La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

29/01/2019 | CEDH | N°001-189635

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÜZELYURTLU ET AUTRES c. CHYPRE ET TURQUIE, 2019, 001-189635


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GÜZELYURTLU ET AUTRES c. CHYPRE ET TURQUIE

(Requête no 36925/07)

ARRÊT

STRASBOURG

29 janvier 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,

Vincent A. De Gaetano
Işıl Karakaş, r>Kristina Pardalos,
André Potocki,
Aleš Pejchal,
Yonko Grozev,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pauliine Koskelo,
Georgios A. Serghides,
Marko...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GÜZELYURTLU ET AUTRES c. CHYPRE ET TURQUIE

(Requête no 36925/07)

ARRÊT

STRASBOURG

29 janvier 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,

Vincent A. De Gaetano
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos,
André Potocki,
Aleš Pejchal,
Yonko Grozev,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pauliine Koskelo,
Georgios A. Serghides,
Marko Bošnjak,
Jolien Schukking,
Lado Chanturia, juges,
et de Roderick Liddell, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 mars 2018 et 7 novembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36925/07) dirigée contre la République de Chypre et la République de Turquie et dont sept ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque, M. Mehmet Güzelyurtlu (« le premier requérant »), Mme Ayça Güzelyurtlu (« la deuxième requérante »), Mme Deniz Erdinch (« la troisième requérante »), Mme Emine Akerson (« la quatrième requérante »), Mme Fezile Kirralar (« la cinquième requérante »), Mme Meryem Özfirat (« la sixième requérante ») et M. Muzaffer Özfirat (« le septième requérant »), ont saisi la Cour le 16 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me A. Riza, QC, barrister‑at‑law, et Me E. Meleagrou, solicitor, tous deux établis à Londres. Le gouvernement chypriote a été représenté par deux agents successifs, d’abord M. P. Clerides puis M. C. Clerides, procureurs généraux de la République de Chypre. Le gouvernement turc a été représenté par son agent.

3. Sous l’angle des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention, les requérants alléguaient que les autorités chypriotes et turques, y compris les autorités de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), n’avaient pas mené d’enquête effective sur le meurtre de leurs proches, Elmas, Zerrin et Eylül Güzelyurtlu. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, ils se plaignaient de n’avoir disposé d’aucun recours effectif relativement à leur grief fondé sur le volet procédural de l’article 2.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 13 mai 2009, les griefs des requérants concernant le volet procédural de l’article 2, pris isolément et combiné avec l’article 13, ont été communiqués aux gouvernements défendeurs. Le 3 septembre 2009, le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (le « Centre AIRE ») a été autorisé à présenter des observations écrites en qualité de tiers intervenant (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).

5. Le 4 avril 2017, une chambre de la troisième section, composée de Helena Jäderblom, présidente, Branko Lubarda, Işıl Karakaş, Helen Keller, Pere Pastor Vilanova, Alena Poláčková, Georgios A. Serghides, juges, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a rendu un arrêt. Elle y déclarait, à l’unanimité, la requête recevable. Elle concluait, par cinq voix contre deux, à la violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural et, à l’unanimité, à la violation par la Turquie de l’article 2 de la Convention en son volet procédural. Par ailleurs, elle disait, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention. En outre, la chambre indiquait qu’aucune question ne se posait sous l’angle du volet matériel de l’article 2 et que l’intégralité des griefs des requérants portaient en substance sur le volet procédural de l’article 2. À l’arrêt se trouvaient joint l’exposé de l’opinion en partie dissidente du juge Serghides et de l’opinion en partie dissidente du juge Pastor Vilanova.

6. Le 22 juin 2017, les deux gouvernements défendeurs ont sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 18 septembre 2017, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le 18 décembre 2017, la Grande Chambre a rejeté l’exception soulevée par les requérants concernant la participation du juge Serghides à la procédure devant elle.

8. Tant les requérants que les deux Gouvernements ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire. Par ailleurs, des observations ont été reçues du Centre AIRE.

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 28 mars 2018 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le gouvernement chypriote
M.C. Clerides, procureur général de la République
de Chypre,agent,
MmesC. Montgomery, QC, barrister-at-law,conseil,
J. Jones, barrister-at-law,
T. Christodoulidou, conseil A de la République
de Chypre,conseillères ;

– pour le gouvernement turc
MM.S. Talmon, professeur de droit, université de Bonn,conseil,
E. İşcan, ambassadeur, représentant permanent
de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe,
Z.M. Necatigil, conseiller juridique, ministère des
Affaires étrangères de la « RTCN »,
MmeS. Karabacak, conseillère juridique, présidence de
la « RTCN »
MM.A.M. Başçeri, directeur général adjoint, ministre pléni-
potentiaire, ministère des Affaires étrangères de la Turquie,
C. Öztaş, adjoint au représentant permanent de la Turquie
auprès du Conseil de l’Europe,
MmesN. Ferit Vechi, adjointe au représentant permanent
de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe,
D. Kalyoncu, adjointe au représentant permanent
de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe,
B. Bilen Soydan, adjointe au représentant permanent
de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe,
M. Aksen, experte juridique, ministère des Affaires
étrangères de la Turquie,conseillers ;

– pour les requérants
MM.A. Riza, QC, barrister-at-law,conseil,
C. Pascalides, solicitor auprès de la Cour suprême
d’Angleterre et du pays de Galles, et avocat au barreau
chypriote,conseiller,
M. Güzelyurtlu,
MmesA. Güzelyurtlu,
E. Akerson,requérants.

La Cour a entendu M. Riza, QC, Mme Montgomery, QC, et M. Talmon en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Sicilianos, Spano et Bošnjak.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. La requête porte sur le caractère effectif de l’enquête relative au meurtre d’Elmas, de Zerrin et d’Eylül Güzelyurtlu, trois ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque, perpétré le 15 janvier 2005.

11. Les requérants sont des membres de la famille des défunts. Le premier requérant ainsi que les deuxième et troisième requérantes sont les enfants d’Elmas et de Zerrin Güzelyurtlu et, respectivement, le frère et les sœurs d’Eylül Güzelyurtlu. Les quatrième et cinquième requérantes sont les sœurs de Zerrin Güzelyurtlu ; la sixième requérante et le septième requérant sont ses parents.

12. Les cinq premiers requérants sont nés respectivement en 1978, en 1976, en 1980, en 1962 et en 1956. La sixième requérante et le septième requérant sont tous deux nés en 1933. Le premier requérant, les cinquième et sixième requérantes ainsi que le septième requérant vivent à Chypre, sur le territoire contrôlé par la « RTCN ». Les deuxième, troisième et quatrième requérantes vivent au Royaume-Uni.

A. La genèse de l’affaire et les meurtres d’Elmas, de Zerrin et d’Eylül Güzelyurtlu

13. Elmas Güzelyurtlu était un homme d’affaires et il vivait avec son épouse Zerrin et sa fille Eylül sur le territoire contrôlé par la « RTCN ». En 2000, à la suite de la faillite de la banque dont il était propriétaire, Elmas Güzelyurtlu s’enfuit et s’installa à Larnaca, dans la partie de l’île de Chypre contrôlée par les autorités chypriotes. Son épouse et sa fille vinrent le rejoindre en 2001. En 2003, ils s’établirent dans le district d’Ayios Dometios, à Nicosie (dans la partie de l’île contrôlée par le gouvernement chypriote).

14. Le 15 janvier 2005 aux environs de 8 heures, sur la route qui relie Nicosie à Larnaca, à proximité de la sortie pour Athiainou (dans la partie de l’île contrôlée par le gouvernement chypriote), un agent de police repéra une voiture noire de marque Lexus garée sur l’accotement. Le moteur tournait, le clignotant gauche était activé et la portière du côté du passager à l’avant était ouverte.

15. Zerrin et Eylül Güzelyurtlu furent trouvées mortes sur la banquette arrière de la voiture. Elmas Güzelyurtlu gisait, mort lui aussi, à une distance de 1,5 mètre du véhicule, dans un fossé. Tous trois portaient des pyjamas et des chaussons. Zerrin Güzelyurtlu avait du ruban adhésif sur le cou et deux rouleaux de ruban adhésif dans les mains. Zerrin et Eylül Güzelyurtlu présentaient des rougeurs (ερυθρότητα) sur le bord des mains, ce qui indiquait qu’elles avaient été attachées avec du ruban adhésif. Elles présentaient également au niveau des tibias des contusions qui résultaient d’une lutte.

B. L’enquête et les mesures prises par les autorités chypriotes, y compris les demandes de coopération formées auprès des autorités turques

16. Le 15 janvier 2005, l’agent de police qui avait découvert les corps alerta le commissariat central de police de Nicosie. Un certain nombre de policiers (parmi lesquels des hauts gradés) arrivèrent aux environs de 8 h 35 sur les lieux du crime, qui avaient déjà été sécurisés et bouclés.

17. La police et un médecin légiste procédèrent immédiatement à une inspection minutieuse des lieux. Des photographies furent prises et l’on effectua un enregistrement vidéo. Deux balles, deux douilles et un couteau de cuisine furent retrouvés à l’intérieur de la voiture. Une troisième douille fut ramassée à l’extérieur du véhicule.

18. Une équipe d’enquêteurs comptant huit policiers fut mise en place.

19. La voiture fut enlevée afin de subir une inspection plus poussée.

20. Les dépouilles des victimes furent transportées à la morgue de l’hôpital général de Larnaca pour y être autopsiées. Après avoir été informé par la police chypriote du décès de ses parents et de sa sœur, le premier requérant se rendit à la morgue de Larnaca pour identifier les victimes. Des certificats de décès furent délivrés.

21. Vers 9 h 25, des policiers se rendirent au domicile des victimes à Ayios Dometios. La maison fut sécurisée et bouclée. L’équipe d’enquêteurs et un médecin légiste procédèrent à une inspection des lieux. Le premier requérant fut présent pendant une partie de celle-ci. Sur place, on prit des photographies, on releva des empreintes digitales et on effectua un enregistrement vidéo. Cette inspection permit d’établir que les auteurs des meurtres avaient pénétré dans la maison par effraction en passant par une fenêtre. Une ventouse (βεντούζα) et des morceaux de ruban adhésif furent retrouvés devant la fenêtre à l’extérieur. Du ruban adhésif fut également trouvé dans les chambres des victimes, dans le salon et dans le garage. Le système de sécurité avait été désactivé à 4 h 35 ce jour-là et il apparut que l’une des caméras avait été orientée vers le haut à 4 h 29.

22. De nombreux éléments de preuve furent recueillis sur les lieux du crime et au domicile des victimes. Ils furent envoyés aux services de criminalistique pour expertise.

23. Le 16 janvier 2005, un médecin légiste procéda aux autopsies. Pour chacune des trois victimes, il fut établi que le décès avait été causé par une grave lésion craniocérébrale provoquée par un coup de feu tiré de près et qu’il résultait d’un acte criminel. Pendant les autopsies, des photographies furent prises et un enregistrement vidéo fut effectué ; l’un des policiers présents rédigea un compte rendu d’autopsie (ημερολόγιο ενέργειας) dans lequel il consigna entre autres les gestes et les constats du médecin légiste.

24. Le 17 janvier 2005, le premier requérant transporta les dépouilles des victimes en « RTCN », où des obsèques eurent lieu ultérieurement.

25. Pendant l’enquête, on rechercha et on interrogea de nombreux témoins, notamment les proches des victimes, on étudia les listes des véhicules qui avaient franchi les points de passage entre le nord et le sud et on examina le système de sécurité du domicile des victimes ainsi que les disques durs de leurs ordinateurs, afin de trouver des indices sur les déplacements de personnes et de véhicules à proximité de la maison au moment des faits. Il fut établi que la ventouse et le ruban adhésif venaient d’un magasin situé à Kyrenia (dans le nord de Chypre).

26. Il ressortit des éléments de preuve réunis que le 15 janvier 2005, entre 5 h 15 et 5 h 20, on avait entendu trois coups de feu provenant de la zone où le véhicule et les victimes furent ensuite retrouvés.

27. Selon les dépositions des témoins qui furent recueillies par la police, au moment où les meurtres avaient été commis, on avait vu une voiture de marque BMW dépourvue de plaques d’immatriculation stationnée derrière le véhicule des victimes. On avait également vu quatre personnes se tenant aux abords des véhicules et une autre personne sur le siège passager de la voiture de marque Lexus. On put en outre établir que le 14 janvier 2005, à 23 heures, une voiture rouge de marque BMW portant des plaques d’immatriculation de la « RTCN » avait franchi le point de passage de Pergamos situé dans la zone de la base militaire souveraine britannique de l’Est, à Dhekelia, mais sans passer par le poste de contrôle (checkpoint) situé dans la zone de la base. À 5 h 45 le lendemain, le même véhicule était rentré en « RTCN » en franchissant le même point de passage, là encore sans subir de contrôle. Son conducteur, qui résidait en « RTCN », était accompagné d’une autre personne.

28. Sur la base des éléments recueillis, on put établir que les victimes avaient été enlevées le 15 janvier 2005 à 4 h 41 et assassinées entre 5 h 15 et 5 h 20.

29. Selon les rapports de police, cinq véhicules et plus de huit personnes étaient impliqués dans ces meurtres, ce qui indiquait que le crime avait été bien planifié et prémédité.

30. Un examen balistique permit d’établir que les balles avaient été tirées avec la même arme à feu ; deux des douilles étaient de fabrication roumaine et la troisième de fabrication turque.

31. Les premières étapes de l’enquête permirent d’identifier cinq suspects : M.C. (« le premier suspect »), E.F. (« le deuxième suspect »), F.M. (« le troisième suspect »), M.M. (« le quatrième suspect ») et H.O. (« le cinquième suspect »). Les premier, deuxième, troisième et quatrième suspects étaient ressortissants chypriotes et citoyens de la « RTCN » d’après les autorités de la « RTCN ». Le cinquième suspect était un ressortissant turc.

32. De l’ADN appartenant aux premier, deuxième et quatrième suspects fut découvert sur les éléments de preuve qui avaient été recueillis sur les lieux du crime et au domicile des victimes. De l’ADN appartenant au premier suspect fut aussi relevé sur le volant de la voiture d’Elmas Güzelyurtlu. La police était déjà en possession de l’ADN de ces trois suspects car elle avait par le passé prélevé du matériel génétique sur chacun d’eux, dans le contexte d’autres infractions (possession illégale d’une arme à feu et cambriolage). De plus, il fut constaté que la voiture de marque BMW était enregistrée au nom du quatrième suspect et qu’elle avait été conduite par le premier suspect.

33. Des mandats d’arrêt avaient déjà été émis pour ces trois suspects à la suite d’autres infractions : le premier suspect était recherché dans le cadre d’une affaire de stupéfiants et pour s’être procuré par des moyens frauduleux un passeport et une carte d’identité délivrés par la République de Chypre ; le deuxième suspect était recherché pour possession et transfert illégaux d’une arme à feu ; le quatrième l’était pour possession illégale d’une arme à feu.

34. Le lien entre les deux autres suspects et les meurtres fut établi sur la base d’autres éléments. De l’ADN appartenant à deux personnes non identifiées fut également recueilli.

35. Le 20 janvier 2005, le tribunal de district de Larnaca délivra des mandats d’arrêt pour les cinq suspects au motif qu’il existait des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis les infractions de meurtre avec préméditation, de complot d’assassinat, d’enlèvement (απαγωγή) d’une personne en vue de commettre un meurtre (articles 203, 204, 217 et 249 du code pénal, chapitre 154) et de transfert illégal d’une arme à feu de catégorie B (articles 4 § 1 et 51 de la loi sur les armes à feu et autres armes (loi 113/(I)/2004, telle que modifiée)).

36. Le 21 janvier 2005, les autorités de police adressèrent aux services de l’immigration des messages leur demandant d’inscrire les suspects sur leur « liste des personnes à interpeller » (registre consignant le nom des individus dont l’entrée sur le territoire de Chypre et la sortie de ce territoire étaient interdites ou soumises à des contrôles) et de les informer de toute tentative de la part desdits suspects de quitter la République.

37. Le 23 janvier 2005, la police pria Interpol de diffuser des « notices rouges » en vue de la localisation et de l’arrestation des suspects, puis de leur extradition.

38. Interpol diffusa des notices rouges pour les quatre premiers suspects et pour le cinquième suspect, le 26 janvier 2005 et le 28 janvier 2005 respectivement. Ces notices demandaient l’arrestation provisoire des suspects et indiquaient que l’extradition des intéressés serait requise auprès de tout pays avec lequel la République de Chypre était liée par un traité bilatéral d’extradition, par une convention d’extradition ou par toute autre convention ou tout autre traité contenant des dispositions relatives à l’extradition.

39. N’ayant pas trouvé trace des suspects dans les zones contrôlées par la République, les autorités de police demandèrent le 27 janvier 2005 la délivrance de mandats d’arrêt européens. Le même jour, le tribunal de district de Larnaca délivra des mandats d’arrêt européens pour les cinq suspects.

40. Les 23 et 28 janvier 2005, le bureau d’Interpol à Chypre adressa au ministère turc de l’Intérieur des courriers électroniques indiquant que la police chypriote recherchait les premier, deuxième, troisième et cinquième suspects en vue de les arrêter et que lesdits suspects devaient être arrêtés s’ils entraient en Turquie.

41. Alors que l’enquête se poursuivait, trois autres suspects furent identifiés : A.F. (« le sixième suspect »), S.Y. (« le septième suspect ») et Z.E. (« le huitième suspect »). Les sixième et huitième suspects étaient à la fois ressortissants chypriotes et citoyens de la « RTCN » selon les autorités de la « RTCN ». Le septième suspect était un ressortissant turc. Le sixième suspect était recherché par les autorités depuis 2003 dans le cadre d’une affaire de coups et blessures ayant provoqué de graves dommages corporels. Le dossier y afférent avait été « classé en attente » (Άλλως Διατεθείσα) en 2004.

42. Le 4 février 2005, le tribunal de district de Larnaca délivra contre ces trois suspects des mandats d’arrêt fondés sur des motifs identiques à ceux qui étayaient les mandats d’arrêt visant les autres suspects (paragraphe 35 ci-dessus).

43. Le 10 février 2005, le même tribunal délivra des mandats d’arrêt européens contre ces suspects.

44. Le 11 février 2005, à la demande des autorités chypriotes, des notices rouges furent diffusées concernant ces trois suspects.

45. Le même jour, le bureau d’Interpol à Chypre envoya au ministère turc de l’Intérieur un courrier électronique indiquant qu’il disposait d’informations selon lesquelles le cinquième suspect s’apprêtait à se rendre à Mersin, en Turquie, et demandant aux autorités turques de prendre les mesures nécessaires.

46. Le 15 février 2005, les autorités de police adressèrent aux services de l’immigration des messages relatifs à la « liste des personnes à interpeller » (paragraphe 36 ci-dessus).

47. D’après le gouvernement chypriote, de plus en plus d’éléments impliquant les suspects avaient été collectés au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête. Plus de 180 dépositions auraient été recueillies auprès de différentes personnes, notamment des proches des victimes, des personnes qui connaissaient les victimes ou avaient des liens avec elles, ainsi que des personnes qui participaient à l’enquête. Les autorités auraient procédé à des tests ADN sur un certain nombre d’autres suspects éventuels, mais aucun lien avec le crime n’aurait pu être établi.

48. Les représentants des requérants rencontrèrent le procureur général à propos de l’affaire (en janvier 2006 et en juillet 2006). Le 15 mars 2006, les requérants reçurent à leur demande un rapport d’avancement de l’affaire établi par la police chypriote. Les requérants disent qu’ils réclamèrent tous les éléments de preuve mais que ceux-ci ne leur furent pas remis avec le rapport.

49. Le 12 juillet 2006, le huitième suspect fut arrêté par la police chypriote à Limassol (dans la région contrôlée par le gouvernement chypriote). Le lendemain, il fut placé en détention provisoire pour huit jours en application d’une ordonnance du tribunal de district de Larnaca délivrée au motif qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis des infractions réprimées par les articles 203, 204, 217 et 249 du code pénal (chapitre 154) et par les articles 4 § 1 et 51 de la loi sur les armes à feu et autres armes (loi 113/(I)/2004, telle que modifiée). Il fut toutefois remis en liberté à l’expiration de sa période de détention provisoire car à l’issue de son interrogatoire les autorités ne disposaient pas d’éléments suffisants pour le relier aux infractions. Selon le rapport de police pertinent, certaines des allégations formulées par le suspect n’avaient pas pu être vérifiées car la police chypriote n’était pas en mesure d’enquêter sur le territoire de la « RTCN ». De plus, le résultat des tests ADN n’avait pas permis de le relier au crime.

50. Dans une lettre datée du 26 juillet 2006, le procureur général de la République de Chypre assura aux représentants des requérants que la République « faisait tout ce qui était en son pouvoir – sachant qu’elle [n’avait] pas le contrôle effectif des territoires de la République qui étaient occupés par la Turquie (sur lesquels des personnes susceptibles d’être impliquées [se trouvaient à l’époque]) et compte tenu de la jurisprudence pertinente relative à la Convention – pour enquêter sur (...) les meurtres et pour faire juger les responsables par les tribunaux de la République ». Le procureur général leur indiqua également qu’il les tiendrait informés de l’avancement de l’enquête et répondrait aux questions qu’ils avaient soumises au nom de la famille des victimes, par exemple dans le cadre de réunions qui pourraient avoir lieu dans son bureau entre lui-même, les représentants des requérants et la police.

51. Un rapport établi par le service d’enquête de la police de Larnaca daté du 1er juillet 2007 indiquait que l’enquête avait été étendue aux bases britanniques et aux zones occupées de Kyrenia et Karavas. Il précisait que l’enquête était toujours en cours car les autorités attendaient des réponses de la part d’Interpol Ankara. Ce rapport préconisait également de féliciter les membres de l’équipe d’enquêteurs pour leur travail remarquable dans cette affaire.

52. Les autorités ne pouvant ni faire exécuter les mandats d’arrêt sur le territoire de la « RTCN » ni engager d’autres démarches par l’intermédiaire de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« l’UNFICYP » – paragraphe 106 ci-dessous), et la délivrance de mandats d’arrêt internationaux n’ayant pas abouti à la remise des suspects par la Turquie, le policier chargé de l’enquête suggéra dans un rapport daté du 30 mars 2008 de « classer [l’affaire] en attente » (Άλλως Διατεθείσα) jusqu’à d’éventuels développements.

53. Le 7 avril 2008, le dossier de l’affaire, accompagné de la proposition susmentionnée du service d’enquête de la police de Larnaca, fut transmis au procureur général. Ce dernier acquiesça à la proposition en question et, le 24 avril 2008, il donna à la police l’instruction de resoumettre (εναποβληθεί) le dossier de l’enquête quand l’un, plusieurs ou l’ensemble des suspects seraient arrêtés, le cas échéant.

54. Dans une lettre du 25 juin 2008 adressée au chef de la police, le procureur général nota que, malgré tous les efforts déployés par les autorités, les suspects n’avaient pas été remis à la République, qu’il s’était entretenu avec le président de la République et qu’à de nombreuses reprises il avait rencontré le barrister des requérants et avait parlé avec lui au téléphone. Le procureur général observa que ce dernier l’avait informé de l’intention des requérants de saisir la Cour d’une requête. Le procureur général considéra donc qu’il était nécessaire, et le barrister partageait ce point de vue, que des mandats d’arrêt internationaux fussent délivrés pour les suspects et que la Turquie, laquelle d’après les arrêts rendus par la Cour était responsable de tout ce qui se passait dans les zones occupées, devait être invitée à les exécuter. Il exigea que, si ce n’était pas déjà fait, des mandats d’arrêt internationaux fussent délivrés aussi rapidement que possible aux fins de la remise (Παράδοση) des suspects à la République de Chypre.

55. Le 3 août 2008, le quatrième suspect fut tué en « RTCN ». Après la confirmation de son décès par l’UNFICYP et sur instruction du procureur général, le tribunal de district de Larnaca annula le mandat d’arrêt le concernant le 29 août 2008.

56. Le 6 août 2008, le procureur général donna des instructions en vue de la préparation de demandes d’extradition qui seraient adressées à la Turquie en vertu de la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957, à laquelle les deux États en cause étaient parties (paragraphes 144-145 ci-dessous).

57. Le 23 septembre 2008, des demandes d’extradition visant les six suspects restants (les premier, deuxième, troisième, cinquième, sixième et septième suspects – paragraphes 49 et 55 ci-dessus), accompagnées de traductions en turc certifiées de tous les documents, furent transmises par le ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public au ministère chypriote des Affaires étrangères pour communication par la voie diplomatique au ministère turc de la Justice. Ces demandes furent ensuite envoyées à l’ambassade de la République de Chypre à Athènes pour communication à la Turquie.

58. Par une lettre datée du 4 novembre 2008, l’ambassade de la République de Chypre à Athènes informa le directeur général du ministère chypriote des Affaires étrangères qu’à cette date les demandes d’extradition et une note verbale émanant du ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public avaient été déposées à l’ambassade de Turquie à Athènes dans une enveloppe scellée. L’huissier de l’ambassade avait remis l’enveloppe à l’agent de sécurité de l’ambassade. Aucun accusé de réception n’avait été délivré.

59. Par une lettre datée du 11 novembre 2008, l’ambassade de la République de Chypre à Athènes informa le directeur général du ministère chypriote des Affaires étrangères qu’à cette date un employé de l’ambassade de Turquie avait déposé auprès de l’agent de sécurité de l’ambassade chypriote une enveloppe sur laquelle ne figurait que l’adresse de l’ambassade chypriote et qui contenait les demandes d’extradition ainsi que la note verbale du ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public qui avaient été remises à l’ambassade de Turquie le 4 novembre 2008. La personne n’avait pas indiqué son identité et s’était contentée de déposer (παράτησε) l’enveloppe avant de repartir rapidement.

60. Par une lettre datée du 24 novembre 2008, le directeur général du ministère chypriote de la Justice informa le procureur général du retour de tous les documents susmentionnés et déclara que de toute évidence la Turquie refusait de recevoir des demandes d’extradition concernant des fugitifs formées par Chypre en vertu de la Convention européenne d’extradition car la Turquie ne reconnaissait pas la République de Chypre en tant qu’État.

61. Dans sa réponse datée du 26 novembre 2008, le procureur général déclara que le comportement de la Turquie à l’égard de la République de Chypre n’était pas celui que l’on attendait d’un État ayant signé la Convention européenne d’extradition. Il ajouta qu’il n’appartenait toutefois pas au parquet général de décider des mesures à prendre mais que cette question devait être examinée au niveau politique, en particulier par le ministère chypriote des Affaires étrangères.

62. Le gouvernement chypriote soutint que les mandats d’arrêt nationaux étaient toujours en vigueur et qu’ils le demeureraient jusqu’à leur exécution en application de l’article 21 § 1 du code de procédure pénale.

C. L’enquête et les mesures prises par les autorités turques, y compris par celles de la « RTCN »

63. Le 17 janvier 2005, les dépouilles des victimes furent transportées à l’hôpital d’État du Dr Burhan Nalbantoğlu à Nicosie (« Lefkoşa ») afin d’y être autopsiées. Les certificats de décès qui avaient été délivrés par la République de Chypre furent remis à la police de la « RTCN ».

64. Étant donné que la cause des décès appelait une enquête judiciaire par un coroner, la police de la « RTCN » sollicita une ordonnance d’un tribunal en vue de la réalisation d’autopsies.

65. À la suite d’une audience devant le tribunal de district de Nicosie en « RTCN », le parquet général de la « RTCN » demanda au tribunal de dire qu’il n’y avait pas lieu de procéder à des autopsies, faisant valoir que pareils examens avaient déjà été effectués en République de Chypre. Après avoir entendu les dépositions de deux policiers et du médecin légiste de l’hôpital, le tribunal décida que des autopsies n’étaient pas nécessaires.

66. Le 18 janvier 2005, le premier requérant fit une déposition devant la police de la « RTCN ». Invité à donner son avis au sujet des suspects potentiels, il déclara que les suspects probables étaient au nombre de cinq : M.C., E.F., F.M., M.M. et H.O. (paragraphe 31 ci-dessus). Les autorités de la « RTCN » vérifièrent les traces d’entrée et de sortie des suspects et établirent que le premier suspect avait traversé la ligne de démarcation en direction de la République de Chypre la nuit où les meurtres avaient été commis et qu’il était rentré en « RTCN » au petit matin. Il n’y avait aucune trace d’entrée ou de sortie des autres suspects ce jour-là.

67. Le 18 janvier 2005, le premier suspect fut conduit au commissariat central de police (Polis Genel Müdürlüǧü) de Kyrenia (« Girne ») pour y être interrogé par la police de la « RTCN ». Le véhicule de marque BMW qu’il avait utilisé pour franchir la frontière, considéré comme un élément de preuve, fut saisi. Le même jour, le tribunal de district de Kyrenia délivra une citation à comparaître pour les premier et deuxième suspects, ceux-ci étant soupçonnés de vol, d’importation de véhicule et de faux en écritures (Hirsizlik Araç Ithali ve Evrak Sahteleme). Le premier suspect fut placé en détention.

68. La voiture de marque BMW du premier suspect fut inspectée mais aucun indice n’y fut trouvé.

69. Le même jour (le 18 janvier 2005), les troisième et quatrième suspects furent également emmenés par la police pour être interrogés. Ce jour-là, le tribunal de district de Morphou (« Güzelyurt ») délivra un mandat d’arrêt pour les troisième et quatrième suspects, ceux-ci étant soupçonnés de faux en écritures, plus précisément de fourniture de documents falsifiés et de fausses déclarations pour un véhicule portant une fausse immatriculation (Sahte Belge Düzenleme –Yalan Belge ve Beyanlarla Sahte Kayitla Araç Temin Etme).

70. Le 19 janvier 2005, le tribunal de district de Kyrenia délivra un mandat d’arrêt d’une validité de deux jours (Mahkeme: Zanlilarin 2 gün tutuklu kalmasina emir venir) pour les premier et deuxième suspects, ceux‑ci étant soupçonnés de vol, de faux en écritures et de « fourniture de registres falsifiés, etc. » (Hirsizlik, Sahte Belge Düzenlemek, Sahte Kayut Temin Etmek v.s.).

71. Le deuxième suspect fut arrêté le lendemain et détenu au commissariat central de police de Lapithos (« Lapta »).

72. Le 19 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » plaça également en détention provisoire pour deux jours les troisième et quatrième suspects, ceux-ci étant soupçonnés de vol et de faux en écritures.

73. La police de la « RTCN » perquisitionna les domiciles des quatre premiers suspects ainsi que celui d’une autre personne sur la base des mandats de perquisition qui avaient été délivrés par le tribunal de district de Morphou le 18 janvier 2005 (pour les troisième et quatrième suspects) et par le tribunal de district de Kyrenia le 19 janvier 2005 (pour les premier et deuxième suspects). Aucun élément de preuve ne fut trouvé.

74. Les dépositions des quatre suspects furent recueillies pendant que ceux-ci étaient en détention. Tous nièrent être impliqués dans les meurtres. La police de la « RTCN » prit également les dépositions d’un certain nombre d’autres personnes – notamment des fonctionnaires –, principalement au sujet du véhicule de marque BMW qui, selon les dires du premier requérant, avait été utilisé par les meurtriers. D’après les éléments collectés, la voiture de marque BMW avait été transférée au premier suspect le 17 mai 2004.

75. Le 21 janvier 2005, faisant suite à une demande de la police de la « RTCN », le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de trois jours la détention provisoire des quatre premiers suspects, soupçonnés de meurtre avec préméditation.

76. Le 22 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » délivra une citation à comparaître concernant le cinquième suspect, soupçonné de meurtre avec préméditation. Le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » informa tous les autres postes de police du district que ce suspect était recherché et qu’un mandat avait été délivré.

77. À différentes dates, on recueillit les dépositions d’un certain nombre de personnes, dont celle du premier requérant, dans le but d’obtenir des renseignements sur le cinquième suspect.

78. Le 23 janvier 2005, le cinquième suspect fut arrêté.

79. Le 24 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de trois jours la détention provisoire des quatre premiers suspects, ceux-ci étant soupçonnés de meurtre avec préméditation, de meurtre et de possession illégale d’une arme à feu et d’explosifs (Taamüden Adam Öldürme, Adam Öldürme, Kanunsuz Ateşli Silah ve Patlayici Madde Tasarrufu). Ce tribunal délivra également un mandat d’arrêt pour le cinquième suspect, de manière à permettre son placement en détention provisoire pour trois jours.

80. Le 25 janvier 2005, le ministère turc de l’Intérieur informa le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » qu’une notice rouge avait été diffusée par Interpol pour les quatre premiers suspects. Ce ministère demanda la confirmation du décès d’Elmas Güzelyurtlu car les autorités turques le recherchaient en vue de l’extrader vers la « RTCN ». Il s’enquit également de la nationalité des quatre premiers suspects et demanda en particulier s’ils étaient ou non des ressortissants turcs.

81. Le 27 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de cinq jours la détention provisoire des premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième suspects, ceux-ci étant soupçonnés de meurtre avec préméditation.

82. Le même jour, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » délivra un mandat aux fins de la comparution des sixième et septième suspects (paragraphe 41 ci-dessus), qui étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation. Par ailleurs, le tribunal de district de Kyrenia délivra un mandat de perquisition pour le domicile du cinquième suspect, et le tribunal de district de Nicosie fit de même pour les domiciles des sixième et septième suspects.

83. Le 28 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » plaça en détention provisoire pour trois jours les sixième, septième et huitième suspects (paragraphe 41 ci-dessus), ceux-ci étant soupçonnés de meurtre avec préméditation. Il émit également un mandat de perquisition pour le domicile du huitième suspect.

84. Le même jour, la police de la « RTCN » recueillit la déposition du cinquième suspect.

85. Le 31 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de huit jours la détention des sixième, septième et huitième suspects, ceux-ci étant soupçonnés de meurtre avec préméditation.

86. Le même jour, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » sollicita auprès du ministère turc de l’Intérieur un complément d’information à propos du casier judiciaire du cinquième suspect. Le casier judiciaire, la photographie et les empreintes digitales de celui-ci furent transmis au commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » le 7 février 2005.

87. Le 1er février 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de sept jours la détention des cinq premiers suspects, ceux-ci étant soupçonnés de meurtre avec préméditation.

88. Le 2 février 2005, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » diffusa à tous les postes de police une note les informant qu’était également recherché un autre individu, M.K., lui aussi considéré comme suspect dans l’affaire. Il s’avéra que celui-ci était parti pour la Turquie le 19 janvier 2005.

89. Le 7 février 2005, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » pria le ministère turc de l’Intérieur de vérifier le casier judiciaire de M.K. et de lui faire savoir si l’intéressé se trouvait ou non en Turquie.

90. Le 8 février 2005, la police de la « RTCN » prit les dépositions des premier, deuxième, troisième, cinquième, sixième et huitième suspects. Une déposition supplémentaire fut recueillie le 11 février 2005 auprès du cinquième suspect. Tous nièrent être impliqués dans les meurtres.

91. Le 11 février 2005 ou aux alentours de cette date, tous les suspects furent remis en liberté faute d’éléments les reliant au crime.

92. Le 11 février 2005, à la suite d’un courrier électronique que le bureau d’Interpol à Chypre avait envoyé au ministère turc de l’Intérieur (paragraphe 45 ci‑dessus), le cinquième suspect fut arrêté alors qu’il arrivait à Mersin.

93. Le 14 février 2005, Interpol Ankara adressa à Interpol Athènes un message en réponse à la notice rouge relative au cinquième suspect. Ce message indiquait que le cinquième suspect était en garde à vue et que le ministère turc de la Justice avait été informé du crime qu’il était présumé avoir commis. Interpol Ankara précisait qu’en application du code pénal turc, un ressortissant turc qui avait commis dans un pays étranger un crime passible en droit turc d’une peine d’au moins trois ans d’emprisonnement pouvait être sanctionné par les tribunaux turcs. Interpol Ankara ajoutait que le droit turc ne permettait pas d’extrader un ressortissant turc depuis la Turquie. Par conséquent, le ministère turc de la Justice souhaitait savoir si les documents de l’enquête pouvaient lui être transmis par l’intermédiaire d’Interpol.

94. Le 15 février 2005, le cinquième suspect fut conduit au parquet de Mersin, où une instruction préliminaire fut ouverte pour les meurtres en question, et il fut interrogé par le procureur. D’après le gouvernement turc, le cinquième suspect avait été remis en liberté faute d’éléments le reliant au crime et faute de demande d’extradition.

95. M.K. (paragraphe 88 ci-dessus) fut également repéré et, le 25 mars 2005, il fut interrogé par la police au commissariat central de Kyrenia. Il nia toute implication dans les meurtres.

96. Le 15 avril 2006, les autorités inspectèrent un puits dans le village de Myrtou (« Çamlibel »), dans le district de Kyrenia, afin d’y trouver des éléments de preuve, en vain.

97. Tout au long de l’enquête, la police de la « RTCN » interrogea de nombreuses personnes qui connaissaient les suspects ou leur étaient liées d’une manière ou d’une autre et recueillit leurs dépositions. Il ressort d’un document intitulé « relevé d’heures/feuille de travail » (İs Cetveli) qui figurait dans les dossiers internes de la police, ainsi que des copies des dépositions, que des déclarations furent recueillies auprès de divers témoins, et également auprès des suspects. La police rechercha aussi des éléments de preuve et releva des empreintes digitales.

98. Selon une note/instruction figurant dans le « relevé d’heures/feuille de travail », le 30 janvier 2006, l’inspecteur de police principal (Başmüfettiş – Tahkikat Memuru) de la « RTCN » écrivit au directeur de la police judiciaire – directeur adjoint de la police (Polis Müdürü Müavini – Adli Polis Müdürü) de Nicosie en « RTCN » que, sur les instructions orales du procureur général (Başsavcı) de la « RTCN », une copie du dossier relatif au meurtre d’Elmas, de Zerrin et de Eylül Güzelyurtlu avait été préparée et qu’elle serait soumise pour avis à ce procureur général. Par une note de la même date, le directeur de la police judiciaire de Nicosie en « RTCN » informa le parquet général de la « RTCN » que le dossier relatif à l’affaire était prêt et qu’il avait été soumis au procureur général de la « RTCN ».

99. Selon le gouvernement turc, à la suite d’un rapport établi par l’inspecteur de police principal de la « RTCN », l’affaire fut classée comme « non résolue ». Le gouvernement turc a fourni une copie de ce rapport, qui n’était pas daté. Selon ce document, la dernière mesure d’enquête fut prise le 22 mars 2007, lorsque le véhicule du cinquième suspect, qui avait été inspecté par la police de la « RTCN », fut remis à l’administration des douanes et des impôts de Nicosie en « RTCN » (Lefkoşa Gümrük ve Rüsumat Dairesi). L’inspection n’avait pas permis de recueillir le moindre indice concernant le crime. Dans ce rapport, l’inspecteur de police principal de la « RTCN » concluait que la police, si l’on se fondait sur l’enquête qu’elle avait menée depuis la date des meurtres et jusqu’à la date de la rédaction du rapport, n’était pas parvenue à résoudre l’affaire. Il suggérait donc de classer l’affaire comme étant « non résolue à ce jour ».

100. Le 19 août 2009, le parquet général de la « RTCN » adressa une copie du dossier de l’affaire au ministère des Affaires étrangères de la « RTCN ». Il informa ce dernier que l’affaire avait été classée comme « non résolue à ce jour » sur les instructions du précédent procureur général de la « RTCN ».

101. D’après le gouvernement turc, le dossier de l’affaire se trouvait entre les mains du procureur général de la « RTCN » et il restait ouvert dans l’attente de la présentation d’éléments de preuve par les autorités de la République de Chypre.

102. Selon le gouvernement turc, après que la présente affaire avait été portée à sa connaissance et qu’il avait reçu le dossier de l’enquête du gouvernement chypriote par l’intermédiaire de la Cour, la police de la « RTCN » avait interrogé une nouvelle fois les premier et deuxième suspects, le 24 février 2010. Les suspects auraient nié toute implication dans les meurtres.

103. Par la suite, dans le cadre d’une autre procédure, le 31 août 2010, la cour d’assises de Kyrenia déclara les premier et deuxième suspects coupables, entre autres, du meurtre du garde du corps du premier requérant, et elle prononça des peines d’une durée totale de trente ans d’emprisonnement pour chacun des deux intéressés. Le 4 janvier 2012, la Cour suprême de la « RTCN » débouta les premier et deuxième suspects du recours qu’ils avaient formé. Ces deux suspects purgent actuellement leur peine.

104. D’après le gouvernement turc, pendant cette procédure, le premier suspect avait inscrit sur un morceau de papier que le deuxième suspect avait tué trois personnes. De plus, après avoir été averti par la cour d’assises de Kyrenia que, s’il s’incriminait lui-même sous serment, ses déclarations pourraient être utilisées contre lui, le deuxième suspect aurait déclaré : « J’ai personnellement assisté à ce qui s’est passé avec les Güzelyurtlu. C’est ce que je veux dire. Il y a également une chose, c’est ce qu’il m’a dit, (...) je ne l’ai pas vu, c’est ce qu’il m’a expliqué. À ce stade, je ne veux pas parler du meurtre des Güzelyurtlu, Messieurs les juges ». Dans son arrêt, la cour d’assises de Kyrenia nota qu’elle devait examiner plus attentivement les dépositions volontaires qui avaient été faites devant elle à la lumière du fait que le premier suspect s’était rétracté et avait formulé des déclarations différentes. Le premier suspect ne fit plus aucune déposition devant la police.

105. À la suite du développement susmentionné, le procureur général de la « RTCN » réétudia le dossier de l’enquête. Tenant compte des règles de preuve, il conclut que, même si le premier suspect n’avait pas retiré sa déclaration, faute de tout autre élément de preuve celle-ci n’aurait pas été suffisante pour justifier l’inculpation des suspects.

D. Les tentatives de coopération par l’intermédiaire des Nations unies

106. À la suite des meurtres, le gouvernement chypriote, la « RTCN » ainsi que les requérants furent en contact avec l’UNFICYP à propos de l’affaire. Plusieurs réunions, ainsi que des échanges téléphoniques et de courrier eurent lieu. L’UNFICYP rencontra ainsi tantôt la police chypriote, tantôt la police et les autorités de la « RTCN », dont le Premier ministre et le vice-Premier ministre de la « RTCN ». Il ressort du dossier que la seule réunion à laquelle les deux parties de l’île prirent part fut celle qui se tint le 24 janvier 2005 entre le secrétaire privé du Premier ministre de la « RTCN », la commandante et conseillère principale pour les questions de police de l’UNFICYP (« la SPA »), le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP et l’émissaire du président de la République de Chypre. En 2005 et 2006, les représentants des requérants et des responsables de l’UNFICYP échangèrent de la correspondance à propos de l’enquête sur les meurtres.

1. Informations soumises par les parties

a) La note interne datée du 20 janvier 2005 (Chypre)

107. Selon cette note soumise par le gouvernement chypriote, les autorités chypriotes prirent contact avec le représentant spécial (« RS ») de l’UNFICYP afin de déterminer si cette dernière pouvait intervenir. Elles indiquèrent à l’UNFICYP qu’elles avaient l’intention de mener une enquête complète sur le crime et que la police s’employait activement à recueillir des informations et des éléments de preuve. Elles précisèrent que certains de ces éléments devraient toutefois être recueillis dans les zones occupées. Le RS de l’UNFICYP déclara que l’UNFICYP était prête à apporter son aide mais, prenant acte des difficultés, il suggéra que des contacts directs et des échanges de renseignements entre les deux parties étaient préférables. Les autorités chypriotes lui firent savoir que ce n’était pas possible et expliquèrent que la police chypriote ne pouvait pas avoir de contacts directs avec la police de la « RTCN » et que c’était pour cette raison que l’intervention de l’UNFICYP avait été sollicitée.

b) La note interne de la police chypriote datée du 21 janvier 2005

108. Selon cette note, une réunion se tint ce jour-là à l’initiative de la SPA au quartier général de l’UNFICYP, à Nicosie, entre la SPA et l’assistant du chef de la police chypriote. La SPA y déclara que, le même jour, elle avait eu avec le procureur général de la « RTCN » une longue réunion consacrée aux meurtres. Elle indiqua avoir informé le chef de la police de la « RTCN » que la police chypriote était en possession de matériel génétique qui reliait trois des suspects au crime (bien que la SPA ne fût pas à ce moment-là en mesure de préciser de quels suspects il s’agissait) ainsi que d’autres éléments permettant de relier deux autres personnes au crime, et que l’une des douilles retrouvées sur les lieux des meurtres était de fabrication turque. La SPA précisa qu’elle lui avait également indiqué que cinq mandats d’arrêt avaient été délivrés par un tribunal chypriote contre les suspects, dont quatre étaient détenus dans des prisons de la « RTCN ». Elle ajouta lui avoir dit craindre que si les suspects étaient remis en liberté ils risquaient de quitter la « RTCN », ce qui selon elle empêcherait ensuite leur arrestation. Elle rapporta que le chef de la police de la « RTCN » lui avait fait savoir que ces suspects étaient détenus pour des infractions mineures (vol de voiture) et qu’il était possible que le juge ne prolongeât pas leur détention. Il avait estimé que, même si l’on pouvait penser que les autorités de la « RTCN » allaient s’efforcer d’obtenir la prolongation de leur détention, elles ne disposaient d’aucun élément leur permettant d’accuser les suspects de meurtre. Le chef de la police de la « RTCN » avait ajouté que les suspects avaient certes déjà été interrogés à propos des meurtres et qu’ils avaient fourni des informations, mais que ce n’était pas suffisant, et qu’ils n’avaient pas fait de déclaration spontanée. La SPA relata que le chef de la police de la « RTCN » lui avait aussi dit qu’il savait que la police chypriote ne détenait pas suffisamment d’éléments et que seule la coopération entre les deux forces de police permettrait l’obtention de preuves supplémentaires. Il lui avait également demandé si l’UNFICYP pouvait apporter son concours, et comment ; elle lui avait indiqué que l’UNFICYP ne pouvait intervenir que si l’une des deux parties déposait une demande d’assistance officielle.

109. La SPA rapporta que le chef de la police de la « RTCN » lui avait fait part de ses préoccupations concernant les problèmes qui avaient déjà surgi ou qui risquaient de surgir à l’avenir et lui avait indiqué qu’il jugeait souhaitable que les deux forces de police pussent trouver un terrain d’entente rendant une coopération possible en pareil cas. Il avait précisé que le ministre des Affaires étrangères de la « RTCN » était prêt à s’entretenir des questions de maintien de l’ordre et de sécurité publique avec le ministre des Affaires étrangères de Chypre et d’autres membres de la police chypriote afin de faciliter une coopération dénuée d’implications politiques (προεκτάσεις).

110. La SPA relata que l’agent de liaison de l’UNFICYP avait demandé s’il était possible que la Turquie fût associée, de manière à ce que les suspects pussent être extradés vers la Turquie et, depuis la Turquie, vers la République de Chypre. Le chef de la police de la « RTCN » avait répondu par la négative : il était apparu que les autorités de la « RTCN » avaient déjà étudié la question mais qu’elles n’avaient pas pu y consentir car pareille mesure n’était pas prévue par leur législation. Le chef de la police de la « RTCN » avait suggéré que la police chypriote remît les éléments de preuve à la police de la « RTCN » afin que celle-ci pût arrêter et juger les suspects. Il avait ajouté que, si la police chypriote donnait officiellement aux autorités de la « RTCN » des informations sur les éléments de preuve et les pièces à conviction relatifs à l’affaire et si elle demandait officiellement l’extradition des suspects, les autorités de la « RTCN » pourraient coopérer et éventuellement procéder à cette extradition. Selon lui, l’un des suspects se trouvait en Turquie mais il était apparu qu’il n’était pas lié aux meurtres. Il avait ajouté que les autorités de la « RTCN » étaient également en possession d’informations qui reliaient d’autres personnes aux meurtres.

111. Pour la SPA, les autorités de la « RTCN » étaient sincères et désireuses de coopérer. Elles avaient fait part notamment de leur crainte de voir se multiplier les crimes de cette nature, c’est-à-dire de voir des criminels franchir les points de passage, commettre leurs forfaits puis repasser dans l’autre partie de l’île afin d’échapper à l’arrestation et aux sanctions. La SPA précisa que l’UNFICYP était prête à apporter au gouvernement chypriote des conseils sur la manière d’agir et à participer à d’éventuelles négociations afin de déterminer comment l’UNFICYP pourrait intervenir pour contribuer à l’enquête (εξιχνιαστει) sur les meurtres. La SPA demanda aux autorités chypriotes si Interpol pouvait intervenir car elle estimait injuste que, bien qu’identifiés, les auteurs d’un crime épouvantable pussent rester en liberté à la faveur d’un problème politique. Elle ajouta que la police de la « RTCN » avait demandé à être tenue informée de l’évolution de l’affaire par les Nations unies et indiqua qu’elle avait promis qu’il en serait ainsi.

c) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 24 janvier 2005 (Turquie)

112. Le 24 janvier 2005, une réunion se tint entre le secrétaire privé du Premier ministre de la « RTCN », la SPA, le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP et l’émissaire du président de la République de Chypre. Selon le procès-verbal de cette réunion, les autorités de la « RTCN » avaient besoin des résultats des tests ADN qui avaient été effectués par les autorités chypriotes, lesquelles étaient réticentes à les leur transmettre sous prétexte que cela reviendrait à reconnaître la « RTCN ». Les autorités de la « RTCN » proposèrent que ces résultats leur fussent communiqués par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Un document officieux daté du 24 janvier fut remis à l’émissaire. Il était ainsi libellé :

« Selon la Constitution de Chypre (article 159), toute affaire concernant exclusivement des Chypriotes turcs doit être portée devant les tribunaux chypriotes turcs.

Dans le cas du meurtre d’Elmas Güzelyurtlu et de sa famille, tous les suspects étant des Chypriotes turcs, l’affaire doit être examinée par des juges chypriotes turcs au sein de tribunaux chypriotes turcs.

Dans la mesure où les actes ont été commis dans la partie chypriote grecque et où tous les éléments de preuve ont été recueillis avec efficacité par la police chypriote grecque, une coopération est nécessaire pour que justice soit faite.

Compte tenu de l’urgence de la situation, nous devons agir ensemble sans délai. Pour commencer, le rapport de l’analyse ADN est nécessaire afin que les tribunaux puissent délivrer une ordonnance qui permettra de maintenir les suspects en détention pendant la procédure.

C’est une question d’ordre humanitaire qui n’a rien à voir avec la politique. Les considérations politiques ne doivent pas faire obstacle au travail de la justice. »

d) La lettre datée du 24 janvier 2005 adressée par les services diplomatiques du président de la République de Chypre à la SPA

113. Cette lettre réaffirmait la détermination du gouvernement chypriote à faire traduire les suspects en justice. Elle indiquait que les autorités chypriotes avaient recueilli des preuves suffisantes et demandé à l’UNFICYP de faciliter la remise des suspects ainsi que des éléments de preuve aux autorités chypriotes. Elle expliquait que la police chypriote avait délivré des mandats d’arrêt internationaux pour quatre des suspects et que ces mandats avaient été transmis au secrétariat général d’Interpol ainsi qu’à tous les États membres de cette organisation. Elle ajoutait que la police chypriote était en train de préparer un mandat d’arrêt international pour le cinquième suspect.

e) La note interne datée du 25 janvier 2005 (Chypre)

114. Selon cette note, le procureur général de la « RTCN » fit savoir à l’UNFICYP qu’il n’avait pas l’intention de remettre à la police chypriote les trois suspects qui étaient détenus en « RTCN » pour les meurtres. Il expliqua qu’il n’existait aucune base légale ou constitutionnelle justifiant de livrer les accusés à Chypre et invoqua entre autres la Constitution de Chypre de 1960 (article 159 § 2). Cette note indique également que le procureur général de la « RTCN » informa l’UNFICYP de cette position.

f) La note de la police datée du 25 janvier 2005 (Chypre)

115. Selon cette note, la SPA rencontra la police au commissariat central de police de Nicosie après avoir eu le même jour une entrevue avec le chef de la police de la « RTCN ». Elle déclara que ce dernier avait suggéré qu’une réunion secrète fût organisée avec la police chypriote en territoire neutre qui serait choisi par l’UNFICYP afin d’éviter toute manipulation politique. Elle ajouta que le procureur général de la « RTCN » avait donné son accord pour cette réunion. Elle indiqua que, selon le chef de la police de la « RTCN », il était possible qu’il y eût davantage de suspects et que le premier requérant avait communiqué à la police chypriote des informations inexactes, notamment une photographie qui était censée être celle du cinquième suspect allégué mais qui ne l’était pas. Le chef de la police de la « RTCN » avait proposé tout d’abord qu’un nombre égal de policiers du même grade provenant des deux parties de l’île prissent part à l’enquête et que l’on fît une présentation de tous les éléments de preuve recueillis qui étaient susceptibles d’aider à résoudre cette affaire, comme les photographies et les empreintes digitales des suspects, ainsi que les échantillons de matériel génétique. Il avait ajouté que, pour permettre le maintien en détention des suspects, les autorités de la « RTCN » souhaitaient avoir les résultats des tests ADN qui reliaient les suspects à l’affaire. Le chef de la police de la « RTCN » avait suggéré que par la suite la police de la « RTCN » devrait recevoir des informations concernant les preuves balistiques, afin que les autorités de la « RTCN » pussent les comparer avec les informations stockées dans leur base de données. La SPA observa qu’aucune réunion ne serait consacrée à la question de savoir quelle partie livrerait les suspects à la justice et qu’on se limiterait à ce stade à l’enquête sur l’affaire, sans évoquer la moindre considération d’ordre politique, ajoutant que cet aspect pourrait être abordé ultérieurement à un niveau politique. La police chypriote fit part de ses doutes quant à l’utilité et aux répercussions d’une telle réunion. La police chypriote s’engagea également à informer la SPA de la décision du chef de la police à ce sujet.

g) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 25 janvier 2005 (Turquie)

116. Le procès-verbal produit par le gouvernement turc relate lui aussi la réunion qui se tint le 25 janvier 2005 entre la SPA et le chef de la police de la « RTCN ». Selon ce document, Elmas Güzelyurtlu était connu dans toute l’île de Chypre et était soupçonné de nombreux délits, dans certains desquels les suspects étaient également impliqués. Le procès-verbal indique que les informations détenues par la police chypriote étaient suffisantes pour permettre la délivrance de mandats d’arrêt concernant les suspects. Il précise que, bien que la police de la « RTCN » eût déjà délivré pareils mandats, les autorités de la « RTCN » ne disposaient pas d’éléments qui leur auraient permis d’engager des poursuites contre les suspects et qu’elles avaient besoin de davantage d’informations. La SPA demanda qu’on lui fît des suggestions.

h) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 26 janvier 2005 (Turquie)

117. Le 26 janvier 2005, une réunion se tint entre des responsables de l’UNFICYP et des fonctionnaires de la « RTCN », dont le vice-Premier ministre de la « RTCN ». Selon ce procès-verbal, le vice-Premier ministre de la « RTCN » précisa que si les autorités chypriotes transmettaient les preuves, la détention des suspects serait prolongée et qu’ensuite, si les tribunaux de la « RTCN » estimaient ces éléments dignes de foi, les suspects seraient remis à la République de Chypre par l’intermédiaire de l’UNFICYP.

i) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 31 janvier 2005 (Turquie)

118. Le 31 janvier 2005, une autre réunion se tint entre des responsables de l’UNFICYP et des fonctionnaires de la « RTCN ». Selon le procès‑verbal, les responsables de l’UNFICYP présentèrent les notices rouges délivrées par Interpol pour trois des suspects détenus en « RTCN ». Ils précisèrent que les autorités chypriotes étaient réticentes à communiquer les résultats des tests ADN concernant les suspects et qu’elles ne voulaient pas collaborer avec la « RTCN ».

j) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 7 février 2005 (Turquie)

119. Lors d’une réunion qui se tint le 7 février 2005, des responsables de l’UNFICYP ainsi que le Premier ministre de la « RTCN » discutèrent de la réticence des autorités chypriotes à coopérer.

k) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 18 février 2005 (Turquie)

120. Le 18 février 2005, une réunion se tint entre le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP et le sous-secrétaire du ministère des Affaires étrangères de la « RTCN ». Le premier déclara que les autorités chypriotes étaient en train de changer d’attitude concernant une coopération avec la « RTCN » et qu’elles prévoyaient d’envoyer les éléments de preuve par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Il demanda également au sous-secrétaire si les suspects pouvaient être arrêtés de nouveau et remis aux autorités chypriotes par l’entremise de l’UNFICYP. Le sous-secrétaire répondit qu’en vertu des accords de 1960, si les suspects étaient turcs, ils devaient être jugés par un tribunal chypriote turc.

l) Le courrier électronique daté du 7 mars 2005 envoyé par le chef des services diplomatiques du président de la République de Chypre au négociateur en chef de l’Union européenne pour Chypre

121. Il ressort de ce courrier électronique qu’à cette époque-là les autorités chypriotes transmirent à l’UNFICYP un rapport provisoire établi par le laboratoire de génétique légale de l’institut chypriote de neurologie et de génétique afin de faciliter sa médiation pour la remise des suspects en l’espèce. Une note interne relatant une conversation téléphonique montre que l’UNFICYP informa ultérieurement les services diplomatiques que le rapport susmentionné avait été transmis aux autorités de la « RTCN », lesquelles avaient jugé insuffisants les éléments de preuve contenus dans ce document. Les autorités de la « RTCN » avaient demandé à recevoir les bandes vidéo mais n’avaient pas précisé si, dans l’éventualité où ces bandes leur seraient fournies, les suspects seraient livrés.

m) Les informations tirées du procès-verbal d’un entretien téléphonique intervenu le 30 mars 2005 (Turquie)

122. Le 30 mars 2005, le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP eut un entretien téléphonique avec le chef des affaires consulaires de la « RTCN ». Le premier suggéra que les tribunaux de la République de Chypre pourraient siéger sur le territoire des bases souveraines britanniques, où le procès pourrait avoir lieu. Le chef des affaires consulaires déclara que les autorités de la « RTCN » n’envisageaient pas de prendre la moindre mesure tant que les éléments de preuve et les dossiers ne leur auraient pas été transmis parce qu’il était à leurs yeux inacceptable que les autorités chypriotes travaillent seules dans cette affaire.

n) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion tenue le 5 avril 2005 (Turquie)

123. Le 5 avril 2005, des responsables de l’UNFICYP rencontrèrent dans le cadre d’une réunion générale le chef des affaires consulaires de la « RTCN », qui indiqua que les résultats des tests ADN qui avaient été remis aux autorités de la « RTCN » n’étaient pas suffisants et que celles-ci avaient besoin d’éléments plus tangibles, comme les dossiers de l’enquête de police et les bandes de vidéosurveillance. Le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP promit d’en parler avec les autorités chypriotes.

o) La lettre datée du 23 février 2006 adressée par la SPA aux représentants des requérants

124. En réponse à une lettre dans laquelle le barrister des requérants avait demandé la divulgation de toutes les informations possibles sur les efforts déployés par l’UNFICYP dans cette affaire, la SPA déclara que l’UNFICYP avait commencé à travailler sur l’affaire le 16 janvier 2005 à la demande des autorités chypriotes et qu’elle s’en était tenue à un rôle de médiation visant à faciliter les échanges d’informations entre les deux parties de l’île.

p) La lettre datée du 18 mai 2006 adressée par le chef de la police chypriote au ministère des Affaires étrangères de Chypre

125. Selon cette lettre, lors de réunions qui eurent lieu avec l’UNFICYP et l’adjoint de la SPA (« le DSPA »), la SPA suggéra que les réunions entre la police chypriote, la police des bases souveraines britanniques et la police de la « RTCN » se tinssent au niveau des services techniques dans le village mixte de Pyla, situé dans la zone tampon administrée par les Nations unies. Le chef de la police chypriote rejeta cette proposition, qui constituait selon lui un pas vers la reconnaissance d’un « pseudo-État » servant de refuge à des fugitifs, et il chercha à obtenir une position politique de la part du gouvernement chypriote à propos de cette suggestion.

q) La note datée du 18 mai 2006 adressée par la police chypriote au chef de la police

126. Selon cette note, lors d’une réunion qui eut lieu la veille entre la SPA, le DSPA et des membres de la police chypriote et de l’équipe d’enquêteurs, le DSPA fit part de ses préoccupations à propos d’une intensification de la collaboration entre criminels chypriotes grecs et criminels chypriotes turcs ainsi que de leurs déplacements d’une partie à l’autre de l’île. Il demanda également :

– si la police chypriote avait l’intention de remettre les éléments de preuve à l’UNFICYP afin que celle-ci les transmît aux autorités de la « RTCN » pour permettre l’ouverture de poursuites contre les suspects ;

– si la police chypriote pouvait prendre les dispositions nécessaires afin que les suspects fussent conduits dans les locaux de l’UNFICYP au Ledra Palace Hotel, dans la zone tampon, et interrogés selon la « méthode de l’interrogatoire filmé », et, le cas échéant, si ce type de preuve serait recevable devant un tribunal chypriote ;

– si, dans le cas où l’un des suspects viendrait à faire une déposition contre les autres suspects, les autorités chypriotes l’arrêteraient et ouvriraient une procédure pénale contre lui.

127. La police chypriote fit savoir au DSPA qu’elle coopérerait avec l’UNFICYP mais pas avec les autorités ou la police de la « RTCN ». Elle lui indiqua également que c’était le procureur général qui prenait les décisions relatives aux poursuites. Elle précisa que, malgré la diffusion des notices rouges, la Turquie avait refusé de coopérer et n’avait pas livré le cinquième suspect, qui était parti en Turquie. Elle ajouta que la Turquie l’avait arrêté mais ensuite remis en liberté.

128. Le DSPA déclara que la « RTCN », compte tenu de sa propre législation, ne pouvait pas livrer des Chypriotes turcs. Le commissaire principal de police souligna que la « RTCN » n’était pas un État. Le DSPA avança l’idée que les suspects pourraient être remis à un pays tiers comme la Grèce et que les démarches visant à les faire traduire en justice pourraient être engagées depuis ce pays. Le commissaire principal de police indiqua que ce n’était pas envisageable et que la Turquie était tenue de se conformer au droit international. Enfin, le DSPA proposa que la question fût débattue au sein du comité technique compétent, estimant que cela éviterait qu’elle ne prît une dimension politique tout en permettant de trouver des solutions de coopération et de faire traduire les auteurs du crime en justice. On lui indiqua qu’il s’agissait là d’un sujet sensible et que les aspects politiques ne pouvaient pas être ignorés ; on lui précisa que si les autorités du « pseudo-État » étaient désireuses de boucler l’enquête et de traduire les auteurs en justice, elles devaient cesser d’abriter des criminels.

r) La note interne relative à une réunion tenue le 20 juin 2006 entre l’UNFICYP et la police chypriote (Chypre)

129. Selon cette note, lors de cette réunion, le DSPA fit observer qu’il s’efforçait de convaincre les autorités de la « RTCN » de remettre les suspects. La police chypriote lui fit savoir qu’elle ne communiquerait aucune preuve aux autorités du « pseudo-État » et qu’elle ne coopérerait pas avec elles, mais qu’elle était disposée à coopérer avec l’UNFICYP sans que cela n’impliquât pour autant la moindre reconnaissance d’une entité illégale.

s) Le courrier électronique daté du 25 octobre 2006 envoyé par le DSPA à la représentante des requérants

130. Dans un courrier électronique envoyé le 25 octobre 2006 à Mme Meleagrou, la représentante des requérants, le DSPA déclarait notamment ce qui suit :

« Je prends note de votre demande et je puis vous assurer que les Nations unies font tout ce qui est en leur pouvoir pour apporter leur coopération sur toute question de nature pénale, en particulier (...) dans cette affaire des plus graves. Si l’UNFICYP ne ménage pas sa peine pour aboutir à une conclusion dans cette affaire, il est à déplorer que l’on se trouve actuellement dans l’impasse parce que les deux parties ne parviennent pas à s’entendre sur la marche à suivre. Je prends note de vos remarques sur les aspects suivants :

La [République de Chypre] accepte de remettre aux Nations unies à Chypre tous les éléments de preuve relatifs aux suspects, de manière à ce que l’équipe juridique des Nations unies puisse évaluer ces preuves et déterminer s’il existe ou non des présomptions sérieuses contre ces derniers. La [République de Chypre] ne le fera que si les autorités de la « RTCN » prennent l’engagement de livrer les suspects à la [République de Chypre] afin qu’ils soient jugés dans l’hypothèse où les Nations unies seraient convaincues (éventuellement après une discussion avec la « RTCN » – la parenthèse en italiques ne fait pas à strictement parler partie de la proposition à ce stade mais nous pourrions être amenés à avancer ce point pour faciliter les choses) de l’existence de présomptions sérieuses contre les suspects.

1. La [République de Chypre] ne remettra aucun élément de preuve aux fins de l’organisation d’un procès au nord, même si un autre pays (le Royaume-Uni) a dans le passé contribué à rendre possible l’organisation dans le nord de l’île d’un procès [portant sur] un crime grave qui avait été commis au Royaume-Uni.

2. Les voies légales suivies au nord n’autorisent pas que des suspects [chypriotes turcs] soient remis à des autorités au sud ni à aucun autre pays, quelles que soient les circonstances.

L’UNFICYP se tient donc prête à apporter son concours [de toutes les manières possibles] dans cette affaire, [mais] je n’entrevois pas de solution tant qu’une partie ou l’autre ne fera pas de concessions sur sa position actuelle. Soit la [République de Chypre] accepte de remettre tous les éléments de preuve au nord et offre sa coopération pleine et entière en matière de police et de preuve afin qu’un procès puisse avoir lieu dans cette « juridiction », soit le nord accepte de remettre les suspects [sur la base de] preuves suffisantes pour permettre la [délivrance] d’un mandat d’arrêt au nord, dans l’optique de la remise des suspects à l’UNFICYP, qui sera chargée de les remettre à la [République de Chypre].

Comme toujours, l’UNFICYP est prête à coopérer par tous les moyens à sa disposition. »

t) Le courrier électronique du 16 novembre 2006 envoyé par l’UNFICYP à la représentante des requérants

131. Dans un courrier électronique adressé le 16 novembre 2006 à Mme Meleagrou, la représentante des requérants, l’UNFICYP déclarait notamment ceci :

« Comme indiqué dans le précédent courrier électronique que je vous ai adressé, l’UNFICYP se tient prête à faciliter les négociations entre les deux parties de l’île dans cette affaire et poursuit ses efforts dans le but de trouver une solution. Cependant, l’UNFICYP n’est pas en mesure de mandater formellement un expert dûment qualifié qui se prononcerait officiellement sur les preuves détenues par la République de Chypre. Il a déjà été indiqué que, bien que l’UNFICYP estime qu’il existe des preuves à première vue suffisantes pour que les deux parties puissent parvenir à une position adéquate, elle envisage favorablement la remise par la République de Chypre de tout ou partie des autres preuves, de copies ou de tout autre élément susceptible de faire progresser un dialogue constructif entre les deux parties. Je rappelle ci-après les options qui pourraient à mon avis faciliter l’avancée de négociations fructueuses :

La [République de Chypre] [devrait], sans préjudice, remettre à l’UNFICYP toutes les preuves nécessaires, en permettant qu’elles soient utilisées de la manière que l’UNFICYP jugera appropriée, dans l’optique de la négociation de l’arrestation des auteurs présumés des meurtres et de leur remise à l’UNFICYP, laquelle les livrerait aux autorités du sud de l’île aux fins d’un procès. Cependant, sans assurance véritable que le nord arrêtera et livrera les auteurs présumés, les chances de succès sont minces.

La seule autre solution serait que la [République de Chypre] remette toutes les preuves à l’UNFICYP, afin que celle-ci les transmette aux personnes compétentes au nord dans l’optique d’y faire ouvrir un procès. Cette option a déjà été rejetée par la [République de Chypre]. »

2. Autres documents pertinents : les rapports du Secrétaire général des Nations unies sur l’opération des Nations unies à Chypre

132. Les parties pertinentes des rapports du Secrétaire général des Nations unies sur l’opération des Nations unies à Chypre sont reproduites ci-après.

133. Rapport du 27 mai 2005 :

« 23. Les contacts officiels entre les parties se ressentent d’une méfiance prononcée. Le 15 janvier 2005, trois membres d’une famille chypriote turque qui vivait au sud ont été tués (...) Huit suspects ont été arrêtés au nord, alors que tous les éléments de preuve se trouvent au sud. Les efforts déployés par la Force [l’UNICYP] pour aider les parties à poursuivre les suspects en justice se sont révélés vains et tous les suspects ont été libérés, au nord. Cette affaire illustre le nombre grandissant d’infractions qui exercent leurs effets à travers la ligne de cessez-le-feu, comme la contrebande, le trafic de drogues, l’immigration illégale et la traite des personnes. Ces problèmes ressortent implicitement de l’expansion des contacts intercommunautaires, qui, même s’ils sont constructifs, recèlent en eux des possibilités de conséquences fâcheuses si l’actuel manque de coopération entre les parties devait persister.

24. L’absence persistante de contacts officiels entre les parties a accentué le rôle de la Force dans la promotion des contacts bicommunautaires. Alors que les habitants des deux parties de l’île peuvent se rencontrer librement depuis l’ouverture des points de passage en 2003, l’impartialité du lieu de rencontre qu’est le Ledra Palace et la caution onusienne sont considérées comme indispensables pour l’organisation de réunions humanitaires ou autres un peu délicates, notamment les rencontres des partis politiques du nord et du sud. Il est à espérer que, sous les auspices de la Force, les contacts s’intensifieront entre les parties, sans préjudice de leurs positions politiques respectives, sur les questions humanitaires et les questions voisines, de façon à susciter un climat de confiance et à aplanir les tensions. Durant la période considérée, la Force a rendu possibles 57 événements bicommunautaires, notamment ceux organisés par le Programme des Nations Unies pour le développement [le PNUD] ou le Bureau [des Nations Unies] pour les services d’appui au[x] projet[s] [l’UNOPS] (...) »

134. Rapport du 2 juin 2008 :

« 4. Le 21 mars [2008], (...) les deux dirigeants se réunissaient en présence de mon Représentant spécial à l’époque et décidaient de s’engager sur la voie d’un règlement global (voir annexe II). L’accord prévoyait la mise en place de plusieurs groupes de travail chargés d’examiner les questions centrales relatives à un futur plan de règlement, et de comités techniques ayant pour tâche de rechercher des solutions immédiates aux problèmes quotidiens que pose la division de l’île. Les deux dirigeants sont convenus de se revoir après trois mois pour examiner l’action des groupes de travail et des comités techniques et, à partir des résultats obtenus, d’engager des négociations véritables sous les auspices de l’ONU. Ils ont également décidé de se réunir au besoin avant le lancement de négociations. (...)

5. Le 26 mars [2008], les représentants des dirigeants décidaient de créer six groupes de travail sur la gouvernance et le partage du pouvoir, les questions concernant l’Union européenne, la sécurité et les garanties, le territoire et les questions concernant les biens et l’économie, ainsi que sept comités techniques sur la criminalité et les questions pénales, les questions économiques et commerciales, le patrimoine culturel, la gestion des crises, les questions humanitaires, la santé et l’environnement. (...) Les travaux des groupes et des comités ont commencé le 22 avril [2008]. Ils se poursuivent régulièrement conformément aux décisions des dirigeants, avec l’appui de l’ONU. »

135. Rapport du 15 mai 2009 :

« 9. Le 14 avril [2009], les dirigeants ont convenu de mettre en œuvre quatre des 23 mesures de confiance définies par les comités techniques, visant à améliorer la vie quotidienne de tous les habitants de Chypre. Ces mesures concernent la circulation des ambulances aux points de passage en cas d’urgence, la création d’un centre de communication et de liaison, fonctionnant en permanence, pour échanger des informations sur la criminalité et les questions pénales, une initiative de sensibilisation aux mesures d’économie de l’eau, financée par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), et la création d’un comité consultatif pour le patrimoine culturel commun. (...) »

136. Rapport du 9 janvier 2015 :

« 10. (...) [L]a police de la Force a facilité les réunions du Comité technique de la criminalité et des questions pénales, et la salle de communication mixte a continué de s’employer activement à renforcer la coopération en faisant le lien entre les forces de police des deux parties. La nomination, pour la première fois, d’agents de police en activité comme représentants chypriotes grecs auprès du Comité technique constitue un grand pas en avant pour la coopération. En plus de favoriser l’échange de renseignements sur des affaires criminelles concernant les deux communautés, la salle de communication mixte a principalement fait porter ses activités sur les enquêtes se rapportant à des infractions commises dans toute la zone tampon, la remise de personnes présentant un intérêt par l’intermédiaire de la police de la Force, et les affaires humanitaires. »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Extradition

137. L’article 9 § 1 de l’ancien code pénal turc (loi no 765) contenait la disposition suivante :

« Une demande visant à faire extrader un ressortissant turc vers un État étranger à raison d’une infraction pénale ne peut être acceptée. »

138. Le 1er juin 2005, un nouveau code pénal (loi no 5237) entra en vigueur. Son article 18 § 2 était ainsi libellé :

« Un citoyen ne pourra pas être extradé à raison d’une infraction pénale, excepté si son extradition est dictée par les obligations qui découlent de l’adhésion de [la Turquie] à la Cour pénale internationale. »

139. La loi sur la coopération judiciaire internationale en matière pénale (loi no 6706), qui est entrée en vigueur le 5 mai 2016, a remplacé l’article 18 de la loi no 5237. Son article 11 § 1 a), relatif à l’extradition des ressortissants turcs, est libellé comme suit :

« 1. Une demande d’extradition sera rejetée dans les circonstances énumérées ci‑après :

a) si la personne dont l’extradition est demandée est un ressortissant turc, sauf si son extradition est dictée par les obligations qui découlent de l’adhésion de [la Turquie] à la Cour pénale internationale (...) »

140. L’article 5 de la loi de la « RTCN » relative à l’extradition des criminels, à l’exécution réciproque des décisions judiciaires et à la coopération judiciaire (loi no 43/1988) dispose, dans ses parties pertinentes, que l’extradition est refusée quand, entre autres, la personne dont l’extradition est demandée est ressortissante du pays auquel la demande est adressée (article 5 § 1C)) ou quand l’infraction qui motive la demande d’extradition a été commise, intégralement ou en partie, dans l’État requis ou dans un lieu/une localité relevant de sa juridiction (article 5 § 1F)). L’article 19 de la loi susmentionnée pose le principe de la réciprocité et dispose que cette loi s’applique à l’égard des pays qui ont conclu des accords avec la « RTCN » dans des domaines relevant du champ d’application de cette loi, sur la base de la réciprocité.

B. Compétence pénale

141. En vertu de la législation de la République de Chypre, les cours d’assises ont compétence pour juger toutes les infractions réprimées par le code pénal ou par toute autre loi qui ont été commises à l’intérieur des limites de la République (article 20 § 1a) de la loi de 1960 sur les tribunaux (loi no 14/1960)).

142. La Constitution de la République de Chypre du 16 août 1960 dispose que « [l]e tribunal qui exerce la juridiction pénale dans les cas où l’accusé et la personne lésée appartiennent à la même communauté[1], ou lorsqu’il n’y a aucune personne lésée, est composé d’un ou de plusieurs juges appartenant à cette communauté » (article 159 § 2). À la suite des problèmes intercommunautaires survenus en 1963, la République de Chypre adopta la loi sur l’administration de la justice (dispositions diverses) (« loi no 33/1964 »), qui était destinée à remédier à une situation d’urgence et à instaurer le mécanisme judiciaire nécessaire à la continuité de l’administration de la justice (Kamenos c. Chypre, no 147/07, § 34, 31 octobre 2017). En vertu de l’article 12 de cette loi, toute juridiction inférieure doit être composée du ou des juges désignés par la Cour suprême, indépendamment de la communauté à laquelle appartiennent les justiciables, et n’importe quel juge de district est habilité à examiner et trancher n’importe quelle affaire relevant de sa compétence, indépendamment de la communauté à laquelle appartiennent les justiciables. Les dispositions relatives à l’instauration, à la composition et à la compétence des cours d’assises sont énoncées dans la loi no 14/1960 sur les tribunaux (telle qu’amendée) (articles 3, 5 et 20).

143. L’article 31 § 1 de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux (loi no 9/1976) indique que, sans préjudice des dispositions de la Constitution, la cour d’assises concernée est compétente pour connaître, entre autres, des infractions réprimées par le droit pénal ou par tout autre droit et qui ont été commises a) sur le territoire de la « RTCN » (article 31 § 1 a)), ou b) en dehors de la « RTCN » mais sur l’île de Chypre (article 31 § 1 b)).

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Instruments du Conseil de l’Europe relatifs à l’extradition

144. La Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957 (« la Convention d’extradition ») a été ratifiée par la Turquie le 7 janvier 1960 et est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 18 avril 1960. Les quatre Protocoles additionnels à la Convention ont été ratifiés par la Turquie le 10 juillet 1992 (le deuxième Protocole) et le 11 juillet 2016 (le Protocole additionnel, les troisième et quatrième Protocoles) et sont entrés en vigueur à l’égard de cet État le 8 octobre 1992 (le deuxième Protocole), le 9 octobre 2016 (le Protocole additionnel) et le 1er novembre 2016 (les troisième et quatrième Protocoles). La Turquie a fait relativement au Protocole additionnel ainsi qu’aux troisième et quatrième Protocoles une déclaration au sujet de la République de Chypre. Elle a indiqué que la ratification par la Turquie des protocoles susmentionnés n’impliquait « aucune forme de reconnaissance de la prétention de l’administration chypriote grecque de représenter la défunte « République de Chypre » en tant que Partie » à ces instruments, ni « aucune obligation quelconque de la part de la Turquie d’entretenir avec la prétendue République de Chypre des relations dans le cadre » de ces instruments.

145. Cette convention a été ratifiée par Chypre le 22 janvier 1971 et elle est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 22 avril 1971. Les premier, deuxième et troisième Protocoles additionnels ont été ratifiés par Chypre respectivement le 22 mai 1979, le 13 avril 1984 et le 7 février 2014, et ils sont entrés en vigueur à l’égard de cet État respectivement le 20 août 1979, le 12 juillet 1984 et le 1er juin 2014. Le 6 décembre 2016, Chypre a formulé une objection à la déclaration susmentionnée déposée par la Turquie (paragraphe 144 ci-dessus), indiquant que cette déclaration équivalait dans son essence à une réserve contraire à l’objet et au but des protocoles et qu’elle empêchait la réalisation de la coopération entre les États parties prévue par les Protocoles. La République de Chypre a ajouté qu’elle considérait la déclaration de la Turquie comme nulle et non avenue et que son objection ne faisait pas obstacle à l’entrée en vigueur des protocoles concernés, dans leur intégralité, entre la République de Chypre et la République de Turquie.

146. La Convention d’extradition a été ratifiée par tous les États membres du Conseil de l’Europe.

147. Les dispositions pertinentes de cette convention sont ainsi libellées :

Article 1 – Obligation d’extrader

« Les Parties contractantes s’engagent à se livrer réciproquement, selon les règles et sous les conditions déterminées par les articles suivants, les individus qui sont poursuivis pour une infraction ou recherchés aux fins d’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté par les autorités judiciaires de la Partie requérante. »

Article 2 – Faits donnant lieu à extradition

« 1. Donneront lieu à extradition les faits punis par les lois de la Partie requérante et de la Partie requise d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté privative de liberté d’un maximum d’au moins un an ou d’une peine plus sévère. Lorsqu’une condamnation à une peine est intervenue ou qu’une mesure de sûreté a été infligée sur le territoire de la Partie requérante, la sanction prononcée devra être d’une durée d’au moins quatre mois.

(...) »

Article 6 – Extradition des nationaux

« 1. a) Toute Partie contractante aura la faculté de refuser l’extradition de ses ressortissants.

b) Chaque Partie contractante pourra, par une déclaration faite au moment de la signature ou du dépôt de son instrument de ratification ou d’adhésion, définir, en ce qui la concerne, le terme « ressortissants » au sens de la présente Convention.

(...)

2. Si la Partie requise n’extrade pas son ressortissant, elle devra, sur la demande de la Partie requérante, soumettre l’affaire aux autorités compétentes afin que des poursuites judiciaires puissent être exercées s’il y a lieu. À cet effet, les dossiers, informations et objets relatifs à l’infraction seront adressés gratuitement par la voie prévue au paragraphe 1 de l’article 12. La Partie requérante sera informée de la suite qui aura été donnée à sa demande. »

Article 12 – Requête et pièces à l’appui

« 1. La requête sera formulée par écrit et présentée par la voie diplomatique. Une autre voie pourra être convenue par arrangement direct entre deux ou plusieurs Parties.

2. Il sera produit à l’appui de la requête :

a) l’original ou l’expédition authentique soit d’une décision de condamnation exécutoire, soit d’un mandat d’arrêt ou de tout autre acte ayant la même force, délivré dans les formes prescrites par la loi de la Partie requérante ;

b) un exposé des faits pour lesquels l’extradition est demandée. Le temps et le lieu de leur perpétration, leur qualification légale et les références aux dispositions légales qui leur sont applicables seront indiqués le plus exactement possible ; et

c) une copie des dispositions légales applicables ou, si cela n’est pas possible, une déclaration sur le droit applicable, ainsi que le signalement aussi précis que possible de l’individu réclamé et tous autres renseignements de nature à déterminer son identité et sa nationalité. »

Article 13 – Complément d’informations

« Si les informations communiquées par la Partie requérante se révèlent insuffisantes pour permettre à la Partie requise de prendre une décision en application de la présente Convention, cette dernière Partie demandera le complément d’informations nécessaire et pourra fixer un délai pour l’obtention de ces informations. »

Article 16 – Arrestation provisoire

« 1. En cas d’urgence, les autorités compétentes de la Partie requérante pourront demander l’arrestation provisoire de l’individu recherché ; les autorités compétentes de la Partie requise statueront sur cette demande conformément à la loi de cette Partie.

2. La demande d’arrestation provisoire indiquera l’existence d’une des pièces prévues au paragraphe 2, alinéa a de l’article 12 et fera part de l’intention d’envoyer une demande d’extradition ; elle mentionnera l’infraction pour laquelle l’extradition sera demandée, le temps et le lieu où elle a été commise ainsi que, dans la mesure du possible, le signalement de l’individu recherché.

3. La demande d’arrestation provisoire sera transmise aux autorités compétentes de la Partie requise soit par la voie diplomatique, soit directement par la voie postale ou télégraphique, soit par l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol), soit par tout autre moyen laissant une trace écrite ou admis par la Partie requise. L’autorité requérante sera informée sans délai de la suite donnée à sa demande.

4. L’arrestation provisoire pourra prendre fin si, dans le délai de 18 jours après l’arrestation, la Partie requise n’a pas été saisie de la demande d’extradition et des pièces mentionnées à l’article 12 ; elle ne devra, en aucun cas, excéder 40 jours après l’arrestation. Toutefois, la mise en liberté provisoire est possible à tout moment, sauf pour la Partie requise à prendre toute mesure qu’elle estimera nécessaire en vue d’éviter la fuite de l’individu réclamé.

5. La mise en liberté ne s’opposera pas à une nouvelle arrestation et à l’extradition si la demande d’extradition parvient ultérieurement. »

Article 18 – Remise de l’extradé

« 1. La Partie requise fera connaître à la Partie requérante par la voie prévue au paragraphe 1 de l’article 12, sa décision sur l’extradition.

2. Tout rejet complet ou partiel sera motivé.

(...) »

Article 27 – Champ d’application territoriale

« 1. La présente Convention s’appliquera aux territoires métropolitains des Parties contractantes.

(...) »

148. Certains États parties à la Convention d’extradition ont formulé relativement à celle-ci des réserves spécifiques par lesquelles ils se réservent le droit de refuser l’extradition si l’État requérant ne produit pas d’éléments suffisants pour prouver que la personne réclamée a bien commis l’infraction en question. La Turquie ne figure pas parmi ces états.

B. Instruments du Conseil de l’Europe relatifs à d’autres formes de coopération en matière pénale

1. La Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale

149. La Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959 (« la Convention d’entraide ») a été ratifiée par la Turquie le 24 juin 1969 et est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 22 septembre 1969. La Turquie a ratifié les deux Protocoles additionnels respectivement le 29 mars 1990 et le 11 juillet 2016 ; ceux-ci sont entrés en vigueur à l’égard de cet État le 27 juin 1990 et le 1er novembre 2016. La Turquie a formulé relativement au deuxième Protocole additionnel une déclaration identique à celle qu’elle avait faite au sujet de la République de Chypre pour la Convention européenne d’extradition (déclaration du 11 juillet 2016 – paragraphe 144 ci-dessus).

150. La Convention d’entraide a été ratifiée par Chypre le 24 février 2000 et est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 24 mai 2000. Chypre a ratifié les deux Protocoles additionnels respectivement le 24 février 2000 et le 12 février 2015 ; ceux-ci sont entrés en vigueur à l’égard de cet État le 24 mai 2000 et le 1er juin 2015. Le 6 décembre 2016, Chypre a formulé concernant la déclaration susmentionnée de la Turquie une objection identique à celle qu’elle avait présentée pour la Convention européenne d’extradition (paragraphe 145 ci-dessus).

151. La Convention d’entraide a été ratifiée par tous les États membres du Conseil de l’Europe.

152. Les dispositions pertinentes de cette convention sont ainsi libellées :

Article 1

« 1. Les Parties contractantes s’engagent à s’accorder mutuellement, selon les dispositions de la présente convention, l’aide judiciaire la plus large possible dans toute procédure visant des infractions dont la répression est, au moment où l’entraide est demandée, de la compétence des autorités judiciaires de la partie requérante.

(...) »

Article 2

« L’entraide judiciaire pourra être refusée :

a) si la demande se rapporte à des infractions considérées par la partie requise soit comme des infractions politiques, soit comme des infractions connexes à des infractions politiques, soit comme des infractions fiscales ;

b) si la partie requise estime que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels de son pays. »

Article 3

« 1. La partie requise fera exécuter, dans les formes prévues par sa législation, les commissions rogatoires relatives à une affaire pénale qui lui seront adressées par les autorités judiciaires de la partie requérante et qui ont pour objet d’accomplir des actes d’instruction ou de communiquer des pièces à conviction, des dossiers ou des documents.

2. Si la partie requérante désire que les témoins ou les experts déposent sous serment, elle en fera expressément la demande et la partie requise y donnera suite si la loi de son pays ne s’y oppose pas.

3. La partie requise pourra ne transmettre que des copies ou photocopies certifiées conformes des dossiers ou documents demandés. Toutefois, si la partie requérante demande expressément la communication des originaux, il sera donné suite à cette demande dans toute la mesure du possible. »

Article 6

« 1. La partie requise pourra surseoir à la remise des objets, dossiers ou documents dont la communication est demandée, s’ils lui sont nécessaires pour une procédure pénale en cours.

(...) »

Article 15

« 1. Les commissions rogatoires prévues aux articles 3, 4 et 5 ainsi que les demandes prévues à l’article 11 seront adressées par le ministère de la Justice de la partie requérante au ministère de la Justice de la partie requise et renvoyées par la même voie.

2. En cas d’urgence, lesdites commissions rogatoires pourront être adressées directement par les autorités judiciaires de la partie requérante aux autorités judiciaires de la partie requise. Elles seront renvoyées accompagnées des pièces relatives à l’exécution par la voie prévue au paragraphe 1er du présent article.

(...)

7. Le présent article ne portera pas atteinte aux dispositions des accords ou arrangements bilatéraux en vigueur entre Parties contractantes, selon lesquelles la transmission directe des demandes d’entraide judiciaire entre les autorités des parties est prévue. »

Article 19

« Tout refus d’entraide judiciaire sera motivé. »

153. Certains États parties à la Convention d’entraide ont formulé des réserves par lesquelles ils se sont réservé le droit de refuser de prêter leur assistance en cas de procédure pénale en cours. Chypre ne figure pas parmi ces États.

2. La Convention européenne sur la transmission des procédures répressives

154. La Convention européenne sur la transmission des procédures répressives du 15 mai 1972 (la « Convention sur la transmission des procédures ») a été ratifiée par la Turquie le 27 octobre 1978 et est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 28 janvier 1979. À cette époque, la Turquie a formulé une réserve précisant qu’elle ne se considérait pas comme engagée à exécuter les dispositions de ladite Convention « envers l’Administration Chypriote Grecque, qui n’[était] pas habilitée constitutionnellement à représenter à elle seule la République de Chypre ». Cette convention a été ratifiée par Chypre le 19 décembre 2001 et est entrée en vigueur à l’égard de cet État le 20 mars 2002.

155. La Convention sur la transmission des procédures a été ratifiée par vingt-cinq États membres du Conseil de l’Europe. Dix autres États membres l’ont simplement signée.

156. Les dispositions pertinentes de cette convention sont ainsi libellées :

Article 3

« Tout État contractant compétent en vertu de sa propre loi pour poursuivre une infraction peut, en vue de l’application de la présente Convention, renoncer à engager la poursuite ou l’abandonner en ce qui concerne un prévenu qui est ou sera poursuivi pour le même fait par un autre État contractant. Compte tenu des dispositions du paragraphe 2 de l’article 21, la décision de renonciation ou d’abandon de la poursuite est provisoire aussi longtemps qu’une décision définitive n’est pas intervenue dans l’autre État contractant. »

Article 6

« 1. Lorsqu’une personne est prévenue d’avoir commis une infraction à la loi d’un État contractant, celui-ci peut demander à un autre État contractant d’exercer la poursuite dans les cas et les conditions prévus par la présente Convention.

2. Si selon les dispositions de la présente Convention un État contractant peut demander à un autre État contractant d’exercer la poursuite, les autorités compétentes du premier État doivent prendre cette possibilité en considération. »

Article 8

« 1. Un État contractant peut demander à un autre État contractant d’exercer la poursuite dans un ou plusieurs des cas suivants :

a) si le prévenu a sa résidence habituelle dans l’État requis ;

b) si le prévenu est un ressortissant de l’État requis ou si cet État est son État d’origine ;

c) si le prévenu subit ou doit subir dans l’État requis une sanction privative de liberté ;

d) si le prévenu fait l’objet dans l’État requis d’une poursuite pour la même infraction ou pour d’autres infractions ;

e) s’il estime que la transmission est justifiée par l’intérêt de la découverte de la vérité et notamment que les éléments de preuve les plus importants se trouvent dans l’État requis ;

f) s’il estime que l’exécution dans l’État requis d’une éventuelle condamnation est susceptible d’améliorer les possibilités de reclassement social du condamné ;

g) s’il estime que la présence du prévenu ne peut pas être assurée à l’audience dans l’État requérant alors que sa présence peut être assurée à l’audience dans l’État requis ;

h) s’il estime qu’il n’est pas en mesure d’exécuter lui-même une éventuelle condamnation, même en ayant recours à l’extradition, et que l’État requis est en mesure de le faire.

(...) »

C. Le principe de la non-reconnaissance

157. Lors de sa cinquante-troisième session, en 2001, la Commission du droit international (CDI) a adopté le projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, qui a ensuite été soumis à l’Assemblée générale des Nations unies et dont celle-ci a pris note (résolution A/RES/56/83 du 12 décembre 2001). Ce document comprend notamment les dispositions suivantes :

Chapitre III

Violations graves d’obligations découlant de normes impératives
du droit international général

Article 40
Application du présent chapitre

« 1. Le présent chapitre s’applique à la responsabilité internationale qui résulte d’une violation grave par l’État d’une obligation découlant d’une norme impérative du droit international général.

2. La violation d’une telle obligation est grave si elle dénote de la part de l’État responsable un manquement flagrant ou systématique à l’exécution de l’obligation. »

Article 41
Conséquences particulières d’une violation grave d’une obligation
en vertu du présent chapitre

« 1. Les États doivent coopérer pour mettre fin, par des moyens licites, à toute violation grave au sens de l’article 40.

2. Aucun État ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave au sens de l’article 40, ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation.

(...) »

158. Dans son commentaire relatif au projet d’article 41.2, la CDI a observé en particulier ce qui suit (notes de bas de page omises) :

« 4. Selon le paragraphe 2 de l’article 41, les États ont un devoir d’abstention, qui se compose de deux obligations distinctes : premièrement, l’obligation de ne pas reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave au sens de l’article 40 et, deuxièmement, celle de ne prêter ni aide ni assistance au maintien de cette situation.

5. La première de ces deux obligations impose à la communauté internationale dans son ensemble la non-reconnaissance collective de la licéité de situations créées par une violation grave au sens de l’article 40 (...) Elle vise non seulement la reconnaissance officielle de ces situations mais aussi l’interdiction de tous actes qui impliqueraient une telle reconnaissance.

6. L’existence d’une obligation de non-reconnaissance face à des violations graves d’obligations découlant de normes impératives est étayée par la pratique internationale et la jurisprudence de la Cour internationale de Justice. Le principe selon lequel toute acquisition territoriale obtenue par la force n’est pas valide et ne doit pas être reconnue a été exprimé clairement lors de la crise de Mandchourie en 1931-1932 (...)

7. Un exemple de la pratique de non-reconnaissance d’actes commis en violation de normes impératives est fourni par la réaction du Conseil de sécurité à l’invasion du Koweït par l’Iraq en 1990. Après que l’Iraq eut proclamé sa « fusion totale et irréversible » avec le Koweït, le Conseil de sécurité a déclaré, dans sa résolution 662 (1990) que l’annexion « n’a aucun fondement juridique et est nulle et non avenue », et demandé à tous les États, organisations internationales et institutions spécialisées de ne pas reconnaître cette annexion et de s’abstenir de toute mesure et tout contact qui pourrait être interprété comme une reconnaissance implicite de l’annexion (...)

(...)

9. Aux termes du paragraphe 2 de l’article 41, aucun État ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave. Cette obligation s’applique à tous les États, y compris l’État responsable (...) Des considérations analogues s’appliquent même à l’État lésé : étant donné que, par définition, la violation concerne la communauté internationale dans son ensemble, la renonciation ou la reconnaissance obtenue de l’État lésé par l’État responsable n’interdit pas à la communauté internationale de chercher à parvenir à un règlement juste et approprié (...)

10. Les conséquences de l’obligation de non-reconnaissance n’en sont pas pour autant absolues. Dans son avis consultatif dans l’affaire de la Namibie (Sud-Ouest africain), la Cour [internationale de justice], tout en considérant que la situation était illégale erga omnes et ne pouvait être reconnue comme licite par aucun État, y compris ceux qui n’étaient pas membres de l’Organisation des Nations Unies, a indiqué :

la non-reconnaissance de l’administration sud-africaine dans le territoire ne devrait pas avoir pour conséquence de priver le peuple namibien des avantages qu’il peut tirer de la coopération internationale. En particulier, alors que les mesures prises officiellement par le Gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne après la cessation du mandat sont illégales ou nulles, cette nullité ne saurait s’étendre à des actes, comme l’inscription des naissances, mariages ou décès à l’état civil, dont on ne pourrait méconnaître les effets qu’au détriment des habitants du Territoire.

Tant le principe de la non-reconnaissance et cette restriction sont appliqués, par exemple par la Cour européenne des droits de l’homme.

11. La seconde obligation visée au paragraphe 2 interdit aux États de prêter aide ou assistance au maintien de toute situation créée par une violation grave au sens de l’article 40 (...) Elle vise les comportements qui, ex post facto, aident l’État responsable à maintenir une situation et sont « opposables à tous les États en ce sens qu’elles rendent illégales erga omnes une situation qui se prolonge en violation du droit international » (...)

12. À certains égards, l’interdiction contenue au paragraphe 2 peut être considérée comme la suite logique du devoir de non-reconnaissance. Cependant, son champ d’application est distinct en ce sens qu’elle vise aussi des actions qui n’impliqueraient pas la reconnaissance de la situation créée par la violation grave au sens de l’article 40 (...)

(...) »

D. La réaction de la communauté internationale à l’instauration de la « RTCN »

159. Le 18 novembre 1983, en réaction à la proclamation de l’instauration de la « RTCN », le Conseil de sécurité des Nations unies adopta la résolution 541 (1983), ainsi libellée dans ses parties pertinentes :

« Le Conseil de sécurité (...)

1. Déplore la proclamation des autorités chypriotes turques présentée comme déclaration de sécession d’une partie de la République de Chypre ;

2. Considère la proclamation (...) comme juridiquement nulle et demande son retrait ;

(...)

6. Demande à tous les États de respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale et le non-alignement de la République de Chypre ;

7. Demande à tous les États de ne pas reconnaître d’autre État chypriote que la République de Chypre ;

(...) »

160. La résolution 550 (1984), adoptée le 11 mai 1984 en réaction à l’échange d’« ambassadeurs » entre la Turquie et la « RTCN », était ainsi libellée dans ses passages pertinents :

« Le Conseil de sécurité (...)

1. Réaffirme sa résolution 541 (1983) et demande qu’elle soit appliquée d’urgence et effectivement ;

2. Condamne toutes les mesures sécessionnistes, y compris le prétendu échange d’ambassadeurs entre la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, déclare ces mesures illégales et invalides et demande qu’elles soient immédiatement rapportées ;

3. Réitère l’appel lancé à tous les États de ne pas reconnaître le prétendu État dit « République turque de Chypre-Nord », créé par des actes de sécession, et leur demande de ne pas encourager ni aider d’aucune manière l’entité sécessionniste susmentionnée ;

4. Demande à tous les États de respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale, l’unité et le non-alignement de la République de Chypre ;

(...) »

161. En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe décida de continuer à considérer le gouvernement de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de Chypre et appela au respect de la souveraineté, de l’indépendance, de l’intégrité territoriale et de l’unité de la République de Chypre (Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

IV. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ

162. La Cour a estimé opportun de procéder à une analyse comparative concernant deux ensembles de questions, à savoir l’extradition, d’une part, et d’autres formes de coopération en matière pénale, d’autre part. Cette analyse couvre le droit interne de quarante-cinq États parties à la Convention autres que Chypre et la Turquie (l’Albanie, l’Allemagne, Andorre, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie‑Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la République de Moldova, Monaco, le Monténégro, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, Saint-Marin, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, et l’Ukraine).

A. Extradition

163. Il semblerait que les législations nationales prévoient généralement la possibilité (plutôt que l’obligation) d’extrader un suspect vers l’État dans lequel l’infraction en cause a été commise. De plus, l’extradition ne devient possible que lorsque certaines conditions légales se trouvent réunies, comme l’existence d’une double incrimination et le seuil minimum requis pour le quantum de la peine. Bien souvent, les législations nationales énoncent les conditions dans lesquelles l’extradition doit ou peut être refusée. Dans un certain nombre d’États, ces conditions englobent des situations dans lesquelles l’infraction en question relève également de la compétence de l’État requis ou dans lesquelles celui-ci a déjà engagé une procédure pour les mêmes actes. Tel est par exemple le cas en Autriche, en Bulgarie, en Grèce, au Liechtenstein, à Monaco, en Pologne, en Slovénie et en Suisse. Dans certains États, la législation dispose expressément que, même lorsque toutes les conditions légales requises pour l’extradition sont réunies, la décision finale du pouvoir exécutif tient compte des intérêts de l’État et revêt donc un caractère politique et discrétionnaire. Cela est en particulier le cas en Allemagne, en Autriche, en Estonie, en France, en Hongrie, en Italie, au Liechtenstein, en République tchèque, en Roumanie et en Slovaquie. Par opposition à l’approche discrétionnaire adoptée par l’écrasante majorité des États, il apparaît qu’en Irlande et au Royaume-Uni le droit interne impose d’ordonner l’extradition si les conditions légales applicables se trouvent réunies ; cette règle ne vaut toutefois que pour les pays énumérés dans la loi ou avec lesquels des accords d’extradition ont été conclus.

164. Les dispositions d’un traité international, qu’il soit multilatéral ou bilatéral (par exemple la Convention européenne d’extradition adoptée sous l’égide du Conseil de l’Europe), peuvent receler des exceptions au caractère généralement discrétionnaire d’une décision d’extradition prise en application du droit interne.

165. Quarante-deux États membres du Conseil de l’Europe sur les quarante-cinq étudiés interdisent de manière générale l’extradition de leurs propres ressortissants. Seuls le Danemark, Malte et le Royaume-Uni n’ont pas pour principe de l’interdire. La règle interdisant l’extradition des nationaux est inscrite dans la Constitution d’au moins dix-huit États membres : l’Allemagne, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Croatie, l’Estonie, la Géorgie, l’Italie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Lituanie, le Monténégro, la Pologne, le Portugal, la République de Moldova, la Roumanie, la Russie, la Slovénie et l’Ukraine. Cette règle revêt également un caractère constitutionnel en Autriche. Il apparaît toutefois que cinq États membres seulement (l’Azerbaïdjan, Monaco, la République de Moldova, la Russie et l’Ukraine) appliquent l’interdiction d’extrader des nationaux dans toutes les circonstances, sans exception. Les autres autorisent l’extradition de leurs ressortissants sous certaines conditions (par exemple le consentement de la personne requise) ou encore sur le fondement d’un traité international.

166. Il apparaît que deux États membres seulement (la Hongrie et la Roumanie) ont inscrit dans leur législation des règles spécifiques autorisant l’extradition de leurs ressortissants possédant une double nationalité. Dans les autres États (ceux qui interdisent l’extradition de leurs ressortissants), les binationaux sont également protégés par le principe de non-extradition.

B. Autres formes de coopération en matière pénale : entraide et transmission des procédures

167. Un certain nombre d’États membres (la Belgique, l’Estonie, la Géorgie, l’Irlande, le Luxembourg, la République de Moldova, le Royaume‑Uni et la Suède) ont inscrit dans leur législation la possibilité de rejeter une demande d’entraide judiciaire dont l’exécution porterait atteinte aux intérêts essentiels de l’État. La législation de nombreux autres États, notamment de l’Azerbaïdjan, de la Croatie, de l’ex-République yougoslave de Macédoine, des Pays-Bas, de la Pologne, de la Roumanie et de l’Ukraine, prévoit la possibilité, voire l’obligation, de refuser une assistance judiciaire si une procédure interne portant sur les mêmes faits est pendante dans le pays.

168. Dans un certain nombre d’États membres, il est également possible (mais non obligatoire) de transmettre les procédures ou les dossiers pénaux à un État dans lequel le suspect s’est réfugié, surtout si ledit suspect est un ressortissant étranger ou un résident de cet État.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

169. Les requérants allèguent une violation de l’article 2 de la Convention de la part des autorités chypriotes et des autorités turques (« RTCN » comprise), qui n’auraient pas mené d’enquête effective sur le décès de leurs proches, Elmas, Zerrin et Eylül Güzelyurtlu. Ils reprochent aux États défendeurs de ne pas avoir coopéré aux fins d’enquêter sur les meurtres et de faire traduire les suspects en justice. Le passage pertinent de l’article 2 est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

A. L’exception d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement turc

170. Compte tenu de l’exception préliminaire soulevée par le gouvernement turc, il convient en premier lieu de déterminer si le grief formulé par les requérants à l’égard de la Turquie est compatible ratione loci avec la Convention.

1. L’arrêt de la chambre

171. Les proches des requérants étant décédés sur le territoire contrôlé par Chypre et relevant de la juridiction de cet État, la chambre a examiné d’office la compatibilité ratione loci de la requête pour autant qu’elle était dirigée contre le gouvernement turc (paragraphe 183 de l’arrêt de la chambre). La chambre a observé que les auteurs présumés des meurtres relevaient ou avaient relevé de la juridiction de la Turquie, soit en « RTCN » soit en Turquie continentale. Elle a ajouté que les autorités turques et celles de la « RTCN » avaient été informées du crime et que des notices rouges visant les suspects avaient été publiées. Dès lors, l’obligation procédurale de la Turquie au titre de l’article 2 entrait en jeu, ce qui justifiait de s’écarter de l’approche générale fondée sur la territorialité. La chambre a par ailleurs noté que les autorités de la « RTCN » avaient ouvert leur propre enquête pénale dans l’affaire et que leurs tribunaux étaient compétents en matière pénale. Elle a conclu que les griefs des requérants dirigés contre la Turquie étaient compatibles ratione loci avec les dispositions de la Convention (paragraphes 184-189 de l’arrêt de la chambre).

2. Les observations des parties

a) Le gouvernement turc

172. Le gouvernement turc avance que la finalité de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2 est d’assurer « l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie » (il invoque l’arrêt Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 110, CEDH 2005‑VII). Il considère que, puisque la législation pénale interne que les États doivent instaurer vise à protéger le droit à la vie des personnes « relevant de leur juridiction » uniquement, l’article 2 n’oblige pas les États à mettre en place une législation pénale sanctionnant des infractions commises en dehors de leur juridiction, ni à assumer une compétence universelle (il s’appuie sur l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, § 244, CEDH 2010 (extraits), et sur la décision Emin et autres c. Chypre, Grèce et Royaume-Uni (déc.), no 59623/08 et 6 autres, 3 juin 2010). Il estime qu’en l’absence de « circonstances propres » (au sens que revêt cette expression dans l’arrêt Rantsev, précité, § 243 ; il peut s’agir par exemple de l’engagement, pris sur le fondement d’un traité, d’enquêter ou d’ouvrir une procédure pénale concernant un décès survenu dans un autre État partie, comme dans l’affaire Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan, no 35587/08, § 57, 31 juillet 2014) dans une affaire donnée, un État n’est tenu d’enquêter sur un décès au titre de l’article 2 que si pareil « lien juridictionnel » existe entre la victime et l’État. Pour le gouvernement turc, il n’existe en l’espèce entre les victimes et la Turquie aucun « lien juridictionnel » susceptible de se justifier par le principe de territorialité, par l’autorité et le contrôle d’un agent de l’État ou par l’exercice d’un contrôle effectif sur un territoire. La présence des suspects en Turquie ou sur le territoire de la « RTCN » et le fait que les autorités turques et celles de la « RTCN » avaient été informées du crime (paragraphe 187 de l’arrêt de la chambre) ne peuvent selon lui passer pour des « circonstances propres » à l’espèce justifiant de s’écarter du principe général selon lequel l’obligation procédurale qui découlerait de l’article 2 de la Convention incombe à l’État sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès. De l’avis du gouvernement turc, on ne peut pas non plus affirmer qu’en lançant son enquête pénale ex officio, la Turquie ait honoré les obligations procédurales résultant de l’article 2 et du lien juridictionnel entre les victimes et Chypre.

173. Par ailleurs, selon le gouvernement turc, il n’existe pas de « lien juridictionnel » avec la Turquie relativement à l’obligation de coopérer, laquelle à son avis ne peut pas s’interpréter comme une « obligation autonome » pesant sur tous les États contractants dans lesquels des suspects ou des preuves sont susceptibles de se trouver. La jurisprudence de la Cour n’étayerait pas l’existence de pareille obligation. Les affaires O’Loughlin et autres c. Royaume-Uni ((déc.), no 23274/04, 25 août 2005) et Cummins c. Royaume-Uni ((déc.), no 27306/05, 13 décembre 2005) ne porteraient pas sur une obligation de coopérer mais uniquement sur la question de savoir si l’État dans lequel les auteurs présumés d’une infraction s’étaient réfugiés avait ou non l’obligation d’enquêter. L’affaire Rantsev concernerait avant tout une situation de traite des êtres humains relevant de l’article 4 de la Convention, et le lien juridictionnel avec la Russie aurait tenu à ce que celle-ci était le pays d’origine de la chaîne de la traite, ce qui aurait fait naître une obligation de coopérer avec les autres États concernés.

174. Pour toutes ces raisons, le gouvernement turc invite la Cour à déclarer incompatible ratione loci avec la Convention le grief des requérants dirigé contre la Turquie sur le terrain de l’article 2.

b) Le gouvernement chypriote

175. Le gouvernement chypriote soutient que le grief dirigé contre la Turquie est compatible ratione loci avec la Convention pour au moins quatre raisons, qui sont selon lui les suivantes : premièrement, la Turquie contrôlant la partie nord de Chypre, les actes de la « RTCN » lui étaient imputables ; deuxièmement, la Turquie, en qualité d’État tiers ayant accès aux suspects, était tenue au titre de l’article 2 de coopérer avec les enquêteurs chypriotes ; troisièmement, lorsqu’il est établi que des preuves ou des suspects se trouvent dans un État, l’article 2 impose à cet État de prendre de son propre chef les mesures nécessaires pour obtenir ces preuves ou appréhender ces suspects (le gouvernement chypriote invoque la décision O’Loughlin et autres, précitée) et quatrièmement, l’ouverture d’une enquête par la « RTCN » emportait pour la Turquie l’obligation de veiller à ce que ladite enquête respectât les exigences de l’article 2 (le gouvernement chypriote mentionne l’arrêt Aliyeva et Aliyev, précité, § 57).

176. Pendant l’audience, le gouvernement chypriote a argué que l’affirmation d’un droit d’enquêter et de poursuivre sur le territoire de la « RTCN » devait donner naissance à un lien juridictionnel suffisant aux fins de l’article 2 de la Convention (il invoquait l’arrêt Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, CEDH 2006‑XIV). Le gouvernement chypriote a de plus noté qu’il existait aussi un lien juridictionnel avec la Turquie, cette dernière exerçant le contrôle effectif du territoire de la partie nord de Chypre. De son point de vue, la présente affaire recelait deux « circonstances propres » qui imposaient à la Turquie une obligation d’enquêter, même si les meurtres avaient été commis en dehors de sa juridiction : a) la Turquie occupait un territoire chypriote et avait délibérément fait obstruction à l’enquête chypriote, et b) la Turquie savait que les suspects relevaient de sa juridiction.

c) Les requérants

177. Les requérants avancent que, dans les circonstances uniques qui prévalent selon eux à Chypre, la Turquie exerçait sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention dès lors qu’elle exerçait le contrôle effectif du nord de Chypre, même si cette zone faisait partie du territoire souverain de Chypre. Pendant l’audience, ils ont ajouté que le fait que le contrôle effectif exercé par la Turquie empêchait Chypre de poursuivre les auteurs présumés des meurtres faisait naître à la fois un lien juridictionnel et une circonstance propre imposant à la Turquie de coopérer. L’existence d’un lien juridictionnel et d’un devoir de coopérer s’expliquait selon les requérants par l’appartenance des deux parties de Chypre à la même juridiction de jure.

3. Appréciation de la Cour

a) Résumé de la jurisprudence pertinente

178. La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits)). Comme la Cour l’a souligné, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (ibidem, §§ 131 et 104, respectivement). Cependant, la Cour a également reconnu dans des cas exceptionnels l’exercice par un État contractant de sa juridiction, au sens de l’article 1, à l’extérieur de ses propres frontières (Al-Skeini et autres, précité, §§ 132‑150, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 74-80, CEDH 2014).

179. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 76, CEDH 2001‑IV, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 314-316, CEDH 2004‑VII, Al-Skeini et autres, précité, § 138, Catan et autres, précité, § 106, et Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, § 98, 23 février 2016). Dès lors qu’une telle mainmise sur un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’État contractant qui la détient exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet État engage sa responsabilité à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-77, et Al-Skeini et autres, précité, § 138).

180. Dans la grande majorité des cas où la Cour a été appelée à statuer sur des griefs soulevés sous l’angle du volet procédural de l’article 2, le décès s’était produit sous la juridiction de l’État contractant en cause, que ce fût sur son territoire national (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Rantsev (précité) relativement à Chypre), dans une zone se trouvant sous le contrôle effectif de cet État (Adalı c. Turquie, no 38187/97, 31 mars 2005), ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’État en cause ou encore de navires battant son pavillon (Bakanova c. Lituanie, no 11167/12, § 63, 31 mai 2016). La Cour a également eu à connaître de griefs formulés sous l’angle du volet procédural de l’article 2 dans des affaires où le décès était survenu sur le territoire d’un autre État ou en zone neutre mais avait censément été causé par un agent de l’État contractant en question, par le biais de l’exercice de son autorité et de son contrôle par cet agent (Al-Skeini et autres, précité, §§ 149-150, Jaloud c. Pays‑Bas [GC], no 47708/08, § 152, CEDH 2014, Isaak c. Turquie, no 44587/98, §§ 121-125, 24 juin 2008, et décision du 28 septembre 2006 concernant la zone tampon administrée par les Nations unies à Chypre). Dans toutes ces affaires, un lien juridictionnel manifeste rattachait aux fins de l’article 1 de la Convention les défunts à l’État défendeur en cause.

181. À ce jour, très rares sont les affaires dans lesquelles la Cour a dû examiner des griefs sous l’angle du volet procédural de l’article 2 et dans lesquelles le décès était intervenu sous une juridiction différente de celle de l’État dont l’obligation procédurale était censée être en jeu.

182. Dans les affaires O’Loughlin et autres (précitée) et Cummins (précitée), qui avaient toutes deux trait à des morts violentes (par attentats à la bombe) survenues en République d’Irlande et dans lesquelles les auteurs présumés des actes en cause s’étaient enfuis en Irlande du Nord (Royaume‑Uni), la Cour n’a pas expressément analysé la question de la compatibilité ratione loci des griefs dirigés contre le Royaume-Uni mais a établi des principes généraux sur l’obligation d’enquêter en cas d’homicides illégaux survenus hors de la juridiction de l’État défendeur. À cet égard, la Cour a eu l’occasion d’observer que lorsqu’un acte de violence illégale ayant entraîné mort d’homme comportait une dimension transfrontière, l’article 2 pouvait imposer aux autorités de l’État dans lequel les auteurs présumés de l’acte s’étaient réfugiés et dans lequel pouvaient se trouver des éléments de preuve relatifs à l’infraction de prendre des mesures effectives à cet égard, d’office si nécessaire (Cummins, décision précitée). La Cour a toutefois déclaré ces deux requêtes irrecevables, la première parce que le grief concerné avait été introduit après l’expiration du délai de six mois et la seconde parce que les griefs ont été considérés comme manifestement mal fondés.

183. Dans l’affaire Rantsev (précitée, §§ 205-208), la Cour a examiné une exception d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement russe, qui arguait que les événements à l’origine de la requête (le décès de la victime, notamment) s’étaient produits hors de son territoire. La Cour s’est bornée à noter que le grief que le requérant formulait sous l’angle de l’article 2 contre la Russie concernait le manquement des autorités russes à prendre des mesures d’enquête, notamment à obtenir les dépositions de témoins résidant en Russie. Même si la Cour a choisi d’apprécier la portée d’une éventuelle obligation procédurale incombant à la Russie au titre de l’article 2 dans le cadre de l’examen du fond de la requête, elle a admis la compatibilité ratione loci du grief (ibidem, §§ 208 et 212). Lorsqu’elle a examiné le bien-fondé du grief sous l’angle de l’article 2, la Cour a noté que le décès était survenu à Chypre et qu’en principe l’obligation de mener une enquête effective à cet égard ne s’appliquait qu’à Chypre (ibidem, § 243, renvoyant mutatis mutandis à l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 38, CEDH 2001‑XI, concernant l’article 3). Néanmoins, la Cour a admis que « des circonstances propres » justifiaient de s’écarter de l’approche générale. Elle a considéré que la nationalité russe de la défunte ne pouvait passer pour l’une de ces « circonstances propres » et que par conséquent l’article 2 n’imposait pas à la Russie d’obligation « autonome » d’enquêter sur le décès en cause (ibidem, § 244).

184. Dans l’affaire Emin et autres (décision précitée), les requérants alléguaient une violation de l’article 2 en son volet procédural, reprochant au Royaume-Uni de ne pas avoir enquêté sur la disparition de leurs proches à Chypre alors que les victimes avaient détenu des passeports britanniques et qu’elles avaient travaillé dans les bases souveraines britanniques à Chypre. La Cour a rappelé qu’en général l’obligation procédurale découlant de l’article 2 incombait à l’État défendeur de la juridiction duquel la personne relevait au moment de son décès. Elle n’a pas, dans cette affaire, relevé de circonstances particulières qui auraient justifié d’imposer au Royaume-Uni l’obligation de mener sa propre enquête sur des disparitions qui étaient survenues sur le territoire et sous la juridiction de la République de Chypre. Aussi a-t-elle déclaré cette partie de la requête incompatible ratione personae et ratione materiae avec la Convention.

185. Dans l’affaire Gray c. Allemagne (no 49278/09, 22 mai 2014), les tribunaux allemands avaient exercé leur compétence pénale sur un ressortissant allemand qui avait commis une faute professionnelle médicale constitutive d’une infraction au Royaume-Uni, ce qui avait eu pour effet d’empêcher que l’intéressé fût remis à ce pays pour cette infraction via le système de mandat d’arrêt européen. Les requérants alléguaient devant la Cour qu’en examinant l’affaire dans le cadre d’une procédure d’ordonnance pénale sans audience, l’Allemagne avait manqué à son obligation procédurale, et ils reprochaient au Royaume-Uni de ne pas avoir fait ce qui était nécessaire pour que le procès pût être conduit sur son sol, où le médecin aurait pu être condamné plus lourdement. La Cour n’a pas examiné sa compétence ratione loci relativement à l’Allemagne et a recherché si l’Allemagne s’était acquittée de l’obligation procédurale que lui imposait l’article 2, admettant ainsi implicitement que l’ouverture d’une procédure pénale à l’initiative des autorités allemandes selon le droit allemand avait suffi à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1.

186. Dans l’affaire Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan (précitée, §§ 56-57), la Cour avait été saisie par les parents d’un ressortissant azerbaïdjanais qui avait été tué en Ukraine dans des circonstances impliquant deux autres ressortissants azerbaïdjanais. En vertu d’un accord d’entraide judiciaire entre l’Ukraine et l’Azerbaïdjan, l’affaire avait été transmise à l’Azerbaïdjan mais, faute de preuves, les autorités azerbaïdjanaises avaient clos la procédure engagée contre les suspects. La Cour a soulevé d’office la question de sa compétence ratione loci, considérant que « dès lors que l’Azerbaïdjan avait assumé l’obligation de mener une enquête en application de la Convention de Minsk de 1993 et s’était engagé à poursuivre l’enquête pénale ouverte par les autorités ukrainiennes, il était tenu de procéder à l’enquête en question au titre de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, quel que fût le lieu du décès » (ibidem, § 57). Cela impliquait que la juridiction de l’Azerbaïdjan au sens de l’article 1 entrait en jeu uniquement pour autant que les autorités azerbaïdjanaises avaient décidé de reprendre les poursuites antérieurement ouvertes par l’Ukraine, en vertu du traité international applicable et du droit national.

187. La Cour note que, dans leurs observations devant la Grande Chambre, les deux gouvernements défendeurs font également référence à l’affaire Markovic et autres (précitée), qui portait sur un grief fondé sur l’article 6. Dans l’arrêt prononcé dans cette affaire, la Grande Chambre a examiné l’exception d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement défendeur, qui alléguait que l’action civile engagée par les requérants devant les tribunaux italiens concernait des événements de caractère extraterritorial (une frappe aérienne effectuée par les forces de l’OTAN en République fédérale de Yougoslavie). La Cour a rejeté cette exception et considéré qu’à partir du moment où une personne introduisait une action civile devant les juridictions d’un État, il existait indiscutablement un « lien juridictionnel » aux fins de l’article 1 de la Convention (ibidem, §§ 54-56). Elle a également dit, dans le contexte de l’article 6, que le caractère extraterritorial des faits qui étaient censément à l’origine de l’action ne pouvait en aucun cas avoir des conséquences sur la compétence ratione loci et ratione personae de l’État en question (ibidem, § 54).

b) L’approche de la Cour

188. Il ressort de la jurisprudence susmentionnée que si les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un État contractant ouvrent au sujet d’un décès qui s’est produit en dehors de la juridiction dudit État leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne (par exemple sur le fondement de dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive), l’ouverture de ladite enquête ou de ladite procédure suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour (voir, mutatis mutandis, Markovic et autres, précité, §§ 54-55).

189. La Cour tient à souligner que cette approche concorde également avec la nature de l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective, qui est devenue une obligation distincte et indépendante, bien que procédant des actes concernant les aspects matériels de l’article 2 (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009, et Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 132, CEDH 2013). Dans cette mesure, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État même lorsque le décès est survenu en dehors de sa juridiction (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Šilih, § 159, concernant la compatibilité ratione temporis).

190. Lorsqu’un état contractant n’a pas ouvert d’enquête ou de procédure telle que prévue par le droit interne concernant un décès survenu en dehors de sa juridiction, la Cour doit rechercher si un lien juridictionnel peut en tout état de cause être établi pour que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 s’impose à cet État. Bien que ladite obligation n’entre en jeu en principe que pour l’État contractant sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce justifieront de s’écarter de cette approche, conformément aux principes élaborés dans l’arrêt Rantsev (précité, §§ 243‑244). La Cour considère toutefois qu’elle n’a pas à déterminer in abstracto quelles « circonstances propres » à l’espèce entraînent l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale d’enquêter que recèle l’article 2, puisque ces circonstances dépendront nécessairement des spécificités de chaque cause et qu’elles peuvent varier considérablement d’une affaire à l’autre.

c) Application de ces critères au cas d’espèce

191. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que les autorités de la « RTCN » ont ouvert leur propre enquête pénale sur le meurtre des proches des requérants en application des dispositions de leur droit interne, lesquelles conféraient aux tribunaux de la « RTCN » une compétence pénale sur des individus ayant commis un crime n’importe où sur l’île de Chypre (paragraphe 143 ci-dessus). Pendant cette enquête, plusieurs suspects ont été arrêtés et placés en détention provisoire parce qu’ils étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation ; par ailleurs, la déposition des requérants (du premier requérant au moins) a été recueillie. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il existait un « lien juridictionnel » entre, d’une part, les requérants, qui formulent un grief sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention à raison du décès de leurs proches et, d’autre part, la Turquie, dont la responsabilité est engagée au titre de la Convention à raison des actes et des omissions des autorités de la « RTCN » (Chypre c. Turquie, précité, § 77, et, par exemple, Adalı, précité, §§ 221-233).

192. De plus, au vu des observations des parties, la Cour considère qu’il existait en l’espèce des « circonstances propres » liées à la situation à Chypre qui justifient de s’écarter de l’approche générale établie dans l’arrêt Rantsev et qui emportent pour la Turquie une obligation procédurale au titre de l’article 2.

193. En premier lieu, la Cour note que la communauté internationale considère la Turquie comme un occupant de la partie nord de Chypre (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 114, CEDH 2010) et que la communauté internationale ne reconnaît pas la « RTCN » comme un État au regard du droit international (Chypre c. Turquie, précité, § 61 ; paragraphes 159-161 ci-dessus). La Cour a déjà estimé que le nord de Chypre se trouvait sous le contrôle effectif de la Turquie aux fins de la Convention (Chypre c. Turquie, précité, § 77). Dans ce contexte particulier, elle a également fait référence à l’impossibilité persistante pour la République de Chypre d’honorer ses obligations conventionnelles dans la partie nord de l’île ainsi qu’à l’obligation générale incombant à la Turquie de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention (Chypre c. Turquie, précité, §§ 77-78). Dans le contexte de son approche générale en matière d’exercice extraterritorial de la juridiction dans les entités non reconnues, la Cour a tenu compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres humains, et a ainsi cherché à assurer la protection des droits conventionnels sur le territoire de l’ensemble des Parties contractantes (Chypre c. Turquie, précité, § 78, et Mozer, précité, § 136).

194. En second lieu, la Cour observe qu’en l’espèce les auteurs présumés des meurtres se sont réfugiés en « RTCN » et qu’en conséquence la République de Chypre a été empêchée de faire avancer sa propre enquête pénale les concernant (excepté pour le huitième suspect, qui a été détenu dans la zone contrôlée par Chypre en 2006), et donc de se conformer aux obligations que lui imposait la Convention. Les autorités turques et celles de la « RTCN » ont été informées des meurtres, et des notices rouges visant les suspects ont été diffusées par Interpol. Ces autorités étaient au courant de la présence des suspects sur le territoire contrôlé par la Turquie puisque ceux‑ci, soupçonnés de meurtre avec préméditation, ont été détenus en « RTCN » pendant diverses périodes au cours des semaines consécutives aux meurtres.

195. Compte tenu de ces deux circonstances propres à l’espèce, la Cour considère que la juridiction de la Turquie au sens de l’article 1 de la Convention est établie concernant le grief soulevé par les requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Toute autre conclusion conduirait à une lacune dans le système de protection des droits de l’homme sur le territoire de Chypre, lequel relève de l’« espace juridique de la Convention » (Chypre c. Turquie, précité, § 78), ce qui risquerait de faire de la « RTCN » un refuge pour meurtriers cherchant à fuir le territoire contrôlé par Chypre et d’entraver ainsi l’application des lois pénales adoptées par le gouvernement de Chypre en vue de protéger le droit à la vie de ses ressortissants comme de tous les individus relevant de sa juridiction.

196. La Cour tient à souligner que chacun des deux points analysés ci‑dessus – d’un côté, l’ouverture d’une enquête pénale par les autorités de la « RTCN » et, de l’autre, la fuite des suspects vers la partie du territoire de Chypre qui se trouvait sous le contrôle effectif de la Turquie – suffirait à lui seul à établir un lien juridictionnel avec la Turquie.

197. La Cour conclut donc qu’il y a lieu d’écarter l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement turc. Elle devra, au moment où elle appréciera ce grief sur le fond, déterminer l’étendue et la portée de l’obligation procédurale incombant à la Turquie dans les circonstances de l’espèce et rechercher notamment si elle emportait une obligation de coopérer avec Chypre.

B. Sur le fond

1. L’arrêt de la chambre

198. La chambre a commencé par se pencher sur les reproches que les requérants formulaient au sujet des deux enquêtes menées en parallèle par les autorités des États défendeurs (paragraphes 264-281 de l’arrêt de la chambre). À son avis, il ressortait clairement des faits de la cause que les autorités des États défendeurs avaient rapidement pris un nombre significatif de mesures d’enquête. Un volume considérable de preuves avait été rassemblé et huit suspects avaient été promptement identifiés, repérés et arrêtés (paragraphes 266, 269, 276, 277 de l’arrêt de la chambre). Concernant les griefs que les requérants dirigeaient contre Chypre à propos des demandes d’extradition, la chambre a noté que rien n’indiquait que les demandes d’extradition n’avaient pas été faites correctement ou n’étaient pas passées par les voies appropriées, et elle a ajouté que le fait qu’elles avaient été effectuées plus de trois ans et demi après la publication des notices rouges n’avait pas constitué un obstacle significatif (paragraphe 272 de l’arrêt de la chambre). La chambre a également déclaré qu’elle n’était pas persuadée que les requérants eussent été exclus de l’enquête menée par les autorités chypriotes (paragraphe 274 de l’arrêt de la chambre). La chambre a relevé que l’enquête menée par les autorités de la « RTCN » n’avait pas débouché sur des poursuites faute de preuves (paragraphe 280 de l’arrêt de la chambre). Elle n’a donc décelé aucune carence susceptible de remettre en question le caractère globalement adéquat des enquêtes respectivement menées par les États défendeurs considérées en elles‑mêmes. Elle a toutefois estimé qu’il n’était pas nécessaire de statuer sous l’angle de l’article 2 sur ce point au vu de sa conclusion relative à un défaut de coopération entre les États défendeurs (paragraphe 281 de l’arrêt de la chambre).

199. La chambre a ensuite recherché si les autorités des deux États défendeurs avaient fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause. Elle a considéré que lorsque, comme en l’espèce, l’enquête sur un homicide illicite impliquait forcément plus d’un État, les États défendeurs concernés étaient tenus de coopérer et de prendre toutes les mesures raisonnables nécessaires dans le but de faciliter et de mener une enquête effective sur l’ensemble de l’affaire (paragraphe 285 de l’arrêt de la chambre). De l’avis de la chambre, bien que les États défendeurs aient eu la possibilité de trouver une solution et de parvenir à un accord grâce aux bons offices de l’UNFICYP, ils ne l’avaient pas pleinement saisie. Les autorités de ces États avaient catégoriquement rejeté toutes les propositions qui avaient pour but de favoriser une solution de compromis ou d’inciter les deux parties à faire chacune la moitié du chemin (organisation en territoire neutre de réunions entre les deux parties, interrogatoire des suspects dans la zone tampon administrée par les Nations unies, tenue d’un procès ad hoc en lieu neutre, etc.). La chambre a expliqué cette attitude par des considérations politiques qui elles-mêmes découlaient du conflit politique, ancien et intense, entre Chypre et la Turquie. Du côté du gouvernement chypriote, il était évident que cette réticence à coopérer avait été motivée par la volonté d’éviter de prêter la moindre légitimité à la « RTCN », argument que la chambre a rejeté. La chambre a dit à cet égard qu’elle n’admettait pas que des mesures prises dans un esprit de coopération afin de faire avancer l’enquête dans cette affaire pussent valoir reconnaissance, implicite ou autre, de la « RTCN » (paragraphe 291 de l’arrêt de la chambre). D’un autre côté, la chambre s’est dite frappée par le fait que les demandes d’extradition émanant du gouvernement chypriote, qui était l’unique gouvernement légitime de Chypre, eussent été complètement ignorées par le gouvernement turc (paragraphe 292 de l’arrêt de la chambre).

200. La chambre a observé que l’absence de coopération, directe ou par l’intermédiaire de l’UNFICYP, avait abouti à une situation dans laquelle les enquêtes des deux États défendeurs étaient demeurées ouvertes et dans laquelle rien n’avait été fait pendant plus de huit ans. Elle a ajouté que cette situation avait également conduit à la libération des suspects. Compte tenu du défaut de coopération des deux États défendeurs, la chambre a conclu à la violation par ces deux États du volet procédural de l’article 2.

2. Thèses des parties devant la Grande Chambre

a) Les requérants

201. Les requérants allèguent que dans une affaire de meurtre comportant une dimension transjuridictionnelle, le volet procédural de l’article 2 de la Convention impose aux États contractants censés protéger le droit à la vie de coopérer pour l’obtention des preuves et de respecter le droit des droits de l’homme dans les relations établies entre leurs autorités répressives respectives. Ils ajoutent que cette obligation de coopérer découle directement de l’obligation incombant selon eux à chacun des États défendeurs, au titre de l’article 2 combiné avec l’article 1 de la Convention, de garantir l’aspect procédural du droit à la vie au sein de « l’espace juridique de la Convention ». Ils estiment que, dès lors que l’article 15 § 2 de la Convention n’admet aucune dérogation à l’article 2, l’obligation de coopérer n’est pas susceptible de dérogation. Les requérants arguent que les deux États auraient dû adopter une approche pragmatique et mettre de côté les considérations politiques. Ils considèrent que les États ont tous deux failli à leur obligation de coopérer, pour les raisons qui sont exposées dans l’arrêt de la chambre.

202. En ce qui concerne la responsabilité de Chypre, les requérants allèguent que la Cour a jugé à maintes reprises que des relations engagées à des fins de protection des droits de l’homme avec le système juridique institué par l’administration de fait de la partie nord de Chypre ne valaient pas reconnaissance expresse ou implicite de la « RTCN » (ils invoquent l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, § 238). Ils exposent que la participation à une procédure pénale ouverte par une entité non reconnue n’implique pas non plus la moindre reconnaissance, comme le montre à leurs yeux la coopération du Royaume-Uni avec la justice pénale de la « RTCN ». Ils indiquent qu’en tout état de cause, le droit à la vie constitue au regard de l’article 15 § 2 de la Convention un droit absolu auquel nul État ne peut déroger, fût-ce pour honorer l’obligation de non-reconnaissance. De l’avis des requérants, la protection des droits fondamentaux des membres de la communauté chypriote turque, qui sont aussi des ressortissants de la République de Chypre, ne pourrait constituer un manquement à une quelconque obligation de non-reconnaissance mais plutôt une occasion pour Chypre d’affirmer sa juridiction aux fins de la garantie des droits fondamentaux en vertu de l’article 1 de la Convention sur tout le territoire de Chypre. Selon les requérants, les autorités chypriotes auraient pu y parvenir en se conformant à leur obligation de coopérer et de négocier en toute bonne foi pour aboutir à un compromis.

203. Pendant l’audience, les requérants ont ajouté que la Cour avait dans sa jurisprudence admis une exception à l’obligation de non-reconnaissance lorsqu’il s’agissait de protéger les droits fondamentaux (ils ont invoqué, entre autres, l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, §§ 90-101), au sens où les droits de l’homme l’emportent sur cette obligation. Ils estiment que pareille exception devrait s’appliquer avec encore plus de force lorsque le droit en jeu est le droit à la vie. Selon les requérants, la remise par la police chypriote d’éléments de preuve à la police de facto de la « RTCN » aux fins de la détention des suspects ne constituait pas un acte susceptible d’emporter renoncement à la souveraineté ou à la juridiction. Les requérants ont déclaré n’avoir jamais affirmé que les preuves devaient être remises afin que le procès pût se tenir en « RTCN ».

204. En ce qui concerne la responsabilité de la Turquie, les requérants soutiennent que la Turquie exerçait sa juridiction – au sens de l’article 1 de la Convention – dès lors qu’elle exerçait le contrôle effectif de la partie nord de Chypre. De l’avis des requérants, la Turquie était également tenue, en tant qu’État exerçant une occupation belligérante, de prendre « toutes les mesures qui dépend[ai]ent [d’elle] en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il [était] possible, l’ordre et la vie publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays » (article 43 du règlement de La Haye de 1907 annexé à la Convention IV concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre). Les requérants estiment par conséquent que la Turquie avait l’obligation de coopérer avec le gouvernement légitime de Chypre afin de faire respecter les droits de l’homme dans des affaires transfrontières et d’empêcher que les auteurs présumés de meurtres qui avaient fui le territoire se trouvant sous le contrôle effectif de la République de Chypre ne demeurent impunis. En refusant de traiter de quelque manière que ce fût les demandes d’extradition émanant de Chypre, la Turquie a, à leurs yeux, manqué à son obligation de faire preuve d’un minimum de coopération. Les requérants considèrent en outre que les autorités de la « RTCN » ont refusé tout compromis, étant donné leur insistance à voir le procès se tenir en « RTCN ». Ils avancent qu’elles auraient dû à tout le moins être prêtes à négocier en toute bonne fois la remise des suspects en vue d’un procès qui se serait tenu hors de la « RTCN », éventuellement sous la conduite de juges chypriotes turcs retraités et éventuellement dans la zone tampon administrée par les Nations unies. Pour les requérants, si elles avaient opté pour une attitude flexible et pragmatique de ce type, cela aurait atténué les problématiques de reconnaissance et facilité l’obtention d’un compromis en vue de la remise des éléments de preuve par Chypre.

b) Le gouvernement chypriote

205. Le gouvernement chypriote dit avoir pris toutes les mesures pouvant raisonnablement être attendues de lui pour faire respecter les droits des requérants garantis par l’article 2 eu égard aux circonstances inhabituelles qui résultent à ses yeux d’une situation d’occupation illégale. Il précise que les autorités se sont acquittées de l’obligation leur incombant au titre de l’article 2 en menant une enquête effective qui a selon lui permis d’identifier les auteurs présumés des meurtres (paragraphes 265-266 et 281 de l’arrêt de la chambre) et que les requérants ont été associés à cette enquête. Il soutient que l’absence de toute condamnation n’a pas amoindri le caractère adéquat de l’enquête car l’obligation procédurale résultant de l’article 2 était une obligation de moyens et non de résultat. Il ajoute que cette obligation procédurale impose uniquement aux États de prendre toutes les mesures raisonnables au vu des circonstances. Le gouvernement chypriote indique que la République de Chypre a pris toutes les mesures raisonnablement possibles pour avoir accès aux suspects mais qu’elle était impuissante face au refus de coopérer au traitement de ses demandes qui lui aurait été opposé par la Turquie et par la « RTCN ».

206. En ce qui concerne l’obligation de coopérer, le gouvernement chypriote avance que la décision O’Loughlin (précitée) ne fait pas autorité en ce qui concerne une obligation générale de coopérer. Il considère que l’article 2 tel qu’il serait interprété dans cette décision n’impose aucune obligation à Chypre, qui serait la juridiction où les meurtres ont eu lieu, mais impose une obligation de coopérer pour les États dans lesquels les auteurs présumés d’un meurtre se sont réfugiés, en l’espèce la Turquie puisque celle-ci contrôlerait le territoire de la « RTCN ». Il indique que même si la Cour estimait que l’article 2 exige d’un État dans lequel a été commise une agression ayant entraîné mort d’homme qu’il coopère avec un autre État, la République de Chypre a fait tout ce qui était raisonnablement attendu d’elle en envoyant des demandes d’extradition à la Turquie. Il ajoute que, pour démontrer que les demandes de remise ou d’extradition des suspects étaient étayées par des preuves, elle est même allée au-delà de ce qu’elle était tenue de faire en proposant de remettre à l’UNFICYP des éléments aux fins d’une appréciation indépendante.

207. De plus, l’étendue de toute obligation de coopération incombant à Chypre au titre de l’article 2 devait selon le gouvernement chypriote être compatible avec ce qui était raisonnable dans les circonstances de cette affaire ainsi qu’avec les règles de droit international pertinentes applicables. Le gouvernement chypriote considère en premier lieu qu’exiger au titre de l’article 2 que Chypre remît à la « RTCN » toutes les preuves à sa disposition aurait été contraire à l’obligation de non-reconnaissance au sens du droit international coutumier, telle qu’elle aurait été codifiée dans les articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (article 41.2) adoptés en 2001 par la Commission du droit international (CDI) et confirmée par la Cour internationale de justice (le gouvernement chypriote renvoie à l’avis consultatif concernant la Namibie[2]). Il ajoute que la situation dans le nord de Chypre s’analysant selon lui en une situation d’acquisition illicite d’un territoire, l’abandon de la compétence pénale au profit de la « RTCN » pour un crime commis hors du territoire occupé serait revenu à conforter la « RTCN » dans sa revendication du territoire et à renforcer le contrôle qu’elle exercerait sur ce territoire. Le gouvernement chypriote précise que la situation différait également d’une « reconnaissance » des actes administratifs de la « RTCN » à hauteur de ce qui était nécessaire pour que la Turquie pût être tenue pour responsable des violations de la Convention perpétrées sur le territoire occupé ou pour qu’elle fût autorisée à redresser les torts qui lui étaient imputables (Foka c. Turquie, no 28940/95, §§ 83-84, 24 juin 2008, et Demopoulos et autres, décision précitée). De l’avis du gouvernement chypriote, le seul fait que le Royaume-Uni ait coopéré avec la « RTCN » ne suffit pas en soi à rendre pareille coopération légale ; il ajoute que ce qui pouvait raisonnablement être attendu d’un État occupé différait inévitablement de ce qui pouvait raisonnablement être attendu d’un état tiers. Le gouvernement chypriote estime en second lieu que l’article 2 ne pouvait pas imposer à la République de Chypre, qui était selon lui la partie la plus fondée à revendiquer la juridiction (les meurtres ayant été perpétrés sur le territoire se trouvant sous son contrôle et ayant touché des ressortissants chypriotes), de remettre les preuves à la « RTCN », laquelle, n’étant pas un État partie à la Convention, n’aurait pas été en mesure de s’acquitter des obligations découlant de l’article 2. De plus, une remise de ces preuves à la « RTCN » aurait conduit à ce que les suspects fussent jugés par des « tribunaux » illégaux et soumis à une détention illégale (le gouvernement chypriote s’appuie sur l’arrêt Mitrović c. Serbie, no 52142/12, 21 mars 2017). De l’avis du gouvernement chypriote, l’article 2 ne peut faire naître une obligation de fournir des preuves lorsque l’on peut prévoir avec un degré raisonnable de certitude que la fourniture desdites preuves se traduirait par des manquements à la Convention.

208. Pendant l’audience devant la Cour, le gouvernement chypriote a soutenu que le but visé par les règles relatives à la non-reconnaissance n’était pas moins important que les buts de la Convention. Il a avancé que tant dans le droit coutumier que dans les articles de la CDI, le principe de la non-reconnaissance avait pour fonction de sanctionner la violation de normes impératives interdisant aux États de se livrer à toute agression, occupation et acquisition d’un territoire par la force, et donc d’empêcher la mort et la destruction dont ces situations s’accompagneraient. Le gouvernement chypriote a ajouté que l’on avait tort de déduire, à partir de l’obligation faite par la Convention aux requérants individuels d’exercer les voies de recours internes disponibles sur le territoire de la « RTCN » (invoquant Demopoulos et autres, décision précitée), que la République de Chypre était soumise à l’obligation d’en faire autant. Il a assuré que c’étaient les États et non les individus qui étaient tenus par la règle de la non-reconnaissance.

209. Le gouvernement chypriote soutient par ailleurs que faute d’avoir extradé les suspects et de les avoir remis à Chypre, la Turquie a méconnu l’article 2. Pendant l’audience, il a avancé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 pouvait être comprise comme imposant une coopération ad hoc allant au-delà des obligations conventionnelles existantes, contrairement à ce qu’assurait selon lui le gouvernement turc (paragraphe 211 ci-dessous).

c) Le gouvernement turc

210. Le gouvernement turc allègue que la Turquie et les autorités de la « RTCN » étaient dès le départ déterminées à poursuivre les suspects. Il indique que les autorités de la « RTCN » ont mené une enquête approfondie sur les meurtres, qu’elles ont arrêté tous les suspects et les ont gardés en détention avant de devoir les relâcher, comme les y obligeait selon lui le droit interne, faute pour les autorités chypriotes d’avoir communiqué les preuves reliant les suspects au crime. Il ajoute que ces mesures ont conduit la chambre à conclure que l’enquête en elle-même n’avait pas été problématique. Le gouvernement turc dit avoir répondu à une demande des autorités chypriotes tendant à obtenir que le cinquième suspect fût arrêté et interrogé à son retour en Turquie. Il avance que les autorités de la « RTCN », s’efforçant de favoriser l’échange d’informations sur les meurtres, ont pris part à de nombreuses réunions avec l’UNFICYP. Selon lui, tant la Turquie que les autorités de la « RTCN » ont fait savoir que leur droit interne les empêchait d’extrader leurs propres ressortissants.

211. Quant à l’étendue de l’obligation procédurale imposant à un État de coopérer aux enquêtes pénales menées hors de sa juridiction, le gouvernement turc allègue qu’elle doit être définie en fonction des droits et obligations internationaux de l’État en question dans le domaine de l’assistance judiciaire en matière pénale. Il ajoute que l’État doit prendre des mesures qui soient juridiquement possibles ou juridiquement disponibles. Il précise que dans toutes les affaires revêtant une dimension transjuridictionnelle, la Cour a expressément fait référence aux instruments existants liant les États concernés et prévoyant une entraide mutuelle en matière pénale (le gouvernement turc cite l’arrêt Rantsev, précité, § 241, et l’arrêt Huseynova c. Azerbaïdjan, no 10653/10, § 111, 13 avril 2017). Le gouvernement turc soutient que l’obligation de coopérer découlant du volet procédural de l’article 2 impose ainsi à un État d’épuiser en toute bonne foi toutes les possibilités qui lui sont offertes par les instruments internationaux et supranationaux applicables dans le domaine de l’entraide judiciaire en matière pénale ou par le droit international général. Selon lui, bien que la Cour ne soit pas compétente pour apprécier si un État a respecté les obligations lui incombant au titre de pareils instruments, elle devrait vérifier qu’il a bien épuisé les possibilités qu’ils recèlent.

212. Le gouvernement turc considère que même si les griefs des requérants étaient compatibles ratione loci avec la Convention à l’égard de la Turquie, les engagements internationaux souscrits par elle ne l’auraient pas contrainte d’extrader ou de remettre les suspects. Il avance en effet que la Convention d’extradition ne couvre que les « territoires métropolitains » de la Turquie, lesquels selon lui n’incluent pas la « RTCN ». Il estime en conséquence que cette convention ne pouvait s’appliquer qu’à l’égard du cinquième suspect, lequel s’était selon lui trouvé en Turquie. Il ajoute qu’aucune demande d’extradition régulière au regard de la Convention d’extradition n’a été formulée, ce texte indiquant que les demandes d’extradition doivent être présentées « par la voie diplomatique » (article 12 de la Convention d’extradition). Il argue que le seul élément dont la Cour dispose sur ce point consiste en une déclaration des autorités chypriotes affirmant qu’un huissier de l’ambassade de Chypre à Athènes avait remis une enveloppe à un agent de sécurité de l’ambassade de Turquie à Athènes. Pendant l’audience, le gouvernement turc a toutefois admis que Chypre ne pouvait pas emprunter la voie diplomatique classique faute de relations diplomatiques entre la Turquie et Chypre. Il a également mentionné le fait que la Turquie avait joint à plusieurs traités conclus sous l’égide du Conseil de l’Europe des déclarations par lesquelles elle indiquait qu’une adhésion à ces traités ne pouvait faire naître aucune obligation juridique entre la Turquie et Chypre.

213. Il précise qu’en tout état de cause, la Turquie pouvait à bon droit refuser d’extrader le cinquième suspect en application de l’article 6 § 1 a) de la Convention d’extradition, l’intéressé ayant la nationalité turque. Selon lui, le droit international coutumier ne lui imposait pas non plus d’extrader des personnes se trouvant sur son territoire ou dans la partie nord de Chypre. Le droit turc et le droit applicable en « RTCN » auraient interdit à la Turquie et à la « RTCN » d’extrader leurs propres ressortissants. De plus, la suggestion de la chambre concernant « une solution ad hoc ou l’organisation d’un procès en lieu neutre » aurait été contraire non seulement à la Constitution de la Turquie et à la Constitution de la « RTCN », mais aussi à l’article 6 de la Convention, qui garantit le droit à un procès équitable par un tribunal « établi par la loi ». Ni le droit turc ni le droit de la « RTCN » n’aurait fourni de base légale qui aurait permis de détenir et de conduire des personnes dans la zone tampon administrée par les Nations unies ou de les contraindre à se soumettre à un interrogatoire mené par des autorités étrangères.

214. Enfin, le gouvernement turc soutient que les autorités chypriotes avaient la possibilité de remettre à la Turquie les preuves qu’elles avaient recueillies pendant leur enquête au titre des droits et obligations leur revenant en vertu de la Convention d’entraide. De plus, il estime que la police chypriote aurait pu remettre les preuves aux autorités de police de la « RTCN » sans pour autant manquer à l’une quelconque des obligations découlant du droit international coutumier. Selon lui, la pratique a montré que d’autres États coopèrent avec la « RTCN » en matière pénale sans que cette coopération ne soit considérée comme la reconnaissance implicite d’un statut d’État pour cette entité. Il fait référence à une affaire récente dans laquelle la High Court d’Angleterre et du pays de Galles a rejeté l’argument selon lequel la coopération policière avec les autorités de la partie nord de Chypre revenait à une reconnaissance implicite (R. (in the application of Akarcay) v. Chief Constable of West Yorkshire, [2017] EWHC 159). Il renvoie également à l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 177, 225 et 345), dans lequel la Cour a dit que des relations non officielles en matière judiciaire et de sécurité entre la République de Moldova et le régime transnistrien de facto ne sauraient être considérées comme un soutien audit régime.

d) La tierce intervention du Centre AIRE

215. Le Centre AIRE renvoie à son intervention devant la chambre telle qu’exposée dans l’arrêt de la chambre (paragraphes 252-256 de l’arrêt de la chambre). Il présente des observations supplémentaires concernant le droit de la CEDH / du Conseil de l’Europe, le droit international et le droit de l’UE.

216. En premier lieu, il indique que la nature spécifique de la Convention en tant que traité de garantie collective des droits de l’homme requiert la reconnaissance – le cas échéant – d’une obligation pour les États contractants d’agir collectivement de manière à protéger les droits qu’ils se sont engagés à assurer. Pour le Centre AIRE, cela signifie qu’ils doivent coopérer lorsque c’est nécessaire pour la protection de ces droits. Quoique, selon lui, il soit correct de dire que la Cour n’est pas compétente pour statuer sur le respect par un État d’autres instruments internationaux (paragraphe 288 de l’arrêt de la chambre), le Centre AIRE invite la Grande Chambre à rappeler l’article 53 de la Convention, qui commande que « [a]ucune des dispositions de la (...) Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits (...) qui pourraient être reconnus conformément (...) à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie ». Ainsi, lorsque d’autres instruments internationaux imposent des obligations de coopération collectives/conjointes visant à contribuer à la mise en œuvre correcte des droits conventionnels, l’article 53 peut dicter que la manière dont ces obligations sont respectées est pertinente pour l’appréciation de la conformité à la Convention elle-même (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 249-250, CEDH 2011). Dans le domaine des obligations procédurales découlant de l’article 2 dans un contexte transfrontière ou transjuridictionnel, le tiers intervenant invite la Grande Chambre à adopter l’approche qui a été retenue dans l’affaire Rantsev (§§ 241-242, 245-247), qui a conduit la Cour à évaluer l’adéquation de l’exécution des obligations incombant aux États contractants de collaborer les uns avec les autres de manière à ce que l’enquête fût pleinement effective et conforme à l’article 2.

217. En second lieu, le Centre AIRE met en avant les évolutions qui sont intervenues dans le droit de l’UE (par exemple le mandat d’arrêt européen) et qui visent à renforcer la coopération entre les États membres. Le Centre décèle en Europe, tant dans le droit du Conseil de l’Europe que dans celui de l’UE, une tendance à préconiser une coopération transfrontière lorsque les infractions soulèvent des problèmes sous l’angle des articles 2, 3 et/ou 4 de la Convention. Cette tendance ferait peser sur les États l’obligation de collaborer pleinement aux enquêtes sur des actes contraires à ces articles ayant été perpétrés en dehors de leur juridiction si cette coopération se révèle nécessaire à la conduite d’une enquête effective sur ces actes (il fait référence, mutatis mutandis, à l’arrêt Šilih, précité, § 159, en relation avec le caractère « détachable » de l’obligation procédurale résultant de l’article 2).

3. Appréciation de la Cour

a) L’obligation procédurale résultant de l’article 2 et les enquêtes menées sous la juridiction des États défendeurs

i. Principes généraux

218. La Cour répète en premier lieu que le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention se place parmi les dispositions primordiales de la Convention et qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 164, 19 décembre 2017). De plus, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 169, 14 avril 2015).

219. Les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2 ont été rappelés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-181) dans les termes suivants :

169. (...) Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161 à 163, série A no 324).

170. Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une procédure de nature civile voire des poursuites disciplinaires peuvent satisfaire cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (voir, parmi d’autres, Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, § 51, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002‑VIII, ou Vo c. France, précité, § 90).

171. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006, Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012).

172. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

173. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII).

174. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

175. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

176. Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).

177. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

178. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres, précité, § 167).

179. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III). Cependant, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III).

180. L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1 décembre 2009).

181. La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, 17 juillet 2014). »

ii. Application des principes généraux au cas d’espèce

220. La chambre a noté d’emblée que l’obligation procédurale d’enquêter pesait sur les deux États défendeurs, les décès étant survenus sur le territoire contrôlé par Chypre et la chambre ayant précédemment conclu qu’elle était compétente ratione loci à l’égard de la Turquie (paragraphe 262 de l’arrêt de la chambre). Elle a ensuite examiné les enquêtes respectivement menées par les deux États et a observé que les autorités des États défendeurs avaient rapidement pris un nombre significatif de mesures d’enquête. Elle n’a décelé aucune autre carence de nature à remettre en question le caractère globalement adéquat des enquêtes menées par les États défendeurs considérées en elles-mêmes (paragraphe 281 de l’arrêt de la chambre). Devant la Grande Chambre, les parties ne contestent pas ces conclusions et axent leurs observations sur un défaut allégué de coopération de la part des États défendeurs.

221. La Grande Chambre fait siennes les conclusions de la chambre concernant le caractère globalement adéquat des enquêtes qui ont été menées en parallèle par les autorités de chaque État défendeur. Elle considère par conséquent que le cœur du problème consiste en l’espèce à savoir si l’obligation procédurale découlant de l’article 2 emportait une obligation de coopérer et, le cas échéant, à déterminer l’étendue de cette obligation. Elle devra ensuite rechercher dans quelle mesure les États défendeurs ont honoré cette éventuelle obligation.

b) L’obligation de coopérer considérée comme partie intégrante de l’obligation procédurale découlant de l’article 2

i. Résumé de la jurisprudence pertinente

222. Très rares sont les affaires dans lesquelles la Cour a été appelée à se pencher sur la question de l’étendue de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 dans un contexte transfrontière ou transnational et à rechercher si cette obligation incorporait une obligation de coopérer avec d’autres États.

223. Dans l’affaire O’Loughlin (décision précitée), les requérants reprochaient aux autorités du Royaume-Uni, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, de ne pas avoir apporté leur concours aux investigations et aux enquêtes menées en Irlande sur les décès provoqués par les attentats à la bombe perpétrés le 17 mai 1974 à Dublin et à Monaghan. Les suspects se trouvaient en Irlande du Nord. Dans cette affaire, la Cour a dit qu’elle n’avait pas à décider si, ou dans quelle mesure, l’article 2 pouvait imposer à un État contractant l’obligation de coopérer dans le cadre d’investigations ou d’audiences conduites sous la juridiction d’un autre État contractant au sujet d’un recours illégal à la force ayant entraîné mort d’homme, le grief correspondant ayant été soumis après l’expiration du délai de six mois. Dans l’affaire Cummins (décision précitée), qui portait sur les attentats à la bombe perpétrés à Dublin en décembre 1972 et en janvier 1973, la Cour a toutefois recherché si les autorités du Royaume-Uni avaient coopéré de manière effective à une enquête menée en Irlande mais a déclaré que le grief était manifestement mal fondé car il n’avait pas été établi de défaut de coopération.

224. Dans l’affaire Agache et autres c. Roumanie (no 2712/02, 20 octobre 2009), la Cour, concluant à une violation de l’article 2 en son volet procédural, a notamment tenu compte du fait que les autorités roumaines n’avaient pas accompli les démarches nécessaires pour obtenir l’extradition de trois des personnes qui avaient été condamnées pour les violences ayant conduit au décès de la victime (ibidem, § 83 ; voir, mutatis mutandis, Nasr et Ghali c. Italie, no 44883/09, §§ 270 et 272, 23 février 2016, concernant le volet procédural de l’article 3 et le fait que l’extradition des intéressés n’avait pas été demandée aux États-Unis).

225. Dans l’arrêt Rantsev (précité), la Cour a observé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 imposait aux États membres de prendre les mesures nécessaires et disponibles pour réunir les éléments de preuve pertinents, que ces éléments fussent ou non sur le territoire de l’État qui enquêtait. Elle a estimé que les autorités chypriotes auraient dû solliciter l’assistance judiciaire de la Russie pour l’enquête sur les circonstances du décès de la victime à Chypre, en faisant une demande visant à l’obtention de la déposition de deux témoins qui étaient présents en Russie. Elle a tenu compte du fait que Chypre et la Russie étaient parties à la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale adoptée en 1959 et avaient de surcroît conclu un traité bilatéral d’entraide judiciaire. Prenant en considération, notamment, le fait que les autorités chypriotes n’avaient pas sollicité la coopération de la Russie, la Cour a conclu qu’il y avait eu violation par Chypre de l’article 2 en son volet procédural (ibidem, §§ 241‑242). La Cour a dit ensuite que le corollaire de l’obligation pour l’État qui enquête de recueillir les preuves qui se trouvent dans d’autres juridictions est l’obligation pour l’État où se trouvent les preuves de fournir toute l’assistance que sa compétence et ses moyens lui permettent d’apporter dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire. La Cour a toutefois considéré qu’en l’absence de toute demande de la part de Chypre, la Russie n’était nullement dans l’obligation d’interroger les deux témoins présents sur son territoire, comme le demandaient les requérants. Elle a en outre relevé que les autorités russes avaient largement fait usage des possibilités offertes par les accords d’entraide judiciaire pour engager leurs homologues chypriotes à agir, y compris en faisant une demande spécifique en vue de l’ouverture de poursuites pénales. La Cour a donc conclu qu’il n’y avait pas eu violation par la Russie de l’article 2 en son volet procédural (ibidem, §§ 245-247).

226. Dans les affaires Palić c. Bosnie-Herzégovine (no 4704/04, 15 février 2011) et Nježić et Štimac c. Croatie (no 29823/13, 9 avril 2015), la Cour a conclu que les deux États défendeurs avaient respecté leur obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à la disparition et au décès des proches des requérantes. Dans l’arrêt Palić, la Cour a noté que les autorités internes avaient délivré des mandats d’arrêts internationaux mais que l’enquête était depuis au point mort car les suspects étaient partis en Serbie et que, en qualité de ressortissants serbes, ils ne pouvaient pas être extradés. Dans l’affaire Nježić et Štimac, dans laquelle il n’avait pas été délivré de mandats internationaux, l’extradition de la plupart des suspects n’aurait pas été possible du fait que ceux d’entre eux qui avaient acquis la nationalité serbe ne pouvaient être extradés par la Serbie. La Cour a dit que les États défendeurs (respectivement la Bosnie-Herzégovine et la Croatie) ne pouvaient passer pour responsables de cette situation. Elle a en outre considéré qu’il n’était pas nécessaire de rechercher si ces États étaient tenus de demander à la Serbie d’engager des procédures car les requérantes elles-mêmes auraient pu porter leur affaire devant les autorités serbes, lesquelles étaient compétentes pour statuer sur des violations graves du droit humanitaire international commises en n’importe quel point de l’ex‑Yougoslavie. La Cour a ajouté qu’il était loisible aux requérantes, si elles se considéraient victimes d’une violation par la Serbie de leurs droits conventionnels, d’introduire une requête contre cet État (ibidem, §§ 65 et 68, respectivement).

227. Dans l’affaire Aliyeva et Aliyev (précitée), les autorités azerbaïdjanaises avaient mené une enquête sur le meurtre du fils des requérants, perpétré en Ukraine, après que le dossier leur eut été transmis en vertu de la Convention de la Communauté des États indépendants (CEI) de 1993 relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale (la Convention de Minsk), à laquelle les deux États étaient parties. Dans cette affaire, la Cour a conclu à la violation par l’Azerbaïdjan de l’article 2 en son volet procédural, relevant entre autres que l’enquêteur qui avait été chargé de l’affaire avait attendu plus d’un an et deux mois après l’ouverture de l’enquête pénale pour solliciter une assistance judiciaire auprès des autorités ukrainiennes (ibidem, § 78). Elle a toutefois admis que dans certaines situations, comme dans ce cas précis, dans lesquelles une infraction pénale avait été commise sur le territoire d’un autre État, des obstacles particuliers pouvaient entraver l’avancée de l’enquête pénale (ibidem, § 75).

228. Plus récemment, dans l’affaire Huseynova (précitée), dans laquelle les autorités azerbaïdjanaises avaient ouvert une procédure pénale concernant l’homicide perpétré sur l’époux de la requérante, deux ressortissants géorgiens avaient été identifiés comme suspects, et les autorités géorgiennes avaient refusé d’extrader ces derniers au motif que, en qualité de ressortissants géorgiens, ils ne pouvaient pas être extradés vers un pays étranger. Dans cette affaire, la Cour a rappelé que dans certaines situations dans lesquelles les suspects se trouvaient sur le territoire d’un autre État qui refusait de les extrader, il pouvait exister des obstacles particuliers susceptibles d’entraver l’avancée d’une enquête pénale ; elle a dit que l’Azerbaïdjan ne pouvait pas être tenu pour responsable de la décision prise par un autre État de ne pas extrader ses ressortissants (ibidem, § 110). Elle a toutefois conclu que ce refus n’était pas de nature à empêcher les autorités azerbaïdjanaises d’examiner la faisabilité d’une transmission du dossier pénal aux autorités géorgiennes. La Cour a relevé à cet égard que divers instruments juridiques internationaux, comme la Convention européenne d’extradition, la Convention de Minsk de 1993 ainsi qu’un traité bilatéral auquel les deux États étaient parties, prévoyaient clairement pareille possibilité. Elle a indiqué que, de plus, les autorités géorgiennes avaient expressément mentionné cette possibilité dans leur réponse à la demande d’extradition faite par les autorités azerbaïdjanaises. Cependant, rien ne prouvait que celles-ci avaient examiné la possibilité de laisser la Géorgie poursuivre les auteurs présumés du meurtre en transférant le dossier pénal à ce pays (ibidem, § 111). La Cour a également établi une différence avec les affaires Palić ainsi que Nježić et Štimac (précitées), indiquant que dans celles-ci les requérantes auraient pu s’adresser elles-mêmes aux autorités serbes, lesquelles étaient compétentes pour connaître des violations graves du droit humanitaire international où qu’elles fussent commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Dans l’affaire Huseynova, la requérante n’avait pas la possibilité de saisir directement les autorités géorgiennes et, pour que les auteurs présumés du meurtre pussent être poursuivis en Géorgie, il aurait impérativement fallu que les autorités azerbaïdjanaises en fissent la demande à la suite d’une transmission du dossier pénal (ibidem, § 112). Le fait que les autorités azerbaïdjanaises n’avaient pas envisagé de transmettre l’affaire a compté parmi les motifs qui ont conduit la Cour à conclure à une violation de l’article 2 en son volet procédural.

ii. L’approche de la Cour quant à l’obligation qui pèse sur les États contractants au titre du volet procédural de l’article 2 de coopérer dans les affaires transnationales

229. L’étude de la jurisprudence ci-dessus montre que dans la majorité des affaires dans lesquelles la Cour s’est jusqu’ici penchée sur un défaut de coopération ou de demande de coopération entre États dans un contexte transnational, elle a entrepris cet examen lorsqu’elle recherchait si l’État concerné avait globalement respecté l’obligation procédurale d’enquêter lui incombant au titre de l’article 2. Dans ces affaires, le défaut de coopération ne constituait qu’un aspect parmi d’autres dans l’examen par la Cour du caractère effectif de l’enquête conduite par ledit État, défaut qui résultait généralement de ce que cet État n’avait pas sollicité la coopération d’un autre État (par exemple Chypre dans Rantsev, précité, § 241 ; voir aussi Aliyeva et Aliyev, précité, § 78), y compris lorsque pareille coopération se serait accompagnée de la possibilité d’une transmission de procédure à un autre État (Huseynova, précité, § 111). Dans de très rares affaires seulement (à savoir O’Loughlin, Cummins et Rantsev – paragraphes 223 et 225 ci‑dessus), la Cour a été appelée à traiter spécifiquement d’un défaut de coopération ou d’assistance dans le cadre d’une enquête conduite sous la juridiction d’un autre État contractant.

230. La Cour observe que dans un cas comme l’affaire Rantsev, dans laquelle un État contractant n’est pas tenu par une obligation autonome d’enquêter au titre de l’article 2, l’obligation de coopérer ne peut naître à l’égard dudit État que si l’État enquêteur lui adresse une demande de coopération, et l’État enquêteur est tenu de solliciter de lui-même pareille coopération si des éléments de preuve pertinents ou les suspects se trouvent en un lieu relevant de la juridiction de l’autre État.

231. Dans la présente espèce en revanche, les deux États concernés revendiquaient chacun la compétence pour enquêter sur les décès, et une obligation autonome de conduire une enquête compatible avec l’article 2 est née à l’égard de ces deux États (paragraphes 220-221 ci-dessus).

232. La Cour a déjà dit que lorsqu’elle interprète la Convention, elle doit tenir compte du caractère singulier de ce traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25, renvoyant au préambule de la Convention, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), précité, § 70, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 196, CEDH 2012). Ce caractère collectif peut, dans des circonstances spécifiques, impliquer pour les États contractants l’obligation d’agir conjointement et de coopérer de manière à protéger les droits et libertés qu’ils se sont engagés à reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction (voir par exemple, dans le domaine de la traite transnationale des êtres humains, sous l’angle de l’article 4 de la Convention, Rantsev, précité, § 289). Dans les affaires dans lesquelles, pour être effective, l’enquête sur un homicide illicite survenu dans la juridiction d’un État contractant nécessite la participation de plus d’un État contractant, la Cour estime que le caractère singulier de la Convention, en tant que traité de garantie collective, emporte en principe une obligation de la part des États concernés de coopérer de manière effective les uns avec les autres afin d’éclaircir les circonstances de l’homicide et d’en faire traduire les auteurs en justice.

233. La Cour considère par conséquent que l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés.

234. Pareille obligation va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2. De fait, conclure autrement irait à l’encontre de l’obligation qu’impose l’article 2 à l’État de protéger le droit à la vie, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », avec pour résultat de faire obstacle aux enquêtes sur les homicides illicites, dont les auteurs resteraient alors nécessairement impunis. Pareil résultat pourrait compromettre le but même de la protection assurée par l’article 2 et rendre illusoires les garanties attachées au droit à la vie. Or l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (Al-Skeini et autres, précité, § 162, et Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, § 127, CEDH 2014 (extraits)).

235. La Cour note toutefois que l’obligation de coopérer qui incombe aux États au titre du volet procédural de l’article 2 ne peut être qu’une obligation de moyens et non de résultat, dans le droit fil de ce qu’elle a établi concernant l’obligation d’enquêter (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016, Palić, précité, § 65, et Aliyeva et Aliyev, précité, § 70). Cela signifie que les États concernés doivent prendre toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les possibilités que leur offrent les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en matière pénale. À cet égard, la Cour sait que la coopération entre États contractants ne peut s’opérer dans un vide juridique ; des modalités formalisées spécifiques de coopération entre États se sont d’ailleurs développées en droit pénal international. Cette approche concorde avec celle déployée dans les affaires transnationales antérieures traitées sous l’angle du volet procédural des articles 2, 3 et 4, dans lesquelles la Cour a généralement fait référence aux instruments liant les États concernés dans les domaines de l’extradition ou de l’entraide (Rantsev, précité, §§ 241, 246 et 307, Agache et autres, précité, § 83, Nasr et Ghali, précité, § 272, et Huseynova, précité, § 111). Bien que la Cour ne soit pas compétente pour surveiller le respect des traités et obligations internationaux autres que la Convention (Aliyeva et Aliyev, précité, § 74), elle vérifie normalement dans ce contexte si l’État défendeur a fait usage des possibilités que lui offraient ces instruments. La Cour rappelle à cet égard qu’elle doit prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicable aux relations entre les Parties contractantes, et que la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante (voir Al-Adsani, précité, § 55, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).

236. Lorsqu’elle recherche si l’État concerné a fait usage de toutes les possibilités légales que lui offraient les instruments internationaux régissant la coopération en matière pénale, la Cour ne saurait perdre de vue le fait que ces traités ne tendent pas à imposer des obligations absolues aux États, dans la mesure où ils laissent à l’État requis une certaine marge d’appréciation et prévoient un certain nombre d’exceptions revêtant la forme de motifs obligatoires et/ou discrétionnaires de refuser la coopération demandée. Partant, l’obligation procédurale de coopérer découlant de l’article 2 doit être interprétée à la lumière des traités ou accords internationaux en vigueur entre les États contractants concernés, autant que possible dans le cadre d’une application combinée et harmonieuse de la Convention et de ces instruments, qui ne doit pas entraîner une opposition ou une confrontation entre les différents textes (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 94, CEDH 2013, à propos de l’interprétation de l’article 8 de la Convention et de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants). Dans ce contexte, il n’y aura manquement à l’obligation procédurale de coopérer de la part de l’État tenu de solliciter une coopération que si celui-ci n’a pas activé les mécanismes de coopération appropriés prévus par les traités internationaux pertinents, ou, de la part de l’État requis, que si celui-ci n’a pas répondu de façon appropriée ou n’a pas été en mesure d’invoquer un motif légitime de refuser la coopération demandée en vertu de ces traités internationaux.

iii. L’obligation de coopérer dans les affaires transnationales impliquant un État contractant et une entité de facto se trouvant sous le contrôle effectif d’un autre État contractant

237. Comme la Cour l’a indiqué plus haut (paragraphe 193 ci-dessus), une circonstance propre à la présente espèce tient à ce que le défaut allégué de coopération concerne une entité de facto créée sur le territoire de Chypre tel que reconnu par la communauté internationale mais sur laquelle la Turquie exerce le contrôle effectif aux fins de la Convention (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 77). Comme les deux États défendeurs n’entretiennent pas de relations diplomatiques officielles, les traités internationaux auxquels ils étaient parties l’un et l’autre (à savoir les traités conclus sous l’égide du Conseil de l’Europe – voir la section consacrée au droit international pertinent) ne sauraient constituer l’unique cadre de référence lorsqu’il s’agit de rechercher si ces deux États ont fait usage de toutes les possibilités dont ils disposaient pour coopérer l’un avec l’autre. En l’absence de relations diplomatiques officielles, les moyens de coopération formalisés présentent plus de risques d’échouer et les États peuvent être amenés à recourir à des canaux de coopération plus informels ou indirects, comme la médiation d’un État tiers ou d’une organisation internationale.

238. Compte tenu de ce qui précède, la Cour doit, dans des situations telles que la présente, rechercher si les États concernés ont usé de tous les moyens qui étaient raisonnablement à leur disposition pour demander et offrir la coopération requise en vue d’assurer l’effectivité de l’enquête et de la procédure dans son ensemble. La Cour peut ainsi être appelée à examiner les canaux informels ou ad hoc de coopération empruntés par les États concernés en dehors des mécanismes de coopération prévus par les traités internationaux applicables. Ce faisant, la Cour peut et doit se laisser guider par ces traités internationaux, dans la mesure où ceux-ci reflètent l’évolution des normes et principes appliqués en droit international dans le domaine précis de la coopération en matière pénale.

iv. Application de ces critères au cas d’espèce

239. À la lumière des principes énoncés ci-dessus (paragraphes 230‑238), la Cour estime que les deux États étaient tenus de coopérer l’un avec l’autre au titre de l’obligation procédurale d’enquêter sur le décès des proches des requérants que l’article 2 leur imposait à tous deux. La Cour doit dès lors rechercher si chacun des États défendeurs a respecté cette obligation, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire.

240. La Cour ne perd pas de vue que les deux États avaient à l’époque considérée ratifié les deux principales conventions conclues sous l’égide du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’extradition et de la coopération en matière pénale, à savoir la Convention européenne d’extradition et la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale. Bien que la Turquie conteste en partie leur applicabilité aux circonstances spécifiques de l’espèce, en particulier leur applicabilité territoriale, ces deux conventions étaient en vigueur à l’égard des deux États concernés et la Turquie n’avait pas encore formulé les déclarations qui sont annexées à certains de leurs protocoles additionnels aux fins d’exclure leur applicabilité à l’égard de la République de Chypre (paragraphes 144 et 149 ci-dessus). La Cour ne se considère toutefois pas compétente pour déterminer si ces conventions trouvaient à s’appliquer sur le fondement de leurs dispositions, ni pour contrôler si les États défendeurs ont honoré leurs obligations dans les circonstances spécifiques de l’espèce. Comme cela est indiqué au paragraphe 238 ci-dessus, ces traités peuvent aussi guider la Cour dans son interprétation de l’obligation de coopérer découlant du volet procédural de l’article 2 (pour des exemples d’affaires dans lesquelles la Cour s’est référée à des instruments internationaux comme exprimant l’évolution des normes du droit international, que ces instruments aient ou non été ratifiés par les États concernés ou aient ou non été contraignants à l’époque considérée, voir Demir et Baykara, précité, §§ 65-86, Rantsev, précité, §§ 278, 282, 285-286 et 289, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 145, 8 novembre 2016). Ce constat s’applique a fortiori à la présente espèce, dans laquelle les conventions en cause ont été ratifiées par tous les États membres du Conseil de l’Europe, ce qui témoigne de l’existence d’une communauté de vues manifeste entre ces États dans le domaine de l’extradition et de la coopération en matière pénale (paragraphes 146 et 151 ci-dessus).

α) Chypre

– La République de Chypre a-t-elle fait usage de tous les moyens qui étaient raisonnablement à sa disposition pour chercher à obtenir la remise/l’extradition des suspects par la Turquie ?

241. La première question qui se pose concernant l’obligation de coopérer qui incombait à Chypre est celle de savoir si les autorités chypriotes ont fait usage de tous les moyens qui étaient raisonnablement à leur disposition pour chercher à obtenir la remise/l’extradition par la Turquie des auteurs présumés des meurtres, sachant que ces derniers s’étaient réfugiés en « RTCN » ou sur le territoire de la Turquie et que leur présence était nécessaire à la poursuite de l’enquête et, en définitive, à l’ouverture d’une procédure pénale contre eux. Dans leurs observations devant la Cour, les requérants soutiennent que les autorités chypriotes n’ont pas pris toutes les mesures que l’on pouvait attendre d’elles.

242. La Cour note qu’après que les suspects éventuels eurent été identifiés pendant les premières phases de l’enquête, les autorités chypriotes ont demandé à Interpol de publier des « notices rouges » afin que ces suspects fussent repérés et arrêtés en vue de leur extradition (paragraphes 37, 38 et 44 ci-dessus). Interpol a publié ces notices rouges pour les huit suspects. Le bureau d’Interpol à Chypre a aussi adressé au ministère turc de l’Intérieur des courriers électroniques indiquant que les suspects étaient recherchés et qu’il fallait les arrêter s’ils entraient en Turquie (paragraphes 40 et 45 ci-dessus). Il apparaît au vu des documents relatifs aux réunions avec l’UNFICYP que les autorités chypriotes savaient que certains des suspects étaient déjà détenus en « RTCN » à cette époque‑là (paragraphes 108, 114 et 115 ci-dessus). Sur la base de tous ces éléments, la République de Chypre s’est efforcée dès les premières phases de l’enquête de négocier la remise des suspects par la « RTCN » par l’intermédiaire de l’UNFICYP (paragraphes 113, 118 et 121 ci-dessus). Rapidement, il est toutefois apparu très clairement que ni les autorités turques ni celles de la « RTCN » n’avaient l’intention de remettre les suspects (paragraphes 93, 110, et 114 ci-dessus). Dans ces circonstances, et en particulier à la lumière des objections avancées par la Turquie ainsi que par les autorités de la « RTCN », lesquelles ont été communiquées à Chypre par l’entremise de l’UNFICYP, on ne peut pas reprocher à la République de Chypre de s’être en premier lieu efforcée d’obtenir la remise des suspects par l’intermédiaire de l’UNFICYP et d’avoir attendu de constater que ces efforts étaient vains pour adresser des demandes d’extradition à la Turquie (à l’égard de six suspects, c’est-à-dire de tous les suspects sauf le quatrième, qui était décédé, et le huitième, qui avait déjà été détenu à Chypre en 2006 et avait été remis en liberté), plus de trois ans et demi après la publication des notices rouges. De surcroît, rien ne permet de dire que le temps qui s’est ainsi écoulé ait eu une quelconque incidence sur l’issue des demandes d’extradition.

243. La Cour observe en outre que les demandes d’extradition ont été remises à la Turquie par l’intermédiaire de l’ambassade de Turquie à Athènes le 4 novembre 2008. Un huissier de l’ambassade de Chypre à Athènes a remis l’enveloppe contenant les demandes d’extradition et une note verbale à l’agent de sécurité de l’ambassade de Turquie, mais aucun accusé de réception n’a été délivré (paragraphe 59 ci-dessus). Le gouvernement turc n’a pas contesté ce fait devant la chambre. Devant la Grande Chambre, il soutient que les demandes d’extradition n’étaient pas valides, exposant qu’elles n’ont pas été communiquées « par la voie diplomatique » comme l’exigeait l’article 12 de la Convention d’extradition.

244. La Cour considère qu’étant donné l’absence de relations diplomatiques entre Chypre et la Turquie, on peut admettre, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, que la remise des demandes par l’intermédiaire du personnel des ambassades respectives de ces deux États à Athènes constituait la seule voie disponible pour Chypre. De fait, le gouvernement turc ne mentionne pas dans ses observations d’autres voies que Chypre aurait pu emprunter et, pendant l’audience, il a même concédé que la voie diplomatique ordinaire n’était pas disponible faute de relations diplomatiques entre les deux États. La Cour ne saurait accepter que l’absence de relations diplomatiques exonère les États défendeurs de l’obligation de coopérer imposée par l’article 2.

245. La Cour en conclut donc que les autorités chypriotes ont fait usage de tous les moyens qui étaient raisonnablement à leur disposition pour chercher à obtenir la remise/l’extradition des suspects par la Turquie.

– La République de Chypre était-elle dans l’obligation de fournir toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie ?

246. La deuxième question qui se pose porte sur le point de savoir si, au regard de l’obligation de coopérer qui lui incombait au titre de l’article 2 de la Convention, la République de Chypre était tenue de fournir à la Turquie ou aux autorités de la « RTCN » toutes les preuves qui avaient été versées au dossier d’enquête. La Cour note à cet égard que la Turquie, par l’intermédiaire des autorités de la « RTCN » et dans le cadre de la médiation de l’UNFICYP, a demandé les preuves à Chypre aux fins du maintien des suspects en détention et de la conduite de sa propre enquête sur le territoire de la « RTCN » (paragraphes 110, 115, 122, 123 et 126 ci-dessus). Ni les requérants ni Chypre ne contestent ce point.

247. La Cour relève d’emblée que l’un des arguments avancés par Chypre devant la Cour pour justifier son refus de transmettre toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » consiste à dire que la « RTCN » n’était pas un État partie à la Convention et qu’elle n’était donc pas en mesure de se conformer aux obligations imposées par l’article 2. Chypre soutient également à cet égard que la communication de preuves à la « RTCN » aurait conduit à ce que les suspects fussent soumis à une détention illégale et jugés par des tribunaux illégaux au sens de la Convention.

248. La Cour a déjà admis que la Turquie devait être tenue pour responsable des actes accomplis par les autorités de la « RTCN » dans la partie nord de Chypre et qu’il serait contraire à cette position que les mesures de droit civil, administratif ou pénal adoptées et appliquées sur ce territoire fussent considérées comme dénuées de toute validité ou d’une base « légale » aux fins de la Convention (Foka, précité, § 83). Elle a par conséquent dit que lorsqu’un acte accompli par les autorités de la « RTCN » est conforme aux lois en vigueur sur le territoire de la partie nord de Chypre, il convient en principe de considérer qu’aux fins de la Convention cet acte repose sur une base légale en droit interne (voir l’affaire Foka, précitée, § 84, dans laquelle l’arrestation de la requérante chypriote grecque par un policier de la « RTCN » a été jugée légale aux fins de l’article 5, et l’affaire Protopapa c. Turquie, no 16084/90, §§ 60 et 83-89, 24 février 2009, dans laquelle tant la détention provisoire que la détention après condamnation qui avaient été imposées par les autorités de la « RTCN » ont été considérées comme légales aux fins de l’article 5 et dans laquelle un procès pénal qui s’était tenu devant une juridiction de la « RTCN » a été déclaré conforme à l’article 6).

249. La Cour a aussi établi dans sa jurisprudence que les décisions prises par les tribunaux d’entités non reconnues, y compris par leurs tribunaux pénaux, peuvent passer pour « légales » aux fins de la Convention à condition que lesdits tribunaux fassent partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention, et ce pour permettre aux individus de bénéficier des garanties de la Convention (Ilaşcu et autres, précité, § 460 ; concernant les tribunaux de la « RTCN », voir Chypre c. Turquie, précité, §§ 236-237 ; comparer avec Mozer, précité, §§ 142‑150). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces constats à l’égard des tribunaux et autorités de la « RTCN », constats qui ne sauraient nullement s’assimiler à une reconnaissance, implicite ou autre, de ce que la « RTCN » constitue un État (Chypre c. Turquie, précité, § 238).

250. La Cour observe par ailleurs que pour justifier son refus de communiquer toutes les preuves à la Turquie ou aux autorités de la « RTCN », Chypre avance principalement que pareille coopération aurait constitué un manquement au principe de la non-reconnaissance posé par le droit international coutumier (paragraphes 157-158 et 207-208 ci-dessus). La Cour ne considère ni souhaitable ni nécessaire en l’espèce d’élaborer une théorie générale concernant la légalité au regard du droit international d’une coopération en matière pénale avec des entités non reconnues ou de facto. Elle estime néanmoins, à l’instar du gouvernement chypriote, qu’il y a lieu de distinguer la présente espèce des affaires antérieures dans lesquelles elle a admis la validité aux fins de la Convention des voies de droit qui avaient été établies ou des mesures qui avaient été adoptées par les autorités de la « RTCN » à l’égard des habitants de la « RTCN » ou des personnes qui étaient affectées par les actes de ces dernières (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 238, Demopoulos et autres, décision précitée, §§ 95-96, et Foka, précité, §§ 83-84). Dans toutes ces affaires, la Cour a reconnu la validité de ces voies de droit et actes dans la mesure nécessaire pour que la Turquie fût capable de garantir dans la partie nord de Chypre le respect de tous les droits protégés par la Convention et d’y corriger tous les manquements qui lui étaient imputables. L’essentiel pour la Cour était d’éviter un vide qui aurait opéré au détriment de ceux qui vivaient sous l’occupation ou de ceux qui, vivant à l’extérieur, pouvaient se prétendre victimes de manquements à leurs droits (Demopoulos et autres, décision précitée, § 96). Dans la présente espèce, il s’agit de savoir si la République de Chypre, en tant que gouvernement légitime de Chypre n’exerçant pas le contrôle sur la partie nord de l’île, laquelle est soumise au contrôle effectif de la Turquie, peut coopérer avec les autorités de fait qui ont été mises en place sur ce territoire (la « RTCN ») sans conférer implicitement un caractère légitime ou légal à ces autorités ou à cette occupation. De l’avis de la Cour, cette situation diffère également de celle dans laquelle un État contractant autre que Chypre coopère avec ces autorités (voir, à titre d’exemple, la coopération entre la police du Royaume-Uni et les autorités de la « RTCN » qui est mentionnée au paragraphe 214 ci-dessus).

251. La Cour a déjà admis dans l’arrêt Ilaşcu et autres que des relations officieuses existant en matière judiciaire et de sécurité aux fins de la prévention du crime entre un état contractant et un régime séparatiste mis en place sur son territoire ne sauraient être considérées, eu égard à leur nature et à leur caractère limité, comme un soutien à cette entité (Ilaşcu et autres, §§ 177 et 345). La Cour s’est exprimée ainsi lorsqu’elle cherchait à établir si la République de Moldova avait dans cette affaire honoré ses obligations positives à l’égard des requérants, lesquels étaient détenus dans la zone contrôlée par le régime transnistrien de facto. Au titre de ces obligations, la Moldova devait rétablir le contrôle sur la Transnistrie et s’abstenir de soutenir le régime séparatiste. La Cour tient toutefois à préciser que dans cette affaire, les relations officieuses en question se limitaient pour l’essentiel aux communications entre des procureurs ou des officiers moldaves et leurs homologues en Transnistrie, et que ces communications visaient en particulier l’obtention d’informations et la convocation de témoins.

252. En l’espèce, il s’agit de déterminer si la République de Chypre était tenue de fournir toutes les preuves figurant dans son dossier d’enquête aux autorités de la « RTCN », lesquelles menaient de leur côté des investigations sur les meurtres en vertu de leur droit interne. La Cour note que la République de Chypre a envoyé certains éléments, à savoir les résultats de tests ADN, à la « RTCN » par l’intermédiaire de l’UNFICYP (paragraphes 121 et 123 ci-dessus), et qu’elle était également prête à remettre toutes les preuves à l’UNFICYP de manière à ce que celle-ci pût déterminer s’il existait ou non des présomptions sérieuses contre les suspects à la condition que, dans cette hypothèse, la « RTCN » s’engageât à remettre les suspects à Chypre (paragraphe 130 ci-dessus). Les autorités de la « RTCN » n’ayant pas pris pareil engagement, Chypre a refusé de transmettre davantage de preuves. De plus, il apparaît que l’insistance avec laquelle les autorités de la « RTCN » ont cherché à se faire remettre toutes les preuves par Chypre (dossiers d’enquête de police et enregistrements faits par des caméras de vidéosurveillance) était liée à leur intention de poursuivre et de faire juger les suspects devant leurs propres tribunaux, comme le montre également leur attachement à voir les suspects comparaître devant des tribunaux chypriotes turcs (paragraphes 110, 112, 114, 116 et 120 ci-dessus). Cette volonté est apparue encore plus manifeste après que la présente affaire eut été communiquée aux États défendeurs en 2009 et que le dossier de l’enquête chypriote eut été remis à la Turquie par l’intermédiaire de la Cour. De fait, le gouvernement turc a souligné devant la chambre que la coopération de Chypre était nécessaire pour que les témoins ainsi que les personnes qui avaient rédigé les différents rapports pussent déposer devant les tribunaux de la « RTCN ». Il a également confirmé que la « RTCN » était tenue par son droit interne de rejeter toute demande d’extradition ciblant l’un de ses ressortissants (paragraphe 247 de l’arrêt de la chambre). La Turquie avance par ailleurs devant la Grande Chambre que Chypre aurait dû demander la transmission de la procédure pénale à l’égard au moins du cinquième suspect, un ressortissant turc qui se trouvait en Turquie, possibilité que lui offraient à la fois la Convention d’extradition (article 6 § 2) et la Convention sur la transmission des procédures (articles 6 et 8 § 1 g)).

253. À cet égard et outre le fait que la Turquie n’a jamais évoqué pareille possibilité lorsqu’elle a reçu les demandes d’extradition émanant de Chypre en 2008 (comparer avec l’affaire Huseynova, précitée, § 111, dans laquelle les autorités géorgiennes ont expressément mentionné cette possibilité après avoir refusé d’extrader les ressortissants géorgiens réclamés par l’Azerbaïdjan), la Cour considère que la communication de l’ensemble du dossier d’enquête à la « RTCN », avec la possibilité pour elle d’utiliser ces preuves pour juger les suspects sur son territoire et sans la moindre garantie que ceux-ci seraient remis aux autorités chypriotes, sortirait de la sphère d’une simple coopération entre les forces de police ou les autorités de poursuite (comparer avec Ilaşcu et autres, précité, § 177). Pareille mesure équivaudrait en substance à une transmission par Chypre de l’affaire pénale aux tribunaux de la « RTCN » ; la République de Chypre renoncerait ainsi à sa compétence pénale sur un meurtre qui a été commis sur le territoire dont elle a le contrôle et cette compétence serait transférée à des tribunaux d’une entité non reconnue qui a été mise en place sur son territoire. Or, l’exercice de la compétence pénale constitue l’un des principaux éléments de la souveraineté d’un État. La Cour estime donc, à l’instar du gouvernement chypriote, qu’étant donné les spécificités de la situation, le refus de Chypre de renoncer à sa compétence pénale en faveur des tribunaux de la « RTCN » n’était pas déraisonnable.

254. Cette position concorde également avec la teneur des instruments pertinents du Conseil de l’Europe auxquels les deux États étaient parties. La Cour note que l’article 2 b) de la Convention d’entraide donne à l’État requis la possibilité de refuser de prêter son assistance s’il considère que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels du pays (paragraphe 152 ci-dessus). Ce motif de refus est également prévu dans la législation de certains États membres (paragraphe 167 ci-dessus). De même, la Convention sur la transmission des procédures n’impose pas à un État l’obligation de renoncer à sa compétence et de transmettre la procédure à un autre État. Elle n’instaure pas non plus, dans l’éventualité d’un conflit positif de compétences entre deux États, un système de hiérarchie des compétences qui imposerait, par exemple, de transmettre le dossier à l’État dans lequel se trouvent les suspects (paragraphes 154-156 ci-dessus, et rapport explicatif de la Convention, p. 31).

255. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que ni le refus opposé par la République de Chypre de remettre toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie ni le fait qu’elle n’a pas transmis la procédure aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie ne s’analysent en un manquement par elle à l’obligation de coopérer considérée sous l’angle du volet procédural de l’article 2.

– La République de Chypre était-elle tenue de prendre part à d’autres modes de coopération, comme le suggérait l’UNFICYP ?

256. La Cour note que dans le contexte des efforts de médiation déployés par l’UNFICYP, il a été suggéré, dans la recherche d’une solution de compromis entre Chypre et les autorités de la « RTCN », de recourir aux formes de coopération suivantes : réunions, organisées dans la zone tampon administrée par les Nations unies, mettant en présence les forces de police des deux parties de l’île et la police des bases souveraines britanniques ; interrogatoire des suspects au Ledra Palace Hotel, dans la zone tampon administrée par les Nations unies, selon la « méthode de l’interrogatoire filmé » ; possibilité d’une solution ad hoc ou organisation d’un procès en lieu neutre ; transfert des suspects vers un État tiers et traitement de la question au niveau des services techniques (paragraphes 122, 125, 126 et 128 ci-dessus). La Cour ne voit toutefois pas comment ces autres modes de coopération auraient pu en eux-mêmes faciliter l’ouverture de poursuites contre les suspects et la tenue de leur procès. Il n’a pas été établi devant la Cour que ces possibilités, en particulier celle consistant à organiser un procès ad hoc en lieu neutre, auraient reposé sur une base suffisamment solide en droit interne ou en droit international. Dans ces conditions, la Cour considère que l’article 2 n’imposait pas à la République de Chypre de prendre part à des formes de coopération autres que celles évoquées aux paragraphes 241-255 ci-dessus.

– Conclusion

257. En conclusion, eu égard à l’obligation de coopérer, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural, que ce soit au regard de l’utilisation par Chypre de tous les moyens raisonnables qui étaient à sa disposition pour obtenir la remise des suspects ou à raison de son refus de soumettre toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie.

β) La Turquie

258. La Cour doit à présent rechercher si la Turquie a respecté l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre dès lors que les suspects se trouvaient en « RTCN » ou en Turquie et que Chypre avait demandé leur remise puis, plus tard, leur extradition.

259. La Cour note d’emblée qu’à l’occasion des démarches ayant visé à trouver un accord par l’intermédiaire de l’UNFICYP, les autorités de la « RTCN » ont sans tarder fait clairement savoir qu’elles ne pouvaient pas remettre les suspects à Chypre par l’intermédiaire de l’UNFICYP ou de la Turquie faute d’une base légale ou constitutionnelle qui le leur aurait permis. Elles ont en particulier invoqué la Constitution de Chypre de 1960, laquelle imposait que des prévenus chypriotes turcs fussent jugés par des juges chypriotes turcs (paragraphes 112, 114, 120 et 142 ci-dessus). La Turquie a également indiqué, par l’entremise d’Interpol, qu’il ne lui était pas possible d’extrader le cinquième suspect parce que celui-ci était un ressortissant turc et que le droit interne turc l’empêchait d’extrader des ressortissants turcs (paragraphes 93 et 138 ci-dessus).

260. La Cour observe de plus que les autorités de la « RTCN » ont à un moment fait savoir qu’elles devaient préalablement obtenir les preuves de la part de Chypre avant d’envisager l’extradition des suspects (paragraphe 110 ci-dessus). La Cour souligne à cet égard qu’il ne pouvait être question d’une procédure d’extradition formelle entre la « RTCN » et Chypre dès lors que la « RTCN » n’est pas reconnue comme un État par la communauté internationale. En tout état de cause, l’insistance avec laquelle les autorités de la « RTCN » ont cherché à se faire remettre toutes les preuves par Chypre s’expliquait plutôt par leur besoin de justifier le maintien en détention des suspects dans l’optique d’ouvrir une procédure contre eux. La Cour a déjà établi que la République de Chypre n’était pas tenue dans ces circonstances de communiquer toutes les preuves aux autorités de la « RTCN », pour les raisons énoncées aux paragraphes 246-255 ci-dessus.

261. Pour répondre à la question de savoir si la Turquie a honoré l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre, la Cour doit s’intéresser aux demandes d’extradition formées par Chypre en novembre 2008 pour six des suspects, après que toutes ses tentatives pour obtenir leur remise par la « RTCN » par l’intermédiaire de l’UNFICYP eurent échoué. La Cour a déjà écarté l’argument avancé par le gouvernement turc selon lequel ces demandes d’extradition n’étaient pas valides parce qu’elles n’avaient pas selon lui été soumises par la voie appropriée (paragraphe 244 ci-dessus). Elle ne peut donc pas admettre que cet argument serve à justifier le défaut d’examen des demandes d’extradition.

262. La Cour observe en premier lieu que la Turquie a ignoré les demandes d’extradition soumises par Chypre le 4 novembre 2008. Le 11 novembre 2008, les demandes d’extradition ainsi que la note verbale émanant du ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public ont été retournées à l’ambassade de Chypre à Athènes par un agent de l’ambassade de Turquie, sans la moindre réponse. L’agent a déposé l’enveloppe avant de repartir rapidement. En second lieu, le gouvernement turc est resté muet devant la chambre au sujet des demandes d’extradition de 2008. Ce n’est que devant la Grande Chambre qu’il a argué que ces demandes d’extradition n’étaient pas valides au regard de la Convention d’extradition.

263. À la lumière des principes énoncés ci-dessus (paragraphes 238 et 240 ci-dessus) et pour autant que le silence de la Turquie au sujet des demandes d’extradition peut être compris comme un refus d’extrader, la Cour considère que l’on aurait attendu des autorités turques qu’elles fissent savoir pourquoi elles estimaient que l’extradition n’était pas acceptable au regard de leur législation ou de la Convention d’extradition. À cet égard, la Cour note que l’article 18 §§ 1 et 2 de la Convention d’extradition impose à l’État requis une obligation d’informer l’État requérant de sa décision concernant une demande d’extradition et, en cas de rejet, de motiver cette décision. L’article 13 de cette convention dispose en outre que si les informations communiquées par la partie requérante se révèlent insuffisantes pour permettre à la partie requise de prendre une décision concernant une extradition, cette dernière partie demandera le complément d’informations nécessaire (paragraphe 147 ci-dessus).

264. La Cour estime que l’obligation de coopérer découlant de l’article 2 doit être lue à la lumière de toutes ces dispositions et qu’elle doit donc emporter pour un État l’obligation d’examiner toute demande d’extradition qui lui est adressée par un autre État contractant et qui vise des suspects recherchés pour meurtre ou pour homicide illicite dont on sait qu’ils sont présents sur son territoire ou qu’ils relèvent de sa juridiction, et d’apporter une réponse motivée à ladite demande.

265. Cette considération suffit à la Cour pour conclure que la Turquie n’a pas consenti le niveau minimum d’effort requis dans les circonstances de l’espèce et qu’elle n’a donc pas respecté l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre aux fins d’une enquête effective sur le meurtre des proches des requérants. Ce constat dispense la Cour de rechercher si la Turquie était tenue, dans les circonstances particulières de la cause, d’extrader certains ou l’ensemble des suspects que Chypre réclamait.

266. La Cour conclut que, faute d’avoir donné une réponse motivée aux demandes d’extradition présentées par Chypre, la Turquie a manqué à l’obligation de coopérer qui découlait pour elle du volet procédural de l’article 2.

c) Conclusion générale concernant l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention

267. Eu égard aux constats qui précèdent (paragraphes 221 et 257 ci‑dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

268. Au vu des motifs l’ayant conduite à estimer que la Turquie avait manqué à l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre (paragraphe 266 ci-dessus), la Cour conclut qu’il y a eu violation par la Turquie de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2

269. Les requérants se plaignent également, sur le terrain de l’article 13 de la Convention, d’une absence de recours effectif propre à remédier au grief qu’ils formulent sous l’angle de l’article 2. Ils allèguent que les problèmes politiques qui prévalaient à l’époque des faits ont privé d’effectivité les mécanismes judiciaires internes existants et empêché toute enquête fructueuse d’avoir lieu.

270. L’article 13 se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

271. La chambre a considéré qu’au regard de son constat de violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention par les deux États, il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief formulé par les requérants sous l’angle de l’article 13.

272. Les États défendeurs ne formulent pas d’observations sur ce point.

273. Eu égard aux conclusions susmentionnées (paragraphes 267 et 268 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé par les requérants sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 2 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

274. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Dommage matériel

275. Devant la chambre, les requérants ont demandé 40 000 euros (EUR) pour le dommage matériel qu’ils disaient avoir subi. Cette somme correspondait aux frais que le premier requérant aurait engagés pour assurer sa protection : sécurisation de son domicile, emploi d’un garde du corps (qui a été tué en 2009), frais de déplacement à l’étranger à la suite d’une tentative de meurtre qui l’aurait visé, et frais de justice supportés dans le contexte de la procédure intentée contre lui pour la possession d’une arme à feu qu’il assurait détenir pour pouvoir se défendre. Les requérants ont indiqué que la somme susmentionnée avait été calculée de manière rapide et approximative car ils ne disposaient pas du moindre document de nature à attester des frais présentés. Le gouvernement turc soutenait qu’il n’existait pas de lien de causalité entre le dommage matériel allégué par les intéressés et l’objet de la requête, qui n’avait selon lui rien à voir avec le droit à la vie du premier requérant.

276. La chambre a dit que la demande pour dommage matériel présentée par les requérants n’était pas fondée et l’a rejetée.

277. Le gouvernement turc invite la Grande Chambre à ne pas allouer de satisfaction équitable aux requérants.

278. La Grande Chambre partage l’analyse de la chambre. Partant, elle rejette cette demande.

2. Préjudice moral

279. Devant la chambre, les requérants ont réclamé en réparation du préjudice moral qu’ils alléguaient le montant total de 800 000 EUR, soit 400 000 EUR à chacun des deux gouvernements défendeurs. Pour chacun des deux Gouvernements, cette somme correspondait à 100 000 EUR demandés par le premier requérant auxquels s’ajoutaient 50 000 EUR demandés par chacun des autres requérants. Les requérants ont mis en avant l’angoisse, les souffrances, le traumatisme et la frustration selon eux insupportables dans lesquels les aurait plongés la gravité du crime commis contre leur famille ; ils reprochaient à cet égard aux autorités des gouvernements défendeurs de ne pas avoir coopéré pour faire traduire les auteurs de ce crime en justice. Ils disaient avoir été traités avec une insensibilité et une indifférence extrêmes. Ils ont invité la Cour à condamner la dureté des gouvernements défendeurs en allouant en réparation de ce préjudice une somme substantielle, même si celle-ci n’aurait jamais à leurs yeux pu compenser l’immense perte qu’ils disaient avoir subie. De plus, les gouvernements défendeurs n’ayant selon eux ni mené d’enquête ni appréhendé, poursuivi et sanctionné les auteurs de ces meurtres, tous les requérants, et en particulier le premier, auraient craint pour leur vie et vécu dans un état permanent de peur et d’anxiété. Le premier requérant aurait fait l’objet d’une tentative de meurtre et son garde du corps aurait été tué. Le premier requérant déclare que face à une absence de coopération entre les différentes autorités, il a également dû servir d’intermédiaire entre elles pendant les jours et les mois qui ont immédiatement suivi les meurtres. C’est pour ces motifs que le premier requérant demandait à ce titre avantage que les autres requérants.

280. Devant la chambre, le gouvernement turc a estimé que, faute de violation à réparer, la Cour devait refuser d’accorder la moindre indemnité pour préjudice moral. Il a ajouté que si la Cour aboutissait toutefois à une conclusion différente, le constat d’une violation représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral allégué. Il a considéré qu’en tout état de cause, la satisfaction équitable ne devait pas constituer une source d’enrichissement indu. Aux yeux du gouvernement turc, les sommes réclamées par les requérants étaient excessives, injustes et sans commune mesure avec les montants alloués par la Cour dans des affaires similaires. Le gouvernement turc a attiré l’attention de la Cour sur les montants accordés dans les affaires Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 101, 24 juin 2008, Isaak c. Turquie, no 44587/98, § 139, 24 juin 2008, et Kakoulli c. Turquie, no 38595/97, § 140, 22 novembre 2005.

281. La chambre a dit que les requérants avaient, du fait de la violation par les deux gouvernements défendeurs de l’article 2 sous son volet procédural, subi un préjudice moral que le simple constat d’une violation ne suffisait pas à réparer. Statuant en équité, elle a décidé que chacun des gouvernements défendeurs devait payer à chacun des requérants la somme de 8 500 EUR, à majorer de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur ladite somme.

282. Devant la Grande Chambre, les requérants ne font aucune observation sur leurs prétentions. Le gouvernement turc se borne à inviter la Grande Chambre à rejeter toute demande de satisfaction équitable.

283. La Grande Chambre note qu’elle a conclu à une violation par la Turquie de l’article 2 sous son volet procédural à raison d’un défaut de coopération aux fins d’une enquête effective sur le décès des proches des requérants. Les requérants ont subi du fait de la violation constatée un préjudice moral que le simple constat d’une violation ne suffirait pas à réparer.

284. Eu égard aux raisons pour lesquelles elle a conclu à une violation et aux circonstances de l’espèce, la Grande Chambre, statuant en équité conformément à l’article 41 de la Convention, décide que la Turquie devra payer à chacun des requérants la somme de 8 500 EUR, à majorer de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur ladite somme.

B. Frais et dépens

285. Les requérants ont demandé à la chambre au total la somme de 40 000 livres sterling (GBP), correspondant aux honoraires de leurs avocats pour la procédure devant elle. Ils ont allégué qu’il s’agissait du montant dont ils étaient convenus avec leurs avocats et ils ont produit une lettre d’engagement (indiquant les honoraires de leurs avocats) datée du 5 décembre 2005 et signée par la quatrième requérante. Selon cet accord, le montant susmentionné se répartissait ainsi : une somme de 20 000 GBP pour tout le travail effectué par leurs représentants devant les autorités des gouvernements défendeurs et devant l’UNFICYP ; et une somme totale de 20 000 GBP pour les frais et dépens supportés devant la Cour si une requête devait être déposée. À cet égard, l’accord précisait que chaque étape de la procédure coûterait au total 7 000 GBP : la première étape correspondrait à l’introduction de la requête ; la deuxième étape couvrirait le travail à effectuer pour la préparation des observations dans l’éventualité où la requête serait déclarée recevable ainsi que pour les éventuelles négociations en vue d’un règlement amiable ; la troisième étape, qui était prévue en l’absence de règlement amiable, devait englober la rédaction des observations et/ou la représentation à une audience. Le montant total de 21 000 GBP a été arrondi à 20 000 GBP. Ces honoraires n’étaient pas assujettis à la TVA.

286. Le gouvernement turc a allégué devant la chambre que les montants réclamés sur la base de l’accord sur les honoraires présentaient un caractère spéculatif ou abstrait et qu’ils n’étaient pas étayés par des pièces justificatives. Il a ajouté qu’aucun emploi du temps récapitulant le travail réellement effectué n’avait été fourni, pas plus que des reçus ou des documents prouvant la réalité de ces frais. Le gouvernement turc a renvoyé à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Mohd c. Grèce (no 11919/03, §§ 29-32, 27 avril 2006). Il a estimé qu’en tout état de cause les requérants ne pouvaient pas réclamer le remboursement des frais afférents à la procédure interne et que la somme demandée pour l’introduction de la requête devant la Cour était excessive.

287. La chambre a noté que l’accord sur les honoraires, qui avait été signé seulement par la quatrième requérante avant l’introduction de la requête, faisait uniquement mention de sommes globales qui n’étaient pas ventilées par rubriques. Cet accord ne précisait nullement le travail spécifiquement effectué, le nombre d’heures travaillées ou le tarif horaire facturé. Les requérants n’avaient pas fourni d’autres pièces justificatives, comme des factures ou des notes d’honoraires détaillées, à l’appui de leurs prétentions. Partant, la chambre n’a alloué aucune somme à ce titre.

288. Devant la Grande Chambre, les requérants expliquent que la première somme de 20 000 GBP n’était due que sur les dommages-intérêts à recevoir. La deuxième somme de 20 000 GBP était également due mais 10 000 GBP seulement ont effectivement été réglés. Les requérants réclament de surcroît 20 000 GBP pour la procédure devant la Grande Chambre. Au sujet de cette procédure, ils soutiennent que leur avocat a consacré à l’affaire 50 heures de travail, facturées à un tarif horaire de 300 GBP, qui se répartissent de la manière suivante : 10 heures pour l’analyse de l’arrêt ; 10 heures pour l’analyse des renvois et 30 heures pour la rédaction des observations. Pour la préparation et la conduite de l’audience, une somme supplémentaire de 5 000 GBP a été facturée.

289. Le gouvernement turc ne soumet pas d’observations sur ce point devant la Grande Chambre.

290. La Grande Chambre partage en tous points la décision de la chambre sur la demande présentée au titre des frais et dépens engagés pour la procédure interne ainsi que pour la procédure devant la chambre. Pour ce qui est de la procédure devant la Grande Chambre, la Cour note que selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 146, 25 septembre 2018). En l’espèce, la Cour a conclu que Chypre n’avait commis aucune violation de la Convention. En conséquence, il n’y a pas lieu que cet État défendeur verse aux requérants une indemnité pour frais et dépens (Mozer, précité, § 239). Au vu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure devant elle, à régler par la Turquie et à convertir en livres sterling (GBP) au taux applicable à la date du règlement.

C. Intérêts moratoires

291. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement turc ;

2. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation par la Turquie de l’article 2 de la Convention en son volet procédural à raison d’un défaut de coopération ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 2 de la Convention ;

5 Dit, à l’unanimité,

a) que le gouvernement turc doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i. 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à chacun des requérants pour préjudice moral ;

ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à convertir en livres sterling (GBP) au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 janvier 2019.

Roderick LiddellGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– l’opinion concordante du juge Serghides ;

– l’opinion en partie dissidente des juges Karakaş et Pejchal.

G.R.
R.L.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

1. J’ai voté avec la majorité et je suis donc en tous points d’accord avec le dispositif (nos 1-6) de l’arrêt, lequel conclut que seule la Turquie, et non Chypre, a commis une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ; le juge Pere Pastor Vilanova et moi-même étions parvenus à la même conclusion dans nos opinions en partie dissidentes qui ont été jointes à l’arrêt de la chambre.

2. Bien que j’approuve les motifs et les arguments sur lesquels se fonde cet arrêt pour conclure à une absence de violation par Chypre et à une violation de l’article 2 sous son volet procédural par la Turquie, je ne puis, avec tout le respect dû à les collègues, permettre que mon attention soit détournée des questions, motifs et principes centraux que j’ai abordés dans mon opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt de la chambre, d’autant qu’ils pourraient constituer des raisons supplémentaires, et néanmoins très solides, de me rallier à la conclusion de la Grande Chambre.

3. Je me réfère donc à tous ces arguments, questions, motifs et principes qui ont formé la base de mon opinion en partie dissidente pour appuyer ma présente opinion concordante sans les analyser de nouveau ici, exception faite des aspects sur lesquels j’entends me pencher plus avant.

4. Ayant inclus un résumé des faits dans mon opinion en partie dissidente qui a été jointe à l’arrêt de la chambre, je n’aurai pas à y revenir ici.

5. Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, les deux principales raisons exposées ci-après suffiraient, à mon avis, à permettre de conclure que seule la Turquie, mais pas Chypre, a commis une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention : a) la Turquie, pour des motivations qui n’étaient pas dictées par la bonne foi, n’était pas disposée à coopérer avec Chypre au sujet des homicides illicites qui avaient eu lieu dans la partie du territoire de Chypre qui ne se trouvait pas sous l’occupation ni sous le contrôle effectif de la Turquie, manquant ainsi à l’obligation que lui imposait l’article 2 de la Convention, et b) la République de Chypre n’était pas tenue, du fait du principe de la non‑reconnaissance, par une obligation de transmettre toutes ses preuves aux autorités de la « RTCN » afin que les tribunaux de la « RTCN » pussent juger les auteurs présumés des meurtres.

Les principes de la bonne foi et de l’effectivité

6. Cela étant, un aspect important appelle une analyse plus approfondie : le rôle que jouent les principes de la bonne foi et de l’effectivité dans l’interprétation et l’application de l’article 2 de la Convention, en particulier en relation avec l’obligation procédurale positive qui incombe à un État au titre de l’article 2 (également combiné avec l’article 1 de la Convention) de garantir le droit à la vie, ainsi qu’avec les obligations spécifiques qui peuvent en résulter : a) l’obligation procédurale d’enquêter et b) l’obligation procédurale de coopérer. Comme nous le verrons, cette question n’est pas du tout théorique en l’espèce, mais revêt une grande importance pratique.

7. L’obligation procédurale de coopérer entre deux ou plusieurs États au sujet d’un homicide illicite constitue un aspect spécifique de l’obligation procédurale d’enquêter laquelle, à son tour, constitue un aspect spécifique de l’obligation procédurale positive incombant aux États concernés, au titre des articles 1 et 2 de la Convention, de garantir le droit à la vie. Ces obligations résultent des développements de la jurisprudence qui sont principalement fondés sur le principe de l’effectivité, ou, en d’autres termes, sur le principe de la protection effective des droits[3], qui requiert que la protection du droit à la vie soit concrète et effective. On peut dire que la relation entre ces obligations positives et le principe de l’effectivité ressemble à l’affinité entre des enfants et leurs aînés.

8. La bonne foi forme un élément indispensable d’une interprétation menée au regard de l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, lequel prévoit qu’« [u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »[4]. Le principe de l’effectivité est implicite dans l’exigence de bonne foi[5], bien qu’à mon sens, ces deux notions ne soient pas identiques en substance et se chevauchent simplement.

9. Ces principes de la bonne foi et de l’effectivité, avec les autres principes sur lesquels se fonde la Convention, comme les principes de l’état de droit et de la démocratie, sont des aspects – ou des parties ou des éléments – de l’objet et du but d’une disposition de la Convention et doivent être pris en compte lors de son interprétation et de son application. Non seulement le principe de la bonne foi découle de l’objet et du but mêmes d’un traité, mais il est expressément mentionné à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités comme guidant l’interprétation d’une disposition d’un traité, en l’espèce l’article 2 de la Convention, suivant son sens ordinaire et à la lumière de son objet et de son but.

10. Tous les principes susmentionnés sont également des règles ou des normes de droit international et ils doivent être pris en compte en même temps que le contexte de la disposition d’un traité, en vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités [6].

11. Comme noté dans le préambule de ladite convention, le principe de la bonne foi est universellement reconnu. Ce principe exige de l’honnêteté, de l’équité et un caractère raisonnable ; il interdit l’abus de droit et la prise de tout avantage injuste et il implique de respecter, d’interpréter et d’appliquer l’état de droit de manière effective[7]. Il interdit aux « États parties d’adopter des points de vue et des positions qui faussent la représentation du contenu véritable des engagements qu’ils ont pris par le biais du traité »[8]. Par ailleurs, comme l’a indiqué la Commission du droit international (CDI) des Nations unies : « Lorsqu’un traité se prête à deux interprétations, l’une permettant au traité d’avoir des effets appropriés et l’autre ne le permettant pas, la bonne foi ainsi que les objets et buts du traité commandent l’adoption de la première interprétation »[9]. Ainsi que l’a observé à bon droit Richard K. Gardiner, « [l]a CDI a subsumé les deux composantes du principe de l’effectivité sous deux éléments conjointement à l’article 31 § 1), à savoir la « bonne foi » et « l’objet et le but »[10].

12. Lorsqu’un État a ratifié un traité, cela signifie qu’il a consenti à être lié par les termes de ce traité, et donc qu’il connaît l’existence de ces termes. Cela suscite des attentes légitimes de la part des autres parties au traité. Par conséquent, lorsqu’un État donne des dispositions d’un traité une interprétation dans laquelle un ou plusieurs des éléments constitutifs de la bonne foi susmentionnés font défaut, par exemple le caractère raisonnable, entraînant ainsi une interprétation contra legem ou une interprétation allant contre l’objet et le but de la disposition, cette interprétation peut être automatiquement considérée comme n’étant pas effectuée de bonne foi. Comme l’a observé à juste titre un auteur « [l]e droit international n’attache pas une grande importance à l’état d’esprit des États souverains et il ne requiert que rarement de s’y intéresser »[11].

13. Outre l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui applique le principe de la bonne foi à l’interprétation des traités, l’article 18 de cette même convention précise par ailleurs qu’« [u]n État doit s’abstenir d’actes qui priveraient un traité de son objet et de son but » dans le cas d’un traité qui a été signé mais doit encore être ratifié[12]. Si un État est tenu de s’abstenir d’actes conçus pour tenir en échec ou contrecarrer la réalisation de l’objet d’un traité qu’il a signé mais pas encore ratifié, la même norme, voire une norme plus stricte encore, devrait s’appliquer une fois que l’État ratifie le traité. L’article 18 indique que pour qu’un État soit partie à un traité, il doit être véritablement préparé et prêt à s’y conformer[13]. Comme l’article 31 § 1, il s’agit là d’une disposition de cette convention qui témoigne de l’importance de l’objet d’un traité pour son interprétation ou pour son exécution.

14. Bien qu’il n’existe pas pareille mention expresse du principe de la bonne foi dans la Convention ou dans l’un de ses protocoles, le préambule de la Convention évoque une « garantie collective » des droits, ce qui présuppose à mon avis de la bonne foi[14]. Qui plus est, la Convention, en ses articles 17 et 18 respectivement, interdit l’abus de droit et l’usage des restrictions à mauvais escient, ces interdictions constituant aussi des composantes du principe de la bonne foi. De surcroît, l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe (Londres, 05.05.1949) prévoit que « [t]out membre du Conseil de l’Europe (...) s’engage à collaborer sincèrement et activement à la poursuite du but » défini au chapitre premier de ce statut. De la même manière, le préambule de la Convention dispose « que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Le principe d’une coopération « sincère » et « active » ne vise rien de moins qu’une coopération fondée sur la bonne foi et l’effectivité. De plus, l’article 4 du statut susmentionné indique que l’adhésion au Conseil de l’Europe est conditionnée par la capacité d’un État candidat de collaborer « sincèrement » et « activement » avec tous les autres membres, comme l’impose l’article 3. Enfin, l’article 8 de ce statut prévoit de lourdes sanctions (suspension et expulsion) pour les États membres qui ne se conforment pas aux exigences de l’article 3.

Le principe de la non-reconnaissance

15. La question qui appelle maintenant une analyse plus poussée est celle du rôle joué par le principe de la non-reconnaissance dans l’interprétation et dans l’application des articles 1 et 2 de la Convention, ce principe constituant une règle de droit international qui doit également être prise en compte au regard de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Comme expliqué plus bas, cette question, une fois de plus, n’a absolument rien de théorique en l’espèce mais revêt en revanche une grande importance pratique.

16. La règle ou le principe de la non-reconnaissance, qui est une règle du droit international coutumier, se reflète également dans le projet d’articles sur la « responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite » adopté par la Commission du droit international (CDI). Deux de ces articles, à savoir l’article 40 et l’article 41, sont cités au paragraphe 157 de l’arrêt sous le titre « C. Le principe de la non-reconnaissance ». Le projet d’article 41.2 dispose qu’« [a]ucun État ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave au sens de l’article 40, ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation » (italique ajouté). Dans son commentaire relatif au projet d’article 41.2, cité au paragraphe 158 de l’arrêt, la CDI observe que le principe de la non-reconnaissance est appliqué par la Cour européenne des droits de l’homme (paragraphe 10 de ce commentaire). Aux termes du projet d’article 30 « « [l]’État responsable du fait internationalement illicite a l’obligation : a) D’y mettre fin si ce fait continue ; b) D’offrir des assurances et des garanties de non-répétition appropriées si les circonstances l’exigent. »

17. Chypre est victime d’une agression d’État perpétrée par la Turquie. Outre la réaction de la communauté internationale à l’instauration de la « RTCN » qui est décrite aux paragraphes 159-161 de l’arrêt, il est pertinent de noter qu’à la suite de l’invasion de Chypre par la Turquie, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté un certain nombre de résolutions, exigeant la fin de l’intervention militaire étrangère et demandant le retrait des militaires étrangers[15]. De plus, l’Assemblée générale des Nations unies a aussi expressément déploré la poursuite de l’occupation de Chypre par des forces étrangères[16].

18. Il y a lieu de souligner que l’occupation illégale du nord de Chypre par la Turquie, occupation qui constitue un fait internationalement illicite ayant un caractère continu au sens du projet d’article 14.2, doit cesser, et que c’est à la Turquie qu’incombe l’entière responsabilité de mettre immédiatement fin à cet acte de manière à protéger l’intérêt de la communauté internationale dans son ensemble à voir l’état de droit préservé et respecté. Par conséquent, les États tiers sont tenus de s’abstenir de prêter aide ou assistance à la Turquie aux fins du maintien de cette situation illégale et de la pérennisation ou de la normalisation de l’occupation du territoire chypriote. Tel est précisément le mal contre lequel la règle de la non-reconnaissance est censée faire rempart.

19. L’obligation de non-reconnaissance est en elle-même destinée à protéger les droits de l’homme. Le fait que la jurisprudence de la Cour admette que les tribunaux de la « RTCN » aient une compétence limitée, en particulier sur des actes qui se sont produits dans la partie du territoire de Chypre qui se trouve sous l’occupation et le contrôle effectif de la Turquie, n’est toutefois pas contraire à l’obligation de non-reconnaissance. Cette approche se justifie par la volonté d’éviter l’existence d’un vide et de protéger les droits de l’homme des personnes concernées. Au paragraphe 250 de son arrêt, la Cour opère à juste titre une distinction entre la présente espèce et sa jurisprudence antérieure, au motif que les homicides illicites en question ont été commis sur la partie du territoire de Chypre qui ne se trouvait pas sous le contrôle effectif de la Turquie ; par conséquent, ce qui était la considération principale pour la Cour dans d’autres affaires, à savoir la volonté d’éviter l’existence d’un vide, ne s’appliquait pas à la présente espèce.

Le recours aux principes susmentionnés pour l’interprétation de l’article 2

20. À l’évidence, une interprétation des articles 1 et 2 de la Convention qui méconnaîtrait les principes de la bonne foi et de l’effectivité, et/ou le principe de la non-reconnaissance, ne devrait pas être admise par la Cour, sous peine pour celle-ci d’être considérée comme négligeant les principes fondamentaux de la Convention ainsi que les règles du droit international.

21. C’est la raison pour laquelle il est très regrettable que l’arrêt ne traite pas de ces questions, même si le principe de la non-reconnaissance a été invoqué de manière appuyée par le gouvernement de Chypre. Comme il ressort clairement du paragraphe 250 de l’arrêt, la Cour a choisi de ne pas traiter le principe de la non-reconnaissance et s’est exprimée ainsi à ce sujet :

« La Cour ne considère ni souhaitable ni nécessaire en l’espèce d’élaborer une théorie générale concernant la légalité au regard du droit international d’une coopération en matière pénale avec des entités non reconnues ou de facto. »

22. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, cependant, la déclaration de la Cour citée ci-dessus n’est pas à sa place, parce qu’elle précède l’argument de la Cour et sa conclusion selon laquelle la République de Chypre n’était pas tenue de fournir toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie. Cette conclusion n’est énoncée qu’à la fin du paragraphe 253, dans lequel la Cour conclut qu’il n’était pas déraisonnable de la part de Chypre de refuser de renoncer à sa compétence pénale – laquelle constitue l’un des principaux éléments de la souveraineté d’un État – en faveur des tribunaux de la « RTCN », qui ne disposent en tout état de cause que d’une compétence reconnue limitée. Si la Cour avait déclaré à la fin du paragraphe 253 de l’arrêt que du fait de sa conclusion susmentionnée il n’était pas nécessaire qu’elle examinât tout autre argument soulevé par Chypre (y compris l’argument fondé sur le principe de la non‑reconnaissance) pour justifier son refus de transmettre toutes les preuves aux autorités de la « TRNC », j’aurais trouvé cela compréhensible. En toute hypothèse, avec tout le respect dû à mes collègues, ladite déclaration de la Cour au paragraphe 250, faite a priori et sans un examen préalable de la question, prive de son sens le principe de la non‑reconnaissance pour l’interprétation et l’application des articles 1 et 2 de la Convention, bien que la Cour inclue toute une section consacrée au « Principe de la non-reconnaissance » dans la section « Le droit et la pratique internationaux pertinents » (paragraphes 157-158 de l’arrêt).

23. Alors même que j’aurais pu comprendre qu’il ne fût pas « nécessaire » pour la Cour de traiter du principe de la non-reconnaissance si la question avait été envisagée au bon moment, je ne puis comprendre pourquoi la Cour a dit qu’elle ne trouvait pas « souhaitable » de se pencher sur ce principe. Cela est d’autant plus déconcertant qu’il s’agit d’un principe obligatoire et extrêmement important du droit international, dont la légitimité est reconnue dans l’arrêt puisque celui-ci lui consacre une section distincte, comme indiqué ci-dessus.

24. La Cour aurait dû souligner, comme je le fais maintenant dans mon opinion concordante, que la Convention ne peut imposer à un État de faire quoi que ce soit qui lui demanderait de manquer à une règle du droit international coutumier, en l’espèce à la règle de la non-reconnaissance. Je souhaite également préciser que les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention ne sauraient contraindre Chypre ou n’importe quel autre État à prendre des mesures qui contribuent à pérenniser une occupation illégale à Chypre.

25. La Cour n’a pas non plus traité en l’espèce du rôle du principe de la bonne foi pour l’interprétation des articles 1 et 2 de la Convention, bien que ce qu’elle dit au paragraphe 234, à savoir que l’obligation de coopérer « va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2 », soit parfaitement pertinent et correct.

26. Hugh Thirlway observe qu’« il est (...) difficile d’imaginer des circonstances dans lesquelles la Cour jugerait nécessaire de rejeter une interprétation avancée par une partie au seul motif que cette interprétation n’a pas été effectuée de bonne foi »[17]. Il ajoute que « [p]areille interprétation enfreindrait presque certainement dans le même temps quelque canon spécifique de l’interprétation ; et [que] la Cour ne sera pas prompte à accuser un État de mauvaise foi dans son arrêt »[18]. De même, Sir Gerald Fitzmaurice note qu’« [i]l peut être utile (...) d’attirer l’attention sur une difficulté qui apparaît dans l’application du principe de la bonne foi, sans pour autant s’efforcer véritablement de la résoudre »[19]. Et il explique qu’« [i]l y a toujours une réticence naturelle à imputer aux États une part de mauvaise foi, comprise comme l’intention délibérée de contourner sciemment une obligation internationale »[20].

27. De fait, il apparaît que la Cour n’a jamais rejeté une interprétation avancée par une partie au seul motif qu’elle n’avait pas été effectuée de bonne foi, alors qu’elle a rejeté à de nombreuses reprises une interprétation parce qu’elle était formaliste, ou restrictive, ou théorique et illusoire au lieu d’être concrète et effective.

28. Bien qu’il soit difficile d’imaginer des circonstances susceptibles de conduire la Cour à estimer nécessaire de rejeter une interprétation au seul motif que la partie qui l’avance ne l’a pas faite de bonne foi, nul ne peut pourtant exclure pareilles circonstances et la présente espèce représente l’une des situations les plus manifestes dans lesquelles la Cour doit rejeter pour ce motif la démarche interprétative adoptée par la Turquie relativement à l’article 2.

29. L’élément de bonne foi auquel fait référence l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, comme indiqué plus haut, est un élément important sans lequel la démarche interprétative menée en vertu de cette disposition s’effondre. Tel est le cas parce que la bonne foi considérée en tant que mode d’interprétation a trait au sens ordinaire d’une disposition d’un traité mais aussi à son objet et à son but et qu’elle constitue, à mon avis, l’ingrédient ou l’élément qui aide à faire du processus d’interprétation d’un traité « un tout, une seule opération complexe » au regard de l’article 31 § 1[21]. Ainsi, la Cour ne devrait pas se référer uniquement au texte et/ou à l’objet d’une disposition, comme elle le fait habituellement, tout en contournant ou en négligeant la « bonne foi » en tant qu’élément ou principe d’interprétation.

30. Les articles 1 et 2 de la Convention ne peuvent être interprétés comme autorisant un État membre, en l’espèce la Turquie, à refuser de coopérer avec un autre État membre, en l’espèce Chypre, d’une manière contraire au droit international, en particulier en ne respectant pas l’indépendance et l’intégrité de ce dernier État et en agissant de mauvaise foi, ce qui a pour effet de renforcer et de normaliser la situation illégale qui a été imposée sur une partie du territoire de Chypre. De fait, la Turquie a fait l’exact contraire de ce qui était prescrit dans la résolution des Nations unies[22].

31. Plus précisément, il est contraire au droit international et en particulier au principe de la bonne foi que la Turquie, une puissance qui a envahi et qui occupe la partie nord de Chypre et y a établi une entité illégale qui n’est pas reconnue par la communauté internationale dans son ensemble, affirme être en droit de refuser de coopérer avec le gouvernement de Chypre en l’espèce parce qu’elle ne le reconnaît pas, ignorant le fait que le gouvernement de Chypre est considéré par la communauté internationale comme le seul gouvernement légitime de Chypre. Partant, lorsque la Turquie affirme que ce sont les tribunaux de l’entité qu’elle a mise en place dans la partie nord de Chypre – et non les tribunaux de la République de Chypre – qui sont compétents pour juger les suspects des meurtres, alors même que ceux-ci ont été commis dans la partie du territoire de Chypre qui ne se trouve pas sous l’occupation et le contrôle effectif de la Turquie, celle‑ci méconnaît le principe de la bonne foi.

32. Ce positionnement de la Turquie transparaît clairement dans ses observations écrites et orales. Point important, en réponse à une question posée lors de l’audience par les juges au sujet de ce qui constituerait la voie diplomatique appropriée pour qu’une demande d’extradition soit valide, la réponse a été la suivante :

« Dans la présente espèce, la voie diplomatique ordinaire n’était pas disponible pour les autorités chypriotes grecques pour une raison simple : ce n’était pas à cause de la non-reconnaissance, mais parce qu’il n’y a pas de relations diplomatiques entre la Turquie et les autorités chypriotes grecques. C’est la raison pour laquelle la Turquie ajoute à toute convention conclue sous l’égide du Conseil de l’Europe une réserve par laquelle elle précise que l’adhésion à un traité ne fait pas naître ou ne saurait faire naître d’obligations juridiques entre la Turquie et les autorités chypriotes grecques dans la partie sud de Chypre. »

33. La référence aux « autorités chypriotes grecques » constitue en fait en elle-même une indication du refus par la Turquie de reconnaître la République de Chypre. Ni dans la demande de renvoi ni dans ses observations écrites ou orales le gouvernement turc n’a jamais, ne serait-ce qu’une seule fois, mentionné le gouvernement de Chypre en tant que tel. Il se réfère toujours aux « autorités chypriotes grecques ».

34. Avec tout le respect dû à mes collègues, la déclaration de la Turquie reproduite ci-dessus (paragraphe 32) est trompeuse en ce que l’absence de relations diplomatiques entre la Turquie et Chypre est le résultat d’une décision de la Turquie et constitue le corollaire du fait que celle-ci ne reconnaît pas le gouvernement de Chypre. Il serait par conséquent erroné de dépeindre une situation dans laquelle les deux États refuseraient d’entretenir des relations diplomatiques l’un avec l’autre. D’autant plus que Chypre ne conteste pas la qualité d’État de la Turquie, mais uniquement celle de la « RTCN », c’est-à-dire l’administration locale subordonnée à la Turquie que celle-ci a mise en place dans la partie nord de Chypre. De surcroît, Chypre a formulé une objection aux réserves exprimées par la Turquie dans le cadre de la Convention européenne d’extradition et de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale en respectant le délai de douze mois prescrit à l’article 20 § 5 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il ressort clairement du contenu des réserves de la Turquie concernant ces deux traités que celle-ci ne reconnaît pas la République de Chypre et refuse d’avoir la moindre relation avec elle. En particulier, la Turquie a déclaré que la ratification par elle de ces deux traités n’impliquait « aucune forme de reconnaissance de la prétention de l’administration chypriote grecque de représenter la défunte « République de Chypre » en tant que Partie » à ces instruments, ni « aucune obligation quelconque de la part de la Turquie d’entretenir avec la prétendue République de Chypre des relations (...) » (paragraphes 144 et 149 de l’arrêt).

35. À cet égard, il y a lieu de noter que les réserves formulées par la Turquie n’étaient pas déterminées et qu’elles étaient incompatibles avec l’objet et le but des conventions auxquelles elles ont été jointes, contrairement à ce qui est prévu respectivement à l’article 19 §§ b) et c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Au sujet de l’interdiction des réserves à caractère général, Roslyn Moloney, faisant référence à un arrêt de la Cour internationale de justice, a observé que « [d]ans ce cas, la Cour était soucieuse de protéger l’intégrité des instruments de garantie des droits de l’homme contre une érosion résultant des réserves à caractère général, qui diluaient les dispositions les plus fondamentales »[23].

36. La Turquie, un État membre du Conseil de l’Europe, par son refus déraisonnable de reconnaître la République de Chypre, un autre État membre du Conseil de l’Europe, et donc de coopérer avec elle comme l’imposent les articles 1 et 2 de la Convention, a enfreint ces dispositions en ce qu’elle a méconnu le principe de la bonne foi ainsi que les objectifs essentiels du Conseil de l’Europe qui sont mentionnés au préambule de la Convention, à savoir la reconnaissance et l’application effectives ainsi que la garantie collective des droits qui y sont énoncés, le maintien de la prééminence du droit et un régime politique véritablement démocratique. La Turquie a également commis une violation de l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe, qui requiert une coopération sincère et active entre les États membres du Conseil de l’Europe à la poursuite du but de cette institution, comme indiqué au paragraphe 14 ci-dessus. En effet, la position de la Turquie érode le rôle que joue la Cour en tant que l’un des organes du Conseil de l’Europe. La garantie et l’application collectives des droits de l’homme requièrent un élément indispensable : chaque État membre doit respecter la souveraineté et l’indépendance de tous les autres États membres. Si cet élément fait défaut, toute forme de coopération sincère est impossible.

37. Dans toute forme de coopération, il est indispensable que les parties prenantes soient prêtes à coopérer en toute bonne foi. Bien que le principe de la bonne foi ne soit pas mentionné expressément dans l’arrêt, il est reconnu au paragraphe 233, qui dit que « [l]a Cour considère par conséquent que l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance ». Il serait par conséquent ab initio vain pour un État, Chypre en l’espèce, de coopérer avec un autre État, la Turquie en l’espèce, qui a refusé d’emblée de faire de même et dont le refus est fondé sur des motifs contraires au principe de la bonne foi ainsi qu’au droit international. Cette position a définitivement fermé la porte à toute coopération de Chypre avec la Turquie. Même dans ces circonstances, la République de Chypre a pourtant communiqué certaines preuves à la « RTCN » par l’intermédiaire de l’UNFICYP, à savoir les résultats de tests ADN, et elle était également prête à remettre toutes les preuves à l’UNFICYP de manière à ce que cette dernière pût déterminer s’il existait ou non des présomptions sérieuses contre les suspects des meurtres, à la condition que, dans cette hypothèse, la « RTCN » s’engageât à remettre les suspects à Chypre (paragraphe 252 de l’arrêt).

38. Chypre était en droit d’invoquer le principe de la non-reconnaissance au sujet de la légitimité de la « RTCN », et donc de ne pas transmettre toutes les preuves à la « RTCN » ou à la Turquie, laquelle est une puissance qui a envahi et qui occupe la partie nord de Chypre. En revanche, la Turquie n’était pas fondée à alléguer qu’elle avait le droit de ne pas extrader et livrer les suspects des meurtres au gouvernement de Chypre parce qu’elle n’entretenait pas de relations diplomatiques avec lui et ne le reconnaissait pas. Pareil abus du principe de la non-reconnaissance de la part de la Turquie, lequel est imputable à la politique conquérante et expansionniste que celle-ci mène à l’égard de Chypre, est contraire au droit international et en particulier au principe de la bonne foi ainsi qu’à l’objectif essentiel que poursuit de longue date et de manière continue le Conseil de l’Europe : assurer la protection effective des droits de l’homme.

39. Une interprétation de l’article 2 de la Convention avancée par la Turquie dans laquelle un État serait en droit de refuser de coopérer dans une affaire pénale avec un autre État membre du Conseil de l’Europe au prétexte qu’il ne reconnaît pas cet autre État ou qu’il ne veut pas avoir de relations diplomatiques avec lui, s’assimile à mon sens à un mépris total pour le principe de la bonne foi, pour le principe de l’effectivité ainsi que pour toute autre règle de droit international, y compris l’obligation de respecter la souveraineté et l’intégrité d’un autre État.

40. Lorsqu’elle assure qu’elle n’était pas tenue de coopérer, la Turquie se fonde également sur son affirmation selon laquelle les tribunaux de la « RTCN » devraient être compétents pour connaître des crimes commis partout sur le territoire de Chypre[24], oblitérant ainsi complètement la légitimité des tribunaux de la République de Chypre.

41. Cet argument selon lequel seuls les tribunaux de la « RTCN » seraient compétents à Chypre à chaque fois qu’un meurtre est commis sur le territoire de Chypre correspond à une autre revendication de la Turquie qui va à l’encontre du principe de la bonne foi, parce qu’aucun État au monde hormis la Turquie ne reconnaît la « RTCN ». Il n’était donc pas raisonnable de la part de la Turquie de s’attendre à ce que les tribunaux de la « RTCN », auxquels la jurisprudence de la Cour n’accorde qu’une compétence très limitée, fussent compétents pour connaître de crimes commis sur la partie du territoire de Chypre qui ne se trouve pas sous son contrôle effectif. Il n’était pas non plus raisonnable de sa part de s’attendre à ce que Chypre ne refusât pas de renoncer à sa compétence pénale, celle-ci constituant l’un des principaux éléments de sa souveraineté, en faveur des tribunaux de la « RTCN ». Comme indiqué ci-dessus, la Cour énonce au paragraphe 253 de l’arrêt l’argument selon lequel « étant donné les spécificités de la situation, le refus de Chypre de renoncer à sa compétence pénale en faveur des tribunaux de la « RTCN » n’était pas déraisonnable », ce qui l’amène à constater une non-violation de la part de Chypre. Je ne souhaite toutefois pas m’appesantir ici sur ce qu’il était raisonnable d’avancer de la part de Chypre, mais sur ce qu’il n’était pas raisonnable d’affirmer de la part de la Turquie. La mauvaise foi d’un État se démontre en effet par la conduite déraisonnable de celui-ci.

42. La Turquie soulève un troisième point concernant l’interprétation de l’article 2 de la Convention – point qui, selon moi, va à l’encontre du principe de la bonne foi ; elle affirme en effet ne pas être tenue par une obligation de coopération en l’absence d’engagements conventionnels, et que dans ce cas, elle applique son propre droit interne. Avec tout le respect dû à mes collègues, cet argument n’est pas raisonnable parce que l’article 2 lui-même, tel qu’interprété par la Cour, impose une obligation de coopération sincère, obligation qui découle de la Convention par laquelle la Turquie se trouve liée en sa qualité d’État partie. Du reste, comme le précise l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités « [u]ne partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ».

43. Concernant son refus de se conformer à l’obligation positive de coopérer qui lui incombait, la Turquie avance un quatrième argument : les demandes d’extradition présentées par Chypre n’auraient selon elle pas été valides au regard de la Convention européenne d’extradition. La Turquie n’a soulevé cet argument qu’une fois devant la Grande Chambre (paragraphe 262 de l’arrêt). Je souscris entièrement à ce que dit la Cour aux paragraphes 261-266 au sujet de la position de la Turquie. En particulier, au paragraphe 263 de l’arrêt, la Cour constate que la Turquie a manqué à l’obligation énoncée à l’article 18 §§ 1 et 2 de la Convention d’extradition d’informer l’État requérant, Chypre en l’espèce, de sa décision concernant une demande d’extradition. Au paragraphe 264 de l’arrêt, la Cour explique à juste titre qu’elle « estime que l’obligation de coopérer découlant de l’article 2 doit être lue à la lumière de toutes ces dispositions [les articles 13 et 18 §§ 1 et 2 de la Convention d’extradition] et qu’elle doit donc emporter pour un État l’obligation d’examiner toute demande d’extradition qui lui est adressée par un autre État contractant (...) et d’apporter une réponse motivée à ladite demande ». Enfin, au paragraphe 265 de l’arrêt, la Cour dit à raison que la considération susmentionnée lui « suffit (...) pour conclure que la Turquie n’a pas consenti le niveau minimum d’effort requis dans les circonstances de l’espèce et qu’elle n’a donc pas respecté l’obligation qui lui incombait de coopérer avec Chypre aux fins d’une enquête effective sur le meurtre des proches des requérants ».

44. Le silence observé par la Turquie à la suite de la présentation des demandes d’extradition par Chypre – lequel « peut être compris » par la Cour comme « un refus d’extrader » (paragraphe 263 de l’arrêt) – conjugué au fait que la Turquie n’a donné aucune réponse motivée pour justifier pareil refus, constitue à mon sens un élément supplémentaire montrant que la Turquie a manqué au principe de la bonne foi dans l’interprétation et l’application qu’elle a faites de l’article 2 combiné avec l’article 1 de la Convention.

45. Il serait contraire au principe de la bonne foi d’interpréter les articles 1 et 2 de la Convention de façon à nier le droit à la vie[25]. En refusant de coopérer pour des motifs qui sortent tous de la portée de la Convention et qui sont contraires au droit international, la Turquie et les autorités de la « RTCN » ont automatiquement annihilé et rendu inopérants le but de l’article 2 ainsi que les principes de la bonne foi et de l’effectivité. Elles n’ont pas offert la moindre protection aux requérants parce que, sous l’empire de leurs revendications déraisonnables, les autorités de la « RTCN » ont fini par relâcher tous les suspects des meurtres.

46. Il y a lieu d’observer que lorsqu’un État, comme la Turquie en l’espèce, méconnaît totalement[26] et s’abstient d’appliquer le principe de l’effectivité, lequel constitue la base juridique, ou la source, ou encore le substrat, de toute obligation procédurale positive susceptible de découler des articles 1 et 2 de la Convention, alors, le respect de pareille obligation est voué à être un échec total.

47. Enfin, pour les motifs qui sous-tendent l’arrêt ainsi que pour toutes les raisons sur lesquelles se fondent la présente opinion concordante ainsi que mon opinion en partie dissidente qui est annexée à l’arrêt de la chambre, je conclus que seule la Turquie, et non Chypre, a commis une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Par conséquent, je me rallie à la majorité concernant le point 2 du dispositif de l’arrêt ainsi que tous les autres points de ce dispositif.

OPINION en partie dissidente des juges KARAKAŞ ET PEJCHAL

(Traduction)

1. Avec tout le respect dû à nos collègues, nous devons exprimer notre désaccord avec la majorité lorsqu’elle conclut à la non-violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural. Pour les raisons que nous exposerons brièvement plus bas, nous considérons que Chypre a manqué à l’obligation qui lui incombait de coopérer avec la Turquie et avec les autorités de la « RTCN », et que partant, il y a eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

2. Nous notons que la Grande Chambre a validé les constats concernant le caractère globalement adéquat des enquêtes menées en parallèle par les autorités respectives de chaque état défendeur. Elle a par conséquent considéré que le cœur de la problématique résidait en l’espèce dans l’existence et l’étendue d’une obligation de coopérer faisant partie intégrante de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 (paragraphe 221).

3. à cet égard, nous souscrivons pleinement aux principes généraux énoncés aux paragraphes 229-238 de l’arrêt, lequel a clarifié l’étendue de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention dans un contexte transfrontière. En particulier, la Grande Chambre a dit que dans certaines circonstances (paragraphe 233) :

« (...) l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés. »

4. La Grande Chambre a conclu que les deux états défendeurs étaient tenus par une obligation de coopérer l’un avec l’autre qui découlait de l’obligation procédurale leur incombant à l’un comme à l’autre, au titre de l’article 2, d’enquêter sur le décès des proches des requérants.

5. Concernant la nature et l’étendue de cette obligation en l’espèce, la Grande Chambre a indiqué (paragraphe 237) :

« (...) une circonstance propre à la présente espèce tient à ce que le défaut allégué de coopération concerne une entité de facto créée sur le territoire de Chypre tel que reconnu par la communauté internationale mais sur laquelle la Turquie exerce le contrôle effectif aux fins de la Convention (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 77). Comme les deux États défendeurs n’entretiennent pas de relations diplomatiques officielles, les traités internationaux auxquels ils étaient parties l’un et l’autre (à savoir les traités conclus sous l’égide du Conseil de l’Europe – voir la section consacrée au droit international pertinent) ne sauraient constituer l’unique cadre de référence lorsqu’il s’agit de rechercher si ces deux États ont fait usage de toutes les possibilités dont ils disposaient pour coopérer l’un avec l’autre. En l’absence de relations diplomatiques officielles, les moyens de coopération formalisés présentent plus de risques d’échouer et les États peuvent être amenés à recourir à des canaux de coopération plus informels ou indirects, comme la médiation d’un État tiers ou d’une organisation internationale. »

6. S’agissant toutefois de l’application des principes généraux à l’égard de Chypre, la majorité, à notre avis, n’a pas examiné dûment, en tenant compte des circonstances très particulières de l’espèce, si cet état avait respecté son obligation procédurale.

7. La Grande Chambre a analysé sous trois angles différents l’obligation de coopérer dans le cas de Chypre. En premier lieu, elle a recherché si Chypre avait fait usage de tous les moyens dont elle pouvait raisonnablement disposer de manière à obtenir la remise/l’extradition des suspects par la Turquie et elle a conclu que tel était le cas (paragraphes 241‑245). En deuxième lieu, elle a cherché à savoir si Chypre était dans l’obligation de fournir toutes les preuves aux autorités de la « RTCN » ou à la Turquie et a fini par conclure que ce n’était pas le cas (paragraphes 246‑255). Enfin, la Grande Chambre a considéré que Chypre n’était pas non plus tenue de prendre part à d’autres modes de coopération tels que suggérés par l’UNFICYP (paragraphe 256).

8. Nous n’approuvons pas ces conclusions, à l’exception de celle rendue sur la première question, car les éléments dont disposait la Grande Chambre démontrent clairement que, malgré les nombreuses preuves qui ont été recueillies et malgré l’identification et l’arrestation des auteurs présumés de cet épouvantable crime, les enquêtes menées respectivement à Chypre et sur le territoire de la « RTCN » ont abouti dans une impasse parce qu’en raison du différend politique intense qui les opposait de longue date, Chypre comme la Turquie n’étaient pas prêtes à consentir au moindre compromis sur leur position et à trouver un terrain d’entente.

9. En particulier, il n’est pas contesté que la Turquie, par l’intermédiaire des autorités de la « RTCN » et dans le cadre de la médiation assurée par l’UNFICYP, a demandé à Chypre de lui remettre les preuves qui lui auraient permis de maintenir les suspects en détention et de poursuivre sa propre enquête sur le territoire de la « RTCN » (paragraphes 110, 115, 122, 123 et 126). Pour justifier son refus de communiquer toutes les preuves à la Turquie ou aux autorités de la « RTCN », Chypre a avancé soit que la remise des preuves à la « RTCN » aurait conduit à la détention illégale des suspects et à l’organisation d’un procès par des tribunaux illégaux au sens de la Convention (paragraphe 247), soit que pareille coopération aurait été contraire au principe de la non-reconnaissance posé par le droit international coutumier (paragraphe 250).

10. Pour étayer ces arguments, la majorité a tenté au paragraphe 250 d’opérer une distinction entre la situation dans la présente espèce et la jurisprudence constante de la Cour citée aux paragraphes 248 et 249 (voir, en particulier, Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 238, Demopoulos et autres, précité, §§ 95-96, et Foka, précité §§ 83-84), dans laquelle la Cour avait admis la validité aux fins de la Convention des voies de droit qui avaient été établies ou des mesures qui avaient été adoptées par les autorités de la « RTCN » à l’égard des habitants de la « RTCN » ou des personnes affectées par les actes de ces dernières (paragraphe 250). La majorité a préféré opter pour le point de vue suivant :

« (...) Dans la présente espèce, il s’agit de savoir si la République de Chypre, en tant que gouvernement légitime de Chypre n’exerçant pas le contrôle sur la partie nord de l’île, laquelle est soumise au contrôle effectif de la Turquie, peut coopérer avec les autorités de fait qui ont été mises en place sur ce territoire (la « RTCN ») sans conférer implicitement un caractère légitime ou légal à ces autorités ou à cette occupation. De l’avis de la Cour, cette situation diffère également de celle dans laquelle un État contractant autre que Chypre coopère avec ces autorités (voir, à titre d’exemple, la coopération entre la police du Royaume-Uni et les autorités de la « RTCN » qui est mentionnée au paragraphe 214 ci-dessus). »

11. Rien dans le droit international (et la Cour s’est donc trouvée dans l’incapacité d’invoquer le droit international pour appuyer ses dires) ou dans la pratique d’autres états ne vient tout simplement étayer l’argument selon lequel pareille coopération aurait été prise pour une reconnaissance, implicite ou autre, de la « RTCN ». Le Royaume-Uni, par exemple, a coopéré avec la « RTCN » dans des affaires pénales (voir l’affaire Attorney General v. Ozgay Yorgun (cour d’assises de Nicosie en « RTCN », affaire no 5719/99 ; Cour suprême de la « RTCN », recours no 67/99), dans laquelle les autorités du Royaume-Uni ont mis à disposition des témoins et des preuves pour que les suspects fussent poursuivis, comme l’indique l’arrêt de la chambre au paragraphe 244) sans pour autant la reconnaître de quelque manière que ce fût. Dans ce sens, la High Court d’Angleterre et du Pays de Galles a rejeté l’argument selon lequel une coopération policière avec les autorités de « Chypre du Nord » s’assimilait à une reconnaissance implicite (voir R. (in the application of Akarcay) v. Chief Constable of West Yorkshire, [2017] EWHC 159). La majorité a choisi de se contenter de dire que Chypre n’était pas tenue par l’obligation procédurale de coopérer découlant de l’article 2 s’agissant d’une coopération avec la « RTCN ».

12. Enfin, tout en reconnaissant qu’en l’espèce, étant donné l’absence de relations diplomatiques formelles, les modes formalisés de coopération couraient davantage le risque d’être voués à l’échec et que les états pouvaient être appelés à recourir à des voies de coopération plus informelles ou indirectes, par exemple en passant par des états tiers ou par des organisations internationales, la majorité a refusé de prendre en compte la validité ou même le caractère envisageable de nombreuses suggestions que l’UNFICYP avait avancées aux fins de faciliter la coopération entre Chypre et la « RTCN ». La majorité s’est contentée de rejeter l’idée d’un procès ad hoc organisé en lieu neutre, jugeant que celle-ci ne reposait pas sur une base suffisante en droit interne ou en droit international. L’arrêt ne mentionne toutefois aucune raison indiquant pourquoi d’autres suggestions qui y sont évoquées n’auraient pas permis d’avancer dans l’élucidation de l’affaire et contribué à établir la responsabilité pour le meurtre des proches des requérants.

13. Sur ces deux points, nous souscrivons aux conclusions énoncées dans l’arrêt rendu par la chambre, qui se lisent ainsi :

« 291. Du côté du gouvernement chypriote, il est évident que cette réticence à coopérer a été motivée par le refus (ou la crainte) de prêter la moindre légitimité à la « RTCN ». Cependant, la Cour n’admet pas que des mesures prises dans un esprit de coopération et visant à faire avancer l’enquête dans cette affaire puissent valoir reconnaissance, implicite ou autre, de la « RTCN » (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 238). Pour la Cour, de telles mesures ne reviendraient pas non plus à admettre que la Turquie exerce une souveraineté internationalement reconnue sur le nord de Chypre (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres, décision précitée, §§ 95-96, et Foka c. Turquie, no 28940/95, §§ 83-84, 24 juin 2008). Ainsi, le Royaume-Uni a coopéré dans des affaires pénales avec la « RTCN » (...) sans pour autant la reconnaître de quelque manière que ce fût.

(...)

293. Les États défendeurs ont eu la possibilité de trouver une solution et de parvenir à un accord grâce à la mission de bons offices de l’UNFICYP mais ils ne l’ont pas pleinement saisie. Les autorités de ces États ont catégoriquement rejeté toutes les propositions faites dans le but d’inciter les deux parties à faire chacune la moitié du chemin ou de trouver une solution de compromis. Plusieurs possibilités ont été suggérées : organiser en territoire neutre des réunions entre la police chypriote, la police de la « RTCN », l’UNFICYP et la police des bases souveraines britanniques, interroger les suspects selon la méthode de l’interrogatoire filmé au Ledra Palace Hotel, situé dans la zone tampon administrée par les Nations unies, envisager la possibilité d’une solution ad hoc ou l’organisation d’un procès en lieu neutre, échanger des éléments de preuve (sous certaines conditions) et traiter la question au niveau des services techniques (...). Si un certain nombre de groupes de travail et de comités techniques bicommunautaires ont été mis en place, dont un sur les questions pénales (...), il apparaît qu’aucun de ces comités ne s’est emparé de la présente affaire dans le but de faire avancer l’enquête. »

14. Compte tenu de ce qui précède, nous estimons donc qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural à raison du défaut de coopération des autorités chypriotes.

* * *

[1]. « Communauté » désigne la communauté grecque ou turque (article 186 de la Constitution de 1960).

[2]. Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 16.

[3]. Au sujet de ce principe, voir, entre autres, Daniel Rietiker, « ‘The principle of effectiveness’ in the recent jurisprudence of the European Court of Human Rights: its different dimensions and its consistency with public international law – no need for the concept of treaty sui generis », Nordic Journal of International Law, 79 (2010), 245 et suivantes ; Georgios A. Serghides, « The Principle of Effectiveness as Used in Interpreting, Applying and Implementing the European Convention on Human Rights (its Nature, Mechanism and Significance) », in Iulia Motoc, Paulo Pinto de Albuquerque et Krzysztof Wojtyczek, New Developments in Constitutional Law – Essays in Honour of András Sajó, La Haye, 2018, pp. 389 et suivantes.

[4]. Dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, la Cour a dit que « ses articles 31 à 33 énoncent pour l’essentiel des règles de droit international communément admises ». Sur le statut de règles de droit international coutumier ou général de ces dispositions, voir aussi Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 118, 8 novembre 2016, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 61, CEDH 2008. Par ailleurs, le professeur John Merrills a observé que « [b]ien que ses décisions aient dans une très large mesure été influencées par certaines caractéristiques de la Convention européenne, l’approche retenue par la Cour pour l’interprétation est fondée sur la Convention de Vienne » (John G. Merrills, The Development of International Law by the European Court of Human Rights, Manchester, 1993, p. 69). François Ost avance de son côté que les articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités « semblent constituer une source d’inspiration permanente » pour la Cour (François Ost, « The Original Canons of Interpretation of the European Court of Human Rights », in Mireille Delmas-Marty (ed.), The European Convention for the Protection of Human Rights: International Protection versus National Restrictions, Dordrecht/Boston/Londres, 1992, 283, p. 288).

[5]. Yearbook of the International Law Commission 1964, II, p. 60, § 26, et p. 61, § 29.

[6]. Voir, entre autres, Golder, précité, § 35, et l’arrêt Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, §§ 55-56, CEDH 2001‑XI, dans lequel la Cour fait référence à cette disposition. Voir aussi l’arrêt Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, §§ 40-43, CEDH 2014, dans lequel la Cour applique les règles du droit international relatives à la réparation pour l'interprétation de l'article 41 de la Convention qui traite de la satisfaction équitable.

[7]. Pour ces éléments constitutifs du principe de la bonne foi, voir entre autres, J. F. O’Connor, Good Faith in International Law, Aldershot, 1991, pp. 42, 110 et 124, ainsi que Mark E. Villiger, Commentary on the 1969 Vienna Convention on the Law of Treaties, Leiden-Boston, 2009, pp. 425-426.

[8]. Voir Alexander Orakhelashvili, The Interpretation of Acts and Rules in Public International Law, Oxford, 2008, repr. 2013, p. 398, qui reconnaît lui aussi que le principe de la bonne foi « se rapporte en effet à la fois au respect des obligations conventionnelles et à l’interprétation des dispositions des traités » (ibidem).

[9]. Yearbook of the International Law Commission 1964, II, p. 201, § 8, et 1966, II, p. 219, § 6.

[10]. Richard K. Gardiner, Treaty Interpretation, Oxford, 2015, p. 179.

[11]. Robert Kolb, « Principles as Sources of International Law (With Special Reference to Good Faith) », in Netherlands International Law Review [NILR], 2006, vol. LIII 2006/I, 1 p. 15.

[12]. Markus Kotzur avance à raison que l’article 18 de la Convention de Vienne sur le droit des traités « donne la preuve du fait que la bonne foi ne s’applique pas seulement pendant l’exécution et l’application d’un traité, mais aussi à un stade antérieur de sa formation, pendant la période précédant la ratification » (Markus Kotzur, « Good Faith (Bona Fide) » in Max Planck Encyclopedia of Public International Law :

[http://opil.ouplaw.com/view/10.1093/law:epil/9780199231690/law-9780199231690-e1412](http://opil.ouplaw.com/view/10.1093/law:epil/9780199231690/law-9780199231690-e1412), p. 7 (§ 21).

[13]. L’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui porte sur l’exécution des traités, recourt lui aussi à la notion de bonne foi, mais dans un contexte différent de celui dans lequel celle-ci est employée à l’article 31 § 1. En disposant que «[t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi », l’article 26 recourt à la bonne foi non pas comme mode d’interprétation mais comme mode d’exécution d’un traité.

[14]. Par ailleurs, le paragraphe 232 de l’arrêt souligne à juste titre le caractère singulier de traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales de la Convention, qui implique en principe pour les États contractants une obligation de coopérer de manière effective les uns avec les autres.

[15]. Résolutions 353 (1974) du 20 juillet 1974 et 360 (1974) du 16 août 1974 du Conseil de sécurité des Nations unies.

[16]. Résolutions 33/15 du 9 novembre 1978, 34/30 du 20 novembre 1979 et 37/253 du 16 mai 1983. Voir également la résolution 3212 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations unies du 1er novembre 1974 qui est ainsi libellée en ses parties pertinentes :

« L’Assemblée générale,

1. Demande à tous les États de respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale et le non-alignement de la République de Chypre et de s’abstenir de tous actes et de toutes interventions dirigés contre elle ;

2. Demande instamment le retrait rapide de la République de Chypre de toutes les forces armées étrangères ainsi que de tous les éléments et de tout le personnel militaire étrangers et la cessation de toute ingérence étrangère dans ses affaires ».

Le Conseil de sécurité des Nations unies a ensuite fait sienne cette résolution dans sa résolution 365 (1974) du 13 décembre 1974.

[17]. Hugh Thirlway, « The Law and Procedure of the International Court of Justice 1960‑1989 », part III, 62, BYBIL (1991), 1 pp. 17-18.

[18]. Ibidem.

[19]. Sir Gerald Fitzmaurice, The Law and Procedure of the International Court of Justice, Cambridge, vol. II, 1986, pp. 610-611.

[20]. Ibidem, p. 611. Il pose ensuite la question suivante : « [c]et élément subjectif constitue‑t-il un ingrédient essentiel de la notion de mauvaise foi ? » (ibidem). Répondant à cette question, il dit que « [p]ossiblement, dans le cas d'une mauvaise foi considérée purement pour et en elle-même, constitue-t-il pareil ingrédient. Mais il ne semblerait pas que cela s'applique nécessairement à un abus de droit – et c'est souvent par l'intermédiaire d'abus de droit que sont accomplis des actes susceptibles de donner l'impression de relever de la mauvaise foi délibérée » (ibidem). Après avoir analysé la question plus avant, Sir Gerald Fitzmaurice dit pour conclure qu’« [u]n État qui, bien que ne poursuivant pas véritablement le but d'enfreindre une obligation internationale en tant que telle, utilise son droit d'appliquer certaines lois, ou de les appliquer d'une certaine manière, de telle sorte que l'obligation n’est dans les faits pas honorée, peut être considéré comme ayant commis un abus de droit » (ibidem). Ce constat concorde avec ce qui est énoncé au paragraphe 12 ci‑dessus, à savoir que « le droit international n’attache pas une grande importance à l’état d’esprit des États souverains ».

[21]. Golder, précité, § 30.

[22]. Notes 13 et 14 ci-dessus.

[23]. Roslyn Moloney, « Incompatible Reservations to Human Rights Treaties: Severability and the Problem of State Consent », in [2004] Melbourne Journal of International Law, vol. 5, 155, pp. 156-157.

[24]. Pour un commentaire concernant cette politique expansionniste de la Turquie, voir les paragraphes 34, 47 (n), 74 et 87 de mon opinion en partie dissidente jointe à l'arrêt rendu par la chambre dans la présente affaire.

[25]. Richard K. Gardiner expose un argument similaire dans Treaty Interpretation, 2e édition, Oxford, 2015, p.176 : « À l'évidence, il serait contraire à la bonne foi d'interpréter l'attribution de pouvoirs comme l'autorisation d'en faire un usage visant à nier des droits garantis par le traité ».

[26]. Même « [u]ne tentative d'interprétation ineffective d'un traité peut, dans certaines circonstances, s'assimiler à un manquement à ce traité, enclenchant ainsi l'activation des possibilités offertes aux parties contractantes par l’article 60 de la Convention de Vienne sur le droit des traités » (Alexander Orakhelashvili, op. cit., p. 393).


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award