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07/06/2018 | CEDH | N°001-183394

CEDH | CEDH, AFFAIRE DIMITROV ET MOMIN c. BULGARIE, 2018, 001-183394


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DIMITROV ET MOMIN c. BULGARIE

(Requête no 35132/08)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2018

DÉFINITIF

07/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dimitrov et Momin c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Erik Møse, président,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš

Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DIMITROV ET MOMIN c. BULGARIE

(Requête no 35132/08)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2018

DÉFINITIF

07/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dimitrov et Momin c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Erik Møse, président,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mars 2018 et le 15 mai 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35132/08) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Dimitar Angelov Dimitrov et Ventseslav Tobiev Momin (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 juillet 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me Y. Vandova, avocate à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. V. Obretenov, du ministère de la Justice.

3. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, les requérants allèguent qu’ils ont été condamnés sur la base de la déposition de la victime, qu’ils n’auraient jamais eu l’occasion d’interroger.

4. Le 12 décembre 2016, ce grief a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1965 et en 1964, et ils résident à Plovdiv.

6. Le 14 mars 1998, une jeune femme de 26 ans, dénommée S.D., se plaignit à la police à Plovdiv que, la veille, elle avait été enlevée, séquestrée et violée par les deux requérants.

7. Le même jour, des poursuites pénales pour viol furent ouvertes contre X. S.D. subit un examen médical, au cours duquel le médecin constata plusieurs contusions et ecchymoses à la tête, au cou, aux bras et aux genoux. Le médecin indiqua qu’il n’y avait pas d’autres indices physiques ou traces biologiques permettant d’attester avec certitude que S.D. eût eu un rapport sexuel. Interrogée par l’enquêteur, S.D. expliqua que les requérants l’avaient forcée à les accompagner dans un local au centre-ville de Plovdiv, et qu’ils l’y avaient maltraitée et violée.

8. Le 18 mars 1998, S.D. fut interrogée une nouvelle fois. Elle retira sa déposition initiale, expliquant qu’elle voulait préserver sa tranquillité, qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle avait des problèmes personnels.

9. Le même jour, l’enquêteur interrogea M. Momin en tant que témoin. Celui-ci expliqua que S.D. les avait accompagnés, lui-même et l’autre requérant, dans un café au centre-ville de Plovdiv, de bonne heure le matin du 13 mars 1998, mais il nia avoir eu un rapport sexuel avec S.D. Il indiqua en outre que, à sa connaissance, M. Dimitrov n’avait pas eu non plus de rapport sexuel avec S.D. ce jour-là. Tous deux auraient ensuite raccompagné S.D. jusqu’à son domicile.

10. Le 24 mars 1998, M. Dimitrov fut également interrogé en tant que témoin. Il exposa que, le matin du 13 mars 1998, lui-même et l’autre requérant avaient prévu de prendre un café au centre-ville de Plovdiv, qu’il avait décidé d’inviter également S.D., avec laquelle il aurait eu par le passé une relation intime, et que celle-ci avait accepté l’invitation. Il indiqua que, une fois dans le local, qui aurait été en cours de réfection, M. Momin s’étant absenté pour acheter des cafés non loin de là, il avait eu un rapport sexuel consenti avec S.D. Il ajouta que, peu de temps après, lui-même, S.D. et M. Momin avaient pris un taxi qui aurait déposé ce dernier à son lieu de travail puis S.D. à son domicile.

11. Le 29 janvier 1999, S.D. fut interrogée une nouvelle fois. Elle déclara avoir entretenu par le passé une relation intime avec M. Dimitrov. Elle exposa que, le 13 mars 1998, elle avait accompagné les deux requérants jusqu’à un local au centre-ville de Plovdiv pour y prendre un café et que, une fois arrivés sur place, ils avaient constaté que la machine à café ne marchait pas. M. Momin serait alors sorti pour acheter trois cafés. S.D. indiqua que, pendant l’absence de celui-ci, elle avait eu un rapport sexuel consenti avec M. Dimitrov et que, plus tard, après avoir bu les cafés rapportés par M. Momin, ils avaient tous trois pris un taxi et qu’elle était retournée à son domicile. Elle ajouta que, le lendemain, sous la pression de ses proches et pour se venger de M. Dimitrov, qui lui aurait avoué être marié, elle avait déposé plainte à la police contre lui et contre M. Momin.

12. Le 1er février 1999, l’enquêteur envoya le dossier au parquet de district en y joignant son avis selon lequel il pouvait être mis fin à la procédure pénale pour absence d’infraction pénale.

13. Le 10 mars 1999, le procureur responsable de l’enquête renvoya le dossier à l’enquêteur pour complément d’enquête. Cette ordonnance fut annulée le 26 avril 1999 par le parquet de district de Plovdiv, qui enjoignit au procureur responsable de l’enquête, I.P., d’effectuer lui-même un certain nombre de mesures d’instruction supplémentaires.

14. Le 12 avril 2000, S.D. adressa une lettre au procureur I.P. pour réitérer son souhait de retrait de sa déposition initiale et pour lui demander de mettre fin à la procédure. Elle l’informa en outre qu’elle était très malade et qu’elle suivait un traitement de chimiothérapie.

15. Le 12 mai 2000, le procureur I.P. inculpa formellement M. Dimitrov du viol de S.D.

16. Le 18 décembre 2000, le procureur I.P. demanda au tribunal de district de Plovdiv de procéder à l’interrogatoire de S.D. en vertu de l’article 210a (1) du code de procédure pénale, au motif que sa déposition revêtait une importance particulière pour l’enquête.

17. Le 19 décembre 2000, à 9 h 40, en présence du procureur I.P., une juge du tribunal de district de Plovdiv procéda à l’interrogatoire de S.D. La juge constata que M. Dimitrov avait été averti de cette procédure par une lettre du commissariat no 4 de Plovdiv.

18. Lors de cet interrogatoire, S.D. revint sur ses dépositions et réitéra sa version initiale des faits, selon laquelle elle avait été enlevée, séquestrée et violée par les deux requérants. Elle exposa notamment que M. Dimitrov était venu la chercher à son domicile le matin du 13 mars 1998 et qu’il l’avait forcée à monter dans un taxi où se serait trouvé M. Momin. Elle allégua que les deux requérants semblaient avoir consommé de l’alcool. Elle indiqua que le taxi les avait déposés à un café en cours de réfection au centre-ville de Plovdiv, qu’elle avait tenté de s’enfuir, mais que M. Dimitrov l’avait frappée à la nuque et poussée à l’intérieur, où il l’aurait contrainte à se déshabiller et lui aurait porté plusieurs coups sur la tête. Elle déclara qu’elle avait alors fait un malaise dû à une hypoglycémie, et qu’elle avait surmonté cet état en prenant plusieurs sachets de sucre trouvés par les deux requérants. Puis elle aurait eu deux rapports sexuels non consentis avec M. Dimitrov et un rapport sexuel non consenti avec M. Momin. Elle aurait été ensuite ramenée chez elle dans un taxi payé par les requérants. Elle aurait porté plainte le lendemain, après s’être confiée à ses proches.

19. S.D. expliqua qu’elle avait ensuite retiré sa déposition initiale en raison de menaces proférées à son encontre par M. Dimitrov et par d’autres personnes proches des deux requérants. Elle déclara que, juste après son traitement de chimiothérapie, elle avait eu la visite d’une avocate, Me N., qui aurait été envoyée par ces mêmes personnes. L’avocate l’aurait persuadée de signer la lettre de renonciation à sa déposition initiale et de retrait de sa plainte, et cette lettre aurait ensuite été envoyée au procureur responsable de l’enquête (paragraphe 14 ci-dessus). S.D. ajouta qu’elle était atteinte d’un cancer, mais qu’elle se sentait bien.

20. Le 20 avril 2001, les deux requérants furent inculpés de l’enlèvement, de la séquestration et du viol de S.D.

21. Le 3 mai 2001, l’avocat des deux requérants, Me S., demanda que ses clients fussent confrontés séparément avec S.D. Cette demande fut rejetée le 2 juillet 2001 par le procureur I.P., au motif qu’il s’agissait d’une mesure d’instruction non obligatoire qui, de surcroît, selon lui, n’était pas nécessaire pour l’établissement des faits en l’occurrence.

22. S.D. décéda le 25 juin 2001 des suites de sa maladie.

23. Le 11 février 2002, le parquet de district dressa l’acte d’accusation et renvoya les deux requérants en jugement. Il leur était reproché d’avoir enlevé, séquestré, menacé de mort et violé S.D.

24. Le tribunal de district de Plovdiv examina l’affaire pénale entre le 14 janvier 2004 et le 21 février 2007. Il décida d’admettre comme preuve la déposition de S.D. du 19 décembre 2000. Le procès-verbal d’interrogatoire fut donc lu en audience. Le tribunal entendit également les dépositions des deux requérants, des trois policiers qui avaient accueilli S.D. lorsqu’elle avait porté plainte, des proches de la victime et de trois autres témoins. Le tribunal entendit également les conclusions d’un expert médical sur le type et l’origine des lésions constatées sur le corps de S.D. lors de son examen médical du 14 mars 1998. Les requérants, qui étaient représentés par des avocats de leur choix, contestèrent les preuves à charge, invoquèrent des preuves à décharge et demandèrent d’être acquittés.

25. Par un jugement du 21 février 2007, le tribunal de district de Plovdiv reconnut M. Dimitrov coupable du viol de S.D. et l’acquitta des autres charges. Il fut condamné à trois ans d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal acquitta M. Momin de toutes les charges.

26. Dans les motifs de son jugement, le tribunal de district estima que les preuves rassemblées permettaient de constater uniquement que S.D. avait eu un rapport sexuel non consenti avec M. Dimitrov. Le tribunal basa cette conclusion notamment sur les dépositions des deux accusés, sur une partie de la déposition de S.D., sur les résultats de l’expertise médicale et sur les dépositions des autres témoins interrogés. Il ne retint pas le reste de la déposition de S.D. À cet égard, le tribunal observa que la victime avait changé sa version des faits au cours de l’enquête, qu’il n’avait pas eu l’occasion de l’interroger en personne, que les autres témoins avaient dépeint S.D. de manière négative, que sa déposition avait été donnée deux ans après les événements et qu’elle contredisait les autres dépositions et les résultats de l’examen médical pratiqué sur S.D. le lendemain des événements en cause.

27. M. Dimitrov et le parquet interjetèrent appel.

28. Le tribunal régional de Plovdiv examina l’affaire entre le 27 juin et le 4 juillet 2007. Il ordonna deux expertises médicales sur dossier pour établir le mécanisme et les raisons du déclenchement d’une crise d’hypoglycémie, et pour vérifier la version de S.D. et celle de M. Dimitrov quant à l’origine des lésions constatées sur le corps de S.D. lors de son premier examen médical. Les requérants, qui étaient représentés par des avocats de leur choix, contestèrent les preuves à charge, y compris la recevabilité et la fiabilité de la déposition de la victime du 19 décembre 2000, et demandèrent d’être acquittés.

29. Par un jugement du 4 juillet 2007, le tribunal régional de Plovdiv infirma le jugement de première instance et reconnut les deux requérants coupables d’avoir enlevé, séquestré, menacé de mort et violé S.D. M. Dimitrov fut condamné à six ans d’emprisonnement et M. Momin à cinq ans et demi d’emprisonnement.

30. Dans les motifs de son jugement, long de quarante-quatre pages, le tribunal régional établit les faits de la cause de la façon suivante. À l’époque des faits, S.D. souffrait de diabète. Elle était séparée de son époux et vivait, avec son fils, chez sa grand-mère. Elle connaissait M. Dimitrov pour avoir eu, par le passé, une relation intime avec lui. Elle connaissait également M. Momin, qui travaillait dans un magasin non loin de son domicile. Le matin du 13 mars 1998, après avoir consommé de l’alcool au cours de la nuit précédente, les deux requérants s’étaient rendus en taxi au domicile de S.D.. M. Dimitrov avait appelé S.D. et celle-ci était sortie de la maison. Ce requérant l’avait ensuite attrapée par la main, l’avait menacée et l’avait forcée à monter dans le taxi, où les attendait l’autre requérant, M. Momin. Le taxi les avait tous déposés devant les locaux d’un bar en cours de réfection au centre-ville de Plovdiv. M. Dimitrov, qui avait les clés, avait ouvert la porte d’entrée et avait laissé entrer d’abord M. Momin avant de pousser S.D. à l’intérieur. Les deux requérants avaient ensuite contraint S.D. à se déshabiller, M. Dimitrov l’avait menacée et lui avait porté plusieurs coups. S.D. avait eu un malaise, dû à une crise d’hypoglycémie, et les requérants lui avaient fait avaler le contenu de plusieurs sachets de sucre. Ils avaient continué de la menacer, de la maintenir et de la frapper, et l’avaient ainsi forcée à avoir des rapports sexuels avec chacun d’eux. Par la suite, ils avaient tous quitté l’endroit en taxi, qui avait déposé les requérants devant un restaurant et S.D. à son domicile. Celle-ci s’était confiée à ses proches, qui l’auraient persuadée d’alerter la police. Au cours de l’enquête qui s’en était suivie, S.D. avait été menacée par M. Dimitrov et par des personnes proches des deux requérants pour qu’elle retire sa déposition. Sous la pression, S.D. avait changé sa version des faits au cours de l’enquête. Elle était ensuite tombée gravement malade. Les pressions exercées sur S.D. s’étaient encore accentuées : elle avait été persuadée, par une avocate, qui aurait été envoyée par l’employeur de M. Dimitrov, de signer une déclaration de retrait de sa déposition et de sa plainte, qui avait été ensuite adressée aux organes de l’enquête. S.D. avait été interrogée par la suite devant un juge, elle était revenue sur sa déposition initiale et avait témoigné des pressions exercées sur elle au cours de l’enquête. Le 25 juin 2001, S.D. était décédée.

31. Le tribunal régional basa ses constatations factuelles sur la déposition de S.D. du 19 décembre 2000, sur les dépositions des trois policiers qui l’avaient accueillie au commissariat de police le lendemain des événements et qui avaient effectué les premières mesures d’instruction, sur la déposition de l’époux de S.D. et d’un certain V.M., sur une partie des dépositions des requérants et de l’employeur de M. Dimitrov, sur les constats du procès-verbal d’inspection des lieux et les photographies prises au cours de cette mesure d’instruction, sur un certain nombre de preuves documentaires, sur les résultats de l’examen médical initial de la victime et des deux expertises médicales supplémentaires, ainsi que sur les deux expertises psychiatriques des requérants.

32. Le tribunal régional consacra six pages de ses motifs à l’analyse de la déposition de S.D. du 19 décembre 2000. Il retint cette déposition dans sa totalité, estimant qu’elle était cohérente, logique, précise et concrète, et qu’elle correspondait aux détails contenus dans les autres preuves retenues.

33. Le tribunal régional estima d’abord que S.D. n’avait aucune raison de porter de fausses accusations contre les requérants : il écarta comme mal fondées et illogiques les versions des requérants selon lesquelles la déposition de S.D avait été influencée par les proches de celle-ci, voire motivée par un désir de vengeance ou par un sentiment de jalousie.

34. Le tribunal régional estima ensuite que la déposition en cause était crédible au motif qu’elle correspondait à celles des policiers qui avaient accueilli la plainte de la victime et observé l’état psychologique et physique de celle-ci le lendemain des événements. Il ajouta que cette déposition correspondait également aux résultats des examens et expertises médicaux et aux constats contenus dans le procès-verbal d’inspection des lieux.

35. Le tribunal régional releva encore que, malgré les deux ans écoulés entre les événements et l’interrogatoire de S.D., la déposition de celle-ci était très détaillée. Il considéra que le changement de version au cours de l’enquête trouvait son explication dans les pressions exercées sur S.D. par les requérants et leurs proches.

36. Le tribunal régional nota enfin que les deux requérants et deux des témoins à décharge, qui étaient proches des premiers, avaient essayé de discréditer S.D. en lui attribuant un comportement amoral. Il rejeta leurs dépositions et accorda à cet égard du crédit à celle de l’époux de S.D. Il estima en effet que, en décrivant S.D. comme une mère attentionnée et comme une personne dont le comportement et le mode de vie ne posaient pas de problème du point de vue de la morale, l’époux, malgré la séparation de corps d’avec S.D., avait apporté un témoignage permettant de dresser un portrait psychologique positif de S.D.

37. Les deux requérants se pourvurent en cassation. Ils contestèrent, entre autres, la recevabilité et la crédibilité de la déposition de S.D. du 19 décembre 2000.

38. Par un arrêt du 7 janvier 2008, la Cour suprême de cassation rejeta les pourvois des requérants concernant l’établissement des faits et l’établissement de la culpabilité des accusés, et elle confirma le jugement du tribunal régional pour cette partie. Elle décida néanmoins de diminuer les peines des requérants, et elle condamna M. Dimitrov à cinq ans d’emprisonnement et M. Momin à quatre ans d’emprisonnement.

39. La haute juridiction estima que le droit des requérants de participer à l’interrogatoire de S.D. du 19 décembre 2000 n’avait pas été enfreint. Elle précisa en particulier que, même si, à cette époque, M. Dimitrov n’avait pas encore d’avocat, il avait été informé de l’interrogatoire de S.D. et avait donc eu la possibilité d’y participer. S’agissant de M. Momin, elle estima que, à ce stade de l’enquête, il n’était pas encore inculpé et qu’il n’avait donc pas le droit de participer à l’interrogatoire de S.D.

40. La Cour suprême de cassation rejeta les arguments des requérants mettant en doute la crédibilité de la déposition de S.D. La haute juridiction estima que le tribunal régional avait retenu à juste titre cette déposition dans sa totalité après avoir vérifié sa fiabilité en la comparant aux autres preuves rassemblées. Elle indiqua que le tribunal régional avait examiné puis rejeté tous les arguments mettant en doute cette déposition. Elle estima également que le tribunal régional avait établi les faits sur la base de l’ensemble des preuves et que, dans cet ensemble, la déposition de S.D. était « un élément important, mais pas l’unique élément » dans l’établissement de la culpabilité de M. Dimitrov et qu’elle était « la preuve principale » dans l’établissement de la culpabilité de M. Momin.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

41. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale de 1974, qui était en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :

Article 210a

« (1) Quand il existe un danger que le témoin ne puisse pas comparaître devant le tribunal à cause d’une maladie grave, d’une absence prolongée du territoire du pays ou pour toute autre raison rendant impossible sa comparution en audience, et quand il est nécessaire de recueillir une déposition du témoin qui a une importance particulière pour l’établissement des faits, l’interrogatoire est effectué devant un juge du tribunal de première instance compétent. (...)

(2) L’enquêteur ou le procureur assurent la comparution du témoin ainsi que la possibilité pour l’inculpé et, le cas échéant, pour son défenseur de participer à cet interrogatoire. »

Article 279

« (1) La déposition d’un témoin qui a été faite dans le cadre de la même affaire au stade de l’instruction préliminaire devant un juge (...) est lue [en audience] quand :

(...)

4. le témoin ne peut pas être retrouvé aux fins de sa convocation ou quand il est décédé. »

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 d) DE LA CONVENTION

42. Les requérants allèguent qu’ils ont été condamnés sur la base de la déposition d’un témoin, S.D., avec lequel ils n’auraient jamais été confrontés et qu’ils n’auraient pas pu interroger. Ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(...)

« 3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge (...) »

A. Sur la recevabilité

43. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

44. Les requérants se réfèrent d’abord au principe dégagé par la jurisprudence de la Cour relativement à l’application de l’article 6 de la Convention, selon lequel l’accusé doit avoir la possibilité d’être confronté aux témoins à charge et de les interroger. Ils estiment que ce principe a une importance particulière lorsque le témoignage en question est la preuve principale de l’accusation. Ils ajoutent que la possibilité d’être mis en présence d’un témoin et de l’interroger peut être assurée au moment de la déposition ou à un autre stade de la procédure.

45. Les requérants indiquent ensuite que, dans leur affaire, ils n’ont eu la possibilité d’interroger S.D. à aucun moment de la procédure pénale, ni pendant l’enquête ni au cours du procès. Or, selon eux, S.D. était le témoin principal de l’accusation et c’est sur la base de sa déposition qu’ils ont été condamnés.

46. Ils estiment qu’il n’y a pas eu suffisamment d’éléments compensateurs susceptibles de contrebalancer les difficultés causées à la défense par l’admission de cette preuve et d’assurer l’équité de la procédure pénale dans son ensemble. Ils sont d’avis que cette preuve aurait dû être écartée par les tribunaux, tout comme ils auraient écarté la déposition de la grand-mère de la victime que les requérants n’ont pas pu interroger, et que ce manquement ne pouvait pas être compensé par la réduction des peines prononcée en dernière instance. Ils considèrent que l’interrogatoire de S.D. a été effectué en violation du droit procédural bulgare, au motif qu’ils n’ont pas été informés de cet interrogatoire et qu’ils ont ainsi été privés de toute possibilité d’y assister. Ils indiquent en outre que les tribunaux n’ont pas procédé à une analyse approfondie de la crédibilité de ce témoin, qui aurait changé plusieurs fois de version au cours de l’enquête. À cet égard, ils précisent que l’allégation selon laquelle S.D. avait subi des pressions l’incitant à retirer sa déposition n’a jamais été prouvée. Selon les requérants, l’absence de toute possibilité d’interroger ce témoin ne pouvait aucunement être compensée par la possibilité qui leur aurait été faite de contester la véracité de sa déposition au cours du procès ou d’interroger les autres témoins, dès lors que, selon eux, il s’agissait de la preuve principale de l’accusation, et que les autres preuves étaient contradictoires et ne corroboraient pas la version des faits contenue dans cette déposition.

b) Le Gouvernement

47. Le Gouvernement conteste la position des requérants et estime que l’article 6 de la Convention n’a pas été violé en l’occurrence. Il indique que, en vertu de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, l’accusé doit avoir la possibilité de prendre connaissance des preuves, qui doivent, selon le Gouvernement, lui être présentées à l’audience. Il indique encore qu’il peut y avoir des exceptions à cette règle, mais qu’elles ne doivent pas nuire au droit à la défense, qui exigerait en principe que l’accusé ait le droit d’interroger ou faire interroger le témoin à charge au moment de la déposition ou plus tard (Solakov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 47023/99, § 57, CEDH 2001‑X). Il ajoute que, ainsi, dans ses arrêts Schatschaschwili c. Allemagne ([GC], no 9154/10, § 107, CEDH 2015), Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, § 119, CEDH 2011) et Seton c. Royaume-Uni (no 55287/10, §§ 58 et 59, 31 mars 2016), la Cour a dégagé trois critères auxquels doit répondre une procédure pénale pour être compatible avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) lorsqu’un témoignage a été admis comme preuve sans que le témoin ait été interrogé par l’accusé.

48. Concernant le premier de ces trois critères, à savoir l’existence d’une raison sérieuse justifiant l’absence de S.D. pendant le procès, le Gouvernement rappelle que la jeune femme est décédée huit mois avant la rédaction de l’acte d’accusation et le défèrement des requérants devant les tribunaux. Il considère que le fait que les requérants n’ont pas interrogé S.D. avant le procès ne lui est pas imputable. Il plaide à cet égard que M. Dimitrov, à ce moment-là mis en examen mais non encore pourvu d’un avocat, avait été prévenu par la police de l’interrogatoire de S.D. du 19 décembre 2000, et que, M. Momin n’ayant pas encore été mis en examen, il n’y avait aucune obligation pour les autorités d’assurer sa présence à cet interrogatoire.

49. Pour ce qui est du deuxième critère dégagé par la jurisprudence de la Cour, à savoir l’importance du témoignage en question, le Gouvernement se réfère à l’arrêt rendu par la Cour suprême de cassation dans la présente affaire, pour reconnaître que la déposition de S.D. était incontestablement le moyen de preuve principal en l’occurrence. Il ajoute que cette déposition n’était néanmoins pas le seul élément démontrant la culpabilité des requérants et que celle-ci était corroborée par un ensemble d’autres preuves.

50. Le Gouvernement expose enfin qu’il y avait suffisamment d’éléments compensateurs pour contrebalancer les inconvénients découlant pour la défense de l’admission de la déposition de S.D. Il indique que les requérants ont pu contester la recevabilité et la fiabilité de la déposition en question au cours du procès ; que les tribunaux ayant examiné l’affaire ont fait une analyse approfondie de cette déposition en portant attention à toutes les circonstances susceptibles de remettre en question sa fiabilité mise en cause par les requérants et qu’ils ont notamment pris en compte les circonstances dans lesquelles cette déposition avait été faite ; que les tribunaux ont également exclu d’autres preuves à charge pour non‑observation des règles de procédure. Le Gouvernement ajoute que les requérants ont activement participé au procès – ils ont pu interroger les autres témoins et ont exposé les arguments militant en faveur de leur acquittement – et que leurs peines respectives ont été diminuées par la Cour suprême de cassation.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

51. La Cour rappelle que les différentes exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition, dont il faut tenir compte pour apprécier l’équité de la procédure dans son ensemble (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 169, CEDH 2010, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 113, CEDH 2017).

52. L’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, qui ne sont acceptables que sous réserve du respect des droits de la défense (Al‑Khawaja et Tahery, précité, § 118). En particulier, la Cour a dégagé dans sa jurisprudence les critères suivants permettant d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 d’un procès pendant lequel un témoignage a été admis comme preuve malgré le fait que l’accusé n’ait pas eu la possibilité d’interroger ou faire interroger le témoin en question : elle doit d’abord s’assurer que l’absence du témoin pendant le procès se justifiait par un motif sérieux ; elle doit ensuite chercher à établir si la condamnation du requérant reposait exclusivement ou dans une mesure déterminante sur la déposition du témoin absent ; elle doit enfin déterminer s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les inconvénients découlant pour la défense de l’admission d’une telle preuve et pour permettre d’assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (ibidem, §§ 119 et 147).

53. Par la suite, dans son arrêt Schatschaschwili c. Allemagne ([GC], no 9154/10, § 118, CEDH 2015), la Cour a précisé qu’il est en règle générale pertinent d’examiner les trois étapes susmentionnées dans l’ordre défini ci‑dessus, même si dans une affaire donnée, il peut être approprié d’examiner ces critères dans un ordre différent, notamment lorsque l’un d’eux se révèle particulièrement probant pour déterminer si la procédure a été ou non équitable. Elle a par ailleurs précisé quels sont les éléments à prendre en compte lors de l’analyse de la troisième étape mentionnée ci‑dessus, à savoir : la façon dont le tribunal du fond a abordé le témoignage en question, l’administration d’autres éléments à charge et la valeur probante de ceux-ci, et les mesures procédurales prises en vue de compenser l’impossibilité de contre-interroger directement le témoin absent au procès (ibidem, §§ 125-131).

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Sur l’existence de « raisons sérieuses » de ne pas procéder à la confrontation des requérants avec le témoin en question

54. La Cour rappelle que, dans la présente espèce, les requérants se plaignent d’avoir été condamnés sur la base de la déposition de S.D., recueillie au stade de l’instruction préliminaire, et de n’avoir jamais eu l’occasion d’interroger ce témoin.

55. La Cour observe que S.D. n’a pas été entendue au cours du procès des requérants parce qu’elle est décédée avant l’ouverture de celui-ci (paragraphes 22 et 24 ci-dessus). Sa déposition recueillie au stade de l’instruction préliminaire a été lue en audience, comme le permettait le droit interne, et retenue comme preuve par les tribunaux pénaux (paragraphes 24, 26, 31 et 40 ci-dessus). La Cour considère que le décès de S.D. s’analyse en une « raison sérieuse », au sens de sa jurisprudence, de ne pas entendre ce témoin au cours du procès et d’admettre la déposition qu’elle a faite de son vivant (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 153).

56. Les deux requérants font grief aux autorités de l’enquête de ne pas leur avoir donné la possibilité d’une confrontation avec ce témoin pendant l’enquête pénale (paragraphe 45 ci-dessus). La Cour observe pour sa part que M. Dimitrov avait été informé de la date de l’interrogatoire de S.D. devant un juge, mais qu’il n’y a pas assisté (paragraphe 17 ci-dessus). Elle se doit de tenir compte de ce fait. Toutefois, elle observe que, à ce moment‑là, ce requérant ne disposait pas d’un avocat pouvant lui expliquer l’importance de cet interrogatoire pour la suite de la procédure (paragraphe 39 ci-dessus). Il en résulte, compte tenu de sa jurisprudence en la matière (Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 100, CEDH 2015, et Pishchalnikov c. Russie, no 7025/04, § 77, 24 septembre 2009), que la Cour ne saurait considérer cette absence comme une renonciation de la part de M. Dimitrov à son droit d’interroger ce témoin à un stade ultérieur de la procédure. Quant à M. Momin, à la date de l’interrogatoire en question, il ne se trouvait pas encore formellement mis en examen et le droit interne applicable n’obligeait pas les autorités à l’informer de cette mesure d’instruction (paragraphes 17, 20, 39 et 41 ci-dessus). La Cour estime que ce fait est également pertinent en l’espèce. Elle n’exclut pas que, au vu de la plainte pénale de S.D. (paragraphe 6 ci-dessus) et de l’interrogatoire de M. Momin du 18 mars 1998 (paragraphe 9 ci-dessus), et par référence aux critères rappelés dans l’arrêt Simeonovi (précité, §§ 110 et 111), ce requérant ait pu être considéré comme « accusé d’une infraction pénale » au sens autonome de l’article 6 de la Convention et bénéficier ainsi des garanties de cette disposition. Toutefois, il n’en résulterait pas que celui-ci, qui n’était pas formellement mis en examen à cette date, aurait dû être convoqué à l’interrogatoire de S.D. du 19 décembre 2000. À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que l’absence des deux requérants lors de cet interrogatoire de S.D. ne saurait emporter à elle seule violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

57. Il est vrai que l’avocat des deux requérants a demandé par la suite aux autorités d’organiser une confrontation entre ses clients et S.D. Cette demande a été rejetée par le procureur au motif qu’il s’agissait d’une mesure d’instruction non obligatoire et non nécessaire pour l’établissement des faits (paragraphe 21 ci-dessus).

58. La Cour tient à souligner cependant que S.D. s’était plainte d’avoir été victime d’une agression sexuelle particulièrement grave, à savoir un viol accompagné de violences physiques. Dans le cadre des poursuites pénales pour viol, les victimes se trouvent souvent dans un état psychologique fragile. Les autorités d’enquête se doivent donc de leur prêter une attention particulière, surtout lorsqu’il s’agit de recueillir leur déposition et de procéder à leur confrontation avec leurs agresseurs présumés (Przydział c. Pologne, no 15487/08, § 48, 24 mai 2016). Cela était d’autant plus vrai dans la présente affaire, où la victime était, de surcroît, atteinte d’une maladie grave et avait subi au cours de l’enquête des pressions l’incitant à retirer sa plainte et à modifier sa déposition (paragraphes 19 et 30 ci‑dessus). Compte tenu de ces circonstances très particulières, la Cour ne saurait reprocher aux autorités de l’enquête de ne pas avoir procédé à la confrontation de S.D. avec les deux requérants au stade de l’instruction préliminaire.

59. Il est vrai que le décès de S.D. avant la fin de l’enquête (paragraphes 22 et 23 ci-dessus) a eu pour conséquence de priver les requérants de la possibilité d’être confrontés avec ce témoin pendant le procès. Les autorités de l’enquête étaient certes au courant, depuis le mois d’avril 2000, que S.D. était malade et qu’elle suivait un traitement de chimiothérapie (paragraphe 14 ci-dessus). Toutefois, rien dans le cas d’espèce n’indique que l’enquêteur ou le procureur savaient que l’état de santé de S.D. était tel que celle-ci risquait de ne pas pouvoir participer au procès. Force est de constater que, pendant son interrogatoire du 19 décembre 2000, S.D. avait expliqué en présence du procureur qu’elle était atteinte d’un cancer, mais qu’elle se sentait bien (paragraphe 19 in fine ci-dessus). La Cour observe que la présente espèce se distingue à cet égard de l’affaire Schatschaschwili (précitée, §§ 159 et 160), où les autorités savaient que les témoins clés ne seraient probablement pas entendus pendant le procès.

ii. Sur le point de savoir si la condamnation des requérants reposait exclusivement ou dans une mesure déterminante sur la déposition du témoin en question

60. Pour ce qui est de l’importance de la déposition de S.D. dans la motivation de la condamnation des requérants, la Cour observe que, dans son arrêt du 7 janvier 2008, la Cour suprême de cassation a souligné que c’était « un élément important, mais pas l’unique élément » dans l’établissement de la culpabilité de M. Dimitrov et qu’elle était « la preuve principale » dans l’établissement de la culpabilité de M. Momin (paragraphe 40 in fine ci-dessus). Les parties s’accordent sur ce point : les requérants soutiennent, et le Gouvernement reconnaît, que la déposition de S.D. était l’élément de preuve principal sur lequel reposait leur condamnation (paragraphes 45 in fine et 49 ci-dessus). Dans les circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de conclure différemment sur ce point. Elle considère donc que la déposition de S.D. était la preuve déterminante pour la condamnation des requérants.

61. La Cour observe cependant que la déposition de S.D. n’était pas la seule preuve à charge dans cette affaire pénale. En effet, le tribunal régional, qui a condamné les deux requérants et dont la décision a été entérinée par la Cour suprême de cassation, a disposé d’autres témoignages et d’autres preuves circonstancielles à charge qui venaient étayer la déposition faite par S.D. : les dépositions des policiers qui avaient accueilli la plainte de S.D., les résultats des examens et expertises médicaux, et les constats consignés dans le procès-verbal d’inspection des lieux (paragraphe 34 ci-dessus). La condamnation des requérants reposait donc sur un ensemble de preuves dans lequel la déposition en cause ne figurait pas comme un élément isolé.

iii. Sur l’existence d’éléments suffisamment compensateurs pour permettre d’assurer l’équité de la procédure pénale dans son ensemble

62. La Cour doit ensuite répondre à la question de savoir s’il existait en l’occurrence des éléments suffisamment compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, pour contrebalancer les inconvénients découlant pour la défense de l’admission de la déposition de S.D. et pour permettre d’assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (paragraphe 52 ci-dessus). Elle examinera à cet égard la façon dont les tribunaux du fond ont abordé le témoignage en question, l’administration d’autres éléments à charge et la valeur probante de ceux-ci, et les mesures procédurales qu’ils ont prises en vue de compenser l’impossibilité de contre-interroger directement S.D. (paragraphe 53 ci-dessus).

63. Les deux tribunaux qui ont examiné l’affaire pénale sur le fond et la Cour suprême de cassation ont abordé les questions concernant la recevabilité et la fiabilité de la déposition de S.D. Le tribunal de première instance a rejeté la plus grande partie de cette déposition (paragraphe 26 ci‑dessus), tandis que le tribunal d’appel l’a retenue dans sa totalité et a ainsi condamné les deux requérants (paragraphe 32 ci-dessus). Cette dernière solution a été entérinée dans l’arrêt de cassation (paragraphes 38-40 ci‑dessus). La Cour estime donc opportun de concentrer son analyse sur la façon dont cette preuve a été abordée par le tribunal régional de Plovdiv et par la Cour suprême de cassation.

64. Le tribunal régional de Plovdiv a consacré une part importante des motifs de son jugement à la déposition de S.D. (paragraphe 32 ci-dessus). Il a cherché à vérifier sa fiabilité en répondant d’abord à la question de savoir si la jeune femme pouvait avoir un motif pour accuser sans fondement les deux requérants. Les quelques versions exposées par les requérants à cet égard ont été rejetées par le tribunal comme mal fondées (paragraphe 33 ci‑dessus).

65. Le tribunal a ensuite confronté cette déposition aux autres témoignages, aux résultats des examens et expertises médicaux, et aux constats consignés dans le procès-verbal d’inspection des lieux. Il a ainsi pu constater que la déposition de la victime était corroborée par ces preuves et qu’elle était donc fiable (paragraphe 34 ci-dessus).

66. En appréciant la véracité de cette déposition, le tribunal n’a pas omis de remarquer que ce témoignage avait été recueilli deux ans après les événements, mais a relevé que l’écoulement de ce laps de temps n’avait aucunement fait obstacle au caractère très circonstancié de la déposition en cause (paragraphe 35 ci-dessus).

67. La question concernant le changement de version de S.D. au cours de l’enquête a également été abordée par le tribunal. Celui-ci a estimé que le revirement en cause était dû aux pressions exercées sur ce témoin par les requérants et leurs proches (paragraphe 35 in fine ci-dessus).

68. Enfin, le tribunal a abordé et rejeté les arguments des requérants et de leurs proches, interrogés au cours de la procédure, qui visaient à décrédibiliser la victime en lui attribuant un comportement amoral. Pour ce faire, le tribunal a accordé du crédit à la déposition de l’époux de S.D., qui avait dressé de celle-ci un portrait positif (paragraphe 36 ci-dessus).

69. À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que l’examen de la déposition de S.D. auquel s’est livré le tribunal régional était approfondi, objectif et exhaustif. Le tribunal a abordé toutes les questions pertinentes pour l’appréciation de la crédibilité de ce témoin et de la véracité de ses déclarations du 19 décembre 2000. Sa conclusion selon laquelle il fallait accorder du crédit à cette déposition dans sa totalité et sa décision subséquente de la retenir comme preuve principale contre les requérants ont donc été amplement motivées.

70. La Cour rappelle également que le tribunal régional disposait d’autres témoignages et d’autres preuves circonstancielles à charge qui venaient étayer la déposition faite par S.D. : les dépositions des policiers qui avaient accueilli la plainte de S.D. le lendemain des événements, les résultats des examens et expertises médicaux, et les constats contenus dans le procès-verbal d’inspection des lieux (paragraphes 34 et 61 ci-dessus). La condamnation des requérants reposait donc sur un ensemble de preuves dans lequel la déposition en cause ne figurait pas comme un élément isolé.

71. Dans ses observations, le Gouvernement a mis l’accent sur l’existence de plusieurs garanties procédurales qui auraient joué le rôle d’éléments compensateurs en l’espèce (paragraphe 50 ci-dessus). Les requérants ont contesté la position du Gouvernement (paragraphe 46 ci‑dessus).

72. La Cour constate que les requérants ont activement participé au procès mené à leur encontre : à l’aide de leurs avocats, ils ont contesté la recevabilité et la fiabilité de la déposition de la victime et ont invoqué des preuves à décharge (paragraphes 24 in fine et 28 in fine ci-dessus). Le tribunal régional et la Cour suprême de cassation ont abordé et rejeté leurs arguments dans des décisions amplement motivées et dépourvues d’arbitraire (paragraphes 29-36 et 38-40 ci-dessus). À cet égard, la Cour attache une importance particulière à l’analyse approfondie et exhaustive de la fiabilité de la déposition de la victime qui a été opérée par le tribunal régional dans un souci d’équité et de respect des droits de la défense (paragraphes 64-69 ci-dessus).

iv. Conclusion de la Cour

73. En résumé, la Cour estime que le décès de S.D. s’analyse en une « raison sérieuse », au sens de sa jurisprudence, de ne pas entendre ce témoin au cours du procès et d’admettre la déposition qu’elle avait faite de son vivant pendant l’enquête pénale. Elle estime également qu’il y avait des raisons valables de ne pas procéder à la confrontation des deux requérants et de S.D. au cours de l’instruction préliminaire. Même si la condamnation subséquente des requérants a été fondée principalement sur la déposition de ce témoin, les tribunaux ont également retenu d’autres preuves corroborant celle-ci. De même, dans le cadre de la procédure pénale menée contre les requérants, ceux-ci ont disposé de garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer les inconvénients découlant pour la défense de l’admission de la déposition de S.D. et pour permettre d’assurer l’équité de la procédure dans son ensemble : les requérants ont activement participé au procès et fait valoir les arguments militant en faveur de leur acquittement ; les tribunaux se sont livrés à un examen très minutieux de la crédibilité de la preuve principale à charge en prenant en compte et en rejetant de manière motivée les objections des requérants à cet égard ; enfin, les décisions des juridictions internes ont été amplement motivées et dépourvues d’arbitraire.

74. La Cour estime donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekErik Møse
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-183394
Date de la décision : 07/06/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6+6-3-d - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable;Article 6-3-d - Interrogation des témoins)

Parties
Demandeurs : DIMITROV ET MOMIN
Défendeurs : BULGARIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : VANDOVA Y.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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