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11/05/2021 | CEDH | N°001-209869

CEDH | CEDH, AFFAIRE HALET c. LUXEMBOURG, 2021, 001-209869


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE HALET c. LUXEMBOURG

(Requête no 21884/18)

ARRÊT


Art 10 • Liberté d’expression • 1000 EUR d’amende pénale pour avoir divulgué aux médias de documents confidentiels de son employeur privé (« Luxleaks »), sans intérêt public suffisant pour pondérer le dommage causé • A priori lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour • Caractère proportionné de la sanction • Juste équilibre ménagé entre les intérêts en cause par une analyse circonstanciée des tribunaux internes

STRASBOURG

11 mai 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir d...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE HALET c. LUXEMBOURG

(Requête no 21884/18)

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • 1000 EUR d’amende pénale pour avoir divulgué aux médias de documents confidentiels de son employeur privé (« Luxleaks »), sans intérêt public suffisant pour pondérer le dommage causé • A priori lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour • Caractère proportionné de la sanction • Juste équilibre ménagé entre les intérêts en cause par une analyse circonstanciée des tribunaux internes

STRASBOURG

11 mai 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Halet c. Luxembourg,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,

Georgios A. Serghides,

Georges Ravarani,

María Elósegui,

Darian Pavli,

Anja Seibert-Fohr,

Peeter Roosma, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 21884/18) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont un ressortissant français, M. Raphaël Halet (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 mai 2018,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 10 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus de l’association « Maison des lanceurs d’alerte », que le président de la section à laquelle l’affaire avait initialement été attribuée avait autorisée à se porter tierce intervenante,

Notant que le gouvernement français, invité à présenter s’il le désirait, eu égard à la nationalité du requérant, des observations écrites (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement), a fait savoir qu’il n’entendait pas se prévaloir de son droit d’intervention,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mars 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la condamnation pénale du requérant dans le cadre de l’affaire dite « Luxleaks », en lui refusant la justification du lanceur d’alerte.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1976 et réside à Viviers. Il a été représenté par Me C. Meyer, avocat pratiquant à Strasbourg.

3. Le gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par un agent désigné ad hoc, M. Christophe Schiltz, chef du service juridique du Secrétariat général auprès du ministère des Affaires étrangères, puis par son agent, M. David Weis, de la Représentation permanente du Luxembourg auprès du Conseil de l’Europe.

1. Le contexte de l’affaire

4. Le requérant était employé par la société PricewaterhouseCoopers (« PwC »), qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise.

L’activité de PwC consiste notamment à établir des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et à demander auprès de l’administration fiscale des décisions fiscales anticipées. Ces décisions, qui concernent l’application de la loi fiscale à des opérations futures, sont appelées « Advance Tax Agreements » (abrégé en « ATAs ») ou « rulings fiscaux » ou encore « rescrits fiscaux ». Elles seront qualifiées ci-après de rescrits fiscaux.

5. Le requérant indique que, lorsqu’il était employé par PwC, il coordonnait une équipe de cinq personnes et n’occupait pas un poste mineur mais, au contraire, un poste au cœur de l’activité de PwC qui consistait à obtenir, pour ses clients, le meilleur traitement possible par l’administration fiscale luxembourgeoise. Cette description est remise en cause par le Gouvernement qui, s’appuyant sur le constat qu’allaient faire les juges du fond dans l’affaire indique que, au moment des faits, le requérant exerçait des fonctions d’agent administratif ayant consisté à collecter, centraliser, scanner, sauvegarder et envoyer aux clients concernés les déclarations fiscales.

6. Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par PwC furent publiés dans différents médias. Ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s’étendant de 2002 à 2012, d’accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise.

7. Une enquête interne menée par PwC permit d’établir qu’un auditeur, A.D., avait copié, le 13 octobre 2010, la veille de son départ de PwC consécutif à sa démission, 45 000 pages de documents confidentiels, dont 20 000 pages de documents fiscaux correspondant notamment à 538 dossiers de rescrits fiscaux, qu’il avait remis, en été 2011, à un journaliste, E.P., à la demande de celui-ci.

8. Une deuxième enquête interne menée par PwC permit d’identifier le requérant. Ce dernier avait, à la suite de la révélation par les médias de certains des rescrits fiscaux copiés par A.D., contacté E.P. en mai 2012 en vue de lui proposer la remise d’autres documents. Cette remise, finalement acceptée par le journaliste, eut lieu entre octobre et décembre 2012 et porta sur seize documents, comprenant quatorze déclarations fiscales et deux courriers d’accompagnement. Quelques-uns des documents furent utilisés par le journaliste dans le cadre d’une seconde émission télévisée « Cash Investigation » diffusée le 10 juin 2013, un an après la diffusion de la première. Les 5 et 6 novembre 2014, les seize documents furent par ailleurs mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée « International Consortium of Investigative Journalists » (« ICIJ »). Cette publication fut qualifiée par ses auteurs de « Luxleaks ». Il ressort d’articles de presse que l’affaire Luxleaks généra « une année difficile » pour PwC, mais que, après cette année, la firme connut une croissance de son chiffre d’affaires qui alla de pair avec une hausse importante de ses effectifs.

2. Les procédures pénales engagées

9. Sur plainte de PwC, A.D., le requérant et E.P. furent inculpés par un juge d’instruction et renvoyés par la juridiction d’instruction devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg.

1. Le jugement de première instance

10. Le 29 juin 2016, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, statuant en matière correctionnelle, condamna A.D. et le requérant pour vol domestique, accès frauduleux à un système de traitement ou de transmission automatisé de données, violation du secret d’affaires, violation du secret professionnel et blanchiment-détention.

11. A.D. fut condamné à une peine d’emprisonnement de douze mois, assortie du sursis intégral, et à une amende de 1 500 euros (EUR). Le requérant fut condamné à une peine d’emprisonnement de neuf mois, assortie du sursis intégral, et à une amende de 1 000 EUR. Ils furent en outre condamnés à payer à PwC, au titre de la réparation civile du préjudice moral, le montant d’un euro symbolique, auquel cette partie civile avait limité sa demande.

12. E.P. fut acquitté, au motif qu’il n’avait pas participé au sens de la loi, en tant que coauteur ou complice, à la violation par le requérant du secret d’affaires et du secret professionnel.

2. L’arrêt de la Cour d’appel

13. A.D. et le requérant interjetèrent appel au pénal et au civil contre ce jugement. Le Ministère public forma un appel au pénal contre A.D., le requérant et E.P.

14. Le 15 mars 2017, la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg rendit son arrêt.

15. En amont de son analyse du fond de l’affaire, la Cour d’appel eut l’occasion de relever que « [l]a dénonciation publique [de la part du requérant], par la communication des déclarations fiscales [d’entreprises multinationales], s’inscri[vait] dans le cadre de la pratique fiscale des rescrits fiscaux favorables aux multinationales, initialement dénoncée par [A.D.] ». Dans ce même contexte, elle énonça par ailleurs que « la licéité ou l’illégalité de l’acte ou de la conduite divulguée n’est, suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pas un critère d’application du statut du lanceur d’alerte, l’information divulguée pouvant même porter sur un dysfonctionnement ou des pratiques discutables (...) ».

16. Quant au fond, la Cour d’appel décida que, pour différents motifs tirés du droit pénal interne, il n’y avait pas lieu de retenir contre A.D. ni le requérant le délit de violation du secret d’affaires ni, dans cette mesure, le blanchiment-détention, ni le blanchiment-détention du produit de fraude informatique.

17. Elle jugea que, sous l’angle du seul droit pénal interne, c’était à juste titre que les premiers juges avaient retenu que A.D. et le requérant avaient commis les délits de vol domestique, d’accès ou de maintien frauduleux dans un système de traitement ou de transmission automatisé de données, de violation du secret professionnel et de blanchiment-détention du produit du vol domestique. Elle estima que, contrairement à la conclusion des premiers juges, E.P. devait être considéré comme complice de la violation du secret professionnel commise par le requérant et du blanchiment-détention du produit du vol domestique commis par ce dernier.

18. La Cour d’appel examina ensuite si ces délits, constatés et à retenir en principe, étaient susceptibles ou non d’être justifiés sur la base de l’article 10 de la Convention. Elle expliqua que l’admission du fait justificatif du lanceur d’alerte, déduit de l’article 10 de la Convention, avait en droit luxembourgeois pour effet de neutraliser l’illicéité de la violation de la loi. Elle précisa que c’était l’élément légal de l’infraction – nécessairement commise en divulguant, de bonne foi, d’une manière mesurée et adéquate, une information d’intérêt général – qui se trouvait ainsi neutralisé et emportait l’acquittement du prévenu.

19. S’agissant de E.P., elle considéra qu’il y avait lieu de lui reconnaître le bénéfice de la cause de justification du journaliste responsable, déduit par la Cour de l’article 10 de la Convention. Partant, elle confirma, pour ce motif, l’acquittement complet de l’intéressé.

20. S’agissant de A.D. et du requérant, elle appliqua la jurisprudence de la Cour relative à la protection des lanceurs d’alerte (voir, notamment, Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, CEDH 2008). Elle rappela que cette jurisprudence subordonnait la protection du lanceur d’alerte au respect de six conditions, dont elle procéda à l’exposé. Son raisonnement peut être résumé comme suit.

1. Analyse des quatre premiers critères de la jurisprudence Guja

21. La Cour d’appel constata, en application de cette jurisprudence, que les révélations présentaient un intérêt public (critère 1), en ce qu’elles avaient « permis en Europe et au Luxembourg, le débat public sur l’imposition (...) des sociétés multinationales, sur la transparence fiscale, la pratique des rescrits fiscaux et sur la justice fiscale en général ». Elle ajouta que la Commission européenne avait présenté, à la suite des révélations Luxleaks, un paquet de mesures contre l’évasion fiscale et un plan d’action pour une fiscalité des entreprises équitable et efficace dans l’Union européenne.

22. La Cour d’appel indiqua également que les révélations étaient authentiques (critère 2).

23. Quant au critère (3), tiré de ce que la divulgation au public ne soit envisagée qu’en dernier ressort en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement, elle estima que, eu égard aux circonstances de l’espèce, l’information du public par un média était « la seule alternative réaliste pour lancer l’alerte ».

24. Elle admit que le critère de la bonne foi (critère 4) était respecté concernant le requérant.

Pour A.D., elle estima que ce critère avait été respecté à l’été 2011, au moment de la remise au journaliste E.P. des documents qu’il s’était appropriés en octobre 2010. Elle considéra, en revanche, que ce critère n’avait pas été respecté par A.D. au moment de l’appropriation des documents, étant donné qu’il n’avait à ce moment-là pas encore l’intention de les rendre publics.

2. Analyse du cinquième critère de la jurisprudence Guja

25. La Cour d’appel analysa ensuite le critère de la mise en balance de l’intérêt du public d’obtenir l’information avec le dommage que la divulgation causait à l’employeur (critère 5).

26. Dans la mesure où le requérant contestait tout préjudice dans le chef de la société PwC, soulignant que celle-ci avait même annoncé une augmentation de son chiffre d’affaires et de ses effectifs, la Cour d’appel – après avoir passé en revue les différents arrêts de la Cour en la matière – rappela ceci :

« (...) la Cour européenne n’analyse pas concrètement le préjudice subi, mais considère que le dommage causé à l’employeur peut résulter d’une atteinte à son image, d’une perte de confiance, et, en général, de l’impact que la dénonciation a pu avoir sur le public. Plus l’affaire et donc l’information que l’employeur avait voulu tenir secret, connaît un fort retentissement, plus la confiance du public est ébranlée. »

Elle précisa également ceci :

« Il n’y a dès lors pas lieu de vérifier si, en raison des divulgations de [A.D.] et [du requérant], le chiffre d’affaires de PwC a diminué ou si des clients se sont plaints, ont introduit des actions civiles en responsabilité ou ont quitté PwC.

La Cour d’appel retient que le fait de divulguer des documents couverts par le secret d’affaires et le secret professionnel cause assurément un préjudice à PwC, notamment un préjudice moral en sa qualité de victime d’infractions pénales, un préjudice résultant de l’atteinte à sa réputation et [de] la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de cette entreprise. »

Par ailleurs, et plus particulièrement dans le cadre des informations fournies concernant le requérant, elle rappela que :

« En l’occurrence, PwC est associée à une pratique d’évasion fiscale, sinon à une optimisation fiscale décrite comme inacceptable. Elle a été victime d’infractions pénales et a nécessairement subi un préjudice. »

27. Mettant ensuite en balance l’intérêt public d’une part et l’intérêt de PwC d’autre part, elle considéra, dans le cas de A.D., que l’intérêt public prévalait largement sur tout dommage qu’avaient pu subir PwC et ses clients. Elle conclut donc que ce critère était respecté s’agissant de A.D.

28. En revanche, dans le cas du requérant, elle estima que la divulgation des documents avait causé à PwC un préjudice supérieur à l’intérêt général, de sorte que le cinquième critère n’était pas respecté. Elle conclut que la cause de justification constituée par la qualité de lanceur d’alerte ne pouvait pas être retenue dans le chef du requérant pour les motifs suivants :

« Les documents remis par [le requérant] au journaliste n’ont (...) ni contribué au débat public sur la pratique luxembourgeoise des [rescrits fiscaux] ni déclenché [un] débat sur l’évasion fiscale ou apporté une information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors. »

29. Pour parvenir à cette conclusion, elle s’appuya sur les considérations suivantes.

30. Les documents choisis par le requérant, contrairement à ceux ayant été divulgués par A.D., ne constituaient pas des décisions administratives et n’illustraient pas non plus l’application de rescrits fiscaux. Il s’agissait de simples déclarations fiscales – donc d’affirmations unilatérales de contribuables au sujet de leur situation patrimoniale ou financière – lesquelles ne permettaient pas d’illustrer l’attitude de l’administration fiscale à leur égard. Ces documents n’apportaient donc aucune révélation sur la technique de l’optimisation fiscale et n’avaient qu’une pertinence limitée.

31. Ils n’avaient pas non plus été sélectionnés par le requérant aux fins de compléter les rescrits fiscaux déjà en possession du journaliste E.P., par exemple en vue d’illustrer la façon dont ces rescrits fiscaux se traduisaient dans les déclarations fiscales. Leur sélection avait été effectuée uniquement sur la base du critère de la notoriété du contribuable concerné.

32. Au moment de l’appropriation des documents par le requérant et de leur transmission par lui au journaliste E.P., la pratique des rescrits fiscaux avait déjà été dévoilée par le biais des documents transmis par A.D., lesquels avaient été diffusés à l’occasion de la première émission « Cash Investigation », circonstance dont le requérant était au courant.

33. Ainsi, il n’existait aucune raison impérieuse pour le requérant de procéder à une nouvelle violation de la loi pour s’approprier et divulguer des documents confidentiels.

34. Les documents avaient servi au journaliste E.P. à préparer, dans le cadre de la seconde émission « Cash Investigation », un sujet portant sur l’évasion fiscale et consacré aux « milliards qui nous manquent », et non sur la pratique des rescrits fiscaux. Les documents avaient été utilisés pour illustrer l’évasion fiscale de deux groupes d’entreprises multinationales, A. et A.M., sur lesquelles portait le reportage.

Dans le cas de l’entreprise A., les déclarations fiscales avaient, selon le journaliste E.P., permis d’illustrer que ce groupe avait déclaré au Luxembourg un chiffre d’affaires considérable sans toutefois y exercer une activité commerciale correspondant à celui-ci.

S’agissant de l’entreprise A.M., le journaliste critiquait le procédé suivant. Il relatait que ce groupe avait transféré à sa filiale de droit luxembourgeois la somme de 173 millions euros (EUR) pour rembourser les intérêts d’un prêt qu’il lui avait accordé. Cette filiale avait pu déduire la somme en question qui avait ensuite été transférée vers une autre société du groupe située à Dubaï, où celle-ci bénéficiait d’une exemption totale d’impôts.

La Cour d’appel considérait que les informations en relation avec les deux groupes de sociétés pouvaient certes interpeller et scandaliser, mais ne constituaient pas des informations essentielles ou fondamentalement nouvelles. Ainsi, elle conclut que les déclarations fiscales remises par le requérant n’entérinaient que le résultat de l’enquête journalistique menée par l’équipe d’E.P. et qu’« elles étaient à ce titre, certainement utiles au journaliste, mais ne fourniss[ai]ent toutefois aucune information cardinale jusqu’alors inconnue pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale ».

3. Analyse du sixième critère de la jurisprudence Guja

35. S’agissant du critère (6), tiré du caractère proportionné de la sanction, la Cour d’appel opéra une distinction entre les deux prévenus.

Elle retint qu’A.D., qui devait se voir appliquer la cause de justification du lanceur d’alerte en ce qui concernait les faits de remise des documents en été 2011 au journaliste E.P., était à acquitter de tout reproche en rapport avec ces faits, donc du délit de violation du secret professionnel. Au regard des faits non couverts par cette cause de justification, à savoir ceux en rapport avec l’appropriation des documents en octobre 2010, la Cour d’appel réduisit la peine d’emprisonnement à six mois, assortie du sursis intégral, et maintint la peine d’amende de 1 500 EUR.

Concernant le requérant, la Cour d’appel considéra que les infractions se trouvaient en concours réel, de sorte que, selon le droit pénal interne, la peine la plus forte pouvait être portée au double du maximum, soit un emprisonnement de 3 mois à 5 ans et une amende de 251 à 5 000 EUR. Rappelant ensuite que le requérant ne pouvait bénéficier du fait justificatif du lanceur d’alerte, elle décida en revanche de tenir compte, à titre de circonstance atténuante, « du mobile qu’il pensait être honorable qui l’a[vait] poussé à agir », ainsi que « du caractère désintéressé de son geste ». Par conséquent, elle décida de faire abstraction de toute peine d’emprisonnement et maintint une amende de 1 000 EUR.

36. La Cour d’appel confirma la condamnation, au civil, d’A.D. et du requérant au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par PwC.

3. Les arrêts de la Cour de cassation rendus à l’égard d’A.D. et du requérant

37. A.D. et le requérant se pourvurent en cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel.

1. Arrêt de la Cour de cassation rendu à l’égard du requérant

38. Par un arrêt (no 2/2018 pénal) du 11 janvier 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.

39. Le requérant avait formulé un moyen tiré de la violation par la Cour d’appel de l’article 10 de la Convention, indiquant notamment ceci :

« La Cour d’appel travestit les faits et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, se livrant à une interprétation tendancieuse sur « la faible pertinence des documents » remis à [E.P.], conduisant à apprécier un préjudice subi par l’employeur supérieur à l’intérêt général et à refuser la mise en œuvre de la cause de justification du lanceur d’alerte, dès lors que la condition de la proportionnalité du dommage causé par rapport à l’intérêt général ne serait pas remplie. »

Dans la « discussion du moyen », le requérant avait souligné, à titre d’exemple, que les annexes des déclarations fiscales du groupe A. (paragraphe 34 ci-dessus) montraient des assemblées générales annuelles d’une durée moyenne d’une minute, ce qui aurait permis de se convaincre de l’absence totale de substance au Luxembourg. Il avait insisté sur le fait que les déclarations fiscales communiquées par lui permettaient de vérifier la substance économique de l’entité créée au Luxembourg et d’analyser ainsi la pratique des rescrits fiscaux.

40. En réponse à ce moyen, la Cour de cassation décida notamment ceci :

« Attendu que l’appréciation des faits sur base de laquelle il y a lieu de décider si un prévenu peut bénéficier ou non de la cause de justification tirée du statut du lanceur d’alerte relève du pouvoir souverain des juges du fond et échappe au contrôle de la Cour de cassation, sous réserve que cette appréciation ne doit pas être déduite de motifs insuffisants ou contradictoires ;

Attendu qu’en l’espèce les juges d’appel se sont basés, dans leur appréciation, sur la nature des documents appréhendés par [le requérant], sur leur utilisation dans le cadre d’une émission télévisée portant sur l’évasion fiscale, sur les déclarations d[u requérant] et sur celles d’[E.P.] quant à la pertinence des documents appréhendés, pour en conclure que les déclarations fiscales appréhendées, si elles avaient certainement pu être utiles au journaliste [E.P.], ne fournissaient toutefois aucune information cardinale, jusqu’alors inconnue, pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale ;

Attendu que, contrairement [à l’argumentation du requérant], les constatations en fait opérées par les juges d’appel ne sont pas contradictoires ; (...)

Que l’appréciation des juges d’appel se fonde ainsi sur des motifs exempts d’insuffisance et de contradiction ; (...) »

2. Arrêt de la Cour de cassation rendu à l’égard d’A.D.

41. Le pourvoi formé par A. D. fut en revanche accueilli par la Cour de cassation.

42. Dans son arrêt (no 1/2018 pénal) du 11 janvier 2018, elle cassa l’arrêt de la Cour d’appel au motif que la reconnaissance du statut de lanceur d’alerte devait s’appliquer en principe à toutes les infractions pour lesquelles une personne, se prévalant de l’exercice de son droit garanti par l’article 10 de la Convention, était poursuivie, sous peine de vider la protection devant résulter du statut de lanceur d’alerte de sa substance. La Cour de cassation décida ainsi que la Cour d’appel avait méconnu l’article 10 de la Convention en refusant de faire bénéficier A.D. de la cause de justification tirée du statut du lanceur d’alerte en ce qui concerne les faits d’appropriation des documents produits en octobre 2010, dès lors qu’elle avait retenu cette cause de justification concernant la remise de ces documents au journaliste E.P. en été 2011.

4. L’arrêt de la Cour d’appel rendu, sur renvoi, à l’égard d’A.D.

43. Par un arrêt du 15 mai 2018, la Cour d’appel retint qu’A.D. devait, à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation, être acquitté, sur la base de l’article 10 de la Convention, de l’ensemble des délits commis en rapport avec les documents remis au journaliste E.P. à l’été 2011, y compris ceux relatifs à l’appropriation de ces documents en octobre 2010.

La Cour d’appel décida en revanche que le premier arrêt d’appel était passé en force de chose jugée, et donc restait maintenu, à l’égard d’A.D. en ce qui concernait ces mêmes délits relativement aux documents de formation interne qu’il s’était appropriés également en octobre 2010 à l’occasion de l’appropriation des documents fiscaux transmis par la suite à E.P. Elle se limitait à ce titre à prononcer la suspension du prononcé de la condamnation.

44. Cet arrêt fut accepté par les parties, de sorte qu’il passa en force de chose jugée.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

1. Le droit interne pertinent

45. Les différentes infractions retenues à l’encontre du requérant sont prévues dans le code pénal.

46. Ainsi, les dispositions relatives au vol domestique se lisent ainsi :

Article 461 alinéa 1

« Quiconque a soustrait frauduleusement une chose ou une clef électronique qui ne lui appartient pas est coupable de vol. »

Article 463

« Les vols non spécifiés dans le présent chapitre seront punis d’un emprisonnement d’un mois à cinq ans et d’une amende de 251 à 5.000 €. »

Article 464

« L’emprisonnement sera de trois mois au moins, si le voleur est un domestique ou un homme de service à gages, même lorsqu’il aura commis le vol envers des personnes qu’il ne servait pas, mais qui se trouvaient soit dans la maison du maître, soit dans celle où il l’accompagnait, ou si c’est un ouvrier, compagnon ou apprenti, dans la maison, l’atelier ou le magasin de son maître, ou un individu travaillant habituellement dans l’habitation où il aura volé. »

47. Quant au maintien frauduleux dans un système de traitement automatisé de données, l’article 509-1 alinéa 1er dispose que :

« Quiconque, frauduleusement, aura accédé ou se sera maintenu dans tout ou partie d’un système de traitement ou de transmission automatisé de données sera puni d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende de 500 € à 25.000 € ou de l’une de ces deux peines. »

48. Le délit de violation du secret professionnel est prévu par l’article 458, qui se lit ainsi :

« Les médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, sages-femmes et toutes autres personnes dépositaires par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie, qui, hors le cas où ils sont appelés à rendre témoignage en justice et celui où la loi les oblige à faire connaître ces secrets, les auront révélés, seront punis d’un emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de 500 € à 5.000 €. »

49. Le blanchiment-détention du produit du vol domestique est prévu à l’article 506-1 qui renvoyait à l’article 32-1.

L’article 506-1, tel qu’en vigueur au moment des faits, disposait que :

« Sont punis d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 1.250 € à 1.250.000 € ou de l’une de ces peines seulement :

1) ceux qui ont sciemment facilité, par tout moyen, la justification mensongère de la nature, de l’origine, de l’emplacement, de la disposition, du mouvement ou de la propriété des biens visés à l’article 32-1, alinéa premier, sous 1), formant l’objet ou le produit, direct ou indirect : (...) d’une infraction aux articles 463 et 464 du Code pénal (...) ou constituant un avantage patrimonial tiré de l’une ou de plusieurs de ces infractions ;

(...)

3) ceux qui ont acquis, détenu ou utilisé des biens visés à l’article 32-1, alinéa premier, sous 1), formant l’objet ou le produit, direct ou indirect, des infractions énumérées au point 1) de cet article ou constituant un avantage patrimonial quelconque tiré de l’une ou de plusieurs de ces infractions, sachant, au moment où ils les recevaient, qu’ils provenaient de l’une ou de plusieurs des infractions visées au point 1) ou de la participation à l’une ou plusieurs de ces infractions. »

Cet « article 32-1, alinéa premier, sous 1) », entretemps abrogé (par une loi du 1er août 2018), se lisait ainsi :

« En cas d’infraction de blanchiment visée aux articles 506-1 à 506-8 (...) la confiscation spéciale s’applique : 1) aux biens comprenant les biens de toute nature, corporels ou incorporels, meubles ou immeubles, ainsi que les actes juridiques ou documents attestant d’un titre ou d’un droit sur un bien, biens formant l’objet ou le produit, direct ou indirect, d’une infraction ou constituant un avantage patrimonial quelconque tiré de l’infraction, y compris les revenus de ces biens (...) »

L’article 506-4 complète par ailleurs l’article 506-1 et dispose que :

« Les infractions visées à l’article 506-1 sont également punissables lorsque l’auteur est aussi l’auteur ou le complice de l’infraction primaire. »

2. Le Droit de l’Union européenne

50. La directive (UE) 2016/943 sur la protection des secrets d’affaires a été adoptée le 8 juin 2016. Selon l’article 1er de cette directive, les États sont invités à inscrire dans leur législation des « mesures, procédures et réparations » afin de permettre aux détenteurs de secrets d’affaires d’empêcher ou d’obtenir réparation pour « l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicite de leurs secrets d’affaires ». Le considérant 20 de ladite directive indique toutefois que ces mesures, procédures et réparations « ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alerte » ; il précise par ailleurs que « la protection des secrets d’affaires ne devrait dès lors pas s’étendre aux cas où la divulgation d’un secret d’affaires sert l’intérêt public dans la mesure où elle permet de révéler une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale directement pertinents. Cela ne devrait pas être compris comme empêchant les autorités judiciaires compétentes d’autoriser une dérogation à l’application de mesures, procédures et réparations lorsque le défendeur avait toutes les raisons de croire, de bonne foi, que son comportement satisfaisait aux critères appropriés énoncés dans la présente directive ».

51. Ensuite, la directive (UE) 2019/1937 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union a été adoptée le 23 octobre 2019. Cette directive, qui vise à protéger les lanceurs d’alerte qui dénoncent des infractions au droit de l’Union européenne dans divers domaines, tels que les marchés publics, les services financiers, la prévention du blanchiment de capitaux ou la santé publique, devra être transposée par les États membres au plus tard le 17 décembre 2021.

3. Les textes internationaux
1. Les Nations Unies

52. Dans son rapport A/70/361 du 8 septembre 2015, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, D. Kaye, traite de la protection des sources d’information et des lanceurs d’alerte.

53. À ses yeux, le terme « lanceur d’alerte » désigne « une personne qui dévoile des informations qu’elle a des motifs raisonnables de croire véridiques au moment où elle procède à leur divulgation et qui portent sur des faits dont elle juge qu’ils constituent une menace ou un préjudice pour un intérêt général, tel étant par exemple le cas d’une violation du droit interne ou international, d’un abus d’autorité, d’un gaspillage, d’une fraude ou d’une atteinte à l’environnement, à la santé publique ou à la sécurité publique ». D. Kaye précise, par ailleurs, que « l’alerte ne porte pas toujours sur des actes illicites spécifiques, elle peut consister à révéler des informations occultées qu’il est dans l’intérêt légitime du public de connaître ».

54. Le 24 janvier 2017, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, approuva une mise à jour de la politique des Nations unies concernant les lanceurs d’alerte, cherchant ainsi à « renforcer la protection des employés de l’Organisation qui signalent une éventuelle faute ou coopèrent avec des audits ou enquêtes officiels ».

2. Le Conseil de l’Europe

55. Dans ses arrêts Heinisch c. Allemagne (no 28274/08, § 37, CEDH 2011 (extraits)) et Bucur et Toma c. Roumanie (no 40238/02, § 63, 8 janvier 2013), la Cour a résumé la Résolution 1729(2010) relative à la protection des donneurs d’alerte, adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 29 avril 2010.

56. Un autre instrument a été adopté en la matière par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, le 30 avril 2014. Certains passages pertinents de cette Recommandation CM/Rec(2014)7 sont relatés dans l’affaire Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, § 44, 27 juin 2017).

Cette recommandation considère que le lanceur d’alerte est assimilable à toute personne qui « fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu’elle soit dans le secteur public ou dans le secteur privé ».

57. Le 23 juin 2015, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 2060(2015) et la Recommandation 2073(2015) tendant à « améliorer la protection des lanceurs d’alerte ».

Dans la première, elle s’est référée aux « révélations concernant la surveillance massive et les intrusions dans la vie privée auxquelles l’Agence nationale de la sécurité (NSA) des États-Unis et d’autres services de renseignement [avaient] procédé » et a appelé de ses vœux l’adoption « d’un instrument juridique contraignant (convention) sur la protection des donneurs d’alerte sur la base de la Recommandation CM/Rec(2014)7 du Comité des Ministres (...) ».

Dans la deuxième, elle a invité le Comité des Ministres à « promouvoir des améliorations supplémentaires de la protection des donneurs d’alerte, en lançant le processus de négociation d’un instrument juridique contraignant sous la forme d’une convention-cadre ouverte aux États non membres et portant sur la révélation des actes répréhensibles commis par les personnes employées dans le domaine de la sécurité nationale et du renseignement ».

58. Le 1er octobre 2019, l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 2300(2019) et la Recommandation 2162(2019) tendant à « améliorer la protection des lanceurs d’alerte partout en Europe ».

Dans la première, elle a favorablement accueilli la directive (UE) 2019/1937 (paragraphe 51 ci-dessous) et a invité les États membres du Conseil de l’Europe qui sont aussi membres de l’Union européenne à adopter ses dispositions, tout en ajoutant que rien ne les empêchait par ailleurs de protéger, selon les mêmes principes, les signalements de violations ou d’abus de leur droit national. Quant aux États membres du Conseil de l’Europe qui ne sont pas membres de l’Union européenne, elle les a invités à revoir leurs législations pertinentes en la matière ou à adopter de nouvelles lois s’inspirant de la proposition de directive européenne en question.

Dans la deuxième, elle a réitéré son invitation au Comité des Ministres de lancer les préparatifs pour négocier un instrument juridique contraignant sous la forme d’une convention du Conseil de l’Europe qui devrait s’inspirer de la directive susmentionnée, tout en prenant en compte les précisions et les compléments proposés dans la Résolution 2300(2019). Dans sa réponse, adoptée le 22 avril 2020, le Comité des Ministres a réitéré, s’agissant de la recommandation de l’Assemblée parlementaire d’élaborer un instrument juridique contraignant, sa position exprimée dans sa réponse à la Recommandation 2073(2015). Il a ainsi considéré que « la négociation d’un instrument contraignant, telle une convention, représenterait un processus long et au résultat incertain compte tenu de la complexité du sujet et de la diversité des solutions adoptées par les États membres pour protéger les lanceurs d’alerte » et a estimé qu’il était « plus opportun, à ce stade, d’encourager les États à mettre pleinement en œuvre les recommandations qui ont été adoptées par le Comité des Ministres ou d’autres organes (...) ».

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

59. Le requérant allègue que sa condamnation consécutive à la divulgation par lui à un journaliste de seize documents émanant de son employeur PwC constitue une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

60. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée d’un défaut manifeste de fondement de la requête. Il réfute l’affirmation du requérant, selon laquelle, entre autres, la Cour d’appel avait « jugé qu’il était possible de contourner la jurisprudence de la Cour sur la violation de l’article 10 [de la Convention] », et avait « seulement feint de se livrer à la balance des intérêts ». Relatant certains passages de l’arrêt en cause, le Gouvernement expose que la Cour d’appel a rappelé qu’elle était tenue de conférer plein effet à la Convention et a ensuite appliqué la jurisprudence de la Cour. Il juge l’assertion du requérant manifestement erronée et invite la Cour à déclarer la requête irrecevable en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

61. Le requérant réplique que, à travers cette argumentation, le Gouvernement analyse en détail la balance des intérêts réalisée par les juridictions internes, ce qui relèverait du fond de l’affaire. Il ajoute que le Gouvernement, en reconnaissant l’existence d’une ingérence dans le droit protégé par l’article 10 de la Convention (paragraphe 76 ci-dessous), ne peut pas se contredire en soulevant une exception tirée d’un défaut manifeste de fondement d’un grief qu’il reconnaît par ailleurs comme étant partiellement fondé. Il demande ainsi que l’exception soulevée par le Gouvernement soit jointe au fond avant d’être rejetée.

62. La Cour estime que l’argument en question soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilité du grief (voir, mutatis mutandis, Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).

63. Constatant ainsi que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

64. Le requérant, qui avait indiqué dans sa requête avoir été « à l’origine de l’affaire Luxleaks », prend acte de ce que le Gouvernement admet l’existence d’une ingérence dans son droit à la liberté d’expression.

65. Il considère que la question de droit se cristallise autour de celle de la proportionnalité de l’ingérence.

66. Il soutient tout d’abord que le Gouvernement « tente de mettre en scène (...) une transmission innocente et objective » des faits en affirmant que les déclarations fiscales transmises par le requérant seraient de « simples affirmations du contribuable ». Selon le requérant, il s’agirait là au contraire d’actes juridiques – élaborés et rédigés par PwC pour le compte de ses clients et facturés à ceux-ci – qui « démontr[erai]ent l’existence concrète du montage fiscal contenu dans le rescrit fiscal (création des sociétés luxembourgeoises et offshore, mouvement des capitaux intra-groupe, paiement des dividendes, etc.). »

Il formule par ailleurs différentes allégations et critiques à l’égard de l’arrêt de la Cour d’appel.

La Cour d’appel aurait jugé que « ni la Convention, ni le droit luxembourgeois ne prévoyaient pour le lanceur d’alerte une exemption des poursuites pénales, (...) de sorte que l’article 10 permettrait uniquement de constater que les poursuites n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique, sans permettre pour autant de relaxer [équivalent du terme « acquitter » en droit luxembourgeois] le prévenu ».

En « jug[eant] que l’intérêt du public à connaître les informations transmises par [lui] était moins fort que le dommage porté à [PwC]», la Cour d’appel – qui aurait en cela été approuvée par la Cour de cassation – lui aurait « refus[é] (...) la protection du statut du lanceur d’alerte ». La Cour d’appel ayant « jugé que le dommage de l’employeur était de (...) un euro symbolique », l’exercice de la balance « suppose[rait] alors que l’intérêt du public à connaître des informations en cause était, en l’espèce, inférieur à un euro symbolique, c’est-à-dire égal à zéro. » Or, la Cour d’appel n’ayant pas prétendu que la valeur des informations fournies par le requérant était nulle, elle aurait « seulement feint de se livrer à la balance des intérêts ».

Les juridictions nationales auraient « relevé qu’il existait bel et bien un fait justificatif pouvant en l’espèce permettre l’acquittement du requérant, [mais], eu égard aux circonstances, elles [auraie]nt décidé que le requérant (...) [ne] pourra[it] invoquer [qu’]une protection moindre, [celle de] la reconnaissance de circonstances atténuantes ».

67. Aucune raison objective ne permettrait de distinguer le sort réservé à A.D. du sien, dans la mesure où ils étaient l’un et l’autre des employés indivisiblement liés aux fuites de documents qui ont conduit aux scandales Luxleaks. Les éléments qu’il a révélés seraient « venus au renfort de la position [d’A.D.] ».

68. Considérant que « sa condamnation pénale ne pouvait être motivée que par une seule et unique préoccupation : sa fonction dissuasive », il est d’avis que l’existence de cette sanction peut, à elle seule, motiver le constat d’une violation de l’article 10 de la Convention.

69. Enfin, il « reprend et fait siennes les (...) observations de la [tierce partie] », qui peuvent se résumer comme suit.

70. Retenir les trois nouveaux critères d’« information essentielle, nouvelle et inconnue » comme l’a fait la Cour d’appel (paragraphe 28 ci-dessus) aurait de graves répercussions sur l’effectivité de la protection des lanceurs d’alerte.

71. D’une part, l’adjonction de tels critères générerait de l’insécurité juridique.

Ainsi, le critère de la nature « essentielle » de l’information divulguée introduirait un flou juridique dès lors que cette notion serait peu circonscrite. En outre, ce critère, inédit et inexistant dans l’ensemble des législations ou jurisprudences des États protégeant les lanceurs d’alerte, serait compliqué à appliquer par les juridictions et donnerait lieu à des disparités d’interprétation.

Le critère d’une information « nouvelle » conduirait à limiter le nombre d’alertes, notamment dans l’hypothèse où une alerte porterait sur une information relatant des faits déjà connus mais non traités par le passé. Le cas français de Céline Boussié, qui avait lancé l’alerte, en 2008, sur des faits déjà connus de maltraitance d’enfants atteints de handicaps – dénoncés par d’anciens collègues depuis la fin des années 1990 – en serait un exemple.

Enfin, quant au critère de l’information « inconnue », il pourrait être « nécessaire dans une société démocratique » que la révélation de preuves supplémentaires – inconnues mais contribuant à mettre en avant des faits connus et dénoncés préalablement – constitue une alerte éthique digne d’une protection sous l’angle de l’article 10 de la Convention.

72. D’autre part, il serait impossible en pratique pour les lanceurs d’alerte de remplir ces nouveaux critères.

Les six critères retenus par la Cour – n’incluant à aucun moment un examen du caractère nouveau, essentiel et inédit d’une information – auraient permis de trouver un équilibre satisfaisant entre intérêts des employeurs et droit du public à l’information.

Une telle conception de la part de la Cour serait conforme aux standards internationaux et en particulier à la directive européenne adoptée en la matière, qui n’exigeraient en règle générale qu’une « croyance raisonnable » dans la véracité de ce qui est dénoncé, à l’exclusion de toute appréciation préalable du caractère nouveau, inédit ou essentiel de l’information.

Cette conception serait par ailleurs adaptée aux profils des lanceurs d’alerte qui, à l’heure des réseaux numériques, auraient accès de manière extrêmement aisée à une importante quantité d’informations. Dans ce contexte, le modèle de la jurisprudence Guja serait un garde-fou contre les fuites illégales, en ce qu’il permettrait de garantir que l’information divulguée soit véritablement d’intérêt général. Or, lorsque les lanceurs d’alerte auraient la conviction qu’ils ne pourraient plus être protégés, ils seraient encouragés à faire fuiter de manière anonyme des informations.

73. Par ailleurs, les nouveaux critères retenus par la Cour d’appel conduiraient à une atteinte par ricochet à l’obligation des États d’enquêter sur les violations des droits de l’homme.

En effet, les autorités publiques seraient ainsi déresponsabilisées quant à leur mission de diligenter des enquêtes sur les faits divulgués par les lanceurs d’alerte et de décider de l’opportunité de poursuivre ou non les auteurs présumés d’infractions. Lorsqu’une alerte serait lancée très en amont d’un dommage et que les lanceurs d’alerte n’auraient pour cette raison pas les moyens de fonder leurs allégations sur une base factuelle suffisante, seule une enquête des pouvoirs publics permettrait de mettre à jour l’ensemble du problème auquel le lanceur d’alerte n’aurait eu qu’un accès partiel. Des exemples de jurisprudence de la Cour montreraient qu’une protection aurait été accordée à des lanceurs d’alerte ayant divulgué, sans avoir nécessairement pu les prouver, des informations mettant en évidence l’existence d’atteintes à l’environnement, à l’intégrité physique de personnes ou aux droits concourant au pluralisme qui caractérise les sociétés.

74. Enfin, au-delà de ces problèmes, les nouveaux critères retenus par la Cour d’appel conduiraient, en outre, à une atteinte au droit des journalistes et chiens de garde de la démocratie.

Les lanceurs d’alerte seraient déjà rétifs à alerter le public en raison des conséquences graves sur leur situation personnelle qu’ils risqueraient de subir. Or, l’adoption des critères susdits aurait un effet dissuasif supplémentaire sur de potentielles sources « lanceuses d’alerte » de journalistes. Les médias seraient ainsi moins à même de jouer leur rôle de chien de garde. Dans de nombreux cas, le droit des journalistes de protéger leurs sources serait intimement lié à la nécessité de protéger la divulgation d’informations par des lanceurs d’alerte. En conclusion, exiger des lanceurs d’alerte que l’information qu’ils transmettent à la presse soit « essentielle, nouvelle et inconnue » et leur refuser protection le cas échéant porterait nécessairement atteinte à la protection des sources et pourrait dissuader les lanceurs d’alerte de travailler avec des journalistes.

b) Le Gouvernement

75. Le Gouvernement conteste l’allégation du requérant selon laquelle il était « à l’origine de l’affaire Luxleaks ». Selon le Gouvernement, c’était A.D. qui s’était trouvé à l’origine des révélations, tant d’un point de vue temporel que de celui du nombre et de la nature des documents divulgués. Les divulgations d’A.D. auraient témoigné du sort fiscal réservé par les autorités aux entreprises concernées, contrairement à celles du requérant qui auraient consisté en de simples déclarations unilatérales n’ayant pas mis en lumière la pratique des rescrits fiscaux. Ce serait la différence de qualité entre les documents transmis par A.D. et ceux transmis par le requérant qui expliquerait que le premier a été acquitté tandis que le second ne s’est vu appliquer que des circonstances atténuantes.

76. Le Gouvernement reconnaît en revanche que, le requérant ayant été sanctionné au pénal et au civil pour avoir transmis des documents à un journaliste qui les avait ensuite publiés, il y a eu une « ingérence » dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé.

77. Il note que le requérant discute uniquement la question de la proportionnalité de l’ingérence et ne met ainsi pas en cause le fait que celle-ci était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un « but légitime ».

78. Quant à la question de la proportionnalité, le Gouvernement estime que la Cour d’appel a scrupuleusement analysé les six critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière en ce qui concerne le requérant. Il précise que la discussion ne saurait porter que sur les critères (5) et (6), les seuls au sujet desquels le requérant contesterait le bien-fondé de l’analyse faite par la Cour d’appel.

79. Il réfute tout d’abord les assertions du requérant quant à une « mise en scène » des faits par le Gouvernement, soulignant qu’il s’est limité à résumer fidèlement les constats pertinents à ses yeux des juridictions nationales.

Il estime devoir également rectifier les critiques formulées par le requérant à l’égard de l’arrêt de la Cour d’appel (paragraphe 66 ci-dessus).

Ainsi, le requérant déduirait sa conclusion quant à l’absence d’un acquittement d’une citation hors contexte d’un passage de l’arrêt d’appel, sans tenir compte du raisonnement subséquent. Le Gouvernement rappelle en effet que, selon la Cour d’appel, même en l’absence de disposition légale spéciale, expresse et formelle, un acquittement était susceptible de se fonder sur un fait justificatif sui generis ; et, lorsque la condamnation pénale violait la protection reconnue par la Cour sur base de l’article 10 de la Convention, le lanceur d’alerte bénéficiait d’un tel fait justificatif, ce qui avait pour effet de neutraliser l’illicéité de la violation de la loi et emportait l’acquittement du prévenu.

Le requérant ne se serait pas vu refuser toute protection au titre de l’article 10 de la Convention dans la mesure où la Cour d’appel aurait tenu compte, dans la fixation de la peine, du mobile du requérant et du caractère désintéressé de son geste, qui auraient été reconnus comme valant circonstances atténuantes. Les magistrats n’auraient pas non plus procédé à un simulacre d’appréciation, comme essaierait de le faire croire le requérant. La Cour d’appel, en allouant un euro symbolique à titre de réparation du préjudice moral subi par la partie civile, n’aurait pas jugé que le préjudice de celle-ci se limitait à un euro. Au civil, PwC avait renoncé, pour des motifs qui lui étaient personnels, à réclamer la réparation d’un préjudice matériel ou à tenter d’évaluer le préjudice moral à sa valeur réelle. Ne pouvant, selon le droit interne, allouer un montant supérieur à celui demandé, la Cour d’appel se serait ainsi limitée à apprécier si la partie civile avait subi un préjudice moral équivalant au moins au montant demandé. Elle se serait, en revanche, prononcée de façon circonstanciée sur le préjudice subi par PwC lorsqu’elle a procédé, en parfaite conformité avec la jurisprudence de la Cour, à l’appréciation du critère de la mise en balance des intérêts en cause.

Pour autant que le requérant se plaint de ne s’être vu accorder qu’une « protection moindre » (paragraphe 66 ci-dessus), le Gouvernement réplique que la Cour d’appel n’a pas retenu, contrairement aux assertions du requérant, que les circonstances étaient réunies pour invoquer la protection de l’article 10 de la Convention, mais elle a, tout au contraire, estimé que le requérant ne pouvait pas bénéficier du fait justificatif du lanceur d’alerte (paragraphe 28 ci‑dessus).

80. S’agissant du cinquième critère, la Cour d’appel aurait constaté, par des motifs pertinents, l’existence d’un préjudice réel et certain, pour ensuite mettre celui-ci en balance avec l’intérêt du public à se voir informer du contenu des documents révélés par le requérant. La Cour d’appel aurait procédé à une analyse circonstanciée des éléments en estimant que la divulgation des documents par le requérant n’avait servi ni à compléter les révélations faites antérieurement par A.D. concernant la pratique administrative luxembourgeoise des rescrits fiscaux, ni à illustrer cette dernière. Le Gouvernement indique également que la pertinence des documents révélés par le requérant se limitait à permettre au journaliste E.P. d’illustrer un reportage décrivant le fait – qui n’était ni nouveau, ni original – que, pour limiter leur charge fiscale, les groupes d’entreprises multinationales profitaient de l’absence d’harmonisation internationale des législations fiscales. Ainsi, contrairement aux divulgations d’A.D., les documents révélés par le requérant n’auraient servi qu’à « illustrer le fait, notoire et en soi banal, que des entreprises, aux fins de diminuer leur charge fiscale, structurent leur patrimoine par la création de filiales », mais ne seraient pas pertinents « pour établir ou illustrer que l’utilisation de ces structures avait été approuvée au préalable par l’administration ou pour comprendre l’envergure, la portée et le caractère systématique des techniques d’optimisation fiscale approuvées par anticipation par l’administration dans le cadre des rescrits fiscaux révélés par « Luxleaks ».

81. Quant au sixième critère, le « caractère proportionné de la sanction et l’effet dissuasif de celle-ci » devraient être « appréciés par rapport à une personne qui ne réunit pas l’ensemble des critères du lanceur d’alerte ». La Cour d’appel ayant retenu que le cinquième critère n’était pas rempli concernant le requérant, la situation de celui-ci se distinguerait de celle de personnes remplissant tous les critères du lanceur d’alerte.

La Cour d’appel aurait retenu à l’égard du requérant une protection au titre de l’article 10 de la Convention, quand bien même il ne pouvait se prévaloir de la cause de justification du lanceur d’alerte. Ainsi, la Cour d’appel aurait, conformément à la jurisprudence de la Cour, appliqué un niveau inférieur de protection, en faisant bénéficier le requérant de circonstances atténuantes. En effet, pour prononcer une peine limitée à une amende d’un montant relativement faible, la Cour d’appel aurait tenu compte du mobile et du caractère désintéressé de son geste. Le Gouvernement conclut que l’amende ne pouvait, en raison des circonstances particulières de l’espèce, être considérée ni comme étant disproportionnée ni comme ayant un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou d’autres salariés.

c) Le tiers intervenant

82. La « Maison des lanceurs d’alerte », en sa qualité d’intervenant, insiste sur l’intérêt majeur que présenterait la présente affaire, puisqu’elle amènerait la Cour à se prononcer sur les modalités d’analyse de la proportionnalité des atteintes à la liberté d’expression des lanceurs d’alerte.

83. Elle expose, à travers un échantillon représentatif de juridictions ayant mis en place une loi protectrice des lanceurs d’alerte, les définitions retenues en la matière dans les législations concernées. Relatant ensuite la jurisprudence de la Cour, elle met l’accent sur les seuls critères pris en compte par celle-ci, qui n’incluraient à aucun moment un examen du caractère « nouveau, essentiel et inédit » d’une information, comme ce fut le cas dans la présente affaire.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

84. Les principes fondamentaux à appliquer pour apprécier le point de savoir si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 187, 8 novembre 2016) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »

85. Plus précisément, dans le contexte de la dénonciation, par des employés, de conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, la Cour a établi certains principes fondamentaux sur lesquels repose l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans la liberté d’expression. Ainsi, la Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs, à savoir l’intérêt public des informations divulguées, leur authenticité, la disponibilité ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation, la bonne foi de l’employé, le préjudice causé à l’employeur et la sévérité de la sanction (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 69-79, CEDH 2008, Heinisch, précité, §§ 62-70, et Bucur et Toma, précité, §§ 92 et 93).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

1. Sur l’existence d’une « ingérence »

86. Les parties conviennent que la condamnation du requérant pour avoir transmis des documents confidentiels à un journaliste qui les avait ensuite publiés constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression. Rappelant que l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle, y compris lorsque les relations entre employeur et employé obéissent au droit privé (Heinisch, précité, § 44, ainsi que les références y citées), la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence au sens de l’article 10 § 1.

2. Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » et poursuivait un « but légitime »

87. La Cour observe qu’il n’est pas contesté que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un « but légitime ». En effet, le requérant a été condamné pour avoir commis différents délits prévus par le code pénal (paragraphe 45 ci-dessus) d’une part, et la poursuite et la sanction de ces délits avaient pour finalité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger la réputation de l’employeur PwC d’autre part.

88. Il reste dès lors à analyser si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », notamment en recherchant s’il existait un rapport de proportionnalité entre l’ingérence et l’objectif poursuivi.

3. Sur la question de la « nécessité » de l’ingérence

1) Sur la qualification de « lanceur d’alerte »

89. De prime abord, en amont de l’analyse de la question de la nécessité de l’ingérence, la Cour juge utile de déterminer si le requérant peut être qualifié de « lanceur d’alerte » conformément aux éléments dégagés à ce sujet de la jurisprudence de la Cour. Dans les différentes affaires qu’elle a examinées en la matière, tantôt la Cour a explicitement situé le débat sur le terrain de la liberté d’expression des lanceurs d’alerte pour conclure à l’applicabilité des principes énoncés dans l’arrêt Guja (Heinisch, précité, § 64), tantôt elle a précisé que la protection des lanceurs d’alerte n’était pas en cause (voir, par exemple, Rubins c. Lettonie, no 79040/12, § 87, 13 janvier 2015, ou Aurelian Oprea c. Roumanie, no 12138/08, § 69, 19 janvier 2016).

90. En l’espèce, la Cour d’appel a expliqué que l’admission du fait justificatif du lanceur d’alerte, déduit de l’article 10 de la Convention, avait en droit luxembourgeois pour effet de neutraliser l’illicéité de la violation de la loi. Elle a également précisé que, dans un tel cas, c’était l’élément légal de l’infraction – nécessairement commise en divulguant, de bonne foi, d’une manière mesurée et adéquatement, une information d’intérêt général – qui se trouvait ainsi neutralisé et emportait l’acquittement d’un prévenu (paragraphe 18 ci-dessus). Dans le cas du requérant, elle a conclu que l’intéressé ne pouvait pas bénéficier du fait justificatif du lanceur d’alerte au sens du droit national (paragraphe 28 ci-dessus).

91. La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de donner son avis sur la question de savoir si l’élément légal de l’infraction reprochée au requérant était à neutraliser ou non, pareil examen relevant du seul droit national. En ce sens, elle juge qu’il n’est pas nécessaire d’étudier les arguments y relatifs, développés par le requérant et contestés par le Gouvernement (paragraphes 66 et 79 ci-dessus). Elle estime en revanche que, aux fins de l’examen du grief tiré de l’article 10 de la Convention qui lui est soumis, il lui appartient d’évaluer s’il s’agit d’une affaire relative à un lanceur d’alerte dans laquelle s’appliquent les principes établis en la matière. À ce sujet, elle rappelle en premier lieu que le requérant avait avec son employeur PwC un lien de subordination qui l’avait tenu à l’égard de celui-ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion. Or ce devoir constitue une caractéristique particulière de la notion de lancement d’alerte (voir, a contrario, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 80). Ensuite, elle rappelle que le requérant avait contacté un journaliste pour lui révéler des informations confidentielles qu’il s’était procurées dans le contexte de sa relation de travail. Estimant que des parallèles peuvent être tirés entre cette démarche de l’intéressé et celles adoptées par les requérants dans les affaires Guja et Heinisch précitées, la Cour conclut que le requérant est a priori à considérer comme un lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour. Partant, il lui incombe de vérifier si les différents critères posés par la jurisprudence Guja ont été respectés.

2) Sur le respect des critères posés par la jurisprudence Guja

92. La Cour note que les quatre premiers critères posés par la jurisprudence Guja ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties.

93. Seul est en cause le respect des cinquième et sixième critères.

‒ Quant au cinquième critère

94. Quant au cinquième critère, la Cour note que le droit du requérant à la protection de sa liberté d’expression se trouve confronté à celui de son employeur, PwC, à la protection de sa réputation.

95. La présente requête appelant un examen du juste équilibre à ménager entre ces intérêts divergents, la Cour tiendra compte des facteurs suivants.

96. Tout d’abord, si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).

97. Pour ce qui est de l’évaluation – dans le cadre de la mise en balance des intérêts respectifs – du préjudice subi par l’employeur, la Cour a rappelé qu’il existe un intérêt à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises, pour le bénéfice des actionnaires et des employés, mais aussi pour le bien économique au sens large (Heinisch, précité, § 89). Toutefois, concernant plus particulièrement la réputation de l’entreprise, la Cour a également pris soin de préciser qu’il existait une différence entre une atteinte à la réputation d’une personne concernant son statut social, qui pouvait entraîner des répercussions sur la dignité de celle-ci, et une atteinte à la réputation commerciale d’une société, laquelle n’a pas de dimension morale (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 22, 19 juillet 2011).

98. En l’espèce, les juridictions internes ont jugé que le cinquième critère de la jurisprudence Guja n’était pas rempli, au motif que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel causait à PwC un préjudice – résultant notamment de l’atteinte à sa réputation et de la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de l’entreprise – supérieur à l’intérêt général (paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Lors de la mise en balance des intérêts en cause, elles ont donc accordé plus de poids au dommage subi par PwC qu’à l’intérêt de la révélation faite par le requérant.

99. D’emblée, la Cour se doit d’écarter la thèse formulée par le requérant selon laquelle la Cour d’appel a « seulement feint de se livrer à la balance des intérêts » (paragraphe 66 ci-dessus).

Elle rejoint à cet égard les explications exhaustives et convaincantes fournies par le Gouvernement et elle renvoie à celles-ci (paragraphe 79 ci‑dessus).

En effet, la Cour d’appel s’est bel et bien livrée à une appréciation du préjudice moral subi par PwC avant de procéder à une mise en balance des intérêts respectifs. Seulement, selon le droit national, la Cour d’appel ne pouvait pas accorder à titre d’indemnisation du préjudice un montant au-delà de celui qui était sollicité par la partie civile. De fait, selon un usage répandu au Luxembourg, une personne – physique ou morale – qui a subi un préjudice moral, même important, renonce souvent à monnayer son préjudice. Ainsi, il est courant qu’une partie civile se contente de demander la reconnaissance de son préjudice en tant que tel, ce qui passe par la technique de la demande d’allocation d’un euro symbolique.

Le dommage ne saurait pour autant être considéré comme étant inexistant du seul fait qu’il était évalué par PwC à un euro (autrefois un franc symbolique, d’une valeur quarante fois moindre). Ainsi, la Cour ne relève en soi aucune contradiction entre le fait que la Cour d’appel ait constaté un dommage, d’une part, puis qu’elle ait fixé le montant de celui-ci à un euro symbolique, d’autre part.

100. Il ne saurait prêter à discussion que PwC avait nécessairement subi un préjudice par le fait même de la polémique largement médiatisée qu’avait déclenchée l’affaire Luxleaks (voir, mutatis mutandis, Heinisch, précité, § 88). Les articles de presse confirment au demeurant que la société avait « connu une année difficile » à la suite de l’éclatement de l’affaire (paragraphe 8 in fine ci-dessus).

101. En revanche, – toujours selon la presse, et c’est un fait non contesté –, au-delà de cette première période difficile, PwC a connu une croissance de son chiffre d’affaires, allant de pair avec une hausse importante de ses effectifs (paragraphe 8 in fine ci-dessus). Il s’agit là d’un élément dont la Cour ne saurait faire abstraction dans le contexte de la présente affaire, surtout à la lumière de la distinction qu’elle a faite dans son arrêt Uj (précité, § 22). Ainsi, il importe de savoir si, en l’espèce, le dommage causé par l’atteinte à la réputation avait eu en fin de compte une existence effective et concrète. Or, du fait de la croissance de son chiffre d’affaires – une fois passée la première « année difficile » –, la santé économique de PwC ne semble pas avoir été durablement affectée et tout porte à croire que la réputation de PwC n’a en définitive pas été ébranlée, du moins à l’égard des entreprises constituant sa clientèle.

102. La Cour en conclut que, si PwC a assurément subi un préjudice dans un premier temps, l’ampleur d’un préjudice concernant l’atteinte à la réputation de PwC n’est pas avérée sur le long terme.

103. Pour poursuivre l’examen de la balance des intérêts respectifs, il appartient dorénavant à la Cour de se pencher sur les motifs retenus par les autorités nationales concernant l’intérêt des révélations faites par le requérant.

104. À cet égard, la motivation de la Cour d’appel, qui est au cœur du débat, est la suivante : « (...) les documents remis par [le requérant] au journaliste n’avaient ni contribué au débat public sur la pratique luxembourgeoise des [rescrits fiscaux] ni déclenché [un] débat sur l’évasion fiscale ou apporté une information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors » (paragraphe 28 ci-dessus).

105. Pour raisonner ainsi, la Cour d’appel a tenu compte d’une série d’éléments.

Elle a notamment relevé que les révélations du requérant portaient sur de simples déclarations fiscales d’entreprises qui ne permettaient pas d’illustrer l’attitude de l’administration fiscale à l’égard de ces dernières. Elle a considéré qu’il n’existait aucune raison impérieuse pour le requérant de divulguer les documents confidentiels en cause, à un moment où la pratique des rescrits fiscaux avait déjà été dévoilée par A.D. Elle a précisé que les documents révélés par le requérant – qui avaient été utilisés pour illustrer la thèse de l’évasion fiscale pratiquée par deux groupes d’entreprises multinationales – étaient certainement utiles au journaliste, mais ne fournissaient aucune information cardinale jusqu’alors inconnue pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale (paragraphes 28 à 34 ci-dessus).

106. En procédant ainsi, la Cour d’appel a explicité son raisonnement quant au cinquième critère de la jurisprudence Guja dans une motivation circonstanciée. Il faut dès lors des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover (no 2), précité, § 107). Or tel ne saurait être le cas pour les raisons exposées ci-dessous.

107. La Cour d’appel a pris soin d’apprécier l’intérêt des divulgations du requérant en se livrant à une analyse approfondie de leur contenu et des répercussions qu’elles avaient eues quant à la thématique des pratiques fiscales des multinationales.

108. Dans ce contexte, elle n’a pas nié que les révélations présentaient un intérêt général (paragraphe 21 ci-dessus). Elle a même tenu compte de l’effet que produisaient les informations, admettant qu’elles pouvaient « interpeller et scandaliser » (paragraphe 34 ci-dessus).

109. Elle a en revanche conclu que les divulgations du requérant présentaient un intérêt inférieur au dommage subi par PwC, après avoir estimé qu’elles avaient une faible pertinence. Pour cela, elle a relevé que les documents n’avaient pas apporté d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors. La Cour ne saurait adhérer à la thèse du requérant selon laquelle la Cour d’appel avait, de cette manière, ajouté de nouveaux critères à ceux édifiés par la jurisprudence établie par la Cour en la matière. Elle estime en effet que les trois qualificatifs – « information essentielle, nouvelle et inconnue » – sont au contraire englobés dans le raisonnement exhaustif de la Cour d’appel quant au cinquième critère relatif à la mise en balance des intérêts privés et publics respectifs. De l’avis de la Cour, ils sont à considérer comme des précisions qui, dans d’autres circonstances, pourraient se révéler trop étroites, mais qui, dans le cas d’espèce, sont utilisées pour conclure, avec les autres données prises en compte par la Cour d’appel, que les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage qu’elle avait reconnu dans le chef de PwC.

110. La Cour estime que la Cour d’appel s’est limitée à examiner minutieusement les éléments au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière, pour en tirer la conclusion que les documents divulgués par le requérant n’avaient pas un intérêt suffisant pour qu’il puisse être acquitté. Le fait qu’A.D. ait en revanche été acquitté, par application de ces mêmes critères de jurisprudence de la Cour, confirme au demeurant que les autorités nationales se sont livrées à une analyse circonstanciée dans l’exercice de la mise en balance des intérêts respectifs.

‒ Quant au sixième critère

111. Dans le cadre de l’appréciation du caractère proportionnel de l’ingérence dans la liberté d’expression, la Cour a jugé que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération (Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011). En l’espèce, la Cour observe que les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » du requérant, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés, mais incite à réfléchir sur le caractère légitime de la démarche envisagée.

c)Conclusion

112. Eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, la Cour conclut que les juridictions internes ont ménagé en l’espèce un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver les droits de l’employeur du requérant, et, d’autre part, la nécessité de préserver la liberté d’expression de ce dernier.

113. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, le grief concernant l’article 10 de la Convention recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens et Pavli.

P.L.
M.B.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES LEMMENS ET PAVLI

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu en l’espèce violation des droits du requérant découlant de l’article 10. Notre désaccord porte, d’une part, sur l’approche générale adoptée par la majorité dans la mise en balance entre les droits de l’employeur privé et l’intérêt général à la divulgation des informations en question et, d’autre part, sur les raisons avancées par les juridictions nationales pour conclure que les intérêts de l’employeur devaient l’emporter au vu des circonstances. Plus particulièrement, nous estimons que les éléments sur lesquels les juridictions nationales se sont fondées en appréciant le « cinquième critère » défini dans Guja c. Moldova ([GC], no 14277/04, CEDH 2008), à savoir le critère relatif à la mise en balance de l’intérêt du public à obtenir l’information avec le dommage que la divulgation a causé à l’employeur (Guja, précité, §§ 76 et 90-91 ; paragraphes 25-34 de l’arrêt), vont à l’encontre des notions fondamentales du débat de politique générale dans une société démocratique. Dès lors, à notre grand regret, nous ne pouvons, comme le fait la majorité, adhérer au raisonnement des juridictions internes (paragraphes 94-110 de l’arrêt).

2. L’issue de la mise en balance effectuée par les juridictions nationales repose sur l’idée que les divulgations du requérant n’ont apporté qu’une contribution limitée au débat public, notamment par comparaison avec les premières révélations faites par un autre employé de la société concernée. L’argument clé à cet égard est que les documents divulgués par le requérant n’ont mis en lumière aucune « information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors » (paragraphe 28 de l’arrêt). À partir de cette appréciation, les juridictions nationales ont considéré que le préjudice subi par l’employeur du requérant était supérieur à l’intérêt général à recevoir les informations divulguées (ibidem).

La nature des divulgations du requérant

3. Rappelons que les divulgations du requérant portaient sur seize documents – quatorze déclarations fiscales de sociétés multinationales et deux lettres d’accompagnement –, certains ayant été utilisés pour la préparation d’un épisode de l’émission télévisée d’enquête « Cash Investigation », qui fut diffusée le 10 juin 2013 (paragraphe 8 de l’arrêt). Selon le journaliste d’investigation responsable de cette émission, les révélations du requérant ont constitué la base de cet épisode[1]. Le journaliste a également relevé que certaines révélations faites lors de cet épisode auraient été impossibles sans l’accès aux informations livrées par le requérant[2]. Par la suite, les 5 et 6 novembre 2014, les documents remis par le requérant ainsi que des documents recueillis dans le cadre des divulgations initiales d’un autre lanceur d’alerte ont été publiés par le International Consortium of Investigative Journalists (paragraphe 8 de l’arrêt). Le dossier montre clairement que le requérant a présenté aux juridictions nationales des arguments convaincants (certains sont mentionnés au paragraphe 39 de l’arrêt) pour montrer en quoi les déclarations fiscales divulguées – et en particulier leurs annexes – étaient importantes pour vérifier et confirmer les documents divulgués en premier lieu, et pour s’appuyer sur ceux-ci. Ces arguments ont du reste été approuvés par le journaliste d’investigation concerné, qui était bien placé pour apprécier l’importance des révélations du requérant pour le débat public en cours sur la question. Dès lors, les deux séries de divulgations semblent avoir été étroitement liées.

4. Il n’est pas contesté que les révélations du requérant présentaient un intérêt général (paragraphe 108 de l’arrêt). Les juridictions nationales ont reconnu que les documents divulgués avaient favorisé un débat public au Luxembourg, et même à l’échelle européenne, sur l’imposition des sociétés multinationales, la transparence fiscale, la pratique des « rescrits fiscaux » et la justice fiscale en général (paragraphe 21 de l’arrêt). Pour les juridictions internes, la question déterminante était de savoir à quel point cette divulgation avait répondu à l’intérêt général. Comme nous l’expliquerons plus bas, nous ne pensons pas que ce soit la bonne manière de poser la question sur le terrain de l’article 10 (voir en particulier le paragraphe 8 ci‑dessous).

Le poids à accorder aux intérêts d’un employeur privé dans les affaires relatives à un lanceur d’alerte

5. Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions au débat sur des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, et Guja, précité, § 74). Les exceptions aux principes généraux découlant de l’article 10 § 1 appellent une interprétation étroite, et le besoin de restrictions doit se trouver établi de manière convaincante (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II, et Guja, précité, § 69).

6. Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte à la liberté d’expression d’un employé qui fait des révélations dans l’intérêt général, la Cour doit – suivant le « cinquième critère de la jurisprudence Guja » – évaluer le poids d’un éventuel préjudice causé à l’employeur par la divulgation litigieuse et déterminer si ce préjudice est supérieur à l’intérêt du public à obtenir cette divulgation (Guja, précité, § 76). Contrairement à la mise en balance effectuée en l’espèce, celle réalisée dans l’affaire Guja, qui portait sur des révélations faites par un haut fonctionnaire au parquet général, opposait deux types d’intérêts à caractère général : d’un côté, l’intérêt à informer les citoyens de pressions et d’agissements illicites au sein du parquet et, de l’autre, l’intérêt à maintenir la confiance des citoyens dans cette institution. Dans l’affaire Heinisch c. Allemagne (no [28274/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252228274/08%2522%5D%7D), § 89, CEDH 2011 (extraits)), qui concernait un prestataire public de soins de santé, la Cour a reconnu que la mise en balance pouvait aussi mettre en jeu l’intérêt (privé) à protéger le succès commercial et la viabilité commerciale d’entreprises, pour le bénéfice de leurs actionnaires et de leurs employés, mais aussi pour le bien économique au sens large. À l’inverse, la Cour a souligné l’intérêt général à gérer des entreprises publiques qui satisfont à des normes de service satisfaisantes, comme argument en faveur des divulgations.

7. Le « cinquième critère de la jurisprudence Guja » doit être interprété et appliqué dans le respect des principes primordiaux évoqués au paragraphe 5 ci-dessus. Comme la Cour l’a spécifiquement relevé au sujet de l’application de ce critère, une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle en démocratie et il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Guja, précité, § 91).

8. À notre avis, il découle de ces considérations que, une fois établi
– comme dans la présente espèce – que l’information divulguée par l’employé présentait un intérêt public, il convient de présumer que les révélations en question sont protégées par l’article 10 de la Convention. Pour pouvoir réfuter cette présomption, suivant le « cinquième critère de la jurisprudence Guja », l’employeur (et, dans le cadre d’une procédure pénale, le parquet) doit être tenu de présenter des raisons impérieuses, fondées sur un préjudice concret et substantiel porté aux intérêts privés en cause, afin d’établir que ceux-ci l’emportaient clairement sur les avantages de la divulgation. Une approche moins protectrice engendrerait une grande incertitude juridique propre à dissuader de futurs employés de faire de telles divulgations, ce qui irait à l’encontre des principes fondamentaux qui guident l’application des critères issus de la jurisprudence Guja.

9. En outre, la mise en balance des intérêts concurrents dans le cadre du « cinquième critère de la jurisprudence Guja » ne doit pas être effectuée de manière isolée, mais à la lumière de l’analyse globale fondée sur l’article 10 qui comprend tous les critères pertinents. Autrement dit, les critères de la jurisprudence Guja ne doivent pas être considérés comme de simples cases à cocher, mais comme des principes qui guident un examen complet des juridictions nationales. À l’inverse, cela ne signifie pas qu’il faille admettre des divulgations infondées qui sont opérées sans grand égard pour l’intérêt général et/ou qui causent un préjudice considérable à des intérêts privés légitimes.

10. L’approche proposée est aussi confortée par de récentes évolutions survenues au niveau international en matière de protection des lanceurs d’alerte, puisque la nécessité d’une protection renforcée dans les sphères publiques et privées a été reconnue (paragraphes 50-58 de l’arrêt). Ainsi, la directive (UE) 2019/1937 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union (paragraphe 51 de l’arrêt) ne subordonne pas la protection des lanceurs d’alerte à des facteurs liés à un préjudice causé à l’employeur, dès lors que les conditions générales de la protection énoncées à l’article 6 de la directive sont remplies.

11. Eu égard à ce qui précède, nous estimons que la Cour aurait dû se pencher de plus près sur la manière dont les juridictions nationales ont mis en balance les intérêts concurrents qui étaient en jeu dans cette affaire. Nous observons en particulier que les considérations découlant de la jurisprudence Guja et Heinisch ont été appliquées dans la présente espèce – à notre connaissance, la première affaire relative à un lanceur d’alerte qui concerne un employeur purement privé – sans prise en compte des principes fondamentaux de l’article 10. Ainsi, les juridictions nationales ont fondé leurs décisions sur le constat isolé que le « cinquième critère » n’était pas rempli, sans apprécier le rôle joué par ce facteur dans l’analyse globale ni identifier des intérêts privés impérieux qui auraient plaidé contre une divulgation qui est généralement censée répondre à l’intérêt public.

La condition relative à une « information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors »

12. Enfin et surtout, nous désapprouvons le fait que, dans l’examen du « cinquième critère de la jurisprudence Guja », les juridictions nationales se soient appuyées sur la supposée absence d’« information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors » dans les révélations du requérant (paragraphe 2 ci-dessus). À notre avis, cette approche ne trouve aucun fondement dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 13 ci-dessous), repose sur une vision erronée de la manière dont fonctionne un débat public (paragraphe 14 ci-dessous), risque de produire un important effet dissuasif (paragraphe 15 ci-dessous) et est contestable dans les circonstances de l’espèce (paragraphe 16 ci-dessous).

13. La façon dont les juridictions nationales ont traité les révélations complémentaires du requérant ne cadre guère avec la position générale – et l’on pourrait ajouter de bon sens – de la Cour selon laquelle le fait qu’un débat public sur une certaine question soit en cours plaide en faveur de nouvelles divulgations d’informations alimentant ce débat (voir, par exemple, Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 54, 25 avril 2006, et Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 27, 26 avril 2007).

14. En outre, la distinction faite par les juridictions nationales entre la première et la seconde série de révélations semble reposer sur l’idée que, une fois qu’un débat public a été lancé par la divulgation de certaines informations, l’intérêt général à recevoir des informations qui confirment, complètent ou renforcent les informations initiales se trouve considérablement réduit. À supposer que nous admettions le point de vue selon lequel les faits divulgués par le requérant en l’espèce étaient qualitativement moins « nouveaux » – il s’agissait de l’évasion fiscale générale de sociétés, et non d’une faute de l’État lui-même –, il nous est difficile d’accepter la vision d’un débat public instantané ou figé dans le temps. L’attitude des citoyens sur les questions d’intérêt général peut être en constante évolution ; dans certains cas, il faut des décennies d’argumentation et de contre-argumentation avant qu’un comportement public ou privé ne change véritablement. De plus, si l’on se réfère à l’objet des révélations livrées par le requérant en l’espèce, la complexité des politiques d’imposition des sociétés ne constitue guère le sujet le plus accessible au grand public. Les juridictions nationales semblent avoir sous‑estimé l’important pouvoir d’« illustration » qui réside dans les divulgations semblables à celles du requérant : en effet, même lorsque les contours généraux d’un problème (perçu) sont largement connus, il est toujours très utile d’en esquisser les dimensions et manifestations précises. L’on peut par exemple être parfaitement au courant du problème des violences policières, mais l’impact d’un épisode spécifique de force excessive qui a été enregistré sur vidéo pourra néanmoins être très profond.

15. L’approche des juridictions nationales, approuvée par la majorité, est de nature à avoir un important effet dissuasif sur de futurs lanceurs d’alerte dans le secteur privé, car une personne qui envisage de divulguer des informations qu’elle estime correspondre à l’intérêt général risque de faire face à une grande incertitude au moment de déterminer si ces informations seront considérées comme remplissant le critère bien plus élevé de l’« information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors ». À cet égard, il est généralement reconnu que « le champ des divulgations ouvrant droit à protection doit être aisément appréhendable pour les lanceurs d’alerte potentiels »[3] et que la protection des lanceurs d’alerte ne doit pas être « [soumise] à des conditions subjectives et imprévisibles (...), sans indication claire et précise de ce qui est attendu du lanceur d’alerte potentiel »[4]. L’approche adoptée par les juridictions nationales ne cadre guère avec ces exigences.

16. Enfin, et comme la majorité le reconnaît expressément, le préjudice porté aux intérêts de l’employeur en l’espèce s’est avéré négligeable sur le long terme (paragraphe 102 de l’arrêt). Dès lors, les révélations du requérant doivent avoir été considérées comme dotées d’une valeur si faible au regard de l’article 10 qu’elles devaient céder face au préjudice encore plus insignifiant qui était sur l’autre plateau de la balance. Si nous sommes conscients de la nécessité d’une certaine dissuasion contre des divulgations répétées et potentiellement injustifiées concernant le marché financier luxembourgeois, nous estimons que l’appréciation des faits livrée par les juridictions nationales en l’espèce est loin d’être convaincante (paragraphe 3 ci-dessus).

17. En conclusion, la mise en balance effectuée par la majorité entre, d’un côté, l’intérêt général lié aux révélations de lanceurs d’alerte et, de l’autre, l’intérêt privé au maintien du secret, est en conflit avec la jurisprudence Guja de la Cour ainsi qu’avec les nouvelles normes européennes en la matière. À notre humble avis, cela entrave la protection effective des lanceurs d’alerte dans le secteur privé.

* * *

[1] [https://lequotidien.lu/politique-societe/proces-luxleaks-perrin-les-voleurs-nont-pas-ete-condamnes/](https://lequotidien.lu/politique-societe/proces-luxleaks-perrin-les-voleurs-nont-pas-ete-condamnes/).

[2] Ibidem.

[3] Rapport du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, 8 septembre 2015, A/70/361, paragraphe 33.

[4] Résolution 2300 (2019) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, paragraphe 12.7.


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-209869
Date de la décision : 11/05/2021
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : HALET
Défendeurs : LUXEMBOURG

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MEYER C.

Origine de la décision
Date de l'import : 12/05/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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