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05/02/2019 | CEDH | N°001-189726

CEDH | CEDH, AFFAIRE UTVENKO ET BORISOV c. RUSSIE, 2019, 001-189726


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE UTVENKO ET BORISOV c. RUSSIE

(Requêtes nos 45767/09 et 40452/10)

ARRÊT

STRASBOURG

5 février 2019

DÉFINITIF

24/06/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Utvenko et Borisov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Dmitry Dedov,
Pere Pas

tor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE UTVENKO ET BORISOV c. RUSSIE

(Requêtes nos 45767/09 et 40452/10)

ARRÊT

STRASBOURG

5 février 2019

DÉFINITIF

24/06/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Utvenko et Borisov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 45767/09 et 40452/10) dirigées contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants russes, MM. Vladimir Aleksandrovich Utvenko (« le premier requérant ») et Oleg Anatolyevitch Borisov (« le second requérant »), ont saisi la Cour le 17 juillet 2009 et le 21 juin 2010 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, ont été représentés par Mme Y.V. Yefremova, juriste à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, MM. G. Matiouchkine et A. Fedorov, anciens représentants de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Le premier requérant alléguait en particulier avoir été détenu dans de mauvaises conditions, qu’une période de sa détention provisoire avait été illégale, que la durée de sa détention provisoire avait été excessive, que la régularité de celle-ci n’avait pas été examinée « à bref délai » et que son droit à bénéficier de l’assistance d’un défenseur de son choix n’avait pas été respecté. Il invoquait les articles 3, 5 §§ 1, 3 et 4 et 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à cet égard. Les requérants alléguaient en outre avoir été soumis à des mauvais traitements en vue de leur extorquer des aveux, que les enquêtes sur leurs allégations respectives n’avaient pas été effectives et que leurs aveux avaient par la suite été utilisés dans le procès pénal dirigé à leur encontre. Ils invoquaient les articles 3 et 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne cet aspect de leurs requêtes.

4. Le 1er décembre 2016, les griefs énumérés ci‑dessus ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes nos 45767/09 et 40452/10 ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant est né en 1950 et est détenu à Irkoutsk. Le second requérant est né en 1968 et est détenu à Verkhnéouralsk.

A. Le contexte de l’affaire

6. Le 5 janvier 1999, S., procureur adjoint de la ville de Bratsk, fut assassiné. Le même jour, une enquête pénale pour meurtre fut ouverte et enregistrée sous le numéro 16029.

7. Le 24 mai 2001, cette enquête fut suspendue pour non‑identification du coupable.

8. Le 2 avril 2008, l’enquêteur M., du comité d’instruction rattaché au service du procureur de la région d’Irkoutsk (следственный комитет) rouvrit l’enquête pénale no 16029 au motif que de nouveaux éléments concernant des personnes qui pouvaient être impliquées dans le meurtre de S. avaient été identifiés. L’affaire fut attribuée à un groupe d’enquêteurs dont faisaient partie M., B., Se. et Bu.

B. L’enquête pénale

1. Les circonstances relatives au premier requérant

a) L’arrestation du premier requérant et sa mise en examen

9. Le 10 avril 2008, le premier requérant, soupçonné d’avoir été l’instigateur du meurtre de S., fut arrêté. Il fut interrogé le même jour en tant que suspect en présence de deux avocates de son choix, Mes Ye. et P., et nia toute implication dans le meurtre en question.

10. Le 11 avril 2008, le premier requérant fut accusé d’être l’instigateur et le complice du meurtre de S. avec circonstances aggravantes. Il signa le même jour l’acte de sa mise en examen en présence des avocates Ye. et P. et fut informé de son droit de garder le silence. Il fut informé que toutes ses dépositions pouvaient être utilisées en tant que preuves dans le cadre d’une affaire pénale, y compris s’il se rétractait ultérieurement, sauf dans le cas prévu par l’article 75 § 2 point 1 du code de procédure pénale (CPP).

11. Selon l’acte de mise en examen en question, en novembre 1998, le premier requérant avait proposé à V. Mol. d’organiser l’assassinat de S. en raison de l’animosité que l’intéressé aurait éprouvé à l’égard de ce dernier. Le rôle de V. Mol. était de trouver des personnes chargées de perpétrer l’assassinat, et celui du premier requérant de payer leurs services et d’assurer leur « protection » contre d’éventuelles poursuites pénales. V. Mol. avait ensuite contacté A. Kur. afin que celui‑ci se chargeât d’organiser l’assassinat contre 1 500 000 roubles russes (RUB) et avait proposé d’y impliquer V. Zag. en tant que personne de contact. V. Zag. avait rencontré A. Kur. et l’avait informé que le premier requérant lui paierait 500 000 RUB avant la commission de l’assassinat et que le reste de la somme lui serait transmis ultérieurement. En novembre 1998, V. Zag. avait informé le premier requérant que l’assassinat serait organisé par A. Kur. avec le concours de D. Che., de E. Mas. et d’autres personnes non identifiées. En novembre ou décembre 1998, le premier requérant avait rencontré A. Kur. et lui aurait transmis la somme susmentionnée.

12. Toujours le 11 avril 2008, le premier requérant informa les autorités de la révocation de l’avocate P. et de son intention de la remplacer par l’avocate Ch. (paragraphe 34 ci‑dessous).

b) Les allégations de mauvais traitements du premier requérant et ses aveux

13. Le 11 avril 2008, le premier requérant fut incarcéré à la maison d’arrêt no IZ‑38/1 d’Irkoutsk (« la maison d’arrêt ») et placé dans la cellule no 239. Il allègue y avoir été détenu avec trois autres personnes, Go., Ma. et Ro., jusqu’au 24 avril 2008, date de son transfert dans la cellule no 439.

14. Selon lui, le soir du 13 avril 2008, il fut passé à tabac par Go. et Ma. : ces derniers lui auraient donné des coups de poing sur le corps et à la tête et Ma. lui aurait asséné un coup de pied dans le thorax. Le premier requérant allègue que ces derniers avaient agi sur instruction de Ti., un officier de police de la maison d’arrêt, et de M. et B., les enquêteurs chargés de l’enquête pénale no 16029, dans le but de lui extorquer des aveux.

15. Le 14 avril 2008, le requérant rédigea une « déclaration d’aveux » (« явка с повинной »), dans laquelle il avouait avoir commandité le meurtre de S. Il déclara notamment que, en novembre 1998, son ami Kh. et lui avaient décidé d’assassiner S. à cause de l’animosité qu’ils éprouvaient tous les deux à son égard. Selon la déclaration d’aveux du requérant, Kh. avait contacté V. Mol., qui, à son tour, s’était adressé à A. Kur. pour que ce dernier trouvât des tueurs à gage. Kh. aurait ensuite informé le requérant que A. Kur. avait engagé E. Mas. et une autre personne que l’intéressé ne connaissait pas en tant que tueurs à gage. Le requérant déclara en outre qu’il avait transmis 500 000 RUB de la somme promise pour l’assassinat directement à A. Kur. et que le reste de la somme, 1 000 000 RUB, avait été payé par Kh. sans qu’il ne sût à qui ce dernier avait transmis l’argent ni à quel moment il l’avait fait. Le même jour, la déclaration d’aveux du requérant fut retranscrite dans un procès‑verbal rédigé par Te., un officier de police de la maison d’arrêt, et l’intéressé signa cette déclaration.

16. Le premier requérant allègue que, au cours de la nuit du 14 au 15 avril 2008, Go. et Ma. l’ont menacé de passage à tabac et soumis à des mauvais traitements sous forme d’exercices physiques intenses durant toute la nuit, de privation de sommeil et d’humiliations, comme le nettoyage des WC à l’aide de sa brosse à dents, pour le forcer à maintenir ses aveux lors de son interrogatoire officiel en tant qu’accusé.

17. Le 15 avril 2008, le premier requérant, interrogé en tant qu’accusé par l’enquêteur B. dans les locaux de la maison d’arrêt, confirma ses aveux. L’interrogatoire, filmé, eut lieu en l’absence de l’avocate Ye., au motif que le premier requérant avait donné par écrit son accord pour être interrogé en présence de Me Ku., une avocate commise d’office.

18. Selon le premier requérant, le procès-verbal de l’interrogatoire ne lui fut soumis pour signature par l’enquêteur B. que le 17 avril 2008, en l’absence des avocates de son choix, Ye. et Ch., et de l’avocate commise d’office Ku. Le premier requérant signa ce procès‑verbal en apposant une mention selon laquelle il demandait à être assisté par les avocates de son choix, Ye. et Ch., lors de toute mesure d’instruction ultérieure.

19. Il ressort d’une attestation du 11 janvier 2010 délivrée par l’administration de la maison d’arrêt à l’avocate Ye. que les 14, 16, 17 et 18 avril 2008, celle-ci s’était rendue à la maison d’arrêt pour pouvoir rencontrer le premier requérant mais qu’elle n’avait pas été autorisée à le voir au motif que, sur réquisition des enquêteurs M. et Se., l’intéressé avait été mis en attente de transfert au service de police de la région d’Irkoutsk. Il ressort de la même attestation que, pendant la période du 14 au 18 avril 2008, aucun autre avocat n’avait adressé à l’administration de la maison d’arrêt de demande de visite du premier requérant.

20. Le 21 avril 2008, le premier requérant rencontra les avocates Ye. et Ch. et les informa de la tenue de l’interrogatoire du 15 avril 2008. Il ne put les informer du nom de l’avocate qui l’avait assisté ce jour-là.

21. Par une ordonnance du 25 avril 2008, les autorités chargées de l’enquête rendirent secret le nom de l’avocate Ku., qui avait participé à l’interrogatoire du 15 avril 2008. La demande de l’avocate Ye. tendant à visionner l’enregistrement de cet interrogatoire fut rejetée le 30 mai 2008 au motif qu’un tel visionnage aurait dévoilé l’identité de l’avocate commise d’office.

22. Il ressort du dossier dont dispose la Cour que le premier requérant a saisi le tribunal de l’arrondissement Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk d’une contestation de certaines ordonnances des autorités d’enquête, dont celle du 25 avril 2008, mais qu’il a abandonné ce grief pendant l’examen judiciaire de sa contestation, en échange, selon lui, de la permission des enquêteurs de lui accorder une visite familiale. Par une décision du 14 mai 2008, dont la Cour ne dispose pas de copie, ledit tribunal rejeta le recours du premier requérant.

23. Le 26 mai 2008, à la demande du premier requérant, celui-ci fut interrogé en présence de l’avocate Ye. Il rétracta ses aveux faits lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 ainsi que dans la déclaration du 14 avril 2008 au motif qu’ils auraient été obtenus par la coercition dans les circonstances décrites aux paragraphes 14 et 16 ci-dessus.

24. Le 30 mai 2008, lors d’un interrogatoire additionnel, le premier requérant, assisté de l’avocate Ye., réitéra ses allégations de mauvais traitements et indiqua, entre autres, qu’il n’avait pas officiellement déposé plainte à cet égard au motif que le dépôt d’une telle plainte n’aurait pas abouti à un résultat tangible et que, de surcroît, cela aurait pu aggraver sa situation.

c) Les vérifications menées sur les allégations de mauvais traitements du premier requérant

25. Au mois de juin 2008, l’avocate Ye. adressa une plainte au procureur dans laquelle elle dénonçait les mauvais traitements que le premier requérant aurait subis entre le 13 et le 15 avril 2008.

26. Par une décision du 28 juin 2008, le comité d’instruction, après avoir effectué une vérification préliminaire conformément à l’article 144 du CPP, refusa d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de mauvais traitements du premier requérant. Ayant recueilli des explications de la part d’un certain nombre de personnes, y compris celles qui auraient été impliquées dans les mauvais traitements infligés au premier requérant et qui avaient toutes contesté les allégations de ce dernier, l’enquêteur chargé de la vérification estima qu’il n’y avait pas de preuves de maltraitance de l’intéressé.

27. Le premier requérant contesta cette décision en justice. Il indiquait, entre autres, que l’enquêteur avait transféré la charge de l’enquête à l’administration de la maison d’arrêt, ce qui, d’après lui, remettait en cause l’indépendance et l’impartialité de l’enquêteur, et que celui-ci n’avait pas, selon lui, procédé à des confrontations avec les personnes qui lui auraient fait subir des mauvais traitements.

28. Le 12 février 2009, le tribunal du district Kouïbychevski de la ville d’Irkoutsk rejeta le recours du premier requérant.

29. Le 1er avril 2009, la cour régionale d’Irkoutsk (« la cour régionale ») confirma cette décision en appel.

d) La plainte du premier requérant auprès du conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk

30. Le 8 octobre 2008, le premier requérant déposa une plainte auprès du conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk (« le conseil disciplinaire ») dans laquelle il dénonçait le caractère selon lui irrégulier de la nomination de Ku. en tant que son défenseur lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 ainsi que le caractère à ses yeux purement formel de la présence de cette avocate lors dudit interrogatoire.

31. Le 18 février 2009, le conseil disciplinaire rendit une décision par laquelle il reconnut l’avocate Ku. coupable d’une faute grave dans l’exercice de la profession d’avocat et la sanctionna par l’exclusion du barreau.

32. Le conseil disciplinaire établit que, le 15 avril 2008, l’avocate Ku. avait été directement contactée par l’enquêteur B. et qu’elle avait accepté de se rendre dans la maison d’arrêt alors que, conformément au règlement du barreau relatif à l’octroi de l’assistance juridique gratuite, une telle demande ne pouvait être adressée et acceptée que par un coordinateur du barreau. Le conseil disciplinaire indiqua que l’avocate Ku. n’avait signé le mandat de représentation juridique du premier requérant qu’une fois à l’intérieur du bâtiment de la maison d’arrêt alors que, conformément au point 155 du règlement intérieur des maisons d’arrêt (adopté par l’arrêté no 189 du 14 octobre 2005 du ministère de la Justice), un avocat ne peut être autorisé à entrer dans la maison d’arrêt pour rencontrer son client que sur présentation d’un mandat de représentation dûment signé. Le conseil disciplinaire estima que ces éléments permettaient de conclure que l’avocate Ku. avait imposé sa représentation au premier requérant en raison de ses relations personnelles avec l’enquêteur B., ce qui était contraire à l’article 7 § 1 alinéa 4 de la loi sur l’exercice de la profession d’avocat et à l’article 9 du code de déontologie de l’avocat.

33. S’agissant du déroulement de l’interrogatoire du 15 avril 2008, le conseil disciplinaire établit que Ku. n’avait fourni aucune assistance juridique au premier requérant et qu’elle n’avait pas signé le procès-verbal dudit interrogatoire immédiatement après son établissement, contrairement aux exigences de l’article 166 §§ 1 et 6 du CPP. Il indiqua que Ku., tout en sachant que le premier requérant avait désigné des avocates de son choix, Ye. et Ch., s’était immiscée dans la représentation juridique de l’intéressé assurée par ces dernières, et avait contribué à formaliser les déclarations auto-incriminantes de celui-ci lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008, ce qui avait nui à sa défense.

e) Le placement et le maintien du premier requérant en détention provisoire

34. Par une décision du 11 avril 2008, le tribunal du district Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk autorisa le placement du premier requérant en détention provisoire au motif que l’intéressé était accusé d’une infraction particulièrement grave et qu’il pouvait, en tant qu’ancien membre de la police, entraver le cours de la justice en exerçant des pressions sur les témoins ou sur les autres participants à la procédure pénale. Le tribunal se référa à cet égard à des dépositions de A. Kur., également mis en examen dans le cadre de l’affaire pénale no 16029, selon lesquelles il avait peur pour sa vie et celle de sa famille. Le premier requérant, assisté par l’avocate Ye., notifia au tribunal la révocation de l’avocate P. et son intention de la remplacer par l’avocate Ch.

35. Le 5 mai 2008, la cour régionale rejeta l’appel du requérant formé contre la décision du 11 avril 2008.

36. La détention provisoire du premier requérant fut ultérieurement prolongée par des décisions de justice des 4 juin, 26 août et 24 décembre 2008 et 26 février, 9 avril, 26 juin et 7 octobre 2009. Toutes ces décisions justifièrent la nécessité du maintien en détention du premier requérant essentiellement par la gravité des charges portées contre lui ainsi que par les besoins des autorités d’enquête d’accomplir certains actes d’instruction.

37. L’appel formé par le premier requérant contre la décision du 26 juin 2009 fut rejeté le 6 octobre 2009.

38. Par une décision du 30 octobre 2009, la cour régionale prolongea la détention du premier requérant jusqu’au 2 janvier 2010.

39. Le 18 décembre 2009, l’affaire pénale fut renvoyée à la cour régionale pour examen au fond.

40. Le 31 décembre 2009, la cour régionale renvoya l’affaire pénale au procureur pour défaut de procédure et prolongea en même temps la détention provisoire du premier requérant « pour un mois à compter de la réception du dossier par le procureur ».

41. Par une lettre du 22 janvier 2010, la cour régionale informa le premier requérant qu’il n’était pas nécessaire qu’elle adoptât une décision supplémentaire sur son maintien en détention au motif que, selon l’article 255 du CPP, celle-ci était permise pendant six mois à partir de la date du renvoi de l’affaire pénale en jugement, soit du 18 décembre 2009 jusqu’au 18 juin 2010.

42. Le 18 mars 2010, la Cour suprême examina l’appel du premier requérant contre la décision du 31 décembre 2009 et modifia celle-ci en excluant la mention de la durée d’un mois pour laquelle la détention de l’intéressé avait été prolongée. Elle indiqua que, lors du renvoi de l’affaire pénale au procureur pour défaut de procédure conformément à l’article 237 § 3 du CPP, la cour régionale devait se prononcer sur la nécessité du maintien du premier requérant en détention provisoire en tenant compte des délais prévus par l’article 109 du CPP. Cependant, elle estima qu’il n’était pas nécessaire d’indiquer la date limite de la détention dans la décision du 31 décembre 2009 au motif que le délai de six mois prévu par l’article 255 du CPP n’avait pas expiré au moment de son adoption.

43. Dans l’intervalle, par des décisions des 15 février et 10 mars 2010, la cour régionale avait ordonné le maintien du premier requérant en détention provisoire jusqu’au 22 juin 2010.

44. Le 27 avril 2010, la Cour suprême modifia en appel la décision du 15 février 2010 en ce qui concernait la durée de la détention provisoire et fixa la fin de celle-ci au 18 juin 2010.

45. Le 15 septembre 2010, elle rejeta l’appel formé par le premier requérant contre la décision de la cour régionale du 10 mars 2010.

46. Par des décisions de la cour régionale des 17 juin, 13 septembre et 13 décembre 2010 et du 14 mars 2011, la détention provisoire du premier requérant fut prolongée à chaque fois pour trois mois supplémentaires en raison de la gravité des charges dirigées à son encontre. Lesdites décisions furent adoptées à l’égard de sept coaccusés à la fois.

47. Par une ordonnance de procédure du 21 mars 2011, la cour régionale rejeta plusieurs demandes du premier requérant formulées lors du procès pénal, y compris sa demande d’élargissement.

f) Les conditions de détention du premier requérant dans la maison d’arrêt

48. Le premier requérant allègue que les différentes cellules dans lesquelles il a été détenu étaient toutes surpeuplées et qu’elles offraient un espace de vie d’environ 2 m² par détenu. Selon lui, les cellules étaient délabrées, des grillages posés sur les fenêtres, à l’extérieur et à l’intérieur, réduisaient l’apport de lumière naturelle, les toilettes n’étaient séparées du reste de la cellule par aucune cloison et le chauffage était insuffisant. À l’appui de ses allégations, il soumet des déclarations de trois de ses codétenus, Gr., B. et G.

2. Les circonstances relatives au second requérant

a) Le transfert du second requérant dans la maison d’arrêt

49. Au moment de la réouverture de l’enquête pénale no 16029 (paragraphe 8 ci‑dessus), le second requérant, un détenu condamné dans le cadre d’une autre affaire pénale en 2007, purgeait une peine d’emprisonnement dans une colonie correctionnelle.

50. Le 10 avril 2008, l’enquêteur M. ordonna le transfert et le placement du second requérant dans la maison d’arrêt au motif que ce dernier était soupçonné d’avoir participé au meurtre de S.

51. Le 12 avril 2008, le second requérant fut transféré à la maison d’arrêt.

b) Les allégations de mauvais traitements du second requérant et ses aveux

52. Le second requérant allègue que, à partir du 12 avril 2008, il a subi diverses formes de mauvais traitements de la part de ses codétenus. Selon lui, ces derniers agissaient sur instruction des enquêteurs chargés de l’enquête pénale et de l’administration de la maison d’arrêt, dans le but de lui extorquer des aveux et, entre autres, de lui faire avouer le meurtre de S. Le second requérant déclare notamment avoir subi :

– le 13 avril 2008, des coups à l’œil droit et au flanc droit de la part de ses codétenus Fo. et Ma., dans la cellule no 440 ;

– les 14 et 15 avril 2008, des menaces de violences physiques à l’égard de son fils et de sa femme émanant du détenu Ry., dans la cellule no 624 ;

– la nuit du 24 au 25 avril 2008, un passage à tabac et une tentative de viol par les codétenus Ry., Se., et Do. dans la cellule no 643 ; il soutient que, pour stopper l’agression, il a dû se couper au rasoir le cou et la joue droite ;

– une pression psychologique et des menaces de violences, y compris à l’égard de sa femme et de son fils, de la part de Ry. tout au long de sa détention commune avec lui.

53. Le 16 avril 2008, le second requérant rédigea une déclaration d’aveux dans laquelle il avouait avoir commis le meurtre de S. en bande organisée. Il déclara notamment qu’il avait commis l’assassinat de S. le 5 janvier 1998 avec le concours de ses complices E. Mas., D. Che., A. Kur. et A. Kal. sur demande de V. Zag. et de V. Mol. Il déclara en outre savoir que l’assassinat avait été commandité par le premier requérant et par Kh. Ses aveux furent retranscrits dans un procès-verbal par l’officier de police Te. et transmis aux enquêteurs chargés de l’enquête pénale no 16029.

54. Le 25 avril 2008, le médecin de la maison d’arrêt constata la présence de trois coupures sur le cou et le visage du second requérant et en informa l’administration.

55. Le 30 avril 2008, la décision de l’enquêteur B. de mettre le second requérant en examen, sur le fondement des articles 91 et 92 du CPP, en tant que personne soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale, fut notifiée à l’intéressé. Ce dernier signa, en présence d’une avocate commise d’office, P., un procès-verbal de mise en examen par lequel il fut informé de son droit de garder le silence et de son droit à bénéficier de l’assistance d’un défenseur, et averti que toutes ses dépositions pourraient être utilisées en tant que preuves dans le cadre de l’affaire pénale même s’il rétractait ultérieurement ses dépositions.

56. Pendant les interrogatoires du second requérant, qui eurent lieu le 30 avril, 12 et 14 mai et 24 septembre 2008, ainsi que pendant la reconstitution des faits sur les lieux du crime le 14 mai 2008, l’intéressé, assisté de l’avocate commise d’office P., confirma avoir participé au meurtre de S. et signa les procès-verbaux correspondants.

c) Les vérifications menées sur les allégations de mauvais traitements du second requérant

57. Le 20 mai 2008, à l’issue d’une vérification interne, le directeur de la maison d’arrêt décida qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir une enquête sur l’origine des lésions constatées sur le second requérant par le médecin de la maison d’arrêt le 25 avril 2008. Selon cette décision, le second requérant avait déclaré s’être coupé lui-même alors qu’il souffrait d’une dépression. Cette décision ne fut notifiée à l’intéressé qu’en juin 2010.

58. En décembre 2009, le second requérant se plaignit auprès du procureur des mauvais traitements qu’il aurait subis pendant la période du 12 au 25 avril 2008.

59. Par une décision du 24 janvier 2010, le comité d’instruction, après avoir effectué une vérification préliminaire conformément à l’article 144 du CPP, refusa d’ouvrir une instruction pénale sur les allégations de l’intéressé. Ayant recueilli les explications d’un certain nombre de personnes, y compris celles qui auraient été impliquées dans les mauvais traitements infligés au second requérant et qui avaient toutes contesté les allégations de ce dernier, l’enquêteur chargé de la vérification estima qu’il n’y avait pas de preuves selon lesquelles l’intéressé avait été maltraité.

60. Au mois de juin 2010, le second requérant contesta en justice tant la décision du 24 janvier 2010 du comité d’instruction que celle du 20 mai 2008 du directeur de la maison d’arrêt.

61. Par une décision du 12 juillet 2010, le tribunal du district Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk rejeta le recours du second requérant contre la décision du 24 janvier 2010 sans l’examiner au fond. Il jugea que les allégations de l’intéressé concernaient la recevabilité des preuves et qu’elles devaient être examinées dans le cadre du procès pénal dirigé à son encontre. Cette décision fut confirmée en appel le 25 août 2010.

62. Le procureur demanda qu’une vérification fût effectuée sur les allégations de mauvais traitements que le second requérant avait formulées à l’audience du 25 octobre 2010 (paragraphe 69 ci-dessous).

63. Par une décision du 24 décembre 2010, le comité d’instruction refusa d’ouvrir une instruction pénale sur les allégations de mauvais traitements formulées par le second requérant. Ce dernier contesta cette décision en justice.

64. Par des décisions des 3 et 23 août 2011, le tribunal du district Kouïbychevski de la ville d’Irkoutsk rejeta les recours du second requérant formés respectivement contre les décisions du 24 décembre 2010 et du 20 mai 2008 sans en examiner le fond. Le tribunal indiqua que les allégations de mauvais traitements formulées par l’intéressé se rapportaient à la recevabilité des preuves dans le cadre de la procédure pénale diligentée à son encontre et ne pouvaient donc pas faire l’objet d’un examen judiciaire séparé. La décision du 3 août 2011 fut confirmée en appel le 6 octobre 2011. Le second requérant n’interjeta pas appel de la décision du 23 août 2011.

3. Autres circonstances pertinentes

65. À des dates différentes, V. Zag., V. Mol., E. Mas., D. Che., A. Kur. et A. Kal. furent tous mis en examen, entre autres, du chef de complicité du meurtre de S. En ce qui concerne V. Zag. et V. Mol., ils furent arrêtés le 9 avril 2009 et placés en détention provisoire. En ce qui concerne E. Mas., D. Che., A. Kur. et A. Kal., au moment de leur mise en examen, ils purgeaient des peines d’emprisonnement dans différentes colonies pénitentiaires et furent transférés à la maison d’arrêt no IZ‑38/1 pour les besoins de l’enquête.

66. Les 1er, 16, 17 et 18 avril 2008, D. Che., E. Mas., A. Kur. et A. Kal. avouèrent leur participation au meurtre de S. en incriminant, entre autres, les requérants. Par la suite, ils réitérèrent leurs aveux, en présence de différents avocats commis d’office, notamment :

– D. Che., lors des interrogatoires des 4 et 7 avril, 21 et 23 mai, 3 juin et 8 décembre 2008 ;

– E. Mas., lors des interrogatoires des 6 et 8 mai et du 9 décembre 2008 ainsi que lors des reconstitutions des faits sur les lieux du crime des 15 mai et 27 août 2008 ;

– A. Kur., lors des interrogatoires des 18, 19 et 21 avril 2008 et lors de la reconstitution des faits sur les lieux du crime du 23 avril 2008 ;

– A. Kal., lors des interrogatoires des 18 avril et 9 décembre 2008.

67. Les autorités chargées de l’enquête procédèrent également aux confrontations suivantes :

– le 28 mai 2005, entre A. Kur. et A. Kal., lors de laquelle ceux-ci plaidèrent coupable tout en maintenant leur propre version des faits ;

– les 22 juillet et 9 octobre 2008, entre le premier requérant et A. Kur., lors desquelles le premier requérant nia toute implication dans le meurtre de S. et A. Kur. maintint ses aveux ;

– le 24 juillet 2008, entre le second requérant et A. Kur., lors de laquelle ceux-ci plaidèrent coupable tout en maintenant leur propre version des faits ;

– le 8 octobre 2008, entre A. Kur. et E. Mas., lors de laquelle ceux-ci plaidèrent coupable.

C. Le procès pénal et la condamnation des requérants

1. Le début du procès

68. Le 23 mars 2010, la cour régionale, siégeant en une formation composée d’une juge et d’un jury, commença l’examen du fond de l’affaire pénale dirigée à l’encontre des requérants et de six autres accusés, V. Zag., V. Mol., E. Mas., D. Che., A. Kur. et A. Kal. Le premier requérant fut accusé d’organisation d’une atteinte à la vie d’un magistrat (articles 33 § 3 et 295 du code pénal (CP)) et le second requérant de meurtre aggravé (article 105 § 2 du CP) et de création d’une bande organisée (article 209 § 1 de CP). Puisque Kh. était décédé avant la réouverture de l’enquête pénale en avril 2008, il figurait dans le dossier pénal en tant que personne à l’égard de laquelle il y avait eu extinction de l’action publique pour cause de décès.

2. L’examen de l’admissibilité des dépositions des requérants faites au stade de l’investigation de l’affaire pénale

a) La demande de lecture des dépositions des requérants et des coaccusés E. Mas., D. Che. et A. Kal

69. Lors de l’audience du 25 octobre 2010, le procureur demanda la lecture des dépositions faites par le premier requérant le 14 avril 2008 et du procès-verbal de l’interrogatoire de ce dernier du 15 avril 2008 et le visionnage de l’enregistrement vidéo de cet interrogatoire. Il demanda également la lecture des dépositions du second requérant en date du 16 avril 2008, les procès‑verbaux des interrogatoires de ce dernier du 30 avril, 5, 12 et 14 mai et 24 septembre 2008, ainsi que du procès‑verbal de la reconstitution des faits sur les lieux du crime du 14 mai 2008.

70. Les deux requérants s’opposèrent à la lecture de leurs dépositions faites aux dates susmentionnées et demandèrent de les exclure des preuves à charge au motif qu’elles auraient été obtenues par la coercition. À ce sujet, ils réitérèrent leurs allégations de mauvais traitements subis dans la maison d’arrêt.

71. Le premier requérant indiqua qu’il avait maintenu ses déclarations auto-incriminantes lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 en raison des mauvais traitements qu’il aurait subis la veille, du fait d’avoir été privé de l’assistance des avocates de son choix et du caractère purement formel de la présence de l’avocate commise d’office Ku. lors dudit interrogatoire. Il déclara que, avant l’interrogatoire en question, il avait demandé à l’enquêteur B. d’avoir accès à ses avocates Ye. et Ch. mais que B. l’aurait informé que les deux avocates n’étaient pas disponibles. Le requérant indiqua qu’il avait effectivement donné un accord écrit pour être représenté par Ku. puisqu’il avait été informé par l’enquêteur B. de l’indisponibilité des avocates de son choix. Il déclara que Ku. n’avait pas fourni d’assistance juridique véritable. Il exposa qu’elle n’avait notamment pas cherché à savoir quelles déclarations il avait faites lors de l’interrogatoire du 11 avril 2008 et qu’elle n’avait eu aucune conversation avec lui en privé. À cet égard, il réitéra les conclusions auxquelles le conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk était parvenu dans sa décision du 18 février 2009 et indiqua que l’avocate Ku. avait été sanctionnée par l’exclusion du barreau.

72. Le second requérant déclara qu’il avait maintenu ses aveux lors de l’investigation préliminaire par peur de représailles à son encontre et à l’encontre de sa famille.

73. L’accusation demanda également la lecture des aveux et dépositions faits par E. Mas., D. Che. et A. Kal. lors de l’enquête pénale (paragraphe 66 ci‑dessus). Ces derniers s’opposèrent à la lecture de leurs dépositions au motif qu’elles auraient été obtenues par la coercition et maintenues en présence de différents avocats commis d’office dont la présence n’était que formelle.

b) L’examen de l’admissibilité des preuves par la cour régionale

74. À la demande des requérants, la juge entendit plusieurs témoins et examina d’autres éléments afin de décider de l’admissibilité des dépositions dont la lecture avait été demandée par l’accusation à l’audience du 25 octobre 2010. L’examen de l’admissibilité de ces éléments de preuve eut lieu en l’absence du jury.

i. Les déclarations des témoins en ce qui concerne le premier requérant

75. Aux audiences des 7 et 8 décembre 2010, le témoin Fo. déclara qu’il avait été détenu avec le premier requérant dans la cellule no 439. Il indiqua qu’il avait été « collaborateur » de l’officier de police Ti., tout comme les détenus Go., Ma., Ro. et Ry. Selon Fo., chaque collaborateur recevait une tâche de la part de Ti. Ce dernier lui aurait demandé d’exercer des pressions psychologiques sur le premier requérant pour le « contrôler » pendant la période allant du mois de juin 2008 au 28 septembre 2008 afin d’éviter ses plaintes. Fo. déclara en outre qu’il savait que, avant son placement dans cette cellule, le « contrôle » du requérant avait été assuré par un autre détenu, Be., et que les détenus Go. et Ma. avaient préalablement exercé des pressions sur le premier requérant à la demande de Ti.

76. À l’audience du 13 décembre 2010, le témoin Ch. déclara qu’il avait été détenu dans la cellule no 439 et qu’il avait remarqué un hématome sur le visage du premier requérant le jour où celui-ci était arrivé dans cette cellule. Le témoin Ras. déclara que, pendant sa détention commune avec le premier requérant dans la cellule no 439 en avril 2008, il avait remarqué des hématomes sur le torse et les bras de ce dernier ; il ajouta qu’il savait que son codétenu B. exerçait le « contrôle » du premier requérant à la demande de l’officier Ti. Le témoin Sm. indiqua que, pendant sa détention commune avec le premier requérant dans la cellule no 439, les codétenus Na. et Po. avaient privé l’intéressé de plusieurs documents que celui-ci détenait dans la cellule.

77. À l’audience du 16 décembre 2010, Ma. et Go. déclarèrent que, lors de leur détention dans la cellule no 239, ils n’avaient exercé ni violences physiques ni pressions psychologiques sur le premier requérant.

78. Toujours lors de l’audience du 16 décembre 2010, la cour régionale refusa de convoquer Ro., le troisième codétenu placé avec le premier requérant dans la cellule no 239 en avril 2008, pour l’interroger en tant que témoin, au motif que celui-ci avait déjà été interrogé lors de la vérification préliminaire qui s’était achevée le 28 juin 2008 et qu’il avait contredit les allégations de l’intéressé.

ii. Les déclarations des témoins en ce qui concerne le second requérant

79. À l’audience du 11 novembre 2010, Gr. déclara qu’il avait été détenu avec le second requérant dans la cellule no 643 pendant la période allant du mois d’avril 2008 au mois de mars 2009 et qu’il avait été témoin de la tentative de viol du second requérant par trois codétenus, dont Ry., en avril 2008. Il indiqua qu’il savait que Ry. agissait sur instruction de l’administration de la maison d’arrêt afin de faire passer le second requérant aux aveux.

80. À l’audience du 1er décembre 2010, le témoin Tesh. déclara qu’il avait été détenu avec le second requérant dans la cellule no 624 et que ce dernier se déplaçait difficilement à cause des douleurs qu’il aurait eues dans tout le corps.

81. Aux audiences des 7 et 8 décembre 2010, Fo. déclara que, à la demande de l’officier de police Ti., il avait exercé des pressions psychologiques sur le second requérant sous forme de menaces pendant la période du 12 au 14 avril 2008 afin que ce dernier passât aux aveux. Il confirme notamment avoir menacé le second requérant de torture par électrocution, de contamination par le VIH et de viol. Il déclara l’avoir privé de nourriture et de sommeil en le forçant à rester debout toute la nuit.

82. Aux audiences des 1er et 9 décembre 2010, les témoins Te. et E. déclarèrent avoir été présents dans la cellule no 643 quand Ry. et deux autres codétenus auraient menacé le second requérant que son fils et sa femme seraient agressés s’il refusait de passer aux aveux. Ils indiquèrent également qu’ils savaient que Ry. avait agi sur instruction de l’administration de la maison d’arrêt. E. ajouta que Ry. avait menacé le second requérant de représailles si ce dernier revenait sur ses aveux.

83. À l’audience du 13 décembre 2010, Mar. déclara avoir été témoin de la tentative de viol du second requérant par trois codétenus, dont Ry., dans la cellule no 643 en avril 2008.

iii. Les déclarations des enquêteurs et des officiers de police

84. Aux audiences des 3, 6 et 7 décembre 2010, la cour régionale entendit les enquêteurs M., B. et Se., chargés de l’affaire pénale dirigée contre les accusés, ainsi que les officiers de police Che., Ti. et Te., qui nièrent tous avoir fait pression sur les requérants lors des investigations préliminaires. L’enquêteur B. déclara en outre qu’il n’avait pas informé l’avocate Ye. de la tenue, le 15 avril 2008, de l’interrogatoire du premier requérant.

iv. Autres éléments pertinents examinés

85. Lors de l’audience du 30 novembre 2010, la juge examina, à la demande de l’accusation et malgré l’objection du premier requérant, un rapport d’expertise psychologique établi le 19 octobre 2008 et dont l’objet était la description de l’état psychologique du premier requérant lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008. La demande du premier requérant tendant à faire interroger l’expert au cours de l’audience fut rejetée par la juge.

86. À l’audience du 1er décembre 2010, la juge examina les décisions par lesquelles le comité d’instruction du service du procureur de la région d’Irkoutsk avait refusé d’ouvrir une enquête pénale sur les plaintes de mauvais traitements formulées par les requérants, à savoir celle du 28 juin 2008 en ce qui concerne le premier requérant et celles du 20 mai 2008 et du 24 janvier 2010 en ce qui concerne le second requérant.

3. L’ordonnance de procédure du 27 janvier 2011

87. Par une ordonnance de procédure du 27 janvier 2011, la juge de la cour régionale rejeta les demandes des requérants visant à exclure des preuves à charge leurs déclarations faites pendant le stade de l’investigation.

88. Elle estima que les déclarations des témoins Fo., Ch., Ras. et Sm. relatives aux mauvais traitements allégués par le premier requérant ainsi que celles des témoins Gr., Tesh., Fo., Te., E. et Mar. relatives aux mauvais traitements dénoncés par le second requérant n’étaient pas fiables. La juge considéra que les déclarations desdits témoins étaient démenties par les pièces du dossier ainsi que par les déclarations des enquêteurs M., Bu. et S., des officiers Ch., Ti. et Te. et des témoins Ma. et Go.

89. Concernant l’assistance de l’avocate commise d’office Ku. lors de l’interrogatoire du premier requérant du 15 avril 2008, la juge estima que celui-ci avait donné son accord pour être représenté par cette avocate de son plein gré. Elle s’appuya à cet égard sur l’accord que l’intéressé avait signé avant l’interrogatoire du 15 avril 2008 ainsi que sur la décision du tribunal de l’arrondissement Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk (paragraphes 17 et 22 ci‑dessus).

90. Par la même ordonnance, la juge rejeta les demandes de E. Mas., de D. Che. et de A. Kal visant l’exclusion des preuves à charge de leurs aveux et dépositions faits au stade de l’enquête pénale pour les mêmes motifs que ceux retenus pour rejeter les demandes des requérants. En revanche, elle ordonna l’exclusion du procès‑verbal de la reconstitution des faits sur les lieux du crime du 27 août 2008 établi avec la participation de E. Mas. au motif que ce dernier était assisté par un avocat qui n’était pas dûment habilité à exercer la représentation juridique de l’intéressé.

4. La présentation de preuves au jury

a) Les déclarations des requérants

91. Au cours de l’audience du 8 février 2011, l’accusation retira sa demande de présentation au jury des aveux du premier requérant du 14 avril 2008 (paragraphe 15 ci-dessus) et des aveux du second requérant du 16 avril 2008 (paragraphe 53 ci-dessus).

92. Lors de l’audience du 11 février 2011, l’accusation présenta au jury les dépositions faites par le premier requérant lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 ainsi que l’enregistrement vidéo de ce dernier (paragraphe 17 ci‑dessus). Après la présentation desdites dépositions, le requérant plaida de nouveau non coupable.

93. Toujours lors de cette audience, l’accusation présenta au jury les dépositions faites par le second requérant lors des interrogatoires du 30 avril, 5, 12 et 14 mai et 24 septembre 2008, ainsi que lors de la reconstitution des faits sur les lieux du crime le 14 mai 2008 (paragraphe 56 ci‑dessus). Après la présentation desdites dépositions, le second requérant plaida de nouveau non coupable.

b) Autres éléments de preuve

94. Interrogé devant le jury, le témoin Bir. déclara entre autres que, en décembre 1998, A. Kur. lui avait proposé de participer à l’organisation de l’assassinat de S. mais que, à la suite du refus du second requérant de l’impliquer dans cette affaire, il n’y aurait finalement pas pris part. Bir. indiqua en outre savoir que A. Kur. avait préparé l’assassinat à la demande de V. Mol. et de V. Zag. et que le premier requérant avait payé A. Kur. pour l’assassinat de S.

95. Interrogé devant le jury, le témoin Sh. déclara, entre autres, qu’en 2007, lorsqu’il purgeait sa peine d’emprisonnement dans le même établissement pénitentiaire que D. Che. et Bir., il avait entendu une conversation entre ces derniers dans laquelle D. Che. exprimait son soulagement par rapport au fait que son implication dans l’assassinat de S. n’était pas connue des autorités de poursuites. Sh. déclara en outre que, après cette conversation, Bir. lui aurait confirmé qu’il savait que l’assassinat de S. avait été perpétré par le second requérant avec la complicité de A. Kur., D. Che. et E. Mas.

96. À des dates différentes, l’accusation présenta au jury des éléments de preuves documentaires et matérielles. Elle fit également lecture de la déclaration d’aveux de D. Che. du 1er avril 2008, des procès‑verbaux des interrogatoires de D. Che. des 23 mai et 3 juin 2008, de A. Kal. des 18 avril et 9 décembre 2008, de A. Kur. des 17‑19 et 21 avril 2008, de E. Mas. des 6 et 8 mai 2008, des procès‑verbaux des reconstitutions des faits sur les lieux du crime avec A. Kur. du 23 avril 2008, avec E. Mas. du 15 mai 2008, et des procès‑verbaux des confrontations entre A. Kur. et A. Kal. du 28 mai 2008, entre le premier requérant et A. Kur. des 22 juillet et 9 décembre 2008, entre A. Kur. et le second requérant du 24 juillet 2008 et entre E. Mas. et A. Kur. du 8 octobre 2008.

97. E. Mas., A. Kal. et D. Che. rétractèrent leurs dépositions faites pendant l’enquête préliminaire. A. Kur. refusa de déposer. Tous les accusés plaidèrent non coupable.

98. L’accusation présenta des preuves documentaires supplémentaires et fit interroger dix-huit autres témoins à charge qui effectuèrent des dépositions relatives à des circonstances pouvant démontrer indirectement l’implication des accusés dans la commission de l’assassinat de S.

99. S’agissant du premier requérant, le témoin S., la veuve de la victime, déclara que feu son époux était en conflit avec Kh., homme d’affaires et directeur du marché central de la ville de Bratsk, ainsi qu’avec le premier requérant, pour des raisons liées à leur activité professionnelle. Le témoin P., une collègue de la victime, déclara qu’elle était présente pendant une visite de Kh. dans le bureau de la victime, lors de laquelle Kh. avait manifesté son mécontentement quant à l’activité de S. en tant que procureur. Le témoin Z., un collègue de la victime, déclara que le premier requérant avait fait l’objet d’une enquête initiée par S., la victime, ce qui aurait généré un conflit entre le premier requérant et S. Il ajouta que Kh. et le premier requérant étaient amis et qu’il les avait souvent vus ensemble. Le témoin B., un supérieur hiérarchique de la victime, déclara, entre autres, que S. était en conflit avec Kh. pour des raisons liées à son activité professionnelle et notamment en raison de l’initiation par S. d’une enquête pénale à l’égard du premier requérant. Les témoins S. et Za., des collègues de Kh., déclarèrent notamment que Kh. et le premier requérant étaient amis. Le témoin G., un officier de police à l’époque des faits, déclara que Kh. était un ami du premier requérant et que ce dernier avait à plusieurs reprises aidé Kh. à éviter des poursuites pour détention illégale d’armes.

100. Pendant le procès, la défense présenta divers éléments de preuve documentaires et fit interroger quatre-vingts témoins à décharge.

5. La condamnation des requérants

101. À la fin du procès, dans ses instructions au jury, la juge résuma, entre autres, le contenu des preuves présentées par l’accusation et par la défense. S’agissant de l’appréciation des preuves à effectuer par les jurés, la juge indiqua que toutes les preuves présentées pendant les débats avaient un poids égal et qu’il fallait les apprécier dans leur ensemble sans faire de distinction entre les preuves obtenues lors de l’instruction judiciaire et celles obtenues pendant la phase de l’enquête pénale. Elle souligna à cet égard que si une preuve avait été obtenue d’une manière illégale pendant la phase de l’enquête pénale, elle n’aurait pas été présentée au jury. La juge rappela que c’était pour cette raison que les parties à la procédure n’avaient pas été autorisées à débattre, en présence du jury, sur les questions relatives au déroulement de l’enquête pénale et sur la légalité des actes accomplis par les autorités chargées de l’enquête.

102. Après avoir délibéré, le jury rendit un verdict de culpabilité à l’encontre de tous les accusés dont les requérants. Conformément à la législation en vigueur, le verdict du jury ne contenait pas de motifs quant aux preuves que les jurés avaient retenues pour arriver à la conclusion de culpabilité des accusés.

103. Par un jugement du 19 mai 2011, la cour régionale, se fondant sur le verdict de culpabilité rendu par le jury, condamna le premier requérant à dix‑huit ans de réclusion criminelle et le second requérant à vingt-cinq ans de réclusion criminelle. Lors de la fixation de la peine, la cour régionale prit en compte les aveux du second requérant du 16 avril 2008 en tant que circonstance atténuante. En revanche, tout en constatant que le premier requérant avait formulé des aveux le 14 avril 2008, elle refusa de considérer cette circonstance comme une circonstance atténuante aux fins de la fixation de la peine.

104. Le 26 janvier 2012, la Cour suprême russe confirma ce jugement en appel. Elle estima en particulier que l’ordonnance de procédure de la juridiction de première instance du 27 janvier 2011 portant sur l’admissibilité des dépositions des requérants et de leurs coaccusés obtenues pendant le stade de l’enquête pénale était dûment motivée.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

105. Le droit interne pertinent en l’espèce concernant l’interdiction des mauvais traitements et la procédure d’examen des plaintes au pénal en la matière est résumé dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, §§ 96-102, 24 juillet 2014).

106. Le droit interne pertinent en l’espèce concernant le placement et le maintien en détention provisoire d’une personne accusée d’une infraction pénale est résumé dans l’arrêt Fedorenko c. Russie (no 39602/05, §§ 29‑37, 20 septembre 2011).

107. Le droit interne pertinent en l’espèce concernant le droit à une assistance juridique d’une personne suspectée ou accusée d’une infraction pénale et l’admissibilité d’une déclaration d’aveux en tant que preuve au procès pénal est résumé dans l’arrêt Turbylev c. Russie (no 4722/09, §§ 46‑56, 6 octobre 2015).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

108. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles soulèvent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

109. Les requérants allèguent avoir été soumis à des mauvais traitements par leurs codétenus agissant sous le contrôle d’agents de l’État afin de leur faire avouer un crime. Ils dénoncent également l’absence d’enquête effective à cet égard. Le premier requérant se plaint en outre des conditions matérielles de sa détention dans la maison d’arrêt no IZ‑38/1 de la ville d’Irkoutsk du 11 avril 2008 au 13 avril 2012. Les deux requérants invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur les allégations de mauvais traitements des requérants

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

i En ce qui concerne le premier requérant

110. Le Gouvernement estime que le premier requérant n’a pas étayé son grief par des preuves pertinentes et notamment par des attestations médicales susceptibles de démontrer la présence des lésions qui lui auraient été infligées dans les circonstances alléguées. Il indique que, le 11 avril 2008, au moment de l’incarcération de l’intéressé dans la maison d’arrêt, celui-ci a été examiné par le service médical de l’établissement, qui n’a constaté aucune lésion. Il ajoute que, tout au long de sa détention dans la maison d’arrêt, le premier requérant n’a pas demandé à être examiné par un médecin. Il indique que, le 27 janvier 2011, la cour régionale a rejeté les allégations du premier requérant relatives aux mauvais traitements qu’il aurait subis en détention. Il expose que, à cet égard, la cour régionale a examiné l’enregistrement vidéo de l’interrogatoire du 15 avril 2008 et a conclu que le premier requérant était libre de déposer. Il indique que, pour ce faire, la juridiction s’est appuyée sur un rapport d’un psychologue selon lequel, durant l’interrogatoire en question, le requérant ne se trouvait pas dans un état de dépression ni d’oppression émotionnelle. Le Gouvernement argue par conséquent que le volet substantiel de l’article 3 de la Convention n’a pas été violé.

111. Quant au volet procédural de la même disposition de la Convention, le Gouvernement allègue que l’obligation de mener une enquête effective n’est mise en œuvre que lorsque des allégations de mauvais traitements engendrent « un soupçon raisonnable ». Il indique que, lors de l’interrogatoire du 25 mai 2008, le premier requérant a allégué qu’il était passé aux aveux sous l’effet de mauvais traitements physiques et psychologiques de la part de ses codétenus Go. et Ma., qui auraient agi sous le contrôle des officiers de police Ti. et Te. Le Gouvernement soutient toutefois que, lors d’une vérification menée à la suite de la plainte du premier requérant et qui s’est soldée par la décision de refus d’ouvrir une enquête pénale du 28 juin 2008, les personnes précitées ont toutes nié avoir exercé une quelconque pression sur l’intéressé. Il estime que, eu égard à l’absence de tout élément qui aurait démontré un dommage à la santé du premier requérant, la décision du 28 juin 2008 portant sur le refus d’ouvrir une enquête pénale était donc bien fondée.

112. À titre subsidiaire, le Gouvernement allègue que le premier requérant, ayant omis de faire appel contre la décision de refus d’ouvrir une enquête pénale du 28 juin 2008, n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il indique que l’objection quant à l’admissibilité des preuves obtenues les 14 et 15 avril 2008 ne saurait équivaloir à un épuisement approprié des voies de recours internes relativement au grief tiré de l’article 3 de la Convention. De surcroît, le Gouvernement argue que, ayant introduit sa requête le 17 juillet 2009, le premier requérant n’a pas respecté le délai de six mois imparti par l’article 35 de la Convention et que son grief tiré de l’article 3 de la Convention est tardif.

ii. En ce qui concerne le second requérant

113. Le Gouvernement indique que les allégations du second requérant quant aux mauvais traitements que celui-ci aurait subis dans la maison d’arrêt ont été examinées lors d’une vérification qui s’est soldée par la décision de refus d’ouvrir une enquête pénale du 24 janvier 2010. En s’appuyant sur le contenu des explications des personnes entendues dans le cadre de ladite vérification, il se rallie aux conclusions des autorités chargées de l’instruction pour dire que les allégations de l’intéressé étaient mal fondées.

114. À titre subsidiaire, le Gouvernement indique que le second requérant a introduit sa requête le 10 juin 2010, soit avant que le tribunal de première instance ait pu se prononcer sur l’admissibilité des preuves qui, selon l’intéressé, avaient été obtenues par coercition. Le Gouvernement est d’avis que le grief tiré de l’article 3 de la Convention doit donc être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes.

b) Les requérants

i. Le premier requérant

115. Le premier requérant réitère ses allégations de mauvais traitements (paragraphe 16 ci‑dessus). Il soutient qu’il lui était difficile d’en obtenir des preuves, y compris d’ordre médical, et renvoie à cet égard aux déclarations des témoins Ch. et Ras. selon lesquelles toute tentative de plainte de sa part était empêchée par ses codétenus et par l’administration de la maison d’arrêt (paragraphe 76 ci‑dessus).

116. S’agissant du volet procédural de l’article 3 de la Convention, le premier requérant soutient que les vérifications préliminaires conduites par les autorités internes sur la base de l’article 144 du CPP n’étaient pas effectives pour les motifs suivants : aucune confrontation entre les agresseurs présumés et lui-même n’avait eu lieu, des témoins possibles n’avaient pas été entendus, et l’enquêteur avait procédé à une appréciation sélective des déclarations des personnes entendues.

117. Quant à l’épuisement des voies de recours internes, le premier requérant soutient que, contrairement à ce qui est avancé par le Gouvernement, il avait introduit un recours contre la décision du 28 juin 2008, recours qui a été définitivement rejeté le 1er avril 2009 par la cour régionale.

ii. Le second requérant

118. Le second requérant réitère à son tour ses allégations de mauvais traitements (paragraphe 52 ci‑dessus). Il soutient qu’il n’a pu se plaindre des mauvais traitements dont il aurait été victime qu’au mois de décembre 2009 en raison des menaces proférées par ses codétenus à son encontre et à l’encontre de sa famille. Il indique qu’il lui était difficile d’obtenir des certificats médicaux car l’administration de la maison d’arrêt, par le biais de ses codétenus, l’empêchait de se plaindre auprès des autorités internes.

119. S’agissant de la qualité de l’enquête menée sur ses allégations de mauvais traitements, le second requérant indique que la vérification préliminaire qui s’est soldée par la décision du 20 mai 2008 n’a pas été effective pour les motifs suivants : aucune confrontation entre les agresseurs présumés et lui-même n’aurait eu lieu, des témoins possibles n’auraient pas été entendus et une expertise médicolégale n’aurait pas été ordonnée. Selon lui, la vérification avait manqué d’indépendance car elle aurait été conduite par le directeur de la maison d’arrêt, dont les employés auraient été mis en cause. Quant aux vérifications préliminaires qui se sont soldées par les décisions des 24 janvier et 24 décembre 2010, le second requérant indique qu’elles ont été effectuées sur la base de l’article 144 du CPP et que, par leur nature même, elles étaient limitées à des mesures d’instruction peu effectives à ses yeux, telles que le recueil de déclarations de personnes, l’examen de documents ou l’inspection de lieux. Le second requérant indique que la responsabilité pénale des personnes dont les déclarations étaient enregistrées n’était pas engagée pour un refus de témoigner ou pour un faux témoignage. Il argue que les vérifications n’ont pas été effectives puisque les enquêteurs auraient failli à recueillir les éléments pertinents à ses yeux : aucune confrontation entre les agresseurs présumés et lui-même n’aurait eu lieu, des témoins possibles n’auraient pas été entendus et l’un des agresseurs présumés, Ry., n’aurait pas été entendu. Le second requérant soutient par conséquent que l’enquête menée à la suite de ses allégations de mauvais traitements n’a pas été conforme à l’article 3 de la Convention.

120. Enfin, s’agissant de l’épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention, le second requérant indique qu’il a contesté les décisions des 24 janvier et 24 décembre 2010 auprès des tribunaux des arrondissements Oktiabrski et Kouïbychevski et que ces derniers, par ses décisions des 12 juillet et 3 août 2010 respectivement, ont rejeté ses recours. Il déclare que lesdites décisions ont été maintenues en appel les 25 août et 6 octobre 2010 respectivement. Il ajoute que, le 7 février 2011, après avoir obtenu les décisions de justice susmentionnées, il a envoyé à la Cour un formulaire de requête dans lequel il a soulevé le grief relatif aux mauvais traitements qu’il aurait subis en détention. Il estime donc avoir épuisé les voies de recours disponibles et invite la Cour à rejeter les exceptions d’irrecevabilité formulées par le Gouvernement.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

121. En ce qui concerne les exceptions d’irrecevabilité pour non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement à l’égard des deux requêtes, la Cour rappelle qu’un recours judiciaire contre un refus d’ouvrir une enquête pénale sur une allégation de mauvais traitements est une voie de recours normalement à épuiser dans l’ordre juridique russe (Lutskevich c. Russie, nos 6312/13 et 60902/14, § 51, 15 mai 2018, et les affaires auxquelles il y est fait référence). En l’espèce, elle note que tant le premier que le second requérant ont contesté en justice les refus d’ouvrir une enquête pénale sur leurs allégations de mauvais traitements respectives (paragraphes 27‑29 et 60‑64 ci‑dessus). Elle considère par conséquent que les intéressés ont épuisé les voies de recours qui leur étaient disponibles avant de la saisir.

122. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel le grief que le premier requérant tire de l’article 3 de la Convention est tardif, la Cour note que celui-ci a introduit sa requête le 17 juillet 2009, soit moins de six mois après la décision du 1er avril 2009 par laquelle la cour régionale a rejeté son recours contre le refus d’ouvrir une enquête pénale (paragraphe 29 ci‑dessus). Elle estime que le premier requérant a donc respecté le délai de six mois imposé par l’article 35 de la Convention.

123. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette les exceptions d’irrecevabilité soulevées par la Gouvernement.

124. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

b) Sur le fond

125. La Cour examinera cette partie de l’affaire à la lumière des principes généraux exposés dans les arrêts Bouyid c. Belgique ([GC] no 23380/09, §§ 81‑90, CEDH 2015) et El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine ([GC] no 39630/09, §§ 182‑185, CEDH 2012).

i. Sur l’effectivité des enquêtes

126. La Cour considère que, lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Bouyid, précité, § 116).

127. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate tout d’abord que les allégations de mauvais traitements formulées par les requérants dans leurs plaintes introduites auprès des autorités internes respectivement en juin 2008 et décembre 2009 étaient suffisamment détaillées et circonstanciées pour constituer un « grief défendable » susceptible de faire l’objet d’une enquête effective à cet égard. Certes, la plainte du second requérant quant aux mauvais traitements qu’il disait avoir subis du 12 au 25 avril 2008 n’a été déposée qu’un an et sept mois après les faits allégués, mais la Cour estime que ce délai ne peut automatiquement mener à la conclusion que le grief de l’intéressé n’était pas défendable car les motifs invoqués par celui-ci pour expliquer le délai en question, à savoir les menaces proférées à son égard par ses codétenus sur instruction des agents de l’État, étaient prima facie valides et nécessitaient, eux aussi, un examen dans le cadre d’une enquête pouvant infirmer ou confirmer ces allégations.

128. La Cour note ensuite que les plaintes des requérants ont été examinées par les autorités internes dans le cadre de vérifications préliminaires sur la base de l’article 144 du CPP (paragraphes 26, 57 et 59 ci-dessus). Elle relève ensuite que les enquêtes susmentionnées n’ont jamais abouti à l’ouverture d’une instruction pénale proprement dite.

129. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective prévue par l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 133-140). Elle ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent en l’espèce. En effet, elle note, en l’occurrence, que les autorités chargées des vérifications se sont bornées à recueillir des explications de différentes personnes et qu’elles se sont appuyées principalement sur celles‑ci pour rejeter les allégations des requérants, après les avoir considérées comme non étayées (paragraphes 26, 57 et 59 ci‑dessus). Elle note aussi que les autorités internes, ayant estimé que les déclarations des requérants étaient mal fondées, n’ont pas procédé à des confrontations avec les personnes mises en cause par les intéressés. À cet égard, elle rappelle que des explications recueillies dans le cadre d’une vérification préliminaire ne sont pas assorties des garanties inhérentes à une enquête pénale effective comme, par exemple, l’engagement de la responsabilité pénale pour faux témoignage ou refus de témoigner (Lyapin, précité, § 134).

130. La Cour estime que les défauts constatés sont la conséquence de l’absence d’ouverture d’une instruction pénale, laquelle aurait constitué une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements des requérants puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le CPP, telles que – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications, les reconstitutions et les expertises (Aleksey Borisov c. Russie, no 12008/06, § 60, 16 juillet 2015).

131. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’y a pas eu d’enquête effective au sujet des allégations de mauvais traitements formulées par les requérants. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

ii. Sur les allégations de mauvais traitements

132. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Sur ce dernier point, elle a précisé que, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (Bouyid, précité, §§ 82‑83).

133. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note que le premier requérant n’a pas fourni d’éléments de preuve d’ordre médical à l’appui de ses allégations de mauvais traitements. Il ressort des déclarations des témoins Fo., Ch., Ras., et Sm., qu’ils n’avaient pas été témoins directs des agressions alléguées (paragraphes 75‑76 ci‑dessus). La Cour note également que le premier requérant, assisté d’une avocate de son choix, n’a formulé les allégations de mauvais traitements que le 26 mai 2008, soit plus d’un mois et dix jours après les mauvais traitements allégués (paragraphe 23 ci‑dessus). Alors que le premier requérant a eu accès à l’avocate Ye. le 21 avril 2008, il n’explique pas pourquoi il n’a pas demandé à son avocate d’attester la présence de lésions sur son corps. Eu égard au récit des événements fourni par l’intéressé, les séquelles éventuelles de coups infligés par des codétenus n’auraient pas perduré dans le temps, d’où l’intérêt, selon la Cour, d’en fixer l’existence au moins par le biais de témoignages de tierces personnes.

134. Ainsi, la Cour considère qu’il n’existe pas en l’espèce d’éléments suffisants permettant de conclure que le premier requérant a été soumis à des mauvais traitements pendant la période du 14 au 18 avril 2008.

135. S’agissant du second requérant, la Cour note qu’il n’y a pas non plus de preuves d’ordre médical des lésions qui lui aurait été infligées pendant la période du 13 au 15 avril 2008. Quant au témoin Fo., celui‑ci a déclaré que, pendant la période du 12 au 14 avril 2008, il n’avait exercé sur l’intéressé que des pressions psychologiques (paragraphe 81 ci‑dessus).

136. En revanche, la Cour note que, le 25 avril 2008, le médecin de la maison d’arrêt a constaté la présence de trois coupures sur le cou et le visage de l’intéressé (paragraphe 54 ci‑dessus). Selon les déclarations de Mar. et Gr., ces derniers avaient été témoins directs de la tentative de viol du second requérant par Ry. et deux autres détenus (paragraphes 79 et 83 ci‑dessus). Ces éléments soutiennent la version du second requérant qui allègue que, pour stopper l’agression, il avait dû se couper le cou et la joue droite au rasoir. Cependant, la Cour relève que, lors de son examen par le médecin, l’intéressé n’a pas fait état des circonstances dans lesquelles il s’était mutilé et notamment de l’agression alléguée de ses codétenus, perdant ainsi la possibilité de faire de la lumière sur ces événements, et ce d’autant plus qu’il ne s’était plaint de mauvais traitements qu’en décembre 2009, soit plus d’un an et demi après les faits allégués.

137. À supposer même que le second requérant ait été agressé par ses codétenus dans la nuit du 24 au 25 avril 2008, il reste la question de savoir si l’État doit en être tenu responsable. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 190, CEDH 2003‑VI). La thèse du second requérant consiste à dire que les agressions et l’intimidation alléguées ont été instiguées par Ti., officier de police en service à la maison d’arrêt, qui aurait agi sur les instructions des enquêteurs chargés de l’affaire pénale dirigée à l’encontre des requérants. Le second requérant s’appuie à cet égard sur les déclarations des témoins Gr., Fo., Te. et E. (paragraphes 79, 81 et 82 ci‑dessus). La Cour trouve cependant qu’il s’agit d’une allégation de fait impliquant plusieurs éléments restant à établir, notamment l’existence d’un ordre ou d’une instruction verbale de la part de Ti. aux codétenus du second requérant et d’un lien entre Ti. et les enquêteurs. À ses yeux, les déclarations des témoins Gr., Fo., Te. et E. rendaient crédible l’allégation de l’intéressé à ce sujet, allégation qui devait faire l’objet d’une enquête approfondie par les autorités internes. Cependant, les éléments dont dispose la Cour ne sont pas suffisants pour démontrer que l’agression dont le second requérant aurait fait l’objet du 24 au 25 avril 2008 avait été instiguée par les autorités nationales. À cet égard, elle tient à souligner que, en l’espèce, l’absence de telles preuves découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales à la suite de la plainte présentée par le second requérant pour mauvais traitements (paragraphe 131 ci‑dessus). Toutefois, en ce qui concerne le volet matériel de l’article 3 de la Convention, la Cour ne peut établir que le second requérant a été soumis à des mauvais traitements ou que les autorités nationales puissent en être tenues responsables.

138. Partant, il n’y a pas eu de violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel à l’égard des requérants.

B. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention du premier requérant

1. Thèses des parties

139. Le Gouvernement soutient que les conditions de détention litigieuses n’étaient pas constitutives de mauvais traitements. Se référant à des attestations établies le 12 avril 2017 par l’administration de la maison d’arrêt no IZ-38/1, le Gouvernement indique que le premier requérant disposait de plus 4 m² d’espace personnel dans les cellules dans lesquelles il avait séjourné, et soumet les données relatives à leur superficie – no 239 (18,6 m²), no 439 (26,4 m²), no 644 (51,3 m²), no 429 (43,8 m²), no 228 (19,07 m²), no 234 (34,2 m), no 237 (17,2 m²), no 238 (18,5 m²), no 233 (18,5 m²), no 242 (16,4 m²), no 246 (18,9 m²), no 240 (19,03 m²) et no 264 (19,35 m²). Toujours sur la base desdites attestations, le Gouvernement soutient que les autres conditions matérielles de détention du premier requérant, telles que la ventilation, l’éclairage, l’état des sanitaires, l’accès à la douche et à la cour de promenade, étaient conformes à l’article 3 de la Convention. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement soumet des extraits de registres des personnes détenues dans la maison d’arrêt no IZ-38/1 couvrant 277 des 1 443 jours de détention du premier requérant.

140. Le premier requérant maintient son grief. Il soumet ses propres données quant à la superficie des cellules dans lesquelles il avait séjourné et au nombre de personnes qui y étaient placées. Il allègue notamment que les cellules nos 226, 228, 233, 237, 238, 239, 242, 240, 246 et 264 mesuraient 8 m² et qu’elles étaient occupées par quatre personnes, que la cellule no 439 mesurait 50 m² et était occupée par vingt-deux personnes, et que les cellules nos 234 et 664 mesuraient 16 m² et étaient occupées par huit et cinq personnes respectivement. À l’appui de sa thèse, il soumet les déclarations de quatre personnes, Tim., Nab., Khud., Chei., qui auraient été détenus avec lui dans les cellules nos 226, 227, 233, 237, 239 et 439.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

141. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

142. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention dans des maisons d’arrêt russes (voir, par exemple, Dudchenko c. Russie, no 37717/05, §§ 116‑123, 7 novembre 2017, Vyatkin c. Russie, no 18813/06, §§ 36‑44, 11 avril 2013, Mayzit c. Russie, no 63378/00, §§ 34‑43, 20 janvier 2005, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 160‑166, 10 janvier 2012, Zentsov et autres c. Russie, no 35297/05, §§ 38-45, 23 octobre 2012, et Kolunov c. Russie, no 26436/05, §§ 30-38, 9 octobre 2012).

143. En l’occurrence, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

144. La Cour observe notamment que le requérant allègue avoir disposé de moins de 3 m² d’espace personnel pendant sa détention (paragraphe 140 ci‑dessus). Elle rappelle que lorsque la surface au sol dont dispose un détenu en cellule collective est inférieure à 3 m², le manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3 de la Convention (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 137, 20 octobre 2016). La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement défendeur, qui peut toutefois réfuter la présomption en démontrant la présence d’éléments propres à compenser cette circonstance de manière adéquate (ibidem). La Cour relève que le Gouvernement a soumis des originaux des registres des détenus incomplets car ils ne couvrent que 277 des 1 443 jours de détention du premier requérant (voir, en ce sens, Dudchenko, précité, § 120). Qui plus est, elle note que les données du Gouvernement quant à la superficie des cellules dans lesquelles le premier requérant a séjourné ne sont pas appuyées par des plans techniques pertinents. Elle note aussi que les données des attestations de l’administration de la maison d’arrêt ne sont pas suffisantes à cet égard (Ananyev et autres, précité, § 128). Par conséquent, elle estime que le Gouvernement a failli à réfuter l’allégation du premier requérant selon laquelle celui-ci aurait bénéficié de moins de 3 m² d’espace personnel pendant sa période de détention en cause.

145. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve lui incombant et qu’il n’a pas réfuté de façon convaincante les allégations du premier requérant selon lesquelles celui-ci aurait été détenu dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION EN CE QUI CONCERNE LE PREMIER REQUÉRANT

146. Le premier requérant se plaint que sa détention pendant la période allant du 2 janvier au 15 février 2010 était illégale, que la durée de sa détention provisoire était excessive et que son appel contre la décision du 26 juillet 2009 n’a pas été examiné « à bref délai ». Il invoque l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la légalité de la détention du premier requérant du 2 janvier au 15 février 2010

1. Thèses des parties

147. Le Gouvernement indique que la détention du premier requérant pendant la période du 2 janvier au 15 février 2010 était régulière et basée sur la décision du 31 décembre 2009 de la cour régionale. Il soutient que, conformément à l’article 255 du CPP, la détention du premier requérant était permise pendant six mois à partir de la date du renvoi de l’affaire pénale en jugement, soit à partir du 18 décembre 2009.

148. Le premier requérant maintient son grief. Il ajoute que le texte de la décision du 31 décembre 2009 ne permettait pas d’établir le délai exact pour lequel sa détention avait été prolongée car l’expression utilisée par la cour régionale à cet effet, à savoir « un mois à compter de la réception du dossier par le procureur », était très vague et imprécise. Il allègue notamment qu’il n’était pas possible de savoir quand le dossier serait transmis au procureur et, par conséquent, calculer la date butoir de sa détention.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

149. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

150. La Cour note que, en l’espèce, la cour régionale, par sa décision du 31 décembre 2009, a ordonné le maintien du premier requérant en détention « pour un mois à compter de la réception du dossier par le procureur » (paragraphe 40 ci‑dessus). Elle relève ensuite que, le 18 mars 2010, la Cour suprême russe, en se prononçant sur l’appel du premier requérant contre la décision du 31 décembre 2009, a modifié celle‑ci et a exclu la nécessité de préciser le délai final de la prolongation de la détention de l’intéressé (paragraphe 42 ci‑dessus).

151. La Cour note que la décision du 18 mars 2010 de la Cour suprême russe est ambiguë en ce qui concerne la procédure applicable à la prorogation de la détention du premier requérant après le renvoi de l’affaire pénale au procureur. Elle relève notamment que la juridiction suprême a indiqué d’un côté que la norme applicable quant au calcul des délais était l’article 109 du CPP, autrement dit la procédure relative à la détention provisoire « pendant l’investigation » et que, d’un autre côté, elle a en même temps estimé que le premier requérant était détenu « pendant l’examen judiciaire » conformément à l’article 255 § 2 et que, par conséquent, l’indication de la date limite n’était pas nécessaire au motif que le délai de six mois prévu par l’article 255 du CPP n’avait pas expiré.

152. Cependant, la Cour estime qu’il ne lui est pas nécessaire d’établir le régime applicable à la détention du premier requérant à la date de l’adoption de la décision du 31 décembre 2009, c’est‑à‑dire l’article 109 ou 255 du CPP, pour les motifs suivants. Elle rappelle avoir déjà trouvé que l’absence d’indication de la date limite précise du terme d’une détention au moment du placement de la personne en détention provisoire ou bien au moment de la prorogation de celle‑ci conformément aux articles 100, 108, 109 et 255 du CPP était contraire aux dispositions du CPP russe telles qu’interprétées par la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie (Roman Petrov c. Russie, no 37311/08, § 44, 15 décembre 2015, Pyatkov c. Russie, no 61767/08, § 95, 13 novembre 2012, Fedorenko c. Russie, précité, §§ 52‑57). Autrement dit, quel que soit le régime applicable à la date de l’adoption de la décision du 31 décembre 2009, les juridictions internes avaient l’obligation d’indiquer une date limite précise pour la détention de l’intéressé. Or la Cour estime que l’indication selon laquelle le premier requérant devait être détenu pendant « un mois à compter de la réception du dossier par le procureur » ne peut constituer une indication d’une date limite précise de sa fin. En effet, il était impossible pour le premier requérant de connaître quand le dossier pénal serait réceptionné par le procureur et, par conséquent, d’établir au jour de l’adoption de la décision du 31 décembre 2009, la date limite de sa détention (voir, a contrario, Pyatkov, précité, §§ 92‑98). Il s’ensuit que la détention de l’intéressé du 2 janvier au 15 février 2010 n’a pas été effectuée « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

153. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

B. Sur le caractère « raisonnable » de la durée de la détention du premier requérant

1. Thèses des parties

154. Le Gouvernement indique que la détention provisoire du premier requérant a duré du 11 avril 2008 au 19 mai 2011, date à laquelle ce dernier a été condamné par le tribunal de première instance. Il argue que les juridictions nationales ont dûment pris en compte les éléments pertinents : la gravité des charges dirigées à l’encontre du premier requérant, la personnalité de l’intéressé et son comportement avant et après l’infliction de la mesure litigieuse. Il soutient qu’il s’agissait d’accusations particulièrement graves selon lesquelles le premier requérant aurait commandité un assassinat en groupe organisé, ce qui, d’après lui, nécessitait une réponse adéquate des juridictions nationales.

155. Le premier requérant maintient son grief et allègue que, pour prolonger sa détention provisoire, les tribunaux internes se sont constamment référés à la gravité des charges pesant à son encontre et au risque de fuite, d’entrave à la justice ou de pressions sur les témoins ou sur les coaccusés, et ce, selon lui, sans étayer ces motifs par des faits concrets.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

156. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

157. La Cour note que la détention provisoire du premier requérant a duré du 11 avril 2008 au 19 mai 2011, date à laquelle ce dernier a été condamné par le tribunal de première instance. La durée globale de la détention au sens de l’article 5 § 3 de la Convention a donc été de trois ans, un mois et sept jours. Eu égard à la durée considérable de cette période et à la présomption en faveur d’une libération, la Cour estime que les juridictions internes devaient invoquer des motifs convaincants pour prolonger la détention de l’intéressé (Stepan Zimin c. Russie, no 63686/13, 60894/14, § 55, 30 janvier 2018).

158. En l’espèce, elle constate que les décisions prorogeant la détention provisoire du premier requérant étaient rédigées en des termes stéréotypés et étaient dépourvues d’une analyse de la situation personnelle du requérant. Elle note que les juridictions internes n’ont pas recherché si une autre mesure préventive telle que l’assignation à domicile pouvait se substituer à la détention provisoire de l’intéressé (Zherebin c. Russie, no 51445/09, § 59, 24 mars 2016, et Aleksandr Makarov c. Russie, no 15217/07, §§ 138‑139, 12 mars 2009).

159. La Cour a souvent conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention dans les affaires où les tribunaux internes avaient maintenu le requérant en détention en invoquant essentiellement la gravité des charges et en recourant à des formules stéréotypées sans évoquer des faits précis ou sans envisager d’autres mesures préventives (G. c. Russie, no 42526/07, §§ 114‑119, 21 juin 2016, Korkin c. Russie, no 48416/09, §§ 88‑96, 12 novembre 2015, Dirdizov c. Russie, no 41461/10, §§ 108‑111, 27 novembre 2012, Romanova c. Russie, no 23215/02, §§ 121‑133, 11 octobre 2011, et Lamazhyk c. Russie, no 20571/04, §§ 88‑98, 30 juillet 2009 et autres). Dans la présente affaire, rien ne lui permet de parvenir à une conclusion différente.

160. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, en s’appuyant essentiellement et systématiquement sur la gravité des charges à l’encontre du premier requérant, les autorités ont maintenu ce dernier en détention provisoire pendant plus de trois ans pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention.

161. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Dolgova c. Russie, no 11886/05, § 50, 2 mars 2006). Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

C. Sur la célérité de l’examen de l’appel du premier requérant contre la décision du 26 juin 2009

1. Thèses des parties

162. Le Gouvernement reconnaît que l’appel du premier requérant contre la décision en question n’a pas été examiné dans un bref délai, en violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

163. Le requérant maintient son grief.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

164. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

165. La Cour note que l’examen de l’appel du premier requérant contre la décision du 26 juillet 2009 a duré 101 jours (paragraphe 37 ci‑dessus). Rien ne démontre que ce délai puisse être attribué au premier requérant ou que les questions à examiner par l’instance d’appel étaient très complexes. Elle tient par ailleurs compte du fait que le Gouvernement a reconnu que l’exigence de célérité n’a pas été respectée par les juridictions nationales. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le laps de temps écoulé n’est pas compatible avec l’exigence d’un contrôle à bref délai (voir, à titre d’exemple, Barabanov c. Russie, nos 4966/13 et 5550/15, §§ 58‑59, 30 janvier 2018, où la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention pour des durées allant de vingt à vingt-cinq jours).

166. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en l’espèce.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

167. Les requérants se plaignent que la procédure pénale dirigée à leur encontre n’a pas été équitable en raison de l’admission au procès pénal de leurs dépositions obtenues, selon eux, sous la contrainte. Sur le terrain de l’article 6 § 3 c) de la Convention, le premier requérant se plaint également que son droit d’être assisté par un avocat de son choix a été violé en raison de l’impossibilité pour ses avocates de le rencontrer pendant la période du 14 au 18 avril 2008, pendant laquelle il a fait des aveux. Les requérants invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent (...) »

1. Thèses des parties

168. Le Gouvernement soutient que l’admission des aveux des requérants au procès pénal dirigé à leur encontre ne l’a pas rendu inéquitable. Selon lui, la cour régionale a dûment examiné les allégations des requérants selon lesquelles leurs aveux leur auraient été extorqués sous la contrainte mais les a rejetées comme manifestement mal fondées.

169. Le Gouvernement indique dans ce contexte que la procédure pénale russe n’exige pas la présence d’un avocat lors du dépôt d’une déclaration d’aveux et que l’utilisation d’une telle déclaration en tant que preuve pendant le procès pénal ne peut être contestée sur la base l’article 75 § 1 du CPP (« irrecevabilité de preuves ») pour ce motif. En ce qui concerne le grief du premier requérant quant à l’impossibilité d’être assisté par les avocates de son choix lors de son interrogatoire du 15 avril 2008, le Gouvernement argue que l’intéressé a donné son accord pour être représenté par l’avocate commise d’office Ku. et que son droit à l’assistance juridique a donc été respecté.

170. Les requérants maintiennent leurs griefs respectifs.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

171. La Cour a conclu que les éléments de la présente affaire ne lui permettent pas de constater une violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel (paragraphe 138 ci‑dessus). Par conséquent, elle n’est pas en mesure de conclure que les déclarations des requérants faites lors de la phase de l’enquête pénale ont été obtenues sous la contrainte.

172. La Cour note que les requérants ont pu contester l’admissibilité de leurs déclarations faites au stade de l’enquête au motif qu’elles leur auraient été extorquées par la coercition. À ce titre, ils ont eu effectivement l’occasion d’en demander l’exclusion du procès. Elle constate que, par son ordonnance de procédure du 27 janvier 2011, la juge de première instance a rejeté lesdites demandes au motif que les allégations de mauvais traitements étaient infondées (paragraphes 88‑89 ci‑dessus).

173. La Cour rappelle qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235‑B). Elle n’a pas à s’ériger en juge de quatrième instance et les juridictions internes sont mieux placées pour apprécier les preuves et, notamment, la crédibilité des témoins. Dans le cas d’espèce, en rejetant les allégations de mauvais traitements formulées par les requérants, la juge ne s’est pas simplement référée aux refus d’ouvrir une enquête pénale adoptés à la suite des vérifications préliminaires, comme c’était le cas dans d’autres affaires de ce type que la Cour a eu l’occasion d’examiner (voir, à titre d’exemple, Abdulkadyrov et Dakhtayev c. Russie, no 35061/04, § 79, 10 juillet 2018, et Turbylev, précité, § 87). La Cour relève que la juge a accédé aux demandes de la défense d’auditionner des témoins qui auraient pu étayer les allégations de mauvais traitements formulées par les intéressés et a examiné un certain nombre d’éléments dans le but de vérifier la version des intéressés (paragraphes 75‑86 ci‑dessus). Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour n’est pas en mesure de remettre en cause les conclusions de la juge nationale auxquelles elle est parvenue dans sa décision du 27 janvier 2011 quant à la crédibilité des témoins susmentionnés ou quant à la valeur probante des documents soumis par les parties à l’appui de leurs thèses. La Cour tient à souligner cependant que ces considérations ne remettent pas en cause le constat de violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention auquel elle est parvenue au paragraphe 131 ci‑dessus. En effet, l’examen auquel s’est livrée la juge nationale se limitait exclusivement à l’appréciation de l’admissibilité des preuves et ne pouvait remplacer une enquête officielle effective qui, pour être compatible avec l’article 3 de la Convention, devait pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 103, 5 juillet 2016).

174. Il s’ensuit que le grief tiré par les requérants de l’article 6 § 1 de la Convention concernant l’utilisation dans le procès pénal dirigé à leur encontre d’éléments de preuve obtenus selon eux par la contrainte est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

175. Constatant en revanche que le grief du premier requérant relatif au respect de son droit d’être assisté par les avocates de son choix lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 et à l’inefficacité de l’avocate commise d’office n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

176. La Cour examinera cet aspect de l’affaire à la lumière des principes applicables en matière de droit d’accès à un avocat et d’équité de la procédure pénale prise dans son ensemble, réitérés récemment dans l’arrêt Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, §§ 119‑150, 9 septembre 2018).

177. À titre liminaire, elle note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que, depuis le 10 avril 2008, le premier requérant faisait l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention et qu’il devait bénéficier des garanties découlant des paragraphes 1 et 3 de cette disposition, à savoir du droit à l’assistance d’un avocat ainsi que du droit à être informé de ce même droit et du droit de garder le silence et de ne pas témoigner contre soi-même. Il ressort par ailleurs du procès‑verbal de la mise en examen du premier requérant du 11 avril 2008 qu’il a été informé de l’ensemble de ses droits procéduraux : il a choisi deux avocates pour assurer sa défense et, interrogé le même jour en tant que personne mise en examen, il a nié son implication dans le meurtre de S. (paragraphes 9‑10 ci‑dessus). Il a également fait usage de son droit de remplacer l’avocate P. par l’avocate Ch. (paragraphe 12 ci‑dessus).

178. La Cour note également qu’il n’est pas contesté par les parties que, lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008, le premier requérant n’a pas été assisté par les avocates de son choix, Ye. et Ch., mais par Ku., une avocate commise d’office. Le Gouvernement soutient que l’intéressé a consenti par écrit à être représenté par cette dernière lors cet interrogatoire et que son droit d’accès à un avocat a donc été respecté. Le premier requérant allègue que son consentement n’a pas été libre et, en outre, que l’assistance de Ku. n’a pas été effective.

179. La Cour doit donc rechercher s’il y a eu en l’espèce des restrictions au droit du premier requérant à bénéficier de l’accès à l’avocat de son choix et si, le cas échéant, ces restrictions ont eu un impact sur l’équité de la procédure pénale prise dans son ensemble (Beuze, précité, § 150 in fine ; pour le cas de figure où il s’agissait d’un refus de choix de l’avocat, voir Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, §§ 83‑113, CEDH 2015).

i. Existence et ampleur des restrictions

180. La Cour estime que la thèse du Gouvernement revient à dire que l’accord écrit du premier requérant en vue d’être assisté par l’avocate commise d’office Ku. équivalait à une renonciation implicite de l’intéressé à son droit d’être assisté par les avocates de son choix. Elle rappelle qu’une renonciation à l’un des droits protégés par la Convention doit se trouver établie de manière non équivoque et être entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité ; elle n’a pas besoin d’être explicite mais elle doit être volontaire, consciente et éclairée (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 115, 12 mai 2017).

181. Compte tenu des motifs exposés aux paragraphes 133‑134 ci‑dessus, la Cour ne peut conclure que l’avocate Ku. a été imposée au premier requérant sous la coercition ni que sa renonciation à l’assistance des avocates de son choix était involontaire. Toutefois, elle estime que cette renonciation n’a pas été « consciente et éclairée ». En effet, elle relève que, avant la tenue de l’interrogatoire du 15 avril 2008, l’enquêteur B. avait informé le premier requérant que ses avocates n’étaient pas disponibles (paragraphe 71 ci‑dessus). Cependant, lors du procès pénal, l’enquêteur B. a reconnu qu’il n’avait pas informé l’avocate Ye., choisie par le premier requérant, de la tenue, le 15 avril 2008, de l’interrogatoire de l’intéressé (paragraphe 84 ci‑dessus). En même temps, la Cour relève que l’avocate Ye. n’a pas eu accès à son client les 14, 16, 17 et 18 avril 2008 sous prétexte que l’intéressé avait été mis en attente de transfert en dehors de la maison d’arrêt sur réquisition de l’enquêteur M. (paragraphe 19 ci‑dessus). Or, il s’avère que le 15 avril 2008, le premier requérant a été interrogé au sein de cette même maison d’arrêt par l’enquêteur B. Aux yeux de la Cour, l’information erronée, communiquée au premier requérant par l’enquêteur B., quant à la disponibilité des avocates choisies par l’intéressé, n’a pas permis à ce dernier de donner son accord pour être représenté par l’avocate Ku. en toute connaissance de cause.

182. La Cour estime ensuite que la question de savoir si le premier requérant pouvait ou non prévoir les conséquences de son comportement est intrinsèquement liée à la question relative à l’efficacité de l’assistance juridique de l’avocate commise d’office Ku. Elle rappelle que l’une des tâches principales de l’avocat au stade de la garde à vue et de l’enquête consiste à veiller au respect du droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même et de garder le silence (Beuze, précité, § 128). La désignation d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance qu’il peut procurer à l’accusé, laquelle suppose le respect de plusieurs exigences (idem, § 132). La présence physique d’un avocat durant les auditions initiales menées par la police et durant les interrogatoires ultérieurs menés au cours de la procédure antérieure à la phase de jugement doit lui permettre de fournir une assistance effective et concrète et non seulement abstraite de par sa présence, et notamment de veiller à ce qu’il ne soit pas porté atteinte aux droits de la défense du suspect interrogé (idem, § 134).

183. Or la Cour considère que la présence de l’avocate Ku. à l’interrogatoire du premier requérant le 15 avril 2008 n’a pas constitué une garantie suffisante pour protéger les droits de l’intéressé, notamment celui de bénéficier de l’assistance de l’avocat de son choix ainsi que de ne pas s’incriminer lui-même et de garder le silence. Elle s’appuie notamment sur les conclusions du conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk qui a établi que l’avocate Ku. avait imposé sa représentation au premier requérant en agissant sur la base de ses relations personnelles avec l’enquêteur B., qu’elle n’avait assuré aucune assistance juridique au premier requérant, qu’elle s’était immiscée dans la représentation juridique assurée par les avocates de son choix Ye. et Ch. et qu’elle avait contribué à formaliser les déclarations auto-incriminantes du premier requérant lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008, ce qui avait nui à sa défense. Compte tenu de la gravité des actes de l’avocate Ku., le conseil disciplinaire a imposé la sanction la plus lourde possible à son égard, à savoir l’exclusion du barreau (paragraphes 30‑33 ci‑dessus).

184. Il s’ensuit que, lorsque le premier requérant a donné son accord pour être assisté par l’avocate Ku., celle‑ci ne l’a pas conseillé sur les conséquences de son comportement et n’a, de manière générale, assuré aucune assistance judiciaire. La Cour rappelle que la vulnérabilité des suspects peut se trouver amplifiée par le fait que la législation en matière de procédure pénale tend à devenir de plus en plus complexe (Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 253, 13 septembre 2016). Il ressort de la décision du conseil disciplinaire que la désignation de l’avocate Ku. était contraire à l’article 7 § 1 alinéa 4 de la loi sur l’exercice de la profession d’avocat et que Ku. aurait dû s’abstenir de s’immiscer dans la représentation juridique assurée par les avocates Ye. et Ch. conformément au code de déontologie de l’avocat (paragraphes 32‑33 ci‑dessus). La Cour estime que la connaissance des règles relatives à la désignation d’un avocat et le respect de celles‑ci ne pouvaient être opposables au premier requérant ; le cas contraire viderait de sens la représentation juridique elle-même.

185. Eu égard à ces éléments, elle considère que le premier requérant ne saurait passer pour avoir valablement renoncé à son droit d’être représenté par un avocat de son choix. Dans la mesure où il n’a pas eu accès aux avocates de son choix, Ye. et Ch., lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 et où l’assistance de l’avocate commise d’office Ku. n’a pas été effective, la Cour considère que le droit d’accès du premier requérant à un avocat de son choix a été restreint.

ii. Existence de raisons impérieuses

186. La Cour rappelle que les restrictions au droit d’accès à un avocat ne sont permises que dans des cas exceptionnels, qu’elles doivent être de nature temporaire et qu’elles doivent reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce (Beuze, précité, § 142).

187. Le Gouvernement n’a pas fait état de telles circonstances exceptionnelles et il n’appartient pas à la Cour de rechercher de son propre chef si elles existaient en l’espèce. La Cour ne voit aucune « raison impérieuse » qui aurait pu justifier de restreindre l’accès du premier requérant aux avocates de son choix lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008 : il n’a pas été allégué, par exemple, qu’il existait un risque imminent pour la vie, l’intégrité physique ou la sécurité d’autrui (voir, a contrario, Ibrahim et autres, précité, § 276).

iii. Respect de l’équité globale du procès

188. La Cour doit à présent rechercher si l’impossibilité pour le premier requérant de bénéficier de l’assistance des avocates de son choix pendant l’interrogatoire du 15 avril 2008 a eu pour effet de nuire irrémédiablement à l’équité du procès pénal de l’intéressé considéré dans son ensemble. L’absence en l’espèce de « raisons impérieuses » qui auraient pu justifier de restreindre l’accès du premier requérant à ses avocates oblige la Cour à se livrer à un examen très strict de l’équité de la procédure. Il appartient au Gouvernement de démontrer de manière convaincante que le requérant a néanmoins bénéficié d’un procès pénal équitable (Beuze, précité, § 165). La Cour examinera, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence tels qu’ils ressortent des arrêts Ibrahim et autres et Simeonovi précités et sont rappelés au paragraphe 150 de l’arrêt Beuze précité.

α) La vulnérabilité du premier requérant et les circonstances dans lesquelles les preuves ont été obtenues

189. La Cour rappelle qu’elle n’a pas conclu à la violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect matériel quant aux allégations de mauvais traitements formulées par le premier requérant (paragraphe 138 ci‑dessus). Elle estime qu’aucune autre circonstance particulière n’indique que, lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008, le premier requérant se trouvait dans un état de vulnérabilité particulière plus important que celui dans lequel se trouvent généralement les personnes interrogées par des enquêteurs.

β) Le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement et l’admissibilité des preuves ainsi que la possibilité de contester les preuves recueillies et leur production

190. La Cour note que le premier requérant a pu rencontrer les avocates de son choix le 21 avril 2008 et que, lors des interrogatoires des 25 et 30 mai 2008, il a rétracté ses aveux antérieurs. Elle constate que l’intéressé semble avoir pu contester la désignation de l’avocate commise d’office Ku. devant le tribunal de l’arrondissement Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk (paragraphe 22 ci‑dessus). Ne disposant pas de copie de la décision du 14 mai 2008, la Cour n’est pas en mesure de vérifier l’ampleur de l’analyse à laquelle s’est livrée cette juridiction. Quoi qu’il en soit, elle estime que cet élément n’est pas décisif pour les motifs suivants.

191. La Cour indique que, comme elle l’a rappelé dans l’arrêt Ibrahim et autres (précité, § 254), les griefs tirés, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, de la phase de l’enquête se matérialisent souvent pendant la phase de jugement elle-même lorsque l’accusation demande l’admission d’éléments recueillis pendant ladite phase – phase pendant laquelle les restrictions aux droits consacrés à l’article 6 sont intervenues – et que la défense s’y oppose. En l’espèce, elle relève que l’admissibilité du procès‑verbal de l’interrogatoire du premier requérant du 15 avril 2008 a fait débat lors des audiences de la cour régionale entre le 25 octobre 2010 et le 27 janvier 2011. Elle constate que le premier requérant a demandé l’exclusion dudit procès‑verbal des preuves à charge en invoquant, entre autres, les restrictions d’accès aux avocates de son choix et l’inefficacité de l’avocate commise d’office établies par le conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk. Par la décision du 27 janvier 2011, la juge a rejeté cette demande (paragraphe 71 ci‑dessus).

192. La Cour considère qu’il y a toutefois lieu de constater que la juge n’a pas examiné la question de l’efficacité de l’assistance juridique de l’avocate commise d’office Ku. Dans sa décision du 27 janvier 2011, en sa partie relative à la représentation juridique de l’intéressé, la juge s’est simplement référée au fait que le premier requérant avait donné un accord écrit pour être représenté par Ku. ainsi qu’à la décision du tribunal de l’arrondissement Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk du 14 mai 2008 par laquelle la contestation de l’intéressé à cet égard avait été rejetée (paragraphe 89 ci‑dessus). Toutefois, la juge n’a pas procédé à une analyse, pourtant nécessaire, de l’incidence de la décision du conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk du 18 février 2009 en ce qui concerne l’efficacité de l’assistance juridique de Ku. La Cour note que cette décision a été adoptée plusieurs mois après le rejet de la contestation du premier requérant par le tribunal de l’arrondissement Oktiabrski de la ville d’Irkoutsk. Il s’agissait donc d’un élément pertinent nouveau qui n’avait pas encore fait l’objet d’une appréciation aux fins de la recevabilité des preuves dans le cadre de la procédure pénale dirigée à l’encontre de l’intéressé.

193. Il est également à noter, dans ce contexte, que les débats quant à la recevabilité des preuves se déroulaient en l’absence des jurés et ces derniers n’ont pas été informés des circonstances dans lesquelles le procès-verbal de l’interrogatoire du premier requérant du 15 avril 2008 avait été dressé.

194. En ce qui concerne l’évaluation faite ensuite par la Cour suprême de la Fédération de Russie, la Cour constate qu’elle a fait siennes les conclusions auxquelles la juge était parvenue dans sa décision du 27 janvier 2011, sans procéder à une analyse supplémentaire (paragraphe 104 ci‑dessus).

γ) La nature des dépositions et le point de savoir s’il y a eu prompte rétractation ou rectification

195. La Cour note que, lors de son interrogatoire du 15 avril 2008, le premier requérant a avoué qu’il avait commandité l’assassinat de S. Ces déclarations étaient donc clairement auto‑incriminantes (voir, à titre de comparaison, Beuze, précité, §§ 177‑181). La Cour relève également que le premier requérant a rétracté ses déclarations auto‑incriminantes le 26 mai 2008 (paragraphe 23 ci‑dessus) et qu’il a plaidé non coupable pendant le reste de l’enquête et tout au long de l’examen judiciaire de l’affaire pénale dirigée à son encontre (paragraphe 92 ci‑dessus).

δ) L’utilisation des preuves et en particulier la question de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles s’est fondée la condamnation, ainsi que la force des autres éléments du dossier, et la teneur des instructions et éclaircissements donnés au jury

196. La Cour note que, selon le procès‑verbal relatif à la mise en examen du premier requérant du 11 avril 2008, les autorités chargées de l’enquête disposaient d’un nombre d’éléments leur permettant de croire que le premier requérant avait commandité l’assassinat de S. et qu’il s’était adressé à V. Mol. pour que celui-ci se charge de son organisation (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle relève que, dans ses aveux réitérés lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008, le premier requérant a déclaré qu’il avait commandité l’assassinat en commun avec Kh. en raison de l’animosité qu’ils éprouvaient tous les deux à l’égard de S. (paragraphes 15 et 17 ci‑dessus). Il a donc fourni aux enquêteurs une trame qui a nécessairement nourri l’acte d’accusation. En effet, l’accusation a cherché à prouver la culpabilité du premier requérant et à démontrer, à travers les dépositions de plusieurs témoins et les preuves documentaires, l’existence tant de liens d’amitié entre l’intéressé et Kh. que de relations conflictuelles qui seraient apparues tant entre le premier requérant et la victime qu’entre le premier requérant et Kh. (paragraphes 98‑99 ci‑dessus).

197. La Cour note que, outre les déclarations auto‑incriminantes du premier requérant du 15 avril 2008, l’accusation a présenté au jury d’autres preuves à charge, parmi lesquelles figuraient les déclarations faites par le second requérant et par les coaccusés D. Che., E. Mas., A. Kur. et A. Kal. au stade de l’enquête pénale ainsi les déclarations faites par les témoins Bir. et Sh. en audience judiciaire (paragraphes 94‑96 ci‑dessus). Elle constate toutefois que tous les accusés ont plaidé non coupable pendant le procès et que le second requérant et les coaccusés E. Mas., A. Kal. et D. Che. se sont rétracté de leurs dépositions faites au stade de l’enquête qui incriminaient le premier requérant (paragraphes 73 et 97 ci‑dessus). Elle relève également que le témoignage de Sh. ne concernait pas directement le premier requérant (paragraphe 95 ci‑dessus). Les autres éléments à charge présentés au jury ne démontraient pas, non plus, l’implication directe du premier requérant dans la commission de l’assassinat de S. (paragraphes 98‑99 ci‑dessus). Il s’ensuit que les déclarations auto‑incriminantes du premier requérant du 15 avril 2008 constituaient une partie importante des preuves sur lesquelles repose sa condamnation.

198. Cela étant, la Cour relève que, dans ses instructions au jury, la juge présidente n’a énoncé aucune mise en garde particulière à prendre dans le cadre du délibéré quant au poids à attribuer aux déclarations faites par le premier requérant lors de son interrogatoire du 15 avril 2008.

199. S’il est vrai qu’il faut tenir compte des particularités de la procédure devant les cours d’assises avec la participation d’un jury populaire, qui décide seul de la culpabilité de l’accusé, la Cour rappelle avoir souligné, dans le contexte d’affaires concernant la compréhension par l’accusé de la motivation du verdict, l’importance des instructions ou des éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits (Beuze, précité, § 188, et les arrêts auxquels il renvoie). Les instructions et éclaircissements donnés au jury peuvent revêtir de l’importance afin de permettre à ses membres de mesurer les conséquences de lacunes procédurales survenues au stade de l’enquête sur l’équité du procès pénal (ibidem). Or la Cour constate que, dans ses instructions au jury, la juge présidente a souligné à plusieurs reprises que les aspects relatifs au déroulement de l’enquête pénale et les circonstances dans lesquelles les autorités chargées de l’enquête avaient obtenu les preuves ne devaient pas être pris en compte aux fins de leur appréciation. Il s’ensuit que le jury n’a pas été informé d’éléments qui auraient pu le guider dans l’appréciation de la portée des déclarations faites par le premier requérant le 15 avril 2008 alors que son droit d’accès aux avocates de son choix était restreint (voir, a contrario, Ibrahim et autres, précité, §§ 283 et 292). Par ailleurs, la Cour suprême de la Fédération de Russie n’a pas non plus examiné l’incidence concrète de cette circonstance sur la décision du jury.

200. Aussi la Cour estime-t-elle que l’absence totale en l’espèce d’instructions et d’éclaircissements donnés au jury quant à la manière d’apprécier les déclarations faites par le premier requérant le 15 avril 2008 par rapport aux autres éléments du dossier ainsi que leur valeur probante, alors qu’elles avaient été recueillies en l’absence des avocates de son choix, constitue une carence importante.

ε) L’importance de l’intérêt public

201. Il ne fait aucun doute que de solides considérations d’intérêt public justifiaient la poursuite du premier requérant, celui-ci étant poursuivi notamment pour organisation d’une atteinte à la vie d’un magistrat.

ζ) L’existence dans le droit et la pratique internes d’autres garanties procédurales

202. La Cour rappelle que ce n’est pas l’existence en soi de garanties prévues in abstracto par des dispositions légales qui peut assurer l’équité globale de la procédure. Seul l’examen de leur application au cas d’espèce permet de déterminer si la procédure est équitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 192). En l’occurrence, la Cour note que le premier requérant a introduit un recours judiciaire et qu’il a déposé une plainte auprès du conseil disciplinaire du barreau de la région d’Irkoutsk afin de contester la restriction d’accès aux avocates de son choix et l’inefficacité de l’avocate commise d’office. Cependant, la Cour s’est déjà prononcée sur ces garanties dans son examen de la présente espèce (paragraphes 190‑194 ci‑dessus).

η) Conclusion

203. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la procédure pénale menée à l’égard du premier requérant, considérée dans son ensemble, n’a pas permis de remédier à la lacune procédurale survenue durant la phase préalable au procès, et notamment à la restriction du droit d’accès de l’intéressé aux avocates de son choix lors de l’interrogatoire du 15 avril 2008.

204. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention en ce qui concerne le premier requérant.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

205. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

206. Le premier et le second requérant réclament respectivement 2 500 000 et 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

207. Le Gouvernement estime que, s’agissant du premier requérant, si la Cour conclut à la violation de la Convention, le montant à octroyer au titre de la satisfaction équitable doit être établi en conformité avec la jurisprudence de la Cour, et, s’agissant du second requérant, que le montant revendiqué par celui‑ci est excessif en comparaison avec les sommes accordées dans des affaires similaires.

208. Eu égard aux circonstances de la présente espèce et aux constats de violations de la Convention auxquels elle est parvenue, la Cour considère que tant le premier que le second requérant ont connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle estime qu’il y a lieu d’allouer 22 200 EUR au premier requérant et 15 000 EUR au second requérant pour dommage moral.

209. Le premier requérant réclame en outre 4 158 000 roubles russes (RUB) pour le préjudice matériel qu’il aurait subi en raison de la perte de ses salaires du fait de sa détention provisoire ainsi que de sa condamnation à une peine privative de liberté à l’issue du procès pénal à son encontre. Il soumet à l’appui de sa demande des données concernant ses revenus professionnels pendant la période du mois de février 2007 au mois d’avril 2008.

210. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur ce point.

211. S’agissant des prétentions du premier requérant en ce qu’elles se rapportent à la perte de revenus alléguée du fait de sa détention provisoire et de sa condamnation à une peine d’emprisonnement, la Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16‑20).

212. En l’espèce, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention et les sommes réclamées (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 73, CEDH 1999‑II). La Cour ne saurait pas non plus spéculer sur le résultat auquel la procédure pénale dirigée à l’encontre du premier requérant aurait abouti si la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, par exemple, Mantovanelli c. France, 18 mars 1997, § 40, Recueil 1997‑II). Il convient donc de rejeter les prétentions du premier requérant à ce titre.

B. Frais et dépens

213. Le premier et le second requérant demandent 3 750 et 3 700 EUR respectivement pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour. Ils sollicitent par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de leur représentante, Mme Y.V. Yefremova.

214. Le premier requérant demande en outre 1 850 000 RUB pour les frais et dépens qu’il aurait engagés devant les juridictions internes. Il soumet à cet égard des copies de convention d’assistance juridique conclues avec ses avocates, Mes Ye. et F., le 11 avril 2008 et le 1er février 2010 respectivement.

215. Le Gouvernement estime que les montants réclamés au titre des frais engagés devant la Cour sont excessifs eu égard à la complexité de l’affaire, qu’il qualifie de faible, et au volume du travail que devait accomplir de ce fait la représentante des requérants.

216. S’agissant des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales par le premier requérant, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux ; en vertu de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, il doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou une partie de celles-ci (Mazelié c. France, no 5356/04, § 39, 27 juin 2006).

217. En l’occurrence, les prétentions du premier requérant afférentes aux frais engagés devant les juridictions internes ne sont pas ventilées par rubriques et elles ne sont pas non plus étayées par des justificatifs précis à cet égard. La Cour rejette donc cette partie des prétentions du premier requérant.

218. S’agissant des frais de représentation engagés par les requérants pour la procédure devant elle, eu égard aux documents dont elle dispose et à sa jurisprudence, la Cour estime raisonnables les sommes de 2 200 et 1 900 EUR respectivement. Déduisant les 850 EUR accordés à chacun des requérants dans le cadre de l’assistance judiciaire et déjà versés à Me Y.V. Yefremova, la Cour accorde donc au premier et au second requérant 1 350 et 1 050 EUR respectivement au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle, à verser sur le compte bancaire de Me Y.V. Yefremova.

C. Intérêts moratoires

219. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables, en ce qui concerne le premier et le second requérant, quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention relatifs aux allégations de mauvais traitements qu’ils disent avoir subi du 13 au 15 avril 2008 et du 12 au 25 avril 2008 respectivement et à l’absence d’une enquête effective sur leurs allégations respectives, et, en ce qui concerne le premier requérant, quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention relatif aux conditions de sa détention dans la maison d’arrêt no IZ-38/1, de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention ainsi que de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention relatif au droit à l’assistance d’un défenseur de son choix, et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural à raison de l’absence d’une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements des requérants ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel en ce qui concerne les allégations de mauvais traitements du premier et du second requérant qu’ils disent avoir subi du 13 au 15 avril 2008 et du 12 au 25 avril 2008 respectivement ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, en ce qui concerne le premier requérant, à raison des conditions de sa détention du 11 avril 2008 au 13 avril 2012 ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en ce qui concerne le premier requérant ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention en ce qui concerne le premier requérant ;

8. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en ce qui concerne le premier requérant ;

9. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention en ce qui concerne le premier requérant ;

10. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 22 200 EUR (vingt-deux mille deux cents euros) et 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au premier et au second requérant respectivement pour dommage moral ;

ii. 1 350 EUR (mille trois cent cinquante euros) et 1 050 EUR (mille cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, au premier et au second requérant respectivement pour frais et dépens, à verser sur le compte de bancaire de Mme Y.V. Yefremova ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

11. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident


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