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02/09/2021 | CEDH | N°001-211600

CEDH | CEDH, AFFAIRE Z.B. c. FRANCE, 2021, 001-211600


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Z.B. c. FRANCE

(Requête no 46883/15)

ARRÊT


Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale du requérant pour l’apposition d’inscriptions à connotations terroristes sur un tee-shirt porté à sa demande par son neveu, de trois ans, dans son école maternelle • Connaissance du requérant de la résonance particulière des inscriptions peu de temps après des attentats dans une école et dans un contexte de menace terroriste avérée • Motifs pertinents et suffisants • Sanction proportionnée

Art 17 (+ A

rt 10) • Inscriptions ne révélant pas de manière immédiatement évidente que le requérant tendait à la destruction ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Z.B. c. FRANCE

(Requête no 46883/15)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale du requérant pour l’apposition d’inscriptions à connotations terroristes sur un tee-shirt porté à sa demande par son neveu, de trois ans, dans son école maternelle • Connaissance du requérant de la résonance particulière des inscriptions peu de temps après des attentats dans une école et dans un contexte de menace terroriste avérée • Motifs pertinents et suffisants • Sanction proportionnée

Art 17 (+ Art 10) • Inscriptions ne révélant pas de manière immédiatement évidente que le requérant tendait à la destruction des droits et libertés

STRASBOURG

2 septembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Z.B. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,

Mārtiņš Mits,

Ganna Yudkivska,

Stéphanie Mourou-Vikström,

Ivana Jelić,

Arnfinn Bårdsen,

Mattias Guyomar, juges,

et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 46883/15) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Z.B. (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 septembre 2015,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus de l’organisation non gouvernementale Article 19, que le président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire porte sur la condamnation pénale du requérant pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie en raison des inscriptions apposées sur un tee-shirt qu’il avait offert à son neveu, alors âgé de trois ans. Ce tee-shirt fut porté par l’enfant dans l’enceinte d’une école maternelle. Le requérant se fonde sur l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1983 et réside à Sorgues. Il est représenté par Me P. Spinosi, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Le requérant est l’oncle maternel d’un enfant prénommé Jihad, né le 11 septembre 2009.

5. En 2012, le requérant offrit à son neveu, en guise de cadeau d’anniversaire, un tee-shirt spécialement commandé, sur lequel il avait demandé que soient portées les mentions suivantes : « je suis une bombe ! » sur la poitrine et « Jihad, né le 11 septembre », dans le dos.

6. Le 25 septembre 2012, la directrice de l’école maternelle où était scolarisé l’enfant, ainsi qu’une autre adulte, constatèrent, alors qu’elles rhabillaient l’enfant après son passage aux toilettes, qu’il portait ce tee-shirt. La directrice de l’école informa l’inspection académique et le maire de la commune. Ce dernier saisit le procureur de la République pour dénoncer les faits.

7. Le procureur de la République décida de poursuivre le requérant et la mère de l’enfant pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 (voir le cadre juridique interne pertinent, paragraphe 16 ci-dessous).

8. Par jugement du 10 avril 2013, le tribunal correctionnel d’Avignon relaxa le requérant et sa sœur des faits d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie et déclara la partie civile irrecevable. Pour relaxer les deux prévenus, le tribunal releva que le port du tee-shirt litigieux par l’enfant, à une seule reprise, était limité dans le temps (la seule après-midi du 25 septembre 2012) et l’espace (la classe maternelle). Il releva également que seules deux personnes avaient pu voir les mentions portées sur le tee-shirt en rhabillant l’enfant. Il conclut que ces éléments ne suffisaient pas à caractériser une volonté de promouvoir les crimes d’atteintes volontaires à la vie, en l’absence de toute attitude à cet égard.

9. Le ministère public interjeta appel et requit la réformation du jugement, de déclarer les deux prévenus coupables des faits reprochés et de condamner le requérant et sa sœur respectivement à une amende de 3 000 et 1 000 euros (EUR). La commune de Sorgues interjeta également appel du jugement du tribunal correctionnel. Elle fit notamment valoir qu’elle avait subi un dommage personnel du fait de la violation du règlement intérieur de l’école maternelle et de l’atteinte à l’ordre et à la tranquillité de la commune.

10. Par conclusions déposées devant la cour d’appel de Nîmes, le requérant sollicita la confirmation du jugement déféré, faisant valoir que le délit d’apologie de crime nécessitait, pour être constitué, que l’apologie soit publique et intentionnelle. Il soutint notamment qu’une école n’était pas un lieu public par nature et qu’il avait offert le tee-shirt litigieux dans un lieu privé, son domicile ; qu’il y avait donc défaut de publicité. Il argua de plus que les inscriptions figurant sur le tee-shirt ne présentaient pas sous un jour favorable des actes de terrorisme, ni ne les glorifiaient.

11. Le 20 septembre 2013, la cour d’appel de Nîmes infirma le jugement du tribunal correctionnel et reconnut le requérant et sa sœur coupables des faits reprochés. La cour d’appel condamna le requérant à deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4 000 EUR d’amende, sa sœur à un mois d’emprisonnement avec sursis et 2 000 EUR d’amende. La cour d’appel reçut également la commune en sa constitution de partie civile, déclara les prévenus responsables des conséquences dommageables découlant directement de l’infraction dont ils furent reconnus coupables et les condamna solidairement à payer à la commune 1 000 EUR au titre de dommages et intérêts. La cour d’appel se prononça notamment comme suit :

« (...)

Attendu que le délit d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie visé par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 exige que les dits actes criminels apparaissent comme susceptibles d’être justifiés ou que les personnes soient incitées à porter sur eux un jugement favorable, l’apologie de leur auteur s’assimilant à celle de leurs crimes eux-mêmes ; qu’il s’agit d’une provocation indirecte ou insidieuse qui doit être manifestée par l’un des moyens de publicité prévu à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, tels que des écrits, imprimés, dessins ... ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image ;

Attendu qu’en l’espèce, tel est bien le cas, s’agissant de l’exhibition du tee-shirt supportant les mentions litigieuses dans une école, lieu public par destination ;

Attendu que les mentions inscrites sur le tee-shirt, à savoir la poitrine « je suis une bombe », et dans le dos : « Jihad, né le 11 septembre », ne sauraient être dissociées, apparaissent sur un même et unique support, soit les deux faces du vêtement ; que l’association des termes bombe, Jihad et 11 septembre, renvoie immanquablement à l’événement tragique du 11 septembre 2001 qui a coûté la vie à des milliers de personnes ; qu’aucune personne de culture occidentale ou orientale ne peut se tromper sur la symbolique attachée à cet attentat, acte fondateur du mouvement djihadiste ; qu’ainsi, certains attributs de l’enfant (son prénom, jour et mois de naissance) et l’usage du terme « bombe », dont on ne peut raisonnablement prétendre qu’il renvoie à la beauté du garçonnet, sont magnifiés à travers la tournure de phrase, l’emploi de la première personne du singulier et du verbe être, et servent en réalité de prétexte pour valoriser, sans aucune équivoque, et à travers l’association délibérée des termes renvoyant à la violence de masse, des atteintes volontaires à la vie ; que l’absence de mention, sur le tee-shirt, de l’année de naissance de l’enfant, constitue un élément fondamental de la caractérisation du délit ;

Attendu par ailleurs que le délit d’apologie est caractérisé lorsque le recul du temps sur l’événement dont tout un chacun a pris la mesure, prive la démarche de toute spontanéité ; que tel est bien le cas en l’espèce, compte tenu du temps écoulé depuis l’événement du 11 septembre ; que les inscriptions litigieuses ne traduisent pas une réaction spontanée des deux prévenus mais bien plutôt une action mûrement réfléchie et préméditée ;

Attendu en effet que M. [Z.B.], oncle du petit Jihad, a reconnu avoir commandé le tee-shirt, avoir lui-même choisi et fait floquer les inscriptions litigieuses, l’avoir offert à son neveu et avoir demandé à sa mère de le faire porter à son fils pour aller à l’école ; que les deux prévenus ont admis avoir eu une discussion avant de prendre cette décision conjointe, ce qui atteste de la parfaite conscience qu’ils avaient du caractère choquant des mentions ; qu’ils ont, devant la Cour, déclaré avoir voulu faire une plaisanterie ;

Attendu cependant que la mort d’autrui ne saurait être sujet de plaisanterie, d’autant qu’en l’état il s’agit d’une référence évidente à un meurtre de masse qui a provoqué la mort de près de 3000 personnes ; que l’achat d’un tee-shirt dans une boutique, le contenu des mentions qui y ont été volontairement inscrites, la parfaite conscience de faire volontairement porter ce vêtement par un enfant de 3 ans dans un lieu public et qui, de plus, est une enceinte scolaire, lieu de transmission de savoir et des valeurs républicaines, traduisent à l’évidence l’intention délibérée des prévenus de valoriser des actes criminels d’atteintes volontaires à la vie, de présenter favorablement un procédé de violence perpétré à l’encontre de milliers de civils, procédé valorisé encore par la référence à une naissance qui sonne comme un exploit eu égard au jour et au mois auxquels elle renvoie ;

Attendu qu’en l’état [Z.B.] et (...) ont largement dépassé les limites de tolérance admise par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression en utilisant sciemment un enfant de 3 ans, symbole de l’innocence, pour créer une confusion dans l’esprit des lecteurs des inscriptions portées sur le tee-shirt et les amener à porter un jugement bienveillant sur des actes odieux et criminels, démontrant la volonté des prévenus de les valoriser ;

Attendu, en conséquence, qu’il se déduit de l’ensemble des éléments susvisés que les faits reprochés aux deux prévenus sont parfaitement constitués, que le jugement de relaxe sera réformé et les deux prévenus déclarés coupables des faits d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie ;

(...) ».

12. Le requérant forma un pourvoi en cassation. À l’appui de ce pourvoi, l’avocat du requérant déposa un mémoire ampliatif faisant notamment valoir une violation de l’article 10 de la Convention. Il soutint qu’eu égard à la nature des faits qui relevaient selon lui de la plaisanterie, la condamnation du requérant du chef d’apologie de crimes était disproportionnée, aucun « besoin social impérieux » ne pouvant être avancé pour justifier la sanction infligée. Il argua tout d’abord qu’il ne pouvait être déduit de l’inscription litigieuse une quelconque « glorification » des attentats du 11 septembre ou un quelconque « appui ou solidarité morale » exprimés envers les terroristes. Il invoqua de plus le facteur temporel, faisant valoir que les inscriptions reprochées au requérant avaient été réalisées plus de onze ans après les attentats du 11 septembre, soit donc bien longtemps après l’onde de « choc » subie par l’opinion publique à la découverte de ces évènements tragiques. À cet égard, il soutint que l’écoulement du temps accroît nécessairement l’ampleur de la liberté d’expression – notamment humoristique – et de discussion à propos d’évènements passés, fussent-ils éminemment douloureux. Au second moyen, il fit valoir que les mentions inscrites sur le tee-shirt, pour discutables qu’elles fussent, ne constituaient aucunement un acte de provocation incitant à perpétrer un crime contre des personnes. Il fit également valoir que la provocation directe à un crime d’atteinte à la vie n’est caractérisée que si elle fait l’objet d’une publicité ce qui, selon lui, n’était pas le cas en l’espèce : seule la directrice de l’école et une autre personne ayant vu les mentions du tee-shirt.

13. Dans son avis, l’avocat général souligna tout d’abord le contexte des attentats terroristes en France dans lequel s’inscrivait cette affaire, tout en rappelant l’importance de se détacher d’un tel contexte pour appréhender justement celle-ci. Examinant les différents moyens de cassation soulevés par le requérant, il soutint que la cour d’appel avait fait une juste appréciation du message litigieux en estimant que le délit était constitué. À cet égard, il considéra que l’association du prénom de l’enfant avec le mot « bombe » et sa date de naissance revenait à « présenter sous un jour favorable – pour ainsi dire festif – le meurtre de 3000 personnes ». Il souligna par ailleurs l’émotion et les tensions suscitées par ce message pour en démontrer la violence ainsi que le danger pour la paix sociale que pourraient constituer des messages associant un événement tragique, à un motif de réjouissance. Il rappela ensuite que l’apologie est caractérisée alors même que son auteur n’aurait pas l’intention de provoquer à la commission de l’infraction. Quant à l’exigence de publicité, il observa que le message litigieux était appelé à être vu par des tiers, dès lors que l’enfant, âgé de trois ans, était incapable de se vêtir et de se dévêtir seul, et devait être assisté dans ces gestes. L’avocat général soutint de plus que le message incriminé ne se rattachait pas au « noyau dur » de la liberté d’expression ; celle-ci bénéficiant d’une protection minimale en cas d’appel à la haine ou à la violence. Il fit également valoir que de tels messages pouvaient se trouver exclus de la protection de l’article 10 de la Convention en vertu de son article 17. Enfin, il souligna que les propos en cause en l’espèce ne s’inscrivaient aucunement dans un débat d’intérêt général, le requérant ayant été condamné « pour avoir participé à la diffusion d’un message choquant qui valorise un acte criminel perpétré à l’encontre de milliers de personnes », dont le souvenir restait vif et qui était le fait d’un terrorisme d’inspiration jihadiste, dont les actions n’avaient jamais cessé depuis, à l’instar des attentats de mars 2012, commis par Mohamed Merah, quelques mois avant les faits reprochés. La Cour rappelle qu’en mars 2012 une série d’attentats terroristes islamistes furent commis à Toulouse et Montauban tuant sept personnes, trois militaires et quatre civils, dont trois enfants d’une école juive.

14. Le rapport du conseiller rapporteur, en date du 21 mai 2014, contenait quant à lui un rappel des faits et de la procédure, une analyse des moyens soulevés par le requérant, ainsi qu’une identification des points de droit à juger et à discuter.

15. Par un arrêt du 17 mars 2015, la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt de la cour d’appel en ses seules dispositions relatives à l’action civile de la commune de Sorgues et rejeta le pourvoi du requérant en ses autres moyens. Après avoir rappelé les motifs retenus par la cour d’appel, la Cour de cassation se prononça notamment comme suit :

« (...)

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que, le 25 septembre 2012, la directrice d’une école maternelle de Sorgues (Vaucluse) a constaté, en rhabillant l’enfant (...), né le 11 septembre 2009, qu’il portait un tee-shirt avec les inscriptions suivantes : « Jihad, né le 11 septembre » et : « Je suis une bombe » ; qu’ayant relevé, dans ces mentions, une référence aux attentats terroristes commis à New York le 11 septembre 2001, elle a signalé ces faits à l’inspection académique ; que, dans le même temps, le maire de la commune a saisi le procureur de la République ; qu’il a été établi lors de l’enquête ordonnée par ce magistrat que ce vêtement avait été offert à l’enfant par son oncle maternel, M. [Z. B.], à l’occasion de son anniversaire ; que M. [B.] et Mme [B.B.], mère de l’enfant, ont été cités devant le tribunal correctionnel du chef d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie, au visa de l’article 24, alinéa 5, de la loi du 29 juillet 1881 ; que le tribunal les ayant relaxés, le ministère public et la ville de Sorgues, constituée partie civile, ont relevé appel du jugement ;

Attendu que, pour infirmer le jugement entrepris, l’arrêt retient, notamment, que les différentes mentions inscrites de part et d’autre du vêtement, ne peuvent être dissociées, s’agissant d’un unique support, et que l’association délibérée de ces termes, alors qu’aucune référence n’est faite à l’année de naissance de l’enfant, renvoie, pour toute personne qui en prend connaissance, au meurtre de masse commis le 11 septembre 2001 ; que les juges ajoutent en ce qui concerne M. [B.], que la commande qu’il avait passée des inscriptions devant figurer sur ce tee-shirt, son insistance auprès de la mère de l’enfant pour qu’elle en revête celui-ci lorsqu’elle l’enverrait à l’école, lieu public par destination, traduisent sa volonté, non de faire une plaisanterie, comme il le soutient, mais de présenter sous un jour favorable les crimes évoqués, auprès des personnes qui, dans l’enceinte de l’établissement scolaire, seraient amenées à voir ce vêtement ; qu’ils en concluent que les faits reprochés au prévenu, qui ont dépassé les limites de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que M. [B.] a utilisé un très jeune enfant comme support d’un jugement bienveillant sur des actes criminels, caractérisent le délit d’apologie de crime, visé par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Attendu qu’en l’état de ses énonciations, la cour d’appel qui, analysant le contexte dans lequel les mentions incriminées ont été imprimées et rendues publiques, a exactement apprécié leur sens et leur portée, et qui a caractérisé en tous ses éléments le délit dont elle a déclaré le prévenu coupable, a justifié sa décision ;

(...). »

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

16. Les dispositions pertinentes des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, dans leur version en vigueur au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 23

« Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet.

Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative de crime prévue par l’article 2 du code pénal. »

Article 24

« Seront punis de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article précédent, auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions suivantes :

« 1o Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et les agressions sexuelles définies par le livre II du code pénal ;

(...)

Seront punis de la même peine que ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront fait l’apologie des crimes visés au premier alinéa, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi (...)

(...) ».

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

17. Le requérant se plaint d’une violation de son droit à la liberté d’expression en raison sa condamnation du chef d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments du Gouvernement

18. Citant une décision de la Commission (Glimemerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas, nos 8348/78 et 8406/78, décision de la Commission du 11 octobre 1979) et la jurisprudence de la Cour (Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, série A no 24, Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005, Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX (extraits) et M’Bala M’Bala c. France (déc.), no 25239/13, CEDH 2015 (extraits)), le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête pour incompatibilité ratione materiae. Il soutient ainsi que l’article 17 de la Convention trouve à s’appliquer et que les propos que le requérant a fait inscrire sur le tee-shirt qu’il a offert à son neveu ne bénéficient pas de la protection de la liberté d’expression.

19. Le Gouvernement affirme qu’il s’agissait en l’espèce pour le requérant de faire l’apologie d’un crime de masse, acte fondateur du mouvement djihadiste, peu de temps après d’autres attentats commis, en mars 2012 par Mohammed Merah, au nom de la même idéologie, et dans un contexte où la menace terroriste était encore prégnante. Il argue en outre que l’apologie d’attentats terroristes meurtriers ne peut qu’aller « au-delà des valeurs fondamentales de la Convention, telle que l’exprime son préambule, à savoir la justice et la paix ».

20. Le Gouvernement expose par ailleurs que l’article 17 de la Convention a déjà été appliqué dans des affaires où les requérants n’avaient pas formellement incité à la commission d’actes violents, la Cour ou la Commission se fondant alors sur l’idéologie – nationaliste ou haineuse – qui transparaissait des propos des requérants. De plus, se référant à la décision de la Cour dans l’affaire M’Bala M’Bala (précité) et à l’arrêt Leroy c. France (no 36109/03, 2 octobre 2008), le Gouvernement souligne que la Cour a admis que pouvaient échapper à l’article 10 des propos qui n’étaient ni « directs », ni « explicites ». À cet égard, il soutient que l’apologie des meurtres de masse du 11 septembre 2001 s’analyse en une prise de position haineuse, travestie sous une apparence humoristique qui, précisément pour cette raison, peut se révéler aussi dangereuse qu’un propos direct.

2. Arguments du requérant

21. Le requérant s’oppose à l’exception du Gouvernement et soutient qu’il est amplement démontré que les propos au titre desquels il a fait l’objet d’une sanction pénale relèvent de l’article 10 de la Convention. À cet égard, il juge paradoxal que le Gouvernement se borne à renvoyer à ce qu’ont relevé les juridictions nationales pour tenter de nier que « les inscriptions auraient une signification équivoque », ce alors que ces juridictions n’ont pas porté la même appréciation sur ces inscriptions. L’existence même d’une telle divergence d’appréciation suffirait à établir que les propos litigieux sont à tout le moins équivoques.

22. À cet égard, le requérant affirme que, prises isolément, les inscriptions qui lui sont reprochées et les modalités de leur diffusion ne sont absolument pas univoques. Replacées dans un contexte plus général, elles seraient en outre un fait unique et isolé. Le requérant souligne en ce sens qu’il n’a jamais été condamné pénalement pour d’autres faits de nature comparable et aucun comportement douteux – antérieurement comme postérieurement aux faits litigieux – ne lui aurait été reproché.

23. Enfin, citant la jurisprudence de la Cour (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 87, CEDH 2011 (extraits)), le requérant conclut que sauf à dévoyer totalement la lettre et l’esprit de l’article 17 de la Convention, l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement est vouée au rejet.

3. Appréciation de la Cour

24. La Cour rappelle tout d’abord que « l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; (...) ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés » (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, § 7, série A no 3). Le but général de cette disposition étant, en d’autres termes, d’empêcher que des groupements totalitaires puissent exploiter en leur faveur les principes posés par la Convention, l’article 17 ne trouve à s’appliquer qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes (voir Paksas, précité, § 88 et les références jurisprudentielles y mentionnées).

25. La Cour renvoie ensuite à sa décision Roj TV A/S c. Danemark ((déc.), no 24683/14, §§ 32-38, 24 mai 2018) pour un résumé des propos ou activités qu’elle a jugé devoir être soustraits, par l’article 17, à la protection de l’article 10 de la Convention, en raison de leur but islamophobe, antisémite, raciste et/ou incitant à la haine et à la violence. À cet égard, elle rappelle d’emblée qu’il ne lui appartient aucunement de se prononcer sur les éléments constitutifs, en droit français, du délit d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie, cette tâche incombant au premier chef aux autorités nationales, ni de remettre en cause les conclusions des juridictions nationales à cet égard. Il incombe en effet au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit national (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII et M’Bala M’Bala, précité, § 30).

26. En l’espèce toutefois, la Cour estime que les mentions litigieuses – aussi controversées puissent-elles être – ne suffisent pas à révéler de manière immédiatement évidente que le requérant tendait par ce biais à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention (voir, en ce sens, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 114-115, CEDH 2015 (extraits) et Lilliendahl c. Islande (déc.), no 29297/18, § 26, 12 mai 2020). Nonobstant la qualification d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie retenue par les juridictions nationales, la Cour observe que les inscriptions « je suis une bombe », « Jihad, né le 11 septembre » apposées sur un t-shirt, en référence au prénom et à la date de naissance d’un enfant, ne sauraient en soi justifier l’application de l’article 17 de la Convention (comparer avec, entre autres, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX (extraits), dans laquelle était en cause les propos de l’auteur d’un livre qui niait systématiquement les crimes perpétrés par les nazis ; Molnar c. Roumanie (déc.), no 16637/06, 23 octobre 2012, dans laquelle les instances nationales avaient relevé, s’agissant d’affiches, une diffusion systématique et organisée d’idées incitant à la haine nationaliste et raciste ; et Hizb Ut-Tahrir et autres c. Allemagne (déc.), no 31098/08, 12 juin 2012, dans laquelle étaient en cause de nombreuses déclarations écrites publiées dans des articles de magazine, des prospectus et des transcriptions appelant à la destruction de l’État d’Israël, au bannissement et au meurtre de ses habitants). La Cour rappelle par ailleurs avoir déjà jugé que « l’offense faite à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre » n’implique pas en soi que la teneur de propos controversés afférents à ces attentats ne puisse être examinée à la lumière de la liberté d’expression (voir Leroy, précité, § 27).

27. Partant, dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la présente requête ne constitue pas un abus de droit aux fins de l’article 17 de la Convention. Dès lors, elle n’est pas incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Il convient donc de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement. Cette conclusion ne saurait toutefois empêcher la Cour de s’appuyer sur l’article 17 de la Convention comme une aide à l’interprétation de l’article 10 § 2 de la Convention au regard de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence litigieuse (Ayoub et autres c. France, nos 77400/14 et 2 autres, § 101, 8 octobre 2020 et les références jurisprudentielles y mentionnées).

28. Enfin, constatant que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

29. Le requérant expose tout d’abord qu’une simple plaisanterie – fût‑elle de mauvais goût – purement ponctuelle, à l’ampleur limitée et manifestement dénuée de toute arrière-pensée liée à une idéologie terroriste a conduit au prononcé d’une condamnation pénale conséquente du chef d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie. À cet égard, il soutient qu’une prétendue « valorisation » des attentats du 11 septembre 2001 ne ressort aucunement, ni de la teneur intrinsèque du message litigieux, ni même d’éléments extrinsèques, tels que son comportement. Au demeurant, tout propos subjectivement perçu comme « choquant » ne saurait justifier une condamnation pénale aussi lourde.

30. Ensuite, se prononçant sur la marge d’appréciation de l’État et citant la jurisprudence de la Cour (Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits), Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 63, CEDH 2012 (extraits), Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 54, 8 juillet 1999 et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 206-208, CEDH 2015 (extraits)), le requérant soutient que des discours présentés comme offensifs ou « de haine » ne sont pas déchus de toute protection. Il argue à cet égard que la sensibilité évidente de la lutte contre les discours de haine ne saurait justifier que la Cour renonce à exercer pleinement son rôle de gardien des droits conventionnels ; y compris dans les circonstances de la présente affaire.

31. En outre, le requérant souligne que l’exercice de la liberté d’expression dans une optique humoristique ou satirique bénéficie d’une protection conventionnelle renforcée, puisque cette dimension permet de repousser les limites admissibles de cette liberté afin d’y inclure des propos même particulièrement incisifs. Pour appuyer ses dires, il renvoie aux conclusions de la Cour dans son arrêt Eon c. France (no 26118/10, § 60, 14 mars 2013). La circonstance qu’il soit « un simple particulier, oncle de l’enfant qui a porté le tee-shirt litigieux » serait en ce sens indifférente, dans la mesure où le contrôle d’une ingérence relative à un propos tenu sur « le mode de l’impertinence satirique » ou « humoristique » appellerait « une attention particulière ». Et ce, pas seulement pour un artiste mais aussi pour « toute autre personne ».

32. Le requérant argue de plus que ni les juridictions internes, ni même le Gouvernement ne contestent qu’il ait eu une intention humoristique lorsqu’il a procédé à l’inscription du message litigieux. Au demeurant, strictement rien dans son comportement n’attesterait d’une quelconque intentionnalité terroriste ou même de liens avec un mouvement de cette nature. Dès lors, le message litigieux ne pourrait être suspecté d’être « une prise de position haineuse (...) travestie sous l’apparence d’une » démarche humoristique. À supposer même que soit en cause en l’espèce « une volonté de choquer », alors même que le tee-shirt avait été offert dans un cadre familial – cette seule volonté d’interpeller ou même de choquer demeurerait protégée au titre de la liberté d’expression.

33. Par ailleurs, le requérant soutient que pris isolément, le message inscrit sur le tee-shirt est uniquement centré sur des circonstances très particulières propres à son cercle familial. Ce message associerait le prénom de son neveu à sa date de naissance avant d’initier un trait d’humour – aussi douteux soit-il – qui vise à suggérer que cet enfant serait simplement un « beau gosse », l’expression familière « je suis une bombe » ne renvoyant qu’à cette seule caractéristique physique supposée et non à une arme. Pour le requérant, il est significatif que les juges de première instance aient fait cette lecture de ce message, ce qui attesterait de son caractère parfaitement crédible et raisonnable pour un observateur. Surtout, même les juges d’appel et de cassation qui ont retenu une lecture différente n’auraient pas manqué de souligner que celle-ci était incertaine. Rien ne permettrait d’établir raisonnablement que le message litigieux avait pour objet de présenter les attentats sous un jour favorable ou de les glorifier.

34. Le requérant considère de surcroît que l’appréciation des faits réalisée tout particulièrement par la juridiction d’appel ne saurait être regardée comme étant une appréciation « acceptable et raisonnable » et les motifs de la décision d’appel ne pourraient être perçus, comme pertinents et suffisants. La Cour de cassation se serait par ailleurs bornée à les entériner lapidairement.

35. Le requérant se prévaut également d’une évolution de la jurisprudence française. Citant un arrêt de la Cour de cassation (Chambre criminelle, 4 juin 2019, no 18-85.042), il fait valoir que cette juridiction a réaffirmé une lecture stricte du délit d’apologie d’actes de terrorisme, défini comme « le fait d’inciter publiquement à porter sur ces infractions ou leurs auteurs un jugement favorable ». Il expose également que le Conseil constitutionnel aurait confirmé qu’il convenait de réserver l’incrimination pénale d’apologie de terrorisme aux situations dans lesquelles « le comportement incriminé doit inciter à porter un jugement favorable sur (...) un acte de terrorisme ou sur son auteur » (Décision no 2018-706 QCP du 18 mai 2018). À propos d’autres incriminations pénales relatives au terrorisme, cette même juridiction aurait insisté sur la nécessité de caractériser une véritable intentionnalité terroriste pour permettre une répression pénale (Décisions no 2016-611 QCP du 10 février, no 2017-682 QCP du 15 décembre 2017 et no 2017-625 QCP du 7 avril 2017).

36. Quant au contexte dans lequel s’inscrivent les faits, le requérant estime que la circonstance que la plaisanterie reprochée soit perçue comme étant de mauvais goût, voire comme manquant de tact et d’à-propos, ne suffit pas à justifier une condamnation pénale conséquente, surtout pour un chef d’incrimination aussi grave. Raisonner différemment reviendrait à prohiber purement et simplement toute forme d’humour – notamment noir et incisif – envers tout attentat et évènement tragique liés au terrorisme. Et ce, durant tout le temps que durerait la menace terroriste, laquelle serait pérenne voire perpétuelle. Or, un tel résultat serait radicalement contraire aux principes protecteurs de la liberté d’expression.

37. Pour le requérant, le fait que le tee-shirt où figurait le message incriminé ait été porté dans une école n’est pas davantage susceptible de justifier la condamnation pénale. Citant une ordonnance du Conseil d’État (Ord. Ref. 26 août 2016, no 402.742), il expose que les droits et libertés de chacun ne sauraient être indexés sur la seule sensibilité personnelle d’autrui, même potentiellement exacerbée par une atmosphère pesante d’attentats. Il soutient que sa condamnation apparaît parfaitement injustifiée, faute de répondre à un quelconque « besoin social impérieux ».

38. Enfin, le requérant argue que sa condamnation n’était pas « symbolique » puisqu’elle a impliqué le prononcé d’une lourde peine d’amende, eu égard à ses ressources limitées, mais aussi d’une peine d’emprisonnement. La circonstance que cette dernière ait été assortie d’un sursis ne retirerait rien à sa gravité, notamment en ce qu’elle avait nécessairement pour objet et vocation de le placer directement sous la menace d’un emprisonnement effectif. Le requérant souligne ainsi le caractère disproportionné de la sanction subie, exposant, entre autres, que la seule condamnation pénale est de nature à affecter gravement la réputation de la personne concernée : il en serait tout particulièrement ainsi en l’espèce puisqu’au fil des rebondissements contentieux, l’affaire aurait été abondamment relayée par la presse avec la mention régulière de son nom.

b) Le Gouvernement

39. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant puisse s’entendre comme constitutive d’une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Il soutient cependant que cette ingérence, prévue par la loi, à savoir les articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881, poursuivait les buts légitimes de « défense de l’ordre et de prévention des infractions pénales ». Il précise que la condamnation du requérant avait également pour objectif de protéger les droits d’autrui, dont la dignité des victimes de l’attentat du 11 septembre 2001. Il soutient de plus que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

40. Ensuite, citant la jurisprudence de la Cour (voir Morice, Perinçek et Leroy précités) et se livrant à une analyse de celle-ci, le Gouvernement soutient que les autorités nationales bénéficiaient, au regard des faits de l’espèce, d’une large marge d’appréciation et que les motifs ayant présidé à la condamnation du requérant étaient suffisants et pertinents, et assuraient un juste équilibre entre les intérêts en présence. À cet égard, il souligne que les mentions litigieuses ne s’inscrivent pas dans un débat d’intérêt général et que le requérant n’appartient pas à l’une des catégories dont la parole est particulièrement protégée au regard de l’article 10 de la Convention. Il ne s’agirait ni d’un homme politique, ni d’un journaliste, mais d’un simple particulier, oncle de l’enfant qui a porté le tee-shirt litigieux. Le Gouvernement expose par ailleurs que le message incriminé cherchait à présenter sous un jour favorable et humoristique « la violence perpétrée à l’encontre de milliers de civils ». Il renvoie aux constats de la cour d’appel et à l’avis de l’avocat général et considère que la diffusion d’un message choquant valorisant un acte criminel perpétré à l’encontre de milliers de personnes, assimilable au regard des circonstances de l’espèce à une forme de discours de haine, ne saurait bénéficier d’une protection renforcée sur le fondement de l’article 10 § 2 mais confère, par sa nature, une large marge d’appréciation à l’État.

41. Le Gouvernement affirme ainsi que la condamnation pénale du requérant répondait à un besoin social impérieux. Quant à la teneur des propos litigieux, il fait valoir que la Cour n’est pas un quatrième degré de juridiction, que son contrôle ne saurait porter sur la qualification, en droit interne, d’apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie. À cet égard, il argue que la qualification opérée par les juridictions nationales constitue en l’espèce une « appréciation » parfaitement « acceptable » des faits de la présente affaire. Il soutient que la teneur des inscriptions, leur formulation et leur association, renvoie sans équivoque à l’apologie d’un crime de masse.

42. Quant au contexte des inscriptions litigieuses, le Gouvernement souligne que la condamnation du requérant s’inscrit, d’une part, dans un contexte mondial de menace terroriste, et, d’autre part, a été prononcée en tenant compte des circonstances particulières de la présente affaire, et notamment le fait que les inscriptions aient été portées par un enfant dans une école. À cet égard, il expose que le tee-shirt a été porté le 25 septembre 2012, soit quelques mois après les attentats perpétrés en mars 2012 par Mohammed Merah, au nom d’une même idéologie que celle ayant présidé aux attentats du 11 septembre 2001. Il rappelle que l’un des attentats avait consisté en une fusillade dans une école ayant coûté la vie à trois enfants et que la condamnation pénale du requérant est intervenue moins d’un an après. La Cour de cassation a quant à elle confirmée cette condamnation juste après les attentats dits de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher de janvier 2015. Le Gouvernement souligne que les années 2012 à 2014 ont été marquées par des attentats en Italie, en Bulgarie, au Royaume-Uni, en Belgique mais également en France. Le requérant ne saurait donc faire valoir le long délai séparant les attentats du 11 septembre et le port des inscriptions litigieuses. Le contexte de menace terroriste serait au contraire de nature à accroître sa responsabilité.

43. Selon le Gouvernement, le requérant avait nécessairement conscience du caractère choquant des mentions inscrites expressément à sa demande sur le tee-shirt de l’enfant, et porté à sa demande par celui-ci dans son école maternelle. À cet égard, il relève que le requérant a décidé de faire inscrire sur le tee-shirt litigieux les seuls termes « 11 septembre », sans rajouter l’année de naissance de l’enfant (2009), ce qui aurait pu avoir pour effet d’atténuer le sens du message. Ce choix du requérant démontrerait, derrière le prétexte de l’humour, la volonté de choquer en faisant explicitement référence aux attentats du 11 septembre 2001. Par ailleurs, le requérant aurait non seulement commandé et fait floquer le tee-shirt, mais aurait également demandé qu’il le porte à l’école alors qu’il ne pouvait ignorer que celui-ci, âgé de 3 ans, ne pouvait se dévêtir seul, de sorte que le message inscrit sur le tee-shirt serait nécessairement lu par des adultes.

44. Le Gouvernement insiste sur la gravité de l’attitude du requérant. Pour lui, le choix de faire porter le tee-shirt dans une école, enceinte réservée à l’apprentissage et à la transmission du savoir n’est pas anodin, ce d’autant moins qu’il ne pouvait que renvoyer à l’un des attentats de mars 2012, commis au sein d’une école et ayant coûté la vie à plusieurs enfants. Les mentions apposées sur le tee-shirt ne pouvaient dès lors avoir pour effet que de choquer profondément le personnel de l’établissement. Dans les circonstances de l’espèce, le port des inscriptions litigieuses aurait également été préjudiciable à l’enfant, porteur malgré lui d’un message faisant l’apologie d’attentats terroristes, sans pouvoir comprendre, faute de savoir lire, l’émoi que le tee-shirt qu’il portait pouvait susciter.

45. Le fait que le requérant invoque le caractère humoristique de sa démarche ne saurait, aux yeux du Gouvernement, avoir pour effet de rendre sa condamnation contraire à l’article 10 de la Convention. Il soutient à cet égard que l’intention humoristique du requérant, à la supposer établie, ne saurait venir effacer la présentation sous un jour favorable, d’attentats ayant provoqué des milliers de morts, dans un contexte de menace terroriste prégnante. Sa condamnation répondrait donc à un besoin social impérieux.

46. Quant aux motifs des juridictions nationales et à la peine prononcée, le Gouvernement souligne qu’en l’espèce la cour d’appel a prononcé la condamnation du requérant à la suite d’une analyse approfondie des faits et d’une motivation particulièrement développée et qu’elle a prononcé une peine adaptée en fonction du contexte et de la personnalité du requérant. Il fait également valoir que la Cour de cassation a parfaitement apprécié les éléments qui lui étaient soumis. Il argue que cet arrêt doit être appréhendé à l’aune des conclusions de l’avocat général et du rapport du conseiller rapporteur qui, chacun, donnent des éléments d’analyse du dossier qui leur est soumis.

47. Enfin, le Gouvernement soutient que la peine prononcée était proportionnée au but légitime recherché. Les juridictions auraient dûment fait application du principe de nécessité des peines : le requérant, employé dans l’informatique, touchant un salaire lui permettant de régler l’amende infligée. Par ailleurs, la cour d’appel aurait fait une juste mise en balance des intérêts en présence en prononçant une peine d’emprisonnement, et en décidant de l’assortir d’un sursis, afin de ne pas compromettre l’insertion professionnelle du requérant.

c) L’organisation non gouvernementale Article 19

48. L’intervenante expose que la liberté d’expression, y compris la liberté de faire des plaisanteries ou de se moquer, est un des fondements d’une société démocratique. Elle affirme qu’une société libre ne saurait s’épanouir sans la liberté d’expression et l’échange d’idées, y compris celles qui choquent, heurtent ou dérangent. Elle conteste en ce sens le test de la Cour visant à identifier les formes d’expression admissibles en se référant à leur contribution au débat public. Elle invite à cet égard la Cour à réaffirmer ses principes fondamentaux et à clarifier le fait qu’une restriction de l’expression ne peut être justifiée que si le critère primordial de nécessité est respecté. Elle souligne que la plaisanterie ou la moquerie est une forme d’expression primordiale dans la culture européenne, et cite à cet égard la jurisprudence de certains États membres du Conseil de l’Europe ainsi que de la Cour suprême des États-Unis.

49. L’intervenante souligne de plus les dangers que revêtent des législations antiterroristes trop larges, les lois érigeant les « apologies » du « terrorisme » pouvant avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et cibler de manière disproportionnée des groupes minoritaires. Elle renvoie à cet égard, dans le contexte de la France, aux constats du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, selon lequel « la variété des cas auxquels ont été appliquées des dispositions visant l’apologie du terrorisme » en France mettrait en évidence l’utilisation d’une notion « fourre-tout », pour punir des déclarations qui seraient simplement « non consensuelles, choquantes ou politiquement embarrassantes ». En outre, elle expose que la loi régissant l’apologie du terrorisme en France est fréquemment utilisée et assortie de peines d’emprisonnement.

2. Appréciation de la Cour

50. La Cour rappelle tout d’abord que le droit à la liberté d’expression peut inclure le droit d’une personne d’exprimer ses idées par la façon dont elle s’habille (voir Maguire c. Royaume-Uni (déc.), no 58060/13, § 45, 3 mars 2015, Stevens c. Royaume-Uni, no 11674/85, décision de la Commission du 3 mars 1986, Décisions et rapports (DR) 46, p. 245 ; et Kara c. Royaume-Uni, no 36528/97, décision de la Commission du 22 octobre 1998). La Cour note ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté devant la Cour que cette ingérence était prévue par la loi. La Cour souscrit à cette appréciation. Elle estime par ailleurs que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’espèce, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a) Principes généraux

51. La Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir Perinçek, précité, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées). Elle examinera l’affaire à la lumière de ces principes.

52. Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

53. L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

54. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

b) Application au cas d’espèce

55. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été condamné pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie, en raison des mentions à fortes résonances suivantes, inscrites à sa demande sur un tee-shirt offert à son neveu : « je suis une bombe », « Jihad, né le 11 septembre ». Elle relève à cet égard que le requérant a sciemment recouru à un procédé énonciatif qui, reposant sur la polysémie du mot « bombe », tendait à décrire, dans un style familier propre au français courant, les caractéristiques physiques d’une personne séduisante (paragraphe 33 ci-dessus) ce, tout en les associant aux informations d’identité de son neveu.

56. Tant devant les instances nationales (paragraphe 12 ci-dessus) que devant la Cour (paragraphes 32 et 36 ci-dessus), le requérant a argué du caractère humoristique des inscriptions litigieuses. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà souligné que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérise, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Eon, précité, § 60). En ce sens, il ne fait aucun doute que le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, y compris s’ils se traduisent par la transgression ou la provocation et ce, peu importe qui en est l’auteur.

57. Pour la Cour, si ces formes d’expression ne peuvent être appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles sont susceptibles de générer, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. En effet, le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, des « devoirs et des responsabilités ». À cet égard, la Cour observe qu’en l’espèce, tenant compte de l’intention humoristique dont se prévalait le requérant, la cour d’appel de Nîmes a considéré que les inscriptions litigieuses ne pouvaient s’entendre comme constitutives d’une simple plaisanterie, mais reflétaient au contraire une volonté délibérée de valoriser des actes criminels, en les présentant favorablement (paragraphe 11 ci-dessus). Elle jugea ainsi que certains attributs de l’enfant tels que son prénom, jour et mois de naissance et l’usage du mot « bombe » avaient « servi de prétexte pour valoriser, sans aucune équivoque, et à travers l’association délibérée des termes renvoyant à la violence de masse, des atteintes volontaires à la vie ».

58. À cet égard, la Cour rappelle que les États contractants disposent, sur le terrain de l’article 10, d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 59, CEDH 2012 (extraits)). Celle-ci est définie par le type d’expression en cause ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek, précité, § 197). En l’espèce toutefois, la Cour estime que les inscriptions litigieuses ne sauraient être considérées comme relevant d’un quelconque débat d’intérêt général au regard des attentats du 11 septembre 2001 ou d’autres sujets (comparer avec Leroy, précité, § 41). D’ailleurs, le requérant ne prétend aucunement avoir voulu contribuer à ou susciter un débat de cette nature. La marge d’appréciation de l’État en l’espèce est en conséquence plus large.

59. La Cour rappelle ensuite, au vu des arguments avancés par le Gouvernement quant à la prégnance de la menace terroriste en France au moment des faits litigieux (paragraphe 42 ci-dessus), qu’elle tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (arrêt Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), question d’intérêt publique de première importance dans une société démocratique (Demirel c. Turquie (déc.), no 11584/03, 24 mai 2007). À cet égard, elle souligne également que si un événement relativement récent peut être traumatisant au point de justifier, pendant un certain temps, que l’on contrôle davantage l’expression de propos à son sujet, il n’en demeure pas moins que la nécessité d’une telle mesure diminue forcément au fil du temps (Perinçek, précité, § 250).

60. En l’espèce, la Cour observe que l’avocat général a replacé les faits à l’origine de la présente affaire dans le contexte des attentats terroristes ayant frappé la France, tout en soulignant l’importance de s’en détacher (paragraphe 13 ci-dessus). Elle souscrit à cette approche. En effet, un tel contexte, aussi grave fût-il, ne pouvait suffire à lui seul à justifier l’ingérence en cause dans la présente affaire. Pour autant, la Cour ne saurait ignorer l’importance et le poids que ce contexte général revêtait en l’espèce. En effet, si plus de onze ans séparent les attentats du 11 septembre 2001 et les faits à l’origine de la présente affaire, il n’en demeure pas moins que les inscriptions litigieuses ont été diffusées quelques mois seulement après d’autres attentats terroristes, ayant notamment causé la mort de trois enfants dans une école (paragraphe 42 ci‑dessus). Eu égard à l’idéologie terroriste ayant présidé à ces deux attentats, on ne saurait considérer que l’écoulement du temps était susceptible d’atténuer la portée du message en cause dans la présente affaire. La circonstance que le requérant n’ait pas de liens avec une quelconque mouvance terroriste, ou n’ait pas souscrit à une idéologie terroriste ne saurait davantage atténuer la portée du message litigieux.

61. La Cour relève par ailleurs, qu’en sus du contexte général dans lequel s’inscrivait la présente affaire, les instances nationales ont apprécié le contexte spécifique dans lequel les inscriptions litigieuses avaient été rendues publiques. Elle souligne tout particulièrement à cet égard les arguments retenus par la cour d’appel de Nîmes quant à l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans, porteur involontaire du message litigieux, sans possible conscience de la chose, et au cadre spécifique dans lequel celui-ci avait été diffusé, à savoir non seulement « un lieu public » mais aussi « une enceinte scolaire » (paragraphe 11 ci-dessus), où se trouvaient de jeunes enfants.

62. La Cour observe par ailleurs que le tee-shirt floqué des inscriptions litigieuses n’était pas directement visible des tiers mais a été découvert au moment où l’enfant était rhabillé par des adultes (paragraphe 6 ci-dessus). Il n’était pas davantage accessible à un grand public puisque porté uniquement dans l’enceinte d’une école. Le message litigieux ne fut ainsi lisible que par deux adultes. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà souligné l’importance de l’absence de publicité lors de l’examen de la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, § 141, CEDH 2003‑XII (extraits)). Si elle ne peut spéculer sur la nature exacte des intentions du requérant sur ce point, la Cour observe néanmoins que celui-ci ne nie pas avoir spécifiquement demandé que son neveu porte le tee-shirt litigieux à l’école (paragraphe 11 ci-dessus) ni avoir voulu partager son message. Il s’est au contraire prévalut d’un trait d’humour (paragraphe 12 ci-dessus).

63. Or, pour la Cour, il ne pouvait ignorer la résonance particulière – au‑delà de la simple provocation ou du mauvais goût dont il se prévaut (paragraphe 36 ci-dessus) – de telles inscriptions dans l’enceinte d’une école maternelle, peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants dans une autre école et dans un contexte de menace terroriste avérée. À cet égard, la Cour prend note des arguments de l’avocat général tenant à l’émotion et aux tensions suscitées par le message litigieux ainsi que son impact sur la paix sociale (paragraphe 13 ci-dessus). Elle rappelle que les autorités nationales se trouvent en principe, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à répondre aux buts légitimes qu’elles poursuivent (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 35, série A no 133).

64. La Cour estime qu’elles sont également plus à même de comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers (Maguire, précité, § 54). Dans cette perspective, la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte régional dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, la plaçait dans une situation privilégiée pour appréhender la nécessité de la condamnation prononcée en l’espèce.

65. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour constate que la cour d’appel de Nîmes qui prononça la condamnation du requérant a veillé à apprécier sa culpabilité en se fondant sur les critères d’appréciation définis par la jurisprudence de la Cour, au regard des exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et ce, après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence. La Cour de cassation, statuant notamment à la lumière de l’avis de l’avocat général qui intégra également ces critères d’appréciation, a quant à elle avalisé celle-ci. Or, la Cour ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de substituer son appréciation à celle des instances nationales. Elle estime ainsi que les motifs retenus pour fonder la condamnation du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie de la violence de masse, apparaissent dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier l’ingérence litigieuse, et répondaient en ce sens à un besoin social impérieux.

66. Cela étant, la Cour rappelle l’importance, dans une affaire comme celle-ci, du raisonnement des juridictions nationales. Elle note que devant la Cour de cassation, le requérant a introduit un mémoire ampliatif et argué d’une violation de l’article 10 de la Convention. Or, en dépit de la contribution qu’apporte en l’espèce l’avis de l’avocat général à la compréhension de la solution, une motivation plus développée de la décision aurait permis de mieux appréhender et comprendre le raisonnement tenu par la Cour de cassation en ce qui concerne le moyen tiré de l’article 10 de la Convention (voir Quilichini c. France, no 38299/15, § 44, 14 mars 2019).

67. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression. À cet égard, elle rappelle avoir maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016). Elle réitère en ce sens, que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale. En l’espèce, elle constate que le requérant a été condamné à une peine de deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4 000 EUR d’amende. La Cour souligne, au vu des arguments du Gouvernement quant à la situation professionnelle du requérant qui serait employé dans l’informatique, qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur les revenus de celui-ci. Pour autant, elle estime que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, le montant de l’amende prononcée reste proportionné. Par ailleurs, tenant compte en particulier du sursis dont la peine de prison fut assortie, la Cour peut conclure que la condamnation prononcée contre le requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

68. Dès lors, au vu des circonstances spécifiques de la présente affaire, la Cour estime que l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut en conséquence qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 septembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

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Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-211600
Date de la décision : 02/09/2021
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : Z.B.
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SPINOSI P.

Origine de la décision
Date de l'import : 03/09/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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