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23/02/2021 | CEDH | N°001-208014

CEDH | CEDH, AFFAIRE VILELA ET AUTRES c. PORTUGAL, 2021, 001-208014


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE VILELA c. PORTUGAL

(Requête no 63687/14)

ARRÊT


Art 8 (matériel) • Vie privée • Allégations de négligence médicale au moment de la naissance ayant entraîné l’invalidité de l’enfant • Absence de circonstances exceptionnelles propres à engager la responsabilité de l’État

Art 8 (procédural) • Procédure en responsabilité civile contre l’hôpital jugée défaillante • Manque de promptitude • Exigences découlant de l’obligation procédurale tirée de l’art 8 non satisfaites

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23 février 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des re...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE VILELA c. PORTUGAL

(Requête no 63687/14)

ARRÊT

Art 8 (matériel) • Vie privée • Allégations de négligence médicale au moment de la naissance ayant entraîné l’invalidité de l’enfant • Absence de circonstances exceptionnelles propres à engager la responsabilité de l’État

Art 8 (procédural) • Procédure en responsabilité civile contre l’hôpital jugée défaillante • Manque de promptitude • Exigences découlant de l’obligation procédurale tirée de l’art 8 non satisfaites

STRASBOURG

23 février 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vilela c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Yonko Grozev, président,
Tim Eicke,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 63687/14) dirigée contre la République portugaise et dont trois ressortissants de cet État, M. Pedro Miguel Afonso Vilela (« le premier requérant »), M. Benedito Alves Vilela (« le deuxième requérant ») et Mme Maria dos Anjos Pereira Afonso (« la troisième requérante »), ont saisi la Cour le 16 septembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu les observations des parties,

Notant que, le 16 décembre 2015, le grief concernant l’article 2, pris seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention, et le grief concernant l’article 6 § 1 ont été communiqués au Gouvernement,

Notant que, le 29 novembre 2016, le président de la section a décidé, en vertu de l’article 54 § 2 c) du règlement de la Cour, d’inviter le Gouvernement à lui présenter par écrit des observations complémentaires concernant les griefs formulés sur le terrain de l’article 8 de la Convention,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne des allégations de négligence médicale. Les requérants soutiennent que la manière dont la troisième requérante a été prise en charge lorsqu’elle a été hospitalisée pour accoucher du premier requérant est la raison pour laquelle celui-ci est né avec un handicap de 100 %. Ils allèguent une violation des articles 2, 3, 6 § 1, 8 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Le deuxième requérant et la troisième requérante sont nés respectivement en 1965 et en 1966 et résident à Vila Verde. Ils sont les parents et représentants légaux du premier requérant, leur fils, né en 1994 et décédé le 6 avril 2017. Le 13 juillet 2017, ils ont exprimé le souhait de poursuivre au nom de leur fils l’instance menée devant la Cour.

3. Les requérants ont été représentés par Me J.J. Ferreira Alves, avocat à Matosinhos. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.

1. La genèse de l’affaire

4. Le 18 décembre 1994, à 17 h 49, alors qu’elle était enceinte de son deuxième enfant (le premier requérant), la troisième requérante se rendit aux urgences de l’hôpital São Marcos à Braga. Elle fut transférée au service d’obstétrique et mise sous perfusion dans l’attente de la dilatation complète du col de l’utérus aux fins d’un accouchement par voie basse.

5. Le lendemain matin, à 10 h 10, la dilatation du col étant complète mais le fœtus non engagé, l’équipe médicale décida de recourir à une césarienne. Celle-ci fut réalisée à 10 h 45. Le nouveau-né – le premier requérant – pesait 3 490 g et présentait un score d’Apgar[1] de 8/8. Comme il gémissait et présentait une ecchymose circulaire au cou, il fut conduit au service des urgences de néonatologie.

6. Le 20 décembre, à 5 h 30, l’équipe médicale demanda à l’INEM (Instituto Nacional de Emergência Médica) l’intervention d’une ambulance équipée pour le transport de nouveau-nés à haut risque en vue du transfert de l’enfant vers l’hôpital de Vila Nova de Gaia. À son arrivée, à 9 h 04, le premier requérant fut admis à l’unité de soins intensifs de l’hôpital.

7. Le même jour, il fut soumis à une échographie transfontanellaire qui révéla un œdème cérébral. Dans la semaine qui suivit, alors qu’il était toujours hospitalisé à l’hôpital de Vila Nova de Gaia, il souffrit de convulsions et présenta une hypotonie et une faible réponse aux stimulations. Le septième jour, l’équipe médicale réalisa une nouvelle échographie, qui révéla une hyperéchogénicité diffuse au niveau des noyaux de la base.

8. Le 2 janvier 1995, le premier requérant fut autorisé à quitter l’hôpital. Il présentait des signes d’irritation et un défaut de réaction au niveau des quatre membres, et il gémissait constamment.

9. Il fut ensuite suivi par des pédiatres.

2. La procédure administrative engagée contre l’hôpital
1. La procédure menée devant le tribunal administratif et fiscal de Braga et le jugement du 12 octobre 2011
1. L’acte introductif d’instance et la défense de l’hôpital

10. Le 22 décembre 2004, agissant en leur qualité de représentants du premier requérant, alors âgé de dix ans, le deuxième requérant et la troisième requérante engagèrent devant le tribunal administratif et fiscal de Braga une action en responsabilité civile contre l’hôpital São Marcos.

11. Ils sollicitaient 250 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 200 000 EUR pour préjudice moral, soit 450 000 EUR au total. Ils exposaient que le premier requérant était atteint d’une invalidité permanente de 100 % due à une asphyxie périnatale, dont ils tenaient pour responsable l’équipe médicale de l’hôpital São Marcos. Ils alléguaient que la césarienne avait été pratiquée trop tard et que le personnel soignant avait ainsi commis une négligence médicale. À l’appui de leur demande, ils produisaient un rapport daté du 12 février 1998, établi par le docteur R.G., neuropédiatre à l’hôpital Pedro Hispano de Matosinhos. Ce document retraçait l’évolution clinique du premier requérant depuis sa naissance et indiquait que la mère avait été suivie pendant sa grossesse et que celle-ci s’était déroulée normalement.

12. Le 9 février 2006, l’hôpital São Marcos fut assigné.

13. Le 21 mars 2006, il présenta son mémoire en réponse. Il excipait d’abord de la prescription de l’action en responsabilité civile, arguant que le rapport médical produit par les requérants à l’appui de leur demande était vieux de plusieurs années. Il récusait ensuite les allégations de négligence médicale. Sa version des faits était la suivante :

« 19. (...) au moment de son admission à l’hôpital, [la troisième requérante] présentait un col en début d’effacement, intermédiaire antérieur, dilaté à 2 cm, une présentation céphalique au premier plan de Hodge, des bruits fœtaux normaux et une hauteur utérine à 28 cm.

20. Elle fut conduite dans la salle d’accouchement, où on lui administra du sérum glucosé et dix unités d’ocytocine et on mit sous surveillance les bruits du cœur du fœtus.

21. Vers 22 h 45, elle présentait un col mou et effacé à 30 %, dilaté à 3 cm, et des membranes intègres. Le fœtus se présentait par la tête au premier plan de Hodge et ses battements cardiaques étaient normaux.

22. Vers 9 h 45 le lendemain, le col était effacé à dilatation complète. Le fœtus se présentait par la tête en ODP (occipitale droite postérieure) et les bruits fœtaux étaient normaux.

23. On administra à nouveau [à la troisième requérante] du sérum glucosé et dix unités d’ocytocine.

24. À 10 h 10, compte tenu de l’absence d’engagement, l’équipe médicale décida de préparer [la troisième requérante] en vue d’une césarienne.

25. Celle-ci fut réalisée à 10 h 45, avec extraction d’un nouveau-né vivant de sexe masculin, présentant un score d’Apgar de 8/8, un poids de 3 490 g et une ecchymose circulaire au cou.

(...) »

14. L’hôpital concluait que l’équipe médicale avait respecté les règles de l’art médical et qu’il n’existait aucun lien de causalité entre la conduite du personnel soignant et les lésions dont souffrait le premier requérant.

2. L’audience préliminaire et la décision préparatoire du 12 juin 2006

15. Le 12 juin 2006, à l’issue de son audience préliminaire (audiência preliminar), le tribunal administratif et fiscal de Braga rejeta l’exception de prescription, au motif que les délais de prescription en matière de responsabilité civile ne s’appliquaient pas aux enfants mineurs.

16. Il rendit également sa décision préparatoire (despacho saneador). Il y indiquait les faits qu’il considérait comme établis et ceux qui restaient à établir. À titre préliminaire, il soulignait que le demandeur était le premier requérant et que le deuxième requérant et la troisième requérante n’intervenaient qu’en qualité de représentants de l’intéressé, juridiquement incapable. Il entreprit ensuite l’analyse factuelle de l’affaire (base instrutória). Il établit une liste de questions (quesitos) correspondant aux faits qui restaient selon lui à établir. Ces questions portaient sur le déroulement de l’hospitalisation de la troisième requérante, l’accouchement et le suivi médical ultérieur. La question no 34 se lisait ainsi :

« Après que la [troisième requérante] a été admise au service des urgences de [l’hôpital], le délai maximal pour décider de procéder à une césarienne a-t-il été dépassé ? »

3. L’avis médical et les expertises médicales

a) L’avis du centre médicolégal

17. Le 26 août 2006, à la demande de la troisième requérante, le professeur P.C., du centre privé médicolégal de Porto, établit un avis médical sur l’existence d’un lien de causalité entre les circonstances de l’accouchement de la troisième requérante et l’état de santé du premier requérant. Pour ce faire, il avait examiné l’enfant et consulté son dossier médical. Ses conclusions étaient les suivantes :

« (...) en l’occurrence, il existe une contradiction entre les informations [figurant dans le dossier] et le déroulement des faits : selon le registre clinique, l’accouchement était prévu pour le 14 décembre 1994 mais n’a eu lieu que le 19 décembre, alors que la patiente s’était rendue à l’hôpital pour accoucher le 14 décembre.

Les risques de complication pour le fœtus pendant l’accouchement sont connus depuis des siècles. (...)

Dans 25 % des cas de grossesse prolongée, il survient une insuffisance respiratoire, qui peut être modérée ou grave. (...)

(...) étant donné que le terme avait été dépassé, il aurait été plus approprié de placer la [patiente] en observation afin de pouvoir surveiller l’état du fœtus et pratiquer une césarienne si cela devenait nécessaire, ce qui s’est effectivement produit par la suite.

Il faut noter que, si à 9 h 45 le 19 décembre 1994 le fœtus semblait bien aller, on ne dispose de la fréquence précise de ses bruits cardiaques (132 battements par minute) que pour ce moment-là, les autres relevés indiquant seulement la présence des bruits [mais non leur fréquence]. Par ailleurs, l’accouchement n’a eu lieu qu’après 10 heures. Ce délai [d’un quart d’heure] est suffisant pour permettre l’apparition d’une anoxie fœtale susceptible d’entraîner les séquelles que l’enfant présente aujourd’hui.

(...)

L’agression fœtale a été causée par une compression, avant ou pendant l’accouchement, de la circulation fœtale, qui aurait pu être évitée si le fœtus avait été extrait plus tôt.

Cela étant dit, il faut noter que même si l’accouchement avait eu lieu à la date prévue, c’est-à-dire le 14 décembre 1994, l’anoxie périnatale aurait pu se produire aussi. En effet, des complications de tous types peuvent survenir pendant l’accouchement et causer une telle anoxie.

(...)

Il convient de noter qu’une grossesse prolongée peut être due à divers facteurs et qu’il est préférable d’agir de façon anticipée plutôt que de courir le risque de laisser la situation évoluer de façon potentiellement incontrôlable.

(...)

Il est évident que la décision quant à un accouchement par voie basse ou par césarienne appartient au médecin, qui la prend au cas par cas. Nul ne le conteste. Ce qui est ici en cause, c’est le caractère « tardif » ou « erroné » de la décision : si l’on avait pris à temps la bonne décision, on aurait probablement pu éviter les séquelles graves que le nouveau-né a subies.

Une chose est indéniable : la manière dont la patiente a été prise en charge est à l’origine du dommage dont souffre [l’enfant].

(...)

Conclusion

1. La tétraparésie spastique, le retard cognitif grave, l’absence complète de langage, le déficit visuel et l’épilepsie incurable sont le résultat de complications survenues au moment de l’accouchement.

2. La grossesse a dépassé le terme prévu, et ce facteur a pu contribuer à l’apparition de l’anoxie périnatale qui a provoqué des séquelles neurologiques irréversibles.

(...) »

b) Le rapport du cabinet médicolégal de Braga de l’Institut national de médecine légale

18. Le 7 février 2007, C.S., un expert médical du cabinet médicolégal (Gabinete Médico-Legal) de Braga, branche locale de l’Institut national de médecine légale (« IML »), remit son rapport d’expertise au tribunal. Il l’avait établi en s’appuyant notamment sur les éléments suivants : une audition de la troisième requérante, un examen clinique du premier requérant, le dossier médical de l’enfant à l’hôpital São Marcos et à l’hôpital de Vila Nova de Gaia, le rapport établi le 12 février 1998 par le docteur R.G., neuropédiatre à l’hôpital de Matosinhos (paragraphe 11 ci-dessus), et l’avis médicolégal rédigé par le professeur P.C. sur l’existence d’un lien de causalité entre l’accouchement et l’état de santé de l’enfant (paragraphe 17 ci-dessus). Ce dernier document lui avait été remis par la troisième requérante.

Dans son rapport, l’expert retraçait l’historique de l’accouchement de la troisième requérante à l’hôpital São Marcos, en précisant le suivi qui avait été fait de l’ouverture du col de la mère et du rythme cardiaque du fœtus, dont il confirma le caractère normal. Il indiquait notamment ce qui suit :

– le 14 décembre 1994, la troisième requérante, arrivée au terme de sa grossesse, s’était rendue à l’hôpital São Marcos ;

– elle avait été renvoyée chez elle pour attendre que les contractions surviennent, dans un délai maximal de sept jours ;

– elle s’était présentée à nouveau à l’hôpital le 18 décembre 1994 à 17 h 49, et avait alors été emmenée en salle d’accouchement et mise sous perfusion d’ocytocine afin de déclencher le travail ;

– le 19 décembre à 9 h 45, la dilatation du col était complète ;

– à 10 h 10, en l’absence d’engagement du fœtus, l’équipe avait décidé de procéder à une césarienne ;

– au moment de l’extraction, le nouveau-né présentait une ecchymose circulaire au cou ;

– selon le bulletin de transfert vers l’hôpital de Vila Nova de Gaia, le nouveau-né avait subi une asphyxie périnatale, il faisait des convulsions avec des apnées fréquentes, il était peu réactif, ses pupilles ne réagissaient pas à la lumière et il était en situation de souffrance ;

– à l’hôpital de Vila Nova de Gaia, le personnel médical avait confirmé que les pupilles du nouveau-né ne réagissaient pas à la lumière, qu’il avait des convulsions et qu’il présentait une très faible réactivité ;

– l’enfant était sorti de l’hôpital le 2 janvier 1995, après treize jours d’hospitalisation ;

– il avait été par la suite hospitalisé à plusieurs reprises pour le même type de problèmes ainsi que pour des crises d’épilepsie et une paralysie cérébrale.

19. L’expert précisait qu’il avait observé lorsqu’il avait examiné le premier requérant que celui-ci ne fixait pas le regard, ne réagissait pas aux stimulations verbales ou autres, et présentait des signes de tétraparésie ainsi qu’une atrophie musculaire aigüe.

20. Il relevait que, dans son avis médicolégal (paragraphe 17 ci-dessus), le professeur P.C. avait conclu que les graves séquelles dont était porteur le premier requérant étaient la conséquence de complications survenues au moment de l’accouchement.

En leurs parties pertinentes, les conclusions du rapport de l’expert se lisaient comme suit :

« 1. Au vu des éléments disponibles, l’expert ne peut pas se prononcer sur l’existence d’un lien de causalité entre la prise en charge de la mère au moment de l’accouchement et les séquelles qui ont été constatées sur l’enfant. Néanmoins, il semble évident que l’état de (...) « paralysie cérébrale » de l’intéressé est dû à un traumatisme subi au moment de l’accouchement.

2. Il y a donc lieu de conclure que ces séquelles sont apparues le 19 décembre 1994, soit le jour de l’accouchement.

(...)

4. L’invalidité permanente générale (...) est totale, autrement dit, elle est de 100 %.

(...) »

21. Enfin, l’expert indiquait que les questions concernant la prise en charge de la mère et la responsabilité du corps médical seraient traitées par le Conseil médicolégal de l’IML.

22. Le 1er mars 2007, ce rapport fut porté à la connaissance des requérants.

c) L’avis du Conseil médicolégal de l’Institut national de médecine légale

23. Le 20 septembre 2007, le Conseil médicolégal de l’IML rendit son avis technique et scientifique. Cet avis avait été établi par le professeur P.M. et approuvé par le Conseil à l’unanimité. Il y était indiqué que, globalement, la prise en charge de la troisième requérante par le personnel soignant avait été adéquate. Le professeur P.M. notait que l’équipe médicale n’avait certes pas placé le fœtus sous surveillance par cardiotocographie, ce qui constituait selon lui une erreur technique, mais qu’il était impossible de déterminer quelle aurait été l’issue de la situation si la bonne technique avait été adoptée. En ses parties pertinentes, l’avis se lisait ainsi :

« Résumé des faits

(...)

[Le 18 décembre 1994], à partir de 18 heures, [la troisième requérante] est restée sous surveillance, avec une perfusion intraveineuse d’ocytocine. La surveillance fœtale a été réalisée au moyen d’une auscultation intermittente (dont il existe de nombreux relevés, toujours normaux). Il n’y a dans le dossier aucune mention d’une cardiotocographie ni aucun relevé de cardiotocographie. Nous pouvons donc conclure que cette technique [de surveillance] n’a pas été utilisée. Les registres cliniques de surveillance de l’accouchement ne mentionnent aucune anomalie, notamment relative à l’état du fœtus.

(...)

Réponses aux questions soulevées

(...)

5. La détermination de la cause de lésions neurologiques telles que celles qui ont été diagnostiquées chez l’enfant et l’attribution de cette cause à des événements survenus pendant la période périnatale s’accompagnent toujours de difficultés et d’incertitudes. En particulier, il est habituellement difficile de distinguer ce qui est survenu pendant l’accouchement [intraparto] de ce qui est survenu immédiatement avant.

Dans le cas présent, le score d’Apgar normal à la naissance (8/8) et l’apparition relativement précoce de convulsions (à deux heures de vie) commandent de garder une réserve prudente par rapport à la relation chronologique entre l’événement causal et le moment de la naissance, l’événement causal pouvant avoir eu lieu soit immédiatement avant l’accouchement soit pendant.

Il n’est fait état d’aucune anomalie fœtale dans les registres cliniques. Cela étant, il apparaît qu’il n’a pas été réalisé de cardiotocographie aux fins de la surveillance du fœtus : selon nous, ce choix n’était techniquement pas optimal. Cependant, il n’est pas possible de dire dans quelle mesure le recours à la cardiotocographie aurait pu modifier la conduite clinique et l’issue de la situation, d’autant que, comme nous l’avons dit ci-dessus, la chronologie des lésions est incertaine.

En conclusion, (...) il n’y a aucun élément permettant d’établir un lien de causalité entre la prise en charge de la mère au moment de l’accouchement et les lésions constatées chez le nouveau-né.

6. Globalement, les procédures ont été adéquates, à l’exception de ce qui a déjà été relevé ci-dessus en ce qui concerne la méthode utilisée pour la surveillance de l’état fœtal.

7. Eu égard aux motifs ayant conduit l’équipe médicale à pratiquer la césarienne (« la dilatation complète » et « l’absence d’engagement »), il y a lieu de conclure que celle-ci a été réalisée au moment adéquat.

(...)

20. (...) Même si nous estimons inadéquate la méthode de surveillance fœtale utilisée au moment de l’accouchement, nous ne pouvons conclure que cet élément ait causé directement les lésions constatées chez l’enfant. »

4. Les audiences tenues devant le tribunal administratif et fiscal de Braga, et l’ordonnance du 2 novembre 2010

24. Les audiences commencèrent le 16 avril 2009 et se terminèrent le 28 octobre 2010. Le tribunal entendit les parties et leurs témoins, notamment le docteur R.G., auteur du rapport du 22 février 1998 que les requérants avaient joint à leur acte introductif d’instance (paragraphe 11 ci-dessus), ainsi que des médecins et des infirmières de l’hôpital São Marcos.

25. Par une ordonnance du 2 novembre 2010, le tribunal établit les faits de la cause en répondant aux questions qui avaient été posées dans la décision préparatoire du 12 juin 2006 (paragraphe 16 ci-dessus). S’appuyant sur les deux rapports de l’IML et sur l’avis médicolégal du professeur P.C., qui avaient été versés au dossier (paragraphes 17‑18 et 23 ci-dessus), il répondit ainsi à la question no 34 :

« Après que la [troisième requérante] a été admise au service des urgences de [l’hôpital], il a été procédé à une césarienne lorsque le personnel médical a pris la décision de recourir à cette procédure. »

5. Le jugement rendu par le tribunal administratif et fiscal de Braga le 12 octobre 2011

26. Le 12 octobre 2011, le tribunal administratif et fiscal de Braga rendit son jugement. Il considéra comme établis les faits suivants :

« (...)

24. À l’âge d’un mois et demi environ, le [premier requérant] fut, compte tenu de son état clinique, (...) adressé à un neuropédiatre.

25. Il subit des examens neurologiques qui révélèrent des altérations compatibles avec une paralysie cérébrale.

(...)

27. À l’âge de deux mois, le [premier requérant] fut repris de convulsions.

28. Un électroencéphalogramme temporal révéla des pointes-ondes brusques [pontas e ondas abruptas temporais].

29. À l’âge de quatre mois, le [premier requérant] développa un syndrome de West secondaire ; son état général se dégrada, des modifications neurologiques et une épilepsie apparurent.

30. L’enfant dut être hospitalisé à plusieurs reprises en raison des crises qu’il présentait.

(...)

37. Un examen du cerveau par imagerie par résonnance magnétique (IRM) fut réalisé. Il révéla une couche cérébrale mince, présentant un relief profond, et une substance blanche limitée à une petite surface dans les cornes occipitales.

(...)

39. Sur la base de cet examen, les médecins diagnostiquèrent une asphyxie périnatale.

40. Après que la [troisième requérante] a été admise au service des urgences de [l’hôpital], il a été procédé à une césarienne lorsque le personnel médical a pris la décision de recourir à cette procédure.

41. Le [premier requérant] souffre d’une invalidité permanente de 100 % (...)

42. Il dépendra toute sa vie de l’assistance d’une tierce personne.

(...)

44. Actuellement âgé de quinze ans, le [premier requérant] a un niveau d’intelligence de 10 % ; il réagit aux sons mais non aux stimuli visuels ; il souffre d’une encéphalopathie réfractaire grave, ce qui l’empêche de contrôler ses mouvements, et rien ne permet, médicalement, de dire s’il est conscient de son état.

(...)

46. Au moment de son admission à l’hôpital, la [troisième requérante] présentait un col de l’utérus en début d’effacement, intermédiaire antérieur, dilaté à 2 cm ; le fœtus était en position céphalique au premier plan de Hodge, les bruits fœtaux étaient normaux et la hauteur utérine était à 28 cm.

(...)

49. [Le 19 décembre 1994], vers 9 h 45, la [troisième requérante] présentait un col effacé à dilatation complète. Le fœtus se présentait par la tête en ODP (occipitale droite postérieure) et les bruits fœtaux étaient normaux.

(...)

51. Vers 10 h 10, compte tenu de l’absence d’engagement, l’équipe médicale décida de préparer la [troisième requérante] pour une césarienne.

52. Celle-ci fut réalisée à 10 h 45. Le nouveau-né était vivant, de sexe masculin, il présentait un score d’Apgar de 8/8, un poids de 3 490 g et une ecchymose circulaire au cou.

(...) »

27. Le tribunal considéra que l’action engagée par les requérants devait être examinée à la lumière du décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967, qui régissait la responsabilité extracontractuelle de l’État au moment des faits (paragraphe 43 ci-dessous). Il rappela que, selon une jurisprudence constante de la Cour suprême administrative, l’État n’était tenu à réparation que s’il y avait eu un acte illicite fautif (com culpa), et s’il y avait un lien de causalité entre cet acte et le dommage subi. Il nota également que, aux fins d’appréciation de la faute, l’article 4 du décret-loi renvoyait à l’article 487 du code civil et que, en matière de responsabilité civile extracontractuelle de l’État pour actes illicites, la jurisprudence constante de la Cour suprême administrative posait une présomption de faute (in vigilando) au sens de l’article 493 § 2 du code civil. Il considéra dès lors qu’il appartenait au demandeur de prouver l’existence des lésions et au défendeur de prouver qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour les éviter, conformément aux règles de l’art médical.

28. En l’espèce, il jugea que le premier requérant avait réussi à démontrer que son état était dû à la tardiveté de son extraction par césarienne et/ou à des déficiences dans cette extraction. À cet égard, il observa que selon les relevés de surveillance fœtale, les bruits fœtaux étaient normaux, et que les signes de souffrance, à savoir les gémissements du nouveau-né, étaient apparus après la césarienne. Il estima que la partie défenderesse n’avait pas réussi à renverser la présomption de faute : elle n’avait pas démontré que le personnel médical eût pris toutes les mesures exigées par les règles de l’art pour prévenir l’apparition des lésions cérébrales vu l’œdème détecté lors de l’échographie pratiquée sur le nouveau-né (paragraphe 7 ci-dessus).

Il en conclut qu’il y avait eu un dysfonctionnement grave des services d’obstétrique de l’hôpital défendeur, et une violation du devoir de prudence que le personnel médical devait respecter, en vertu de l’article 6 du décret-loi no 48051, afin d’assurer que le premier requérant naisse en bonne santé. Il considéra en outre que, indépendamment de la présomption de faute, les faits de la cause démontraient clairement que les lésions subies par le premier requérant étaient dues au caractère tardif tant de la décision de pratiquer une césarienne que de la mise en œuvre de cette décision.

La responsabilité civile extracontractuelle ayant été établie, le tribunal fit droit aux prétentions du premier requérant et condamna l’hôpital São Marcos à verser à l’intéressé 250 000 EUR pour préjudice matériel et 200 000 EUR pour préjudice moral, soit un total de 450 000 EUR au titre des dommages et intérêts.

2. L’appel interjeté par l’hôpital São Marcos et l’arrêt du tribunal administratif central du Nord

29. Le 7 décembre 2011, l’hôpital São Marcos interjeta appel de ce jugement devant le tribunal administratif central du Nord. Il contestait l’existence d’un acte illicite fautif propre à engager sa responsabilité civile extracontractuelle. Il soutenait que le tribunal administratif et fiscal de Braga n’avait pas considéré comme établi que la césarienne eût été pratiquée tardivement ni qu’elle eût été décidée parce que le fœtus montrait des signes de souffrance. Il exposait qu’en réalité, l’équipe médicale avait décidé de recourir à la césarienne en raison de l’absence d’engagement du fœtus malgré la dilatation complète du col de la patiente. Il précisait que le nouveau-né présentait un score d’Apgar de 8/8, indicateur d’une bonne santé. Citant le rapport de l’expert médical, il affirmait que la césarienne avait été pratiquée au moment adéquat. Il ajoutait qu’il n’y avait pas de présomption de faute en matière de responsabilité civile extracontractuelle hormis les cas d’activités dangereuses et, dans le domaine médical, de l’utilisation d’appareils dangereux. Il contestait aussi l’existence d’un lien de causalité entre la césarienne et les lésions du premier requérant, renvoyant sur ce point également au rapport de l’expert médical. Enfin, il contestait les montants alloués par le tribunal de Braga au titre des dommages et intérêts.

30. Par un arrêt du 30 novembre 2012, adopté à la majorité par deux voix contre une, le tribunal administratif central du Nord débouta l’hôpital São Marcos de son recours et confirma le jugement du tribunal administratif et fiscal de Braga.

Se référant à plusieurs arrêts de la Cour suprême administrative, il considéra qu’il existait bien une présomption de faute en matière de responsabilité civile extracontractuelle et qu’en l’espèce, il incombait à l’hôpital, en vertu de l’article 493 § 2 du code civil, de prouver qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour éviter tout dommage pour la mère ou l’enfant. En ses parties pertinentes, l’arrêt était ainsi libellé :

« Dans le présent litige, où se pose la question de la responsabilité née de dommages supposément causés par des actes médicaux pratiqués dans un hôpital public, nous devons nous référer à la responsabilité contractuelle, plus concrètement à la prestation de services, étant donné que nous nous trouvons dans une situation de fait qui est équivalente à celle d’un contrat de prestation de services (...) et qui doit ainsi relever de la même protection juridique (...)

(...)

Il est plus sensé  et plus juste – que ce soient les professionnels [técnicos] de la santé, en l’occurrence les membres de l’équipe médicale qui a procédé à l’accouchement, qui aient à prouver qu’ils ont agi avec diligence (...) plutôt que les patients – qui, dans la majorité des cas, n’ont pas de connaissances techniques dans le domaine de la santé – qui aient à prouver l’inverse.

(...)

La présente affaire ne concerne pas à proprement parler un cas de responsabilité née d’une prestation de service public. En effet, en matière de prise en charge hospitalière, notamment pour un accouchement, il n’existe pas d’attribution de compétences ni de réglementation de nature publique permettant de distinguer les soins prodigués dans un hôpital public, en tant que prestation de service public, de ceux apportés dans un hôpital privé, en tant qu’acte de prestation de service privée.

(...)

Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons dit, nous nous trouvons face à une situation contractuelle de fait et il nous faut donc l’examiner à l’aune du cadre juridique de référence correspondant, c’est-à-dire celui de la responsabilité contractuelle (...)

(...) dès lors qu’il ressort des faits établis que tout allait bien avant l’accouchement, force est de conclure que (...) les lésions sont apparues au cours de l’accouchement.

Or, si tel est le cas, il en découle nécessairement, par impératif logique, que ces lésions sont dues à l’intervention du personnel médical ou soignant pendant l’accouchement.

En toute hypothèse, il a été estimé établi avec certitude que les lésions sont apparues alors que la mère et l’enfant se trouvaient à l’hôpital São Marcos, pendant, avant ou après l’accouchement, c’est-à-dire alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité des agents de cet hôpital, et en particulier de son personnel médical, lequel avait, dès lors, le devoir d’éviter tout dommage pour la mère ou l’enfant.

(...)

Nous aurions abouti à la même conclusion si nous avions considéré, comme les juges qui ont rendu la décision attaquée, que nous nous trouvions dans le cas d’une responsabilité extracontractuelle.

(...) [l’hôpital] n’a pas prouvé (...) que ses agents aient entrepris toutes les démarches ni fait preuve de toute la rigueur technique nécessaires et que les dommages soient survenus par le jeu du hasard ou dus à un cas de force majeure, imprévisible ou irrésistible.

(...) »

3. Le pourvoi en cassation et l’arrêt de la Cour suprême administrative

31. Le 21 janvier 2013, l’hôpital São Marcos se pourvut en cassation devant la Cour suprême administrative contre l’arrêt du 30 novembre 2012. Il soutenait que l’activité de l’administration publique de la santé n’était pas une activité contractuelle de fait et que les actes pratiqués par un hôpital ne pouvaient être considérés comme des actes de gestion privée de l’État excluant l’application du régime de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État régie par le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967. Il contestait également l’application de l’article 493 § 2 du code civil, la prise en charge des parturientes ne constituant pas, selon lui, une activité dangereuse. Enfin, il avançait que le tribunal administratif central du Nord n’avait pas indiqué quel devoir ou quelle règle de l’art médical auraient été méconnus en l’espèce.

32. Le 27 février 2013, les requérants présentèrent leur mémoire en réponse. Ils y répétaient, notamment, qu’il incombait à l’hôpital de prouver l’absence de faute et de négligence, que ce soit dans le cadre de la responsabilité contractuelle ou dans celui de la responsabilité extracontractuelle.

33. Le 6 septembre 2013, le procureur général adjoint près la Cour suprême administrative rendit son avis. Il estimait qu’il n’y avait pas présomption de faute en l’espèce, et qu’il n’avait pas été établi que l’équipe médicale eût tardé à réaliser la césarienne.

34. Le 16 janvier 2014, la Cour suprême administrative rendit son arrêt. Elle infirma l’arrêt du tribunal administratif central du Nord, écartant d’une part l’application en l’espèce de la responsabilité contractuelle et d’autre part l’existence d’une présomption de faute. Les parties pertinentes de son raisonnement se lisent comme suit :

« (...) ni l’usager [utente] ni les agents [funcionários] de l’hôpital n’agissent dans le cadre d’un contrat [negócio jurídico]. (...) La loi n’attribue donc pas d’effet juridique à la volonté des parties (...) [Il s’agit purement et simplement d’un] service public [serviço público] mis à la disposition des usagers en vertu du bloc de légalité applicable (...)

L’application de la présomption de faute prévue à l’article 799 § 1 du code civil est ainsi écartée (...)

(...) les actes pratiqués par [les agents de] l’État et [des] autres entités relevant du droit public, ce qui est incontestablement le cas [des établissements] du système national de santé [Serviço Nacional de Saúde], sont des actes de gestion publique. (...) Les actes pratiqués dans le cadre du système national de santé, dans un hôpital public, sont [régis] (...) par les normes de droit public, et par conséquent la responsabilité civile qui en découle est (même si elle est qualifiée de « civile ») celle prévue par le décret-loi no 48051 [du 21 novembre 1967].

Pour cette raison, l’article 493 § 2 du code civil ne trouve pas à s’appliquer [en l’espèce].

(...) [Il est vrai que] la Cour suprême administrative a déjà accepté (...) l’application [à la responsabilité de l’État et des autres entités publiques] des présomptions de faute prévues à l’article 493 § 1 du code civil.

(...)

Toutefois, on ne peut en déduire [qu’elle] admette [également] l’application de l’article 493 § 2 du code civil.

En fait, l’application du régime prévu à l’article 493 § 2 du code civil à la responsabilité civile de l’État et autres entités publiques est assez problématique.

(...)

Dans l’arrêt de la Cour suprême administrative du 22 juin 2004, prononcé dans le cadre de la procédure no 010810, cette application a été expressément écartée, en ces termes :

« Contrairement aux actes de gestion privée, pour lesquels il existe une responsabilité objective dans le cadre des activités simplement dangereuses (article 493 § 2 du code civil), dans le domaine des actes de gestion publique, cette responsabilité n’est applicable qu’aux activités exceptionnellement dangereuses (article 8 du décret-loi no 48051) (...) »

Nous souscrivons au raisonnement (...) exposé dans l’arrêt [du 22 juin 2004] (...) ; dans le terrain de la gestion privée, l’activité dangereuse est en général exercée au bénéfice de son auteur, ce qui justifie un régime de responsabilité civile plus proche de la responsabilité pour risque (article 493 § 2 du code civil). Il incombe à tout bénéficiaire d’une activité périlleuse d’écarter le danger susceptible d’en découler, d’où la répartition particulièrement stricte de la charge de la preuve dans ce type de situation. La justification de l’inversion de la charge de la preuve prévue à l’article 493 § 2 du code civil (...) s’apparente à la justification de la responsabilité pour risque, d’où la ressemblance entre les deux régimes (le bénéficiaire de l’activité dangereuse doit supporter la charge des dommages causés par cette activité, à moins de prouver qu’ils ne peuvent lui être imputés).

La situation est différente dans le cas des services et activités dangereuses mis en œuvre par l’État au profit des citoyens, car ils bénéficient aux usagers – tel est le cas, notamment, de la prestation de soins de santé. (...) Par conséquent, compte tenu de l’existence d’un régime général de responsabilité civile pour les activités dangereuses [prévu par le décret-loi no 48051], il y a lieu de conclure que, pour ce qui est de ces services et activités, l’État assume une responsabilité objective mais uniquement dans les conditions prévues à l’article 8 [du décret-loi no 48051], c’est-à-dire lorsque la dangerosité est particulière [especial] et que les dommages sont particuliers [especiais] et anormaux.

(...) Bien entendu, ce régime n’anéantit pas la responsabilité qui incombe à l’État et aux autres entités publiques en vertu des dispositions générales : lorsque la faute est démontrée, il n’est pas nécessaire de recourir à la présomption prévue à l’article 493 § 2 du code civil – le recours à des présomptions naturelles [presunções naturais] étant également permis en ce qui concerne la faute.

(...) »

35. La Cour suprême administrative estima ensuite que les conclusions exposées dans l’arrêt attaqué ne concordaient pas avec les faits que les juridictions inférieures avaient jugés établis, et en particulier avec le rapport d’expertise du Conseil médicolégal de l’IML. Elle considéra qu’il n’était pas possible de déduire de ces faits que « tout allait bien avant l’accouchement » ni, dès lors, que les lésions subies par le premier requérant avaient été causées par la conduite du personnel soignant : selon elle, ils ne permettaient pas d’aboutir à de telles présomptions légales ni, par conséquent, d’engager la responsabilité extracontractuelle de l’hôpital São Marcos. Elle jugea qu’il lui fallait donc, en vertu de l’article 150 §§ 3 et 4 du code de procédure des tribunaux administratifs (« CPTA », paragraphe 47 ci-dessous), réexaminer le point de savoir si ces présomptions légales trouvaient à s’appliquer et, partant, la conclusion à laquelle était parvenu le tribunal administratif central du Nord quant à l’existence d’un lien de causalité entre la conduite du personnel soignant et les lésions avec lesquelles était né le premier requérant.

La Cour suprême administrative observa que, d’après les faits établis, les dommages subis par le premier requérant étaient dus à une asphyxie périnatale. Revenant sur le déroulement chronologique de l’accouchement litigieux, elle estima qu’on ne pouvait en déduire que l’asphyxie périnatale eût été causée par une conduite inappropriée (conduta inapropriada) du personnel soignant de l’hôpital. Elle écarta donc l’existence d’un lien de causalité entre la conduite des soignants et les dommages subis par le premier requérant et, en conséquence, elle jugea que la responsabilité de l’hôpital ne pouvait être engagée à cet égard.

Sur ce point, elle tint le raisonnement suivant :

« La réponse à la question no 34 [paragraphe 16 ci-dessus] et les faits jugés établis au point no 52 [du jugement, paragraphe 26 ci-dessus] ne suffisent pas à prouver l’existence d’un lien de causalité.

De la réponse à la question no 34 on ne peut rien déduire : cette réponse ne permet de dire ni que la césarienne a été pratiquée tardivement, ni l’inverse.

De la réponse exposée au point no 52 il ressort qu’est établi un fait (la présence de l’ecchymose circulaire au cou) susceptible d’être à l’origine de l’asphyxie périnatale. Cet élément n’est toutefois pas suffisant pour permettre de trancher clairement le point essentiel de savoir si une maladresse du personnel [soignant de l’hôpital] a rendu possible cette asphyxie. Plus concrètement, elle ne permet pas de dire si c’est l’enroulement du cordon ombilical qui a causé l’asphyxie ni si cet enroulement est lui-même survenu en raison d’une conduite inappropriée du [personnel soignant de l’hôpital défendeur].

Il n’est donc pas établi que le comportement du personnel [de l’hôpital] a été à l’origine de l’asphyxie périnatale [du premier requérant]. En outre, l’Institut national de médecine légale a répondu de manière catégorique à la question portant sur le lien de causalité.

(...) des faits établis, nous ne pouvons déduire aucun lien de causalité entre la conduite des services [de l’hôpital] et les lésions subies par [le premier requérant].

Étant donné l’absence de lien de causalité, il n’est pas nécessaire d’examiner les questions de la licéité des faits et de la faute [de l’hôpital]. Il y a lieu de conclure que la responsabilité de celui-ci n’est pas engagée en l’espèce. »

36. Le 5 février 2014, les requérants formèrent une réclamation en nullité contre l’arrêt de la Cour suprême administrative. Ils soutenaient que, la décision de recevabilité du pourvoi ne leur ayant pas été communiquée, le principe du contradictoire avait été méconnu. Ils avançaient également que l’article 150 § 5 du CPTA était inconstitutionnel. Ils se plaignaient que la Cour suprême administrative se soit prononcée sur les faits, et ils contestaient sa conclusion selon laquelle il n’existait pas de lien de causalité entre la conduite du personnel soignant de l’hôpital São Marcos et les lésions du premier requérant.

37. Par un arrêt du 20 mars 2014, la Cour suprême administrative rejeta la réclamation. Elle considéra que les requérants avaient pu s’exprimer sur la recevabilité du pourvoi et qu’il n’y avait donc pas eu atteinte au principe du contradictoire sur ce point. Elle estima également qu’elle n’avait pas outrepassé son pouvoir de contrôle. À cet égard, elle rappela que, en l’occurrence, elle avait constaté que les faits ne confirmaient pas la présomption légale, et elle avait appliqué le droit aux faits matériels jugés établis par les juridictions inférieures, comme le lui permettait l’article 150 § 3 du CPTA (paragraphe 47 ci-dessous).

4. Les développements postérieurs à l’introduction de la requête devant la Cour

38. À une date non précisée, le deuxième requérant et la troisième requérante introduisirent un recours en révision de l’arrêt de la Cour suprême administrative. Ils produisirent les résultats des examens et analyses cliniques réalisés à l’hôpital São Marcos au cours de la grossesse de la troisième requérante, éléments qui ne figuraient pas dans son dossier médical et qui montraient que sa grossesse avait été normale.

39. Par un jugement du 9 septembre 2019, le tribunal administratif et fiscal de Braga reconnut que les documents en cause ne figuraient pas dans le dossier médical de la troisième requérante et qu’ils n’étaient ainsi pas connus des requérants lors de la procédure en responsabilité civile extracontractuelle. Examinant leur contenu, il constata qu’il en ressortait effectivement que la grossesse de la troisième requérante avait été normale. Il considéra cependant que ces éléments nouveaux ne permettaient pas de remettre en cause l’arrêt de la Cour suprême administrative et plus particulièrement la conclusion selon laquelle il n’y avait pas de lien de causalité entre la conduite du personnel soignant de l’hôpital São Marcos et l’asphyxie périnatale qui avait été à l’origine des lésions subies par le premier requérant. Il estima en particulier que les documents en question ne démontraient pas que le personnel soignant eût commis une quelconque maladresse au moment de l’accouchement ni que la césarienne eût été pratiquée tardivement. Il conclut donc que les éléments nouveaux présentés par les requérants n’étaient pas suffisants pour justifier une modification de l’arrêt rendu par la Cour suprême et, en conséquence, il rejeta la demande de révision.

40. À une date non précisée, le deuxième requérant et la troisième requérante interjetèrent appel devant le tribunal administratif central du Nord. Par un arrêt du 16 octobre 2020, celui-ci confirma le jugement rendu par le tribunal administratif et fiscal de Braga.

41. Le 23 octobre 2020, le deuxième requérant et la troisième requérante se pourvurent en cassation devant la cour suprême administrative, le pourvoi étant pendant.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. LA CONSTITUTION

42. L’article 22 de la Constitution définit la responsabilité civile de l’État et de ses organes et agents dans les termes suivants :

« L’État et les autres entités publiques sont civilement responsables, conjointement avec les membres de leurs organes et leurs fonctionnaires ou agents, de toutes les actions et omissions commises par ceux-ci dans l’exercice de leurs fonctions ou à cause de l’exercice de leurs fonctions et dont il résulte des violations des droits, libertés et garanties fondamentales ou un préjudice pour autrui. »

2. Le décret-loi nO 48051 du 21 novembre 1967

43. Au moment où les requérants engagèrent la procédure, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État était régie par le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967. Les dispositions pertinentes en l’espèce de ce texte se lisaient ainsi :

Article 1

« Dans le domaine des actes de gestion publique, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État et des autres personnes morales publiques [pessoas colectivas públicas] est régie par le présent décret-loi, sauf disposition contraire dans des lois spéciales. »

Article 2 § 1

« L’État et les autres personnes collectives publiques sont civilement responsables envers les tiers des atteintes aux droits de ceux-ci ou aux dispositions légales destinées à protéger leurs intérêts qui résultent d’actes illicites fautivement (culpa) commis par leurs organes ou agents administratifs dans l’exercice de leurs fonctions ou en lien avec pareil exercice. »

Article 4

« 1. La faute (culpa) des membres d’un organe public ou des agents administratifs concernés s’apprécie sur le fondement de l’article 487 du code civil.

2. Lorsque plusieurs personnes sont responsables, les dispositions de l’article 497 du code civil s’appliquent. »

Article 6

« Aux fins du présent décret-loi, sont réputés illicites les actes juridiques qui enfreignent les lois et règlements ou les principes généraux pertinents ainsi que les actes matériels qui enfreignent lesdits textes et principes, les règles techniques ou les principes relatifs à la prudence requise qui doivent être observés. »

Article 8

« L’État et les autres personnes morales publiques répondent de tout préjudice spécial et anormal résultant d’activités publiques exceptionnellement dangereuses ou de choses ou d’activités de même nature, sauf, de manière générale, en cas de force majeure de nature étrangère à ces activités et à l’exercice de ces activités ou de faute de la victime ou d’une tierce personne, la responsabilité étant dans cette dernière hypothèse déterminée par le degré de faute de chacun. »

44. Le décret-loi no 480501 du 21 novembre 1967 a été abrogé par la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007, qui régit depuis lors la responsabilité civile extracontractuelle de l’État. En son article 2, cette loi énonce qu’elle prévaut sur tout renvoi légal à un régime de responsabilité civile extracontractuelle de droit privé applicable à des personnes morales publiques. L’article 4 § 1 dispose que la faute est déterminée à la lumière de l’article 487 du code civil.

3. Le code civil

45. Au moment des faits, les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil se lisaient comme suit :

Article 483

« 1. Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.

2. En l’absence de faute, l’auteur du préjudice n’est tenu d’indemniser la partie lésée que dans les cas prévus par la loi. »

Article 487

« 1. Il incombe à la partie ayant subi le préjudice de prouver la responsabilité pour faute [culpa], à moins que celle-ci ne fasse l’objet d’une présomption légale.

2. En l’absence de tout autre critère juridique, la faute s’apprécie par référence à la diligence que l’on peut attendre d’un bon père de famille, au vu des circonstances de la cause. »

Article 493

«1. Toute personne ayant en sa possession ou sous sa garde un bien mobilier ou immobilier ou un animal est responsable des dommages causés par la chose ou l’animal en question, sauf s’il est avéré qu’elle n’a commis aucune faute ou si [bien qu’elle ait commis une faute] il est établi que le dommage serait survenu même en l’absence de faute de sa part. »

2. Toute personne qui cause un dommage à autrui dans l’exercice d’une activité dangereuse de par sa nature même ou de par les moyens employés est tenue de le réparer, à moins de prouver qu’elle a pris toutes les dispositions nécessaires pour prévenir la survenue du dommage. »

Article 799

« 1. En cas d’inexécution ou d’exécution déficiente d’une obligation, il incombe au débiteur de prouver que la cause n’en est pas une faute de sa part.

(...) »

4. Le code de procédure civile

46. En vertu de la disposition pertinente du code de procédure civile (l’article 571 au moment des faits, devenu aujourd’hui l’article 470), les experts sont soumis aux mêmes conditions d’empêchement que les juges. Selon l’article 572, toute partie à une procédure peut demander la récusation d’un expert, soit dans les dix jours suivant la désignation de cet expert, soit après avoir pris connaissance d’une cause d’empêchement de celui-ci.

5. Le code de procédure devant les tribunaux administratifs

47. Au moment des faits, l’article 150 du code de procédure devant les tribunaux administratifs (« CPTA ») se lisait ainsi :

« 1. Les décisions rendues en deuxième instance par un tribunal administratif central peuvent être attaquées, à titre exceptionnel, devant la Cour suprême administrative, lorsque sont en cause des questions qui revêtent de par leur intérêt juridique et social une importance fondamentale, ou que l’examen du recours est clairement nécessaire à une meilleure application du droit.

2. Le recours ne peut se fonder que sur la violation de la loi substantive ou de procédure.

3. La Cour [suprême administrative] applique les règles de droit dont elle estime que relèvent les faits tels qu’ils ont été établis par le tribunal qui a rendu la décision attaquée, et sa décision à cet égard est définitive.

4. Il ne peut pas être introduit de recours pour erreur dans l’appréciation des preuves ou l’établissement des faits, à moins qu’ait été méconnue une disposition légale soumettant l’établissement d’un fait à la production d’une preuve précise ou fixant la force probante d’un élément donné.

5. Dans chaque cas, l’appréciation du respect des conditions énoncées au paragraphe 1 appartient à la Cour suprême administrative. Celle-ci doit procéder à une appréciation préliminaire sommaire, confiée à une formation de trois juges choisis parmi les plus anciens juges de la chambre du contentieux administratif. »

6. Le cadre réglementaire interne applicable en matière de santé

48. Le cadre réglementaire interne applicable en matière de santé au moment des faits est exposé aux paragraphes 88 à 109 de l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal ([GC], no 56080/13, 19 décembre 2017).

7. Sur l’institut national de médecine légale

49. L’institut national de médecine légale (« IML ») est un institut public relevant de la supervision et de la tutelle du ministère de la Justice (article 1 du décret-loi no 96/2001 du 26 mars 2001 et article 1 du décret-loi no 131/2007 du 27 avril 2007 au moment où les expertises ont été demandées en l’espèce, article 1 du décret-loi no 166/2012 du 31 juillet 2012 actuellement). Entre autres missions, l’IML collabore avec les tribunaux en réalisant à leur demande des examens et des expertises médicolégales et forensiques (forenses) (article 2 du décret-loi no 96/2001 du 26 mars 2001, article 3 du décret-loi no 131/2007 du 27 avril 2007 et article 3 du décret-loi no 166/2012 du 31 juillet 2012). Le Conseil médicolégal (Conselho Médico-Legal) est un organe de l’IML. Il a pour mission d’émettre des avis sur des questions d’expertise technique et scientifique (article 9 du décret-loi no 96/2001 du 26 mars 2001, article 6 du décret-loi no 131/2007 du 27 avril 2007 et article 7 du décret-loi no 166/2012 du 31 juillet 2012). Aux termes de l’article 6 § 4 du décret-loi no 131/2007 du 27 avril 2007, en vigueur au moment où la deuxième expertise de l’IML fut rendue en l’espèce, les avis technico-scientifiques émis par le Conseil médicolégal n’étaient pas susceptibles de révision. Ils constituaient l’opinion définitive du Conseil sur la question concrète qui lui avait été posée, à moins que de nouveaux éléments pertinents ne soient présentés ultérieurement.

8. La pratique interne pertinente

50. Selon une jurisprudence constante de la Cour suprême administrative et de la Cour suprême, les demandes d’indemnisation concernant des dommages causés dans le cadre d’une intervention chirurgicale réalisée dans un hôpital public du système national de santé (Serviço Nacional de Saúde) sont examinées sous l’angle de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État (Cour suprême administrative, 20 avril 2004, affaire no 0982/03, et 9 juin 2011, affaire no 0762/09 ; Cour suprême, 9 décembre 2008, affaire no 08A3323, 24 mai 2011, affaire no 1347/04.2TBPNF.P1.S1, et 25 février 2015, affaire no 804/03.2TAALM.L.S1). La responsabilité civile extracontractuelle de l’État a été régie successivement par le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967 puis par la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007.

Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 20 avril 2004 dans l’affaire no 0982/03, la Cour suprême administrative a tenu le raisonnement suivant :

« Toute personne ayant recours à un établissement public de santé est engagée à cet égard en tant que « patient » dans une relation juridique administrative encadrée par la loi et soumise à un régime juridique général statutaire, applicable de façon égale à tous les usagers de ce service public, qui définit l’ensemble de ses droits, devoirs et obligations et auquel il ne peut être dérogé par contrat, avec l’introduction de discriminations positives ou négatives.

[Le patient] n’a donc pas la qualité de partie contractante (...) »

51. En matière de responsabilité civile extracontractuelle de l’État, la Cour suprême administrative considère de façon constante que l’État n’est tenu à réparation que lorsqu’un acte illicite fautif a été commis et qu’il existe un lien de causalité entre cet acte et le dommage allégué (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts qu’elle a rendus le 27 janvier 1987 sur le recours no 23963, le 13 octobre 1998 sur le recours no 43138 et le 26 novembre 2003 sur le recours no 01019/03).

52. Il ressort également de la jurisprudence constante de la Cour suprême administrative que la présomption légale posée à l’article 493 § 2 du code civil n’est pas applicable en ce qui concerne la responsabilité civile extracontractuelle de l’État (arrêts rendus le 9 juin 2011 dans l’affaire no 0762/09 et le 15 mai 2014 dans l’affaire no 01504/13).

53. La Cour suprême, quant à elle, a reconnu dans certains cas que l’activité médicale pouvait être considérée comme une activité dangereuse au sens de l’article 493 § 2 du code civil et donner lieu à l’application de la présomption de faute posée par cette disposition, notamment lorsque l’intervention médicale implique l’utilisation de machines ou appareils médicaux (18 février 1992, affaire no 080855, 13 mars 2007, recours no 96/07, et 9 décembre 2008, affaire no 08A3323).

Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 25 février 2015 dans l’affaire no 804/03.2TAALM.L.S1, elle a tenu le raisonnement suivant :

« L’activité médicale ne peut être qualifiée d’exceptionnellement dangereuse que dans certains cas exceptionnels. Considérer le contraire aboutirait à l’exercice d’une médecine défensive, et aurait pour conséquence d’entraver les progrès [scientifiques] dans certaines spécialités, au préjudice des patients eux-mêmes, et de porter une atteinte inadmissible à la dignité personnelle et professionnelle des médecins (...) »

54. Dans une autre affaire (14 septembre 2014, recours no 8121311), la Cour suprême administrative a fait droit à une demande d’indemnisation pour des lésions subies par un nouveau-né au moment de sa naissance dans un hôpital public. Dans cette affaire, il avait été jugé établi que, face à l’absence d’engagement du fœtus et à une souffrance fœtale aigüe, l’équipe médicale aurait dû pratiquer immédiatement une césarienne ou amener l’accouchement par voie basse à l’aide de forceps, mais qu’il y avait eu un retard de vingt à trente-cinq minutes.

55. Peu après (12 mars 2015, affaire no 1212/08.4TBBCL.G2.S1), la Cour suprême a fait droit à une demande d’indemnisation dirigée contre un centre de radiologie privé qui, en dépit de trois échographies, pratiquées sur la demanderesse pendant sa grossesse, n’avait pas détecté la présence de malformations graves sur le fœtus qu’elle portait. Elle a reconnu qu’il y avait en l’espèce présomption de faute du défendeur en raison de la déficience du diagnostic. Elle a également jugé établie l’existence d’un lien de causalité entre l’erreur de diagnostic et les malformations du nouveau-né. Elle a en effet considéré que si ces malformations congénitales incurables avaient été décelées, les parents auraient eu le choix d’interrompre la grossesse.

56. En une autre occasion (2 juin 2015, affaire no 1263/06.3TVPRT.P1.S1), la Cour suprême a reconnu la responsabilité d’un chirurgien qui avait pratiqué sur la demanderesse, dans un hôpital privé, une lipoaspiration dans la région vulvaire. Elle est parvenue à cette conclusion après avoir constaté que le chirurgien avait, outre la lipoaspiration, procédé, sans l’autorisation de la patiente, à une vulvoplastie qui avait entraîné une infection et des douleurs très intenses et persistantes. Elle a jugé que le médecin défendeur n’avait pas réussi à prouver que l’exécution déficiente de l’opération n’était pas due à une faute de sa part, au sens de l’article 799 du code civil (paragraphe 45 ci-dessus), et qu’il n’avait donc pas renversé la présomption de faute prévue dans le cadre du régime de la responsabilité contractuelle.

EN DROIT

1. Observations préliminaires
1. Sur la qualité de victime du deuxième requérant et de la troisième requérante

57. La Cour note que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception concernant la qualité de victime des deuxième et troisième requérants. Elle estime que rien ne l’empêche toutefois d’examiner d’office cette question, qui touche à sa compétence (voir, par exemple, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et R.P. et autres c. Royaume-Uni, no 38245/08, § 47, 9 octobre 2012).

58. Elle rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre « victime d’une violation (...) des droits reconnus dans la Convention (...) ». Pour pouvoir se prétendre victime d’une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008). L’existence d’une victime personnellement touchée par la violation alléguée d’un droit garanti par la Convention est une condition de la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas être appliqué de manière rigide et inflexible (Bitenc c. Slovénie (déc.), no 32963/02, 18 mars 2008). La Cour interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d’intérêt à agir ou de qualité pour agir (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 52, CEDH 2012). Cela étant, une personne ne saurait, en principe, se plaindre d’avoir subi une violation de ses droits dans le cadre d’une procédure à laquelle elle n’était pas partie (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 92, CEDH 2012, et Margulev c. Russie, no 15449/09, § 35, 8 octobre 2019).

59. En l’espèce, la Cour note que le deuxième requérant et la troisième requérante sont les parents et représentants légaux du premier requérant. Elle constate qu’ils ont engagé la procédure interne relative aux faits de la présente espèce non pas en qualité de demandeurs mais au nom du premier requérant (paragraphe 10 ci-dessus). Dans sa décision préparatoire, le tribunal administratif et fiscal de Braga a d’ailleurs souligné que, dans le cadre de la procédure civile, le demandeur était seulement le premier requérant, tandis que le deuxième requérant et la troisième requérante n’intervenaient qu’en tant que représentants légaux de l’intéressé (paragraphe 16 ci-dessus). Par conséquent, étant donné qu’ils n’étaient pas partie à la procédure menée au niveau interne, la Cour ne saurait les considérer comme « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits dont ils se plaignent.

60. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, pour autant qu’elle concerne les deuxième et troisième requérants, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a), et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

61. Elle se limitera donc à examiner la requête dans sa partie introduite au nom du premier requérant.

2. Sur le locus standi

62. À la suite du décès du premier requérant, les parents du premier requérant ont informé la Cour, par une lettre du 13 juillet 2017, qu’ils souhaitaient poursuivre la procédure en son nom (paragraphe 2 ci-dessus).

63. La Cour rappelle que, dans les cas où le requérant décède après l’introduction de la requête, elle autorise normalement les proches de l’intéressé à poursuivre la procédure, à condition qu’ils aient un intérêt légitime à le faire (voir, par exemple, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 79, 26 avril 2016, et les affaires qui y sont citées). Eu égard à l’objet de la requête et à l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle estime qu’en l’espèce, le deuxième requérant et la troisième requérante ont un intérêt légitime au maintien de la requête au nom de leur fils et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention. Pour des raisons d’ordre pratique, elle continuera de désigner M. Pedro Miguel Afonso Vilela comme « le premier requérant ».

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

64. Invoquant les articles 2, 3, 6 § 1 et 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le premier requérant allègue qu’une négligence médicale commise au moment de sa naissance est la cause de son invalidité à 100 %. Sous l’angle de l’article 13, il se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui lui aurait permis de faire reconnaître par les juridictions administratives la responsabilité de l’hôpital quant à son handicap. Sur le terrain de l’article 6 § 1, il se plaint aussi de la durée, selon lui excessive, de la procédure administrative dans le cadre de laquelle a été examinée l’action qu’il avait engagée contre l’hôpital.

65. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), la Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs du premier requérant sous l’angle du seul article 8 de la Convention, dans ses volets matériel et procédural, le champ de cette disposition couvrant les questions liées à la protection de l’intégrité morale et physique des individus dans le contexte de l’apport de soins médicaux (voir, Spyra et Kranczkowski c. Pologne, no 19764/07, § 67, 25 septembre 2012, et Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, § 64, 25 juin 2019).

En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 8 est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »

1. Sur la recevabilité

66. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le premier requérant

67. Le premier requérant soutient que le handicap dont il est atteint est le résultat de négligences médicales commises selon lui par le personnel soignant de l’hôpital São Marcos au moment de l’accouchement de la troisième requérante. Il expose que celle-ci s’était présentée à l’hôpital au terme de sa grossesse, le 14 décembre 1994, mais qu’elle avait été renvoyée chez elle dans l’attente des contractions, et que cette information figure dans le rapport du cabinet médicolégal (paragraphe 18 ci-dessus). Il ajoute que, selon le rapport de l’hôpital Pedro Hispano de Matosinhos en date du 12 février 1998 (paragraphe 11 ci-dessus) et la fiche médicale de suivi de la troisième requérante à l’hôpital São Marcos, la grossesse s’était déroulée normalement. Il considère qu’il faut déduire de ces éléments qu’il aurait dû naître en bonne santé. S’appuyant sur l’avis médicolégal du professeur P.C. (paragraphes 17 et 20 ci-dessus), il soutient que la césarienne a été réalisée trop tard et que les lésions qui sont à l’origine de son handicap se sont produites pendant l’accouchement.

68. Il estime par ailleurs que la procédure menée devant les juridictions administratives n’a pas été conduite de manière prompte et équitable. Il se plaint plus particulièrement de l’examen que la Cour suprême administrative a fait de l’affaire : il soutient que la haute juridiction n’aurait pas dû conclure que la présomption de faute posée à l’article 493 § 2 du code civil n’était pas applicable en l’espèce (paragraphe 45 ci-dessus). Il avance à cet égard que, dans son arrêt du 16 janvier 2014, la Cour suprême administrative n’a pas pris en compte les documents qui montraient que la grossesse de la troisième requérante avait été normale. Il allègue par ailleurs que les experts médicaux qui ont rendu les rapports sur lesquels se sont fondées les juridictions internes n’étaient ni indépendants ni impartiaux. Il se plaint en outre que les juridictions internes n’aient pas tenu compte de l’avis médicolégal du professeur P.C. (paragraphe 17 ci-dessus).

69. Enfin, il argue que, par un arrêt du 14 septembre 2014, la Cour suprême administrative a fait droit à la prétention de demandeurs qui se trouvaient dans une situation similaire à la sienne (paragraphe 54 ci-dessus).

b) Le Gouvernement

70. Le Gouvernement avance d’abord que, au cours de la procédure interne, les requérants n’ont pas précisé quelles fautes avaient selon eux été commises par le personnel soignant et provoqué les lésions affectant le premier requérant. Il argue ensuite qu’au cours de cette procédure, il n’a pas été établi que ces lésions aient été provoquées par un traumatisme survenu pendant l’accouchement, et la cause de l’enroulement du cordon que présentait le premier requérant à sa naissance n’a pas été déterminée. Il admet qu’il est certain que les lésions ont été provoquées par une asphyxie périnatale, mais il souligne que la Cour suprême administrative a écarté toute responsabilité du personnel soignant de l’hôpital São Marcos à cet égard.

71. Il expose que, en l’absence d’action ou d’omission fautives du personnel médical, les juridictions de première et de deuxième instance ont appliqué des présomptions de fait et de droit, et que la Cour suprême administrative, statuant en dernière instance, a jugé ces présomptions inapplicables en l’espèce. Il précise que ce n’est pas sur ce fondement que la Cour suprême administrative a infirmé l’arrêt du tribunal administratif et fiscal de Braga qui avait été confirmé par le tribunal administratif central du Nord. Il explique qu’en l’espèce, la Cour suprême administrative a jugé que, en l’absence d’une base factuelle suffisante, on ne pouvait conclure à l’existence d’un lien de causalité entre la prise en charge de la troisième requérante et les lésions subies par le premier requérant. Il indique que sur ce point, elle s’est d’ailleurs référée au rapport du Conseil médicolégal de l’IML, qui aurait répondu de façon claire aux questions qui avaient été posées par le tribunal. Selon lui, la grossesse avait certes été normale, mais les faits jugés établis par les juridictions internes ne permettaient pas de conclure que les lésions subies par le premier requérant se fussent produites pendant l’accouchement par suite d’une négligence de la part du personnel soignant de l’hôpital São Marcos.

72. Du point de vue procédural, le Gouvernement soutient que, en l’espèce, les juridictions administratives ont fait tout ce qui était possible pour déterminer la cause des lésions subies par le premier requérant. Ainsi, le tribunal administratif aurait consulté le dossier médical de la requérante, entendu des témoins (six médecins et quatre infirmières) et requis des expertises médicales, dans lesquelles les experts auraient répondu aux questions posées par les parties. En outre, les requérants auraient pu présenter leurs arguments et leurs moyens de preuve et contredire ceux de la partie adverse, et ils auraient aussi été entendus. Le Gouvernement considère donc que même s’il n’a pas été possible de déterminer la cause des lésions du premier requérant, l’État s’est acquitté de ses obligations procédurales. Quant à la durée de la procédure, le Gouvernement reconnaît qu’elle était excessive au regard de l’article 6 de la Convention. Cependant, d’après lui, celle-ci était due à la complexité de l’affaire et la difficulté à produire des preuves, d’autant que l’action en responsabilité civile contre l’État n’avait été introduite que dix ans après les faits.

2. Appréciation de la Cour

a) Rappel des principes généraux

73. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, même si le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention et ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, une obligation positive découlant de l’article 8, qui consiste, d’une part, à mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure leur permettant d’obtenir, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y sont citées). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 de la Convention coïncident largement avec celles découlant de l’article 2 (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).

74. La Cour rappelle encore que dans le contexte d’allégations de négligence médicale, les obligations positives matérielles des États en matière de traitement médical sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 186). Même lorsque la négligence médicale a été établie, la Cour ne conclut normalement à la violation du volet matériel des articles 2 et 8 de la Convention que si le cadre réglementaire applicable ne protégeait pas dûment la vie ou l’intégrité physique du patient. Dès lors qu’un État contractant a pris les dispositions nécessaires pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie et de l’intégrité physique des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique mise à sa charge par les articles 2 et 8 de la Convention (ibidem, § 187, et les références qui y sont citées).

75. Autrement dit, c’est dans des circonstances tout à fait exceptionnelles que la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain du volet matériel de l’article 8 à raison des actions et omissions des prestataires de santé. Le premier type de circonstances exceptionnelles survient dans le cas où l’on a sciemment mis en danger la vie d’un patient en lui refusant l’accès à un traitement vital ; le second type de circonstances exceptionnelles correspond aux situations où un patient n’a pas eu accès à un tel traitement en raison d’un dysfonctionnement systémique ou structurel dans les services hospitaliers, et où les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de ce risque et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour empêcher qu’il ne se réalise (ibidem, §§ 190 à 192, 194 à 196 et Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 84).

76. Les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillant dans des structures privées et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 54, 6 juin 2017). Cette obligation ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 53, CEDH 2002‑I, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218). C’est pourquoi la Cour a dit, dans des affaires faisant entrer en jeu l’article 2, en particulier dans des affaires concernant des procédures engagées pour déterminer les circonstances d’un décès survenu à l’hôpital, que la lenteur de la procédure était un indice solide de la présence d’une défaillance constitutive d’une violation par l’État défendeur de ses obligations positives au titre de la Convention, à moins que l’État n’ait fourni des justifications très convaincantes et plausibles pour expliquer cette lenteur (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 219).

77. Cela dit, cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre des articles 2 et 8 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, Spyra et Kranczkowski, précité, § 89, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).

78. Au demeurant, c’est à l’aune de l’objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 171, 25 juin 2019).

79. Dans tous les cas, le système mis en place pour déterminer la cause de l’atteinte à l’intégrité de la personne se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé doit être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi l’indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements de toutes les parties chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure devant conduire à établir la cause de l’atteinte incriminée. Cette exigence est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de recueillir des expertises médicales car il est très probable que les rapports des médecins experts pèsent d’un poids déterminant dans l’appréciation que fera le tribunal de questions hautement complexes de négligence médicale, ce qui leur confère un rôle particulièrement important dans la procédure (voir, Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 93 et les références qui y sont citées).

b) Application de ces principes à la présente espèce

1. Sur la violation alléguée du volet matériel de l’article 8

80. En l’espèce, le premier requérant allègue que son invalidité à 100 % est due à une négligence médicale commise au moment de sa naissance (paragraphe 64 ci-dessus). Il ne prétend pas qu’il y ait eu un dysfonctionnement systémique ou structurel à l’hôpital São Marcos (voir, a contrario, Sarishvili-Bolkvadze c. Géorgie, no 58240/08, §§ 75‑76, 19 juillet 2018). Il n’allègue pas non plus, explicitement ou implicitement, que le handicap dont il souffre ait été provoqué intentionnellement ou que la troisième requérante n’ait pas eu accès à des soins de santé (voir, a contrario, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 96‑97, CEDH 2013, et Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 82, 27 janvier 2015). Pour étayer sa thèse tirée de la négligence médicale, il soutient que la grossesse de la troisième requérante s’est déroulée normalement et que le personnel soignant ne l’a pas correctement prise en charge au moment de son accouchement. Il estime en particulier que la césarienne a été réalisée trop tard (paragraphe 67 ci-dessus). Or pareille situation ne relève ni du premier ni du deuxième type de circonstances exceptionnelles propres à engager la responsabilité de l’État sur le terrain du volet matériel de l’article 8 de la Convention (paragraphe 75 ci-dessus).

81. Au demeurant, la Cour souligne qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite les professionnels de la santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume-Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Quoi qu’il en soit, elle constate que, dès son admission à l’hôpital São Marcos, la troisième requérante a été transférée au service d’obstétrique en vue de son accouchement et que, à 10 h 10, la patiente présentant un col totalement dilaté et le fœtus n’étant pas engagé, l’équipe médicale a décidé de pratiquer une césarienne, qui a été réalisée à 10 h 45 (paragraphes 4-5 et 18 ci-dessus). Sur ce point, elle relève que, dans son avis du 20 septembre 2007, le Conseil médicolégal de l’IML a considéré que la césarienne avait été réalisée au moment adéquat (paragraphe 23 ci-dessus, point 7 de l’avis). Certes, l’expert du Conseil médicolégal a exprimé des réserves quant au mode de surveillance du rythme cardiaque du fœtus choisi par l’hôpital São Marcos, estimant que l’équipe médicale aurait dû opter pour une cardiotocographie. Cependant, ni l’avis du professeur P.C., du centre médicolégal de Porto (paragraphe 17 ci-dessus), ni les expertises de l’IML (paragraphes 18, 20 et 23 ci-dessus) n’ont établi de manière concluante qu’une négligence médicale eût été commise pendant l’accouchement de la troisième requérante. Plus précisément, les expertises médicales ont écarté tout lien de causalité entre la prise en charge de la troisième requérante et les lésions que présentait le premier requérant à sa naissance (paragraphe 23 ci-dessus, points 5 et 20 de l’avis). Or, sauf cas d’arbitraire ou d’erreur manifestes, la Cour n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004).

82. Ainsi, eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 sous son volet matériel dans le chef du premier requérant.

2. Sur la violation alléguée du volet procédural de l’article 8

83. En ce qui concerne l’effectivité de l’action en responsabilité civile extracontractuelle engagée par le premier requérant, la Cour observe d’emblée que rien dans le dossier n’indique que celui-ci n’ait pu participer activement à la procédure pour influer sur son issue. Sur ce point, elle relève notamment qu’il a été représenté par un avocat tout au long de la procédure, qu’il a été entendu et qu’il a pu soumettre ses moyens de preuve, notamment deux rapports médicaux dont celui du centre médicolégal de Porto (paragraphes 11 et 17 ci-dessus). Il a pu également contester les arguments de l’hôpital São Marcos, soumettre les questions aux fins de l’expertise médicale et ses arguments ont été entendus. Il reste donc à déterminer si la procédure menée devant les juridictions administratives a été approfondie et si elle a été conclue promptement et sans retards inutiles.

84. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi d’autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). En l’occurrence, l’élément qui semble avoir été déterminant pour l’issue de la procédure est l’analyse, à l’aune des faits jugés établis par les tribunaux, du lien de causalité entre l’activité de l’hôpital défendeur et les lésions subies par le nouveau-né. En effet, si la procédure interne a permis d’établir qu’une asphyxie périnatale avait été la cause des lésions subies par le premier requérant, la Cour suprême administrative a exclu tout lien de causalité entre l’activité du personnel soignant de l’hôpital défendeur et cette asphyxie. Elle est parvenue à cette conclusion en s’appuyant sur les rapports d’expertise émanant du cabinet médicolégal et du Conseil médicolégal de l’IML (paragraphes 20 et 23 ci-dessus). La Cour note à cet égard que, contrairement aux allégations du premier requérant, ces rapports tenaient compte de l’avis du centre médicolégal de Porto que la troisième requérante avait remis à l’IML (paragraphes 18, 20 et 25 ci-dessus).

85. Le premier requérant conteste l’indépendance et l’impartialité de l’IML. La Cour observe quant à elle que, d’une part, l’IML est un organe public dont le but est d’assister les tribunaux en réalisant des expertises médicolégales à leur demande (paragraphe 49 ci-dessus) et, d’autre part, ses experts sont soumis aux mêmes règles d’empêchement que celles qui s’appliquent aux juges, toute partie à une procédure pouvant demander leur récusation en vertu de l’article 570 du code de procédure civile (paragraphe 46 ci-dessus), possibilité dont le premier requérant n’a pas fait usage. Du reste, aucun élément du dossier ne permet de mettre en cause l’indépendance de l’IML et l’impartialité des personnes ayant rendu les expertises médicales en l’espèce.

86. La Cour constate, par ailleurs, que les rapports de l’IML répondent de manière claire à la principale question soulevée par les requérants (à cet égard, voir, a contrario, Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77‑86, 30 juin 2015, Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 67, 6 juin 2017, et Tülay Yıldız c. Turquie, no 61772/12, §§ 66‑69, 11 décembre 2018), c’est-à-dire celle de savoir si la césarienne a été pratiquée trop tard (paragraphe 16 ci-dessus). En l’occurrence, compte tenu des raisons qui avaient motivé la décision de recourir à une césarienne, les experts ont considéré que celle-ci avait été réalisée au moment adéquat (paragraphe 23 ci-dessus, point 7 de l’avis du 20 septembre 2007). Ils ont donc conclu qu’il n’y avait pas eu de retard dans l’intervention. Le Conseil médicolégal de l’IML a certes noté une défaillance au niveau de la surveillance du rythme cardiaque du fœtus, mais il a considéré que l’on ne pouvait spéculer sur ce qu’auraient été les circonstances de la naissance du premier requérant si la cardiotocographie avait été utilisée (paragraphe 23 ci-dessus). Ainsi, les conclusions des experts médicolégaux sont claires et suffisamment motivées. Elles répondent, du reste, à toutes les autres questions qui avaient été posées par les parties (paragraphes 18, 20 et 23 ci-dessus).

87. Se tournant vers la procédure menée devant les juridictions administratives, la Cour rappelle, de nouveau, que ce n’est pas simplement la durée de cette procédure, au regard de l’article 6 § 1 de la Convention qui est en cause. Il s’agit plutôt de savoir si, dans les circonstances de l’affaire prise globalement, l’État peut passer pour avoir satisfait à ses obligations procédurales au regard de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Byrzykowski, précité, § 90, G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, § 101, 1er décembre 2009 et, Fernandes de Oliveira c. Portugal, no 78103/14, § 139, 28 mars 2017). En l’espèce, l’action en responsabilité civile a été introduite le 22 décembre 2004, soit dix ans après les faits, par les deuxième et troisième requérants en leur qualité de représentants du premier requérant (paragraphes 4 et 10 ci-dessus). La procédure a été clôturée le 16 janvier 2014, soit neuf ans et vingt-sept jours plus tard, après avoir parcouru trois niveaux de juridiction. La Cour constate en particulier qu’il y a eu certains retards dans le traitement de l’affaire. Ainsi, alors que les requérants ont déposé l’acte introductif d’instance devant le tribunal administratif et fiscal de Braga le 22 décembre 2004, l’hôpital n’a été assigné que le 9 février 2006, soit plus d’un an plus tard (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). De même, alors que le rapport du Conseil médicolégal de l’IML a été établi le 20 septembre 2007, les audiences du tribunal n’ont commencé que le 16 avril 2009, soit un an et demi plus tard (paragraphes23‑24 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas fourni de justifications convaincantes et plausibles pour expliquer ces retards et la durée de la procédure interne. Or, comme la Cour l’a reconnu, un prompt examen est important afin qu’il puisse être remédié pour l’avenir aux éventuelles défaillances ou erreurs établies (Fernandes de Oliveira, précité, § 139).

88. En conclusion, la Cour estime que, face au grief défendable selon lequel une négligence médicale aurait été à l’origine du lourd handicap du premier requérant, la procédure administrative a été défaillante en ce qu’elle n’a pas apporté une réponse suffisamment prompte pour répondre aux exigences découlant de l’obligation procédurale que l’article 8 de la Convention fait peser sur les États.

89. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention dans le chef du premier requérant.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 de la convention combiné avec l’article 8 DE LA CONVENTION

90. Sur le terrain de l’article 14 de la Convention, le premier requérant se plaint d’un traitement discriminatoire. Il allègue qu’il aurait obtenu gain de cause devant les tribunaux si l’hôpital défendeur avait été un hôpital privé car alors la présomption de faute prévue à l’article 493 § 2 du code civil (paragraphe 45 ci-dessus) se serait appliquée, alors qu’elle a été écartée par la Cour suprême administrative en l’espèce.

91. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017). En l’espèce, le premier requérant ayant formulé des griefs relevant en substance du volet matériel de l’article 8 de la Convention, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner le grief de discrimination sous l’angle de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8. Il s’agit plus particulièrement de savoir si l’issue de la procédure a résulté d’une application discriminatoire d’une présomption juridique fondée sur l’article 493 § 2 du code civil, par rapport aux usagers qui se trouvaient dans une situation analogue à la sienne après avoir été traités dans un établissement hospitalier privé. L’article 8, en sa partie pertinente en l’espèce, est cité au paragraphe 65 ci-dessus, l’article 14 de la Convention, quant à lui, se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

1. Thèses des parties

92. Le premier requérant soutient que si les faits avaient eu lieu dans un établissement privé, la Cour suprême administrative aurait dû reconnaître la responsabilité du personnel médical en application de la présomption de faute prévue à l’article 493 § 2 du code civil, la partie défenderesse n’ayant pas réussi à prouver qu’elle avait pris toutes les mesures utiles pour éviter les lésions qu’il présentait à sa naissance. À l’appui de sa thèse, il cite deux arrêts de la Cour suprême : le premier, du 12 mars 2015, concernait une échographie qui n’avait pas permis de détecter des malformations graves, le second, du 2 juin 2015, concernait une opération de chirurgie plastique (paragraphes 55‑56 ci-dessus).

93. Le Gouvernement conteste les arguments du premier requérant. Il reconnaît qu’il existe en droit portugais une différence au niveau procédural entre la responsabilité civile découlant d’actions ou d’omissions imputables à des organes délivrant une prestation de service public (article 22 de la Constitution, paragraphe 42 ci-dessus) et la responsabilité civile découlant d’actions ou d’omissions imputables à des organes de prestation de service privée de l’État, mais il explique que cette différence est ancrée dans la tradition juridique nationale, et il considère qu’elle relève de la marge d’appréciation de l’État défendeur. Il expose que la prestation de soins de santé dans un établissement du système national de santé fait partie des obligations de l’État et relève de sa mission sociale. Ainsi, les soins de santé dispensés par les entités publiques relèveraient juridiquement d’une relation administrative entre le patient et l’entité correspondante, tandis que ceux prodigués par les établissements de santé privés relèveraient d’une relation contractuelle. L’une et l’autre situation ne seraient donc pas analogues juridiquement. Partant, la différence entre l’un et l’autre régime de responsabilité civile serait pleinement justifiée et nullement discriminatoire. Le régime de la responsabilité civile extracontractuelle découlant d’actes de prestation de service public ne serait d’ailleurs pas moins favorable aux usagers que le régime applicable aux actes de prestation de service privée. Il reposerait sur les mêmes critères que ceux appliqués dans les relations de droit civil : le fait illicite, la faute, le dommage et le lien de causalité entre l’acte et le dommage.

94. Le Gouvernement ajoute que l’article 8 du décret-loi no 48051 en vigueur au moment des faits prévoyait une responsabilité objective avec présomption de faute dans le cas des activités exceptionnellement dangereuses (paragraphe 43 ci-dessus), et que cette responsabilité était comparable à celle régie par l’article 493 § 2 du code civil (paragraphe 45 ci-dessus), seul le degré d’exigence étant différent. Il explique que la raison pour laquelle la présomption ne s’appliquait, dans le cas des actes de prestation de service public, qu’aux préjudices « spéciaux et anormaux » causés par une activité « exceptionnellement » dangereuse est que lorsque les entités privées exercent une activité dangereuse, c’est dans le but d’en retirer un bénéfice propre, alors que les activités dangereuses exercées dans le cadre public visent à bénéficier à l’usager, d’où des degrés de responsabilité différents.

95. Le Gouvernement ajoute qu’au demeurant, ce qui a déterminé l’issue de la procédure en l’espèce c’est l’exclusion par la Cour suprême administrative du lien de causalité entre la conduite du personnel soignant de l’hôpital São Marcos et les lésions constatées sur le nouveau-né, et que cette exclusion était fondée sur les faits tels qu’ils avaient été établis par les juridictions inférieures.

2. Appréciation de la Cour

96. La Cour rappelle que, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 de la Convention, il doit y avoir une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Cette différence de traitement est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des traitements distincts. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. (Fábián, précité, §§ 113-114, et références qui y sont citées).

97. S’agissant des différences de traitement qui ne sont pas fondées sur l’un des critères explicitement énumérés à l’article 14 de la Convention, seules celles qui sont fondées sur une caractéristique personnelle par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres sont susceptibles de relever de « toute autre situation » (other status, dans la version anglaise de la Convention), au sens de l’article 14 de la Convention, et de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de cette disposition (voir, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 70, CEDH 2010).

98. En l’espèce, la question se pose de savoir si l’on peut considérer que le premier requérant se trouvait dans une situation comparable aux personnes cherchant à obtenir une réparation en raison d’une négligence médicale alléguée survenue dans un hôpital privé. La Cour n’estime cependant pas nécessaire de se pencher sur la question, le grief du premier requérant tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 étant de toute façon irrecevable pour les raisons suivantes.

99. En effet, la Cour estime qu’en l’espèce, comme elle l’a déjà relevé ci-dessus, l’élément qui a joué un rôle déterminant dans l’analyse qu’ont faite les juridictions internes de la cause du requérant a été l’absence de lien de causalité, selon les conclusions de l’IML, entre les actions ou omissions du personnel soignant et les lésions du requérant (paragraphes 84 et 86 ci-dessus). Or, la Cour constate que, en droit interne, il n’existe de présomption quant à l’existence d’un lien de causalité ni en ce qui concerne les hôpitaux publics ni en ce qui concerne les hôpitaux privés (paragraphes 52-53 ci-dessus).

100. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le grief formulé sous l’angle de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, est manifestement mal fondé. Elle le déclare donc irrecevable, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

101. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

102. Le premier requérant demande deux millions d’euros (EUR) pour dommage matériel et moral.

103. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il estime surévaluées.

104. La Cour rappelle que les membres de la famille d’un requérant qui ont qualité pour poursuivre la procédure après le décès de celui-ci peuvent également se substituer à lui en ce qui concerne les prétentions au titre de la satisfaction équitable, pour ce qui est tant du dommage matériel que du dommage moral (Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 53, 12 décembre 2017 et les référence qui y sont citées). En l’espèce, la Cour a constaté une violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention à raison de l’absence d’une réponse prompte des juridictions internes, qui ont tardé à statuer sur les accusations de négligence médicale formulées par le premier requérant. Elle estime par conséquent qu’il y a lieu de réparer seulement le dommage subi de ce chef. Dès lors, en l’absence de lien de causalité entre la violation constatée et un éventuel dommage matériel, elle rejette toute prétention formulée sur ce terrain. En revanche, elle considère que le premier requérant a subi un dommage moral certain du fait de la durée de la procédure menée devant les juridictions administratives. Partant, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer aux parents du premier requérant, qui poursuivent la procédure devant elle, 6 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

105. Le premier requérant réclame également 32 900 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

106. Le Gouvernement conteste cette demande, qu’il estime déraisonnable, excessive et non étayée.

107. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux, et qu’en vertu de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement, il doit soumettre des prétentions chiffrées, ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi elle peut les rejeter en tout ou en partie (Mazelié c. France, no 5356/04, § 39, 27 juin 2006).

108. En l’espèce, compte tenu notamment de ce qu’elle n’a conclu à la violation de la Convention qu’à l’égard d’une partie des griefs formulés par le premier requérant, la Cour estime raisonnable d’allouer la somme de 10 000 EUR aux parents du premier requérant au titre des frais et dépens engagés aux fins de la procédure menée devant elle.

3. Intérêts moratoires

109. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête irrecevable en ce qui concerne le deuxième requérant et la troisième requérante ;
2. Dit que les parents du premier requérant ont qualité pour poursuivre la présente procédure en lieu et place de leur fils ;
3. Déclare la requête recevable quant aux griefs formulés par le premier requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 8 de la Convention dans le chef du premier requérant ;
5. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention dans le chef du premier requérant ;
6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux parents du premier requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

1. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse FreiwirthYonko Grozev
Greffière adjointePrésident

* * *

[1] On trouvera des explications sur le score d’Apgar à la note de bas de page no 1 de l’arrêt Aydoğdu c. Turquie (no 40448/06, 30 août 2016).


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