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05/04/2018 | CEDH | N°001-182297

CEDH | CEDH, AFFAIRE ZUBAC c. CROATIE, 2018, 001-182297


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE ZUBAC c. CROATIE

(Requête no 40160/12)

ARRÊT

STRASBOURG

5 avril 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Zubac c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Helena Jäderblom,
Luis López Guerra,
André Potocki,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Ksenija Turk

ović,
Síofra O’Leary,
Alena Poláčková,
Georgios Serghides,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Søren ...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE ZUBAC c. CROATIE

(Requête no 40160/12)

ARRÊT

STRASBOURG

5 avril 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Zubac c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Helena Jäderblom,
Luis López Guerra,
André Potocki,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Síofra O’Leary,
Alena Poláčková,
Georgios Serghides,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 juillet 2017 et le 31 janvier 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40160/12) dirigée contre la République de Croatie et dont une ressortissante de Bosnie‑Herzégovine, Mme Vesna Zubac (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me I. Ban, avocat à Dubrovnik. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Š. Stažnik.

3. La requérante alléguait en particulier qu’elle n’avait pas eu accès à la Cour suprême. Elle y voyait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. La requête a d’abord été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 27 mars 2015, le président de cette section a décidé de communiquer le grief susmentionné au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement. Le 1er septembre 2015, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 4 du règlement). La présente requête a alors été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1). Le 6 septembre 2016, une chambre de cette section composée de Işıl Karakaş, Julia Laffranque, Paul Lemmens, Valeriu Griţco, Ksenija Turković, Jon Fridrik Kjølbro et Georges Ravarani, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu son arrêt dans lequel elle déclarait, à l’unanimité, le grief relatif au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 recevable et les autres griefs relatifs à l’inéquité de la procédure irrecevables et concluait, à la majorité, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion dissidente des juges Lemmens, Griţco et Ravarani.

5. Le 11 janvier 2017, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 6 mars 2017, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des délibérations finales, Alena Poláčková, juge suppléante, a remplacé Nona Tsotsoria, empêchée (article 24 § 3 du règlement).

7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Le Gouvernement de Bosnie-Herzégovine a été informé qu’il pouvait intervenir dans la présente affaire (articles 36 § 1 de la Convention et 44 §§ 1 et 4 du règlement), mais il n’a pas fait usage de ce droit.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 juillet 2017 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmesŠ. Stažnik, représentante de la République de Croatie
devant la Cour européenne des droits de l’homme,agent,
N. Katić, représentation de la République de Croatie
devant la Cour européenne des droits de l’homme,
M. Konforta, représentation de la République de
Croatie devant la Cour européenne des droits de
l’homme,conseillères ;

– pour la requérante
MeI. Ban, avocat,conseil.

La requérante était également présente. La Cour a entendu Me Ban, la requérante et Mme Stažnik en leurs déclarations, ainsi que Me Ban et Mmes Stažnik, Katić et Konforta en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. La requérante est née en 1959 et réside à Bijela (Monténégro).

10. Le 29 septembre 1992, le beau-père de la requérante, Vu.Z., représenté par sa femme, K.Z., conclut avec F.O. et H.A. un contrat prévoyant l’échange de sa maison sise à Dubrovnik pour une autre sise à Trebinje (Bosnie-Herzégovine).

11. Vu.Z. décéda à une date inconnue en 2001 ou 2002.

12. Le 14 août 2002, M.Z., mari de la requérante et fils de Vu.Z., représenté par un certain M.Č. de Herceg Novi (Monténégro), intenta contre H.A. et les héritiers de F.O., devant le tribunal municipal de Dubrovnik (Općinski sud u Dubrovniku – le tribunal municipal), une action au civil aux fins de faire annuler le contrat d’échange des maisons et d’obtenir la possession de la maison sise à Dubrovnik. M.Č. était un avocat exerçant au Monténégro.

13. M.Z. alléguait que le contrat renfermait des informations erronées concernant la situation juridique de la maison sise à Trebinje et que K.Z. n’avait pas reçu l’autorisation requise pour le signer. Invoquant la situation de guerre en Croatie, il soutenait que le contrat avait été signé sous la contrainte. Il affirmait également que la différence entre les valeurs des biens échangés était disproportionnée : la maison sise à Dubrovnik aurait valu environ 250 000–300 000 euros (EUR) alors que la valeur de celle située à Trebinje aurait été d’environ 80 000–90 000 EUR. Enfin, il soulignait qu’il lui avait été impossible de régulariser son titre de propriété sur la maison sise à Trebinje en raison des vices entachant le contrat.

14. Dans l’acte introductif d’instance, M.Z. indiquait que la valeur de l’objet du litige (vrijednost predmeta spora) s’élevait à 10 000 kunas croates (HRK) (environ 1 300 EUR à l’époque).

15. Le 16 août 2002, le tribunal municipal invita M.Z. à donner des précisions sur sa représentation en justice, notamment à produire une procuration valable et à fournir d’autres documents relatifs à sa demande.

16. Une première audience eut lieu le 3 mars 2003, au cours de laquelle le tribunal municipal enjoignit à M.Z. de produire des documents attestant sa qualité pour agir en tant qu’héritier de Vu.Z.

17. Après l’audience, les parties échangèrent les mémoires et les preuves documentaires demandés par le tribunal municipal.

18. Lors de l’audience qui se déroula le 13 décembre 2004, les défendeurs insistèrent pour que la question de la représentation de M.Z. par M.Č. fût résolue. Ce dernier annonça qu’il cessait de représenter M.Z. et que celui-ci mandaterait un avocat exerçant en Croatie pour le représenter.

19. Une autre audience eut lieu le 1er février 2005. M.Z. y fut représenté par I.B., avocat à Dubrovnik (qui représente aussi la requérante devant la Cour aux fins de la présente affaire). Lors de l’audience, Me I.B. corrigea quelques erreurs de plume dans l’acte introductif d’instance et réitéra les arguments qui y figuraient pour demander l’annulation du contrat, à savoir que celui-ci avait été signé sous la contrainte, que la situation juridique de la maison sise à Trebinje et le titre de propriété sur celle-ci n’avaient pas été correctement décrits et que la différence entre les valeurs des biens était disproportionnée. En réponse à une question du juge concernant la validité de la procuration donnée par Vu.Z. à sa femme, K.Z. (paragraphes 10 et 13 ci‑dessus), Me I.B. souligna qu’il ne pensait pas que la procuration était dépourvue de validité puisque l’original en avait été déposé dans le registre approprié. Affirmant qu’il n’y avait pas de motif justifiant l’annulation du contrat, les défendeurs contestèrent les arguments avancés pour le compte de M.Z.

20. Au cours de l’audience tenue le 6 avril 2005, Me I.B. annonça qu’au terme de celle-ci il cesserait de représenter M.Z., qui serait alors représenté par la requérante (la femme de M.Z.). Lors de la même audience, Me I.B. produisit deux documents. Dans le premier, il demandait que la validité de la procuration donnée par Vu.Z. à sa femme, K.Z. (paragraphes 10, 13 et 19 ci-dessus), fût examinée au motif que son authenticité suscitait des doutes. Dans le même document, il demandait qu’une mesure provisoire (sous la forme d’une injonction) interdisant toute disposition du bien en cause fût prise. Dans le second document, il expliquait que le montant de l’objet du litige avait été sous-évalué et qu’il convenait de le porter à 105 000 HRK (ce qui équivalait alors à environ 14 160 EUR).

21. Lors de la même audience, soulignant que le 1er février 2005 Me I.B. n’avait pas contesté la validité de la procuration, les défendeurs soutinrent qu’aucune question ne se posait à cet égard. Les défendeurs s’opposèrent aussi à la demande d’injonction. Enfin, ils élevèrent une objection contre l’augmentation de la valeur de l’objet du litige, arguant que cette modification avait eu pour seul but de donner au demandeur la possibilité de former un pourvoi.

22. Après avoir entendu les arguments des parties, le tribunal municipal interrogea les défendeurs en qualité de témoins. Puis, à la demande de M.Z., il ajourna l’audience dans l’attente de la production de l’original de la procuration contestée et réserva sa décision sur la demande d’injonction. Aucune décision ne fut rendue au sujet de la modification de la valeur de l’objet du litige.

23. Le 25 avril 2005, le tribunal municipal ordonna à M.Z. de payer un montant de 1 400 HRK (ce qui correspondait alors à environ 190 EUR) au titre des frais d’enregistrement de sa demande au civil. Il calcula ces frais sur la base du montant de 105 000 HRK indiqué pour la valeur du litige.

24. Au cours de l’audience tenue le 13 septembre 2005, le tribunal municipal examina les pièces du dossier, puis leva l’audience.

25. Le 27 septembre 2005, le tribunal municipal rendit son jugement rejetant la demande civile et la demande d’injonction introduites par M.Z. Il y constatait que, malgré plusieurs convocations adressées à M.Z., celui-ci n’avait pas comparu, sans avancer de motif valable. De plus, il estimait que, eu égard aux arguments formulés par les parties, notamment ceux concernant les questions relatives à la procuration utilisée pour la conclusion du contrat, il n’y avait aucune raison de douter de la validité de celui-ci. Le tribunal condamna M.Z. à supporter tous les frais et dépens, dont ceux exposés par les parties adverses, à savoir 25 931,10 HRK (environ 3 480 EUR à l’époque). Il calcula le montant des frais sur la base de la valeur de l’objet du litige qui avait été indiquée lors de l’audience du 6 avril 2005, à savoir 105 000 HRK. La partie pertinente du jugement se lit ainsi :

« (...) [L]e remboursement des frais de justice a été accordé aux défendeurs [et le montant de ces frais a été évalué] en fonction (...) de la valeur du litige que le demandeur a indiquée (105 000 HRK – (page 58 [du dossier]) et que ce tribunal a acceptée. »

26. Le 12 décembre 2005, le tribunal de première instance condamna M.Z. à payer 1 400 HRK au titre du prononcé du jugement. Il fixa ce montant en se fondant là aussi sur la valeur du litige, qui s’élevait à 105 000 HRK.

27. Le 1er octobre 2009, le tribunal de comté de Dubrovnik (Županijski sud u Dubrovniku) rejeta l’appel formé par M.Z. et confirma le jugement de première instance. Le passage pertinent de l’arrêt d’appel dit ceci :

« Étant donné que [le jugement de première instance] est attaqué dans son ensemble, donc en ce qu’il comprend la décision relative aux frais de justice, et bien que l’appel ne comporte pas de précisions sur ce point, [il y a lieu de constater que] cette décision est fondée sur le droit applicable et [que] des motifs appropriés ont été fournis. »

28. Le 24 mai 2010, M.Z. forma un pourvoi (revizija) devant la Cour suprême, contestant les conclusions des juridictions inférieures.

29. Le 7 octobre 2010, M.Z. décéda. La procédure fut poursuivie par sa femme, Vesna Zubac, en qualité d’héritière (elle est aussi la requérante en l’espèce).

30. Le 30 mars 2011, la Cour suprême déclara le pourvoi irrecevable au motif qu’il présentait une demande d’un montant inférieur à celui de 100 000 HRK (environ 13 500 EUR à l’époque) qui déterminait le taux du ressort. Elle considéra que la valeur dont il fallait tenir compte pour l’objet du litige était celle que M.Z. avait indiquée dans sa demande formulée dans l’acte introductif d’instance. La partie pertinente de l’arrêt de la Cour suprême se lit comme suit :

« Selon l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, si, dans la situation décrite au paragraphe 2 [du même article], il est évident que la valeur de l’objet du litige indiquée par le demandeur est trop élevée ou trop faible, de telle sorte qu’une question se pose quant à la compétence à l’égard de l’objet du litige, quant à la composition de la juridiction, quant à la nature de la procédure, quant au droit de former un pourvoi, quant à l’autorisation de représenter une partie ou quant aux frais de justice, la juridiction, d’office ou sur objection du défendeur, vérifie de manière rapide et appropriée l’exactitude de la valeur indiquée et, par une décision qui n’est pas susceptible d’un recours distinct, fixe la valeur de l’objet du litige, au plus tard lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de la première séance de l’audience principale, avant que le défendeur n’ait commencé à présenter ses arguments au fond.

Il s’ensuit que, lorsque l’action ne concerne pas une somme d’argent, le demandeur doit indiquer la valeur de l’objet du litige civil dans l’acte introductif d’instance et que, une fois qu’il l’a fait, il n’est pas autorisé à la modifier. Au plus tard lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de l’audience principale dans le cadre d’un examen ayant lieu avant celui au fond, seule une juridiction peut fixer la valeur de l’objet du litige, d’office ou en cas d’objection soulevée par le défendeur, si elle constate que la valeur indiquée dans la demande civile est trop élevée ou trop faible.

En l’espèce, la valeur de l’objet du litige qui était indiquée dans la demande initiale était de 10 000 kunas croates.

Par la suite, lors de l’audience tenue le 6 avril 2005, estimant que la valeur de l’objet du litige qui était indiquée dans la demande civile était trop faible, le représentant du demandeur l’a portée à 105 000 kunas croates (...) Le demandeur n’a toutefois pas modifié sa demande en même temps. Le tribunal de première instance n’a pas pris de décision fixant une nouvelle valeur du litige, car les conditions procédurales énoncées à l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile n’étaient pas remplies.

Il en résulte que la valeur de l’objet du litige à prendre en compte est celle qui était indiquée dans la demande initiale, à savoir 10 000 kunas croates, parce que le demandeur n’était autorisé à modifier la valeur initialement indiquée que s’il modifiait sa demande en même temps. »

31. Se plaignant notamment d’avoir été privée d’un accès à la Cour suprême, la requérante forma un recours devant la Cour constitutionnelle, qui, le 10 novembre 2011, le déclara sommairement irrecevable, considérant que l’affaire ne soulevait aucune question de constitutionnalité. Le 30 novembre 2011, elle notifia son arrêt au représentant de la requérante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit interne pertinent

1. La Constitution

32. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske, Journal officiel nos 56/1990, 135/1997, 8/1998 (texte consolidé), 113/2000, 124/2000 (texte consolidé), 28/2001 et 41/2001 (texte consolidé), 55/2001 (rectification), 76/2010, 85/2010 et 5/2014) sont ainsi libellées :

Article 29

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et dans un délai raisonnable, par une juridiction indépendante et impartiale, établie par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. »

Article 119

« 1) La Cour suprême de la République de Croatie, en tant que plus haute juridiction, assure une application cohérente de la loi et l’égalité de tous devant la loi.

(...) »

2. La loi sur la procédure civile

33. Les dispositions pertinentes de la loi sur la procédure civile (Zakon o parničnom postupku, Journal officiel nos 53/1991, 91/1992, 112/1999, 81/2001, 117/2003, 88/2005, 84/2008, 96/2008 et 123/2008), en vigueur au moment des faits, se lisaient ainsi :

Fixation de la valeur de l’objet du litige
Article 35

« 1) Lorsque la valeur de l’objet du litige (vrijednost predmeta spora) entre en ligne de compte pour la détermination de la compétence, la composition de la juridiction ou le droit de former un pourvoi, et dans les autres cas prévus par la présente loi, seule la valeur de la demande principale est considérée comme étant la valeur de l’objet du litige.

(...) »

Article 40

« (...)

2) (...) lorsque l’action ne concerne pas une somme d’argent, la valeur à prendre en compte est celle de l’objet du litige (vrijednost predmeta spora) que le demandeur a indiquée dans la demande civile (u tužbi).

3) Si, dans la situation décrite au paragraphe 2, il est évident que la valeur de l’objet du litige indiquée par le demandeur est trop élevée ou trop faible, de telle sorte qu’une question se pose quant à la compétence à l’égard de l’objet du litige, quant à la composition de la juridiction, quant à la nature de la procédure, quant au droit de former un pourvoi, quant à l’autorisation de représenter une partie ou quant aux frais de justice, la juridiction, d’office ou sur objection du défendeur, vérifie de manière rapide et appropriée l’exactitude de la valeur indiquée et, par une décision qui n’est pas susceptible d’un recours distinct, fixe la valeur de l’objet du litige, au plus tard lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de la première séance de l’audience principale, avant que le défendeur n’ait commencé à présenter ses arguments au fond.

(...) »

Représentation
Article 89

« 1) Les parties peuvent accomplir des actes de procédure personnellement ou par l’intermédiaire de leurs représentants. La juridiction peut toutefois inviter une partie représentée à s’exprimer en personne au sujet de faits à établir aux fins de la procédure.

2) Une partie représentée peut toujours comparaître en personne devant une juridiction et faire des déclarations aux côtés de son représentant. »

Article 89a

« 1) à moins que la loi n’en dispose autrement, seul un avocat peut représenter une partie.

2) Une partie peut être représentée par une personne avec laquelle elle a une relation de travail si celle-ci jouit de la pleine capacité juridique.

3) Une partie peut être représentée par un parent [descendant ou ascendant], un frère, une sœur ou un conjoint si ce représentant jouit de la pleine capacité juridique et n’exerce pas la profession d’avocat sans autorisation. »

Article 90

« 1) Si une personne comparaît en tant que représentant alors qu’elle ne peut pas comparaître en cette qualité d’après les dispositions de l’article 89a de la présente loi, la juridiction lui interdit d’agir en tant que représentant et elle en informe la partie concernée.

(...)

3) S’il est établi qu’un représentant qui n’est pas avocat n’est pas capable de remplir ses fonctions, la juridiction avertit la partie concernée des conséquences qui peuvent résulter d’une représentation inadéquate. »

Contenu d’une demande civile
Article 186

« 1) Une demande civile doit contenir une demande précise, composée de la demande principale et des demandes incidentes, les faits sur lesquels le demandeur fonde ses prétentions, les éléments de preuve à l’appui des faits et les autres informations qui doivent être incluses dans tout acte adressé à la juridiction (article 106).

2) Si la compétence, la composition de la juridiction, la nature de la procédure, le droit de former un pourvoi, l’autorisation de représenter une partie ou le droit au paiement de frais de justice dépendent de la valeur de l’objet du litige et si l’objet de la demande n’est pas une somme d’argent, le demandeur indique dans la demande civile la valeur de l’objet du litige (...) »

Modification d’une demande civile (preinaka tužbe)
Article 190

« 1) Le demandeur peut modifier sa demande civile jusqu’à la clôture de l’audience principale.

2) Une fois la demande civile signifiée au défendeur, elle ne peut plus être modifiée sans le consentement de celui-ci. Cependant, même si le défendeur soulève une objection, la juridiction peut autoriser une modification si elle l’estime utile pour la résolution définitive du litige qui oppose les parties.

3) Le défendeur est réputé avoir consenti à la modification de la demande civile si, sans avoir préalablement soulevé d’objection à cette modification, il commence à présenter ses arguments sur la base de la demande civile modifiée (...) »

Article 191

« 1) La modification d’une demande civile consiste à en changer la nature, à en augmenter le montant ou à y adjoindre une autre demande.

(...)

3) La demande civile n’est pas modifiée si le demandeur change sa base juridique, diminue son montant, ou, sans que cette demande en soit affectée, modifie ou corrige certaines déclarations. »

Audience principale
Article 297

« 6) Lorsque la présente loi prévoit qu’une partie peut (...) accomplir un acte de procédure avant que le défendeur n’ait commencé à présenter ses arguments au fond à l’audience principale, un tel (...) acte peut être accompli tant que le défendeur n’a pas fini d’exposer ses arguments en réponse à la demande. »

Pourvoi
Article 382

« 1) Les parties peuvent former un pourvoi contre une décision rendue en deuxième instance :

1. si la valeur du litige telle qu’elle ressort de la partie contestée de la décision est supérieure à 100 000 HRK (...)

2) Si une partie n’est pas autorisée à former un pourvoi en vertu du paragraphe 1 du présent article, elle peut former un pourvoi [extraordinaire] contre une décision rendue en deuxième instance si la décision qui tranchera le litige dépend de la résolution d’une question de fond ou de procédure qui est importante pour assurer une application cohérente du droit et l’égalité des citoyens (...) »

Article 385

« 1) La décision rendue en deuxième instance, visée au paragraphe 1 de l’article 382 de la présente loi, peut faire l’objet d’un pourvoi pour les motifs suivants :

1. une erreur fondamentale a été commise au cours de la procédure [devant le tribunal de première instance] (...)

2. une erreur fondamentale a été commise au cours de la procédure devant le tribunal de deuxième instance ;

3. des erreurs ont été commises dans l’application du droit matériel pertinent.

(...) »

Article 392

« La [Cour suprême] rejette un pourvoi [qui est irrecevable] (...) »

Article 393

« La [Cour suprême] rejette un pourvoi par un arrêt si elle considère que les motifs avancés à l’appui du pourvoi ne sont pas fondés. »

Article 394

« 1) Si elle constate des vices de procédure [le justifiant] (...) la [Cour suprême] rend un arrêt annulant entièrement ou partiellement les décisions rendues en première et deuxième instance, ou uniquement la décision rendue en deuxième instance, et elle renvoie l’affaire pour un nouvel examen (...) »

Article 395

« 1) Si la [Cour suprême] considère que le droit matériel n’a pas été correctement appliqué, elle accueille le pourvoi et modifie la décision attaquée (...) »

3. La loi sur les frais d’enregistrement

34. Les dispositions pertinentes de la loi sur les frais d’enregistrement (Zakon o sudskim pristojbama, Journal officiel nos 74/1995, 57/1996, 137/2002 et 26/2003 – version consolidée) sont ainsi libellées :

Article 14

« 1) Une juridiction exonère des frais d’enregistrement une partie qui, eu égard à sa situation financière générale, ne peut les payer sans conséquences dommageables sur son entretien et celui de sa famille.

(...)

3) Pour rendre sa décision, la juridiction tient compte de toutes les circonstances, notamment la valeur de l’objet du litige, le nombre de personnes aux besoins desquels la partie subvient et les revenus de celle-ci et de sa famille. »

Fixation de la valeur [de l’objet du litige] aux fins du calcul des frais d’enregistrement

Litiges civils
Article 25

« 1) La valeur de l’objet d’un litige concernant les droits de propriété sur un bien immobilier est fixée en fonction de la valeur marchande du bien en cause (...) »

Recouvrement des frais impayés
Article 38

« 1) Dans un délai de trois jours à compter de la date à laquelle elle a eu connaissance de l’avis, de l’ordre ou de l’avertissement relatif au paiement de frais, ou de la date à laquelle l’avis, l’ordre ou l’avertissement en question lui a été signifié, la partie concernée peut soulever devant le tribunal de première instance une objection à cet avis, ordre ou avertissement (...) »

Remboursement des frais
Article 43

« 1) Une personne qui a payé des frais qu’elle n’avait aucune obligation de payer, ou qui a versé un montant supérieur à la somme requise, de même qu’une personne qui a payé des frais pour un acte judiciaire n’ayant jamais été adopté ou exécuté, a droit au remboursement des frais concernés (...) »

Article 44

« 1) Une demande de remboursement des frais doit être introduite devant le tribunal de première instance dans un délai de 90 jours à compter de la date à laquelle les frais ont été payés à tort (...)

2) Le remboursement des frais ne peut plus être demandé après l’expiration d’un délai d’un an à compter de la date de leur paiement. »

B. La pratique interne pertinente

1. La Cour suprême

a) La jurisprudence relative à la fixation/modification de la valeur de l’objet du litige

35. Dans sa décision no Rev-2836/1990 rendue le 27 janvier 1991, la Cour suprême a jugé ce qui suit :

« Le motif du pourvoi selon lequel le bien immobilier a une valeur supérieure à celle indiquée dans la demande civile et que les décisions des juridictions inférieures sont donc illégales ne peut être accueilli, car, à supposer même que [cet] argument relatif à la valeur du bien immobilier soit correct, il est dépourvu de pertinence à ce stade de la procédure.

En effet, la valeur de l’objet du litige a été indiquée par le demandeur lui-même (comme c’est son droit) et c’est cette valeur qui entre en ligne de compte (article 40 § 2 de la loi sur la procédure civile).

Le tribunal a accepté sans vérification la valeur indiquée de l’objet du litige (or il était autorisé à [vérifier cette valeur] jusqu’à un certain stade de la procédure – lors de l’audience préparatoire, ou bien lors de l’audience principale avant que la défenderesse ne commençât à présenter ses arguments au fond) et la défenderesse n’a pas contesté cette valeur dans sa réponse à la demande civile. De plus, la défenderesse a commencé à présenter ses arguments au fond à l’audience préparatoire. Partant, à l’issue de l’audience préparatoire, la valeur de l’objet du litige ne pouvait plus être fixée par les parties ou le tribunal.

(...)

En outre, c’est à juste titre que [la juridiction inférieure] a considéré que la valeur indiquée de l’objet du litige ne doit pas nécessairement correspondre à la valeur du bien litigieux.

(...) »

36. Le passage pertinent de la décision no Rev-62/1994-2 rendue le 23 février 1994 se lit ainsi :

« Au cours de la procédure, l’action civile a été étendue à de nouveaux défendeurs. Cependant, la demande restant la même par rapport à tous les défendeurs, cette extension ne suffisait pas pour conférer aux demandeurs l’autorisation juridique de modifier la valeur de l’objet du litige. En effet, les défendeurs, au sens de l’article 196 §§ 2 et 3 de la loi sur la procédure civile, auxquels l’action civile s’étend désormais avec leur consentement, doivent trouver le litige dans l’état où il était au moment où ils sont devenus parties. De plus, étant donné que les demandeurs n’étaient pas autorisés à modifier la valeur de l’objet du litige, au motif que les demandes n’avaient pas été objectivement modifiées (étant donné par ailleurs que, lorsque les défendeurs sont devenus des parties au litige, la valeur de l’objet du litige était toujours de 30 000 dinars [monnaie précédemment utilisée en Croatie]), la valeur en question demeure en l’espèce la seule qui entre en ligne de compte aux fins de l’appréciation de la recevabilité du pourvoi.

(...) [E]n l’espèce, un pourvoi serait recevable si la valeur fixée de l’objet du litige dépassait la somme de 50 000 anciens dinars (HRD). Toutefois, cette valeur ayant été fixée à 30 000 HRD, elle implique l’irrecevabilité du pourvoi, indépendamment de la question de la répartition de la demande entre toutes les parties. »

37. Dans sa décision no Rev-538/03 rendue le 4 mars 2004, la Cour suprême a considéré ce qui suit :

« Les précisions apportées à la demande et l’extension de celle-ci à un nouveau défendeur (...) ne constituent pas une modification objective de la demande civile au sens de l’article 191 de la loi sur la procédure civile. La recevabilité du pourvoi est donc appréciée par rapport à la valeur de l’objet du litige indiquée dans la demande civile [initiale] (...) »

38. Le passage pertinent de la décision no Rev-20/06-2 rendue le 11 avril 2006 est ainsi libellé :

« En application de l’article 40 § 2 de la loi sur la procédure civile, la demanderesse a fixé la valeur de l’objet du litige à 10 000 HRK. Partant, malgré l’objection soulevée par les défendeurs à cet égard, le tribunal de première instance n’a pas rendu une décision [distincte] pour fixer lui-même, en vertu de l’article 40 § 3 de la même loi, la valeur de l’objet du litige.

Or, dans ses observations du 23 avril 2001 (...), la demanderesse a fixé la valeur de l’objet du litige à 30 000 HRK. Cependant, étant donné qu’elle n’a pas modifié la demande civile en même temps, elle n’était pas autorisée à changer ensuite le montant de la valeur qui avait été indiqué dans la demande initiale.

Il y a donc lieu de considérer qu’en l’espèce la valeur de l’objet du litige s’élève à 10 000 HRK. »

39. Dans sa décision no Rev-694/07-2 rendue le 19 septembre 2007, la Cour suprême a jugé ce qui suit :

« Selon l’article 40 § 3 [de la loi sur la procédure civile], qui était en vigueur lorsque l’action civile a été introduite le 1er octobre 1996 et lorsque le jugement de première instance a été rendu le 5 juin 2001, et qui devait donc s’appliquer, la valeur de l’objet du litige, lorsque la demande ne portait pas sur une somme d’argent, pouvait être vérifiée et modifiée par le tribunal uniquement lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de l’audience principale avant le début de l’examen au fond.

Contrairement à ce qui a été soutenu, en l’espèce, la demanderesse a fixé dans ses observations du 21 août 2000 la nouvelle valeur de l’objet du litige à 100 000 HRK, ce qu’elle n’était pas autorisée à faire. Même le tribunal a rendu une décision distincte le 2 mars 2007 (...) fixant la nouvelle valeur de l’objet du litige à 100 000 HRK.

Étant donné que, compte tenu de ce qui précède, la valeur de l’objet du litige était liée à [la valeur initialement fixée à] 1 000 HRK, les actes ultérieurs de la demanderesse et du juge concernant la modification de cette valeur n’ont aucun effet juridique sur la procédure. »

40. Le passage pertinent de la décision no Rev-798/07-2 rendue le 5 février 2008 est ainsi libellé :

« Le tribunal municipal de Zagreb a méconnu l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile lorsqu’à l’audience principale du 21 février 2003 il a fixé la valeur de l’objet du litige à 150 000 HRK. Selon la disposition en question, le tribunal, d’office ou sur objection du défendeur, apprécie rapidement et de la manière la plus appropriée l’exactitude de la valeur qui a été fixée et, par une décision qui n’est pas susceptible d’un recours distinct, fixe la valeur de l’objet du litige, au plus tard lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de la première séance de l’audience principale, avant que le défendeur n’ait commencé à présenter ses arguments au fond.

Par conséquent, après la tenue de l’audience préparatoire dans la présente affaire, le tribunal de première instance n’avait plus le pouvoir de fixer la valeur de l’objet du litige. Il y a donc lieu de considérer qu’en l’espèce cette valeur est [celle initialement fixée à] 2 900 HRK.

La valeur de l’objet du litige ne dépassant pas 100 000 HRK, le pourvoi est irrecevable (...) »

41. Le passage pertinent de l’arrêt no Rev-320/2010-2 rendu le 8 septembre 2011 se lit ainsi :

« [L]e tribunal de première instance n’a pas fixé la valeur de l’objet du litige à la suite d’une objection soulevée par le défendeur lors de la première séance de l’audience principale avant que celui-ci n’ait commencé à présenter ses arguments au fond (...). Par conséquent, il n’a pas pris une décision au sens de l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile et il y a lieu de considérer que la valeur de l’objet du litige a été établie par la demande civile introduite par la demanderesse, qui la fixait à 101 000 HRK, indépendamment du fait que le tribunal de première instance l’a fixée après la clôture du procès à la suite d’une objection soulevée par le défendeur.

Selon l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, le tribunal peut, d’office ou sur objection de la partie adverse, s’il doute de l’exactitude de la valeur de l’objet du litige qui a été fixée, vérifier et fixer cette valeur, mais il ne peut le faire que lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de la première séance de l’audience principale, avant que le défendeur n’ait commencé à présenter ses arguments au fond. Il en résulte qu’une fois ce stade de la procédure passé, ni le tribunal ni la demanderesse ne peuvent modifier la valeur de l’objet du litige fixée dans la demande civile et il y a donc lieu de considérer que cette valeur a été établie (...) »

42. Dans sa décision no Rev-648/10-2 rendue le 23 janvier 2013, la Cour suprême a considéré ce qui suit :

« Le tribunal n’a pas statué sur l’objection soulevée par le défendeur [au sujet de la valeur de l’objet du litige qui a été fixée dans la demande civile] et celui-ci n’a pas interjeté appel sur ce point contre le jugement de première instance. En conséquence, d’après la demande visant à la délivrance d’un titre de propriété, la valeur de l’objet du litige s’élève à 10 000 HRK, à savoir la valeur fixée par le demandeur dans sa demande civile. »

43. L’approche de la Cour suprême qui vient d’être décrite a été suivie dans d’autres affaires, notamment Rev-2323/90 (24 janvier 1991), Rev‑538/03 (4 mars 2004), Gzz-140/03 (21 avril 2004), Revr-507/03 (2 juin 2004), Revt-72/07 (4 juillet 2007), Rev-1525/09-2 (8 juin 2011), Rev‑287/11-2 (14 décembre 2011), Rev-X-848/14 (24 février 2015) et Rev‑x-916/10 (8 avril 2015).

b) La jurisprudence relative à la modification d’une demande civile

44. Le passage pertinent de la décision no Rev-2015/94 rendue le 4 juillet 1996 est ainsi libellé :

« C’est à juste titre que le demandeur au pourvoi soutient que le tribunal de première instance a fondamentalement méconnu les règles de procédure civile (...) lorsque, après que le demandeur eut augmenté le montant de la demande à l’audience du 23 mars 1993 à laquelle le défendeur n’était pas présent, il a clos la procédure au lieu de reporter l’audience et d’en adresser le procès-verbal au défendeur.

L’augmentation du montant de la demande, au sens où une telle augmentation est prévue à l’article 191 § 1 de la loi sur la procédure civile, constitue une modification de la demande civile et, en cas de pareille modification à l’audience, l’article 190 § 7 de la même loi exigeait que le tribunal [procédât comme cela a été décrit ci-dessus].

En ne procédant pas ainsi, [le tribunal] a commis [une violation fondamentale des règles de procédure], car un tel comportement illicite a empêché le défendeur de présenter ses arguments au tribunal. »

45. Dans sa décision no Rev-x-1134/13 rendue le 3 mars 2015, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :

« Par « faits » nous entendons tout ce qui [a] vraiment [eu lieu] dans le passé ou récemment (événements, activités, conditions, situations, opinions, déclarations de volonté, positions, etc.), sur le fondement de quoi le demandeur a établi la base factuelle de sa demande, alors que la base légale [de celle-ci] consiste en la qualification juridique des liens litigieux, ainsi qu’en des règles de droit justifiant la demande tendant à l’adoption par la juridiction d’une décision particulière.

Sauf si la situation relève de l’article 7 § 2 de la loi sur la procédure civile (...), le tribunal est lié par les faits que les parties lui ont présentés. Il n’est pas autorisé à établir des faits que les parties n’ont pas allégués, tant qu’il peut fonder sa décision seulement sur la base factuelle invoquée par les parties au cours de la procédure. (...) En exposant les faits et en formulant sa demande, le demandeur définit l’objet du litige ; il en résulte que le contenu de la décision du tribunal est déterminé par la nature de la base légale et par la norme juridique applicable. Le tribunal statue dans les limites de la demande énoncée au cours de la procédure (...) et dépasse ces limites s’il fonde sa décision sur une base factuelle différente de celle invoquée par le demandeur. En outre, la base factuelle de la demande joue un rôle important pour la définition du litige et, à cet égard, pour l’application des règles relatives à la modification d’une demande civile (article 191 de la loi sur la procédure civile). D’autre part, le demandeur n’est pas obligé d’indiquer la base légale de sa demande et, s’il le fait, le tribunal n’est pas lié par cette indication. En elle-même, [l’indication de la base légale] n’est pas pertinente pour la définition de l’objet du litige (...) ni, à cet égard, pour l’application des règles relatives à la modification d’une demande civile.

S’agissant de la modification objective d’une demande, la Cour suprême considère qu’au sens de l’article 191 de la loi sur la procédure civile (...) il y a également modification lorsqu’une demande formulée de manière générale se fonde sur une base factuelle comportant des différences pertinentes (un ensemble différent de faits) par rapport à la base précédente de la demande, même si la demande n’a pas été formellement modifiée, ou lorsque [des éléments précis] ont été ajoutés, modifiés ou soustraits aux éléments [existants] de la base factuelle de telle sorte que le nouvel ensemble de faits amène à [conclure que] la nature de la demande a changé.

En l’espèce, jusqu’à ce qu’il la modifie, le demandeur a fondé sa demande de paiement d’une somme d’argent uniquement sur le fait que des versements dus en vertu d’un bail n’ont pas été effectués (problème d’exécution du contrat). Au cours de la procédure, il a modifié la base factuelle de sa demande pour la période [concernée], sollicitant depuis lors une réparation pour manque à gagner. Contrairement à ce que le tribunal de deuxième instance a considéré, il s’agissait là non pas d’un changement de base légale, ni d’une [clarification] de la demande au sens de l’article 191 § 3 de la loi sur la procédure civile, ni d’éléments de preuve nouveaux, mais d’un ensemble nouveau de faits aboutissant objectivement à un changement de nature de la demande. En particulier, ce n’était pas un changement de base légale, parce qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une modification, ou de la formulation d’arguments nouveaux, concernant la qualification juridique de la demande, mais de l’exposé d’une nouvelle base factuelle fondant la responsabilité pour le dommage causé, sur laquelle (...) le demandeur appuyait sa demande. La qualification juridique éventuellement [différente] servait simplement à souligner la distinction plus précise entre la nouvelle base factuelle [et la précédente]. Ce n’était pas [une clarification] des arguments précédents, car il ne s’agissait pas d’une correction, d’une clarification, ou d’un ajout affectant la base factuelle précédente, mais c’était un ensemble différent de faits constitutif d’une nouvelle base factuelle de la demande visant à ce que le tribunal rendît une décision dépourvue de lien avec la base factuelle précédente. Il ne s’agissait pas non plus d’éléments de preuve nouveaux, dès lors que les [nouveaux] arguments constituaient en eux-mêmes une base factuelle concrète sur laquelle une décision juridictionnelle pouvait reposer (...) »

2. La Cour constitutionnelle

46. Dans l’affaire no U-III-1041/2007, la Cour constitutionnelle a examiné un arrêt de la Cour suprême (no Rev-706/06) ayant déclaré un pourvoi irrecevable au motif que les juridictions inférieures avaient suivi à tort les règles de la procédure civile ordinaire, selon lesquelles le taux du ressort applicable à un pourvoi était de 100 000 HRK, alors que, selon la Cour suprême, elles auraient dû traiter l’affaire comme un litige commercial, pour lequel ce taux était de 500 000 HRK, seuil qui n’avait pas été atteint dans l’affaire en question.

47. Dans une décision rendue le 24 juin 2008, la Cour constitutionnelle a considéré que cet arrêt de la Cour suprême méconnaissait le droit à un procès équitable garanti par l’article 29 § 1 de la Constitution. Elle a donc annulé l’arrêt et renvoyé l’affaire devant la Cour suprême. Le passage pertinent de la décision de la Cour constitutionnelle est ainsi libellé :

« Il est inadmissible (...) que le pourvoi ait été déclaré irrecevable au motif que la valeur de la partie contestée de la décision définitive ne dépassait pas 500 000 HRK, alors que dans son ensemble la procédure devant les juridictions inférieures s’est déroulée suivant les règles de la procédure civile ordinaire. Qui plus est, la recevabilité du pourvoi a été appréciée sur la base des règles applicables [aux litiges commerciaux] bien qu’en réalité la procédure n’ait pas été conduite selon celles-ci.

(...)

Lorsqu’elle s’est prononcée sur le pourvoi, particulièrement lorsqu’elle a appliqué les conditions d’introduction d’un tel recours, la Cour suprême a adopté une position juridique contraire à celle à laquelle le demandeur au pourvoi pouvait raisonnablement s’attendre au vu de la procédure conduite devant les juridictions inférieures. La Cour constitutionnelle estime donc que la Cour suprême a méconnu les règles de procédure relatives à la recevabilité d’un pourvoi, au détriment du demandeur au pourvoi, violant ainsi le droit de celui-ci à un procès équitable garanti par l’article 29 § 1 de la Constitution. »

III. LE DROIT INTERNATIONAL

A. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques

48. L’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (16 décembre 1966, Recueil des traités des Nations unies, vol. 999, p. 171) énonce :

« 1. Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil.

(...) »

B. La Convention américaine relative aux droits de l’homme

49. Les dispositions pertinentes de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (22 novembre 1969) sont ainsi libellées :

Article 8. Garanties judiciaires

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues, dans un délai raisonnable, par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi, qui (...) déterminera ses droits et obligations en matière civile ainsi que dans les domaines du travail, de la fiscalité, ou dans tout autre domaine.

(...) »

Article 25. Protection judiciaire

« 1. Toute personne a droit à un recours simple et rapide, ou à tout autre recours effectif devant les juges et tribunaux compétents, destiné à la protéger contre tous actes violant ses droits fondamentaux reconnus par la Constitution, par la loi ou par la présente Convention, lors même que ces violations auraient été commises par des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles.

(...) »

C. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples

50. La disposition pertinente de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (27 juin 1981, CAB/LEG/67/3 rev. 5, 21 I.L.M 58 (1982)) est ainsi libellée :

Article 7

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :

a. le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur (...) »

IV. LE droit de l’Union européenne

51. L’article pertinent de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (JO 2012/C 326/391) est libellé comme suit :

Article 47
Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial

« (...)

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.

(...) »

EN DROIT

I. QUESTIONS préliminaires

A. L’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement

52. Dans ses observations écrites, sans donner de précisions, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable.

53. La requérante demande à la Cour de rejeter l’exception.

54. La Grande Chambre peut examiner, le cas échéant, des questions touchant à la recevabilité de la requête en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, aux termes duquel la Cour peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable. Dès lors, même au stade de l’examen au fond, sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, la Cour peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 69, CEDH 2016, et la jurisprudence citée).

55. La Cour ne juge pas nécessaire de rechercher si le Gouvernement est forclos, en vertu de l’article 55 de son règlement, à soulever cette exception étant donné que, en tout état de cause, celle-ci n’est pas étayée et qu’elle doit donc être rejetée.

B. L’objet du litige devant la Grande Chambre

56. La Cour rappelle d’emblée que le contenu et l’objet de l’affaire renvoyée devant elle sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité. Ainsi, la Grande Chambre ne peut se pencher sur l’affaire que dans la mesure où celle-ci a été déclarée recevable ; elle ne peut pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables (voir, parmi beaucoup d’autres, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 78, CEDH 2016, et la jurisprudence citée).

57. La requérante soulève devant la Grande Chambre plusieurs griefs qui concernent un défaut allégué d’équité de la procédure civile devant les tribunaux internes et ont été déclarés irrecevables au cours de la procédure devant la chambre (paragraphe 4 ci-dessus et §§ 42-44 de l’arrêt de la chambre). Dans ces circonstances, la Grande Chambre n’a compétence pour statuer sur aucune des questions posées par ces griefs distincts tirés de l’article 6 § 1 de la Convention. Cependant, dans la mesure où certaines de ces questions peuvent avoir une incidence sur l’appréciation globale du grief de la requérante selon lequel elle n’a pas eu accès à un tribunal (paragraphes 84 et 107 ci-dessous), la Cour y reviendra dans la suite de son analyse.

58. En conclusion, la compétence de la Grande Chambre se limite à rechercher si, au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention, le droit d’accès de la requérante à la Cour suprême a été restreint de manière injustifiée.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

59. La requérante allègue qu’elle n’a pas eu accès à la Cour suprême. Elle y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée en ses passages pertinents en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. L’arrêt de la chambre

60. La chambre a constaté que, bien qu’elles n’eussent pas statué formellement sur la modification de la valeur de l’objet du litige, les juridictions de première et deuxième instance avaient accepté le montant de la valeur indiquée par le demandeur lors de l’audience du 6 avril 2005. De plus, elle a noté que ces juridictions avaient condamné le demandeur à payer les frais de justice et les dépens en les calculant sur la base de cette valeur considérablement plus élevée. Elle a donc conclu que, même si l’on supposait que les juridictions inférieures avaient commis une erreur en autorisant le demandeur à modifier la valeur de l’objet du litige à un stade avancé de la procédure, c’est-à-dire à un moment où les conditions procédurales d’une telle modification n’étaient pas remplies, le prédécesseur de la requérante avait agi d’une manière raisonnable en formant son pourvoi et en escomptant une décision au fond de la Cour suprême.

61. À cet égard, la chambre a rappelé que les risques liés aux erreurs pouvant être commises par les autorités publiques devaient être supportés par l’État et que pareilles erreurs ne devaient pas être corrigées au détriment des personnes concernées. Elle a considéré que, selon ce principe, la Cour suprême, qui était parfaitement au courant de l’ensemble des circonstances de la cause et de l’erreur que les juridictions inférieures avaient pu commettre, avait interprété les règles procédurales relatives à la valeur de l’objet du litige en faisant preuve d’un formalisme excessif, qui avait eu pour résultat de faire subir à la requérante les conséquences des erreurs commises par les juridictions inférieures alors qu’à ce stade de la procédure l’intéressée n’était apparemment plus en mesure de contester les frais de justice et les dépens qu’elle avait été condamnée à payer. Dans ces circonstances, la chambre a jugé que, en faisant peser les conséquences de ces erreurs sur la requérante, la Cour suprême avait enfreint le principe général de l’équité procédurale inhérent à l’article 6 § 1 de la Convention et porté atteinte au droit d’accès à un tribunal qui était garanti à la requérante. Elle a estimé que cela suffisait pour conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B. Les observations des parties

1. La requérante

62. La requérante soutient que lors de l’audience du 6 avril 2005 devant le tribunal municipal le demandeur a modifié ses prétentions lorsqu’il a invité le tribunal à constater la nullité de la procuration utilisée pour la conclusion du contrat d’échange de biens. Elle indique que, lors de la même audience, le demandeur a aussi sollicité l’application d’une mesure provisoire. Elle argue que le demandeur a ainsi modifié ses prétentions et que l’on pouvait donc considérer qu’il avait également été autorisé à augmenter la valeur de l’objet du litige conformément au droit interne. Elle ajoute que les juridictions de première et de deuxième instance ont accepté et validé la valeur accrue de l’objet du litige et condamné le demandeur à payer un montant fondé sur cette valeur. Elle affirme de surcroît que la valeur accrue a aussi été acceptée par les défendeurs, que ceux-ci ont demandé le remboursement des frais de justice sur la base du montant supérieur et qu’ils n’ont jamais soulevé d’objection à leur obligation de payer des frais plus élevés pour l’enregistrement de leur réponse à l’acte introductif d’instance.

63. à cet égard, la requérante soutient que, dans le cadre de la procédure, les tribunaux internes l’ont placée dans une position désavantageuse en acceptant la valeur accrue de l’objet du litige aux fins de l’octroi à la partie adverse de frais d’un montant plus élevé, tout en refusant d’accepter cette valeur accrue aux fins de l’accès à la Cour suprême. Elle indique aussi qu’il lui était impossible de demander le remboursement des frais d’un montant supérieur qu’elle avait acquittés. Elle ajoute qu’en réalité la valeur du bien en question était considérablement plus élevée que le montant légal du taux du ressort applicable à un pourvoi. Selon elle, l’affaire aurait par conséquent dû être examinée par la Cour suprême.

64. En outre, la requérante expose qu’au départ le demandeur a été représenté par un avocat exerçant au Monténégro et non par un avocat exerçant en Croatie, ce qui, d’après elle, n’était pas autorisé par le droit interne. Sur ce point, elle indique que les conditions relatives au taux du ressort n’étaient pas les mêmes au Monténégro et en Croatie et elle en déduit que les législations de ces deux États en matière de procédure civile étaient différentes. Elle ajoute que, dès qu’un avocat exerçant en Croatie a assuré la représentation du demandeur, il a augmenté la valeur de l’objet du litige. Dans ce contexte, elle explique que, s’il est vrai que cette valeur n’a été augmentée que lors de la deuxième audience à laquelle un avocat croate l’a représentée, c’est parce que cet avocat avait été mandaté juste avant l’audience du 1er février 2005 et qu’il n’avait donc pas eu le temps de se préparer. En tout cas, selon la requérante, la différence manifeste et disproportionnée entre la valeur des biens qui faisaient l’objet du litige et la valeur de la demande indiquée exigeait du tribunal municipal qu’il évaluât d’office la valeur correcte du litige.

65. La requérante voit dans l’impossibilité, prévue par l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, de modifier la valeur de l’objet du litige après l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une telle audience, lors de l’audience principale, après le début de l’examen au fond, une restriction formaliste qui empêche la Cour suprême de connaître d’affaires dans lesquelles la valeur en jeu est élevée lorsqu’elle fait l’objet d’une évaluation réaliste.

66. La requérante affirme également que, pour remplir l’exigence relative à l’épuisement des voies de recours internes devant la Cour constitutionnelle et devant la Cour, elle était tenue de former un pourvoi. Elle explique que, si elle avait eu le moindre doute sur la recevabilité de son pourvoi, elle aurait formé un recours constitutionnel directement contre la décision du tribunal de comté. Elle estime toutefois qu’elle pouvait légitimement s’attendre à ce que, dans son cas, un pourvoi fût recevable. Elle considère que la jurisprudence de la Cour suprême invoquée par le Gouvernement est pour l’essentiel dépourvue de pertinence en l’espèce. Pour elle, la jurisprudence pertinente est celle de la Cour constitutionnelle selon laquelle les parties ne devraient pas subir les conséquences des erreurs de forme commises par les tribunaux (paragraphes 46-47 ci-dessus).

2. Le Gouvernement

67. Le Gouvernement expose que différents modèles et systèmes procéduraux régissent l’accès aux cours suprêmes dans les États membres du Conseil de l’Europe ainsi que les recours formés devant elles. Il explique qu’en Croatie la Cour suprême est la plus haute juridiction et qu’elle a pour rôle de protéger la prééminence du droit, d’harmoniser les règles de droit et d’assurer l’égalité de tous les citoyens ainsi que le respect des droits et libertés garantis par la Constitution. Il ajoute qu’en matière civile l’accès à la Cour suprême est circonscrit aux questions à trancher dans le cadre d’un pourvoi « ordinaire » ou « extraordinaire », qui selon lui ne peut être formé qu’à l’encontre des décisions d’une juridiction d’appel (le tribunal de comté compétent).

68. À cet égard, le Gouvernement indique qu’un pourvoi « ordinaire » est un recours dirigé contre une décision de deuxième instance rendue dans un litige dont la valeur dépasse un certain seuil (100 000 HRK à l’époque des faits). Il ajoute que les motifs susceptibles de fonder un tel pourvoi sont ceux explicitement énumérés à l’article 385 de la loi sur la procédure civile (paragraphe 33 ci-dessus), à savoir un vice de procédure grave et/ou une application erronée du droit matériel. Il poursuit en exposant qu’un pourvoi « extraordinaire » concerne les cas où un pourvoi « ordinaire » n’est pas autorisé et où l’affaire soulève une question d’harmonisation du droit procédural et/ou matériel. Selon le Gouvernement, en l’espèce, la requérante était libre de former un pourvoi « extraordinaire », mais elle ne l’a pas fait. D’après lui, dès lors qu’il appartient exclusivement à la Cour suprême de se prononcer sur la recevabilité d’un pourvoi, cette juridiction n’est pas liée par les erreurs commises par les juridictions inférieures lorsqu’elles apprécient la recevabilité d’un pourvoi.

69. Le Gouvernement explique en outre que la loi sur la procédure civile oblige le demandeur à préciser la valeur de l’objet du litige dans sa demande civile. Il considère que ce point est important, exposant que cette valeur détermine la compétence et la composition de la juridiction, la représentation en justice et le droit de former un pourvoi. Selon le Gouvernement, la valeur en question est celle de la demande principale, celle de toute autre demande incidente étant traitée séparément. Dans le cas d’une demande civile de nature non pécuniaire, la valeur de l’objet du litige serait celle indiquée par le demandeur, la juridiction saisie ne pouvant intervenir que si cette valeur a été manifestement surestimée ou sous‑estimée. En revanche, après le début de l’examen de l’affaire au fond, ni le demandeur ni la juridiction saisie ne pourraient changer cette valeur. Une modification de la valeur ne serait possible qu’en cas de modification de la demande civile. Pareille règle procédurale serait nécessaire pour assurer l’égalité des parties, la rigueur procédurale et la sécurité juridique.

70. L’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire de la requérante ne serait pas excessivement formaliste et il ne porterait pas atteinte à la substance même du droit d’accès de l’intéressée à un tribunal. En particulier, cet arrêt aurait été fondé en droit et il aurait suivi la jurisprudence bien établie de la Cour suprême. On ne pourrait donc pas affirmer qu’il était arbitraire ou manifestement déraisonnable.

71. De plus, la restriction mise à l’accès de la requérante à la Cour suprême aurait poursuivi le but légitime consistant à garantir que la haute juridiction fût uniquement saisie d’affaires suffisamment importantes et ainsi à préserver son efficacité. La restriction en cause aurait été proportionnée. En effet, l’action en l’espèce aurait été examinée au fond par les tribunaux internes à deux degrés de juridiction et, représentée par un avocat, la requérante aurait dû savoir que la valeur de l’objet du litige ne pouvait être changée à un stade avancé de la procédure. En outre, le demandeur aurait pu modifier la valeur du litige lorsque son avocat croate avait commencé à le représenter, mais il ne l’aurait pas fait. Au lieu de cela, le demandeur aurait modifié cette valeur à un stade de la procédure où, d’après le droit applicable et la pratique constante de la Cour suprême, cela n’aurait plus été possible, à moins de modifier la demande initiale conformément au droit interne. Par ailleurs, la position des défendeurs devrait être protégée dans le cadre de la procédure. En l’espèce, les défendeurs auraient pu légitimement s’attendre à ce que l’affaire se terminât en deuxième instance sans examen supplémentaire de la part de la Cour suprême. En revanche, la requérante n’aurait pu nourrir aucune espérance légitime d’avoir accès à la Cour suprême, particulièrement en raison de l’erreur décisive commise par son prédécesseur concernant la valeur de l’objet du litige. En effet, le prédécesseur de la requérante aurait tenté de modifier cette valeur à un stade où cela n’aurait plus été possible en vertu des règles de procédure applicables. De surcroît, la valeur du litige, initialement fixée à 10 000 HRK, ne pourrait passer pour manifestement erronée. En tout cas, l’État ne devrait assumer la responsabilité ni du choix initial du demandeur de mandater un avocat exerçant au Monténégro ni des actes accomplis par celui-ci. Enfin, que ce soit au Monténégro ou en Croatie, la loi sur la procédure civile aurait pour origine la même législation antérieure de l’ex-Yougoslavie, ce qui aurait permis à l’avocat exerçant au Monténégro de représenter la requérante de manière effective.

72. Rien ne prouverait que la requérante ait effectivement versé aux défendeurs les frais et dépens qu’elle a été condamnée à payer. Le prédécesseur de la requérante, qui aurait commis des erreurs lorsqu’il a indiqué la valeur de l’objet du litige, serait seul responsable du montant des frais et dépens. En tout cas, il s’agirait là d’une question patrimoniale relevant de l’article 1 du Protocole no 1 et non de l’article 6 de la Convention. Le prédécesseur de la requérante n’aurait jamais sollicité d’exonération des frais. Il aurait aussi eu la possibilité, dans un délai d’un an suivant la date du paiement (jusqu’au 5 juin 2007), de demander le remboursement des frais dont le montant résultait d’un calcul erroné. Pourtant il n’aurait jamais introduit une telle demande. Dans ces circonstances, bien que l’erreur commise par le tribunal de première instance dans le calcul des frais et dépens fût regrettable, elle ne suffirait pas en soi pour conclure à une violation de l’article 6.

C. Appréciation de la Cour

1. Observations préliminaires

73. La Cour estime qu’il importe de noter que la présente affaire ne concerne ni la question de savoir si l’imposition par le système national de restrictions à l’accès à la Cour suprême est autorisée par l’article 6 § 1 de la Convention ni les limites des modalités possibles de pareilles restrictions. En effet, les parties ne contestent ni que des restrictions à l’accès à la Cour suprême au moyen d’un taux du ressort sont généralement autorisées, ni que des restrictions de ce type sont légitimes aux fins de l’article 6 § 1. En outre, étant donné qu’il est impossible de s’attendre à ce que le fonctionnement des cours suprêmes en Europe suive un modèle uniforme, et eu égard à la jurisprudence de la Cour sur ce point (paragraphe 83 ci-dessous), il n’y a pas de raison en l’espèce de mettre en doute la légitimité et la licéité de pareilles restrictions non plus que la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent lorsqu’elles en déterminent les modalités.

74. La présente affaire concerne plutôt la manière dont les conditions en vigueur relatives au taux du ressort ont été appliquées à la requérante. En particulier, elle soulève la question de savoir si, en l’espèce, lorsqu’elle a déclaré l’irrecevabilité du pourvoi formé par la requérante, la Cour suprême a fait preuve d’un formalisme excessif et porté une atteinte disproportionnée à la faculté de la requérante de la saisir pour obtenir une décision définitive sur un litige immobilier, cette faculté étant par ailleurs garantie en droit national. En termes plus généraux, la présente affaire exige de la Cour qu’elle explique comment apprécier l’application de mesures restreignant l’accès aux juridictions supérieures.

75. Dans le cadre de cette analyse, la Cour exposera d’abord sa jurisprudence concernant les restrictions à l’accès à un tribunal en général, notamment la jurisprudence générale se rapportant aux restrictions à l’accès aux juridictions supérieures. Elle analysera ensuite la jurisprudence relative aux restrictions à l’accès aux juridictions supérieures découlant du taux du ressort. Elle abordera ensuite les questions de proportionnalité spécifiquement soulevées en l’espèce, et plus précisément celle de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure, ainsi que celle du formalisme excessif.

2. Rappel des principes pertinents

a) Principes généraux relatifs à l’accès à un tribunal

76. Le droit d’accès à un tribunal a été défini dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, §§ 28-36, série A no 18) comme un aspect du droit à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y avait conclu que le droit d’accès à un tribunal était un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6. Ainsi, l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 116, CEDH 2005‑X ; voir aussi Z et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 29392/95, § 91, CEDH 2001‑V, Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010, et Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

77. Le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (voir en ce sens Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333-B). Cette remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Prince Hans‑Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001‑VIII, et Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 86).

78. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012). En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89, et la jurisprudence citée).

79. La Cour rappelle aussi qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I). En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

b) Principes généraux relatifs à l’accès à une juridiction supérieure, ainsi qu’aux restrictions à cet égard découlant du taux du ressort

80. L’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs droits et obligations de caractère civil (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 97, CEDH 2009 ; voir aussi Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 37, Recueil 1997‑VIII, et Annoni di Gussola et autres c. France, nos 31819/96 et 33293/96, § 54, CEDH 2000‑XI).

81. Il n’appartient toutefois pas à la Cour d’apprécier l’opportunité des choix opérés par les États contractants relativement aux restrictions à l’accès à un tribunal ; son rôle se limite à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent. Il n’appartient pas non plus à la Cour de trancher des différends relatifs à l’interprétation du droit interne régissant l’accès à un tribunal, son rôle étant plutôt de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, par exemple, Platakou c. Grèce, no 38460/97, §§ 37-39, CEDH 2001‑I, Yagtzilar et autres c. Grèce, no 41727/98, § 25, CEDH 2001‑XII, et Bulfracht Ltd c. Croatie, no 53261/08, § 35, 21 juin 2011).

82. À cet égard, il convient de rappeler que la manière dont l’article 6 § 1 s’applique aux cours d’appel ou de cassation dépend des particularités de la procédure en cause. Pour en juger, il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Levages Prestations Services, précité, § 45, Brualla Gómez de la Torre, précité, § 37, et Kozlica c. Croatie, no 29182/03, § 32, 2 novembre 2006 ; voir aussi Shamoyan c. Arménie, no 18499/08, § 29, 7 juillet 2015).

83. De plus, la Cour a reconnu que la fixation par la loi d’un seuil déterminé pour le taux du ressort applicable aux recours devant une cour suprême s’analyse en l’imposition d’une exigence procédurale légitime et raisonnable, compte tenu de l’essence même du rôle joué par cette juridiction, qui n’est appelée à traiter que d’affaires présentant le niveau d’importance requis (Brualla Gómez de la Torre, précité, § 36, Kozlica, précité, § 33, Bulfracht Ltd, précité, § 34, Dobrić c. Serbie, nos 2611/07 et 15276/07, § 54, 21 juin 2011, et Jovanović c. Serbie, no 32299/08, § 48, 2 octobre 2012).

84. En outre, lorsqu’elle a eu à apprécier si la procédure devant une juridiction d’appel ou de cassation avait respecté les exigences de l’article 6 § 1, la Cour a tenu compte de la mesure dans laquelle l’affaire avait été examinée par les juridictions inférieures, du point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulevait des questions concernant l’équité, et du rôle de la juridiction concernée (voir, concernant les facteurs pertinents, Levages Prestations Services, précité, §§ 45-49, Brualla Gómez de la Torre, précité, §§ 37-39, Sotiris et Nikos Koutras ATTEE c. Grèce, no 39442/98, § 22, CEDH 2000‑XII, et Nakov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 68286/01, 24 octobre 2002).

85. Par ailleurs, en ce qui concerne l’application de restrictions légales à l’accès aux juridictions supérieures découlant du taux du ressort, la Cour a pris en considération, à différents degrés, certains autres facteurs : i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir si c’est le requérant ou l’État défendeur qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure et qui ont eu pour effet de priver le requérant d’un accès à la juridiction suprême, et iii) celui de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif » (voir, notamment, Garzičić c. Monténégro, no 17931/07, §§ 30‑32, 21 septembre 2010, Dobrić, précité, §§ 49-51, Jovanović, précité, §§ 46-51, Egić c. Croatie, no 32806/09, §§ 46-49 et 57, 5 juin 2014, Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne, no 38963/08, §§ 33-35, 4 novembre 2014, et Hasan Tunç et autres c. Turquie, no 19074/05, §§ 30‑34, 31 janvier 2017). Chacun de ces critères sera examiné plus en détail ci-après.

86. Avant de se livrer à cet examen, la Cour souhaite rappeler à titre d’observation générale qu’il appartient au premier chef à la juridiction suprême nationale, lorsque le droit interne le requiert, de dire si un seuil légal pour le taux du ressort applicable à un recours devant elle est atteint. Partant, dans une situation où le droit interne l’autorise à filtrer les affaires qui lui sont présentées, la Cour suprême ne saurait être liée par les erreurs commises par les juridictions inférieures dans l’appréciation de ce seuil lorsqu’elle est appelée à décider si elle peut être saisie ou non (Dobrić, précité, § 54).

i. L’exigence de prévisibilité de la restriction

87. Quant au premier des critères énumérés ci-dessus, la Cour a accordé à plusieurs reprises une importance particulière au point de savoir si les modalités d’exercice du pourvoi pouvaient passer pour prévisibles aux yeux du justiciable. La Cour examine ce point pour établir si la sanction du non‑respect de ces modalités a méconnu le principe de proportionnalité (voir aussi, par exemple, Mohr c. Luxembourg (déc.), no 29236/95, 20 avril 1999, Lanschützer GmbH c. Autriche (déc.), no 17402/08, § 33, 18 mars 2014, et Henrioud c. France, no 21444/11, §§ 60-66, 5 novembre 2015).

88. En principe, une pratique judiciaire constante au niveau national et l’application cohérente de celle-ci satisfont au critère de prévisibilité d’une restriction à l’accès à la juridiction supérieure (voir, par exemple, Levages Prestations Services, précité, § 42, Brualla Gómez de la Torre, précité, § 32, Lanschützer GmbH, précité, § 34 ; voir, cependant, Dumitru Gheorghe c. Roumanie, no 33883/06, §§ 32-34, 12 avril 2016).

89. Les mêmes considérations ont guidé la Cour dans son approche des affaires relatives aux restrictions à l’accès aux juridictions supérieures découlant du taux du ressort (Jovanović, § 48, et Egić, §§ 49 et 57, tous deux précités). La Cour apprécie également le point de savoir si le requérant pouvait avoir connaissance de la pratique en question et elle établit s’il était représenté par un avocat qualifié (Levages Prestations Services, § 42, et Henrioud, § 61, tous deux précités).

ii. Sur la charge des conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure

90. S’agissant du deuxième critère, il n’est pas rare que, pour trancher la question de la proportionnalité, la Cour identifie les erreurs procédurales commises au cours de la procédure et qui, en définitive, ont empêché le requérant d’accéder à un tribunal, et qu’elle détermine si l’intéressé a dû supporter une charge excessive en raison de ces erreurs. Lorsque l’erreur procédurale en question n’est imputable qu’à un côté, selon le cas celui du requérant ou celui des autorités compétentes, notamment la juridiction (ou les juridictions), la Cour a habituellement tendance à faire peser la charge sur celui qui a commis l’erreur (voir, par exemple, Laskowska c. Pologne, no 77765/01, §§ 60-61, 13 mars 2007, Jovanović, précité, § 46 in fine, Šimecki c. Croatie, no 15253/10, §§ 46-47, 30 avril 2014, Egić, précité, § 57, et Sefer Yılmaz et Meryem Yılmaz c. Turquie, no 611/12, §§ 72-73, 17 novembre 2015).

91. Les situations dans lesquelles des erreurs procédurales ont été commises tant du côté du requérant que de celui des autorités compétentes, notamment la juridiction (ou les juridictions), sont toutefois plus problématiques. En pareil cas, la jurisprudence de la Cour n’énonce pas de règle claire permettant de déterminer qui doit supporter la charge de ces erreurs. La solution dépend alors de toutes les circonstances de l’affaire considérée dans son ensemble.

92. Il est néanmoins possible de discerner des critères de référence dans la jurisprudence de la Cour. En particulier, les considérations suivantes doivent guider la Cour lorsqu’elle recherche qui doit supporter les conséquences des erreurs commises.

93. Premièrement, il convient d’établir si le requérant était représenté au cours de la procédure et si lui-même et/ou son représentant en justice ont fait preuve de la diligence requise pour l’accomplissement des actes de procédure pertinents. En effet, droits procéduraux et obligations procédurales vont normalement de pair. La Cour souligne également que les parties sont tenues d’accomplir avec diligence les actes de procédure relatifs à leur affaire (voir Bąkowska c. Pologne, no 33539/02, § 54, 12 janvier 2010, et, mutatis mutandis, Unión Alimentaria Sanders S.A. c. Espagne, 7 juillet 1989, § 35, série A no 157). En outre, elle a insisté sur la question de l’accès des requérants à une représentation en justice (voir, par exemple, Levages Prestations Services, précité, § 48, et Lorger c. Slovénie (déc.), no 54213/12, § 22, 26 janvier 2016).

94. Deuxièmement, la Cour tient compte du point de savoir si les erreurs commises auraient pu être évitées dès le début (voir, par exemple, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 35, Recueil 1998‑I).

95. Troisièmement, la Cour détermine si les erreurs sont principalement ou objectivement imputables au requérant ou aux autorités compétentes, notamment la juridiction (ou les juridictions). En particulier, une restriction à l’accès à un tribunal est disproportionnée quand l’irrecevabilité d’un recours résulte de l’imputation au requérant d’une faute dont celui-ci n’est objectivement pas responsable (Examiliotis c. Grèce (no 2), no 28340/02, § 28, 4 mai 2006 ; voir aussi Platakou, précité, §§ 39 et 49, Sotiris et Nikos Koutras ATTEE, précité, § 21, et Freitag c. Allemagne, no 71440/01, §§ 39‑42, 19 juillet 2007).

iii. Le critère du « formalisme excessif »

96. Quant au troisième critère, la Cour souligne que l’observation de règles formelles de procédure civile, qui permettent aux parties de faire trancher un litige civil, est utile et importante, car elle est susceptible de limiter le pouvoir discrétionnaire, d’assurer l’égalité des armes, de prévenir l’arbitraire, de permettre qu’un litige soit tranché et jugé de manière effective et dans un délai raisonnable, et de garantir la sécurité juridique et le respect envers le tribunal.

97. Il est toutefois bien établi dans la jurisprudence de la Cour qu’un « formalisme excessif » peut nuire à la garantie d’un droit « concret et effectif » d’accès à un tribunal découlant de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 77 ci-dessus). Pareil formalisme peut résulter d’une interprétation particulièrement rigoureuse d’une règle procédurale, qui empêche l’examen au fond de l’action d’un requérant et constitue un élément de nature à emporter violation du droit à une protection effective par les cours et tribunaux (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, §§ 50-51 et 69, CEDH 2002‑IX, et Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007).

98. Pour se prononcer sur un grief tiré d’un formalisme excessif ayant entaché les décisions des tribunaux internes, la Cour examine en principe l’affaire dans son ensemble (Běleš et autres, précité, § 69), eu égard aux circonstances particulières de celle-ci (voir, par exemple, Stagno c. Belgique, no 1062/07, §§ 33-35, 7 juillet 2009, et Fatma Nur Erten et Adnan Erten c. Turquie, no 14674/11, §§ 29-32, 25 novembre 2014). En procédant à cet examen, la Cour insiste souvent sur la « sécurité juridique » et la « bonne administration de la justice », deux éléments centraux permettant de distinguer entre formalisme excessif et application acceptable des formalités procédurales. Elle a notamment jugé que le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (voir, par exemple, Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 79 in fine, CEDH 2009 (extraits), ainsi que Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 24 in fine, 27 juillet 2006, et Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 21, 17 septembre 2013).

99. Dans la jurisprudence ultérieure, les orientations qui précèdent ont été systématiquement suivies lorsqu’il s’agissait de rechercher si l’interprétation d’une règle procédurale avait restreint de manière injustifiée le droit d’un requérant d’accéder à un tribunal (voir les affaires suivantes, dans lesquelles une violation a été constatée : Nowiński c. Pologne, no 25924/06, § 34, 20 octobre 2009, Omerović c. Croatie (no 2), no 22980/09, § 45, 5 décembre 2013, Maširević c. Serbie, no 30671/08, § 51, 11 février 2014, Cornea c. République de Moldova, no 22735/07, § 24, 22 juillet 2014, et Louli‑Georgopoulou c. Grèce, no 22756/09, § 48, 16 mars 2017, et les affaires suivantes, où il a été conclu que la restriction à l’accès à un tribunal n’avait pas été disproportionnée : Wells c. Royaume-Uni, no 37794/05 (déc.), 16 janvier 2007, et Dunn c. Royaume‑Uni (déc.), no 62793/10, § 38, 23 octobre 2012). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence en l’espèce.

3. Application de ces principes à la présente espèce

100. La Cour note d’emblée que la requérante est devenue partie à la procédure civile en question à la suite de la mort de son mari, qui avait formé un pourvoi devant la Cour suprême (paragraphes 28-29 ci-dessus). Lorsqu’elle a poursuivi la procédure devant cette juridiction, la requérante était liée par les choix procéduraux opérés par son mari. De surcroît, aucun argument n’a été avancé selon lequel, sous l’angle du droit interne ou aux fins du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, la qualité pour agir de la requérante devrait être appréciée différemment de celle de feu son mari. Étant donné qu’il y a lieu d’assimiler la requérante à son défunt mari quant aux choix procéduraux faits par celui‑ci avant qu’elle ne devienne partie à la procédure, les actes ayant été accomplis par lui seront réputés avoir été accomplis par elle. La Cour emploiera donc le terme « requérante » pour l’ensemble de la procédure interne.

a) La restriction apportée à l’accès de la requérante à la Cour suprême

101. La Cour note que, dans l’ordre juridique croate, l’accès à la Cour suprême en matière civile se fait par la voie du pourvoi (en cassation), qui, comme le Gouvernement l’a expliqué, peut être « ordinaire » ou « extraordinaire ». Le pourvoi « ordinaire », dont il s’agit en l’espèce, est prévu à l’article 382 § 1, point 1, de la loi sur la procédure civile. Il concerne les litiges dans lesquels la valeur de la partie contestée de la décision dépasse un certain seuil (100 000 HRK à l’époque des faits). Dès que celui-ci est atteint, l’accès à la Cour suprême acquiert la nature d’un droit individuel. Par ailleurs, le pourvoi « extraordinaire » concerne les cas où un pourvoi « ordinaire » n’est pas autorisé. Il est régi par l’article 382 § 1, point 2, de la loi sur la procédure civile et il concerne les cas où « la décision qui tranchera le litige dépend de la résolution d’une question de fond ou de procédure qui est importante en vue d’assurer une application uniforme du droit et l’égalité des citoyens. » Sur pourvoi, que ce soit la première ou la seconde forme de ce recours limité aux points de droit, la Cour suprême peut annuler les décisions des juridictions inférieures et leur renvoyer l’affaire ou, dans certains cas, substituer sa propre décision à celle qu’elle infirme. En tout cas, la Cour suprême a le pouvoir de déclarer l’irrecevabilité de tout pourvoi qui ne remplit pas les conditions légales pertinentes (paragraphe 33 ci-dessous).

102. En l’espèce, la requérante a formé un pourvoi « ordinaire », estimant que la valeur de la demande atteignait le seuil légal de 100 000 HRK qui déterminait le taux du ressort. La Cour suprême a toutefois déclaré ce pourvoi irrecevable au motif qu’il présentait une demande d’un montant inférieur à ce taux. Elle a considéré que la valeur dont il fallait tenir compte pour l’objet du litige était celle que le demandeur avait indiquée dans sa demande initiale au début de l’action civile, à savoir 10 000 HRK (montant inférieur au seuil légal de 100 000 HRK), et non celle indiquée à l’audience du 6 avril 2005. Pour statuer ainsi, la Cour suprême s’est fondée sur l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, selon lequel la valeur de l’objet du litige peut être modifiée au plus tard lors de l’audience préparatoire ou, en l’absence d’une audience préparatoire, lors de la première séance de l’audience principale, avant que le défendeur n’ait commencé à présenter ses arguments au fond. La haute juridiction a également souligné que lorsque la requérante a cherché à augmenter la valeur du litige, elle n’a pas modifié sa demande civile. Selon la Cour suprême, pareille modification aurait permis l’augmentation de la valeur du litige (paragraphes 30 et 33 ci-dessus). Cette décision était conforme à la pratique habituelle de la Cour suprême en la matière (paragraphes 35-45 ci‑dessus).

103. Compte tenu de ce qui précède, la Cour souligne que, par sa nature, la restriction en question, qui découle du droit interne et de la pratique de la Cour suprême, n’apparaît pas en elle-même comme étant le résultat de règles procédurales inflexibles. Le droit et la pratique pertinents prévoyaient la possibilité de modifier la valeur du litige sur le fondement de l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, ce qui aurait permis l’accès à la Cour suprême en cas de changement des circonstances de l’affaire. En outre, même si elle ne pouvait pas former un pourvoi « ordinaire » en vertu de l’article 382 § 1, point 1, de la loi sur la procédure civile, la requérante avait toute latitude pour former le pourvoi « extraordinaire » prévu par l’article 382, § 1, point 2, de la même loi, ce qui lui aurait ouvert l’accès à la Cour suprême. Pourtant, comme le Gouvernement l’a fait observer, la requérante ne s’est pas prévalue de cette possibilité.

104. Eu égard à ces considérations, la Cour examinera si la restriction en question était justifiée, c’est-à-dire si elle poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.

b) La question de savoir si la restriction poursuivait un but légitime

105. La Cour observe que la restriction contestée qui a été apportée à l’accès à la Cour suprême, à savoir la fixation par la loi d’un seuil déterminé pour le taux du ressort applicable aux recours devant cette juridiction, constitue un but légitime généralement reconnu qui est de garantir que celle‑ci, compte tenu de l’essence même de son rôle, ne soit appelée à traiter que d’affaires présentant le niveau d’importance requis (paragraphe 83 ci‑dessus).

106. De plus, selon l’article 119 de la Constitution, la principale fonction de la Cour suprême, en tant que plus haute juridiction en Croatie, est d’assurer une application uniforme de la loi et l’égalité de tous devant la loi (paragraphe 32 ci-dessus). Eu égard à cette fonction, la Cour ne voit pas de raison de douter que la Cour suprême, en examinant dans sa décision les irrégularités commises dans la fixation de la valeur du litige devant les juridictions inférieures, visait un but légitime, le respect de la prééminence du droit et une bonne administration de la justice. Il convient donc de vérifier si, à la lumière de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire, il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre ce but et les moyens employés pour l’atteindre.

c) La question de savoir si la restriction était proportionnée

107. Comme cela a déjà été relevé au paragraphe 73 ci-dessus, la Cour ne voit aucune raison de mettre en doute la légitimité et la licéité des restrictions à l’accès à la Cour suprême imposées au moyen d’un taux du ressort, non plus que la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent lorsqu’elles en déterminent les modalités. Avant d’apprécier la proportionnalité de la restriction en question, la Cour estime néanmoins important de délimiter l’étendue de cette marge d’appréciation dans la manière d’appliquer en l’espèce les règles relatives au taux du ressort. À cette fin, elle prend en considération la mesure dans laquelle l’affaire a été examinée par les juridictions inférieures, le point de savoir si la procédure devant ces juridictions soulevait des questions concernant l’équité, ainsi que la nature du rôle de la Cour suprême (paragraphe 84 ci-dessus).

108. Quant au premier de ces critères, la Cour constate que l’affaire de la requérante a été examinée par des tribunaux internes à deux degrés de juridiction (tribunal municipal et tribunal de comté), les deux ayant disposé de la plénitude de juridiction. De plus, en ce qui concerne le deuxième critère, elle note que, eu égard aux griefs qui ont été déclarés irrecevables (paragraphe 57 ci-dessus), aucune question relative à un manque d’équité ne peut être discernée en l’espèce. Quant au troisième critère, elle observe que le rôle de la Cour suprême s’est limité au contrôle de l’application du droit interne pertinent par les juridictions inférieures, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant alors être plus rigoureuses que pour un appel (Brualla Gómez de la Torre, précité, § 37 in fine). Dans ces conditions, elle estime que les autorités de l’État défendeur disposent d’une ample marge d’appréciation dans la manière d’appliquer en l’espèce les restrictions découlant du taux du ressort.

109. Cela ne signifie toutefois pas que les autorités nationales jouissent d’un pouvoir discrétionnaire illimité à cet égard. Lorsque la Cour examine si ces autorités ont outrepassé leur marge d’appréciation, elle doit se montrer particulièrement attentive aux trois critères exposés au paragraphe 85 ci‑dessus, à savoir i) la prévisibilité des modalités d’exercice du pourvoi, ii) le point de savoir qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure et iii) la question de savoir si un formalisme excessif a restreint l’accès de la personne concernée à la Cour suprême.

i. La prévisibilité de la restriction

110. Quant à la prévisibilité des modalités d’exercice du pourvoi, il convient de noter que la jurisprudence de la Cour suprême est cohérente et claire sur le point suivant : lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la valeur de l’objet du litige est modifiée à un stade avancé de la procédure en méconnaissance des conditions procédurales énoncées à l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, un pourvoi ne peut être déclaré recevable. Cela vaut que l’erreur procédurale commise soit imputable aux juridictions inférieures ou à une partie (paragraphes 35-43 ci-dessus).

111. En outre, selon l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, une modification de la valeur de l’objet du litige doit faire l’objet d’une décision distincte (paragraphe 33 ci-dessus). En l’espèce, tant au moment où une telle décision aurait pu être sollicitée (c’est-à-dire à l’audience du 1er février 2005) qu’au moment où la requérante a effectivement demandé, en violation de l’article 40 § 3, la modification de la valeur de l’objet du litige, l’intéressée était représentée par un avocat qualifié exerçant en Croatie, qui était censé connaître les conditions énoncées dans cette disposition ainsi que la jurisprudence établie de la Cour suprême. Partant, indépendamment du fait que les juridictions inférieures pouvaient passer pour avoir accepté la valeur accrue (du moins aux fins du calcul des frais obligatoires), la requérante et son avocat étaient clairement en mesure de comprendre à partir des dispositions internes et de la jurisprudence qu’en l’absence de décision spécifique en ce sens rendue par le tribunal de première instance, la modification de la valeur de l’objet du litige à un stade avancé de la procédure ne pouvait pas être prise en considération aux fins de l’accès à la Cour suprême.

112. Dans ces circonstances, la requérante ne peut invoquer la jurisprudence de la Cour constitutionnelle pour soutenir valablement qu’elle aurait dû avoir accès à la Cour suprême. En effet, cette jurisprudence concernait une situation dans laquelle l’erreur procédurale commise devant les juridictions inférieures avait affecté l’ensemble de la procédure ; il ne s’agissait pas d’erreurs isolées sur un point crucial commises par un requérant.

113. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que les modalités d’exercice du pourvoi faisaient l’objet de règles cohérentes et prévisibles.

ii. Sur la charge des conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure

114. S’agissant du deuxième critère, il convient de relever que tant la requérante que les tribunaux de première et deuxième instance ont commis plusieurs erreurs procédurales quant à la fixation de la valeur de l’objet du litige. Néanmoins, de l’avis de la Cour, ces erreurs sont principalement et objectivement imputables à la requérante.

115. En particulier, il est vrai que lorsqu’elle a engagé son action civile, la requérante n’était pas représentée par un avocat exerçant en Croatie mais par un avocat du Monténégro (paragraphe 12 ci-dessus). Cependant, il était tout à fait loisible à la requérante de mandater un avocat exerçant en Croatie et, en fait, à un stade ultérieur de la procédure, elle a chargé Me I.B. de défendre sa cause devant les tribunaux (paragraphe 19 ci‑dessus). En conséquence, le fait que le premier représentant ait indiqué dans la demande initiale une valeur de l’objet du litige considérée comme inappropriée est exclusivement imputable au choix individuel de la requérante quant à sa représentation en justice.

116. Il convient également de noter que, d’après la jurisprudence interne pertinente, la requérante avait le droit de fixer la valeur de l’objet du litige à un montant qui ne correspondait pas nécessairement à la valeur marchande des biens litigieux (paragraphe 35 ci-dessus). En fait, la valeur de l’objet du litige que la requérante a ultérieurement indiquée à l’audience du 6 avril 2005 ne correspondait pas à la valeur attribuée aux biens dans la demande initiale (paragraphes 13 et 20 ci-dessus). La Cour ne saurait donc accorder du poids à l’argument de la requérante selon lequel la différence de montant entre la valeur indiquée et la véritable valeur du bien était disproportionnée.

117. De plus, les parties ne contestent pas que, jusqu’à la présentation par les défendeurs de leurs arguments au fond, à savoir le 1er février 2005, la valeur initialement indiquée pouvait être modifiée. Cependant, alors qu’à l’audience tenue à cette date elle était représentée par un avocat exerçant en Croatie, la requérante n’a pas demandé la modification de la valeur de l’objet du litige. Elle ne l’a fait qu’à un stade ultérieur de la procédure, après que les défendeurs avaient déjà commencé à présenter leurs arguments au fond. Or, le droit interne pertinent ne permettait pas la présentation d’une demande de modification à ce stade (paragraphes 33 et 35-43 ci-dessus). Le fait que l’avocat de la requérante venait de reprendre l’affaire juste avant l’audience du 1er février 2005 ne peut justifier sa demande tardive de modification. En réalité, lors de cette audience, l’avocat a effectivement et largement présenté ses arguments sur le fond de l’affaire (paragraphe 19 ci‑dessus) et il aurait donc dû être en mesure de demander aussi la modification de la valeur de l’objet du litige en se conformant aux conditions énoncées par le droit interne (paragraphe 94 ci-dessus).

118. En ce qui concerne l’argument de la requérante selon lequel, à l’audience du 6 avril 2005, elle a modifié sa demande civile, ce qui d’après elle l’autorisait à modifier également la valeur de l’objet du litige (paragraphes 44-45 ci-dessus), la Cour constate que la Cour suprême a jugé qu’il n’y avait pas eu de telle modification de la demande civile (paragraphe 30 ci-dessus). Étant donné qu’il appartient au premier chef aux juridictions nationales d’interpréter le droit interne et que la décision de la Cour suprême, rendue en toute connaissance de cause, n’apparaît pas arbitraire ou manifestement déraisonnable (paragraphe 79 ci-dessus), la Cour n’aperçoit aucune raison de remettre en question la conclusion de la haute juridiction sur ce point.

119. Il est vrai que le tribunal municipal, au mépris des conditions énoncées à l’article 40 § 3 de la loi sur la procédure civile, a commis l’erreur de ne pas statuer sur la proposition de la requérante de modifier la valeur de l’objet du litige et qu’il l’a condamnée à payer des frais d’enregistrement ainsi que d’autres frais et dépens aux défendeurs en les calculant sur la base de la valeur accrue. Il est vrai aussi que le tribunal de comté a confirmé la position adoptée par le tribunal municipal (paragraphes 25-27 ci-dessus). Les erreurs commises par ces deux juridictions ne doivent toutefois pas passer pour justifier l’erreur faite par la requérante dans la manière dont elle a demandé la modification de la valeur du litige. En décider autrement reviendrait à admettre que l’erreur procédurale de l’un peut être excusée par celle commise ultérieurement par l’autre, ce qui serait contraire au principe de la prééminence du droit, à l’exigence d’une conduite diligente et correcte de la procédure et à la prudence dans l’application des règles de procédure pertinentes (paragraphe 93).

120. En outre, la Cour considère qu’aucune attente légitime ne peut découler des actes de procédure erronés accomplis par la requérante en l’espèce. Il en résulte également que le fait que la requérante a dû payer un montant plus élevé de frais d’enregistrement et d’autres frais et dépens est principalement la conséquence de son propre comportement et qu’il ne peut donc être considéré comme lui conférant un droit d’accès à la Cour suprême (voir, cependant, Hasan Tunç et autres, précité, §§ 29-42). Dans ces circonstances, la Cour constate qu’il était loisible au prédécesseur de la requérante de demander le remboursement des frais dont le montant résultait d’un calcul erroné, dans l’année suivant la date de leur paiement. La requérante ne s’est pourtant jamais prévalue de cette possibilité.

121. Dans ce contexte, il apparaît que la requérante, qui était représentée par un avocat devant les tribunaux internes, n’a pas fait preuve de la diligence nécessaire lorsqu’elle a cherché à augmenter la valeur de l’objet du litige sans respecter les exigences posées par le droit interne. Les erreurs procédurales en question auraient pu être évitées dès le départ et, comme elles sont principalement et objectivement imputables à la requérante, c’est elle qui doit en supporter les conséquences négatives.

iii. La question de savoir si un formalisme excessif a restreint l’accès de la requérante à la Cour suprême

122. Quant au critère du formalisme excessif, la Cour considère, comme elle l’a déjà souligné ci-dessus, qu’il paraît difficile de reconnaître que la Cour suprême, dans une situation où le droit interne l’autorisait à filtrer les affaires qui lui étaient présentées, était liée par les erreurs commises par les juridictions inférieures lorsqu’elle était appelée à décider si elle pouvait être saisie ou non. En juger autrement pourrait gravement entraver le travail de la Cour suprême et l’empêcherait de remplir son rôle particulier. Il ressort de la jurisprudence antérieure de la Cour que le pouvoir d’une cour suprême de statuer sur sa compétence ne peut pas être limité de cette façon (paragraphe 86 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, dès lors que l’on admet qu’il n’y a pas de raison de remettre en question le dispositif procédural établi par la loi croate sur la procédure civile relativement à la manière d’indiquer la valeur du litige (paragraphe 103 ci-dessus), on ne saurait affirmer que la Cour suprême, en rendant sa décision appliquant les dispositions obligatoires de cette loi, a fait preuve d’un formalisme excessif.

123. Au contraire, la Cour estime que la décision de la Cour suprême a assuré la sécurité juridique et une bonne administration de la justice (paragraphe 98 ci-dessus). En l’espèce, la haute juridiction a simplement rétabli la prééminence du droit après un acte de procédure erroné accompli par la requérante et les deux juridictions inférieures au cours de la procédure relativement à un point touchant sa compétence. Elle a ainsi confirmé le principe d’effectivité dans le contexte de l’administration de la justice et, dans ces conditions, aucune question de formalisme excessif ne se pose a priori. La prééminence du droit étant un principe fondamental de la démocratie et de la Convention (voir, par exemple, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 117, CEDH 2016), on ne saurait s’attendre, sur la base de la Convention ou sur un autre fondement, à ce que la Cour suprême ignore des irrégularités procédurales évidentes ou qu’elle en fasse abstraction.

124. Par conséquent, on ne saurait affirmer que lorsqu’elle a déclaré l’irrecevabilité du pourvoi formé par la requérante, la Cour suprême a fait preuve d’un « formalisme excessif » qui découlerait d’une application déraisonnable et particulièrement rigoureuse des règles de procédure et qui aurait restreint de manière injustifiée la faculté de la requérante de la saisir.

iv. Conclusion sur la proportionnalité

125. Dans ces circonstances, considérant que l’affaire de la requérante a été examinée par les tribunaux internes à deux degrés de juridiction (tribunal municipal et tribunal de comté), les deux ayant disposé de la plénitude de juridiction, qu’aucune question d’équité ne paraît se poser en l’espèce et que le rôle de la Cour suprême s’est limité au contrôle de l’application du droit interne pertinent par les juridictions inférieures (paragraphe 108 ci-dessus), la Cour ne saurait conclure que la décision de la haute juridiction a constitué une entrave disproportionnée ayant porté atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal qui est garanti à la requérante par l’article 6 § 1 de la Convention, ou ayant outrepassé la marge nationale d’appréciation.

d) Conclusion générale

126. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 5 avril 2018.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-182297
Date de la décision : 05/04/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : ZUBAC
Défendeurs : CROATIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BAN I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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