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03/09/2020 | CEDH | N°001-204272

CEDH | CEDH, AFFAIRE YORDANOVI c. BULGARIE, 2020, 001-204272


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE YORDANOVI c. BULGARIE

(Requête no 11157/11)

ARRÊT


Art 11 • Liberté d’association • Poursuites pénales non nécessaires pour avoir tenté de former un parti politique sur une base religieuse • Base légale précise permettant d’anticiper l’engagement de la responsabilité pénale des requérants • Absence d’une jurisprudence nationale appliquant la base légale, mais appréciation des tribunaux raisonnablement prévisible vu l’interprétation d’une disposition contenant des termes presque identiques • Importa

nce de l’existence des poursuites pénales menées s’étant soldées par un constat de culpabilité et des sanctions ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE YORDANOVI c. BULGARIE

(Requête no 11157/11)

ARRÊT

Art 11 • Liberté d’association • Poursuites pénales non nécessaires pour avoir tenté de former un parti politique sur une base religieuse • Base légale précise permettant d’anticiper l’engagement de la responsabilité pénale des requérants • Absence d’une jurisprudence nationale appliquant la base légale, mais appréciation des tribunaux raisonnablement prévisible vu l’interprétation d’une disposition contenant des termes presque identiques • Importance de l’existence des poursuites pénales menées s’étant soldées par un constat de culpabilité et des sanctions • Parti politique ne pouvant exister et exercer son activité en l’absence de poursuite par les requérants de la procédure requise pour obtenir son enregistrement • Justification de la coexistence pacifique des différents groupes ethniques et religieux pouvant être atteinte en refusant de faire droit à la demande d’enregistrement du parti ou par la dissolution du parti déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle • Base légale pas adoptée pour défendre la tolérance religieuse et ethnique, et ne réprimant que les partis politiques créés sur une base religieuse

STRASBOURG

3 septembre 2020

DÉFINITIF

03/12/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yordanovi c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 16 juin 2020 en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
André Potocki,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov,
Anja Seibert-Fohr, juges,
Mira Raycheva, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11157/11) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Rosen Marinov Yordanov (« le premier requérant ») et Atanas Marinov Yordanov (« le deuxième requérant »), ont saisi la Cour le 14 janvier 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par M. K. Kanev, président du Comité Helsinki bulgare, une organisation non gouvernementale basée à Sofia, en Bulgarie. Le 15 janvier 2016, la présidente de la section a autorisé M. Kanev à représenter les requérants dans toutes les affaires pendantes et à venir dans lesquelles il agit personnellement en qualité de représentant (article 36 § 4 a) in fine du règlement de la Cour (« le règlement »). Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme A. Panova, du ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient notamment que les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de créer un parti politique sur une base religieuse avaient constitué une restriction injustifiée de leur droit à la liberté d’association, protégé par l’article 11 de la Convention, et avaient été discriminatoires, au mépris de l’article 14 de la Convention.

4. Le 23 février 2016, M. Yonko Grozev, juge élu au titre de la Bulgarie, s’est déporté pour l’examen de cette affaire (article 28 § 3 du règlement). En conséquence, le 12 novembre 2019 la présidente de la chambre a désigné Mme Mira Raycheva pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 a) du règlement).

5. Le 30 mai 2018, la Cour a communiqué au Gouvernement les griefs concernant la restriction prétendument injustifiée du droit des requérants à la liberté d’association et la discrimination alléguée à cet égard. Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus (article 54 § 3 du règlement).

6. En plus des observations des parties, des observations ont été formulées par l’Union de libertés civiles pour l’Europe, une organisation non gouvernementale autorisée par la présidente de la chambre à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 a) du règlement).

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. Genèse de l’affaire

7. Les requérants, qui sont frères, sont des hommes d’affaires issus de la minorité turco-musulmane en Bulgarie. Ils sont également connus sous leur nom d’origine turque : Yuzeirovi.

8. En 2008, ils créèrent et firent enregistrer une association dont l’objet était l’intégration des populations turcophones en Bulgarie.

9. En juin 2009, les requérants décidèrent d’ériger dans leur village natal de Slavyanovo un monument aux soldats musulmans et chrétiens morts pendant la guerre russo-turque de 1877-1878 (guerre ayant abouti à l’indépendance de la Bulgarie vis-à-vis de l’Empire ottoman). Le monument, représentant une pyramide ornée d’un croissant et d’une croix, était situé sur un terrain privé, propriété d’une société appartenant aux requérants. L’érection de ce monument fut mal accueillie par une partie de l’opinion publique locale, qui le critiqua au motif qu’il aurait été dédié au « soldat turc inconnu » ou qu’il aurait mélangé des symboles religieux chrétiens et musulmans.

10. Par une décision du 29 juillet 2009, la direction régionale de contrôle des bâtiments ordonna la suspension de la construction du monument. Le monument fut détruit par des personnes inconnues dans la nuit du 30 au 31 juillet 2009.

2. La tentative des requérants de créer un parti politique en septembre 2009

11. Les requérants décidèrent par ailleurs de créer un parti politique, l’Union musulman-démocrate (Мюсюлман-демократичен съюз). La tenue d’une assemblée constituante fut fixée au 26 septembre 2009, date de la fin du ramadan, dans le centre de Slavyanovo. Les requérants diffusèrent des tracts invitant la population des villages voisins à adhérer au nouveau parti, organisèrent le transport en bus des villageois et invitèrent une chanteuse à se produire.

12. Le matin du 26 septembre 2009, la police avertit le premier requérant qu’il était illégal de procéder à un rassemblement sans suivre la procédure légale.

13. Plusieurs centaines de personnes se rassemblèrent le 26 septembre 2009, à partir de 14 heures, dans le centre de Slavyanovo. L’événement commença par un concert qui dura jusqu’à 14 h 30. Puis deux personnes montèrent sur la scène et annoncèrent, en bulgare et en turc, que le but du rassemblement était de créer le parti susmentionné. Ils donnèrent les noms des membres des organes dudit parti, parmi lesquels figuraient ceux des deux requérants.

14. Un employé de la mairie de Popovo notifia au premier requérant un arrêté ordonnant la dispersion de la réunion au motif que celle-ci n’avait pas fait l’objet d’une déclaration préalable, qui était requise par la loi, mais la réunion se poursuivit pendant encore quinze minutes environ, par un vote par lequel la création du parti, l’adoption de ses statuts et l’élection de ses organes furent entérinées. Selon le Gouvernement, plusieurs personnes dans l’assemblée votèrent en levant leurs deux mains en l’air, comme si elles accomplissaient un rituel religieux. Toujours selon le Gouvernement, aucun recensement formel des voix ainsi exprimées n’eut lieu mais, juste après le vote, la création du parti fut annoncée au son d’un chant militaire ottoman – « Ceddin Deden » – qui, d’après les statuts du parti, était son hymne.

15. Selon les requérants, les statuts du parti reprenaient ceux d’un parti chrétien-démocrate bulgare.

16. Une conférence de presse eut lieu juste après la fin de la réunion, lors de laquelle les requérants lurent les statuts du parti et annoncèrent ses principes. Le Gouvernement attire notamment l’attention sur le fait que les statuts du parti présentés au cours de cette conférence de presse auraient indiqué que « chaque ressortissant bulgare, sans distinction de sexe, de race, d’ethnie, de religion, de profession ou d’éducation peut devenir membre du parti, à condition d’avoir fait des principes islamiques de conduite et de moralité les principes prépondérants dans sa vie ». Le Gouvernement indique aussi que, lors de cette conférence de presse, les requérants ont proclamé que l’objectif du parti était « la défense des droits des musulmans en Bulgarie », et qu’ils ont déclaré que « l’État n’a[vait] rien fait pour les musulmans en Bulgarie », que la Bulgarie n’avait pas reconnu officiellement la minorité turque, et « qu’il [était] une erreur de présenter la Bulgarie en Europe comme un État uninational ». Le Gouvernement ajoute par ailleurs que les requérants ont décrit les membres potentiels du parti comme « musulmans, Roms, « usta millet »[1] ».

17. L’événement fut rapporté par nombre de médias nationaux et régionaux.

3. Les poursuites pénales contre les requérants

18. Dans les jours qui suivirent cette réunion, le parquet de district de Popovo engagea des poursuites pénales contre les requérants pour création d’une organisation politique sur une base religieuse, une infraction prévue et réprimée par l’article 166 du code pénal (paragraphes 39-44 ci-dessous), ainsi que pour trouble à l’ordre public, une infraction prévue et réprimée par l’article 325 § 1 du même code, en relation avec la construction du monument décrit au paragraphe 9 ci-dessus. Le premier requérant fut aussi mis en examen pour tenue d’une réunion non autorisée, une infraction prévue et réprimée par l’article 174a § 2 du même code, en relation avec la poursuite du rassemblement au cours duquel le parti politique avait été créé malgré l’arrêté du maire qui l’avait interdit (paragraphe 14 ci-dessus).

19. Les requérants furent renvoyés devant le tribunal de district de Popovo le 8 avril 2010.

20. Par un jugement du 1er septembre 2010, le tribunal de district reconnut les deux requérants coupables d’avoir créé un parti politique sur une base religieuse, en méconnaissance de l’article 166 du code pénal. Le tribunal condamna le premier requérant à ce titre à une peine d’emprisonnement d’un an avec sursis ; il nota en particulier que celui-ci avait eu un rôle principal dans le processus de création du parti. Le tribunal décida de dispenser le deuxième requérant de responsabilité pénale et de lui imposer une amende administrative de 4 000 levs bulgares (BGN) (soit 2 045 euros (EUR)). Le tribunal trouva en outre le premier requérant coupable de ne pas avoir mis fin à une réunion publique interdite par le maire, en violation de l’article 174a § 2 du code pénal, et le condamna à ce titre à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal combina les deux peines prononcées contre le premier requérant selon les règles en vigueur et lui imposa une peine globale d’un an d’emprisonnement avec sursis.

21. Le tribunal de district considéra que, contrairement à ce que soutenaient les requérants, l’interdiction prévue à l’article 11, alinéa 4, de la Constitution de 1991 de créer un parti politique sur une base religieuse (paragraphe 28 ci-dessous) ne méconnaissait pas l’article 11 de la Convention car elle représentait une restriction de la liberté d’association prévue par la loi, poursuivant un but légitime – principalement la protection des droits et libertés d’autrui – et proportionnée. Se référant aux décisions de la Cour constitutionnelle no 4 de 1992 et no 2 de 1998 (paragraphes 33-34 et 36-38 ci-dessous), le tribunal estima que la restriction en cause visait à protéger l’État de conséquences néfastes pouvant découler d’un processus de confrontation ethnique ou religieuse.

22. Au sujet des termes « sur une base religieuse » contenus dans l’article 166 du code pénal de 1968 (paragraphe 39 ci-dessous), le tribunal de district reconnut qu’il n’existait aucune définition légale de ces termes et qu’il n’y avait pas de jurisprudence pénale pertinente sur laquelle s’appuyer. Il estima néanmoins que ces termes pouvaient être suffisamment précisés à la lumière de la décision no 4 de 1992 de la Cour constitutionnelle (paragraphes 33-34 ci-dessous). Concernant les éléments constitutifs de l’infraction pénale, le tribunal jugea qu’un ensemble d’éléments – le nom du parti, le contenu de ses statuts, qui le décrivaient comme une association de personnes ayant adopté les règles éthiques de l’islam dans leur comportement et leur mode de vie et visant à « garantir la liberté personnelle des citoyens en affirmant les valeurs musulmanes au sein de la société », l’organisation de l’assemblée constitutive le jour de la fête musulmane de la fin du ramadan, l’interprétation d’un chant militaire ottoman – permettait de conclure que le parti en cause avait pour objectif d’agir uniquement dans le sens des intérêts des musulmans en Bulgarie, vus comme une catégorie de citoyens à part. Ces circonstances suffisaient, pour le tribunal, à qualifier le parti en cause de parti ayant « une base religieuse ».

23. Le tribunal de district releva, en réponse à un argument des requérants, que, contrairement aux partis chrétiens-démocrates, qui faisaient partie de la tradition démocratique en Europe, la mouvance « musulman‑démocrate » à laquelle se référaient les requérants n’avait pas de réalité.

24. Considérant que ni la construction d’un monument, même illégal, sur leur propre terrain, ni le fait d’apposer des symboles religieux à la fois chrétiens et musulmans ne pouvaient être interprétés comme une démonstration de non-respect de l’ordre public, en violation de l’article 325 § 1 du code pénal, le tribunal de district relaxa les requérants du chef de trouble à l’ordre public.

25. Les requérants interjetèrent appel. Lors de l’audience d’appel, le deuxième requérant soutint notamment que les normes éthiques de l’islam, telles que définies par les statuts du parti, devraient être comprises plutôt dans un sens « politico-légal ».

26. Par un jugement définitif du 22 octobre 2010, le tribunal régional de Targovishte (« le tribunal régional ») confirma le jugement du tribunal de district et les sanctions prononcées par ce dernier. Il analysa également la portée de l’article 166 du code pénal de 1968 et notamment le sens des termes « sur une base religieuse » (paragraphe 39 ci-dessous) à la lumière des dispositions constitutionnelles régissant les libertés de religion et d’association (articles 11, 13 et 37 de la Constitution de 1991 ; paragraphe 28 ci-dessous) et de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle –, et exprima son accord avec les motifs du tribunal de première instance sur ce point. Le tribunal régional rappela aussi que l’exigence, contenue dans les statuts du parti, selon lesquels les membres de celui-ci adoptent les valeurs de l’islam, avait pour effet de limiter l’adhésion au parti à un groupe religieux, ce qui définissait le parti comme ayant « une base religieuse ». Le tribunal régional considéra toutefois que, dans la mesure où la création du parti n’avait pas été achevée, les faits devaient être qualifiés de tentative.

4. La procédure d’enregistrement du parti politique des requérants

27. Alors que la procédure pénale susmentionnée était encore pendante, les requérants demandèrent au tribunal de la ville de Sofia d’enregistrer le parti politique qu’ils avaient créé en septembre 2009. Bien qu’ayant été convoqués aux adresses qu’ils avaient fournies au tribunal, les requérants ne se présentèrent pas à l’audience qui eut lieu le 22 janvier 2010, et le tribunal mit fin à la procédure. Le deuxième requérant fit appel de cette décision mais, le 29 mars 2010, il fut aussi mis fin à la procédure d’appel car le deuxième requérant ne s’était pas acquitté des taxes de justice requises et n’avait pas déposé un nombre suffisant de copies de son appel. Le deuxième requérant n’interjeta pas appel contre cette décision.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La Constitution de 1991
1. Dispositions pertinentes

28. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution de 1991 se lisent comme suit :

Article 11

« 1. La vie politique en Bulgarie est fondée sur le principe du pluralisme politique.

2. Aucun parti ou idéologie ne peuvent être proclamés ou imposés comme étant ceux de l’État.

3. Les partis contribuent à former et à exprimer la volonté politique des citoyens. Les modalités de création et de dissolution des partis politiques sont déterminées par la loi.

4. Ne peuvent être créés des partis politiques sur une base ethnique, raciale ou religieuse, ou des partis qui cherchent à prendre le pouvoir par la violence. »

Article 13

« 1. Les cultes sont libres.

2. Les institutions religieuses sont séparées de l’État.

3. (...)

4. Les communautés et institutions religieuses ainsi que les croyances religieuses ne peuvent être utilisées à des fins politiques. »

Article 37

« 1. La liberté de conscience, la liberté de pensée et le choix de culte ou de convictions religieuses ou athées sont inviolables. L’État contribue au maintien de la tolérance et du respect mutuel entre croyants de différentes confessions, et entre croyants et non-croyants.

2. L’exercice de la liberté de conscience et de religion ne peut porter atteinte à la sécurité nationale, à l’ordre public, à la santé publique et à la morale ou aux droits et libertés d’autrui. »

Article 44

« 1. Les citoyens peuvent s’associer librement.

2. Sont interdites les organisations dont les activités sont dirigées contre la souveraineté ou l’intégrité territoriale du pays ou contre l’unité de la nation, qui visent à attiser la haine raciale, nationale, ethnique ou religieuse, ou à porter atteinte aux droits et libertés des citoyens, ainsi que les organisations qui créent des structures secrètes ou paramilitaires ou qui cherchent à parvenir à leur but par la violence.

3. (...) »

2. Travaux préparatoires

29. La Constitution du 13 juillet 1991 fut adoptée par la septième Grande Assemblée nationale (« l’Assemblée »), composée de 400 députés, la première à être élue et convoquée, en juin-juillet 1990, après la chute du régime communiste à la fin de l’année 1989. L’Assemblée débattit et vota le projet d’une nouvelle constitution démocratique durant la première moitié de l’année 1991.

30. Lors de la deuxième lecture du projet de constitution, l’après-midi du 11 juin 1991, l’Assemblée examina en détail le texte de l’article 11 du projet. Deux membres de l’Assemblée proposèrent de supprimer son alinéa 4. Ils estimaient qu’il restreignait indûment le droit à la liberté d’association, que les intérêts du pays n’exigeaient pas son inclusion, et qu’il était de toute façon impossible d’empêcher la création de partis politiques ayant une base religieuse ou ethnique, puisqu’un tel parti – le Mouvement pour les droits et libertés (Движение за права и свободи) (dont une large majorité des membres était issue à cette époque de la communauté turco-musulmane) – existait déjà (procès-verbal de la séance plénière de l’assemblée, pp. 69-70).

31. Un membre de la commission qui avait rédigé le projet de constitution s’opposa à la proposition de supprimer l’alinéa 4 de l’article 11, déclarant qu’il ne serait pas sage d’attendre qu’un danger réel se manifeste pour mettre en place une telle restriction, et qu’il était préférable de se prémunir contre ce risque dès le début (ibidem, pp. 72-73). Un autre membre de l’Assemblée se prononça aussi en faveur du maintien de l’alinéa 4. Il évoqua la situation en Bosnie-Herzégovine, affirmant que l’émergence dans ce pays de partis politiques basés sur l’appartenance religieuse, en particulier musulmane, n’augurait rien de bon (ibidem, pp. 74-75). Un autre membre de l’Assemblée évoqua les partis politiques ayant une base religieuse en Irlande du Nord et exposa que leur existence était liée, selon lui, au conflit sanglant qui avait régné dans ce pays. Il fit valoir, de surcroît, que les partis politiques en Europe occidentale qui portaient le nom de partis chrétiens-démocrates n’étaient plus de nature religieuse mais conservaient simplement le souvenir lointain de leur origine, à savoir les principes et la moralité chrétiens, et rien d’autre ; que leurs points de vue ne reflétaient pas une vision du monde dogmatique chrétienne ; qu’ils ne comptaient pas uniquement des membres protestants ou luthériens ; et qu’ils ne pouvaient donc pas être considérés comme ayant une base religieuse (ibidem, p. 76). D’autres membres de l’Assemblée se prononcèrent également en faveur du texte de l’alinéa 4 tel qu’il était proposé.

32. À la suite de ce débat, l’Assemblée écarta la proposition de supprimer l’alinéa 4 de l’article 11 par 250 voix contre 22, et 5 abstentions. Elle approuva ensuite le texte de cette disposition par 262 voix contre 11, et 5 abstentions (ibidem, p. 87).

3. Jurisprudence de la Cour constitutionnelle

a) Décision no 4 de 1992

33. La Cour constitutionnelle a eu l’occasion d’interpréter l’article 11, alinéa 4, de la Constitution de 1991 dans sa décision no 4 du 21 avril 1992 (реш. № 4 от 21.04.1992 г. по к. д. № 1/1991 г., КС, обн. ДВ, бр. № 35/1992 г.), qui portait sur la conformité à la Constitution du parti politique mentionné au paragraphe 30 ci-dessus, le Mouvement pour les droits et libertés.

34. Dans cette décision, la Cour constitutionnelle, interprétant le texte de l’article 11, alinéa 4, de la Constitution, s’est notamment exprimée ainsi :

« (...) [l’interdiction] a une fonction de protection et vise à protéger l’État et les pouvoirs publics des conséquences extrêmes qui pourraient découler d’un processus d’opposition sur une base ethnique, raciale ou religieuse. Son but est aussi, bien entendu, l’accomplissement réel du pluralisme politique. (...)

La notion de « base » renvoie principalement à l’aspect personnel (...). (...) [L’identité] d’un parti est constituée de ses membres, de ses sympathisants et de ses électeurs. (...) Si [un parti] s’adresse à des groupes restreints [au sein] de la population, composés de citoyens présentant des caractéristiques [d’une minorité ethnique, linguistique ou religieuse], cela fait de (...) sa « base » [une base] ethnique ou religieuse. S’il agit uniquement pour la défense des intérêts de citoyens appartenant à un tel groupe ou s’il a pour objectif d’exercer ou d’influencer le pouvoir dans le but de satisfaire uniquement de tels intérêts, sa « base » peut être qualifiée d’ethnique ou de religieuse. (...)

La finalité [de cette disposition] n’est pas d’établir une interdiction à l’égard d’une catégorie de personnes qui se distinguent sur une base ethnique, raciale ou religieuse, mais d’interdire la création et le fonctionnement de partis politiques qui seraient limités dans le cadre d’un groupe ethnique, racial ou religieux, qui seraient fermés aux personnes extérieures à ce groupe, qui fonderaient leur but et leur objet statutaires uniquement sur les valeurs, les idées et les intérêts de leur cercle de membres, sympathisants et électeurs, qui exprimeraient la volonté politique de ce cercle uniquement (...). »

35. Dans une opinion séparée, six juges constitutionnels s’exprimèrent ainsi à propos du sens à donner à cette disposition :

« La Constitution repose sur l’idée de l’unité de la Bulgarie et rejette toute confrontation fondée sur une appartenance ethnique, religieuse ou linguistique. Au vu de cette fonction, il convient de souligner que la Constitution ne vise pas à octroyer un certain volume de droits à une catégorie donnée de citoyens et de priver un autre groupe ou catégorie de citoyens de ces mêmes droits. En ce sens, la disposition de l’article 11, alinéa 4, de la Constitution, dans la mesure où l’on peut y voir une prohibition, n’est pas censée restreindre l’exercice d’un droit (en l’occurrence, celui de s’associer) par des personnes qui se déterminent librement comme faisant partie d’une certaine ethnie ou exercent une religion différente de celle qui est traditionnelle en Bulgarie. Au contraire, le caractère inadmissible de telles restrictions est souligné dans la [clause anti-discrimination de la Constitution], qui concerne également les limitations basées sur l’appartenance ethnique ou la religion. Il s’ensuit que la « restriction » prévue à l’article 11, alinéa 4 de créer des partis politiques sur une base ethnique ou religieuse doit être liée à (...) la fonction de protection constitutionnelle contre l’action de désintégration d’organisations politiques crées et fonctionnant dans l’enceinte fermée d’une communauté ethnique ou religieuse. Une telle organisation est inconstitutionnelle par définition, car elle forme une volonté politique dans les limites définies et cantonnées d’une communauté donnée et exprime cette volonté uniquement dans l’intérêt de cette communauté, l’isolant et la limitant, et, ainsi, la mettant en opposition avec le reste de la population. Le lien entre l’article 11, alinéa 4, et les dispositions [constitutionnelles] qui protègent l’unité nationale et étatique de la Bulgarie devient ainsi clair. Ce lien explique le sens de la partie de cette disposition qui est en cause. (...) »

b) Décision no 2 de 1998

36. La Cour constitutionnelle a aussi eu l’occasion de se prononcer sur la compatibilité de l’article 11, alinéa 4, de la Constitution de 1991 avec l’article 7 de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (Série des Traités Européens no 157 ; Recueil des Traités des Nations unies, vol. 2151, p. 243) – qui garantit aux personnes appartenant à une minorité nationale le respect, inter alia, du droit à la liberté d’association – dans sa décision no 2 du 18 février 1998 (реш. № 2 от 18.02.1998 г. по к. д. № 15/1997 г., КС, обн. ДВ, бр. № 22/1998 г.).

37. À l’époque, la Bulgarie avait signé mais pas encore ratifié la Convention-cadre. Elle le fit par la suite, déclarant dans l’instrument de ratification que « la ratification et la mise en œuvre de la [Convention‑cadre] n’impliqu[aient] aucun droit de se livrer à une activité violant l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’État bulgare unitaire ainsi que [la] sécurité interne et internationale [de celui-ci] ». La Convention-cadre entra en vigueur le 1er septembre 1999 à l’égard de la Bulgarie.

38. La Cour constitutionnelle estima que l’article 7 de la Convention‑cadre était compatible avec l’article 11, alinéa 4, de la Constitution de 1991 pour les motifs suivants :

« La Cour constitutionnelle estime notamment que sont dénuées de fondement les craintes (...) que la liberté d’association, telle que prévue à l’article 7 de la [Convention-cadre], et l’article 11, alinéa 4 de la Constitution, soient incompatibles. L’interdiction constitutionnelle à l’encontre des partis politiques ayant une base ethnique, raciale ou religieuse a « une fonction de protection et vise à protéger l’État et les pouvoirs publics des conséquences extrêmes qui pourraient découler d’un processus d’opposition sur une base ethnique, raciale ou religieuse » (...) Il n’est pas nécessaire d’analyser ici le rapport entre les notions de minorité « nationale » et « ethnique » (raciale, religieuse), celui-ci n’étant pas défini juridiquement. Il suffit de noter que la manière dont l’article 11, alinéa 4 de la Constitution réglemente la question est conforme au droit internationalement reconnu [...] de l’État d’assortir la liberté d’association dans le domaine des activités politiques à des limitations, lorsque de telles limitations sont nécessaires pour protéger son intégrité territoriale et son indépendance politique et/ou prévenir le désordre et le crime – articles 21 et 23 de la [Convention-cadre], combinés avec l’article 11 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La disposition de l’article 11, alinéa 4 de la Constitution est intimement liée au refus d’attiser la haine nationale, ethnique ou religieuse (article 44, alinéa 2 de la Constitution). Sa finalité est « de ne pas permettre la création et le fonctionnement de partis politiques qui seraient limités au cadre d’un groupe ethnique, racial ou religieux, et qui seraient fermés aux personnes extérieures à ce groupe » (...). En substance, la disposition de l’article 11, alinéa 4 de la Constitution garantit la participation de tous les citoyens bulgares dans la vie politique et dans les structures de gouvernance de l’État, indépendamment de leur appartenance ethnique ou religieuse. Dans les conditions de création d’une société civile démocratique moderne, et compte tenu de la situation ethnique et religieuse traditionnellement compliquée dans des pays voisins de la Bulgarie, la limitation énoncée à l’article 11, alinéa 4 de la Constitution est nécessaire « à la sécurité nationale [et] à la sûreté publique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Au vu de ces considérations, la cour conclut que l’article 7 de la [Convention-cadre] est compatible (...) avec l’article 11, alinéa 4 de la Constitution bulgare. »

2. L’article 166 du code pénal de 1968

39. L’article 166 du code pénal de 1968, tel que modifié en 1982, en 2002, en 2004 et en avril 2009, se lit comme suit :

« Quiconque crée une organisation politique sur une base religieuse ou quiconque par la parole, l’imprimerie, une action ou de toute autre manière, utilise l’Église ou la religion comme moyen de propagande contre le pouvoir ou l’action de l’État, est puni d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à trois ans, sauf si une peine plus sévère est encourue. »

40. Dans sa version initiale, cet article ne faisait pas référence au « pouvoir de l’État » mais au « pouvoir du peuple ». Ce changement a été introduit en avril 2009.

41. Le libellé de l’article 166 du code pénal de 1968 reproduit presque mot pour mot celui de l’article 305 du code pénal de 1951, adopté peu après l’instauration du régime communiste en Bulgarie. Selon le principal traité de droit pénal spécial de cette époque (И. Ненов, Наказателно право на Народна Република България, Особена част, Наука и изкуство, 1959 г.), cette dernière disposition avait été mise en place pour empêcher, dans des « conditions socialistes », la pratique dans les « pays capitalistes » de créer des partis politiques « prétendant être fondés sur la communauté religieuse de leurs membres », et pour empêcher « les classes exploitantes » et « les cercles impérialistes agressifs » d’utiliser des préjugés religieux pour « embrouiller l’esprit des travailleurs » et de corrompre la liberté de conscience de ces derniers pour « lutter contre le pouvoir des travailleurs et ses initiatives » (ibidem, p. 265).

42. À la suite de la chute du régime communiste en Bulgarie, en novembre 1989, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité, en décembre 1989, une loi amnistiant, entre autres, toutes les personnes précédemment condamnées en application de l’article 166 du code pénal de 1968. Lors de sa présentation du projet de cette loi d’amnistie au Parlement, la ministre de la Justice a indiqué que cette loi faisait partie d’un paquet législatif visant à « transformer [la Bulgarie] en un État démocratique régi par le droit » (procès-verbal de la séance plénière de l’Assemblée nationale de l’après-midi du 14 décembre 1989, p. 98).

43. Selon l’ouvrage de droit pénal spécial actuellement le plus répandu et à l’autorité reconnue (А. Стойнов, Наказателно право, Особена част, Престъпления против правата на човека, Сиела, 2006 г.), les deux infractions énoncées par l’article 166 du code pénal de 1968 existent pour protéger l’interdiction constitutionnelle de déployer une religion à des fins politiques, mais la deuxième infraction – utiliser la religion comme moyen de propagande contre les autorités de l’État ou leur action – est devenue obsolète (ibidem, p. 258). Un autre ouvrage de droit pénal spécial (А. Гиргинов, Наказателно право, Особена част, Софи-Р, 2002 г.) indique lui aussi que la première infraction visée par l’article 166 du code pénal – la création d’une organisation politique sur une base religieuse – a pour finalité de faire respecter l’interdiction énoncée par l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991 (voir paragraphe 28 ci-dessus) (ibidem, p. 154).

44. Il semble que, en dehors de la présente affaire, aucune condamnation en application de l’article 166 du code pénal de 1968 n’a été prononcée au cours des dernières décennies.

3. Documents pertinents du Conseil de l’Europe

45. Dans son avis sur la Constitution bulgare de 1991, adopté par sa 74e session plénière, qui a eu lieu en mars 2008 (CDL-AD(2008)009-f), la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« Commission de Venise ») s’est exprimée ainsi à propos de l’article 11, alinéa 4 de cette Constitution :

« 64. L’article 11(4) interdit la constitution de partis politiques sur des bases ethniques, raciales ou religieuses. Le souci de protéger l’unité et l’intégrité de l’État est naturellement tout à fait acceptable. De même que les articles 9(2) et 10(2), l’article 11(2) de la Convention européenne des droits de l’homme permet de limiter le droit d’association. Cependant, selon la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, ces restrictions doivent être proportionnées (...). La Commission s’inquiète donc de la possibilité d’utiliser cette disposition de la Constitution pour empêcher complètement les groupes linguistiques, ethniques ou religieux minoritaires de s’organiser.

65. Les autorités bulgares font observer que le pays protège les droits de l’homme, y compris ceux des personnes appartenant à des minorités ethniques, religieuses et linguistiques. La Bulgarie a ratifié la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Les décisions de la Cour constitutionnelle bulgare reconnaissent l’existence de différences religieuses, linguistiques et ethniques, et notamment de personnes présentant de telles différences (décision no 4 de 1992). Les autorités bulgares insistent sur la réussite de leur modèle de relations interethniques fondé sur les valeurs de société civile et de démocratie pluraliste.

66. La Commission comprend ces arguments mais suggère cependant de modifier certaines des dispositions constitutionnelles susmentionnées pour que leur libellé soit moins catégorique et exprime une attitude ouverte envers les minorités. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

46. Les requérants soutiennent que les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de former un parti politique sur une base religieuse, en méconnaissance de l’article 166 du code pénal, constituent une restriction injustifiée de leur droit à la liberté d’association. Ils invoquent l’article 11 de la Convention, qui se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit (...) à la liberté d’association (...).

2. L’exercice de [ce droit] ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

1. Sur la recevabilité
1. Sur l’absence alléguée de préjudice important

a) Thèses des parties

47. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas subi de préjudice important, les autorités n’ayant selon lui pas refusé d’enregistrer le parti politique que les intéressés avaient tenté de créer. Selon le Gouvernement, le tribunal compétent n’aurait pas refusé de le faire si toutes les conditions légales avaient été remplies. Or, aux yeux du Gouvernement, les requérants n’ont pas dûment poursuivi la procédure d’enregistrement du parti.

48. Les requérants répliquent que l’allégation du Gouvernement repose sur l’idée que le seul moyen par lequel les autorités peuvent restreindre la liberté d’association est de refuser d’enregistrer une association ou un parti politique. Or, selon eux, des mesures, en particulier de nature pénale, à l’encontre des membres d’une organisation peuvent également constituer une telle restriction. Ainsi, les requérants allèguent que les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de créer un parti politique constituent la forme la plus grave de restriction de leur liberté d’association – bien plus sévère, à leurs yeux, qu’un éventuel refus d’enregistrer le parti. Ils indiquent à cet égard qu’ils ont renoncé à l’idée de l’enregistrer précisément à cause de ces poursuites. Les requérants en concluent que l’on ne saurait dire qu’ils n’ont pas subi un préjudice important.

b) Appréciation de la Cour

49. Une requête peut être rejetée par application du critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention si le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition que l’affaire ait été dûment examinée par un tribunal interne.

50. Il est vrai que des poursuites pénales pour avoir tenté de créer un parti politique ne produisent pas les mêmes effets juridiques qu’un refus d’enregistrer un tel parti. Pour autant, de telles poursuites et les sanctions qui en résultent sont susceptibles de décourager les fondateurs du parti d’exercer leur droit à la liberté d’association de la manière qu’ils avaient choisie (comparer avec Öğrü et autres c. Turquie, nos 60087/10 et 2 autres, § 53, 19 décembre 2017, et avec Akarsubaşı et Alçiçek c. Turquie, no 19620/12, § 19, 23 janvier 2018). La Cour a aussi déjà eu l’occasion d’observer qu’une condamnation pénale représente l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 273, CEDH 2015 (extraits)). Il en va de même en ce qui concerne le droit à la liberté d’association. Compte tenu de l’importance de la liberté d’association dans une société démocratique, il est difficile d’admettre que les requérants n’ont pas subi de préjudice important. La Cour a déjà eu l’occasion de noter que, lorsqu’il s’agit d’appliquer ce critère de recevabilité, tel qu’énoncé à l’article 35 § 3 b) de la Convention, on doit tenir compte de l’importance de la liberté d’expression, et ainsi aborder la question avec prudence (Mura c. Pologne (déc.), no 42442/08, § 22, 9 mai 2016). Il en va de même, peut-être même à plus forte raison, pour la liberté d’association, qui est étroitement liée à la liberté d’expression, particulièrement lorsqu’il s’agit de partis politiques (voir, entre autres, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 41, Recueil 1998-III, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 37, CEDH 1999-VIII).

51. Par ailleurs, l’affaire des requérants concerne la question importante de savoir si, et dans quelles circonstances, il peut s’avérer nécessaire, dans une société démocratique, de recourir à des poursuites pénales pour prévenir et réprimer une tentative de créer un parti politique (comparer avec Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012, et avec Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, § 28, 14 octobre 2014). Enfin, l’affaire semble avoir été médiatisée en Bulgarie (paragraphe 17 ci-dessus ; comparer avec Eon c. France, no 26118/10, § 34 in fine, 14 mars 2013).

52. Le grief ne peut donc pas être rejeté sur le fondement de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

2. Sur le statut de victime des requérants et sur la question de savoir si le grief est manifestement mal fondé

a) Thèses des parties

53. Le Gouvernement estime que le grief des requérants est manifestement mal fondé, arguant à cet égard que les requérants n’ont pas suivi jusqu’au bout la procédure d’enregistrement de leur parti politique. Il soutient en outre que, comme les droits des requérants n’ont, selon lui, pas été enfreints, ces derniers ne peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 11 de la Convention. Il ajoute que ce sont les requérants qui ont commis des infractions et qui ont été légitimement sanctionnés pour cela.

54. Les requérants considèrent que les exceptions du Gouvernement, qui sont selon eux dénuées de tout fondement, sont formulées en des termes très généraux et qu’elles concernent en réalité le fond du grief.

b) Appréciation de la Cour

55. En ce qui concerne l’exception du Gouvernement relative à l’absence de statut de victime des requérants, la Cour note qu’il suffit, aux fins de l’article 34 de la Convention, qu’un requérant puisse prétendre avoir été lésé par un acte, une omission ou une situation qui serait contraire à la Convention. Les questions de savoir si le requérant a été réellement lésé et s’il est effectivement victime d’une violation de la Convention relèvent du fond de l’affaire (Dimov et autres c. Bulgarie, no 30086/05, § 61, 6 novembre 2012, et Boris Kostadinov c. Bulgarie, no 61701/11, § 45, 21 janvier 2016). La Cour ne peut donc pas accueillir l’exception du Gouvernement et traitera de ces questions lors de l’examen du fond du grief.

56. Quant à la question de savoir si le grief est manifestement mal fondé, les arguments invoqués par le Gouvernement à l’appui de cette thèse – à savoir qu’il n’y aurait eu aucune restriction du droit des requérants à la liberté d’association et que les poursuites pénales contre eux seraient justifiés – méritent un examen plus détaillé. Il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

3. La décision de la Cour quant à la recevabilité du grief

57. Compte tenu de ce qui précède et, constatant que le grief ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des comparants

a) Les parties

1. Le Gouvernement

58. Le Gouvernement estime que les poursuites pénales contre les requérants et les sanctions qui en ont résulté n’ont pas constitué une restriction de leur droit à la liberté d’association, puisque, selon lui, rien n’empêche les requérants de créer et de faire enregistrer un parti politique s’ils suivent les voies légales pour le faire. Il ajoute que, même si l’on pouvait considérer ces poursuites et sanctions comme une « restriction » à ce droit, celle-ci était « prévue par la loi » et pleinement justifiée. Le Gouvernement soutient à cet égard que le comportement des requérants était extrêmement dangereux, surtout dans le contexte de tolérance durable qui régnait, selon lui, entre les communautés ethniques et religieuses en Bulgarie. Il considère que dans certains cas, comme en l’espèce, la liberté d’association peut être valablement circonscrite. Selon le Gouvernement, la Cour constitutionnelle a, à juste titre, souligné que l’interdiction constitutionnelle des partis politiques ayant une base religieuse vise à éviter les conséquences néfastes que peuvent entraîner les conflits ethniques, raciaux ou religieux. Le Gouvernement en conclut que cette interdiction, ainsi que la norme pénale correspondante figurant à l’article 166 du code pénal de 1968, sont légitimes, dans la mesure où elles chercheraient à empêcher la création de partis politiques basés sur l’appartenance ethnique ou la religion et s’adressant exclusivement à une partie de la population ayant une affiliation religieuse spécifique. Le Gouvernement ajoute qu’il ressort clairement des statuts du parti que les requérants ont tenté de créer et des faits établis par les tribunaux qui les ont jugés sur la base des éléments de preuve dont ils disposaient que ce parti n’était ouvert qu’aux musulmans, ce qui aurait constitué une discrimination à l’égard de tous les autres citoyens. Le Gouvernement soutient en outre que les requérants n’ont pas dûment suivi la procédure de création du parti, qui était clairement définie par la loi, et qu’ils ont induit en erreur les participants au rassemblement qu’ils avaient convoqué à cette fin. Le Gouvernement argue de surcroît que la manière dont les requérants ont entamé la procédure de création du parti en cause montre qu’ils étaient dans une démarche de provocation, et que ceci a amené les tribunaux à appliquer la loi pénale strictement afin d’empêcher des affrontements entre les divers groupes ethniques et religieux qui composent la société bulgare. De l’avis du Gouvernement, les sanctions contre les requérants étaient une réponse proportionnée à leur conduite.

2. Les requérants

59. Les requérants déclarent que rien n’indique que le parti politique qu’ils ont tenté de créer exposerait la démocratie en Bulgarie à un risque imminent. Selon eux, on ne saurait accepter les arguments de la Cour constitutionnelle et du Gouvernement selon lesquels la simple création d’un parti politique ayant une base religieuse ou ethnique entraînerait des conflits et mettrait ainsi en péril la sécurité nationale ou provoquerait le désordre. Les requérants exposent à cet égard que la pratique en Europe et dans de nombreux pays dans le monde montre que de nombreux partis politiques ethniques et religieux ne menacent pas la sécurité nationale mais, au contraire, renforcent le pluralisme. Ils indiquent qu’il n’y a eu aucun problème particulier à ce sujet en Bulgarie depuis la chute du régime communiste. L’interdiction des partis politiques ayant une base religieuse et les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de créer un tel parti ne correspondent donc, de l’avis des requérants, à aucun besoin social impérieux. Ces derniers estiment que, même si l’on peut supposer que l’interdiction de tels partis répond en elle-même au besoin susmentionné, il est disproportionné de recourir à des sanctions pénales pour la faire respecter, car il y aurait des moyens moins intrusifs de le faire : refuser d’enregistrer ou dissoudre ces partis.

60. Les requérants avancent ensuite que rien dans les statuts de leur parti ni dans leurs déclarations n’évoque des objectifs antidémocratiques, tels que l’introduction de la charia ou l’intention de recourir à la violence. Ils déclarent que le parti est ouvert aux personnes ayant toutes sortes de croyances religieuses et que la « démocratie islamique » telle qu’ils la conçoivent est plutôt un système d’idées morales et politiques. Ils soutiennent à cet égard que l’étude de divers mouvements politiques islamiques en Europe et ailleurs dans le monde montre que leur base idéologique peut être compatible avec la démocratie et les droits de l’homme. Selon eux, les critères utilisés par la Cour constitutionnelle et les juridictions pénales en l’espèce pour déterminer si leur parti avait une base religieuse privent le pluralisme de sens, car il est normal à leurs yeux que les partis politiques distinguent les gens sur la base de leurs valeurs et des idées qu’ils professent. Ainsi, un parti socialiste serait fermé aux personnes ayant des idées conservatrices, et inversement. Les requérants estiment que la question de savoir s’ils ont bien suivi la procédure de création d’un parti est sans pertinence, car leur grief ne concernerait pas un refus d’enregistrer le parti mais les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de le créer. Ils allèguent que la question de savoir s’ils ont agi de manière provocante lors de la création du parti est également sans importance car, selon eux, les sanctions qui leur ont été imposées ne portent sur aucun des actes mentionnés par le Gouvernement mais sur le fait même d’avoir tenté de créer le parti.

b) Le tiers intervenant

61. Le tiers intervenant, l’Union des libertés civiles pour l’Europe, souligne l’importance des partis politiques pour le bon fonctionnement de la démocratie. Il insiste ensuite sur les conditions strictes, énoncées par la jurisprudence de la Cour et par le droit international en général, dans lesquelles le droit à la liberté d’association peut être restreint, s’agissant notamment des partis politiques. Il précise par ailleurs que de telles restrictions ne peuvent revêtir un caractère discriminatoire, y compris en ce qui concerne la religion. L’intervenant retrace ensuite les exigences légales dans plusieurs États membres de l’Union européenne en ce qui concerne l’enregistrement, l’organisation, les programmes et la dissolution des partis politiques. Il précise notamment que, dans vingt-sept de ces États, les « valeurs chrétiennes » peuvent servir de valeurs fondamentales aux partis politiques et que, dans quelques États, l’islam sert également de valeur fondamentale pour la création de tels partis. Enfin, il attire l’attention sur l’importance de l’affaire, sur la réglementation, selon lui parfois trop détaillée, des partis politiques dans les pays de l’Europe de l’Est, qui peut à ses yeux accroître le risque de restrictions arbitraires, et sur la nécessité de garantir aux groupes minoritaires la possibilité d’exercer leur droit à la liberté d’association sans discrimination. L’intervenant soutient en outre que la philosophie démocratique musulmane a le même fondement normatif que la philosophie démocrate-chrétienne.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une « restriction »

62. Les restrictions du droit à la liberté d’association peuvent prendre différentes formes. Souvent, elles consistent dans le refus par les autorités d’enregistrer une association ou un parti politique (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 52, CEDH 2004-I, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 27, CEDH 2005-I (extraits), et Organisation macédonienne unie Ilinden-PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, §§ 64 et 76, 18 octobre 2011), ou bien dans sa dissolution (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 36, Parti socialiste et autres, précité, § 30, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, § 27), ou bien dans une interdiction temporaire de ses activités (Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 47, CEDH 2006-II), ou bien dans une interdiction de se faire financer par un parti politique étranger (Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, §§ 37-38, CEDH 2007-II). Mais la liste ne s’arrête pas là. Le terme « restrictions » figurant au deuxième paragraphe de l’article 11 ne saurait s’interpréter comme n’englobant pas des mesures – par exemple d’ordre répressif – prises a posteriori à l’encontre du requérant (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 39, série A no 202, et Gülcü c. Turquie, no 17526/10, § 91, 19 janvier 2016). Il peut en outre concerner non seulement un parti lui‑même mais aussi ses fondateurs et dirigeants, surtout quand il s’agit de sanctions ou de prohibitions relatives à leur activités au sein du parti (voir Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 36, et Parti socialiste et autres, précité, § 30, ainsi que Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, § 50, CEDH 2003-II, et, a contrario, Artyomov c. Russie (déc.), no 17582/05, CEDH 2006-XV). La « restriction » peut même consister en des mesures prises à l’encontre de simples membres ou adhérents du parti. Ainsi, des sanctions disciplinaires imposées à des fonctionnaires en raison de leurs activités au profit d’une association ou d’un parti politique ont été considérés comme de telles restrictions (Şişman et autres c. Turquie, no 1305/05, §§ 21-23, 27 septembre 2011, Küçükbalaban et Kutlu c. Turquie, nos 29764/09 et 36297/09, §§ 24-25, 24 mars 2015, et İsmail Sezer c. Turquie, no 36807/07, § 41, 24 mars 2015).

63. La même approche s’impose en l’espèce. Les poursuites pénales contre les requérants, qui ont abouti à une décision de les déclarer coupables et de les sanctionner pour avoir tenté de créer un parti politique – et donc d’exercer le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention, qui inclut celui de fonder une association ou parti politique (Gorzelik et autres, précité, § 88) – doivent donc s’analyser comme une « restriction » à leur droit à la liberté d’association garanti par cet article.

b) Sur la justification de la restriction

64. Aux termes de son deuxième paragraphe, pour ne pas enfreindre l’article 11 de la Convention, pareille « restriction » doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes qui y sont mentionnés, et être nécessaire dans une société démocratique à l’accomplissement de ces buts.

1. « Prévue par la loi »

65. La restriction reposait sur l’article 166 du code pénal de 1968, qui réprime, entre autres, le fait de créer une organisation politique « sur une base religieuse » (paragraphe 39 ci-dessus).

66. La teneur exacte de cette phrase a fait, dans le cas des requérants, l’objet d’une appréciation et d’une interprétation approfondies de la part des tribunaux pénaux bulgares (paragraphes 21-23 et 26 ci-dessus). Les requérants ne contestent pas que l’article 166 du code pénal de 1968 était formulé avec suffisamment de précision pour leur permettre de prévoir les conséquences possibles de leurs actions et de régler leur conduite en conséquence. La Cour est aussi de l’avis que les requérants savaient ou auraient dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que leurs agissements en septembre 2009 pouvaient engager leur responsabilité pénale par le jeu de cette disposition.

67. Certes, faute d’une jurisprudence appliquant l’article 166 du code pénal de 1968 depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1991 (paragraphe 44 ci-dessus), l’interprétation de cette phrase par les tribunaux pénaux bulgares ne pouvait être connue avec certitude. Toujours est-il que cette situation, qui s’explique selon toute vraisemblance par le fait que ces tribunaux ne sont pas souvent saisis de faits analogues à ceux dont les requérants sont les auteurs, ne saurait leur être reprochée (Perinçek, précité, § 138). Leur appréciation en l’espèce était raisonnablement prévisible, compte tenu notamment de la manière dont la Cour constitutionnelle avait en 1992 interprété l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991, qui contient des termes presque identiques (paragraphes 28 et 34 ci-dessus) et auquel les tribunaux se sont d’ailleurs référés. Il ne faut donc y voir ni un revirement brusque et imprévisible de jurisprudence, ni un élargissement par analogie de la portée d’une loi pénale (Perinçek, précité, ibidem).

68. Dans la mesure où les requérants contestent la justesse de la conclusion des tribunaux pénaux bulgares selon laquelle le parti politique qu’ils ont tenté de créer avait une « base religieuse », la Cour examinera la nécessité d’apprécier le bien-fondé de ce grief lorsqu’elle se penchera sur la question de savoir si la restriction de la liberté d’association des intéressés était nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.

2. But légitime

69. Les débats parlementaires lors de l’adoption de l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991, ainsi que l’interprétation de cet article par la Cour constitutionnelle bulgare (paragraphes 30-31, 34, 35 et 38 ci-dessus), montrent que l’interdiction de créer des partis politiques fondés sur une base ethnique ou religieuse qu’il contient a été mise en place pour prévenir le péril que de tels partis représenteraient pour la coexistence pacifique des différents groupes ethniques et religieux en Bulgarie. On peut donc admettre que les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un tel parti poursuivaient les buts légitimes de « défense de l’ordre » et de « protection des droits et libertés d’autrui » (voir, mutatis mutandis, Artyomov, décision précitée).

3. Nécessité dans une société démocratique

 Principes généraux

70. Il reste à déterminer si la restriction était nécessaire dans une société démocratique. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie ce point sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour.

71. En ce qui concerne le rôle des partis politiques dans une société démocratique, ces principes sont les suivants :

a) les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 25, Parti socialiste et autres, précité, § 29, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 87) ;

b) les partis politiques, seules formations à même d’accéder au pouvoir, ont la faculté d’exercer une influence sur l’ensemble du régime de leur pays, et se distinguent en cela des autres organisations intervenant dans le domaine politique (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 87 in fine) ;

c) sur le terrain politique, la responsabilité pour l’État d’être l’ultime garant du pluralisme ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 44, et Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 66, CEDH 2006-II) ;

d) un parti politique ne se trouve pas soustrait à l’empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles de l’État et appeler des mesures restrictives (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 27, et Parti socialiste et autres, précité, § 29).

72. Pour ce qui est de la possibilité d’apporter des restrictions relatives aux partis politiques et du contrôle par la Cour de telles restrictions, les principes généraux sont les suivants :

a) la liberté d’association garantie par l’article 11 de la Convention n’est pas absolue, et il faut admettre que, lorsqu’un parti politique, par ses activités ou les intentions qu’il déclare expressément ou implicitement, met en danger les institutions de l’État ou les droits et libertés d’autrui, l’article 11 ne prive pas les autorités du pouvoir de protéger ces institutions et ces personnes (Gorzelik et autres, précité, § 94, et Parti populaire démocrate-chrétien, précité, § 69) ;

b) en ce qui concerne les partis politiques, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur égard ; pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens du paragraphe 2 de l’article 11, les États contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, qui se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 46, Parti socialiste et autres, précité, § 50, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 100) ;

c) la seule forme de nécessité capable de justifier une restriction est celle qui peut se réclamer d’une « société démocratique » (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 45, Parti socialiste et autres, précité, § 29, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 86 in fine) ;

d) la Cour doit considérer la restriction à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, et, ce faisant, elle doit se convaincre que ces autorités ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 47, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 100, et Gorzelik et autres, précité, 96 in fine).

 Application de ces principes au cas d’espèce

73. En l’espèce, les tribunaux qui ont traité de l’affaire pénale contre les requérants se sont posé la question de savoir si l’interdiction faite par l’article 11, alinéa 4 de la Constitution bulgare de 1991 de créer un parti politique « sur une base (...) religieuse » – telle que définie par la Cour constitutionnelle bulgare (paragraphes 34, 35 et 38 ci-dessus) – pouvait être considérée comme justifiée au regard de l’article 11 de la Convention (paragraphes 21 et 26 ci-dessus). Or, pour sa part, la Cour ne considère pas qu’elle a besoin de trancher cette question dans les circonstances particulières de cette affaire. À l’inverse de la Cour constitutionnelle bulgare, qui avait le pouvoir et l’obligation d’examiner cette question dans l’abstrait, la Cour, dans une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle, est tenue par les faits de la cause (Perinçek, précité, § 226). Elle se bornera donc à rechercher si les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un tel parti, en méconnaissance de l’article 166 du code pénal bulgare, qui se sont soldées par un constat de culpabilité et des sanctions, étaient nécessaires dans une société démocratique au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. Plus concrètement, la Cour doit vérifier si ces poursuites pénales étaient une mesure proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

74. Même sans avoir à se pencher sur l’appréciation faite par les tribunaux pénaux bulgares sur la question de savoir si le parti que les requérants ont tenté de créer pouvait à juste titre être considéré comme ayant « une base religieuse » – et de juger ainsi si ces tribunaux se sont fondés sur une appréciation acceptable des faits pertinents –, la Cour a de sérieux doutes sur la nécessité, au regard de l’article 11 § 2 de la Convention, d’assortir l’interdiction litigieuse de sanctions de nature pénale.

75. La Cour n’a pas à s’attarder sur la sévérité des sanctions imposées aux requérants à la suite des poursuites pénales contre eux (paragraphes 20 et 26 ci-dessus). Ce qui importe en l’espèce n’est pas tant la gravité de ces sanctions que le fait même que des poursuites pénales, qui se sont soldées par un constat de culpabilité et des sanctions, ont été menées à leur encontre. La Cour a eu déjà l’occasion d’observer qu’une condamnation pénale représente l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (Perinçek, précité, § 273). Il en va de même en ce qui concerne le droit à la liberté d’association, dont l’un des objectifs est la protection des opinions et de la liberté de les exprimer, surtout s’agissant des partis politiques (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, §§ 42-43, Parti socialiste et autres, précité, § 41, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, § 37).

76. Or, force est de constater que les requérants n’ont pas poursuivi jusqu’au bout la procédure requise pour obtenir l’enregistrement du parti politique dont la création a été décidée en septembre 2009 (paragraphe 27 ci-dessus). En droit bulgare, la conséquence de cette omission est que ce parti ne peut exister et exercer son activité (Tsonev c. Bulgarie, no 45963/99, § 63, 13 avril 2006). Dès lors, le résultat visé par les autorités – assurer la coexistence pacifique des différents groupes ethniques et religieux en Bulgarie – pouvait être atteint dans le cadre d’une telle procédure, en refusant de faire droit à une demande d’enregistrement de ce parti politique. À cet égard, il existe en outre une possibilité pour les autorités de dissoudre un parti qui aurait été déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie, no 59489/00, §§ 21 et 30, 20 octobre 2005). La Cour ne voit donc pas pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, des poursuites pénales pour avoir tenté de créer un parti politique – qui ont abouti à une décision de déclarer les requérants coupables et de les sanctionner –, qui représentent une réponse particulièrement grave de la part des autorités, seraient nécessaires en plus de ces possibilités.

77. Au surplus, la Cour observe que selon les données dont elle dispose l’article 166 du code pénal de 1968 n’a pas été adopté dans le but d’empêcher une communauté religieuse d’utiliser les institutions démocratiques pour s’emparer du pouvoir au détriment des autres communautés. Cette disposition existait bien avant la Constitution de 1991, au temps du régime communiste en Bulgarie. Or, comme le montrent l’interprétation par la doctrine de la disposition pénale presque identique qui la précédait – l’article 305 du code pénal de 1951 –, ainsi que son libellé initial et le fait que toutes les personnes condamnées sur la base de cet article pendant le régime communiste ont été amnistiées juste après la chute de ce régime, l’objectif de cette disposition était plutôt d’éliminer toute possibilité de réapparition des partis politiques « capitalistes » qui avaient existé avant l’instauration du régime et qui existaient toujours dans les « pays capitalistes » (paragraphes 40-42 ci-dessus), et non de défendre la tolérance religieuse et ethnique en Bulgarie. De surcroît, l’article 166 du code pénal de 1968 ne vise que la création d’une organisation politique sur une base religieuse, alors que l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991 prohibe également les partis politiques créés sur une base ethnique ou raciale (paragraphes 28 et 39 ci-dessus).

78. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que les poursuites pénales contre requérants pour avoir tenté de créer un parti politique sur une base religieuse n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique, et ont donc emporté violation de l’article 11 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

79. Les requérants allèguent que les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de créer un parti politique sur une base religieuse, en méconnaissance de l’article 166 du code pénal, étaient discriminatoires. Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11. L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement

80. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne ce grief, qu’ils n’ont d’ailleurs aucunement soulevé au niveau national. Il indique, en particulier, que les requérants n’ont pas engagé une procédure au titre de la loi de 2003 sur la protection contre la discrimination, ni devant la Commission pour la protection contre la discrimination, ni directement devant un tribunal civil.

81. Quant au fond, le Gouvernement argue que le parti politique que les requérants ont tenté de créer ne peut être assimilé à un parti chrétien‑démocrate. Il allègue que, même si les requérants ont copié mécaniquement des mots et des phrases tirés des programmes de tels partis, il ressort clairement de la manière dont ils ont entamé la procédure de création du parti et de leur attitude, telle qu’ils l’ont aussi affichée à d’autres occasions, qu’ils ont conçu le parti pour ne défendre qu’un seul groupe religieux – les musulmans – et pour n’obtenir le soutien que des personnes ayant une telle affiliation religieuse. Selon le Gouvernement, les autorités, en empêchant les requérants de créer un parti cherchant à établir des privilèges sur la base de l’appartenance religieuse, ont non seulement agi sans faire preuve de discrimination à leur égard, mais ont aussi agi conformément à leur obligation positive de prévenir toute discrimination.

2. Les requérants

82. Les requérants maintiennent qu’ils ont soulevé la question relative à la prétendue discrimination à leur égard au niveau national. Ainsi, le deuxième requérant aurait déclaré au cours de son procès qu’il souhaitait que la « démocratie islamique » soit traitée de la même manière que la démocratie chrétienne, mais le tribunal de district de Popovo aurait rejeté cette demande. Les requérants soutiennent que le deuxième requérant a aussi soulevé ce point en appel, mais que le tribunal régional de Targovishte ne l’a pas examiné. Les requérants arguent en outre que la procédure devant la Commission pour la protection contre la discrimination ne constitue pas un recours efficace en l’espèce au motif que, en vertu de la loi de 2003 sur la protection contre la discrimination, cette Commission ne peut agir dans le cadre d’une affaire examinée par un tribunal, et elle n’a pas compétence pour annuler une décision judiciaire. Selon les requérants, il n’est pas possible non plus qu’une décision d’un tribunal pénal soit examinée par un tribunal civil à la suite d’une demande présentée en vertu de la loi de 2003. Ils indiquent à cet égard que le Gouvernement n’a cité aucun exemple montrant que de telles démarches sont réalisables.

83. Quant au fond, les requérants soutiennent avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur deux motifs distincts. Premièrement, ils auraient été traités moins favorablement que ceux qui veulent créer des partis politiques sur une base autre que la religion car, selon eux, la loi bulgare n’érigeait pas en infraction pénale la formation d’un parti politique sur une autre base. Deuxièmement, ils auraient été traités moins favorablement que ceux qui voulaient créer des partis politiques basant leurs programmes et leurs idéologies sur le christianisme. Les requérants avancent à cet égard que plusieurs de ces partis sont enregistrés et opèrent librement en Bulgarie et que, contrairement à eux, aucun des dirigeants de ces partis n’a fait l’objet de poursuites pénales en raison de ses activités politiques. Selon les requérants, il est faux que le parti qu’ils voulaient créer n’aurait cherché qu’à promouvoir les intérêts de ceux qui adhérent à la religion musulmane et n’aurait été ouvert qu’aux musulmans. Ils estiment dès lors que la justification invoquée par le Gouvernement est dénuée de fondement et qu’il n’existe pas de motif légitime justifiant la double différence de traitement dont ils estiment avoir été victimes.

2. Appréciation de la Cour

84. Le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 se rapporte aux mêmes faits que celui tiré de l’article 11 : les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un parti politique sur une base religieuse. Eu égard au constat de violation de cette disposition figurant au paragraphe 78 ci-dessus, il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité ou le bien-fondé de ce grief.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

86. Les requérants réclament 1 EUR au titre du dommage moral qu’ils considèrent avoir subi.

87. Selon le Gouvernement, le montant même de la demande témoigne du manque de sérieux avec lequel les requérants abordent l’affaire. Il en déduit que la demande devrait être rejetée.

88. La Cour estime que le montant de la demande montre que les requérants attachent une importance essentiellement symbolique aux questions soulevées devant elle. Le constat de violation de l’article 11 de la Convention peut dès lors être considéré comme fournissant en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les intéressés en raison de cette violation.

2. Frais et dépens

89. Les requérants demandent également 2 320 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour au titre des honoraires dus à leur représentant pour vingt-neuf heures de travail, au taux horaire de 80 EUR. À l’appui de leur demande, ils présentent une convention d’honoraires entre eux et le Comité Helsinki bulgare. Ils demandent par ailleurs que tout montant alloué par la Cour soit directement versé à l’organisation Comité Helsinki bulgare.

90. Le Gouvernement considère que le montant réclamé est excessif et que la demande est insuffisamment étayée par des documents.

91. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 320 EUR pour les frais et dépens engagés dans la procédure devant elle et l’accorde aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt. Cette somme doit être versée, conformément à la demande des requérants, sur le compte indiqué par le Comité Helsinki bulgare.

3. Intérêts moratoires

92. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 11 de la Convention recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité ou le bien-fondé du grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 ;
4. Dit, à l’unanimité, que le constat d’une violation de l’article 11 de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;
5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, pour frais et dépens, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 320 EUR (deux mille trois cent vingt euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, et à verser sur le compte indiqué par le Comité Helsinki bulgare ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 septembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
Greffier adjointPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge ad hoc M. Raycheva.

S.O.L.
V.S.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE LA JUGE AD HOC RAYCHEVA

(Traduction)

Je suis au regret de ne pouvoir me rallier à la conclusion de la majorité, laquelle a constaté en l’espèce que les poursuites engagées et les sanctions imposées par les juridictions bulgares avaient emporté violation du droit des requérants à la liberté d’association. En d’autres circonstances, cette conclusion aurait pu se justifier, mais au vu du contexte des faits de la cause, tel n’est pas le cas.

À mon sens, il y a lieu d’appliquer le critère de la « nécessité dans une société démocratique » dans le contexte historique qui est celui de la Bulgarie, pays qui, malgré son passé marqué par des antagonismes, est aujourd’hui cité en exemple dans les Balkans pour la paix interethnique qu’il a su instaurer. En effet, contrairement à ce qui se passe dans presque tous les autres pays des Balkans, la plus grande réussite de ce qu’il convient d’appeler la « transition » du pouvoir totalitaire vers le régime démocratique en Bulgarie réside dans l’absence de conflit entre la population bulgare et la minorité turque. De ce fait, la préservation de la paix interethnique dans le pays est devenue une valeur nationale. Pour les mêmes raisons, selon la Cour constitutionnelle bulgare, l’interdiction énoncée à l’alinéa 4 de l’article 11 de la Constitution bulgare de 1991 pouvait être considérée comme justifiée au regard de l’article 11 de la Convention.

Pour définir si la procédure pénale en cause a constitué une mesure proportionnée de nature à protéger les valeurs proclamées par l’article 11 de la Constitution bulgare et dont le non-respect est aussi sanctionné par l’article 166 du code pénal, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales, se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, ont appliqué des standards qui étaient conformes aux principes consacrés par l’article 11 de la Convention et qu’elles n’ont pas, par conséquent, outrepassé leur marge d’appréciation.

À mon avis, dans la présente affaire, les juridictions nationales ont dans leur jugement exposé des motifs suffisants pour expliquer pourquoi une réponse sérieuse de la part des autorités était nécessaire. Ce point transparaît dans l’appréciation globale effectuée par les juridictions internes des circonstances qui ont entouré la création du parti et, surtout, des actes des défendeurs ainsi que des explications que ceux-ci ont livrées a posteriori lors de la conférence de presse qui avait été planifiée à l’avance. Les juridictions nationales ont analysé en détail les faits suivants : l’organisation de l’assemblée constitutive du parti le jour de la fin du ramadan et au son d’un chant militaire ottoman intitulé « Ceddin deden » ; l’intention proclamée des défendeurs de corriger « l’erreur » qui avait selon eux consisté à présenter la Bulgarie en Europe comme un État uninational, et leur volonté d’agir pour la reconnaissance officielle de la minorité turque en Bulgarie au motif que la Bulgarie « n’avait rien fait pour les musulmans » sur son territoire. Elles en ont conclu que ces faits témoignaient de l’intention des requérants de se servir des différences religieuses. Cette conclusion est convaincante. Elle correspond aux faits de la cause. Cette affaire révèle que, par leur comportement, les requérants ont mis en péril l’ordre public et les valeurs qui sous-tendent la Convention. Compte tenu du lien très clair entre la Convention et la démocratie, nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Le pluralisme et la démocratie se fondent sur un compromis exigeant des concessions diverses de la part des individus ou groupes d’individus, qui doivent parfois accepter de limiter certaines des libertés dont ils jouissent afin de garantir une plus grande stabilité du pays dans son ensemble (voir, mutatis mutandis, Petersen c. Allemagne (déc.), no 39793/98, CEDH 2001-XII, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, § 99, CEDH 2003-II).

Je suis par conséquent dans l’impossibilité de me rallier à la majorité lorsqu’elle conclut qu’en l’espèce la restriction aux droits des requérants découlant de l’interdiction énoncée à l’article 166 du code pénal ne saurait être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique ». Si l’adjectif « nécessaire », au sens des articles 10 § 2 ou 11 § 2 de la Convention, n’est pas synonyme d’« indispensable », il appartient aux autorités nationales de juger, au premier chef, de la réalité du besoin social impérieux qu’implique le concept de « nécessité » dans ce contexte (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24).

En ce qui concerne l’équilibre à ménager entre les différents droits en jeu, j’estime que les deux juridictions nationales, et en particulier le tribunal régional, ont produit un jugement mesuré, détaillé et motivé. Elles ont procédé à une analyse approfondie et exhaustive des éléments qui avaient motivé l’imposition des sanctions, répondant ainsi à un besoin public primordial de manière proportionnée à l’objectif poursuivi par la loi. Cette affaire a donc donné lieu à un exercice de mise en balance en bonne et due forme. Par conséquent, je pense que la sanction que les juridictions pénales ont infligée aux requérants peut, même dans le contexte de la marge d’appréciation restreinte laissée aux États contractants, raisonnablement être considérée comme ayant répondu à un « besoin social impérieux ».

Je ne suis pas persuadée que, dans cette affaire, la réalité qui se cache derrière les apparences soit celle d’une intention véritable et décisive de la part des requérants de créer une personne morale – l’Union musulman‑démocrate – plutôt qu’une volonté de compromettre la paix civile et de provoquer une confrontation ethnique et religieuse. Si le but des requérants était bien de faire enregistrer le parti, on ne comprend guère pourquoi ils ont eu besoin de mener des actions semblables à celles décrites ci-dessus et pourquoi ils ne se sont pas contentés d’engager la procédure d’enregistrement et de donner ainsi au tribunal de la ville de Sofia la possibilité de se prononcer sur leur demande d’enregistrement.

Enfin, les juridictions bulgares n’ont jamais abusé de leur pouvoir pour appliquer l’article 166 du code pénal. Pour preuve, comme il ressort de la pratique de la CEDH, on a dénombré au fil des années de multiples affaires dans lesquelles un refus par les autorités bulgares d’enregistrer des partis politiques ou la dissolution de partis par la Cour constitutionnelle bulgare étaient en cause et dans lesquelles une violation de l’article 11 de la Convention a été constatée (voir, par exemple, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, CEDH 2001-IX, Organisation macédonienne unie Ilinden et autres c. Bulgarie, no 59491/00, 19 janvier 2006, et Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie, no 59489/00, 20 octobre 2005), et aucune autre condamnation en application de l’article 166 du code pénal n’a été prononcée au cours des dernières décennies.

Je conclus donc à l’absence de violation de l’article 11 de la Convention.

* * *

[1]. Le terme ottoman « millet » désignait une communauté religieuse vivant dans l’Empire ottoman. Ainsi, pendant des siècles, les adeptes de l’islam sunnite dans l’Empire formaient un seul « millet » (« millet-i hakime »), les chrétiens orthodoxes formaient le « millet-i Rum », et ainsi de suite. Au cours de ces dernières années, des habitants du nord-est de la Bulgarie ont commencé à utiliser le terme « usta millet » (« « millet » des artisans ») pour se désigner et se différencier ainsi de la population rom et turque.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-204272
Date de la décision : 03/09/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté d'association);Préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : YORDANOVI
Défendeurs : BULGARIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KANEV K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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