CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SÀRL GATOR c. MONACO
(Requête no 18287/18)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Suppression non disproportionnée par les juridictions internes de propos considérés être diffamatoires de la partie adverse dans des conclusions d’appel déposées par l’avocat de la société requérante • Considération raisonnable de la Cour d’appel • Plus grande marge d’appréciation • Déclarations litigieuses, bien que voilées, dépassant la limite du commentaire admissible, en l’absence de base factuelle solide, de nature à prouver la véracité des accusations de fraude fiscale, à peine masquées • Sanction la plus légère de celles prévues par la loi • Substance des écrits judiciaires non affaiblie par le passage supprimé de quatre lignes sur un total de neuf pages de conclusions d’appel
STRASBOURG
11 mai 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sàrl Gator c. Monaco,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 18287/18) dirigée contre la Principauté de Monaco et dont une société à responsabilité limitée de droit monégasque, la Sàrl Gator (« la société requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 16 avril 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement monégasque (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 avril 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la suppression par les juridictions internes de propos considérés comme diffamatoires dans des conclusions d’appel déposées par l’avocat de la société requérante.
EN FAIT
2. La société requérante, la Sàrl Gator, est une société de droit monégasque, créée en 2013 et ayant pour activité la vente au détail de vêtements et d’accessoires s’y rattachant. Elle a été représentée devant la Cour par Me G. Thuan dit Dieudonné, avocat à Strasbourg.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. J.-L. Ravera.
4. Le 9 janvier 2013, la société requérante et la société civile et professionnelle L.I. (« la SCP L.I. ») conclurent un contrat de location-gérance (ou gérance-libre) d’un fonds de commerce situé à Monaco, pour une durée de deux ans.
5. À compter du mois de novembre 2014, des incidents de paiement furent constatés, la société requérante, locataire des locaux commerciaux, ne s’acquittant plus régulièrement du montant des loyers.
6. La SCP L.I. lui fit alors délivrer, le 12 novembre 2014, un commandement de payer les sommes dues au titre des loyers et de la redevance pour le mois de novembre 2014.
7. À la suite de ces injonctions de payer, la société requérante s’opposa à la poursuite des relations contractuelles avec la société bailleresse en invoquant un obstacle juridique. Elle assigna ainsi, le 19 décembre 2014, la SCP L.I. devant le tribunal de première instance de Monaco en nullité du contrat de location-gérance. Elle soutint que la personne concédant un contrat de location-gérance devait avoir la qualité de commerçant et avoir exploité le fonds de commerce. Or la SCP L.I. était une société civile et ne pouvait donc pas exercer d’activité commerciale.
8. La SCP L.I. forma une demande reconventionnelle tendant à la condamnation de la société requérante au paiement des loyers et charges échus et non payés, des frais de rédaction du contrat de gérance, d’une indemnité d’occupation et, enfin, de dommages-intérêts.
9. Par un jugement du 3 mars 2016, le tribunal rejeta la demande en nullité du contrat de location-gérance au motif que la législation nationale n’exigeait pas que le contrat soit conclu entre deux commerçants ni que le bailleur ait exploité le fonds de commerce. Il débouta la société requérante de toutes ses demandes et la condamna notamment à payer à la SCP L.I. l’arriéré des loyers et charges avec intérêts, ainsi que le montant d’une indemnité d’occupation, outre cinq mille euros (EUR) de dommages-intérêts.
10. La requérante interjeta appel de ce jugement par un exploit du 6 mai 2016, rédigé par son avocat. Elle soutint que le fonds de commerce, en tant qu’institution commerciale, exige que son propriétaire soit commerçant et qu’il fasse l’objet d’une exploitation. Or, la SCP L.I. n’avait pas la qualité de commerçant et ne pouvait donc pas donner en location un fonds de commerce qu’elle n’avait pas elle-même le droit d’exploiter. Elle souligna notamment que les statuts de la SCP L.I. ne mentionnaient aucune activité commerciale et que son gérant, M. B., exerçait la profession d’expert-comptable, ce qui était incompatible avec la réalisation de tout acte de commerce en vertu de la législation monégasque. Dans ces écrits, d’une longueur totale de neuf pages, la société requérante s’exprima ainsi :
« (...) la constitution même de la société [L.I.] apporte l’instrument idéal pour transmettre le fonds de commerce à des tiers qui ne l’ont jamais exploité et n’ont pas l’intention de l’exploiter ;
Car M. [V.], ancien exploitant du fonds, pourrait céder ses propres parts – indirectement son fonds de commerce – soit librement à M. [B] (...), soit à un tiers avec l’accord de M. [B]. (...) ;
Autrement dit la société constitue l’instrument rêvé de la cession du fonds hors de toute exploitation de celui-ci par l’acquéreur, voire la cession frauduleuse à un acquéreur frappé d’une interdiction d’exercer le commerce (comp. Article 8, c et d de la loi no 546 du 26 juin 1951) ».
11. Dans le cadre de cette instance en appel, la SCP L.I. forma des demandes incidentes, par lesquelles elle sollicita la suppression du passage suivant des écritures de la requérante, l’estimant diffamatoire :
« Autrement dit la société constitue l’instrument rêvé de la cession du fonds hors de toute exploitation de celui-ci par l’acquéreur, voire la cession frauduleuse à un acquéreur frappé d’une interdiction d’exercer le commerce (comp. Article 8, c et d de la loi no 546 du 26 juin 1951) ».
12. Par un arrêt du 24 janvier 2017 rendu à la suite d’une audience tenue le 13 décembre 2016, la cour d’appel de Monaco confirma le jugement du tribunal de première instance, précisant qu’aucune disposition légale n’impose au loueur d’un fonds de commerce d’avoir la qualité de commerçant, ni ne réserve aux commerçants la mise en location de fonds de commerce.
13. Par ailleurs, faisant droit à la demande de la SCP L.I., elle ordonna la suppression du passage litigieux en se fondant sur les dispositions des articles 21, alinéa 1, et 34, alinéa 2, de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique (voir paragraphes 16 et 17 ci-dessous). Elle motiva sa décision de la manière suivante :
« (...) en l’espèce, l’exploit d’assignation et d’appel mentionne que la cession de ses parts, par M. V., soit à M. B., co-associé et gérant, soit à un tiers avec l’accord de celui-ci, ainsi que le prévoient les statuts, aurait pour conséquence nécessaire la cession du fonds de commerce ; qu’ainsi la cession du fonds interviendrait indépendamment de toute exploitation du fonds par l’acquéreur, et pourrait bénéficier à un acquéreur frappé d’une interdiction d’exercer le commerce, permettant ainsi de contourner l’incompatibilité légale touchant son gérant, expert-comptable ; qu’ainsi les propos incriminés allèguent des faits précis susceptibles d’être commis ; que par ailleurs, il ne fait aucun doute que les personnes visées sont M. B., gérant de la SCP L.I., et M. V. ; que cependant, les propos tenus présentent la SCP L.I., nommément citée, comme « instrument rêvé » d’agissements frauduleux susceptibles d’être commis par son gérant et son actionnaire majoritaire, et portent nécessairement atteinte à sa considération ; que les propos diffamatoires tenus l’ont été à l’occasion de la demande en nullité du contrat de gérance libre, dans le cadre d’une démonstration destinée à convaincre la Cour que la SCP L.I. n’ayant pas la qualité de commerçant, elle ne peut donner en location un fonds de commerce qu’elle ne peut exploiter, et du bienfondé de sa demande ; que si l’utilité de ces propos et leur opportunité restent à démontrer, il ne peut être prétendu qu’ils sont étrangers à la cause ; que dans ces conditions, il y a lieu de débouter la SCP L.I. de sa demande tendant à voir réserver son action civile au regard des écrits diffamatoires contenus dans l’acte d’appel et assignation du 6 mai 2016, et de faire droit à la demande subsidiaire en ordonnant la suppression des écrits diffamatoires susvisés (...) ».
14. La société requérante forma un pourvoi en révision.
15. Le 16 octobre 2017, la Cour de révision rejeta le pourvoi. S’agissant du passage supprimé dans les écritures de la requérante, son arrêt était ainsi motivé :
« (...) attendu que la cour d’appel a visé l’article 34 al. 2 de la loi no 1.299, qui permet aux juges statuant sur le fond de prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires relatifs aux faits de la cause dont ils sont saisis ; qu’ayant caractérisé les éléments constitutifs de l’infraction prévus par l’article précité, elle a vérifié que les propos litigieux étaient suffisamment liés à la cause sur laquelle elle statuait, et a fait ressortir, par la brièveté du passage supprimé – les quatre lignes litigieuses rapportées – que la sanction était proportionnée au but poursuivi de protection à laquelle la [SCP L.I.] avait droit ; qu’elle a ainsi légalement justifié sa décision ; (...) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Le Droit interne
1. La faculté pour les juges de supprimer des propos diffamatoires d’écrits judiciaires
16. L’article 21 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique définit la diffamation comme suit :
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne, d’un groupe de personnes liées par la même appartenance au sens de l’article 24 ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. (...) »
17. L’article 34 de cette même loi prévoit la possibilité pour les juges de prononcer la suppression de propos diffamatoires dans les écrits produits devant eux (pratique dite du « bâtonnement ») dans les termes suivants :
« Ni les discours ou plaidoiries prononcés, ni les écrits produits devant les tribunaux, ni le compte-rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires ne donnent lieu à action en diffamation, injures, outrages, atteintes à la vie privée.
Les juges saisis de la cause et statuant sur le fond peuvent néanmoins prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires relatifs aux faits de la cause et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts. Les faits diffamatoires étrangers à la cause peuvent donner ouverture soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur ont été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »
18. L’exposé des motifs du projet de loi ayant abouti à la loi no 1.299 sur la liberté d’expression publique précise notamment ce qui suit :
« Dans l’intérêt de la défense et plus particulièrement en vertu du principe selon lequel toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, la menace de poursuites pénales ne doit pas venir intimider les parties ou leurs conseils. Aussi les propos ou écrits passibles des délits de diffamation, d’injures ou d’outrages, lorsqu’ils auront été prononcés ou produits devant les tribunaux, ne peuvent pas donner lieu à poursuite. (...)
L’immunité judiciaire des parties et de leurs conseils ne doit pas leur permettre de porter impunément des attaques contre autrui sur des faits étrangers à la cause ou d’une manière dépassant l’intérêt d’une légitime défense. Aussi le second alinéa du présent article aménage l’immunité judiciaire.
Toutefois les juges ont la faculté de prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires relatifs aux faits de la cause dont ils sont saisis, et de condamner, même d’office, leur auteur à des dommages et intérêts. Cette mesure est indépendante de la suppression. Elle peut être prononcée seule ou cumulée. Lorsque la suppression est prononcée, elle entraîne indirectement l’interdiction de mentionner les propos dans un compte rendu des débats sans qu’il puisse être fait état de l’immunité judiciaire prévue au 1er alinéa. (...) »
19. La faculté pour les juges d’ordonner la suppression d’écrits diffamatoires produits devant eux est également prévue à l’article 23 de la loi no 1.047 du 28 juillet 1982 sur l’exercice des professions d’avocat-défenseur et d’avocat, qui est ainsi libellé :
« Les avocats-défenseurs et avocats ne peuvent avancer aucun fait grave contre l’honneur ou la réputation des parties à moins que la cause ne l’exige et qu’ils n’aient reçu mandat exprès et par écrit de leurs clients.
La juridiction saisie de la cause peut ordonner la suppression des écrits injurieux ou diffamatoires. »
2. Le régime juridique de la gérance-libre
20. La loi no 546 du 26/06/1951 tendant à réglementer la gérance libre, définie comme tout contrat ayant pour objet la location d’un fonds de commerce, énonce, à son article 8, les circonstances dans lesquelles un tel contrat prend fin :
« La gérance prendra fin de plein droit :
a) À l’expiration du terme fixé au contrat ; il ne peut y avoir de tacite reconduction ;
b) Au cas de décès du gérant ;
c) Au cas de déclaration de faillite du gérant ;
d) Au cas d’infraction ou de délit entraînant la fermeture du fonds. »
3. L’incompatibilité de l’exercice de la profession d’expert-comptable avec la réalisation d’actes de commerce
21. L’article 13 de la loi no 1.231 du 12 juillet 2000 relative aux professions d’expert-comptable et de comptable agréé dispose que l’exercice de cette profession est incompatible avec la réalisation d’acte de commerce :
« L’exercice de la profession d’expert-comptable est incompatible avec toute occupation ou tout acte de nature à porter atteinte à son indépendance, en particulier :
. avec tout emploi salarié, sauf dans une société reconnue par l’Ordre ;
. avec tout acte de commerce ou d’intermédiaire autre que ceux que comporte l’exercice de la profession ;
. avec tout mandat de recevoir, conserver ou délivrer des fonds ou valeurs ou de donner quittance.
(...)
Les employés salariés d’un expert-comptable et toute personne agissant pour son compte sont soumis aux interdictions portées au présent article. »
22. Par ailleurs, l’article 33 de cette même loi prévoit que la méconnaissance de cette interdiction est sanctionnée d’une amende :
« L’expert-comptable ou le comptable agréé qui se livre à des démarches publicitaires prohibées par l’article 11, qui accomplit l’une des activités ou l’un des actes prohibés par l’article 13, ou qui reçoit ou tente de recevoir une rémunération autre que les honoraires visés à l’article 14, est puni de l’amende prévue au chiffre 2o de l’article 26 du Code pénal. (...) »
2. La pratique interne
23. Lorsqu’elles ordonnent le bâtonnement, les juridictions monégasques se fondent soit sur l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique (voir paragraphe 17), soit sur l’article 23 de la loi no 1.047 du 28 juillet 1982 sur l’exercice des professions d’avocat-défenseur et d’avocat (voir paragraphe 19), soit sur les deux.
24. Selon les informations communiquées par le gouvernement défendeur, vingt-cinq demandes de bâtonnement ont été formulées entre 2014 et 2020. Les juridictions ont opposé un refus à dix-sept reprises et y ont fait droit à treize reprises, étant précisé que, dans cinq affaires, la juridiction a accepté une partie de la demande et rejeté une autre partie.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
25. La société requérante soutient que la suppression par les juridictions internes d’un passage de ses conclusions écrites d’appel a méconnu son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
26. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La société requérante
27. La société requérante considère que la suppression par la cour d’appel des propos litigieux dans les écritures rédigées en appel par son avocat, a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Si elle admet que cette ingérence poursuivait le but légitime prévu par le second paragraphe de l’article 10 de la Convention de protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’occurrence de la SCP L.I, elle estime qu’elle n’était ni prévisible ni nécessaire dans une société démocratique.
28. Elle fait tout d’abord valoir que cette ingérence n’était pas suffisamment prévisible en raison de l’absence de critères objectifs utilisés par les juridictions internes dans l’interprétation et l’application de l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique, conduisant à une disparité des solutions jurisprudentielles pour des propos similaires. À cet égard, elle souligne que les juridictions monégasques ont pu considérer, à l’inverse de la présente affaire, que des imputations d’infractions pénales ne revêtaient pas de caractère diffamatoire et rejeter dès lors les demandes de bâtonnement, notamment pour les propos suivants : « Un tel procédé est particulièrement blâmable et pénalement répréhensible (...) » (tribunal de première instance, Mme B.V.P. c/ M. D.D.G., 9 juillet 2015), « En se comportant ainsi, F.A.N. s’est incontestablement rendu coupable du délit d’entrave aux enchères publiques au sens de l’article 358 du code pénal en sorte que la SAM P.A. réserve expressément ses droits quant aux suites qu’elle donnera à ses agissements » et « F.A.N. a multiplié les manœuvres pour différer le règlement des sommes dues, tant et si bien que la SAM P.A. s’interroge sur la possibilité de déposer plainte du chef d’escroquerie au sens de l’article 330 du code pénal » (tribunal de première instance, Société anonyme monégasque dénommée P. c/ M.F.A., 27 septembre 2016).
29. S’agissant de la nécessité et de la proportionnalité de l’ingérence, la société requérante souligne, en premier lieu, le caractère non excessif et peu virulent des propos litigieux, ainsi que l’absence de personnes nommément visées dans le passage ayant fait l’objet de la suppression. Elle fait également valoir que les propos censurés relevaient davantage d’une supposition que d’une affirmation et qu’il n’y avait aucune imputation directe d’une infraction pénale.
30. En deuxième lieu, elle rappelle qu’ils s’inscrivaient dans le contexte spécifique d’une instance contentieuse dans lequel une dose d’exagération, voire un certain degré d’outrance, sont permis et qu’ils participaient directement à la mission de défense de ses intérêts. Par ailleurs, la société requérante soutient que ces propos reposaient sur une base factuelle suffisante.
31. En troisième lieu, concernant la publicité des propos, elle fait valoir que ceux-ci ne sont pas sortis de la salle d’audience. En effet, le passage litigieux ne figurant que dans ses conclusions d’appel, et à supposer même que l’avocat l’ait mentionné au cours de l’une de ses plaidoiries, seuls les juges et les parties en ont eu connaissance. Dès lors, même en tenant compte des spécificités liées à la taille de la Principauté de Monaco, mises en avant par le Gouvernement devant la Cour, la société requérante estime que les écrits judiciaires et les audiences publiques disposent d’une publicité extrêmement réduite, sauf à faire l’objet d’un intérêt médiatique particulier, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Les conséquences de l’atteinte alléguée à la réputation ont donc été notablement limitées en l’espèce.
32. Enfin, la société requérante soutient que même si la suppression des propos litigieux peut apparaître comme une sanction mineure, elle présente un effet dissuasif sur la liberté d’expression, d’autant plus inacceptable qu’il s’agit d’écrits rédigés par un avocat appelé à assurer la défense effective de sa cliente dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours. Elle soutient que cela lui a causé un préjudice certain, dès lors que son argumentaire juridique a été partiellement amputé.
b) Le Gouvernement
33. Le Gouvernement ne conteste pas que la suppression par la cour d’appel d’un passage des écritures déposées par le conseil de la société requérante a constitué une ingérence dans le droit à la liberté d’expression de celle-ci. Toutefois, il considère que cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
34. S’agissant de la légalité de l’ingérence, il fait valoir que la législation monégasque prévoit clairement que les juges peuvent faire droit à des demandes de suppression de certaines parties de texte dans des conclusions d’avocats, s’ils estiment que les discours litigieux, relatifs aux faits de la cause, caractérisent des faits de diffamation, au sens de l’article 21 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005. Il ajoute qu’à l’époque des faits, les juridictions internes avaient déjà considéré que des propos imputant une infraction pénale étaient constitutifs du délit de diffamation et ordonné leur suppression d’écrits judiciaires, au titre de l’article 34 de la loi no 1.299 précitée. Il cite, à cet égard, un arrêt de la cour d’appel de Monaco du 14 avril 2015 (S.C.S. R N Cie c/ Monsieur Y.S.), ayant prononcé le bâtonnement des mots et expressions suivants : « escroc », « escroqueries », « a escroqué », « la grande propension de Monsieur S. à frauder », « élément constitutif de la tromperie », « la sensibilité (de Monsieur S.) semble être inversement proportionnelle à sa probité dans les affaires ». Il précise qu’une telle interprétation a été confirmée dans des jugements ultérieurs du tribunal de première instance de Monaco qui ont ordonné la suppression de paragraphes comportant des accusations de fraude fiscale (Monsieur M.A. c/ T.E.-H.A., 16 novembre 2017), de l’expression « lui extorquer des fonds » (M.M.C. c/ V.S., 25 avril 2019) et des passages suivants « sans aucun doute pour dissiper ses fonds et les dissimuler à la société L. » et « qu’il a déjà dépouillée de sommes considérables » (société L.I. LTD c/ A.F., 6 juin 2019).
35. En l’espèce, le Gouvernement soutient que la phrase litigieuse imputait à la SCP L.I. le fait de permettre ou de favoriser la potentielle commission, par son gérant et son actionnaire majoritaire, d’agissements frauduleux, telle que l’infraction prévue par l’article 33 de la loi no 1.231 du 12 juillet 2000 relative aux professions d’expert-comptable et de comptable agréé. Il en déduit que cela portait atteinte à la réputation de la société bailleresse au sens de l’article 34 de la loi no 1.299 précitée et que la société requérante, représentée par un avocat, aurait pu prévoir à un degré raisonnable les conséquences juridiques susceptibles de découler de ses écritures. Enfin, le Gouvernement soutient que le fait que la suppression de propos similaires n’ait pas été systématiquement ordonnée ne remet pas en cause la prévisibilité de la disposition législative, l’appréciation judiciaire étant par définition susceptible de varier d’une affaire à l’autre, selon la teneur exacte des propos en cause et le contexte.
36. Concernant le but poursuivi par l’ingérence, le Gouvernement soutient qu’elle visait la protection de la réputation d’autrui, en l’espèce de la SCP L.I.
37. Quant à l’exigence de nécessité dans une société démocratique, le Gouvernement rappelle que la Cour admet des limites à la liberté d’expression des avocats. Il soutient que la formulation était particulièrement grave, puisqu’elle revenait à affirmer que la SCP L.I. favorisait la commission d’infractions à la loi monégasque. Compte tenu de la qualité de la personne visée, une simple société civile, ces propos excédaient ce qu’autorisait l’exercice des droits de la défense. De surcroît, cette affirmation ne reposait pas sur une base factuelle suffisante. Par ailleurs, s’agissant de la publicité des propos, le Gouvernement fait valoir que les spécificités liées à la taille de la Principauté, notamment en termes de nombre d’habitants, impliquent que la réitération de tels propos en audience publique est susceptible de « sortir de la salle d’audience » et par conséquent d’avoir des répercussions importantes sur la réputation de la SCP L.I. Le Gouvernement considère que pour ces raisons, il était nécessaire de sanctionner ce passage. Enfin, il soutient que les conséquences concrètes de la suppression décidée par la Cour d’appel sont limitées et que celle-ci constitue une mesure a minima et symbolique.
2. Appréciation de la Cour
38. La Cour constate que la société requérante a pu communiquer et donc faire valoir ses arguments juridiques, dont les propos in fine supprimés, auprès des destinataires visés, à savoir les juges internes en charge de l’affaire, et que ceux-ci en ont effectivement pris connaissance. Elle considère toutefois que la décision de la cour d’appel, confirmée par la Cour de révision, de supprimer le passage litigieux des conclusions d’appel avait pour objet de sanctionner des propos jugés attentatoires à la considération de la SCP L.I. et pour effet de priver partiellement une partie au litige de son argumentaire. Il s’agit donc d’une ingérence des autorités internes dans la liberté d’expression de la société requérante, matérialisée dans les écrits judiciaires de son conseil, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté par le Gouvernement.
39. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
a) Prévue par la loi
1. Principes généraux
40. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi dans le cadre de l’article 10 résumés dans les arrêts Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, §§ 131‑136, CEDH 2015 (extraits)) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020). Elle souligne en particulier les éléments suivants.
41. Tout d’abord, la Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être attachées à un acte déterminé. La Cour a cependant précisé que ces conséquences n’avaient pas à être prévisibles avec un degré de certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015).
42. La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine. En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).
43. La Cour rappelle enfin que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 96, 20 janvier 2020).
2. Application au cas d’espèce
44. À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la question essentielle qui se pose au niveau de la légalité est celle de savoir si, lorsque la société requérante a déposé son assignation par le biais de son avocat, elle savait ou aurait dû savoir que ses écritures étaient susceptibles de faire l’objet d’une suppression par la cour d’appel sur le fondement de l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique (Perinçek, précité, § 137).
45. Or, compte tenu de l’énoncé des articles 21 et 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique, la Cour est d’avis que la société requérante, représentée par un avocat, pouvait raisonnablement prévoir que tous propos formulés dans ses écrits judiciaires et considérés comme diffamatoires étaient susceptibles de faire l’objet d’un bâtonnement par les juges saisis de la cause. Elle relève par ailleurs que ces dispositions avaient déjà été appliquées par les juridictions internes à l’époque des faits, notamment à l’égard de propos imputant à la partie adverse une « grande propension [...] à frauder » (voir paragraphe 34 ci-dessus).
46. Quant à l’argument fondé sur le caractère imprévisible et contradictoire des solutions apportées par les juridictions monégasques à des propos similaires, la Cour estime que l’opération de qualification et d’interprétation de la loi à laquelle s’est livré le juge interne relève sans conteste de son office et ne peut dès lors constituer un grief, en soi, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, sauf en cas d’arbitraire manifeste (July et SARL Libération c. France, no 20893/03, § 56, CEDH 2008 (extraits)). Or, en l’espèce, la Cour ne décèle aucun élément de cette nature. Elle estime que cette question se rattache davantage à la pertinence et à la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes pour justifier l’ingérence litigieuse dans le droit à la liberté d’expression de la requérante et qu’elle sera en conséquence examinée dans le cadre de l’évaluation de la « nécessité » de celle-ci (Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July, précité, § 42 in fine, Perinçek, précité, § 139 et July et SARL Libération, précité, § 56).
47. Partant, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice, par la société requérante, de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
b) But légitime
48. La Cour considère, à l’instar des parties qui s’accordent sur ce point, que la suppression des propos litigieux avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence de la SCP L.I.
49. Reste donc à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
c) Nécessité dans une société démocratique
1. Principes généraux
50. La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015) et Perinçek (précité, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées).
51. L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999-III).
52. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
2. Application au cas d’espèce
53. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’affirmer, dans des affaires concernant des propos tenus par des avocats représentant leurs clients dans l’enceinte du prétoire, que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (voir, entre autres, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 49, CEDH 2002-II, Morice, précité, § 137, et Bagirov c. Azerbaïdjan, nos 81024/12 et 28198/15, § 80, 25 juin 2020). Il n’en demeure pas moins que les avocats ne peuvent pas tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle (Morice, précité, § 139 et Karpetas c. Grèce, no 6086/10, § 78, 30 octobre 2012). La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 51, 29 mars 2011).
54. En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que les propos litigieux concernaient un différend purement privé et ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’un débat d’intérêt général. Elle observe en outre qu’ils visaient une autre société privée, et non un fonctionnaire pour lesquels la Cour a admis que les limites de la critique admissible peuvent, dans certains cas, être plus larges que pour les simples particuliers (voir notamment Nikula c. Finlande, précité, § 48). La Cour en déduit que l’État défendeur disposait, dans ces circonstances, d’une plus grande marge d’appréciation.
55. La Cour relève en outre que le support juridique sur lequel se sont fondées les juridictions pour ordonner le bâtonnement traduit en réalité la volonté d’aménager et de tempérer l’immunité judiciaire dont bénéficient les avocats et leurs clients pour les écrits ou plaidoiries portés devant les tribunaux. Le texte de loi autorisant la suppression de certains passages est en effet un instrument juridique destiné à prévenir tout risque d’intimidation des parties ou de leurs avocats qui pourraient s’auto-censurer dans l’expression de leurs propos de crainte de s’exposer à des poursuites pénales. Toutefois, cette liberté de la parole ou de l’écrit porté devant les tribunaux ne doit pas être absolue. Le juge est le gardien de cet équilibre puisqu’il est investi par la loi d’une mission de contrôle de l’expression judiciaire qu’il peut supprimer s’il l’estime diffamatoire, outrageante, injurieuse ou attentatoire à la vie privée.
56. La Cour considère que la cour d’appel a ainsi pu juger que le passage litigieux contenait l’allégation d’agissements frauduleux consistant en la cession d’un fonds de commerce à une personne frappée d’une interdiction légale d’exercer le commerce. En effet, même si les propos faisant l’objet du bâtonnement étaient formulés sous forme d’insinuations plus que d’affirmations directement et explicitement adressées à des membres nommément désignés de la SCP L.I., il n’en demeure pas moins que les personnes visées pouvaient aisément être identifiées et les accusations implicitement portées déterminées. Ainsi, la création de SCP L.I. est présentée comme ayant eu une dimension frauduleuse destinée, lors d’une opération future et hypothétique de cession de parts sociales, à masquer, soit l’absence d’exploitation effective du fonds de commerce, soit l’interdiction d’exercer le commerce dont aurait été frappé l’un des acquéreurs. M. B., expert-comptable et gérant co-associé de la SCP L.I., et M. V., associé majoritaire, sont implicitement mais nécessairement désignés comme faisant partie d’une structure, la SCP L.I., susceptible de participer à une fraude.
57. Par ailleurs, la Cour relève que la demande de bâtonnement a été strictement limitée aux propos jetant un discrédit flou et hypothétique sur la probité de la société et de ses membres.
58. En revanche, le passage de l’acte d’appel qui rappelle l’incompatibilité posée par l’article 33 de la loi no 1.231 du 12 juillet 2000 entre l’exercice des activités d’expert-comptable et la réalisation d’actes de commerce, sous peine de sanctions pénales, est un élément objectif des débats qui a été librement débattu et tranché par la cour d’appel. Les juridictions nationales, même si elles l’ont écartée en substance, n’ont donc pas éludé l’allégation d’incompatibilité dès lors qu’elle reposait sur des éléments tangibles d’appréciation.
59. Au vu de ces considérations, la Cour estime que la cour d’appel a pu raisonnablement considérer, dans le cadre du pouvoir d’appréciation que lui conférait la législation nationale, que les déclarations litigieuses, bien que voilées, dépassaient la limite du commentaire admissible, dans la mesure où, en l’absence de base factuelle solide, et donc d’éléments de nature à prouver la véracité des accusations, à peine masquées, elles pouvaient parfaitement être considérées comme ayant une nature diffamatoire. La cour d’appel a par ailleurs explicitement indiqué que les propos litigieux n’étaient pas étrangers à la cause, à savoir la nullité du contrat de location-gérance, et que, par voie de conséquence, toute action indemnitaire en diffamation était fermée à la requérante, conformément à l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour ne voit donc aucune raison sérieuse de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes.
60. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, entre autres, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Morice, précité, § 175). En l’espèce, elle constate que la suppression par les juges des propos diffamatoires constitue la sanction la plus légère prévue par l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique. En effet, conformément à cette disposition, de tels propos peuvent également donner lieu à une condamnation au paiement de dommages-intérêts. Par ailleurs, la Cour note, comme l’a relevé la Cour de révision, que le passage supprimé ne représentait que quatre lignes sur un total de neuf pages de conclusions d’appel déposées par l’avocat de la société requérante. La substance des écrits judiciaires n’a en rien été affaiblie.
61. Dans ces circonstances, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposaient les autorités nationales, la Cour considère que la suppression des propos litigieux n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi. L’ingérence peut donc raisonnablement être considérée comme nécessaire dans une société démocratique pour protéger la réputation d’autrui au sens de l’article 10 § 2.
62. Par conséquent, il n’y a pas eu de violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 mai 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président