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20/10/2020 | CEDH | N°001-205221

CEDH | CEDH, AFFAIRE B. c. SUISSE, 2020, 001-205221


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE B. c. SUISSE

(Requête no 78630/12)

ARRÊT


Art 14 + 8 • Discrimination (sexe) • Cessation, à la majorité du dernier enfant, du paiement de la rente de parent veuf s’occupant à plein temps des enfants, lorsque le bénéficiaire est un homme • Prestation sociale en cause ayant eu un impact sur l’organisation et l’aménagement de la vie familiale du requérant • Absence de justification raisonnable • Référence aux traditions sociales insuffisante • Retour sur le marché du travail présentant la même difficulté

pour les deux sexes, à l’âge atteint par le requérant en l’espèce et après plusieurs années sans activité pr...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE B. c. SUISSE

(Requête no 78630/12)

ARRÊT

Art 14 + 8 • Discrimination (sexe) • Cessation, à la majorité du dernier enfant, du paiement de la rente de parent veuf s’occupant à plein temps des enfants, lorsque le bénéficiaire est un homme • Prestation sociale en cause ayant eu un impact sur l’organisation et l’aménagement de la vie familiale du requérant • Absence de justification raisonnable • Référence aux traditions sociales insuffisante • Retour sur le marché du travail présentant la même difficulté pour les deux sexes, à l’âge atteint par le requérant en l’espèce et après plusieurs années sans activité professionnelle

STRASBOURG

20 octobre 2020

Demande de renvoi devant la Grande Chambre en cours

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire B. c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Alena Poláčková,
María Elósegui,
Gilberto Felici,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée (no 78630/12) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, B. (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 novembre 2012,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu la décision du président de la section de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne une allégation de discrimination découlant de la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (« la LAVS »). Le requérant se dit victime, en tant que père s’occupant seul de ses enfants après le décès de son épouse, d’une discrimination par rapport aux mères qui assument seules la charge de leurs enfants, car il n’aurait plus droit à une rente de veuf depuis que sa fille cadette a atteint la majorité. Il invoque l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1953. Il est représenté par Me J. Luginbühl, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, représentant permanent de la Suisse auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. Après avoir perdu son épouse dans un accident, le requérant s’occupa à temps plein de leurs deux enfants, âgés à l’époque d’un an et neuf mois et de quatre ans respectivement. Il se vit alors accorder le bénéfice d’une rente de veuf et des prestations complémentaires. Le 9 septembre 2010, après avoir constaté que la fille cadette du requérant allait atteindre la majorité, la caisse de compensation (Ausgleichskasse) du canton d’Appenzell Rhodes‑Extérieures prit une ordonnance mettant fin au paiement de la rente de veuf du requérant sur le fondement de l’article 24, alinéa 2, de la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (« la LAVS »), qui prévoit l’extinction du droit à la rente de veuf lorsque le dernier enfant atteint l’âge de dix-huit ans (paragraphe 13 ci-dessous).

5. Le requérant forma opposition, considérant que l’article 24, alinéa 2, de la LAVS aurait dû être interprété conformément à l’article 8 de la Constitution suisse (« la Constitution ») qui consacre, dans son alinéa 3, le principe de l’égalité entre l’homme et la femme (paragraphe 11 ci-dessous).

6. Le 20 octobre 2010, la caisse de compensation rejeta l’opposition. Dans sa décision, elle releva que l’ordre juridique suisse ne prévoyait pas de contrôle de constitutionnalité, mais que les autorités devaient interpréter les lois fédérales dans le respect de la Constitution s’il existait une marge d’appréciation. Toutefois, elle se considéra liée par la teneur de l’article 24, alinéa 2, de la LAVS, cette disposition étant, selon elle, une norme claire insusceptible d’interprétation.

7. Le requérant forma un recours contre cette décision devant le tribunal cantonal, soutenant qu’il n’y avait pas de raisons objectives de le défavoriser par rapport à une veuve. Il fit valoir qu’il avait atteint l’âge de cinquante-sept ans et qu’il avait élevé seul ses deux enfants.

8. Le 22 juin 2011, le tribunal rejeta le recours. Il releva que les conditions d’obtention d’une rente respectivement applicables aux veuves et aux veufs en vertu des articles 23 et 24 de la LAVS étaient effectivement différentes, ce qui contrevenait a priori aux exigences de l’article 8 de la Constitution. Toutefois, il rappela que lors de l’élaboration de la dixième révision de la LAVS, le législateur était conscient de l’inégalité de traitement entre les veufs et les veuves et qu’il avait estimé, tout bien considéré, que les hommes au foyer étant encore relativement rares, on pouvait exiger d’eux qu’ils reprennent une activité professionnelle lorsque cessait leur obligation de prendre en charge leurs enfants. Le tribunal cantonal considéra que seul le législateur pouvait changer cet état de choses et qu’en tout état de cause, les tribunaux ne pouvaient refuser d’appliquer le texte clair de la loi.

9. Le requérant introduisit un recours devant le Tribunal fédéral, alléguant une violation de l’article 14 combiné avec les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1.

10. Par un arrêt du 4 mai 2012 (9C_617/2011), le Tribunal fédéral rejeta ce recours. Il estima qu’au regard de l’article 8, alinéa 3, de la Constitution, les distinctions fondées sur le sexe ne pouvaient se justifier que lorsque les différences biologiques ou fonctionnelles entre l’homme et la femme rendaient l’égalité de traitement tout simplement impossible. Il constata par ailleurs que la Suisse n’avait pas ratifié le Protocole no 1, et qu’elle n’était donc pas liée par ce texte et la jurisprudence y relative. En ce qui concerne le grief fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, le Tribunal fédéral considéra que la jurisprudence de la Cour ne permettait pas de déduire de l’article 8 de la Convention une obligation pour les États de fournir certaines prestations en matière d’assurances sociales.

Le Tribunal fédéral jugea en outre que la distinction opérée par les articles 23 et 24 de la LAVS était effectivement contraire au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré par l’article 8, alinéa 3, de la Constitution. Toutefois, il constata que le législateur, quoique conscient de cette non-conformité, n’y avait pas remédié puisque la onzième révision de la LAVS avait été rejetée. Il estima en conséquence que l’article 190 de la Constitution (paragraphe 11 ci-dessous) lui imposait – comme à toutes les autres autorités – d’appliquer les dispositions critiquées.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Le droit interne pertinent

11. Les dispositions pertinentes de la Constitution fédérale suisse sont libellées comme suit :

Article 8 – Égalité

« 1. Tous les êtres humains sont égaux devant la loi.

2. Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique.

3. L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale.

4. La loi prévoit des mesures en vue d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées. »

Article 190 – Droit applicable

« Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. »

12. L’article pertinent en l’espèce de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 est libellé comme suit :

Article 122 – Violation de la Convention
européenne des droits de l’homme

« La révision d’un arrêt du Tribunal fédéral pour violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH) peut être demandée aux conditions suivantes :

a) la Cour européenne des droits de l’homme a constaté, dans un arrêt définitif, une violation de la CEDH ou de ses Protocoles ;

b) une indemnité n’est pas de nature à remédier aux effets de la violation ;

c) la révision est nécessaire pour remédier aux effets de la violation. »

13. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale du 20 décembre 1946 sur l’assurance-vieillesse et survivants (« la LAVS ») sont libellées comme suit :

Article 23 – Rente de veuve et de veuf

« 1. Les veuves et les veufs ont droit à une rente si, au décès de leur conjoint, ils ont un ou plusieurs enfants.

2. Sont assimilés aux enfants de veuves ou de veufs :

a) les enfants du conjoint décédé qui, lors du décès, vivaient en ménage commun avec la veuve ou le veuf et qui sont recueillis par le survivant, au sens de l’art. 25, al. 3 ;

b) les enfants recueillis au sens de l’art. 25, al. 3, qui, lors du décès, vivaient en ménage commun avec la veuve ou le veuf et qui sont adoptés par le conjoint survivant.

3. Le droit à la rente de veuve ou de veuf prend naissance le premier jour du mois qui suit le décès du conjoint et, lorsqu’un enfant recueilli est adopté conformément à l’al. 2, let. b, le premier jour du mois suivant l’adoption.

4. Le droit s’éteint :

a) par le remariage ;

b) par le décès de la veuve ou du veuf.

5. Le droit renaît en cas d’annulation du mariage ou de divorce. Le Conseil fédéral règle les détails. »

Article 24 – Dispositions spéciales

« 1. Les veuves ont droit à une rente si, au décès de leur conjoint, elles n’ont pas d’enfant ou d’enfant recueilli au sens de l’art. 23, mais qu’elles ont atteint 45 ans révolus et ont été mariées pendant cinq ans au moins. Si une veuve a été mariée plusieurs fois, il sera tenu compte, dans le calcul, de la durée totale des différents mariages.

2. Outre les causes d’extinction mentionnées à l’art. 23, al. 4, le droit à la rente de veuf s’éteint lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans. »

Article 25 – Rente d’orphelin

« 1. Les enfants dont le père ou la mère est décédé ont droit à une rente d’orphelin. En cas de décès des deux parents, ils ont droit à deux rentes d’orphelin.

2. Les enfants trouvés ont droit à une rente d’orphelin.

3. Le Conseil fédéral règle le droit à la rente d’orphelin pour les enfants recueillis.

4. Le droit à une rente d’orphelin prend naissance le premier jour du mois suivant le décès du père ou de la mère. Il s’éteint au 18e anniversaire ou au décès de l’orphelin.

5. Pour les enfants qui accomplissent une formation, le droit à la rente s’étend jusqu’au terme de cette formation, mais au plus jusqu’à l’âge de 25 ans révolus. Le Conseil fédéral peut définir ce que l’on entend par formation. »

II. Les travaux préparatoires à la LAVS relatifs à la rente de veuve et de veuf et les tentatives de réforme

14. La rente de veuve a été créée en Suisse en 1948, en même temps que l’assurance-vieillesse et survivants (« l’AVS »). À cette époque, les femmes mariées, a fortiori les mères, se retrouvaient à l’écart du marché du travail au moment de fonder une famille. Il s’agissait donc essentiellement de savoir, pour définir les conditions d’accès au droit à la rente, si l’on pouvait raisonnablement exiger des veuves qu’elles commencent à exercer ou, plus rarement, qu’elles reprennent une activité lucrative au moment du décès de leur mari (rapport de la Commission fédérale d’experts pour l’introduction de l’AVS du 16 mars 1945, pp. 64 et suiv., et message du Conseil fédéral du 24 mai 1946 relatif à un projet de loi sur l’assurance-vieillesse et survivants, Feuille fédérale, FF 1946 II 353).

15. La rente de veuf a été introduite en 1997, lors de la dixième révision de l’AVS. Le gouvernement a accompagné la présentation du projet de loi au Parlement des considérations suivantes (message du Conseil fédéral du 5 mars 1990 concernant la dixième révision de l’AVS, FF 1990 II 1, pp. 37 et suiv.) :

« Le droit en vigueur ne connaît que la rente de veuve et ignore la rente de veuf. Or, de nos jours, les épouses exercent de plus en plus souvent une activité lucrative, que ce soit à plein temps ou à temps partiel.

S’agissant des cas dans lesquels le mari se consacre aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants, celui-ci ne bénéficie d’aucune protection sociale de l’AVS si son épouse décède.

Nous proposons dès lors d’introduire le principe d’une rente de veuf. Un tel droit ne doit toutefois exister que si le veuf a des enfants à charge âgés de moins de 18 ans.

De par la limitation prévue, nous sommes conscients que les veuves et les veufs ne sont pas traités sur un pied d’égalité ; nous estimons néanmoins que la différence de traitement prévue se justifie encore pour le moment.

L’octroi d’une rente de veuf aux mêmes conditions que celles prévalant pour les veuves excéderait le cadre financier défini pour la présente révision.

Une alternative pourrait le cas échéant être trouvée dans une formulation plus restrictive des conditions d’octroi d’une rente de veuve, dans le sens de la proposition que nous avons soumise en avril 1988. Celle-ci se heurta à juste titre aux critiques au vu des difficultés inhérentes à l’idée d’un retour à la vie active des veuves plus âgées. On ne saurait en effet nier que l’image du soutien de famille véhiculée traditionnellement par le mariage est encore largement répandue. L’AVS n’a pas le droit d’ignorer que les femmes retirées de la vie professionnelle depuis des années risquent de devoir faire face à de graves problèmes financiers après le décès de leur mari si les conditions d’octroi d’une rente de veuve devenaient plus sévères.

Le mariage qui consacre « l’homme au foyer » est pour sa part assez rare encore. Il n’empêche que même dans ces cas, on peut à notre sens attendre du mari qu’il reprenne l’exercice d’une activité lucrative après avoir mené à bien l’éducation des enfants. L’inégalité de traitement préconisée entre les veuves et les veufs nous paraît dès lors encore défendable aujourd’hui. »

16. Depuis 2000, le gouvernement a essayé à plusieurs reprises de réformer le régime de la rente de veuve et de veuf, en particulier pour harmoniser progressivement le droit des veuves à la rente avec celui des veufs, en vain. L’égalité de traitement entre veuves et veufs n’est à l’heure actuelle pas envisagée par le législateur.

17. En 2000, le gouvernement a présenté un projet de onzième révision de l’AVS. Jugeant insatisfaisantes les dispositions en vigueur concernant les veuves et les veufs, le Conseil fédéral a proposé de limiter progressivement le droit des veuves à la rente pour l’aligner sur celui des veufs après une phase de transition, tout en assouplissant les conditions d’octroi de la rente de veuf. Ces propositions auraient permis d’améliorer la situation des veufs. Toutefois, elles visaient surtout à durcir les conditions applicables aux veuves, le Conseil fédéral n’ayant pas envisagé d’harmoniser la situation des veufs avec celle des veuves avec enfants en étendant les prestations. En tout état de cause, cette réforme fut rejetée en votation populaire en 2004.

18. En 2005, le gouvernement présenta une nouvelle version de son projet de onzième révision de l’AVS, qui laissait toutefois inchangées les conditions d’accès à la rente de conjoint survivant. Ce nouveau projet fut rejeté en vote final au Parlement en 2010.

19. En réponse à une motion déposée au Conseil des États le 26 mars 2007 par la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique (motion 07.3276), qui demandait au Conseil fédéral d’élaborer un projet de loi visant à aligner le statut des veufs ayant des enfants sur celui des veuves, ce dernier fit savoir qu’il s’opposait à l’approbation de cette motion pour un certain nombre de raisons, dont les coûts supplémentaires occasionnés par un tel ajustement, estimés à 200 millions de francs suisses, tout en admettant que les règles alors en vigueur entraînaient des inégalités entre veuves et veufs avec enfants. Compte tenu de l’évolution prévisible des finances de l’AVS, le Conseil fédéral refusa une telle augmentation des charges.

20. En 2014, le gouvernement présenta un projet de réforme « Prévoyance vieillesse 2020 » (« la réforme 2020 ») qui proposait, entre autres, d’adapter les prestations de survivants à la situation dans laquelle les veuves se trouvaient à cette époque, sans toutefois placer sur un pied d’égalité les veufs et les veuves. Le gouvernement estimait en effet que le système alors en vigueur n’était plus adapté au contexte de l’époque, mais que les réalités sociales ne permettaient pas d’uniformiser totalement les conditions auxquelles l’AVS subordonnait le droit à une rente de veuve et celles ouvrant droit à une rente de veuf. Pour formuler ses propositions, le gouvernement s’était fondé sur des données objectives issues d’une étude sur la situation économique des veuves et des veufs, d’où il ressortait que la couverture de la perte de revenu causée par un décès était bien assurée en Suisse et que le veuvage pouvait s’accompagner d’une modification des comportements sur le marché du travail. L’étude établissait que les veufs se trouvaient d’ordinaire dans une meilleure situation économique que les veuves, pour des raisons principalement liées au marché du travail et aux inégalités subsistant entre les hommes et les femmes dans ce domaine. Compte tenu du nombre croissant de femmes exerçant une activité lucrative et de l’évolution de la répartition des rôles au sein de la famille et dans la vie professionnelle, le gouvernement considérait que le risque lié au décès devait être couvert de manière plus ciblée. La réforme 2020 prévoyait en conséquence de supprimer, au terme d’une longue période transitoire, la rente de veuve pour les femmes sans enfant, mais ne modifiait que très légèrement les conditions d’obtention de la rente de veuf, dont le versement devait prendre fin – comme c’était alors le cas – au dix-huitième anniversaire du dernier enfant.

21. La réforme 2020 fut approuvée par le Parlement le 17 mars 2017. Après en avoir délibéré, les deux chambres décidèrent de ne pas modifier le système des rentes de veuve et de veuf en vigueur. Lors d’une votation populaire du 24 septembre 2017, le projet « Prévoyance vieillesse 2020 » fut rejeté.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

22. Le requérant soutient que, contrairement à une veuve dans une situation analogue, il n’a plus droit à une rente de veuf depuis que sa fille cadette a atteint la majorité, et s’estime de ce fait victime d’une discrimination. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Les passages pertinents de l’article 14 sont ainsi libellés :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

L’article 8 est rédigé en ces termes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

1. Les thèses des parties

a) Le Gouvernement

23. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer irrecevable le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8, à titre principal pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention conformément à l’article 35 § 3 a) de la Convention et, à titre subsidiaire, pour défaut manifeste de fondement.

24. Le Gouvernement indique que la rente pour conjoint survivant de l’AVS est un revenu de remplacement visant à atténuer les conséquences financières découlant du décès du soutien de famille. Cette rente ne serait donc pas comparable aux prestations visant spécifiquement et directement à favoriser la vie familiale et à l’entretien des enfants, dont le coût est couvert par la rente d’orphelin de l’AVS (article 25 de la LAVS). La rente pour conjoint survivant de l’AVS n’aurait donc pas pour but de favoriser la famille, et elle n’aurait pas non plus d’incidence sur l’organisation de la vie familiale.

25. Le Gouvernement plaide que dans l’affaire Di Trizio c. Suisse (no 7186/09, 2 février 2016), la Cour a considéré que l’application à la requérante de la « méthode mixte » de calcul du taux d’invalidité était susceptible d’influencer celle-ci et son époux dans la manière dont ils se répartissaient les tâches au sein de la famille et, partant, d’avoir un impact sur l’organisation de leur vie familiale et professionnelle. Il partage l’avis exprimé par les juges de la minorité, selon lequel un critère d’application de l’article 8 aussi souple est problématique.

26. Soulignant que le requérant pouvait prévoir que sa rente de veuf serait supprimée à la majorité de sa fille cadette, le Gouvernement estime que l’intéressé n’a pas démontré dans quelle mesure l’organisation de sa vie familiale en a été affectée ni en quoi il lui était impossible de reprendre une activité lucrative à la majorité de sa fille cadette.

27. Enfin, le Gouvernement argue que s’il suffisait qu’une prestation pécuniaire soit versée à un membre d’une famille pour que l’article 8 s’applique, il s’ensuivrait que l’ensemble des prestations financières étatiques se trouveraient soumises à l’empire de cette disposition. À son avis, une telle interprétation extensive du champ d’application de l’article 8 n’est pas souhaitable et aurait des conséquences fâcheuses en ce qu’elle érigerait la Cour en tribunal suprême des assurances sociales.

28. Pour ces raisons, le Gouvernement estime que l’article 8 ne s’applique pas au cas d’espèce et, en conséquence, que l’article 14 ne s’y applique pas non plus.

b) Le requérant

29. Le requérant considère que son grief est recevable.

30. Il soutient que l’article 14 de la Convention est applicable au cas d’espèce. Il estime que la Cour doit en l’espèce se prononcer sur son seul cas, et qu’il ne s’agit pas pour elle de rendre une décision de principe.

31. Il expose qu’à la date de l’arrêt du versement de sa rente de veuf, le 1er décembre 2010, il a dû solliciter une aide sociale afin de subvenir à ses besoins. En outre, il indique que ses chances de trouver du travail avec sa formation de technicien textile étaient faibles, car il était déjà âgé de cinquante-sept ans à ce moment-là. Il affirme par ailleurs souffrir depuis longtemps de problèmes de santé et joint à ses observations devant la Cour des certificats médicaux établis en 2011 et 2017. Pour ces raisons, il estime que l’arrêt du versement de la rente a eu, et a toujours, des répercussions importantes sur sa vie familiale.

32. Le requérant argue que la Cour interprète aujourd’hui le caractère accessoire de l’article 14 moins restrictivement qu’auparavant. Selon lui, il suffit juste que l’état de fait à juger entre dans le champ d’application du droit conventionnel en cause. En la matière, la Cour aurait élargi sa jurisprudence vers un droit de participation sociale et, dès lors que l’État garantit volontairement des prestations sociales, l’individu aurait le droit de ne pas en être exclu.

33. Enfin, l’intéressé expose que dans l’affaire Willis c. Royaume-Uni (no 36042/97, CEDH 2002 IV), la Cour a jugé que la législation nationale enfreignait l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 et qu’elle a condamné le Royaume-Uni à verser une rente de veuf au requérant. L’intéressé estime que le fait que la Cour se soit fondée dans cette affaire sur cette dernière disposition et qu’elle ait laissé ouverte la question de savoir si le requérant pouvait également se prévaloir de la protection de l’article 8 de la Convention n’implique pas que l’applicabilité de cet article soit d’emblée exclue dans la présente affaire.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes relatifs à l’applicabilité des articles 14 et 8 de la Convention

34. En ce qui concerne la protection contre la discrimination, il convient de rappeler que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi d’autres, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003‑VIII, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 53, 24 janvier 2017, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017). Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits substantiels garantis par la Convention. Il est nécessaire et suffisant que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention ou de ses Protocoles (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).

35. La Cour rappelle également que la Convention ne crée pas, en tant que tel, de droit à une pension ou autre prestation sociale d’un montant particulier (Youri Romanov c. Russie, no 69341/01, § 45, 25 octobre 2005). Par ailleurs, la Convention ne garantit aucun droit à jouir d’un certain niveau de vie (Vassilenkov c. Ukraine, no 19872/02, § 18, 3 mai 2005).

36. En ce qui concerne l’aspect « vie familiale » de l’article 8, la Cour rappelle tout d’abord que cette notion ne comprend pas uniquement des relations à caractère social, moral ou culturel ; elle englobe aussi des intérêts matériels (Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004).

37. La Cour rappelle ensuite que des mesures permettant à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper de ses enfants sont des mesures qui favorisent la vie familiale et qui ont ainsi une incidence sur l’organisation de celle-ci ; de telles mesures entrent dans le champ d’application de l’article 8 (voir, notamment, Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 130, CEDH 2012 ; voir dans le même sens Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 29, 31 mars 2009, et Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 41, 8 avril 2014).

38. En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour rappelle qu’il s’agit d’une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 52, CEDH 2009, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002‑I, et Otgon c. République de Moldova, no 22743/07, 25 octobre 2016).

39. Dans une affaire dirigée contre la Suisse et tranchée en 2016 (Di Trizio, précitée), la Cour a estimé que le grief de la requérante relevait de l’article 8 sous son volet « familial » parce que l’affaire concernait des questions liées à l’organisation de la vie familiale. Pour se prononcer ainsi, la Cour a relevé que le régime juridique en vigueur – la méthode mixte de calcul du taux d’invalidité – s’appliquait dans la grande majorité des cas aux femmes qui souhaitaient travailler à temps partiel après la naissance d’enfants. Elle a également noté que le Tribunal fédéral avait lui-même reconnu que la méthode mixte pouvait parfois conduire à la perte de la rente d’invalidité, notamment chez les femmes qui, après avoir enfanté, travaillaient à temps partiel. Elle a conclu que l’application de la méthode mixte à la requérante était susceptible d’influencer celle-ci et son époux dans la manière dont ils se répartissaient les tâches au sein de la famille et, partant, d’avoir un impact sur l’organisation de leur vie familiale et professionnelle.

40. Dans une autre affaire dirigée contre la Suisse (Belli et Arquier‑Martinez c. Suisse, no 65550/13, 11 décembre 2018), les requérantes invoquaient le respect de leur vie privée, de leur unité familiale et de leur autonomie pour s’opposer à la décision des autorités compétentes de révoquer leur droit à deux types de rente (une allocation pour impotent et une rente extraordinaire de l’assurance-invalidité) au motif qu’elles avaient déménagé au Brésil. Elles soutenaient que la première requérante, une adulte lourdement handicapée, avait besoin du soutien de sa mère, la seconde requérante, qui vivait au Brésil auprès de son époux pour des raisons professionnelles. La Cour a estimé que le refus de verser les rentes à l’étranger était susceptible d’influencer l’organisation de la vie familiale des requérantes, et que leur grief tombait de ce fait sous l’empire de l’article 8 de la Convention.

b) Application des principes susmentionnés

41. Avant d’examiner la question de savoir si le requérant peut, dans le cas d’espèce, se prévaloir de la protection de l’article 8, la Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 86, CEDH 2009, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). En d’autres termes, il convient donc de prendre en compte les spécificités du cas concret et, notamment, les réalités sociales et familiales du requérant.

42. S’agissant du cas d’espèce, le requérant fait valoir que, contrairement à une veuve placée dans une situation analogue, il n’a plus droit à une rente de veuf depuis la majorité de sa fille cadette. De ce fait, il s’estime victime d’une discrimination au sens de l’article 14 de la Convention.

43. À la lumière de la jurisprudence citée, la Cour estime que le grief du requérant relève du champ d’application de l’article 8 puisque la rente de veuve et de veuf vise à exempter le conjoint survivant de la nécessité d’exercer une activité rémunérée afin qu’il puisse avoir le temps de s’occuper de ses enfants. La Cour considère que cette prestation revêt donc clairement un caractère « familial », car elle a de réelles incidences sur l’organisation de la vie familiale du requérant (voir, mutatis mutandis, Di Trizio, précité, § 62).

44. La Cour estime également que la rente de veuf a eu des répercussions très concrètes sur le requérant. Elle rappelle, à cet égard, que l’épouse du requérant a péri dans un accident, laissant des enfants âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans respectivement. Depuis lors, le requérant, qui travaillait avant la mort de son épouse, s’est occupé exclusivement de ses enfants sans pouvoir exercer son métier. Âgé de cinquante-sept ans au moment de l’arrêt du versement de la rente, il avait cessé toute activité lucrative depuis plus de seize ans. Lorsque le Tribunal fédéral a rendu son arrêt, le requérant avait déjà cinquante-neuf ans. La Cour reconnaît qu’une réintégration au marché de travail n’était que difficilement envisageable à cet âge-là. Dans ces conditions, la Cour est d’avis que la rente de veuf, que le requérant a reçue depuis le décès de son épouse et qui a été supprimée à la majorité du dernier enfant du requérant, a eu un impact sur la manière dont l’intéressé a organisé et aménagé sa vie familiale.

45. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le grief tel que formulé par le requérant tombe sous l’empire de l’article 8. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 est applicable en l’espèce. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’inapplicabilité de ces dispositions au cas d’espèce.

46. La Cour constate, en outre, que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, il y a lieu de la déclarer recevable.

2. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Le requérant

47. Le requérant expose qu’il ne perçoit plus de rente de veuf depuis le 1er décembre 2010, parce que son dernier enfant était devenu majeur, et soutient que cela ne serait pas arrivé s’il avait été une femme. Il y voit une discrimination manifeste fondée sur le sexe. Il estime que la réglementation actuelle de la rente de veuve et de veuf en Suisse comporte à l’évidence une disparité liée au sexe au détriment des hommes.

48. Le requérant allègue que le Tribunal fédéral a lui-même considéré, à juste titre, que les dispositions constitutionnelles de l’article 8 (Égalité) prohibent toute distinction juridique fondée sur le sexe. Il ajoute que selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, les distinctions fondées sur le sexe ne peuvent se justifier que lorsque les différences biologiques ou fonctionnelles entre l’homme et la femme rendent l’égalité de traitement tout simplement impossible. D’après lui, il serait à l’évidence aisé d’aligner la réglementation de la rente des veufs sur celle de la rente des veuves. Pourtant, le législateur suisse ne serait jamais parvenu à faire passer la modification pertinente de la LAVS, alors pourtant que le modèle du mari pourvoyeur serait révolu depuis longtemps.

49. Le requérant estime que le Tribunal fédéral était tenu de répondre à la question de la discrimination dès lors que la Convention est directement applicable en Suisse et que, selon un rapport du Conseil fédéral du 5 mars 2010 portant sur la relation entre le droit international et le droit interne (Feuille fédérale, FF 2010, pp. 2109 et suiv.), l’article 190 de la Constitution ne constitue pas un obstacle absolu à l’exercice de la juridiction constitutionnelle.

50. Le requérant soutient que seuls des « motifs très sérieux » peuvent justifier une inégalité de traitement fondée sur le sexe, ce que l’on pouvait déjà déduire de l’arrêt Burghartz c. Suisse (22 février 1994, série A no 280‑B), qui portait sur le régime des noms de famille. Il rappelle qu’il avait déjà cinquante-sept ans lorsqu’il a été mis fin au versement de sa rente. Il souligne que même les veuves sans enfant perçoivent une rente si elles ont quarante-cinq ans révolus et qu’elles ont été mariées pendant au moins cinq ans. Il signale qu’il a été marié pendant cinq ans et demi avant de perdre son épouse, âgée de vingt-six ans à peine au moment de son décès, et qu’il est depuis lors père célibataire. Pour ces raisons également, il s’estime victime d’une discrimination par rapport aux veuves.

51. Le requérant est d’avis que l’arrêt Andrle c. République tchèque (no 6268/08, 17 février 2011), cité par le Gouvernement, n’est pas pertinent en l’espèce dans la mesure où il concernait une rente de vieillesse, et non une rente de veuve. Par ailleurs, selon lui, en République tchèque, une rente de vieillesse est manifestement soumise au critère de l’âge, ce qui est également le cas en Suisse.

52. Le requérant avance que la rente de veuve et de veuf est fondée sur le modèle – depuis longtemps obsolète – du « mari pourvoyeur » auquel l’introduction de l’article 23, alinéa 1, combiné avec l’article 24, alinéa 2, et l’article 24, alinéa 1, de la LAVS n’aurait rien changé. Il expose, par ailleurs, que le législateur n’a jamais réussi à corriger cette inégalité de traitement. À cet égard, il signale que la onzième révision de l’AVS n’a jamais été réalisée et qu’elle n’aurait de toute façon rien changé pour les veufs en ce qui concerne l’article 24, alinéas 1 et 2, de la LAVS, comme l’observe aussi le Gouvernement à juste titre. Enfin, il considère que les prétendus coûts supplémentaires de 200 millions de francs suisses invoqués par le Gouvernement sont des raisons purement financières qui ne sauraient légitimer, entre autres, la différence de traitement dont il a fait l’objet quant à la rente de veuf.

53. Compte tenu de ce qui précède, le requérant conclut qu’il n’existe pas en l’espèce de « motifs très sérieux » – au sens de la jurisprudence de la Cour – propres à justifier l’inégalité de traitement fondée sur le sexe dont il se dit victime. De son point de vue, des raisons purement financières ou liées à la tradition ne sauraient suffire à justifier une telle discrimination, qui ne saurait davantage se justifier par les différences biologiques et fonctionnelles érigées en critères de distinction par le Tribunal fédéral. En conséquence, l’inégalité de traitement litigieuse ne serait pas objectivement et raisonnablement justifiée. Force serait donc de conclure à l’existence d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

b) Le Gouvernement

54. Le Gouvernement est conscient que les veuves et les veufs ne sont pas traités sur un pied d’égalité, mais il estime que la différence de traitement prévue est objectivement et raisonnablement justifiée.

55. En ce qui concerne le but légitime, le Gouvernement explique que la rente de veuve repose sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsque celle-ci a des enfants (article 23, alinéas 1 et 2 de la LAVS, paragraphe 13 ci-dessus). Présumée dépendante de son mari du point de vue financier, l’épouse recevrait en règle générale une rente de veuve au décès de celui-ci, le veuf n’ayant pour sa part pas droit à une prestation correspondante. Le Gouvernement estime que les veuves doivent encore bénéficier d’une protection supérieure. Par conséquent, il considère que la différence de traitement litigieuse a un but légitime. Il voit sa position confirmée, mutatis mutandis, par l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrle (précitée, § 53).

56. S’agissant de l’exigence de proportionnalité, le Gouvernement renvoie à l’arrêt Andrle, précité, d’où il ressortirait que l’article 14 n’interdit pas aux États membres de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux et qu’il leur laisse une grande marge d’appréciation sur les questions sociales.

57. Le Gouvernement cite également l’arrêt Petrovic c. Autriche (27 mars 1998, § 40, Recueil 1998‑II), où était en cause le refus des autorités d’accorder au requérant une allocation de congé parental. Dans son arrêt, la Cour aurait conclu que les autorités autrichiennes n’avaient pas excédé la marge d’appréciation dont elles bénéficiaient et que la différence de traitement litigieuse n’était pas discriminatoire au sens de l’article 14. Elle aurait considéré qu’à l’époque des faits, c’est-à-dire à la fin des années 80, il n’existait pas de dénominateur commun aux systèmes juridiques des États dans ce domaine, la majorité des États contractants ne prévoyant pas le versement d’une allocation de congé parental au père.

58. Le Gouvernement soutient que les mêmes considérations doivent s’appliquer au cas d’espèce. En effet, la différence entre les conditions d’octroi de la rente de veuve et de la rente de veuf puiserait son origine dans les circonstances prévalant à l’époque de la création de cette prestation. La rente de veuve aurait été créée en 1948, pour répondre au besoin de protection des femmes mariées en cas de décès de leur mari, à une époque où celles-ci se consacraient aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants tandis que leur époux assurait leur soutien financier. La rente de veuf aurait été introduite en 1997, pour tenir compte de l’augmentation du nombre de femmes mariées exerçant une activité lucrative et dans le souci de protéger également les hommes mariés qui se consacraient aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants en cas de décès de leur épouse. Toutefois, le législateur aurait estimé que seuls les veufs ayant des enfants à charge âgés de moins de dix-huit ans pouvaient bénéficier d’un tel droit.

59. Le Gouvernement indique également que, dans un souci d’égalité de traitement, il a plusieurs fois été envisagé d’aligner les conditions d’octroi de la rente de veuve sur celles de la rente de veuf. Un tel nivellement « par le bas » des conditions d’octroi de la rente de veuve coïnciderait d’ailleurs avec les règles en vigueur dans de nombreux États européens. Jusqu’à présent, et bien que cette question ait été amplement débattue, l’idée d’établir une égalité de traitement entre les rentes de veuve et de veuf aurait été sciemment abandonnée, au motif que la protection supérieure accordée aux veuves se justifiait encore. À titre d’exemple, dans le cadre de la réforme 2020, le Conseil fédéral aurait proposé d’adapter les prestations de survivants à la situation actuelle des veuves, sans toutefois prévoir une égalité parfaite entre veufs et veuves, en s’appuyant sur les données issues d’une étude sur la situation économique des veuves et des veufs. Toutefois, bien qu’ayant estimé que le système en vigueur n’était plus adapté au contexte actuel, le Conseil fédéral aurait constaté que les réalités sociales ne permettaient pas d’uniformiser totalement les conditions auxquelles l’AVS subordonnait le droit à une rente de veuve et celles ouvrant droit à une rente de veuf.

60. Compte tenu de ce qui précède, le Gouvernement conclut que la différence opérée par le législateur suisse repose sur une justification objective et raisonnable. Il estime qu’il ne peut lui être reproché de modifier progressivement son système de rentes, en tenant compte des réalités sociales propres à la Suisse. Il considère par conséquent que la Suisse n’a pas excédé la marge d’appréciation dont elle bénéficie dans ce domaine et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

2. L’appréciation de la Cour

a) Les principes applicables

61. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 89, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 88, Recueil 1997‑VII, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 71, CEDH 2006‑VIII).

62. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 14 est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 90, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, § 177).

63. En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Belli et Arquier-Martinez, précité, § 91). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

64. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Konstantin Markin, précité, § 126, et Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Weller, précité, § 28, Stec et autres, précité, §§ 63-64, Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

65. La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est depuis longtemps un but important des États membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (Konstantin Markin, précité, § 127, Burghartz, § 27, précité, et Schuler‑Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général, ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli, précité, § 63).

b) Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

i. Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14

66. Le requérant soutient qu’il a subi une discrimination par rapport aux veuves en raison de l’arrêt du versement de sa rente de veuf intervenu à la majorité de sa fille cadette, puisqu’une veuve se trouvant dans la même situation n’aurait pas perdu son droit à une rente. Compte tenu de ce qui précède, le requérant peut à bon droit se dire victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention.

67. Par ailleurs, la Cour relève que dans ses observations, le requérant semble faire allusion à une autre discrimination fondée sur le sexe, qui serait inhérente aux articles 23 et 24 précités de la LAVS (paragraphe 13 ci‑dessus) : les veuves sans enfant au décès de leur conjoint auraient droit à une rente de veuve, à condition d’avoir quarante-cinq ans révolus et d’avoir été mariées pendant cinq ans au moins, alors que les veufs satisfaisant aux mêmes conditions n’auraient pas droit à une rente de veuf. Le requérant ayant deux enfants dont il s’est occupé après avoir perdu son épouse, il n’y a pas lieu en l’espèce de répondre à la question de savoir si la différence de traitement à laquelle l’intéressé fait allusion est ou non compatible avec l’article 14 de la Convention.

ii. Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues

68. La Cour estime que le requérant a subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf. Elle observe que même après la majorité de leur dernier enfant, les veuves conservent leur droit à la rente, et que le requérant, bien que se trouvant dans une situation identique, n’a pas été traité de la même façon.

69. La Cour observe que les autorités ont refusé au requérant le bénéfice de la rente de veuf pour le seul motif qu’il est un homme. Elles n’ont pas soutenu que l’intéressé ne remplissait pas telle ou telle autre condition légale d’attribution de cette prestation. Dès lors, il se trouvait dans une situation analogue à celle d’une femme quant à son droit à cette prestation (voir, mutatis mutandis, Willis, précité, 41).

70. Il reste à savoir si cette différence de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée.

iii. Sur la question de savoir si l’inégalité de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée

71. Le Gouvernement soutient que la rente de veuve se fonde sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants. Il ajoute qu’il est encore aujourd’hui justifié d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. La Cour est prête à accepter que l’argument avancé par le Gouvernement justifie objectivement l’inégalité de traitement litigieuse. En revanche, elle estime que la question de savoir si cette inégalité revêt un caractère raisonnable doit faire l’objet d’un examen rigoureux.

72. S’agissant du caractère raisonnable de la différence de traitement, la Cour rappelle que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe, et cela indépendamment de la question de savoir si la discrimination alléguée frappe une femme ou, comme en l’espèce, un homme.

73. La Cour n’exclut pas que la création d’une rente de veuve non accompagnée d’une prestation équivalente au profit des veufs puisse se justifier par le rôle et le statut qui étaient assignés aux femmes dans la société à l’époque de l’adoption de la loi pertinente, à savoir en 1948 (paragraphe 14 ci-dessus). Par ailleurs, il n’y a pas lieu de répondre à la question de savoir si l’inégalité de traitement en cause, apparue avec l’introduction de la rente de veuf en 1997, était encore justifiée à ce moment-là.

74. Toutefois, la Cour rappelle à cet égard que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, ou Kress c. France [GC], no 39594/98, § 70, CEDH 2001‑VI). Elle réaffirme également que des références aux traditions, présupposés d’ordre général, ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent plus aujourd’hui à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Il s’ensuit que le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur »), en particulier lorsque celle-ci a des enfants, afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves.

75. S’agissant plus spécifiquement du cas d’espèce, la Cour rappelle que l’épouse du requérant a péri dans un accident alors que leurs enfants étaient âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans respectivement. Depuis lors, le requérant, qui travaillait avant la mort de son épouse, s’est occupé exclusivement de ses enfants sans pouvoir exercer son métier. Âgé de cinquante-sept ans au moment de l’arrêt du versement de la rente, le requérant avait cessé toute activité lucrative depuis plus de seize ans. La Cour ne voit pas pourquoi le requérant aurait eu à cet âge-là moins de difficultés à réintégrer le marché du travail qu’une femme dans une situation analogue, ni pourquoi l’arrêt du versement de la rente l’aurait affecté dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables.

76. Enfin, la Cour observe que les diverses tentatives entreprises depuis 2000 par le Gouvernement pour réformer le régime de la rente de veuve et de veuf, qui visaient en particulier à harmoniser progressivement le droit à la rente des veuves avec celui des veufs, ont échoué (paragraphes 16‑20 ci‑dessus). Elle note que le Tribunal fédéral a admis que les dispositions pertinentes étaient à l’évidence contraires au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré à l’article 8, alinéa 3, de la Constitution, qu’il a souligné que le législateur, quoique conscient de cette non-conformité, n’y avait cependant pas remédié ultérieurement, et qu’il a conclu que la loi en vigueur devait être appliquée par lui et les autres autorités en vertu de l’article 190 de la Constitution (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour ne saurait admettre que cette conclusion puisse justifier la différence de traitement dont le requérant a été victime. Elle réaffirme que l’article premier de la Convention oblige les États parties à respecter les droits de l’homme découlant de cet instrument. Si elle laisse aux États le choix des moyens à employer pour garantir lesdits droits et ne leur impose aucun modèle à cet égard, elle se réserve le droit d’exercer un contrôle rigoureux du respect effectif des droits en question dans leur application concrète.

77. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne saurait conclure qu’il existait en l’espèce des « considérations très fortes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe dénoncée par le requérant. En conséquence, elle considère que le Gouvernement n’a pas fourni de justification raisonnable à l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime. La Cour tient à souligner que cette conclusion ne saurait être interprétée de manière à encourager le Gouvernement suisse à supprimer ou réduire ladite rente en faveur des femmes en vue de la rectification de l’inégalité de traitement constaté.

78. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

79. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

80. Le requérant sollicite la somme de 189 355 francs suisses (CHF) pour le dommage matériel qu’il dit avoir subi du fait de l’arrêt du versement de la rente de veuf et des prestations complémentaires.

81. Le Gouvernement plaide que si la Cour devait conclure à la violation de l’article 14, force lui serait de constater que les juridictions internes sont mieux placées qu’elle pour évaluer précisément le dommage matériel subi par le requérant. Il argue également qu’un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représenterait en principe un moyen approprié de redresser la violation alléguée. Il soutient que le requérant, dûment représenté par un avocat devant la Cour, pourrait formuler une demande de réparation dans le cadre d’une requête en révision de l’arrêt du Tribunal fédéral du 4 mai 2012.

82. La Cour voit un lien de causalité direct entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, à savoir le non-versement de la rente de veuf à partir du 1er décembre 2010. Elle estime toutefois, à l’instar du Gouvernement, que les juridictions internes sont en effet mieux placées qu’elle pour évaluer précisément le dommage en question – compte tenu, entre autres, du fait que le montant des rentes peut varier d’une année à l’autre (voir, mutatis mutandis, pour une rente d’invalidité, Di Trizio, précité, § 120). En outre, il convient d’avoir égard au caractère subsidiaire du mécanisme de l’article 41, aux termes duquel il appartient à la Cour d’accorder à la partie lésée une satisfaction équitable si le droit interne de l’État défendeur ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences d’une violation de la Convention.

83. Cela étant, si l’État défendeur reste de façon générale libre de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, CEDH 2009), la Cour a néanmoins indiqué à de nombreuses occasions qu’un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, parmi d’autres, Di Trizio, précité, § 120, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et Claes et autres c. Belgique, nos 46825/99, § 53, 2 juin 2005).

84. En l’espèce, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel rien n’empêche le requérant de formuler une demande de réparation dans le cadre d’une requête en révision de l’arrêt du Tribunal fédéral qu’il attaque devant la Cour. Une telle possibilité étant explicitement prévue à l’article 122 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (paragraphe 11 ci-dessus), et rien ne suggérant que cette voie soit illusoire – ce que le requérant ne prétend d’ailleurs pas, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer un quelconque montant au titre du dommage matériel.

85. Par ailleurs, le requérant demande la somme de 18 935,50 CHF pour le dommage moral qu’il dit avoir subi en raison du manque de contacts avec ses filles dû à la suppression de la rente de veuf et de la nécessité de recourir au service social.

86. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre une éventuelle discrimination fondée sur le sexe, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, et le dommage moral allégué. Par conséquent, il invite la Cour à rejeter les prétentions du requérant formulées à ce titre.

87. La Cour partage le raisonnement du Gouvernement. Elle estime que le requérant n’a pas démontré l’existence d’un lien de causalité entre la discrimination prohibée par l’article 14 qu’il a subie du fait de la suppression du versement de sa rente à la majorité de sa fille cadette et le dommage moral allégué par lui.

88. En revanche, la Cour estime que le requérant a subi un dommage moral dû au refus des autorités de lui accorder une rente de veuf à partir du 1er décembre 2010. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour considère qu’il est opportun d’octroyer au requérant la somme de 5 000 euros (EUR) à ce titre.

2. Frais et dépens

89. Enfin, le requérant réclame au total la somme de 10 866,45 CHF pour frais et dépens, soit 3 300F CHF pour les frais judiciaires engagés devant les juridictions internes, 350 CHF pour le dépôt de la requête devant la Cour et 7 216,45 CHF pour les observations complémentaires soumises à la Cour par son avocat.

90. Le Gouvernement ne conteste pas le bien-fondé de la demande de remboursement des frais judicaires exposés devant les juridictions internes (3 300 CHF) et des frais d’introduction de la requête devant la Cour (350 CHF). En revanche, il conteste le montant de 7 216,45 CHF, qu’il trouve exagéré dans la mesure où il concerne seulement les observations complémentaires du 23 juin 2017 (11 pages). Il estime qu’un montant de 2 000 CHF serait approprié.

91. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant les sommes de 3 300 CHF (soit environ 3 056 EUR) et de 350 CHF (soit environ 324 EUR), non contestées par le Gouvernement. En ce qui concerne les frais exposés pour la rédaction des observations complémentaires, la Cour considère, à l’instar du Gouvernement, que leur montant est excessif. Elle estime qu’une somme de 3 000 EUR est appropriée pour couvrir les frais et dépens correspondant à ce chef de demande. Partant, la Cour octroie au requérant un montant total de 6 380 EUR.

3. Intérêts moratoires

92. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 6 380 EUR (six mille trois cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Keller.

P.L.
M.B.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KELLER

1. J’ai voté avec la majorité en faveur du constat de violation des articles 8 et 14 de la Convention. L’inégalité de traitement entre veuves et veufs, manifeste dans la présente affaire, ne se justifie plus aujourd’hui. En outre, l’application faite en l’espèce de l’article 8 s’impose en raison d’arrêts récents (paragraphes 38-40 de l’arrêt de la chambre). Toutefois, le raisonnement tenu par la Cour me semble difficile à suivre pour plusieurs raisons. En effet, une telle jurisprudence est, à mon sens, basée sur une interprétation tronquée de l’article 8 et est en désaccord avec les enseignements du droit des traités et de la Grande Chambre. La voie choisie par la Cour revient en effet à imposer à l’État défendeur des engagements auxquels il n’a délibérément pas souscrit puisqu’il a choisi de ne pas ratifier le Protocole no 1 à la Convention.

2. Tout d’abord, pour les mêmes raisons que celles que j’ai déjà exposées avec les juges Spano et Kjølbro dans l’affaire Di Trizio c. Suisse (no 7186/09, 2 février 2016) et avec le juge Dedov dans l’affaire Belli et Arquier-Martinez c. Suisse (no 65550/13, 11 décembre 2018), j’estime que le grief formulé dans la présente affaire est essentiellement pécuniaire et qu’il relève du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 plutôt que de celui de l’article 8 de la Convention.

3. En effet, il ne fait pas de doute en l’espèce que le grief du requérant concerne le versement d’une prestation sociale. À cet égard, la jurisprudence est claire quant au fait que de telles prestations relèvent habituellement de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, pour un rappel des principes gouvernant cette matière, Bélané Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 80-89, 13 décembre 2016). En effet, « dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions » (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 54, CEDH 2005‑X). Plus précisément, la Cour a confirmé que les litiges concernant le versement d’une pension de conjoint survivant tombent sous l’empire de cette disposition (voir Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, §§ 57-59, 2 novembre 2010).

4. Il n’est pas douteux que la Convention et ses Protocoles doivent être lus comme un tout (voir, par exemple, Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, no 29086/12, § 90, 10 janvier 2017). Néanmoins, ce précepte ne signifie pas que l’article 8 de la Convention doive être compris comme englobant entièrement les obligations découlant de l’article 1 du Protocole no 1. Deux raisons au moins expliquent cela.

5. D’une part, l’un des principes fondamentaux du droit des traités veut que ceux-ci soient interprétés sur la base de l’intention commune des parties (voir Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, § 63). À cet égard, l’adoption par les parties à un traité d’un protocole concernant certains sujets particuliers manifeste à l’évidence leur intention commune que ceux‑ci ne soient pas gouvernés par le traité originel (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, §§ 51 et 136, 8 novembre 2016).

6. D’autre part, comme la Grande Chambre l’a déclaré en ce qui concerne l’article 2 du Protocole no 4, « l’article 5 de la Convention ne saurait s’interpréter de manière à intégrer les exigences de cette disposition et à les rendre ainsi applicables aux États qui, comme le Royaume-Uni, n’ont pas ratifié ce Protocole » (voir Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], no 39692/09 et 2 autres, § 55, CEDH 2012).[1] La prise en compte des Protocoles dans l’interprétation de dispositions de la Convention n’est donc pas systématique, loin de là.

7. Cette disparité dans les approches de la Cour est regrettable pour la légitimité du système de la Convention. Dans le cas d’espèce, en étendant le critère d’applicabilité de l’article 8, la Cour se donne une fois de plus un rôle comparable à celui d’un « tribunal suprême des assurances sociales » à l’égard d’un État qui n’a pas délibérément accepté cela.

8. On comprendra, au vu de ces considérations, l’étendue d’une problématique qui dépasse la Suisse et le Protocole no 1, et qui pose plus généralement la question de la place des Protocoles dans l’interprétation de la Convention. À mon sens, il est nécessaire à cet égard que la Grande Chambre soit amenée à trancher cette question essentielle.

* * *

[1] À l’inverse, il est logique d’interpréter les Protocoles à la lumière de la Convention, laquelle est par définition ratifiée par toutes les Hautes Parties contractantes (voir, par exemple, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, §§ 23-24, série A no 280‑B, et Enver Şahin c. Turquie, n° 23065/12, § 59, 30 janvier 2018).


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