirer ou de faire exploser n’importe quel employé et d’attribuer ce crime à un wahhabite, un extrémiste, etc. Il y a eu beaucoup de cas comme celui-ci. Un officier supérieur du département de la lutte contre le crime organisé est venu avec nous. Il a été licencié du ministère de l’Intérieur. Il a commencé la lutte contre la corruption il y a plus de 5-6 ans. Il a [par exemple] découvert un vol de 200 wagons avec 50-60 tonnes d’alcool. Cette affaire a été résolue, mais elle a été présentée comme un vol d’un seul wagon prétendument commis par un clochard. Voilà ce que le ministre doit savoir. Et ce n’est que la partie visible de cet iceberg. »

10. Au journaliste qui lui demandait s’il avait, pour les faits qu’il évoquait, des exemples concrets qu’il pourrait présenter au ministre de l’Intérieur, le requérant répondit :

« Oui. Et pas seulement en matière de corruption. Un grand nombre d’agents des forces de l’ordre meurent dans les villes du Daghestan, ils sont mutilés, y compris les agents venant d’autres régions de Russie. On minimise les pertes parmi les policiers et les civils plutôt que de mener une enquête officielle sur ces décès. Et quand il y a des enquêtes, elles sont purement formelles. Nous menons des opérations spéciales pour éliminer les bandes criminelles ou les arrêter, et dans de telles opérations, des directives claires doivent être données, chaque agent doit savoir ce qu’il doit faire. La responsabilité en incombe au chef du département, au chef de l’unité spéciale, à l’adjoint du ministre, voire au ministre lui-même. Des enquêtes devraient déterminer la nature et l’ampleur de la responsabilité de chacun. Mais cela ne se produit pas. »

11. À la question de savoir s’il avait l’intention de demander une inspection au ministère de l’Intérieur du Daghestan, l’intéressé répondit ce qui suit :

« Ce que nous demandons, c’est que soit envoyée une commission d’inspection au ministère de l’Intérieur du Daghestan ainsi qu’à la direction principale du Nord‑Caucase, pour examiner quel schéma de corruption y est à l’œuvre, qui est à la tête du département et quels postes ces personnes occupaient auparavant. »

Le collègue du requérant ajouta ce qui suit :

« La commission que nous exigeons doit avoir une spécificité particulière. Nous demandons une commission venant de Moscou, composée de personnes désignées par [le ministre fédéral de l’Intérieur] – des personnes honnêtes, intègres, incorruptibles. Et nous souhaiterions que la commission inclue également ceux que nous indiquerons : il y a un enquêteur qui affirme qu’il y a plus de 140 affaires pénales dissimulées – meurtres, blessures. Notre officier supérieur doit être inclus dans la liste de cette commission par le ministre lui-même.

Nous espérons vivement une rencontre avec le ministre, au moins dans le mois qui suit, c’est pourquoi nous ne dévoilons pas toute l’ampleur de la situation. J’espère que cette émission est regardée, et que personne ne se vexera que nous ayons révélé ces problèmes. On pourrait être abattus au Daghestan. Un des anciens chefs du ministère de l’Intérieur a été tué et ce meurtre a été attribué à des extrémistes. Mais en réalité, une enquête interne a montré que le groupe extrémiste, qui l’aurait éliminé lors d’une opération spéciale, n’avait aucun lien avec le défunt. »

12. Le 19 mars 2013, une commission au sein du ministère de l’Intérieur du Daghestan rendit son rapport à l’issue de l’enquête disciplinaire diligentée contre le requérant. Cette enquête établit que le requérant avait fait quatre interventions publiques, à savoir, une interview au journal Izvestia, à la télévision Dojd, à un journal en ligne Kavkazskiy Uzel et à une participation à la conférence de presse organisée par Memorial. Il fut reproché au requérant d’avoir manqué à coordonner ces déclarations avec le département de l’information et des relations publiques du ministère de l’Intérieur de la république du Daghestan. La commission estima qu’en s’exprimant publiquement, en discutant et en donnant une évaluation négative dans les médias des activités du ministre de l’Intérieur, ainsi que de l’ensemble du ministère de l’Intérieur de la République du Daghestan, le requérant avait méconnu le paragraphe 5 de l’article 13 de la loi fédérale no 342‑FZ sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur (voir le droit interne pertinent), ce qui constituait, conformément au paragraphe 15 de la partie 2 de l’article 49 de la loi susmentionnée, une violation grave de la discipline donnant lieu, conformément au paragraphe 6 de la partie 2 de l’article 82 de cette loi, à la révocation du requérant. La commission recommanda au ministre de l’Intérieur de la république de Daghestan de donner suite à cette infraction disciplinaire selon la procédure établie par la loi.

13. Par une décision du ministre de l’Intérieur du Daghestan en date du 21 mai 2013, M. Gadzhiyev fut révoqué de son poste. La décision était motivée par la circonstance que l’intéressé avait publiquement critiqué les actions du ministre et du ministère dans son ensemble et avait méconnu les instructions pertinentes en omettant de solliciter l’approbation préalable du service des communications du ministère.

14. Le requérant introduisit un recours contre la décision. Il reprocha à son ancien employeur de ne pas avoir pris en compte, lors de l’imposition d’une sanction disciplinaire à son encontre, les circonstances dans lesquelles la faute disciplinaire avait été commise, le comportement antérieur du requérant et son attitude envers le travail. Selon le requérant, la faute disciplinaire lui reprochée était inspirée par son sens aigu de la justice. En effet, il avait eu le courage de signaler aux médias, agissant dans l’intérêt public, des cas de corruption au sein de la police du Daghestan. Il a affirmé avoir été poussé à le faire car ses communications et plaintes adressées à ses supérieurs hiérarchiques soit n’aboutissaient pas à des actions concrètes (en effet, les réponses reçues indiquaient que les faits qu’il avait dénoncés n’avaient pas été confirmés), soit étaient retournées aux personnes faisant l’objet de ses plaintes. Citant l’arrêt de la Cour constitutionnelle russe du 30 juin 2011 no 14-P (voir le droit interne pertinent), le requérant souligna que la société était intéressée à recevoir des informations concrètes et véridiques, nécessaires pour contrôler le fonctionnement de la police sur des questions d’une grande importance publique, telles une lutte contre la criminalité, la corruption, etc. Il considéra que ses interventions aux médias servaient ces objectifs. Il soutint donc que la faute disciplinaire lui reprochée n’existait pas, car en prenant la parole en public il exerçait son droit constitutionnel à la liberté d’expression, sans porter atteinte aux fondements de l’ordre constitutionnel, ni aux droits et intérêts légitimes d’autrui. En prenant la parole dans les médias sur les dysfonctionnements de la police, le requérant avait agi dans l’intérêt public, répondant à la demande croissante de la société pour la lutte contre la corruption.

15. Le 28 novembre 2013, le tribunal de district Zamoskvoretskiy (Moscou) rejeta le recours. Le tribunal reprocha à l’intéressé d’avoir fait des déclarations qui étaient insuffisamment étayées par des faits concrets aptes à justifier les allégations de corruption, qui comportaient des jugements négatifs quant à l’efficacité du travail du ministère et qui – chose inacceptable selon le tribunal – louaient certains fonctionnaires et en condamnaient d’autres. Se référant à des dispositions légales précises (à savoir, d’une part, l’article 13, paragraphe 1, alinéa 5, l’article 49, paragraphe 2, alinéa 4 et l’article 82, paragraphe 2, alinéa 6 de la loi no 342‑FZ sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur et, d’autre part, l’article 50 du Règlement disciplinaire des organes du ministère de l’Intérieur, dispositions exposées ci‑après dans la partie « Le cadre juridique et la pratique internes pertinents ») selon lesquelles le fait pour un fonctionnaire de s’exprimer publiquement sur un organe du ministère de l’Intérieur sans que de telles déclarations relèvent du champ des responsabilités professionnelles de l’agent constituait une faute grave passible, même en l’absence d’autres mesures disciplinaires en cours, de sanctions telles que la révocation, le tribunal confirma la légalité de la procédure disciplinaire.

16. M. Gadzhiyev interjeta appel de la décision. Il arguait, entre autres, que les déclarations à la presse qui lui avaient valu la sanction de révocation n’étaient qu’une manifestation de son droit à la liberté d’expression. Il expliquait que toutes les lettres qu’il avait envoyées à ses supérieurs hiérarchiques et au parquet pour dénoncer les irrégularités qu’il disait observer au sein des services de police étaient restées sans réponse. Il estimait en outre que la mesure de révocation prononcée contre lui était une sanction disciplinaire excessivement sévère. Le requérant réitéra son moyen tiré de l’arrêt de la Cour constitutionnelle tout en soulignant que ses déclarations publiques n’avaient causé aucun dommage à la police, à ses fonctionnaires ou à l’État.

17. Le 14 mai 2014, la cour de la ville de Moscou confirma la décision en appel. Dans son arrêt, la cour reprocha au requérant d’avoir exprimé dans les médias des critiques à l’égard du ministère et du ministre de l’Intérieur de la République du Daghestan et jugea que de tels commentaires, formulés par l’intéressé sans l’accord de sa hiérarchie, constituaient une faute grave justifiant une révocation. La cour d’appel fonda son analyse sur l’article 13 alinéa 5 de la loi sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur qui interdit toute communication d’un policier à la presse. Jugeant établis le fait des déclarations du requérant à la presse, la cour d’appel appliqua la disposition susmentionnée de la loi au cas du requérant.

18. M. Gadzhiyev se pourvut en cassation. Il reprocha aux juridictions d’avoir évité de procéder au contrôle de proportionnalité préconisé par la Cour constitutionnelle. Dans son pourvoi en cassation, le requérant indiqua que la situation sécuritaire au Daghestan était critique, avec plus de 150 policiers et autant de civils tués par des terroristes. Inquiet de cette situation, il affirma avoir à maintes reprises envoyé aux autorités compétentes des lettres dénonçant des délits impliquant des officiers haut gradés du ministère de l’Intérieur du Daghestan et demandant l’ouverture d’enquêtes. Cependant, ces lettres n’eurent qu’un résultat insatisfaisant. En effet, selon lui, ses déclarations étaient renvoyées pour examen aux personnes faisant l’objet de ses plaintes, ou bien ses lettres lui étaient retournées avec des réponses dilatoires affirmant que les faits dénoncés n’étaient pas confirmés. Autrement dit, les instances compétentes pour enquêter s’étaient abstenues de réagir. Ainsi, il répondit à la critique selon laquelle ses allégations manquaient d’éléments factuels. Il expliqua qu’en l’absence de condamnations judiciaires des policiers concernés, il risquait d’être poursuivi pour calomnie. Il présenta ensuite quelques faits tirés de la chronique policière démontrant soit l’implication directe des policiers dans la commission des délits, soit une collusion entre des policiers et des criminels. Le requérant ajouta que ses déclarations aux médias n’avaient causé aucun dommage aux forces de l’ordre ni à l’État, n’avait pas entravé leur fonctionnement ou la suspension de leurs activités, et n’avaient pas constitué une menace pour la vie et la santé d’autrui.

19. Le 12 septembre 2014, la cour de Moscou, statuant en formation de juge unique, rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant. Le juge fit d’abord référence aux dispositions pertinentes de la loi sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur et constata que le requérant avait commis une faute disciplinaire en faisant les déclarations publiques étudiées par les juridictions. Il statua que les conclusions des juridictions inférieures étaient correctement motivées et n’avaient pas été contestées par le requérant devant cette cour. En examinant la question de la proportionnalité de la sanction contestée, le juge estima que l’argument selon lequel l’employeur n’avait pas pris en compte la gravité de l’infraction disciplinaire, le degré de culpabilité et les circonstances entourant son occurrence, ne justifiait pas l’annulation des décisions judiciaires litigieuses.

20. Le 5 décembre 2014, la Cour suprême de Russie statuant en formation de juge unique rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant aux mêmes motifs que ceux exposés par le juge unique de la cour de Moscou.

2. En ce qui concerne M. Gostev

21. Agent du métro de Moscou depuis 1992, le requérant M. Gostev devint en 2014 président d’un syndicat des travailleurs du métro. Aux mois d’avril et de juillet 2016, à la suite de plusieurs accidents techniques ayant causé des interruptions du trafic, le syndicat en question organisa, pour attirer l’attention des autorités et du public sur les défaillances de sécurité que connaissait selon lui le service du métro, une manifestation et plusieurs piquets de grève individuels.

22. Après un nouvel épisode d’interruption du trafic due à un problème technique, le portail Internet BFM.ru publia le 14 juillet 2016 une interview de M. Gostev en sa qualité de président du syndicat des travailleurs du métro. Appelé à s’exprimer sur les conditions de sécurité dans lesquelles travaillaient les agents du métro de Moscou, l’intéressé s’exprima comme suit :

« Une pénurie totale de personnel, une pénurie totale de matériel, de ressources, de pièces de rechange. En mai, nous avons eu trois incendies dans les rames de métro, et en juin, deux stations ont pris feu (...) À partir du 16 [septembre], nous organisons des piquets de grève, (...) cela ne peut pas continuer ainsi. Le 8 juillet, à cause d’un câble électrique défectueux à la station Vykhino, plusieurs locaux annexes ont brûlé. Heureusement, il s’agissait de la fourniture d’électricité, il n’y avait pas encore beaucoup de personnes sur la station. Le même jour, les escaliers mécaniques de l’avenue Bunin ont été enfumés à cause d’une défaillance des freins, et environ 10 centimètres de rail ont brûlé à la station Julebino. Ces événements ont été dissimulés. Et aujourd’hui, encore une fois, un câble électrique à Julebino a pris feu, et il n’y a pas de circulation. Heureusement, il n’y a pas de victimes. Nous le disons haut et fort : nous ne voulons pas enterrer nos travailleurs, nous ne voulons pas que les passagers du métro meurent. Dans le métro, un nouveau matériel roulant (...) est actuellement en service, il est beaucoup plus énergivore, ses capacités de traction sont totalement différentes. Les mêmes problèmes se sont posés sur la ligne Kalininskaya, où ils ont été en grande partie résolus, mais au prix de l’augmentation des intervalles de circulation des rames : les trains ne circulent plus aussi fréquemment qu’auparavant. Et sur la ligne Tagansko‑Krasnopresnenskaya, où ce nouveau matériel roulant arrive actuellement, rien n’a été fait en termes d’infrastructure. De tout cela, nous payons maintenant les conséquences. »

23. Après une nouvelle avarie, M. Gostev accorda une interview à un autre portail Internet, Life.ru, qui publia, le 16 septembre 2016, un article intitulé « Le syndicat des travailleurs du métro : la cause de l’avarie sur la ligne grise du métro était une explosion des condensateurs ». L’article, qui rapportait divers propos de l’intéressé, comportait, pour ce qui concerne la présente espèce, les lignes suivantes :

« Je ne peux donner qu’une version provisoire : les condensateurs de haute tension du wagon ont explosé, ils ont été éteints avec de l’eau. En mai, un incident similaire s’est produit à Petrovko-Razumovskaya », explique M. Gostev, précisant que ce problème est courant dans les wagons utilisés sur la ligne grise du métro. « Il s’agit du modèle « Oka », qui est produit dans deux usines, à Mytishchi et à Tver. C’est un défaut de fabrication, il faut attendre les résultats de l’enquête officielle », ajoute le président du syndicat. »

24. Le 12 janvier 2017, la régie du métro de Moscou infligea un blâme à M. Gostev. Il lui était reproché d’avoir violé les dispositions du règlement interne prévoyant que le personnel du métro était tenu, pour toute publication, de passer par le service de presse de l’employeur et devait s’abstenir de toute communication directe avec la presse. Le 6 février 2017, la régie infligea un nouveau blâme à l’intéressé à raison de sa seconde interview ; comme il s’agissait d’une récidive, cette sanction entraîna le licenciement. M. Gostev contesta la mesure devant le tribunal de district de Lioublinski (Moscou).

25. Le 26 juin 2017, le tribunal rejeta la demande. Il constata que M. Gostev avait été informé des dispositions du règlement interne relatives aux communications avec la presse et lui reprocha de les avoir méconnues en accordant les interviews litigieuses. Il expliqua également que les dispositions en question ne limitaient pas la liberté d’expression de l’intéressé, mais réglementaient l’exercice de ce droit. Il conclut que le licenciement était légal, et précisa que l’employeur avait suivi la procédure de licenciement prévue par l’article 193 du code du travail en donnant à M. Gostev la possibilité de présenter ses explications au sujet de l’incident.

26. Le 4 décembre 2017, la cour de la ville de Moscou, saisie d’un appel par l’intéressé, fit siennes les conclusions du tribunal de district et confirma la décision. M. Gostev se pourvut en cassation.

27. Les 21 février et 20 avril 2018, respectivement, la cour de Moscou et la Cour suprême de Russie, statuant en formation de juge unique, déclarèrent les pourvois en cassation irrecevables.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. Les textes relatifs aux fonctionnaires de police

28. L’article 82, paragraphe 2, alinéa 6 de la loi no 342‑FZ du 30 novembre 2011 sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur de la Fédération de Russie prévoit la révocation du fonctionnaire pour faute grave. L’article 49 de ladite loi définit comme une faute grave, passible en tant que telle d’une sanction disciplinaire, le fait pour un fonctionnaire de s’exprimer publiquement – y compris dans les médias – sur un organe du ministère de l’Intérieur lorsque que de telles déclarations ne relèvent pas du champ de ses responsabilités professionnelles (paragraphe 2 alinéa 15 dudit article). L’article 13, paragraphe 1, alinéa 5 de la même loi est ainsi libéllé :

«1. Lors de l’exercice de ses fonctions, ainsi que lorsqu’il est hors service, un fonctionnaire de police doit :

(...)

5) Éviter de faire des déclarations publiques, des jugements et des évaluations, y compris dans les médias, concernant les organes gouvernementaux, les fonctionnaires, les partis politiques, les organisations sociales, religieuses et autres, les groupes professionnels ou sociaux, ainsi que les citoyens, si cela ne relève pas de ses obligations professionnelles. »

29. Selon l’article 50 du Règlement disciplinaire des organes du ministère de l’Intérieur de la Fédération de Russie tel qu’approuvé par le décret no 1377 du 10 octobre 2012 du Président de la Fédération de Russie, un agent peut, en cas de violation grave du règlement de service, se voir infliger toute sanction disciplinaire, y compris la révocation, qu’il ait déjà été visé auparavant par une sanction disciplinaire ou non.

30. L’article 17 de la loi fédérale no 79-FZ du 27 juillet 2004 sur la fonction publique énonce les interdictions liées au statut de fonctionnaire. Son paragraphe 1, alinéa 10 prévoit l’interdiction pour un fonctionnaire civil de faire des déclarations publiques ou d’exprimer des opinions ou des jugements, y compris dans les médias, sur l’activité des organes de l’État ou de leurs dirigeants, y compris les décisions desdits organes, qu’il s’agisse du service où le fonctionnaire est en poste ou d’un organe de rang supérieur, si de telles déclarations ne relèvent pas du champ des responsabilités professionnelles de l’agent.

31. Dans son arrêt du 30 juin 2011 no 14-P, la Cour constitutionnelle de Russie, a interprété l’article 17 de la loi fédérale sur la fonction publique et l’article 20.1 de la loi fédérale sur la milice ; cette dernière disposition, abrogée au moment des faits, contenait les dispositions similaires à celles de l’article 13 paragraphe 1, alinéa 5 de la loi sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur, citées au paragraphe 28 ci-dessus. Le recours constitutionnel a été introduit par deux fonctionnaires, dont l’un était policier, révoqués de leurs postes pour avoir publiquement dénoncé certaines irrégularités dans leurs services. La Cour constitutionnelle a déclaré lesdits articles conformes à la Constitution russe à condition qu’ils ne soient pas interprétés comme une interdiction absolue aux fonctionnaires de faire des déclarations publiques.

32. La Cour constitutionnelle a souligné qu’en évaluant la légalité d’une telle action, en particulier lorsque son auteur est un fonctionnaire de police, il convient de prendre en compte le contenu des déclarations publiques en cause, l’importance qu’elles revêtent pour la société, les motifs de ces déclarations et de mettre en balance les dommages causés ou susceptibles d’être causés aux intérêts de l’État ou de la société, d’une part, et les dommages évités grâce aux actions correspondantes du fonctionnaire, d’autre part. La Cour constitutionnelle a précisé enfin qu’il est nécessaire d’examiner, entre autres circonstances importantes, si le fonctionnaire avait d’autres moyens légaux pour défendre les intérêts de l’État ou de la société dont il entendait dénoncer par ses déclarations publiques la méconnaissance présumée.

33. Elle a déclaré que dans le cadre de leurs activités professionnelles, les fonctionnaires sont chargés de mettre en œuvre les pouvoirs des organes de l’État. Leur expression publique, notamment dans les médias, de jugements critiques ou réprobateurs peut non seulement compliquer le maintien de la loyauté et de la retenue professionnelles, mais aussi saper l’autorité de l’État, essentielle à l’accomplissement de ses missions, notamment la protection des droits et des libertés de l’homme, ainsi que la souveraineté et l’intégrité de l’État. Cela menace les fondements de l’ordre constitutionnel en Russie et peut entraver, voire rendre impossible, l’exercice efficace des pouvoirs étatiques, privant ainsi la fonction publique de son sens constitutionnel et pratique. En outre, elle a jugé inadmissible pour un fonctionnaire de formuler publiquement des évaluations élogieuses et approbatrices à l’égard d’un organe de l’État ou d’un fonctionnaire, en particulier s’il s’agit d’un supérieur, car de tels actes favorisent l’enracinement de relations de loyauté personnelle, de cohésion bureaucratique et de favoritisme.

34. La Cour constitutionnelle a rappelé que dans certains cas, la loyauté d’un fonctionnaire, définie comme le respect strict de l’interdiction d’exprimer des jugements et des opinions, pouvait entraver ou rendre impossible la défense des intérêts publics, de la légalité et des droits constitutionnels des citoyens. Les moyens légaux disponibles, tels que le refus d’exécuter des ordres illégaux ou la dénonciation des actes de corruption, peuvent s’avérer insuffisants, inefficaces ou trop risqués. Cela est particulièrement vrai lorsque les violations sont systémiques et impliquent une grande partie ou des membres influents d’une unité administrative, ce qui les pousse à résister aux mesures destinées à protéger l’intérêt public et à combattre la corruption et l’inefficacité de la fonction publique. Par conséquent, en vertu du principe de transparence de la fonction publique et de son accessibilité au contrôle public, l’interdiction faite aux fonctionnaires de faire des déclarations publiques, dépassant le cadre de leurs fonctions officielles, ne devrait pas être utilisée pour maintenir un régime de solidarité corporative entre les employés de l’appareil d’État, empêchant la communication d’informations importantes pour la vie publique.

2. Les textes relatifs aux contrats de travail

35. En vertu de l’article 81 du code du travail, le contrat de travail peut être résilié par l’employeur en cas de non-exécution répétée par le salarié, sans motif valable, de ses obligations professionnelles, si le salarié a déjà fait l’objet d’une sanction disciplinaire (paragraphe 1, alinéa 5).

36. L’article 193 dudit code décrit la procédure de licenciement pour faute d’un employé. Il dispose qu’avant d’imposer une sanction disciplinaire, l’employeur doit demander une explication écrite au salarié. Si ce dernier ne fournit pas une telle explication dans un délai de deux jours ouvrables, un procès-verbal est dressé. La sanction disciplinaire doit être imposée dans un délai d’un mois à compter de la découverte du fait qui y donne lieu, compte non tenu, d’une part, des éventuels jours d’absence du salarié pour maladie ou pour congé et, d’autre part, du temps nécessaire au recueil et à la prise en compte de l’avis de l’organe représentatif des salariés. La sanction disciplinaire ne peut être imposée plus de six mois après les faits qu’elle vise. La décision de l’employeur doit être notifiée par écrit au salarié dans un délai de trois jours ouvrables suivant son émission, et le salarié a le droit de contester la sanction devant les autorités compétentes.

37. L’article 373 du même code décrit la procédure de licenciement pour faute grave d’un salarié exerçant un mandat de délégué syndical. Il dispose que l’employeur doit soumettre un avis de licenciement au comité électif de l’organisation syndicale primaire, accompagné des documents justifiant la décision. Le comité doit émettre un avis écrit dans les sept jours ouvrables suivant la réception des documents. Si le comité exprime son désaccord, des consultations supplémentaires ont lieu ; faute d’un accord à l’issue de ces consultations, la décision finale revient à l’employeur, qui doit la rendre dans les dix jours ouvrables suivant la notification initiale. L’employeur a le droit de résilier le contrat de travail dans un délai d’un mois à compter de la réception par lui de l’avis motivé du comité. En cas de non-respect de cette procédure, le salarié peut contester le licenciement devant les tribunaux.

EN DROIT

1. Sur la jonction des requêtes

38. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. LES CONSÉQUENCES DU MANQUE DE PARTICIPATION DU GOUVERNEMENT RUSSE À LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR

39. La Cour note que le Gouvernement a choisi, dans l’affaire Gadzhiyev, de ne pas soumettre ses observations écrites, manifestant ainsi son intention de ne plus participer à la procédure d’examen de la requête. Cependant, la cessation de l’adhésion d’une Partie contractante au Conseil de l’Europe ne la dégage pas de son devoir de coopérer avec les organes de la Convention. Par conséquent, le défaut du Gouvernement de participer aux procédures ne peut constituer un obstacle à l’examen de l’affaire. La Cour peut tirer les conclusions qu’elle juge appropriées du refus ou de l’échec d’une partie à participer effectivement à la procédure (l’article 44C § 1 du Règlement de la Cour). En même temps, le manque de participation effective de l’État défendeur aux procédures ne donne pas automatiquement lieu à un constat de violation ; la Cour doit être convaincue par les preuves disponibles que la demande est bien fondée en fait et en droit (Svetova et autres c. Russie, no 54714/17, §§ 29-31, 24 janvier 2023).

3. Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention

40. Le requérant M. Gadzhiyev allègue que sa révocation constituait une sanction liée au fait qu’il avait publiquement exprimé ses opinions sur des questions d’intérêt général. Il soutient, en conséquence, que la mesure litigieuse s’analyse en une violation de l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

41. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations relativement à la requête de M. Gadzhiyev.

42. Le requérant a maintenu sa requête.

43. La Cour observe tout d’abord que les faits à l’origine des violations présumées de la Convention se sont produits avant le 16 septembre 2022, date à laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être partie à la Convention. La Cour décide donc qu’elle a compétence pour examiner la présente requête (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, §§ 68‑73, 17 janvier 2023, et Pivkina et autres (déc.), nos 2134/23 et 6 autres, § 46, 6 juin 2023).

44. Par ailleurs, considérant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

45. Le requérant soutient que sa révocation du poste constituait une sanction réprimant la révélation par lui des problèmes existant au sein du ministère de l’Intérieur du Daghestan. Il soutient que cette mesure n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle s’analyse en une violation de l’article 10 de la Convention. À ce titre, il soutient que le sujet sur lequel il s’est exprimé présentait un intérêt public général, étant donné qu’il s’agissait de dénoncer « la corruption généralisée au sein du ministère », et en particulier la « vente » de postes. Il s’estime être de bonne foi car il a d’abord tenté de faire part de ses préoccupations à ses supérieurs. Il soutient, enfin, que la peine qu’il a subie était la plus sévère possible et qu’une telle sanction ne tenait pas compte des bonnes intentions dont il aurait été animé, du dévouement dont il aurait fait preuve, et de sa manière de servir, qu’il estime avoir été excellente.

2. Appréciation de la Cour

46. La Cour considère que la sanction disciplinaire de révocation imposée au requérant M. Gadzhiyev à la suite des déclarations qu’il avait faites aux médias a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. La Cour examinera si une telle ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de cette disposition.

47. La Cour observe que M. Gadzhiyev n’a pas prétendu que la sanction litigieuse ne fût pas « prévue par la loi » ni qu’elle ne poursuivît pas un but légitime. La Cour observe que la sanction était opérée au visa des articles 13, 49, 82 de la loi fédérale no 342‑FZ sur le service dans les organes du ministère de l’Intérieur et sur l’article 50 du Règlement disciplinaire des organes du ministère de l’Intérieur (paragraphes 15, 28 et 29 ci-dessus).

48. Elle note que les juridictions nationales, quant à elles, ont noté que les déclarations à l’origine de ladite sanction disciplinaire pouvaient compromettre le maintien entre l’agent et son administration d’une relation de loyauté, que l’intéressé y avait enfreint son devoir de réserve, et que ces déclarations pouvaient porter atteinte aux fondements de l’ordre constitutionnel de l’État et entraver, voire rendre impossible, l’exercice efficace des pouvoirs étatiques, privant ainsi la fonction publique de son sens constitutionnel et pratique (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour estime en effet que la raison sous-tendant cette disposition de la loi est le souhait que l’organe de l’État s’exprime d’une voix cohérente, celle de son dirigeant ou du service de presse compétent. Cette approche vise à prévenir toute discordance, susceptible de conduire à une incompréhension de l’action de l’organe, de ses objectifs, et, en fin de compte, d’affaiblir son autorité.

49. La Cour admet donc que cette ingérence poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention, les autorités ayant visé par la mesure litigieuse à « la protection des droits d’autrui » (Ahmed et autres c. Royaume-Uni, no. 22954/93, § 54, 2 septembre 1998, et Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 49, CEDH 2011 (extraits)). Elle estime donc que la sanction était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime ; il lui reste à examiner à présent si une telle sanction était « nécessaire dans une société démocratique ».

a) Les principes généraux

50. Les principes fondamentaux permettant d’apprécier la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10 (Guja c. Moldova ([GC], no 14277/04, § 69, CEDH 2008), sur le fondement desquels elle examinera la présente affaire :

«i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

iii. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. »

51. Ces principes s’appliquent également aux membres de la fonction publique. S’il apparaît légitime pour l’État de soumettre ces derniers, en raison de leur statut, à une obligation de réserve, il s’agit néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficient de la protection de l’article 10 de la Convention (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323, et Heinisch, précité, § 63).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

52. Le requérant, un officier de police, a été sanctionné par les instances disciplinaires du ministère de l’Intérieur pour avoir fait des déclarations publiques alléguant des irrégularités au sein de son institution, déclarations portant sur des questions allant au-delà de son champ de responsabilité professionnelle constituant une infraction prévue par la législation nationale (paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Les juridictions nationales ont, pour l’essentiel, confirmé cette sanction, ajoutant le manque de preuves à l’appui des allégations du requérant (paragraphe 15 ci-dessus).

53. La Cour estime nécessaire d’examiner cette affaire principalement sous l’angle de la jurisprudence relative au signalement des irrégularités dans le secteur public, tout en reconnaissant que l’affaire présente également des caractéristiques propres à celles des lanceurs d’alerte, notamment en tenant compte des critères pertinents exposés dans sa jurisprudence, telle que l’affaire Heinisch (précitée, §§ 64-70).

54. La Cour observe que le requérant a soulevé des questions d’intérêt public majeur en se fondant sur sa position d’initié. Le requérant, en tant qu’agent de l’État, a soulevé des préoccupations touchant non seulement la corruption mais également l’efficacité et la sécurité des opérations de police, des questions de toute évidence d’un grand intérêt pour la société dans son ensemble. Les déclarations concernaient des questions qui, bien qu’en partie basées sur des jugements de valeur (comme l’évaluation de la compétence du ministre ou la qualité de la planification des opérations), reposaient également sur des éléments factuels précis, notamment en ce qui concerne la perte de vies humaines lors des opérations de contre-terrorisme.

55. La Cour souligne que l’un des points centraux de cette affaire réside dans l’interdiction catégorique faite aux agents publics de faire des déclarations publiques sur des questions échappant à leur domaine de compétence en dehors du parcours coordonnée. Une application rigide de cette interdiction, sans prise en compte des intérêts concurrents en jeu, risque d’avoir un effet dissuasif important sur la liberté d’expression des agents publics.

56. Le requérant a affirmé que les mauvaises décisions de commandement avaient conduit à la perte de vies humaines parmi les forces de l’ordre, et il a également dénoncé des pratiques d’influence et de favoritisme dans les nominations de postes au sein de la police. Ses déclarations ont été soutenues par un syndicat de policiers, ce qui tend à démontrer qu’il ne s’agissait pas uniquement d’opinions personnelles.

57. Toutefois, la Cour relève que les juridictions nationales ont mis en avant un manque de preuves à l’appui des allégations du requérant. Cependant, ces juridictions sont allées au-delà des conclusions des organes disciplinaires, qui, de toute évidence, n’étaient pas compétents pour évaluer le bien-fondé des allégations de corruption ou d’incompétence (paragraphes 12 et 15 ci-dessus). La Cour note que le requérant a proposé de fournir des informations plus détaillées à l’organe d’État compétent pour mener une enquête.

58. De plus, le soutien exprimé par le syndicat de policiers aux préoccupations du requérant tend à démontrer que ses déclarations n’étaient pas uniquement motivées par des intérêts ou avis personnels, mais reflétaient une préoccupation plus large au sein de l’institution.

59. La Cour reconnaît également les défis particuliers auxquels sont confrontés ceux qui dénoncent la corruption au sein de leur propre institution, notamment les risques de représailles et les conséquences juridiques potentielles. À cet égard, le fait que le requérant ait demandé à plusieurs reprises une enquête fédérale indépendante et ait exprimé sa volonté de fournir des informations plus détaillées à une telle enquête témoigne de sa bonne foi.

60. S’agissant de la sévérité de la sanction imposée, la Cour observe que les juridictions nationales se sont principalement concentrées sur le manque supposé de fondement des allégations du requérant, sans aborder les autres critères pertinents de la jurisprudence de l’article 10. De plus, la Cour relève que les juridictions nationales ont ignoré les orientations données par la Cour constitutionnelle, ce qui constitue une lacune supplémentaire dans l’évaluation du respect des droits du requérant.

61. Enfin, la Cour reconnaît l’importance de la réserve et de la discrétion dans l’exercice de fonctions officielles. Cependant, l’application stricte de la législation nationale, telle qu’elle a été effectuée en l’espèce, a fonctionné comme une interdiction catégorique pour les policiers de commenter, individuellement ou collectivement, toute question relative à la gestion de leur institution, les empêchant ainsi de s’exprimer sur des questions qui échappaient à leur domaine de compétence immédiat.

62. Après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, la Cour conclut que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant M. Gadzhiyev, en particulier à son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

63. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

4. Sur la violation alléguée de l’article 10 de la convention, lu à la lumière de l’article 11

64. Le requérant M. Gostev soutient que son licenciement constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression et – en tant qu’il était délégué syndical et estime avoir été empêché, par la mesure litigieuse, de s’acquitter de son mandat de manière efficace – de son droit à la liberté syndicale. Il s’estime à ces deux égards victime d’une violation des articles 10 et 11 de la Convention, respectivement.

65. La Cour observe que les parties semblent être en désaccord sur le point de savoir si l’intéressé avait agi en tant que délégué syndical. Le requérant insiste avoir souhaité attirer l’attention du public sur les conditions de sécurité dans lesquelles travaillaient les employés du métro. La Cour observe qu’il était indéniable que les juridictions russes ayant examiné le litige aient reconnu le statut du requérant en tant que délégué syndical, en appliquant les dispositions du code du travail régissant la procédure de licenciement d’un délégué syndical. Elle estime dès lors qu’il est plus approprié d’examiner les faits sous l’angle de l’article 10, lequel sera interprété à la lumière de l’article 11 (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 52, CEDH 2011).

L’article 11 est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »

1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties

66. Le Gouvernement soutient que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

67. M. Gostev rétorque que le Gouvernement, tout en soutenant que sa requête est manifestement mal fondée, n’évoque à l’appui de cette thèse aucun motif d’irrecevabilité. Il argue qu’au contraire le Gouvernement a reconnu que le licenciement constituait une ingérence dans ses droits garantis par l’article 10 de la Convention, et il estime qu’en conséquence sa requête est recevable et que la mesure litigieuse a emporté violation dans son chef de l’article en question.

2. L’appréciation de la Cour

68. La Cour réitère qu’elle a compétence pour examiner la présente requête (paragraphe 43 ci-dessus). Par ailleurs, elle constate qu’elle n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif. La Cour déclare donc la requête recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

69. Le requérant soutient que son licenciement n’avait pas de base légale dans la mesure où la loi sur laquelle il était censé se fonder manquait de clarté et de prévisibilité.

70. M. Gostev exprime notamment son désaccord quant à la thèse selon laquelle les déclarations qu’il a faites aux médias étaient susceptibles de provoquer la panique parmi les usagers du métro ou d’être exploitées à des fins terroristes. Il explique que les informations qu’il a divulguées lors de ses entretiens avec les médias n’incluaient aucune donnée pouvant être considérée comme un secret d’État. Il ajoute qu’il n’a jamais eu accès à des informations relevant de la catégorie des secrets d’État et aurait été bien en peine, en conséquence, d’en divulguer de telles. En outre, il soutient qu’aucun tribunal n’a considéré que ces informations fussent de nature à représenter une menace pour la sécurité du métro.

71. Enfin, il prétend que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il avance plusieurs arguments à l’appui de cette thèse. Il regrette ainsi, tout d’abord, que les tribunaux nationaux n’aient ni commenté ni apprécié le moyen qu’il dit avoir tiré devant eux de sa qualité de délégué syndical. Il soutient en outre que son licenciement représentait une sanction réprimant les déclarations qu’il avait faites relativement aux conditions de sécurité dans lesquelles travaillaient les employés du métro.

72. M. Gostev rejette les arguments par lesquels le Gouvernement entend justifier l’existence au sein de la société d’État « Métro de Moscou », pour tous les agents, y compris pour les représentants des syndicats, d’une interdiction générale et totale de communication avec les médias sans accord préalable du service de presse de l’employeur. Il soutient que cette interdiction vise à entraver la diffusion d’informations sur les conditions de travail des agents et la sécurité des passagers et qu’elle restreint l’activité syndicale. Il explique que la sécurité du métro, moyen de transport public crucial à Moscou, revêt une grande importance pour la population, et il argue que la discussion de questions liées à la sécurité relève du champ du droit à la liberté d’expression et mérite à ce titre la protection de l’article 10 de la Convention. Il estime que l’obligation qui lui est faite de se concerter avec le service de presse avant toute interview vise à influencer son comportement, et il déplore l’impact significatif qu’aurait selon lui une telle obligation sur l’efficacité du syndicat.

73. M. Gostev explique qu’aucune information nouvelle, qui aurait été jusqu’alors inaccessible au public, n’a été communiquée lors de ses interviews, et qu’il avait par le passé régulièrement soulevé des questions relatives à la sécurité et aux conditions de travail dans le métro, à la fois lors d’événements publics – notamment dans le cadre d’une série de manifestations qui s’étaient déroulées au printemps 2016 – et par la voie de communications adressées à son employeur et à des organes gouvernementaux.

74. M. Gostev soutient que la sanction infligée était excessivement sévère et susceptible de dissuader les employés de participer à un débat public sur les conditions de travail et la sécurité au travail.

75. Enfin, l’intéressé explique que son licenciement représente une sanction excessive au regard des déclarations qu’il a formulées au nom du syndicat qu’il préside, et que ces déclarations n’ont pas causé à l’employeur de préjudice avéré. Il fait valoir que la mesure a eu des répercussions négatives sur sa trajectoire professionnelle et sur ses perspectives d’emploi : en effet, explique-t-il, il est désormais privé de la possibilité de pratiquer son métier en raison de la spécificité de sa formation et du monopole dont bénéficie à Moscou la compagnie de transport qui l’employait.

b) Le Gouvernement

76. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation dans le chef de l’intéressé de l’article 10 de la Convention. Tout en reconnaissant que la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, le Gouvernement affirme qu’elle était fondée sur la loi, que les tribunaux nationaux ont correctement appliquée tant le droit matériel que procédural, que cette mesure poursuivait plusieurs buts légitimes, et enfin qu’elle était proportionnée à ces buts.

77. Le Gouvernement explique que le métro de Moscou, qui transporterait chaque jour quelque neuf millions de passagers, est un service relevant de la défense civile, et que la divulgation d’informations relatives à l’infrastructure de ce réseau de transport peut compromettre la bonne marche du service en question. Il soutient que les informations divulguées par M. Gostev étaient de nature à semer la panique chez les usagers du métro : en effet, argue-t-il, une publication dans les médias, sans contrôle, de détails techniques relatifs au fonctionnement du réseau métropolitain de Moscou peut faire naître et exacerber un sentiment d’inquiétude chez les habitants de la capitale et entraîner par là des conséquences imprévisibles pouvant aller, dans le pire des cas, jusqu’à une utilisation à des fins illégales de l’information ainsi divulguée, par exemple pour des actions susceptibles de mettre en danger la santé et la vie des passagers et des employés du métro, telles que des attentats terroristes. Aussi le devoir de discrétion imposé aux employés par les règlements internes répond-il exclusivement, selon le Gouvernement, à la nécessité de garantir la sécurité des passagers et des employés. Le Gouvernement ajoute que la mesure contestée avait une base légale, à savoir notamment l’article 81 du Code du travail, et que l’employeur a respecté tant le fond que la forme prévus par les dispositions en vigueur en matière de licenciement, sans omettre de tenir compte de la qualité de syndicaliste de M. Gostev.

78. Le Gouvernement soutient que le licenciement était proportionné aux objectifs poursuivis par la mesure. Il argue notamment que M. Gostev, en accordant aux médias les interviews à l’origine de la sanction, ne visait pas la défense des droits sociaux, économiques ou autres des travailleurs. Selon le Gouvernement, l’intéressé y donnait sur l’activité du métro de Moscou certains détails techniques propres à saper la confiance des passagers à l’égard du service et à provoquer la panique. Le Gouvernement ajoute que M. Gostev, qui savait pourtant que le règlement interne exigeait que tout contact avec la presse fît l’objet d’une concertation préalable avec le service des relations publiques du métro, a méconnu cette disposition en divulguant des informations relatives à certaines opérations du métro.

79. En réponse aux objections que tire M. Gostev de ce que la procédure prévue pour le licenciement d’un délégué syndical n’aurait pas été respectée, le Gouvernement, faisant observer que l’interprétation du droit national est du ressort des juridictions internes, explique qu’en l’occurrence la procédure prévue par l’article 374 du code du travail a été suivie, que l’association syndicale de rang supérieur a été avisée et que la commission paritaire, où étaient représentés l’employeur et l’association en question, a examiné le cas de l’intéressé. Quant à l’objection de M. Gostev selon laquelle cette association n’était pas celle à laquelle son syndicat était affilié, le Gouvernement affirme, citant à cet égard le texte de la décision du tribunal de district, qu’à aucun moment de la procédure de licenciement l’intéressé n’a présenté pareille objection et qu’il a par cette attitude induit les autorités en erreur sur le point de savoir quelle était l’association syndicale compétente.

80. Se référant aux arrêts Ahmed et autres (précité), et De Diego Nafría c. Espagne (no 46833/99, 14 mars 2002), le Gouvernement explique que les employés ont à l’égard de leur employeur un devoir de loyauté, de retenue et de prudence.

c) Les observations des tiers intervenants International Trade Union Confederation (ITUC) et European Trade Union Confederation (ETUC) quant à la requête introduite par M. Gostev

81. Se référant à l’arrêt Szima c. Hongrie (no 29723/11, 9 octobre 2012), les tiers intervenants soutiennent qu’étant donné que M. Gostev exerçait le mandat de secrétaire général d’un syndicat, les griefs qu’il soulève se prêtent à une analyse sous l’angle de l’article 10 combiné avec l’article 11 de la Convention. Ils expliquent que la liberté d’association comporte non seulement le droit de former des organisations syndicales, mais aussi celui pour ces organisations de poursuivre des activités légales par lesquelles elles entendent défendre les intérêts professionnels de leurs membres. Cela inclut le droit pour les syndicats de dénoncer des lacunes en matière de sécurité au travail et, notamment, le droit pour eux d’exprimer des opinions par le biais de la presse indépendante. De plus, la protection de l’expression syndicale s’étend, au-delà des intérêts professionnels des membres, à des questions plus largement sociales, telles que l’impact de l’absence éventuelle de mesures de sécurité adéquates dans les services publics. Les tiers intervenants soutiennent que le licenciement de M. Gostev est directement lié aux déclarations qu’il a faites en tant que cadre syndical sur des circonstances qui lui paraissaient révéler des problèmes graves en matière de conditions de travail des agents et de protection de la sécurité des travailleurs. Les tierces parties estiment qu’on ne peut sans méconnaître le rôle essentiel des syndicats exiger que de telles déclarations fassent l’objet d’une concertation préalable avec la direction de l’entreprise. Pareille exigence porterait atteinte à la liberté d’expression et d’association et irait à l’encontre des principes démocratiques. De plus, elle affecterait la qualité du débat public sur des questions d’intérêt général.

2. Appréciation de la Cour

82. La Cour constate que les parties ne contestent pas que la mesure litigieuse, à savoir le licenciement de M. Gostev à la suite des déclarations faites par l’intéressé aux médias, a constitué une ingérence d’une autorité publique dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention.

83. Bien que les parties ne soulèvent pas ce point, la Cour trouve nécessaire de répondre à la question de savoir s’il s’agit bien de « l’ingérence » d’une « autorité publique », au sens de l’article 10 § 1 de la Convention ou bien s’il convient d’examiner cette affaire sous l’angle d’une obligation positive incombant à l’État pour protéger le droit à la liberté d’expression même dans les relations privées (Palomo Sanchez, précité, §§ 59-60). La Cour est d’avis qu’en l’espèce, le licenciement du requérant s’analyse en une ingérence de l’autorité publique, car la régie du métro de Moscou répond aux critères pertinents élaborés par la jurisprudence de la Cour (voir en particulier Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, §§ 92-107, 3 avril 2012 ; Liseytseva et Maslov c. Russie, nos 39483/05 et 40527/10, §§ 183-192, 9 octobre 2014 ; et Samsonov c. Russie (déc.), no 2880/10, §§ 63-66, 16 septembre 2014). En effet, la régie du métro est une personne morale de droit public (en russe, « государственное унитарное предприятие »), placée sous la tutelle de l’État, dont la direction est nommée par lui, qui assure un service public et détient un monopole. Ainsi, l’ingérence étant le fait d’une autorité publique, il convient d’analyser le grief sous l’angle des obligations négatives de l’État (voir, pour l’analyse de la notion de « autorité publique », bien que sous l’angle de l’article 8 de la Convention, Libert c. France, no 588/13, §§ 37-42, 22 février 2018).

84. Les parties semblent être en désaccord quant à la question de savoir si la mesure litigieuse était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 (paragraphes 69 et 79 ci-dessus).

85. La Cour observe que les juridictions nationales ont invoqué l’article 82 du code du travail comme fondement légal du licenciement et qu’elles ont jugé que l’employeur avait respecté la procédure prévue par les articles 193 et 373 dudit code. Elle considère que les dispositions légales susmentionnées et évoqués par les tribunaux russes sont suffisamment claires et prévisibles.

86. Compte tenu du pouvoir de contrôle limité qui est le sien quant à l’application des lois nationales par les jugements nationaux, la Cour considère que la mesure litigieuse était « prévue par la loi ».

87. En ce qui concerne le point de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime, il ressort des explications du Gouvernement exposées au paragraphe 77 ci-dessus que les objectifs visés par la mesure contestée était « la sûreté publique », et « la prévention du crime », notamment des attaques terroristes. Le requérant conteste le dernier objectif, mais non le premier. La Cour est disposée à admettre que la mesure litigieuse visait l’un au moins des objectifs énumérés par le paragraphe 2 de l’article 10, à savoir celui de sûreté publique.

88. Dans ces conditions, il reste à la Cour à examiner si le licenciement était « nécessaire dans une société démocratique » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

89. Les principes généraux régissant le critère « nécessaire dans une société démocratique » sont exposés au paragraphe 50 ci-dessus.

90. En outre, la Cour rappelle que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes. Même si la bonne foi devant être respectée dans le cadre d’un contrat de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail (Herbai c. Hongrie, no 11608/15, § 38, 5 novembre 2019, et Palomo Sánchez et autres, précité, § 76).

91. La Cour examinera cette affaire principalement sous l’angle de la jurisprudence relative au signalement des irrégularités, tout en reconnaissant que l’affaire présente également des caractéristiques propres à celles des lanceurs d’alerte, notamment en tenant compte des critères pertinents exposés dans sa jurisprudence (voir la référence à la jurisprudence citée au paragraphe 53 ci-dessous).

92. En l’espèce, M. Gostev, employé du métro de Moscou, a fait deux déclarations à la presse dénonçant le matériel qu’il jugeait défectueux, utilisé par le métro. L’employeur et les juridictions nationales ont reproché au requérant d’avoir manqué à son devoir de réserve et de discrétion que lui imposait son statut et qu’il s’était engagé à respecter au moment de sa prise de fonctions. La Cour observe que le requérant n’a divulgué aucune information confidentielle (Halet c. Luxembourg [GC], no 21884/18, § 112, 14 février 2023). En distinguant ce cas des situations de lanceurs d’alerte, la Cour appliquera les critères énoncés au paragraphe précédent.

93. Dans ses déclarations à la presse, M. Gostev a mentionné une série d’incidents graves et récurrents qu’il disait être survenus dans le métro de Moscou (incendies, pannes électriques, explosion de matériel défectueux, problèmes liés à l’introduction d’un nouveau matériel roulant). Il a évoqué une « pénurie de personnel, de matériel et de ressources » ainsi que « des lacunes dans la maintenance et l’adaptation de l’infrastructure aux nouveaux équipements », circonstances qui, selon lui, entraînaient des perturbations majeures dans le service du métro.

94. Ces allégations, en tant qu’elles étaient relatives à la sécurité du métro, revêtaient un intérêt pour un large public, les habitants de Moscou, qui utilisent régulièrement ce moyen de transport essentiel dans la capitale russe. De surcroît, la réalité des faits qu’il y évoquait n’a jamais été mise en doute par l’employeur ni par les juridictions nationales. Relevant que ces dernières ont omis d’évaluer l’intérêt public des déclarations litigieuses, la Cour considère que ces déclarations présentaient un intérêt public indéniable.

95. Se tournant vers l’examen des motivations du requérant, la Cour souligne qu’un acte motivé par une rancune personnelle, une hostilité ou l’attente d’un avantage personnel, y compris financier, ne justifierait pas un niveau de protection particulièrement élevé (Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 95, 26 février 2009). Toutefois, en l’espèce, la Cour observe que ni les juridictions nationales ni le Gouvernement n’ont prêté à l’intéressé des motivations malveillantes. De plus, aucune des déclarations en cause ne peut être considérée comme ayant été offensante ou ayant constitué une attaque personnelle gratuite envers autrui. Par ailleurs, le requérant soutient que la motivation qui était à l’origine de ses déclarations publiques était d’attirer l’attention du public sur les conditions de la sécurité dans lesquelles travaillaient les employés du métro ainsi que sur la sécurité des usagers du métro.

96. Compte tenu de la teneur des déclarations litigieuses et de la qualité du requérant en tant que délégué syndical, la Cour n’a donc aucune raison de douter la motivation de ce dernier, à savoir, améliorer les conditions de travail au sein de l’entreprise.

97. En évaluant le préjudice causé, le cas échéant, à l’employeur, la Cour rappelle qu’il convient de prendre en considération l’ensemble des effets dommageables que la divulgation litigieuse peut entraîner. Le Gouvernement a expliqué, dans ses observations, que la divulgation d’informations concernant les dysfonctionnements du métro pouvait entraîner des conséquences préjudiciables. Selon lui, de telles informations pouvaient d’une part compromettre la réputation du service en altérant la confiance que plaçaient les usagers dans un mode de transport qu’ils pourraient dès lors ne plus considérer comme sûr, d’autre part provoquer la panique parmi eux, et enfin menacer la sécurité du métro, les informations en question étant, pour le Gouvernement, susceptibles d’être exploitées par des individus malintentionnés (paragraphe 77 ci-dessus). M. Gostev conteste ces arguments.

98. La Cour note que les juridictions nationales ont omis de se prononcer à ce sujet. La Cour prend donc en considération les explications du Gouvernement et reconnaît avec lui que la divulgation d’informations relatives à des anomalies dans le fonctionnement du métro pouvait effectivement nuire à la réputation de l’employeur de M. Gostev, le métro de Moscou, ainsi qu’à celle des fournisseurs dudit employeur, comme par exemple les fabricants des wagons de métro et d’autres matériels roulants, sur la qualité desquels l’intéressé avait exprimé des réserves (paragraphe 23 ci‑dessus). Quant aux risques que présentait, selon le Gouvernement, la divulgation pour la sécurité, elle note qu’en pareil domaine même des détails qui sont insignifiants en apparence et qui ne sont pas classés comme confidentiels peuvent avoir de l’importance et être utilisés à des fins malveillantes. Cela étant dit, en l’absence de l’analyse des juridictions nationales, ces risques semblent être hypothétiques. Ainsi, il ne semble donc pas que les déclarations litigieuses ont causé un dommage quelconque à l’employeur du requérant.

99. En ce qui concerne la sévérité de la sanction, la Cour rappelle que les membres d’un syndicat doivent pouvoir exprimer à leur employeur leurs revendications visant à améliorer les conditions de travail au sein de l’entreprise. Un syndicat qui ne pourrait pas librement exprimer ses idées à cet égard serait effectivement privé d’un moyen d’action essentiel. Par conséquent, pour garantir la portée réelle et effective des droits syndicaux, les autorités nationales doivent veiller à ce que des sanctions disproportionnées ne découragent pas les représentants syndicaux d’exprimer et de défendre les intérêts de leurs membres (Palomo Sánchez et autres, précité, § 56). Par ailleurs, il existe peu de marge pour restreindre les débats sur des questions d’intérêt public (Szima, précité, § 28, et les références qui y sont citées).

100. Or, en l’espèce, M. Gostev s’est vu infliger la sanction la plus sévère prévue par le droit du travail, à savoir le licenciement. Elle estime qu’une telle mesure disciplinaire était de nature à avoir des conséquences néfastes sur la carrière de l’intéressé et sur la possibilité pour lui de retrouver un emploi, compte tenu de la spécificité de sa formation et du monopole exercé par son ancien employeur dans le secteur des transports à Moscou. La Cour tient également compte de l’effet dissuasif que cette sanction pouvait avoir sur les autres employés de ce secteur.

101. Plaçant donc sur un plateau de la balance le préjudice causé à l’employeur et, sur l’autre, l’intérêt qu’il y avait pour le public à avoir connaissance des éléments communiqués à la presse par M. Gostev, la réalité des faits que l’intéressé a divulgués, ainsi que la sévérité de la sanction dont le requérant a fait l’objet, la Cour conclut que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression de M. Gostev n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

102. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

5. Sur l’application de l’article 41 de la Convention

103. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

104. M. Gadzhiyev demande réparation pour le dommage moral qu’il dit être résulté pour lui de la mesure de révocation qui l’a visé. Il laisse à la Cour le soin de déterminer le montant à octroyer. M. Gostev, de son côté, demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

105. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations en réponse à la demande de satisfaction équitable formulée par M. Gadzhiyev. Quant aux prétentions de M. Gostev à cet égard, le Gouvernement estime que la somme réclamée par l’intéressé au titre du dommage moral est excessive et que la demande doit être, de toute manière, rejetée car, à ses yeux, le grief en question est dénué de tout fondement.

106. La Cour considère que des préjudices ont dû résulter pour les requérants des mesures qu’elle a jugées contraires à l’article 10 de la Convention. Elle accorde dès lors à chacun des requérants MM. Gadzhiyev et Gostev la somme de 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

107. M. Gadzhiyev, de son côté, réclame 2 450 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il soumet un décompte horaire établi par ses deux avocates ; y est indiqué un total de 24,5 heures de travail (au taux horaire de 100 EUR) correspondant à l’étude des documents, à la rédaction de courriers qui lui ont été adressés, à la rédaction des observations et à l’analyse de la jurisprudence nationale et internationale.

108. M. Gostev réclame 3 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, il soumet un décompte horaire établi par son avocate.

109. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations quant à la demande de M. Gadzhiyev. En ce qui concerne M. Gostev, le Gouvernement objecte que la convention d’assistance juridique présentée par le requérant prévoit que le paiement d’honoraires est conditionné à l’attribution de la somme correspondante par la Cour : or un tel document ne constitue pas selon lui une preuve du paiement effectif par l’intéressé des sommes qu’il réclame.

110. Un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Quant à l’absence éventuelle de preuve d’un paiement préalable des sommes réclamées, la Cour rappelle que l’on ne saurait limiter le remboursement d’honoraires aux seules sommes déjà versées par l’intéressé à son avocat. Une telle approche pourrait en effet dissuader beaucoup d’avocats de représenter devant la Cour les requérants les moins aisés. Toutefois, un accord, qu’il soit conclu sous forme écrite ou orale et qu’il ne fasse naître des obligations qu’entre l’avocat et son client, ne saurait lier la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (X et autres c. Russie, nos 78042/16 et 66158/14, § 91, 14 janvier 2020, et les références qui y sont citées).

111. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnables les sommes réclamées par MM. Gadzhiyev et Gostev au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle : elle accorde donc 2 450 EUR à M. Gadzhiyev et 3 000 EUR à M. Gostev, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que le manque de participation effective du Gouvernement à la procédure ne présente pas d’obstacle à l’examen de l’affaire ;
2. Décide de joindre les requêtes ;
3. Déclare les requêtes recevables ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention à l’égard des deux requérants ;
5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à M. Salikh Nabiyevich Gadzhiyev, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à M. Nikolay Sergeyevich Gostev, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
3. 2 450 EUR (deux mille quatre cent cinquante euros) à M. Salikh Nabiyevich Gadzhiyev, plus tout montant pouvant être dû par l’intéressé à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
4. 3 000 EUR (trois mille euros) à M. Nikolay Sergeyevich Gostev, plus tout montant pouvant être dû par l’intéressé à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-237288
Date de la décision : 15/10/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression - {général} (Article 10-1 - Liberté d'expression);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Memorial Human Rights Centre

Origine de la décision
Date de l'import : 16/10/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award