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20/03/2018 | CEDH | N°001-181829

CEDH | CEDH, AFFAIRE RADOMILJA ET AUTRES c. CROATIE, 2018, 001-181829


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE RADOMILJA ET AUTRES c. CROATIE

(Requêtes nos 37685/10 et 22768/12)

ARRÊT

STRASBOURG

20 mars 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Radomilja et autres c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Branko Lubarda,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranqu

e,
Erik Møse,
Helen Keller,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Pere...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE RADOMILJA ET AUTRES c. CROATIE

(Requêtes nos 37685/10 et 22768/12)

ARRÊT

STRASBOURG

20 mars 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Radomilja et autres c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Branko Lubarda,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Erik Møse,
Helen Keller,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 mai et 4 décembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 37685/10 et 22768/12) dirigées contre la République de Croatie et dont sept ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour le 17 mai 2010 et le 27 mars 2012 respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Par l’effet de la décision de la Grande Chambre évoquée au paragraphe 62 ci-dessous, les requêtes ont été ultérieurement jointes pour former une seule et même affaire.

2. Les requérants ont été représentés par Me B. Duplančić, avocat à Split. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Š. Stažnik.

3. Les requérants voyaient en particulier une violation de leur droit au respect de leurs biens dans le refus par les juridictions nationales de leur reconnaître la propriété de biens qu’ils estimaient avoir acquis par voie de prescription (ou usucapion).

4. Les requêtes ont été attribuées à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 23 mai 2014 et le 25 juin 2015 respectivement, les griefs relatifs au droit de propriété ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus, en application de l’article 54 § 3 du règlement.

5. Par deux arrêts rendus le 28 juin 2016 (Radomilja et autres c. Croatie, no 37685/10, 28 juin 2016, et Jakeljić c. Croatie, no 22768/12, 28 juin 2016), une chambre de la deuxième section a déclaré, à la majorité, les requêtes recevables, sauf s’agissant du volet de la requête en l’affaire Radomilja et autres introduit au nom de M. Gašpar Perasović (voir l’arrêt de chambre dans cette affaire, §§ 38-39). Dans ces deux arrêts, la chambre, par six voix contre une, a également conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle était composée dans chaque affaire de Işıl Karakaş, présidente, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Valeriu Griţco, Ksenija Turković, Stéphanie Mourou-Vikström et Georges Ravarani, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section. Le juge Lemmens a exprimé une opinion partiellement dissidente dans l’affaire Radomilja et autres et une opinion dissidente dans l’affaire Jakeljić.

6. Le 28 septembre 2016, le Gouvernement a demandé le renvoi des deux affaires devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 28 novembre 2016, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8. Le 16 janvier 2017, le président de la Grande Chambre, après s’être entretenu avec les parties, a décidé de ne pas tenir d’audience en l’affaire (articles 71 § 2 et 59 § 3 in fine du règlement).

9. Tant les requérants que le Gouvernement ont présenté des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond. Le Gouvernement a répliqué par écrit aux observations des requérants, tandis que ces derniers n’ont pas répliqué aux siennes.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Les requérants résident à Stobreč (requête no 37685/10) et Split (requête no 22768/12). Leurs nom et date de naissance figurent à l’annexe ci-après.

A. Genèse de l’affaire

11. La législation de l’ex-Yougoslavie, plus précisément l’article 29 de la loi de 1980 sur la propriété (paragraphe 53 ci-dessous), interdisait l’acquisition par voie d’usucapion (dosjelost) des biens en propriété sociale[1].

12. Le 8 octobre 1991, à l’occasion de la transposition de cette même loi dans l’ordre juridique croate, le parlement croate abrogea cette disposition (paragraphe 54 ci-dessous).

13. La nouvelle loi de 1996 sur la propriété, entrée en vigueur le 1er janvier 1997, prévoyait en son article 388 § 4 que la période antérieure au 8 octobre 1991 devait être incluse dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens immobiliers en propriété sociale (paragraphe 56 ci-dessous).

14. Le 8 juillet 1999, la Cour constitutionnelle de la République croate (Ustavni sud Republike Hrvatske – « la Cour constitutionnelle ») accueillit plusieurs pétitions en contrôle de constitutionnalité in abstracto (prijedlog za ocjenu ustavnosti) présentées par des personnes qui avaient été dépossédées de leurs biens sous le régime socialiste, et décida de procéder à l’examen de la constitutionnalité de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété.

15. Par une décision du 17 novembre 1999, la Cour constitutionnelle invalida l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, avec effet seulement pour l’avenir. Elle jugea la disposition litigieuse inconstitutionnelle au motif que celle-ci avait un effet rétroactif qui lésait dans leurs droits les tiers, surtout ceux qui, en vertu de la législation sur la restitution, avaient droit à la restitution de biens dont ils avaient été dépossédés sous le régime communiste (pour la partie pertinente de cette décision, voir l’arrêt Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 17, 11 juin 2009). Cette décision prit effet le 14 décembre 1999, date de sa publication au Journal officiel.

B. Procédures devant les juridictions nationales

1. Le procès civil dans l’affaire Radomilja et autres (no 37685/10)

16. Le 19 avril 2002, les requérants assignèrent au civil la ville de Split (Grad Split – « l’autorité défenderesse ») devant le tribunal municipal de Split (Općinski sud u Splitu – « le tribunal municipal ») pour demander la reconnaissance de leur droit de propriété sur cinq terrains et l’inscription de ceux-ci à leur nom dans le livre foncier. Ils soutenaient qu’eux et leurs prédécesseurs possédaient depuis plus de soixante-dix ans les biens litigieux, bien que ceux-ci fussent inscrits dans ce livre sous le nom de la commune de Stobreč, dont la ville de Split était la continuatrice en droit. Ils estimaient que, le délai légal d’usucapion ayant expiré, ils étaient devenus propriétaires des biens. Voici l’exposé de leurs prétentions (tužba) :

« Les terrains nos 866/91 (...), 866/117 (...), 866/136 (...), et 866/175 sont inscrits sous le nom de la commune de Stobreč.

PREUVE : Extrait du livre foncier.

Or les demandeurs et leurs prédécesseurs en titre ont les biens immobiliers susmentionnés en leur possession depuis plus de soixante-dix ans et en sont donc devenus les propriétaires.

PREUVE : Extrait du cadastre, déposition du témoin N.P., dépositions des parties et autres éléments, si nécessaire.

a) (...)

b) Le terrain no 866/136 appartient aux demandeurs Mladen Radomilja et Frane Radomilja, à parts égales.

c) Le terrain no 866/175 appartient à Ivan Brčić dans sa totalité.

PREUVE : voir ci-dessus.

Pour ces motifs, le tribunal est prié, à l’issue de la procédure, d’adopter ce

Jugement

1. Il est établi [par le présent jugement] que les demandeurs sont les propriétaires et copropriétaires, respectivement, des biens immobiliers [suivants] :

a) (...)

b) terrain no 866/136 : Mladen Radomilja et Frane Radomilja, à parts égales.

c) terrain no 866/175 : Ivan Brčić, dans sa totalité.

2. Sur la base du présent jugement, les demandeurs peuvent solliciter et obtenir l’inscription sous leur nom dans le livre foncier de leurs droits de propriété et de copropriété respectifs sur les biens immobiliers énumérés au point 1 du présent jugement, ainsi que la suppression concomitante de ces droits inscrits jusqu’à présent sous le nom de la commune de Stobreč, dont l’autorité défenderesse est la continuatrice en droit.

3. Si elle s’oppose à l’action, l’autorité défenderesse remboursera aux demandeurs leurs dépens afférents à la procédure. »

17. Par un jugement du 20 septembre 2004, le tribunal municipal donna gain de cause aux requérants. Il jugea qu’ils avaient établi qu’eux et leurs prédécesseurs possédaient de manière continue, exclusive et de bonne foi les terrains litigieux depuis au moins 1912. Il constata également que le délai légal d’usucapion à l’époque des faits était de vingt ans et qu’en l’espèce il avait expiré en 1932. Voici la partie pertinente du jugement :

« Dans l’exposé des prétentions, il est soutenu (...) que les demandeurs et leurs prédécesseurs possèdent les biens immobiliers [en question] depuis plus de soixante‑dix ans et qu’ils en sont donc devenus propriétaires par voie d’usucapion.

(...)

Les demandeurs fondent leurs prétentions sur (...) l’usucapion. [S]’ils ne l’indiquent certes pas expressément, il ressort des faits allégués dans l’exposé de leurs prétentions que, selon eux, les conditions d’acquisition de la propriété par voie d’usucapion avaient été remplies avant le 6 avril 1941. Il faut donc rechercher si les conditions prévues dans (...) les lois et règlements alors en vigueur avaient été respectées.

(...)

Le tribunal estime que, les conditions économiques et sociales ayant changé, les délais d’usucapion fixés (...) par les lois et règlements en vigueur au 6 avril 1941 ne sont pas conformes au principe de la protection des intérêts légitimes des individus possesseurs de longue date et de bonne foi, ni au principe de la sécurité juridique. [Il] en conclut que le délai de vingt ans est nécessaire et suffisant pour acquérir la propriété de biens immobiliers par voie d’usucapion. »

18. Dans le cadre de l’appel qu’elle interjeta, l’autorité défenderesse soutenait que les requérants ne pouvaient pas être devenus propriétaires des biens en question puisque, avant le 8 octobre 1991, il était interdit d’acquérir des biens en propriété sociale par voie d’usucapion et que la levée de cette interdiction était dépourvue d’effet rétroactif (paragraphes 11‑15 ci-dessus). Les requérants répliquèrent que nul ne contestait qu’ils étaient les possesseurs exclusifs des biens depuis le début du XXe siècle, donc depuis plus de trente ans même avant le 6 avril 1941.

19. Par un jugement rendu le 17 mai 2007, le tribunal de comté de Split (Županijski sud u Splitu), statuant sur cet appel, infirma le jugement de première instance et débouta les requérants. Il estima que le tribunal municipal avait correctement établi les faits (possession continue, exclusive et de bonne foi des terrains depuis 1912) mais avait mal appliqué le droit matériel. Il constata tout d’abord que, au 8 octobre 1991, les terrains en question étaient des biens en propriété sociale et que la législation applicable ne permettait d’acquérir de tels biens par voie d’usucapion avant cette date que si les conditions légales en la matière avaient été remplies au 6 avril 1941 (paragraphes 48, 53-54, 57 et 59-60 ci-dessous). Il jugea que ces conditions n’avaient pas été réunies dans le cas des requérants puisque l’article 1472 du code civil de 1811 (applicable en Croatie de 1852 à 1980 – paragraphes 47-49 et 51 ci-dessous) prévoyait que les biens immobiliers appartenant aux autorités municipales ne pouvaient être acquis par voie d’usucapion qu’au bout d’un délai de quarante ans. Or, selon lui, au vu des constats factuels de la juridiction de première instance selon lesquels les requérants et leurs prédécesseurs possédaient les terrains litigieux depuis 1912 (paragraphe 17 ci-dessus), ce délai n’avait pas expiré au 6 avril 1941. Voici la partie pertinente de ce jugement :

« Dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens immobiliers qui, au 8 octobre 1991, étaient en propriété sociale, le temps écoulé (...) avant le 8 octobre 1991 n’est pas à prendre en compte puisque, avant cette date, l’article 29 de la loi sur les relations de propriété élémentaires interdisait expressément leur acquisition par ce moyen. Bien que [cette] disposition ait été abrogée par l’article 3 de la loi de transposition de la loi sur les relations de propriété élémentaires, c’est en raison de cette interdiction légale expresse antérieure que le temps écoulé avant cette date ne peut être inclus dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens immobiliers qui, au 8 octobre 1991, étaient en propriété sociale, sauf si [ce] délai avait expiré avant le 6 avril 1941 conformément aux règles en vigueur à l’époque. »

20. Le 23 juillet 2007, les requérants formèrent un recours constitutionnel contre le jugement de seconde instance. Ils alléguaient des violations de leurs droits constitutionnels à l’égalité devant la loi, à l’égalité devant les tribunaux et à un procès équitable. Dans leur recours, ils soutenaient notamment ceci :

« (...) selon les constats du jugement attaqué, les auteurs du recours (...) étaient les possesseurs exclusifs, continus et de bonne foi de 1912 jusqu’à ce jour (...) Le litige a donc pour objet [cette] possession pendant les quatre-vingt-dix années qui ont précédé l’introduction de l’action au civil.

(...) En l’espèce, le tribunal n’a pas appliqué les dispositions précitées alors même que les prédécesseurs des auteurs du recours possédaient [les biens en question] au moins depuis le début du XXe siècle et que cette possession était continue jusqu’à l’introduction de l’action au civil et se poursuit à ce jour.

(...)

Si l’on admet que les biens en question étaient en propriété sociale au 8 octobre 1991 alors même que, dans le livre foncier, ils n’avaient pas été inscrits comme tels conformément aux [règles pertinentes d’inscription des biens étant la propriété de l’État ou en propriété sociale], il faudrait alors, conformément aux dispositions légales citées, tenir compte de la totalité de la durée de possession jusqu’à la date d’introduction de l’action au civil, à l’exclusion de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. »

21. Par une décision du 30 septembre 2009, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours et, le 19 novembre 2009, elle signifia sa décision au représentant des requérants. En voici la partie pertinente :

« La Cour constitutionnelle ne retient que les seuls faits nécessaires à l’appréciation de la violation d’un droit constitutionnel.

Au procès civil (...) il a été établi que (...) les auteurs du recours (...) étaient les possesseurs exclusifs, continus et de bonne foi des biens litigieux depuis au moins 1912.

(...)

Dans le raisonnement de son jugement, la juridiction de seconde instance a dit que l’affaire concernait des biens immobiliers en propriété sociale au 8 octobre 1991 et que le temps écoulé avant cette date ne pouvait pas être pris en compte dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens [de ce type].

Dans l’examen du présent recours constitutionnel (...), il est à noter que, par sa décision du [17 novembre 1999], la Cour constitutionnelle a invalidé l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (...) [D]ans cette décision, elle a dit que la durée de possession des biens en propriété sociale antérieurement au 8 octobre 1991 ne pouvait être incluse dans le calcul du délai d’acquisition de tels biens par voie d’usucapion. Ayant jugé auparavant, dans sa décision U-III-1595/2006 du 5 février 2009, que ce délai ne courait pas pendant la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 pour les biens étant en propriété sociale à cette dernière date, elle a conclu que les motifs de droit exposés dans le jugement contesté du tribunal de comté reposaient sur une interprétation et une application constitutionnellement acceptables du droit matériel pertinent. »

2. Le procès civil dans l’affaire Jakeljić (no 22768/12)

22. Le 25 mai 1993, le 21 février 1996 et le 20 juillet 1999 respectivement, les requérants achetèrent trois terrains à différentes personnes. Or ces terrains étaient inscrits dans le livre foncier au nom de la commune de Stobreč, dont la ville de Split était la continuatrice en droit.

23. Le 4 avril 2002, les requérants assignèrent au civil la ville de Split devant le tribunal municipal pour demander la reconnaissance de leur droit de propriété sur les trois terrains et l’inscription de ces biens à leur nom dans le livre foncier. Ils soutenaient que, bien qu’inscrits dans ce livre au nom de la commune de Stobreč, dont la ville de Split était la continuatrice en droit, les terrains litigieux se trouvaient en la possession de leurs prédécesseurs en titre depuis plus d’un siècle. Ils estimaient que, puisque le délai légal d’usucapion était échu à l’égard de leurs prédécesseurs, ils étaient devenus légitimement propriétaires des terrains en les leur achetant. Voici les prétentions qu’ils avaient exposées dans l’acte introductif de cette action :

« Les demandeurs ont acheté conjointement à R.K. et M.K., chacun pour moitié, le terrain no 866/34 (...), à T.F. (...) le terrain no 866/59 (...), et à M.S. le terrain no 866/35 (...)

PREUVE : [Les trois contrats de vente entre les demandeurs et les individus susmentionnés].

Aussitôt ces contrats de vente conclus, les demandeurs entrèrent en possession de tous les biens immobiliers énumérés ci-dessus. Ils en restent à ce jour les possesseurs. Ils se sont acquittés des impôts [que les autorités fiscales compétentes leur avaient enjoint de payer].

PREUVE : Avis de paiement des impôts.

Dépositions de R.K., M.K., T.F. et M.S. (...)

Les biens immobiliers susmentionnés sont tous inscrits dans le livre foncier sous le nom de la commune de Stobreč alors que les vendeurs dans les contrats [de vente] ci‑joints et leurs prédécesseurs en avaient la possession depuis plus d’un siècle, ce qui veut dire qu’ils les avaient acquis par voie d’usucapion.

PREUVE : Extrait du livre foncier.

Dépositions de R.K., M.K. T.F. et M.S. (...) ; et

Autres éléments, si nécessaire.

Les vendeurs étant les propriétaires non inscrits au livre foncier des biens immobiliers susmentionnés, ils ont, par l’effet des contrats de vente en question, cédé leur droit de propriété aux demandeurs, les acheteurs. [Ainsi], les demandeurs, par le biais de leurs prédécesseurs en titre, sont devenus propriétaires des terrains nos 866/34 (...), 866/59 (...) et 866/35 (...).

PREUVE : voir ci-dessus.

Pour ces motifs, le tribunal est prié d’adopter ce

Jugement

1. Il est établi [par le présent jugement] que les demandeurs Jakov Jakeljić et Ivica Jakeljić sont les copropriétaires, chacun pour moitié, des terrains nos 866/34, 866/59 et 866/35 (...)

2. L’autorité défenderesse devra dans les quinze jours, sous peine d’exécution forcée, fournir aux demandeurs l’acte renfermant la clausula intabulandi nécessaire à l’inscription du droit de propriété dans le livre foncier et supprimer la mention de ce droit jusqu’à présent inscrit sous le nom de la commune de Stobreč, dont l’autorité défenderesse est la continuatrice en droit. À défaut, le présent jugement se substituera [à cet acte].

3. L’autorité défenderesse devra, dans les quinze jours, sous peine d’exécution forcée, rembourser aux demandeurs leurs dépens occasionnés par la procédure. »

24. En réplique à l’action formée par les requérants, l’autorité défenderesse soutenait que les biens en question avaient été en propriété sociale et que, par l’effet de la décision de la Cour constitutionnelle invalidant l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (paragraphe 15 ci-dessus), la durée de possession des biens de ce type avant le 8 octobre 1991 ne pouvait pas être prise en compte dans le calcul du délai d’usucapion. Les requérants rétorquèrent que la décision de la Cour constitutionnelle en question n’avait aucune pertinence pour la résolution du litige.

25. Par un jugement du 19 décembre 2002, le tribunal municipal donna gain de cause aux requérants. Cependant, à la suite d’un appel formé par l’autorité défenderesse, ce jugement fut annulé pour vice de procédure le 2 mars 2006 par le tribunal de comté d’Osijek (Županijski sud u Osijeku).

26. Par un jugement du 1er juin 2007 rendu après le renvoi de l’affaire, le tribunal municipal donna à nouveau gain de cause aux requérants. Il constata tout d’abord que, au 8 octobre 1991, les terrains en question étaient des biens en propriété sociale et que la législation applicable ne permettait d’acquérir de tels biens par voie d’usucapion avant cette date que si les conditions légales en la matière avaient été remplies au 6 avril 1941 (paragraphes 48, 52 et 59-60 ci-dessous). Il estima que les requérants avaient établi que leurs prédécesseurs possédaient de manière continue, exclusive et de bonne foi les trois terrains depuis plus de quarante ans avant le 6 avril 1941 et que cette situation avait perduré jusqu’à la date de la vente aux requérants (paragraphe 22 ci-dessus). Il en conclut que, par l’effet de l’article 1472 du code civil de 1811 (applicable en Croatie de 1852 à 1980 – paragraphes 47-49 et 51 ci-dessous), lesdits prédécesseurs avaient déjà acquis les terrains par voie d’usucapion avant cette date. Voici la partie pertinente de ce jugement :

« En réplique à l’action, la défenderesse repousse les prétentions en soutenant que les biens en question étaient en propriété sociale et que, par l’effet de la décision de la Cour constitutionnelle invalidant l’article 388 § 4 de la [loi de 1996 sur la propriété], la durée de possession des biens de ce type avant le 8 octobre 1991 ne pouvait pas être prise en compte dans le calcul du délai d’usucapion.

(...)

Attendu que l’action a été introduite en 2002, que le droit de propriété est inscrit dans le livre foncier sous le nom de la commune de Stobreč, que l’article 388 § 4 de la [loi de 1996 sur la propriété] a été invalidé par la décision de la Cour constitutionnelle du 17 novembre 1999 – par l’effet de laquelle la durée de possession des biens en propriété sociale antérieurement au 8 octobre 1991 ne peut pas être prise en compte dans le calcul du délai d’usucapion – (...), les demandeurs et leurs prédécesseurs ne peuvent être devenus propriétaires des biens avant 1991 que s’il est établi qu’ils les avaient acquis par voie d’usucapion avant le 6 avril 1941. C’est à l’évidence précisément sur cet élément que repose l’action des demandeurs. Dès lors, puisqu’il est incontestable [aux yeux du tribunal] que les terrains en question étaient des biens en propriété sociale au 8 octobre 1991 (...), afin de déterminer s’ils avaient été acquis par voie d’usucapion, il faut rechercher si les prédécesseurs en titre des demandeurs avaient exercé sur les terrains litigieux une possession d’une certaine qualité avant le 6 avril 1941, donc conformément au délai d’usucapion prévu par les règles applicables à l’époque. »

27. Dans l’acte d’appel, l’autorité défenderesse plaidait que les requérants ne pouvaient pas être devenus propriétaires des biens en question puisque, avant le 8 octobre 1991, il était interdit d’acquérir des biens en propriété sociale par voie d’usucapion, sauf s’ils avaient déjà été ainsi acquis avant le 6 avril 1941. Elle soutenait que la levée de cette interdiction n’avait pas eu d’effet rétroactif (paragraphes 11‑15 ci-dessus). Les requérants répliquèrent que nul ne contestait qu’ils étaient les possesseurs continus, exclusifs et de bonne foi des biens depuis plus d’un siècle et que, en tout état de cause, ils les avaient acquis par voie d’usucapion en vertu d’une possession plus que quarantenaire avant le 6 février 1941.

28. Par un jugement rendu le 29 mai 2008, le tribunal de comté de Split, statuant sur cet appel, infirma le jugement de première instance et débouta les requérants. Il constata que les prédécesseurs de ces derniers n’avaient été en possession des terrains en question (de manière continue et de bonne foi) qu’à partir de 1912. Il en conclut que le délai d’usucapion quarantenaire fixé par l’article 1472 du code civil de 1811 n’avait pas expiré au 6 avril 1941 (paragraphe 51 ci-dessous). Il releva que, pendant la période consécutive allant de cette dernière date au 8 octobre 1991, la législation applicable interdisait l’acquisition par voie d’usucapion des biens en propriété sociale (paragraphes 11 ci-dessus et 52-53 ci-dessous). Selon lui, le délai légal qui avait commencé à courir avant le 6 avril 1941 n’avait pas été suspendu mais s’en était trouvé interrompu et, de ce fait, il avait non pas repris mais recommencé à courir après le 8 octobre 1991. Voici la partie pertinente de ce jugement :

« Dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens immobiliers qui, au 8 octobre 1991, étaient en propriété sociale, le temps écoulé (...) avant le 8 octobre 1991 n’est pas à prendre en compte puisque, avant cette date, l’article 29 de la loi sur les relations de propriété élémentaires interdisait expressément leur acquisition par ce moyen. Bien que [cette] disposition ait été abrogée par l’article 3 de la loi de transposition de la loi sur les relations de propriété élémentaires, c’est en raison de cette interdiction légale expresse antérieure que le temps écoulé avant cette date ne peut être inclus dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens immobiliers qui, au 8 octobre 1991, étaient en propriété sociale, sauf si [ce] délai avait expiré avant le 6 avril 1941 conformément aux règles en vigueur à l’époque. »

29. Le 1er août 2008, les requérants formèrent un recours constitutionnel contre le jugement de seconde instance. Ils alléguaient des violations de leurs droits constitutionnels à l’égalité devant la loi, à l’égalité devant les tribunaux et à un procès équitable. Dans leur recours, ils soutenaient notamment ceci :

« Dès lors, dans une situation juridique et factuelle où, comme en l’espèce, les auteurs du recours sont, eux-mêmes et par le biais de leurs prédécesseurs, incontestablement les possesseurs de bonne foi des biens en question depuis plus d’un siècle, et en appréciant une telle situation à l’aune du droit croate en vigueur, (...) il est nécessaire (...) d’annuler le jugement attaqué et de renvoyer l’affaire (...)

Si l’on admet que les biens en question étaient en propriété sociale au 8 octobre 1991 alors même que, dans le livre foncier, ils n’avaient pas été inscrits comme tels conformément aux [règles pertinentes d’inscription des biens étant la propriété de l’État ou en propriété sociale], il faudrait alors, conformément aux dispositions légales citées, tenir compte de la totalité de la durée de possession jusqu’à la date d’introduction de l’action au civil, à l’exclusion de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. »

(...) n’ayant pas tenu compte de toute la durée de possession des biens en question avant l’introduction de l’action au civil, le tribunal a mal appliqué le droit matériel et a ainsi violé les droits constitutionnels invoqués par les auteurs du recours. »

30. Par une décision du 15 septembre 2011, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours et, le 4 octobre 2011, elle signifia sa décision au représentant des requérants. En voici la partie pertinente :

« La Cour constitutionnelle ne retient que les seuls faits nécessaires à l’appréciation de la violation d’un droit constitutionnel.

Au procès civil (...) il a été établi que (...) les auteurs du recours (...) étaient les possesseurs exclusifs, continus et de bonne foi des biens litigieux depuis au moins 1912.

(...)

Dans le raisonnement de son jugement, la juridiction de seconde instance a dit que l’affaire concernait des biens immobiliers en propriété sociale au 8 octobre 1991 et que le temps écoulé avant cette date ne pouvait pas être pris en compte dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens [de ce type].

Dans l’examen du présent recours constitutionnel (...), il est à noter que, par sa décision du [17 novembre 1999], la Cour constitutionnelle a invalidé l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (...) [D]ans cette décision, elle a dit que la durée de possession des biens en propriété sociale antérieurement au 8 octobre 1991 ne pouvait être incluse dans le calcul du délai d’acquisition de tels biens par voie d’usucapion. Ayant jugé auparavant, dans sa décision U-III-1595/2006 du 5 février 2009, que ce délai ne courait pas pendant la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 pour les biens étant en propriété sociale à cette dernière date, elle a conclu que les motifs de droit exposés dans le jugement contesté du tribunal de comté reposaient sur une interprétation et une application constitutionnellement acceptables du droit matériel pertinent. »

C. Procédure devant la chambre

31. Lors de la procédure devant la chambre, les requérants ont allégué que les jugements rendus dans leur affaire respective par le tribunal municipal avaient emporté violation de leurs droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et par l’article 14 de la Convention.

32. Voici la partie pertinente des formulaires de requête dans les deux affaires :

« III. EXPOSÉ DE LA/DES VIOLATION(S) ALLÉGUÉE(S) DE LA CONVENTION ET/OU DES PROTOCOLES ET ARGUMENTS À L’APPUI

Les requérants plaident que (...), en les déboutant, le tribunal de comté de Split et la Cour constitutionnelle ont violé leurs droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), (...), en particulier ceux énoncés à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit la protection du droit de propriété, et à l’article 14 de la Convention. En effet, ils ont été victimes d’une discrimination née de la situation désavantageuse dans laquelle ils ont été placés par rapport à d’autres ressortissants croates parce que, dans des affaires quasiment identiques, c’est-à-dire analogues du point de vue du droit matériel et du contexte factuel, la même juridiction, à savoir le tribunal de comté de Split, a rendu des jugements qui ont permis à des personnes qui en avaient fait la demande en se prévalant d’une possession paisible plus que centenaire de faire inscrire leur droit de propriété [sur des terrains] situés à proximité immédiate de ceux des requérants.

(...)

V. EXPOSÉ DE L’OBJET DE LA REQUÊTE

Les requérants attendent de la Cour (...) qu’elle leur permette de faire inscrire à leur nom leur droit de propriété acquis sur les terrains en question ».

33. Dans le formulaire de requête en l’affaire Jakeljić (no 22768/12), les requérants ajoutaient également ceci :

« Le représentant des requérants a introduit devant la Cour la requête en [l’affaire Radomilja et autres], enregistrée sous le numéro 37685/10. Il invite donc la Cour à consulter ce dossier et les pièces y versées.

Dans des affaires similaires en substance, les tribunaux croates ont rendu des jugements définitifs faisant droit aux demandes de possesseurs de terrains adjacents à ceux des requérant et les déclarant propriétaires de ces biens immobiliers par voie d’usucapion, c’est-à-dire sur la base d’une possession paisible de vingt ans, [délai] échu au 6 avril 1941, donc conformément à l’avis [exprimé] par la Cour suprême fédérale de Yougoslavie lors de sa séance plénière élargie du 4 avril 1960.

Dès lors, [cette] différence de traitement opérée par les tribunaux a placé les requérants dans une situation d’inégalité qui leur a causé un préjudice énorme. »

34. Le 23 mars 2014 et le 25 juin 2015 respectivement, les griefs tirés d’une violation du droit de propriété ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement (paragraphe 4 ci-dessus). La question communiquée aux parties dans les deux affaires renvoyait à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Trgo (Trgo c. Croatie, no 35298/04, 11 juin 2009) et était ainsi libellée :

« Le refus des tribunaux internes de reconnaître les requérants propriétaires de trois/cinq terrains qu’ils disaient avoir acquis par voie d’usucapion a-t-il violé leur droit au respect de leurs biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Trgo c. Croatie, no 35298/04, 11 juin 2009) ? »

1. Thèses des parties devant la chambre

a) Observations du Gouvernement

35. Dans ses observations du 6 octobre 2014 (dans l’affaire Radomilja et autres) et du 20 octobre 2015 (dans l’affaire Jakeljić), le Gouvernement soutenait notamment que ces affaires n’étaient pas comparables à l’affaire Trgo. Il notait en particulier qu’à l’inverse de la situation dans cette dernière affaire, les requérants avaient en l’espèce intenté des procès civils postérieurement à l’invalidation par la Cour constitutionnelle de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (paragraphes 15-16 et 23 ci-dessus et 56 ci-dessous). Il en concluait que les requérants ne pouvaient pas nourrir l’espérance légitime de voir ladite disposition appliquée dans leur cas et leur demande en reconnaissance de leur droit de propriété accueillie (Radomilja et autres, précité, § 43, et Jakeljić, précité, § 37). Voici le passage pertinent de ses observations dans les deux affaires :

« (...) à la date d’introduction de leur action au civil, et conformément aux règles de droit interne, les requérants ne pouvaient nourrir l’espérance légitime de voir aboutir leurs prétentions sur la base de l’article 388 § 4 de la loi sur la propriété, qui avait été invalidé. Plus précisément, à la date d’introduction de cette action devant le tribunal municipal de Split, ni les dispositions de la loi sur la propriété alors en vigueur ni la jurisprudence des juridictions suprêmes de la République de Croatie ne prévoyaient la possibilité d’inclure la période en question dans le calcul du délai d’usucapion.

(...)

(...) dans l’affaire Trgo, le requérant avait formé en 1997 une action au civil afin de faire reconnaître son droit de propriété né à l’expiration du délai d’usucapion. À l’époque (celle de l’introduction de cette action), la disposition de la loi sur la propriété qui imposait de retenir la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 dans le calcul du délai d’usucapion était toujours en vigueur. C’est au cours de ce procès civil que la Cour constitutionnelle a rendu sa décision abrogeant cette disposition, et c’est pour cette raison que le requérant n’a finalement pas obtenu gain de cause. De plus, la Cour a constaté dans cette affaire que l’abrogation d’une disposition légale particulière n’avait d’effet que pour l’avenir mais que cette règle avait été méconnue lors de cette procédure en cours. Elle en a conclu que le requérant n’avait pas à pâtir des conséquences de la correction d’une erreur du législateur puisqu’il avait raisonnablement fait fond sur une législation valide à la date de l’introduction de son action. Elle a donc reconnu que le requérant pouvait se prévaloir d’une espérance légitime et, en conséquence, d’un droit de propriété, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Or la situation en l’espèce est totalement différente, en raison non seulement des mesures susmentionnées prises par le législateur à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle mais aussi de la jurisprudence constante précitée. Dès lors, les requérants, à la date de l’introduction de leur action au civil devant le tribunal municipal de Split, ne pouvaient nourrir une quelconque espérance légitime que cette juridiction admît l’inclusion de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 dans le calcul du délai d’usucapion ni que leur droit de propriété fût de ce fait reconnu.

De plus, le Gouvernement estime que l’attitude des requérants devant les autorités internes ainsi que leur recours constitutionnel montrent clairement qu’ils ne nourrissaient même pas eux-mêmes une telle espérance.

Le Gouvernement souligne principalement que les questions qui s’étaient posées devant les juridictions ordinaires étaient celles de savoir i) si les requérants et leurs prédécesseurs avaient été des possesseurs légitimes et de bonne foi, ii) quelle était la durée de la possession exercée par les requérants et leurs prédécesseurs en titre sur les biens immobiliers litigieux avant le 6 avril 1941, et iii) si le délai légal d’usucapion avait expiré avant le 6 avril 1941.

Jamais la question de l’inclusion de la durée de possession de ces biens pendant la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 dans le calcul du délai d’usucapion n’a été débattue entre les parties au procès. Par ailleurs, les requérants avaient expressément soutenu devant les juridictions nationales que leur action au civil reposait sur l’expiration du délai d’usucapion avant le 6 avril 1941 (...)

L’absence de contestation de la part des requérants eux-mêmes sur ce point se dégage aussi de leur recours constitutionnel.

(...) le recours constitutionnel montre que les requérants pensaient qu’il fallait inclure dans le calcul du délai d’usucapion non pas cette période mais la durée de possession des biens immobiliers litigieux par leurs prédécesseurs en titre avant le 6 avril 1941, et y ajouter la durée de possession postérieure au 8 octobre 1991.

Enfin, le Gouvernement note que, même dans la requête dont ils ont saisi la Cour, les requérants ne tirent pas grief d’un mauvais calcul par les tribunaux internes du délai d’usucapion pour ce qui est de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991.

Le Gouvernement constate de surcroît que, au vu des dispositions du code civil général, le délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens en propriété sociale était incontestablement de quarante ans. Jamais devant les juridictions internes ni devant la Cour constitutionnelle de la République de Croatie les requérants n’ont invoqué un délai d’usucapion plus court. Bien au contraire, ils ont précisément soutenu devant la Cour constitutionnelle que l’obligation d’accomplir le délai quarantenaire avait été respectée parce que la durée de possession antérieure au 6 avril 1941 devait être additionnée à celle postérieure au 8 avril 1991, ce qui aboutissait selon leurs calculs à une durée de quarante et un ans (voir (...) le recours constitutionnel des requérants).

En conclusion, il est tout à fait évident en l’espèce que les requérants n’ont pas « raisonnablement fait fond sur une disposition légale ultérieurement abrogée », mais qu’ils ont cherché à démontrer qu’ils avaient satisfait aux conditions d’usucapion fixées par les dispositions légales en vigueur à la date de l’introduction de leur action au civil et conformément à la jurisprudence s’y rapportant.

Il s’agit donc ici de l’espérance de voir reconnaître un droit de propriété, ce qui ne peut s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX).

Le Gouvernement en conclut que la requête en l’espèce est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 3 de la Convention. »

b) Observations en réplique des requérants

36. Dans leurs observations en réplique du 3 novembre 2014 (en l’affaire Radomilja et autres) et du 30 novembre 2015 (en l’affaire Jakeljić), les requérants estimaient que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention était applicable parce que leurs demandes tendant à être reconnus propriétaires des terrains en question avaient selon eux une base suffisante en droit national, à savoir (Radomilja et autres, précité, § 45, et Jakeljić, précité, § 39) :

– dans les deux affaires, l’interprétation retenue par la Cour suprême fédérale de Yougoslavie lors de sa séance plénière élargie du 4 avril 1960, encore appliquée par la Cour suprême croate dans des affaires similaires (paragraphes 58-60 ci-dessous), et

– dans l’affaire Jakeljić, également l’article 1472 du code civil de 1811 (paragraphe 51 ci-dessous).

Selon les requérants, cette interprétation de la Cour suprême permettait au possesseur de bonne foi d’un bien immobilier de l’acquérir par voie d’usucapion au bout de vingt ans (paragraphes 58-60 ci-dessous).

37. Pour les requérants dans l’affaire Radomilja et autres, la question était de savoir si, oui ou non, le délai d’usucapion avait expiré à l’égard des biens en cause avant le 6 avril 1941. Compte tenu de l’interprétation susmentionnée exigeant vingt ans de possession de bonne foi (voir le paragraphe précédent et les paragraphes 58-60 ci-dessous), combinée avec les constats factuels des juridictions internes selon lesquels leurs prédécesseurs et eux-mêmes possédaient les terrains en cause depuis 1912 (paragraphes 17 et 19 et 26-28 ci-dessus), ils estimaient qu’il fallait répondre à cette question par l’affirmative. Ils en concluaient qu’ils pouvaient légitimement s’attendre à voir aboutir leurs demandes tendant à être reconnus propriétaires de ces biens. Or, selon eux, le tribunal de comté de Split et la Cour constitutionnelle avaient mal interprété le droit interne et les avaient déboutés en retenant un délai d’usucapion quarantenaire (Radomilja et autres, précité, § 46).

38. Toujours dans l’affaire Radomilja et autres, les requérants récusaient aussi les constats de fait établis par les tribunaux internes en soutenant que ceux-ci avaient mal interprété la déposition à la base de leur conclusion selon laquelle eux-mêmes et leurs prédécesseurs possédaient les terrains en question depuis 1912 (paragraphes 17 et 19 ci-dessus). Ils estimaient, au vu du dossier, en avoir eu en réalité la possession depuis 1900 (ibidem, § 47).

39. Dans l’affaire Jakeljić, les requérants indiquaient que le tribunal municipal avait établi que leurs prédécesseurs avaient eu la possession continue, exclusive et de bonne foi des terrains en question pendant plus de quarante ans avant le 6 avril 1941 (paragraphe 26 ci‑dessus). Ils observaient cependant que, bien qu’ayant estimé que cette juridiction avait correctement établi les faits, le tribunal de comté de Split avait dénaturé ces constats de fait en jugeant que leurs prédécesseurs n’avaient été en possession des biens que depuis 1912 (paragraphe 28 ci-dessus). Les requérants estimaient que, s’il avait correctement interprété ces constats factuels, le tribunal de comté serait parvenu à la même conclusion en droit que le tribunal municipal, à savoir que, par l’effet de l’article 1472 du code civil de 1811 (paragraphe 51 ci-dessous), leurs prédécesseurs avaient acquis les terrains par voie d’usucapion avant le 6 avril 1941 (Jakeljić, précité, § 40).

40. À titre subsidiaire, les requérants dans l’affaire Jakeljić soutenaient que, quand bien même leurs prédécesseurs auraient possédé les terrains en question depuis 1912, ils en seraient devenus les propriétaires avant le 6 avril 1941 sur la base de l’interprétation susmentionnée exigeant vingt ans de possession de bonne foi (paragraphes 36 ci-dessus et 58 ci-dessous). Ayant acheté les biens à leurs prédécesseurs, ils estimaient donc pouvoir légitimement s’attendre à ce que leur demande tendant à être reconnus propriétaires des terrains fût accueillie. Or, selon eux, le tribunal de comté de Split et la Cour constitutionnelle avaient mal interprété le droit interne et les avaient déboutés en retenant un délai d’usucapion quarantenaire (ibidem, § 41). À leur avis, ces tribunaux avaient également mal appliqué le droit interne pertinent en refusant d’additionner la durée antérieure au 6 avril 1941 et celle postérieure au 8 octobre 1991 lorsqu’ils avaient jugé que, entre ces deux dates, le délai légal d’usucapion avait été interrompu (paragraphe 28 ci-dessus).

41. Se fondant sur ces arguments (paragraphes 36-40 ci-dessus), les requérants dans les deux affaires estimaient non pertinentes dans leur cas les conclusions rendues par la Cour dans l’arrêt Trgo (Radomilja et autres, précité, § 48). En particulier, en réponse aux observations du Gouvernement, ils soutenaient (ibidem) :

« (...) la Cour a précisé que l’affaire Trgo était la jurisprudence à retenir ; or le contexte factuel et juridique de [cette] affaire n’est pas le même que celui de la présente espèce. En particulier, l’affaire Trgo concernait la reconnaissance de la propriété acquise par usucapion pendant la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, tandis que les requérants en l’espèce ne soutiennent pas – et n’ont pas la moindre raison de penser – que cette période doive être prise en compte dans le calcul du délai de prescription acquisitive puisqu’ils sont devenus propriétaires [des terrains en question par usucapion] abstraction faite de [cette période].

L’affaire Trgo ne peut donc être considérée comme la jurisprudence pertinente en l’espèce. »

42. Dans leurs observations présentées dans les deux affaires, les requérants citaient l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, tel que modifié en 2001 (« l’article 388 § 4 dans sa version de 2001 »), ajoutant ceci sur la question de l’espérance légitime qu’ils disaient nourrir :

« Lors des procès conduits devant les juridictions internes, il a été incontestablement établi que les requérants possédaient [les terrains en question] depuis le début du XXe siècle et qu’ils les possèdent encore à ce jour, et ce toujours de manière paisible et ininterrompue. En outre, ils estiment que cette possession paisible plus que centenaire a fait naître dans leur chef un intérêt patrimonial qui se fonde en droit national sur une base suffisante permettant de le qualifier de « bien » protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, leur espérance légitime repose sur l’invocation raisonnable [et] justifiée des dispositions légales pertinentes, par l’effet desquelles ils ont légalement acquis les biens une fois accompli le délai [d’acquisition par voie] d’usucapion.

(...)

(...) le Gouvernement dit que, à la date de l’introduction de leur action au civil, les requérants ne pouvaient pas nourrir l’espérance légitime qu’ils obtiendraient gain de cause sur la base de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété – qui permettait d’inclure la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 dans le calcul du délai d’usucapion –, parce que cette disposition avait été invalidée à la date de l’introduction de cette action.

Or, ce dont les requérants tirent principalement grief, c’est tout d’abord de la non‑reconnaissance par la juridiction de seconde instance, à l’inverse de la juridiction de première instance, des conséquences juridiques [produites], c’est-à-dire l’acquisition par eux d’un droit de propriété avant le 6 avril 1941.

(...)

Par ailleurs, il ressort des observations sur le fond produites par le Gouvernement que celui-ci ne dit rien sur le fait (...), qui est l’un de ceux sur lesquels repose la requête, qu’en vertu [de la jurisprudence] des juridictions internes, le délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens immobiliers en propriété sociale était de vingt ans et devait avoir été accompli au 6 avril 1941.

(...)

Or, à supposer que [les terrains en question] étaient en propriété sociale au 8 octobre 1991 alors même que, dans le livre foncier, ils n’avaient pas été inscrits comme tels conformément aux [règles pertinentes d’inscription des biens étant la propriété de l’État ou en propriété sociale], il faudrait alors, en vertu des dispositions légales citées, retenir l’intégralité de la durée de possession jusqu’à la date d’introduction de l’action au civil, à l’exclusion de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991.

(...) même si l’on admet les constats factuels des tribunaux internes (...) à savoir que les requérants et leurs prédécesseurs exerçaient leur possession sur les [terrains] en question depuis 1912 (...), ils [les] avaient possédés pendant vingt-neuf ans avant le 6 avril 1941 puis pendant onze ans à compter du 8 octobre 1991 jusqu’à l’introduction de leur action au civil. Cette durée [globale] de quarante ans suffisait, à l’aune des dispositions pertinentes [du code civil de 1811, de la loi de 1980 sur la propriété et de la loi de 1996 sur la propriété], à l’acquisition des [terrains] en question.

(...)

(...) en l’espèce, les prédécesseurs des requérants (...) ont possédé [les terrains en question] comme [s’ils en avaient été] les propriétaires depuis 1900 (...) [I]ls les ont ainsi possédés avant le 6 avril 1941, entre le 6 avril 1941 et le 8 octobre 1991, et depuis le 8 octobre 1991 jusqu’à ce jour. Ils ont donc exercé une possession ininterrompue sur la base de laquelle, en application de la législation pertinente, ils auraient dû devenir propriétaires par voie d’usucapion.

Ce qu’il faut souligner, c’est (...) que personne n’a jamais acquis le moindre droit sur [les terrains en question] et que personne n’en a revendiqué, si ce n’est les requérants eux-mêmes. (...)

La thèse du Gouvernement selon laquelle les requérants ne pouvaient nourrir l’espérance légitime d’obtenir gain de cause sur la base de l’article 388 § 4 invalidé de la loi de 1996 sur la propriété est totalement infondée puisque les requérants ne demandent pas d’inclure dans le calcul du délai d’usucapion la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. Tout d’abord, les requérants n’ont jamais invoqué l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété et ils ne le font pas davantage dans leur requête. [En effet], abstraction faite de cette période, ils ont acquis la propriété des terrains pour plusieurs motifs et ce, avant le 6 avril 1941 ainsi qu’après le 8 octobre 1991, ou jusqu’à la date d’introduction de leur action au civil.

(...)

Dès lors, à la date de l’introduction de leur action au civil, les requérants, conformément aux dispositions légales pertinentes alors en vigueur et à la jurisprudence pertinente, avaient acquis la propriété des terrains par voie d’usucapion et ce, sans prendre en compte la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. À titre subsidiaire, ils estiment en avoir assurément acquis la propriété en tenant compte de la période postérieure au 8 octobre 1991, pendant laquelle ils ont continué à exercer la possession paisible et ininterrompue [des terrains en question] jusqu’à ce jour.

(...)

(...) conformément aux dispositions légales pertinentes, à la jurisprudence et aux faits énoncés ci-dessus, il ne fait aucun doute que les requérants sont devenus propriétaires par voie d’usucapion (...)

Au vu de ces éléments, la Cour est priée de rejeter l’exception d’inapplicabilité de de l’article 1 du Protocole no 1 formulée par le Gouvernement (...), de rendre un arrêt concluant à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de permettre aux requérants de jouir de leur droit de propriété. »

c) Commentaires du Gouvernement sur les observations des requérants

43. Dans ses commentaires du 15 janvier 2015 (en l’affaire Radomilja et autres) et du 4 janvier 2016 (en l’affaire Jakeljić), le Gouvernement rappelait tout d’abord pourquoi les requérants n’avaient selon lui aucune espérance légitime de devenir propriétaires des terrains en question. À l’appui de ses arguments, il soulignait que les requérants, dans leurs observations en réplique, avaient admis que ni l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (paragraphes 56-57 ci-dessous) ni la décision de la Cour constitutionnelle du 17 novembre 1999 (paragraphe 15 ci-dessus) n’avaient la moindre pertinence pour leurs affaires et expressément soutenu que le contexte factuel et juridique de celles-ci était différent de celui de l’affaire Trgo (Radomilja et autres, précité, § 44, et Jakeljić, précité, § 38).

44. Dans ses commentaires concernant l’affaire Jakeljić, le Gouvernement répliqua également à la thèse des requérants selon laquelle le délai d’usucapion à retenir était de vingt et non de quarante ans (paragraphes 36 et 40 ci-dessus), déclarant en particulier que ces derniers :

« (...) n’avaient tiré grief d’une incohérence dans la pratique interne [sur la durée du délai d’usucapion] que dans la procédure devant la Cour, au mépris du principe de subsidiarité. Si les requérants s’étaient estimés lésés dans leurs droits en raison du fait que les juridictions internes avaient appliqué dans leur affaire des opinions juridiques différentes de celles adoptées dans d’autres affaires similaires, ils auraient dû en saisir la Cour constitutionnelle. Or ils ne l’ont pas fait. »

45. Quant aux arguments avancés par les requérants afin d’expliquer pourquoi selon eux l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention était néanmoins applicable (paragraphes 36-40 et 42 ci-dessus), le Gouvernement estimait qu’ils touchaient des questions de fait et d’application du droit interne qui, en vertu de la Convention, échappaient au contrôle de la Cour (Radomilja et autres, précité, § 44, et Jakeljić, précité, § 38).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi relative à la Cour constitutionnelle

46. La disposition pertinente de la loi constitutionnelle de 1999 relative à la Cour constitutionnelle de la République de Croatie (Ustavni zakon o Ustavnom sudu Republike Hrvatske, Journal officiel no 99/99, modifiée ultérieurement), en vigueur depuis le 24 septembre 1999, est ainsi libellée :

Article 53

« 1. La Cour constitutionnelle invalide [ukinuti] toute loi ou disposition de loi qu’elle jugerait incompatible avec la Constitution (...)

2. Sauf si la Cour constitutionnelle en décide autrement, toute loi ou disposition de loi invalidée [ukinuti] cesse de produire ses effets à la date de publication au Journal officiel de la décision de la Cour constitutionnelle [c’est-à-dire seulement pour l’avenir]. »

B. Législation et pratique en matière de propriété

1. Le code civil de 1811

47. Le code civil général autrichien de 1811 (Opći građanski zakonik – « le code civil de 1811 ») entra en vigueur sur le territoire actuel de la Croatie le 1er mai 1853.

48. La loi d’invalidation de la législation promulguée avant le 6 avril 1941 et pendant l’occupation ennemie (Zakon o nevažnosti pravnih propisa donesenih prije 6. aprila 1941. i za vrijeme neprijateljske okupacije, Journal officiel de la République populaire fédérative de Yougoslavie nos 86/46 et 105/47), promulguée en 1946, priva de tout effet juridique la totalité des lois en vigueur au 6 avril 1941, y compris le code civil. Toutefois, elle permettait l’application de la législation d’avant-guerre pour autant que celle-ci n’était pas contraire à la Constitution de la Yougoslavie ou de ses républiques constitutives, ou à la législation en vigueur.

49. Les règles du code civil en matière de propriété demeurèrent donc applicables sous ces conditions jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 1980 sur la propriété (paragraphe 52 ci-dessous). Les dispositions pertinentes du code civil sont les suivantes.

50. L’article 1468 disposait que le possesseur d’un bien immobilier inscrit au livre foncier sous le nom d’une autre personne pouvait en devenir propriétaire par voie d’usucapion au bout de trente ans.

51. L’article 1472 prévoyait que le possesseur d’un bien immobilier appartenant à une autorité étatique, municipale ou ecclésiastique pouvait en devenir propriétaire par voie d’usucapion au bout de quarante ans.

2. La loi de 1980 sur la propriété

52. Aux termes de l’article 28 de la loi de 1980 sur les relations de propriété élémentaires (Zakon o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 6/1980 et 36/1990 ; « la loi de 1980 sur la propriété »), entrée en vigueur le 1er septembre 1980, le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier appartenant à autrui pouvait en devenir propriétaire par voie d’usucapion au bout de vingt ans.

53. L’article 29 interdisait l’acquisition par voie d’usucapion des biens en propriété sociale.

54. L’article 3 de la loi de transposition de la loi sur les relations de propriété élémentaires (Zakon o preuzimanju zakona o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République de Croatie no 53/1991 du 8 octobre 1991), entrée en vigueur le 8 octobre 1991, abrogea l’article 29 de la loi de 1980 sur la propriété.

3. La loi de 1996 sur la propriété

55. Les dispositions pertinentes de la nouvelle loi sur la propriété et autres droits réels (Zakon o vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 91/96, modifiée ultérieurement – « la loi de 1996 sur la propriété »), entrée en vigueur le 1er janvier 1997, sont ainsi libellées :

Troisième partie

DROIT DE PROPRIÉTÉ

(...)

Chapitre 6

ACQUISITION DE LA PROPRIÉTÉ

Moyens juridiques d’acquisition

Article 114

« 1. La propriété s’acquiert par l’effet d’une convention, d’une décision d’une autorité publique judiciaire ou autre, par voie de succession ou par l’effet de la loi. »

Acquisition [de la propriété] par l’effet de la loi

(...)

d. Acquisition par voie d’usucapion

Article 159

« 1. Le possesseur exclusif d’un bien peut l’acquérir par voie d’usucapion si sa possession présente les qualités requises par la loi, s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai fixé par la loi et s’il a la capacité d’être le propriétaire du bien.

2. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession sur la base d’un juste titre et de bonne foi, et si sa possession est exempte de tout vice[2], peut l’acquérir par voie d’usucapion au bout de trois ans si c’est un meuble et au bout de dix ans si c’est un immeuble.

3. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession à tout le moins de bonne foi et de manière continue (...), peut l’acquérir par voie d’usucapion au bout de dix ans si c’est un meuble et au bout de vingt ans si c’est un immeuble.

4. Le possesseur exclusif d’un bien appartenant à la République de Croatie (...) peut l’acquérir par voie d’usucapion (...) lorsqu’il a exercé sa possession de manière continue pendant une période deux fois plus longue que celles fixées aux paragraphes 2 et 3 du présent article. »

56. L’article 388 de la loi de 1996 sur la propriété était initialement libellé ainsi :

Article 388

« 1. À compter de son entrée en vigueur, les dispositions de la présente loi régissent l’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels (...)

2. Jusqu’à l’entrée en vigueur de la présente loi, l’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels sont régis par les règles applicables à la date de l’acquisition, de la modification, de la prise d’effet ou de l’extinction de ces droits.

3. Tout délai d’acquisition ou d’extinction d’un droit réel fixé par la présente loi qui aurait commencé à courir avant l’entrée en vigueur de celle-ci se poursuivra conformément au paragraphe 2 du présent article (...)

4. Dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion de la propriété des biens immobiliers qui, au 8 octobre 1991, étaient en propriété sociale, ou d’acquisition [d’autres] droits réels sur ceux-ci, le temps écoulé avant cette date est aussi pris en compte. »

57. Après l’invalidation par la Cour constitutionnelle, le 17 novembre 1999, du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi de 1996 sur la propriété pour inconstitutionnalité (paragraphe 15 ci-dessus), cette disposition fut remaniée par la loi de 2001 portant modification de la loi de 1996 sur la propriété (Zakon o izmjeni i dopuni Zakona vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 114/01), entrée en vigueur le 20 décembre 2001. Voici le nouveau texte du paragraphe 4 :

« Dans le calcul du délai d’acquisition par voie d’usucapion de la propriété des biens immobiliers qui, au 8 octobre 1991, étaient en propriété sociale, ou d’acquisition [d’autres] droits réels sur ceux-ci, le temps écoulé avant cette date n’est pas pris en compte. »

4. Pratique pertinente

58. Selon l’interprétation retenue par la Cour suprême fédérale de Yougoslavie lors de la séance plénière élargie du 4 avril 1960, le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier pouvait l’acquérir par voie d’usucapion au bout de vingt ans.

59. Les requérants soulignent devant la Cour que la Cour suprême de Croatie a vu dans cette interprétation le droit en vigueur à l’époque. Il apparaît que la haute juridiction en a jugé ainsi dans huit décisions. Dans l’affaire Rev 250/03-2 (16 juin 2004), elle a dit ceci :

« Étant établi qu’au 8 octobre 1991 le bien litigieux était en propriété sociale (...), il faut, afin de déterminer si ce bien a été acquis par voie d’usucapion par l’effet du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi [de 1996] sur la propriété, rechercher si le demandeur, par le biais de ses prédécesseurs en titre, s’était trouvé en possession du bien litigieux avant le 6 avril 1941 [donc pendant une durée suffisante] pour l’acquérir par voie d’usucapion conformément aux règles en vigueur à l’époque et à la manière dont elles étaient appliquées sur la base de l’interprétation retenue par la Cour suprême fédérale de Yougoslavie lors de la séance plénière élargie du 4 avril 1960. »

60. En l’affaire Rev-x 51/13-2 (23 juillet 2014), la Cour suprême a dit :

« Les juridictions inférieures ont débouté le demandeur au motif qu’il avait commencé à acquérir (...) le bien par voie d’usucapion dès sa vente en [1969], à l’époque où celui-ci était [encore] propriété privée. Le délai d’acquisition par voie d’usucapion avait donc commencé [à courir] avant l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété, à une époque où les règles de l’ancien code civil [de 1811] étaient toujours applicables. En vertu de l’article 1468 du code civil [de 1811], le délai d’usucapion de trente ans, ou de vingt ans selon l’interprétation adoptée par la Cour suprême fédérale de Yougoslavie lors de sa séance plénière élargie du 4 avril 1960, était celui à retenir. Il n’avait pas expiré à la date de l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété et il a donc continué à courir [conformément à cette loi]. Le délai d’acquisition du bien litigieux par voie d’usucapion aurait dû expirer en 1989. [Or, à cette date, ce bien, cédé en 1983, était déjà devenu propriété sociale]. Étant donné que, au moment où le bien est devenu propriété sociale (en 1983), le délai d’acquisition par voie d’usucapion, d’une durée de vingt ans, n’avait pas expiré puisque la période allant de 1983 au 8 octobre 1991 (date d’abrogation de l’article 29 de la loi [de 1980] sur la propriété) ne pouvait être comptabilisée dans le calcul du délai d’usucapion, le demandeur n’avait pas acquis le bien par ce biais. »

C. Loi pertinente en matière de procédure civile

61. Les dispositions pertinentes de la loi relative à la procédure civile (Zakon o parničnom postupku, Journal officiel de la République fédérative socialiste de Yougoslavie no 4/1977, ultérieurement modifié, et Journal officiel de la République de Croatie no 53/91, ultérieurement modifié), sont ainsi libellées :

Article 2 § 1

« En matière civile, le tribunal statue dans les limites des prétentions exposées au procès. »

Article 186 § 3

« Le tribunal statue quand bien même le demandeur n’indiquerait pas le fondement juridique de ses prétentions et il n’est pas tenu par le fondement juridique des prétentions que le demandeur aurait indiqué ».

Article 354 § 2

« Il y a toujours violation grave de la procédure civile dans les cas suivants :

(...)

12) le [tribunal dans son] jugement va au-delà des prétentions [c’est‑à‑dire qu’il a statué ultra ou extra petita]. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

62. Les deux requêtes exposant des faits et griefs similaires et soulevant des questions identiques sur le terrain de la Convention, la Cour prononce leur jonction, comme le permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

63. Les requérants estiment que les jugements en cause du tribunal de comté de Split (paragraphes 19 et 28 ci-dessus) les ont privés de biens qu’ils avaient acquis par l’effet de la loi. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

64. Le Gouvernement récuse cette thèse.

A. Les arrêts de la chambre

65. Dans ses deux arrêts du 28 juin 2016, la chambre n’a pas jugé nécessaire de statuer sur les arguments des requérants quant à l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 36-40 et 42 ci‑dessus) puisque, selon elle, cet article était en tout état de cause applicable.

66. En particulier, la chambre a dit que certaines différences factuelles entre les requêtes à l’étude et l’affaire Trgo ne suffisaient pas pour qu’elle s’écarte de la conclusion rendue dans celle-ci. Elle a donc suivi l’approche retenue dans l’arrêt Trgo, qui consistait à tenir compte de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 pour déterminer si les prétentions des requérants à être déclarés propriétaires des terrains en question avaient en droit national une base suffisante pour être qualifiées de « valeurs patrimoniales » protégées par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Radomilja et autres, précité, §§ 50-52, et Jakeljić, précité, §§ 43-45).

67. Au vu des constats factuels des juridictions internes, selon lesquels les requérants et/ou leurs prédécesseurs avaient possédé de bonne foi les terrains en question pendant une durée suffisante avant l’entrée en vigueur de la loi de 1996 sur la propriété, la chambre a jugé que, en application de l’article 388 § 4 de cette même loi dans sa version initiale, les requérants étaient devenus par l’effet de la loi les propriétaires des terrains en question au 1er janvier 1997, date d’entrée en vigueur de cette loi (Radomilja et autres, précité, § 53, et Jakeljić, précité, § 46).

68. La chambre en a conclu que, à l’époque des ingérences alléguées (paragraphes 19 et 28 ci-dessus), les prétentions des requérants à être déclarés propriétaires des terrains avaient en droit national une base suffisante pour être qualifiées de « valeurs patrimoniales » protégées par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Radomilja et autres, précité, § 53, et Jakeljić, précité, § 46).

69. Quant à l’argument tiré par le Gouvernement de ce que les requérants avaient admis l’existence d’une différence entre le contexte factuel et juridique de leurs requêtes et celui de l’affaire Trgo (paragraphe 43 ci-dessus), la chambre a dit ceci (Radomilja et autres, précité, § 54, et Jakeljić, précité, § 47) :

« (...) un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, parmi de nombreux autres précédents, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). [La Cour] rappelle en outre que la question de l’applicabilité de tel ou tel article de la Convention ou d’un Protocole à celle-ci est une question qui touche à sa compétence ratione materiae. L’étendue de la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Aussi la Cour doit-elle, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître de la requête, et il lui faut donc examiner d’office la question de sa compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI). »

70. La chambre a ensuite examiné les affaires sur le fond et a, par six voix contre une, conclu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans chacune d’elles (Radomilja et autres, précité, §§ 59-63, et Jakeljić, précité, §§ 52-56) en se fondant sur le raisonnement suivi par la Cour dans l’arrêt Trgo, qui était que, sauf si les intérêts de tiers étaient en jeu, il n’était pas justifié d’exclure la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 du délai d’acquisition par voie d’usucapion des biens en propriété sociale.

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Le Gouvernement

71. Le Gouvernement estime que les arrêts de la chambre reposent sur des arguments de fait et de droit que les requérants n’ont avancés ni dans leurs griefs soumis à la Cour ni devant les juridictions nationales. Il prie donc la Cour :

– de rayer les requêtes de son rôle, ou

– de déclarer les requêtes irrecevables pour défaut d’épuisement des voies de recours internes.

72. Le Gouvernement constate tout d’abord que la chambre a conclu à la violation du droit de propriété des requérants pour les motifs suivants (Radomilja et autres, précité, § 62, et Jakeljić, précité, § 55) :

« (...) les requérants, qui s’étaient raisonnablement fiés à cette législation ultérieurement invalidée pour inconstitutionnalité, n’ont pas – faute d’atteinte aux droits des tiers – à assumer les conséquences de la propre faute de l’État que constituait l’adoption de cette législation inconstitutionnelle (...) »

73. Le Gouvernement souligne toutefois que, dans leurs observations devant la chambre, les requérants ne se sont pas prévalus explicitement ou en substance de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété dans sa version initiale invalidée (paragraphe 56 ci-dessus). Qui plus est, ils se seraient expressément opposés à l’application en leur affaire de cette disposition, l’estimant dénuée de pertinence (paragraphe 41 ci-dessus).

74. Au lieu de cela, dans leurs formulaires de requête, les requérants auraient tiré grief d’une discrimination fondée sur ce que, selon eux, les juridictions internes avaient fait droit aux prétentions des demandeurs dans des affaires similaires en fait et en droit (paragraphes 32-33 ci-dessus). De plus, selon le Gouvernement, il ressort à l’évidence de leurs observations en réplique aux siennes (paragraphes 36-40 et 42 ci-dessus) que les requérants :

– estiment être devenus propriétaires des terrains en question avant le 6 avril 1941 ;

– dénoncent une interprétation incohérente à leurs yeux, de la part des juridictions internes, du délai d’usucapion (vingt ans ou quarante ans) pour ce qui est de la période antérieure au 6 avril 1941 ;

– contestent les constatations factuelles des juridictions internes selon lesquelles la possession des terrains n’avait débuté qu’en 1912, et affirment que celle-ci avait débuté plus tôt ; et

– soutiennent que, en tout état de cause, la période postérieure au 8 octobre 1991 aurait dû être additionnée à celle antérieure au 6 avril 1941.

75. Par ailleurs, le Gouvernement conclut de certains passages de leurs observations devant la chambre (paragraphes 41-42 ci-dessus) que, en l’espèce, les requérants :

– écartent l’application de la version invalidée de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété ;

– soutiennent que le contexte juridique et factuel de leur affaire est différent de celui de l’affaire Trgo ; et

– excluent la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 du calcul du délai d’usucapion.

76. Le Gouvernement ne conteste pas le principe selon lequel la Cour a compétence pour modifier la qualification juridique d’un ensemble de faits, par exemple en examinant sur le terrain de l’article 3 une allégation de violation de l’article 8 de la Convention. Il estime qu’il ne faut pas en conclure pour autant que la Cour peut par exemple voir dans les pièces produites par un requérant des faits que celui-ci n’aurait jamais dénoncés, ou surtout le faire contre la volonté du requérant.

77. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce la chambre a non seulement donné une qualification juridique différente aux faits mais a aussi, à rebours des propres observations des requérants (paragraphe 75 ci‑dessus), profondément requalifié les griefs au point de modifier la nature de ceux-ci et de l’affaire elle-même. Il dit que, si la Cour venait à retenir d’office des griefs que les requérants n’ont jamais soulevés, elle outrepasserait sa fonction. Il ajoute que, dans l’hypothèse où la Grande Chambre se rallierait à une telle approche, la sécurité juridique s’en trouverait amoindrie car l’objet d’une affaire portée devant la Cour demeurerait flou aux yeux des parties tant que celle-ci n’aurait pas statué.

78. Selon le Gouvernement, si la Grande Chambre en venait à accepter la requalification des griefs des requérants opérée par la chambre, ce qui conduirait à l’examen d’un litige totalement différent en fait et en droit de celui dont les autorités nationales avaient été saisies, le principe de subsidiarité s’en trouverait atteint.

79. Le Gouvernement ajoute que la requalification opérée par la chambre contredit la jurisprudence existante de la Cour. Il cite à titre d’exemple l’affaire Stojaković c. Croatie ((déc.) [comité], no 6504/13, 12 janvier 2016), dans laquelle la Cour a rayé la requête de son rôle au motif que le représentant des requérants l’avait avisée que ceux-ci tiraient grief non pas d’un défaut d’enquête effective sur le décès de leurs proches mais des procédures civiles qu’ils avaient ouvertes afin d’obtenir réparation pour ces décès. Il ne voit aucune raison de ne pas faire de même en l’espèce.

80. Pour les raisons qui viennent d’être exposées (paragraphes 72-79 ci‑dessus), le Gouvernement prie la Cour de rayer les requêtes de son rôle.

81. Subsidiairement, il invite la Cour à déclarer les requêtes irrecevables pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. Outre les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 72-79), qu’il estime tout autant pertinentes à l’égard de la question de l’épuisement, il avance les arguments suivants.

82. Le Gouvernement dit que les requérants ne se sont jamais appuyés sur l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété devant les juridictions internes mais qu’ils ont plutôt soutenu devant elles avoir acquis les terrains en question avant le 6 avril 1941. Devant la Cour constitutionnelle, tout en plaidant que l’intégralité de la durée de leur possession des terrains aurait dû être prise en compte, ils auraient explicitement écarté la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 (paragraphes 20 et 29 ci-dessus), ce qui ressortirait également de certains constats des juridictions internes.

83. Dès lors, conformément aux arguments des requérants, les juridictions internes n’auraient examiné que la question de la durée de la possession exercée par les requérants et non celle de savoir s’il fallait inclure ou non dans le calcul la période allant de 1941 à 1991.

84. Le Gouvernement souligne que les juridictions internes ne pouvaient pas examiner cette dernière question d’office puisque, en vertu de la loi sur la procédure civile, elles étaient tenues par les prétentions des demandeurs et par la base factuelle de l’affaire. Il estime que, si elles avaient statué au-delà de l’objet du litige ainsi défini, elles auraient commis une violation grave de la procédure civile (article 354 § 2 de la loi sur la procédure civile – paragraphe 61 ci-dessus). Dans les affaires d’usucapion, institution juridique qui permet de convertir une situation de fait en un droit, il serait d’autant plus important de rester à l’intérieur de ces limites. L’une des conditions à l’acquisition de la propriété par voie d’usucapion serait l’écoulement ininterrompu d’un certain délai, ce qu’il reviendrait au demandeur de démontrer.

85. Le Gouvernement souligne également que la Convention est d’applicabilité directe en Croatie et que les requérants auraient pu et dû l’invoquer au moins devant la Cour constitutionnelle, mais qu’ils ne l’ont pas fait (paragraphes 20 et 29 ci-dessus).

86. De plus, selon le Gouvernement, les principes tirés de l’arrêt Trgo sont éminemment complexes d’un point de vue tant factuel que juridique et ils ne peuvent donc être dûment examinés que si le demandeur en a tiré argument très précisément et si le défendeur a eu la possibilité de les contester. Par exemple, l’existence de droits des tiers serait un élément essentiel de l’examen d’une affaire sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Or, en l’espèce, l’autorité défenderesse n’aurait pas eu la possibilité de produire le moindre élément sur ce point, et les juridictions internes n’auraient pas eu l’occasion d’examiner cette question puisque celle-ci se serait trouvée hors de l’objet du litige. Le Gouvernement en conclut qu’il ne peut se livrer à des conjectures sur la question de savoir si des tiers avaient des droits sur les terrains en cause, faute pour cette question d’avoir été débattue devant les juridictions internes.

87. Le Gouvernement déduit des considérations qui précèdent (paragraphes 81-86 ci‑dessus) que les requérants ont bien eu la possibilité de plaider dans le cadre des procès internes qu’ils avaient acquis de plein droit les terrains par l’effet de la loi le 1er janvier 1997, comme la chambre l’a établi, et/ou que la période allant de 1941 à 1991 devait être prise en compte dans le calcul du délai d’usucapion, mais qu’ils ne l’ont pourtant pas fait.

88. S’agissant de savoir si, abstraction faite de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, les prétentions des requérants à être déclarés propriétaires des terrains en question avaient en droit national une base suffisante pour être qualifiées de « biens » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, le Gouvernement réitère en substance les arguments qu’il avait avancés devant la chambre (paragraphe 45 ci-dessus).

2. Les requérants

89. Les requérants soulignent d’emblée qu’ils partagent sur tous les points les conclusions énoncées par la chambre dans ses arrêts du 28 juin 2016.

90. S’agissant des arguments du Gouvernement relatifs à l’objet des litiges devant les juridictions internes, les requérants récusent vivement sa thèse selon laquelle celles-ci, conformément aux observations exposées par eux, n’ont pas examiné la question de savoir si la période allant de 1941 à 1991 devait être prise en compte dans le calcul de la durée de possession (paragraphe 83 ci-dessus). Ils jugent cette thèse erronée car les tribunaux de première comme de seconde instance dans leurs jugements, ainsi que la Cour constitutionnelle dans ses décisions, ont manifestement débattu de cette question. S’agissant de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (dans sa version de 2001), ils disent que ces juridictions ont conclu à tort et illégalement que la période en question ne devait pas être incluse dans le calcul du délai d’acquisition des terrains par voie d’usucapion (paragraphes 17, 19, 21, 26, 28 et 30 ci-dessus) et qu’elles ont donc analysé la question indépendamment de leur argumentation, comme le permettait l’article 186 § 3 de la loi relative à la procédure civile (paragraphe 61 ci‑dessus). Ils en concluent que, au regard du droit interne, les décisions adoptées par les tribunaux quant à leurs litiges internes respectifs étaient revêtues de l’autorité de la chose jugée, ce qui ferait obstacle à leur réexamen en vertu du principe non bis in idem.

91. Pour ce qui est de l’objet de l’affaire dont la Cour a à connaître, les requérants récusent la thèse du Gouvernement selon laquelle, dans la procédure conduite devant la Cour, ils ont exclu la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 de la base factuelle de leurs griefs et ont renoncé à l’application du précédent Trgo (paragraphe 75 ci-dessus).

92. À cet égard, les requérants soulignent premièrement qu’ils n’ont jamais nié avoir possédé les terrains en question pendant ladite période. D’ailleurs, ils auraient dit à plusieurs reprises au cours de la procédure devant la Cour que leur possession était ininterrompue et revêtait les mêmes qualités depuis le début du XXe siècle, et donc pendant cette période. En outre, jamais ils n’auraient soutenu que la période en question ne devait pas être prise en compte. Du reste, soutenir pareille thèse ne pourrait avoir la moindre incidence compte tenu de la nature du litige et de ce que l’étendue de la compétence de la Cour serait définie non pas par les observations des parties dans une affaire donnée mais par la Convention elle-même, en particulier en son article 32 (Radomilja et autres, précité, § 54, et Jakeljić, précité, § 47, et les affaires y citées).

93. Les requérants soutiennent deuxièmement qu’ils n’ont pas renoncé à l’application du raisonnement suivi par la Cour dans l’arrêt Trgo, mais que :

– ils ont simplement mis en avant certaines différences entre le contexte factuel et juridique de leur affaire et celui de l’affaire Trgo, comme par exemple le fait que le délai légal d’usucapion avait commencé à courir à des dates différentes, et

– ils nourrissaient une espérance légitime, quand bien même la jurisprudence Trgo ne serait pas applicable dans leurs cas.

Néanmoins, certains éléments factuels seraient identiques dans l’affaire Trgo et dans la présente affaire, et la chambre les aurait à bon droit jugés déterminants (Radomilja et autres, précité, §§ 51-53 et 59-63, et Jakeljić, précité, §§ 44‑46 et 52-56).

94. À titre subsidiaire, les requérants soutiennent que la Cour devrait leur accorder la protection qu’ils sollicitent quand bien même ils auraient renoncé à l’application de la jurisprudence Trgo. Ils estiment en effet que la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par eux. Dans le cas contraire, le principe jura novit curia s’en trouverait vidé de son sens et il n’y aurait pas besoin de conduire une procédure devant la Cour.

95. À cet égard, les requérants soulignent que, dans sa demande de renvoi, le Gouvernement a lui-même reconnu le droit pour la Cour de donner aux faits de la cause, tels qu’établis sur la base du dossier, une qualification en droit différente de celle opérée par le requérant ou de les interpréter différemment. Selon eux, c’est précisément ce que la chambre a fort justement fait dans ses arrêts du 28 juin 2016.

96. Pour conclure, les requérants arguent que la Grande Chambre aurait tort d’infirmer les arrêts de la chambre et de décider de ne pas appliquer en l’espèce la jurisprudence Trgo au seul motif qu’ils avaient soutenu devant la chambre qu’ils pouvaient se prévaloir d’une espérance légitime même si cette jurisprudence était inapplicable. Ils plaident que procéder ainsi dans une affaire telle que l’espèce – où la pertinence de la jurisprudence Trgo ressort nettement des faits mis en avant par eux dans la procédure devant la Cour et de ceux établis devant les juridictions internes – conduirait celle-ci à s’écarter de sa jurisprudence selon laquelle un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non pas seulement par les moyens ou arguments de droit invoqués. Ils y voient une autre conséquence, qui est qu’une erreur dans l’argumentation juridique du requérant suffirait à la Cour pour écarter les faits et les questions de droit que l’affaire pourrait soulever. Ils disent que, à admettre pareille thèse, seuls les requérants ayant avancé précisément les mêmes arguments juridiques que ceux que la Cour juge pertinents pour conclure à la violation obtiendraient gain de cause. Selon eux, la Cour renoncerait alors à sa mission judiciaire car elle se bornerait ainsi à accueillir ou à rejeter les griefs en fonction des arguments juridiques avancés par les requérants.

97. Les requérants prient donc la Grande Chambre de confirmer les arrêts de la chambre. En outre, ils réaffirment leur thèse principale exposée devant la chambre selon laquelle, en tout état de cause, ils avaient acquis la propriété des terrains en question avant même le 6 avril 1941 (paragraphes 36-40 et 42 ci-dessus). En refusant de reconnaître leur propriété acquise de plein droit par voie d’usucapion, les juridictions internes auraient violé leurs droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

C. Appréciation de la Cour

1. S’agissant de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991

98. Le point crucial de l’argumentation du Gouvernement (paragraphes 35, 43 et 71-88 ci‑dessus) est que les griefs communiqués puis tranchés par la chambre ne sont pas les mêmes que ceux dont les requérants avaient saisi la Cour et qu’ils ne correspondent pas non plus aux prétentions exposées par eux devant les juridictions internes. Il argue en effet que la chambre a) a pris en compte la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 et b) s’est appuyée sur l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété dans sa version de 1996, alors que les requérants n’ont fait fond sur la période et la disposition en question ni devant la Cour ni devant les juridictions internes. De même, selon lui, les requérants n’ont pas invoqué l’arrêt Trgo devant la Cour. Il considère que, dans leurs observations devant la chambre (paragraphes 41‑42 ci-dessus), les requérants ont au contraire expressément exclu cette période de la base factuelle de leurs griefs et se sont opposés à l’application à leur affaire de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (dans sa version de 1996) et de l’arrêt Trgo. Si, devant la chambre, le Gouvernement a affirmé que ces arguments devaient amener la Cour à conclure que les griefs tirés par les requérants d’une atteinte à leur droit de propriété étaient irrecevables pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 35 ci-dessus), il plaide devant la Grande Chambre que ces mêmes arguments doivent conduire la Cour soit à déclarer ces griefs irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, soit à rayer l’affaire de son rôle (paragraphes 71-88 ci-dessus).

99. Les requérants, quant à eux, plaident devant la Grande Chambre que les juridictions internes ont en tout état de cause examiné les affaires à la lumière de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété (dans sa version de 2001 ; paragraphe 90 ci-dessus). Ils estiment que les juridictions de première et de seconde instance ainsi que la Cour constitutionnelle se sont manifestement penchées aussi dans leurs décisions sur la question de savoir si la période allant de 1941 à 1991 devait être incluse dans le calcul du délai d’usucapion, mais qu’elles ont conclu à tort et illégalement que cette période ne devait pas l’être, en particulier par l’effet de la version modifiée en 2001 de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, entrée en vigueur le 20 décembre 2001. De même, les requérants considèrent que le refus qu’ils ont opposé devant la chambre à l’application en leur affaire de la jurisprudence Trgo est sans pertinence, la Cour n’étant pas selon eux tenue par leurs arguments juridiques, surtout s’agissant de questions touchant à sa compétence (paragraphes 92 et 94 ci‑dessus).

100. Eu égard aux thèses défendues par les parties, la Grande Chambre estime qu’elle doit tout d’abord définir l’objet de la présente affaire.

a) L’objet de l’affaire

101. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle que déclarée recevable (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 141, CEDH 2001‑VII, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, CEDH 2007-IV, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 91, CEDH 2016).

102. Il ne faut pas en conclure pour autant que la Grande Chambre ne puisse pas examiner aussi, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond (K. et T. c. Finlande, précité, § 141, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 65, CEDH 2006‑III). Dès lors, même au stade de l’examen au fond, la Cour peut revenir sur une décision de recevabilité s’il lui paraît que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énoncés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (ibidem).

103. La Cour relève à cet égard que le 23 mai 2014 et le 25 juin 2015 respectivement, les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement, tandis que les autres griefs ont été déclarés irrecevables en application de l’article 54 § 3 du règlement (paragraphes 4 et 34 ci‑dessus). Elle ajoute que, dans l’arrêt rendu le 28 juin 2016 en l’affaire Radomilja et autres, la chambre a déclaré la requête irrecevable pour autant qu’elle avait été introduite au nom de M. Gašpar Perasović (paragraphe 5 ci‑dessus, et Radomilja et autres, précité, §§ 38-39).

104. La Cour observe en outre que la chambre n’a jugé irrecevable aucun aspect du fond des griefs relatifs à l’article 1 du Protocole no 1 exposés dans les requêtes. Les « affaires » renvoyées devant la Grande Chambre englobent donc tous les aspects des griefs tels que formulés par les requérants devant la chambre et tels qu’examinés par celle-ci.

105. Le Gouvernement soutenant que la chambre a statué au-delà de l’objet de l’affaire (paragraphes 71-80 et 98 ci-dessus), la Grande Chambre rappellera tout d’abord les critères généraux servant à définir l’objet d’une affaire.

i. Critères généraux servant à définir l’objet d’une affaire

106. En vertu de l’article 32 de la Convention, la compétence de la Cour « s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises ». La portée de cette disposition est précisée et délimitée par les autres articles de la Convention y visés (Lawless c. Irlande (no 1), 14 novembre 1960, p. 8, série A no 1), notamment l’article 34, consacré aux requêtes individuelles.

107. L’article 34 de la Convention est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

108. À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, le système international de sauvegarde instauré par la Convention fonctionne sur la base de requêtes, étatiques ou individuelles, alléguant des violations de la Convention. Il n’habilite donc pas la Cour à connaître d’une question indépendamment de la manière dont elle en aurait eu connaissance ni même, à la faveur d’une instance engagée devant elle, à se saisir de faits non mentionnés par le requérant – État ou simple particulier – et à en vérifier la compatibilité avec la Convention (Foti et autres c. Italie, 10 décembre 1982, § 44, série A no 56).

109. Ce constat est le reflet de l’un des principes fondamentaux régissant toute procédure, en droit international comme en droit interne (civil ou administratif) : ne eat judex ultra et extra petita partium (« le juge ne peut accorder ni plus ni autre chose que ce qui est demandé »), étant entendu que le mot petita désigne le grief présenté par le requérant. Il en découle que l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est défini par le grief ou la « prétention » du requérant (forme substantivée du verbe « se prétendre » employé à l’article 34).

α) La notion de grief

110. Il ressort du libellé de l’article 34 qu’une « prétention » ou un grief sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles (en ce sens que le requérant se dit « victime » d’une action ou d’une omission – voir Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51) et les arguments juridiques qui en sont tirés (en ce sens que l’action ou omission en question emporte « violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles »). Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa.

111. On trouve des illustrations notables des liens intrinsèques qui unissent les éléments de fait et les éléments de droit d’un grief dans le règlement et dans la jurisprudence de la Cour.

112. Les alinéas e) et f) de l’article 47 § 1 du règlement, par exemple, disposent que toute requête doit renfermer entre autres un exposé concis et lisible des faits ainsi que de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents. Aux termes du paragraphe 5.1 de cet article, le non-respect de ces exigences peut notamment, sous certaines conditions, conduire à ce que la Cour n’examine pas la requête.

113. Ce lien entre les éléments de fait et les éléments de droit d’un grief se reflète aussi dans la jurisprudence de la Cour, notamment dans le passage suivant de l’arrêt Guerra, souvent cité : « [u]n grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués » (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

114. Le dictum susmentionné de l’arrêt Guerra se trouve la fin d’un passage consacré précisément au principe jura novit curia (ibidem) :

« (...) maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, [la Cour] ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants, les gouvernements ou la Commission. En vertu du principe jura novit curia, elle a par exemple étudié d’office plus d’un grief sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les comparants, et même d’une clause au regard de laquelle la Commission l’avait déclaré irrecevable tout en le retenant sur le terrain d’une autre. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués. »

115. Le passage ci-dessus de l’arrêt Guerra va également dans le sens d’une riche jurisprudence qui indique que, si l’importance des arguments juridiques ne s’apprécie pas dans l’abstrait, un grief se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce. Ce dernier point se dégage des exemples suivants :

a) s’agissant de définir l’objet d’une affaire dont l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme avait saisi la Cour (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, §§ 20 et 39-40, série A no 11, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 41, série A no 24, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 47-48, série A no 112, Powell et Rayner c. Royaume‑Uni, 21 février 1990, §§ 28-29, série A no 172, Philis c. Grèce (no 1), 27 août 1991, §§ 55-56, série A no 209, et Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 45-50, Recueil 1998-V) et, postérieurement à l’entrée en vigueur du Protocole no 11, s’agissant de définir l’objet d’une affaire soumise à la Grande Chambre à la lumière de la décision de la chambre sur la recevabilité ou l’irrecevabilité (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 45 et 48-57, 17 septembre 2009) ;

b) dans d’autres affaires où elle a appliqué le principe jura novit curia (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 2 et 53-63, série A no 39, Foti et autres, précité, §§ 42-44, Guerra, précité, § 44, Vasilopoulou c. Grèce (déc.), no 47541/99, 22 mars 2001, Kornakovs c. Lettonie (déc.), no 61005/00, 21 octobre 2004, Moisejevs c. Lettonie (déc.), no 64846/01, 21 octobre 2004, Põder et autres c. Estonie (déc.), no 67723/01, CEDH 2005-VIII, Brosset-Triboulet et autres c. France (déc.), no 34078/02, 29 avril 2008, B.B. c. France, no 5335/06, §§ 47-48 et 56, 17 décembre 2009, Mocny c. Pologne (déc.), no 47672/09, 30 novembre 2010, Tinner c. Suisse, nos 59301/08 et 8439/09, §§ 67-75, 26 avril 2011, et Ürün c. Turquie, no 36618/06, §§ 35-37, 4 octobre 2016) ;

c) pour l’application de la règle des six mois (Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001, Zervakis c. Grèce (déc.), no 64321/01, 17 octobre 2002, Houfová c. République tchèque (no 1), no 58177/00, §§ 29‑34, 15 juin 2004, Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie, (déc.), no 48107/99, 25 mai 2004, Božinovski c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine (déc.), no 68368/01, 1er février 2005, Adam et autres c. Allemagne (déc.), no 290/03, 1er septembre 2005, Marchiani c. France (déc.), no 30392/03, 24 janvier 2006, et Răducanu c. Roumanie, no 17187/05, §§ 56-60, 12 juin 2012) ;

d) pour ce qui est de savoir si une requête ou un grief sont essentiellement les mêmes au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, §§ 293-294, 8 décembre 2009, Kafkaris c. Chypre (déc.), no 9644/09, § 68, 21 juin 2011, Kuppinger c. Allemagne, no 62198/11, §§ 87-92, 15 janvier 2015, et Tsartsidze et autres c. Géorgie, no 18766/04, §§ 64-66, 17 janvier 2017).

116. Dans le contexte de la question de l’épuisement des voies de recours internes, surtout lorsque celle-ci se posait sur le plan matériel, la Cour, au même titre que la situation factuelle présentée à la lumière du droit interne, a mis l’accent sur les arguments tirés de la Convention avancés au niveau national (voir, par exemple, Guzzardi, précité, § 72, Glasenapp c. Allemagne, 28 août 1986, § 45, série A no 104, Cardot c. France, 19 mars 1991, §§ 32-36, série A no 200, B. c. France, 25 mars 1992, §§ 37-39, série A no 232-C, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§ 24-32, série A no 236, Gasus Dosier-und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, §§ 47-49, série A no 306-B, Ahmet Sadık c. Grèce, 15 novembre 1996, §§ 27-34, Recueil 1996-V, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 33-39, CEDH 1999-I, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, §§ 38-42, CEDH 2004-III, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 142‑146, CEDH 2010, Gatt c. Malte, no 28221/08, §§ 21‑25, CEDH 2010, Association Les témoins de Jéhovah c. France (déc.), no 8916/05, 21 septembre 2010, Karapanagiotou et autres c. Grèce, no 1571/08, §§ 25-30, 28 octobre 2010, et Merot d.o.o. et Storitve Tir d.o.o. c. Croatie (déc.), no 29426/08 et 29737/08, 10 décembre 2013). Dans certaines de ces affaires, la Cour a conclu du défaut d’invocation par les requérants, devant les autorités internes, de la Convention ou d’arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, que le grief exposé au niveau national ne correspondait pas en substance à celui ultérieurement porté devant elle. Dès lors, les requérants ont été réputés ne pas avoir épuisé les voies de recours internes (voir, notamment, Ahmet Sadık, précité, §§ 29-34, et Azinas, précité, §§ 37-42.

117. La règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser la violation au regard de la Convention qui est alléguée contre lui (voir, par exemple, Azinas, précité, § 41). Certes, en vertu de la jurisprudence de la Cour, il n’est pas toujours nécessaire que la Convention soit explicitement invoquée dans la procédure interne : il suffit que le grief soit soulevé « au moins en substance » (voir, par exemple, Glasenapp, précité, § 44, et Castells, précité, § 32). Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, de manière à permettre aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée (voir, par exemple, Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, § 34, série A no 40, et Azinas, précité, § 38). Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques du requérant (voir, par exemple, Ahmet Sadık, précité, §§ 29-34, et Azinas, précité, §§ 38-42), ce afin de déterminer si le grief soumis à la Cour avait effectivement été soulevé auparavant, en substance, devant les autorités internes. En effet, « [i]l serait contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention » (Azinas, précité, § 38).

118. Il n’en va pas de même pour d’autres conditions de recevabilité (paragraphe 115 ci-dessus). La règle des six mois a pour finalité première de servir la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires soulevant des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable, tout en évitant aux autorités et autres personnes concernées de se trouver longtemps dans l’incertitude. Elle s’explique par le souci des Hautes Parties contractantes d’empêcher la constante remise en cause du passé, et elle facilite l’établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (voir, par exemple, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 39, 29 juin 2012).

119. La règle énoncée à l’article 35 § 2 b) de la Convention a pour finalité : i) de garantir le caractère définitif des arrêts et décisions de la Cour et d’empêcher les requérants, par l’introduction d’une nouvelle requête, de chercher à former un recours contre des décisions ou arrêts antérieurs de celle-ci (Kafkaris, décision précitée, et Harkins c. Royaume-Uni (déc.) [GC], no 71537/14, § 41, CEDH 2017), et ii) d’éviter que plusieurs instances internationales soient simultanément saisies de requêtes qui seraient essentiellement les mêmes, ce qui constituerait une situation incompatible avec l’esprit et la lettre de la Convention, qui vise à empêcher la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires (OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, § 520, 20 septembre 2011).

120. Afin de respecter les finalités évoquées dans les deux paragraphes précédents, la Cour doit tenir compte des faits dénoncés. Dès lors, lorsqu’est appliquée la règle des six mois et pour déterminer si une requête ou un grief sont essentiellement les mêmes aux fins de l’article 35 § 2 b) de la Convention, le grief, ainsi qu’il a déjà été noté (paragraphe 115 ci‑dessus), se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce. Ainsi, les moyens ou arguments juridiques nouveaux « ne peuvent modifier l’essence d’un grief » (Tsartsidze et autres, précité, § 66) et la règle des six mois ne leur est pas opposable (Bengtsson c. Suède, no 18660/91, décision de la Commission du 7 décembre 1994, DR 79-B, p. 11, et Hilton c. Royaume-Uni, no 12015/86, décision de la Commission du 6 juillet 1988, DR 57, p. 120).

121. Dès lors, si la Cour a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les « envisager sous un autre angle » (Foti et autres, précité, § 44), elle demeure limitée par ceux qui sont présentés par les requérants à la lumière du droit interne. Ainsi qu’il a déjà été souligné (paragraphe 108 ci‑dessus), le système de sauvegarde instauré par la Convention ne l’habilite pas à se saisir de faits non mentionnés par le requérant et à en vérifier la compatibilité avec la Convention (ibidem).

122. Pour autant, cela n’empêche pas un requérant de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. La Cour doit prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (voir, par exemple, Foti et autres, précité, § 44, et K.‑H.W. c. Allemagne [GC], no 37201/97, § 107, CEDH 2001‑II (extraits)). De même, la Cour, peut éclaircir ces faits d’office.

β) Les pouvoirs de la Cour en matière d’examen des requêtes et leurs limites

123. Ainsi qu’il ressort de l’analyse qui précède (paragraphes 106-122 ci-dessus), l’objet d’une affaire devant la Cour demeure délimité par les faits tels qu’exposés par le requérant. Si la Cour venait à se prononcer sur la base de faits non visés par le grief, elle statuerait au-delà de l’objet de l’affaire et outrepasserait sa compétence en tranchant des questions qui ne lui auraient pas été « soumises », au sens de l’article 32 de la Convention (paragraphe 106 ci-dessus). En pareil cas, il pourrait aussi se poser la question du respect du principe de l’égalité des armes.

124. En revanche, la Cour ne statuerait pas hors de l’objet de l’affaire si, en application du principe jura novit curia, elle venait à requalifier en droit les faits dénoncés en se prononçant sur la base d’un article ou d’une disposition de la Convention non invoqués par le requérant.

125. Il va sans dire que la Cour ne peut recourir au principe jura novit curia pour rendre un arrêt où elle statuerait au-delà (ultra petita) ou en dehors (extra petita) de ce qui lui a été soumis.

γ) Conclusion

126. On peut conclure de l’ensemble des considérations exposées ci‑dessus que l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant. Elle ne peut toutefois pas se prononcer sur la base de faits non visés par le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention.

127. C’est en se fondant sur ces considérations que la Cour examinera les circonstances particulières de l’espèce.

ii. Application en l’espèce des considérations susmentionnées

128. La Cour constate, à la lecture des formulaires de requête, que les requérants avaient formulé leurs griefs initiaux devant elle de manière assez générale. En particulier, ils soutenaient que, alors qu’eux et/ou leurs prédécesseurs possédaient les terrains en question depuis plus de soixante‑dix ans (dans l’affaire Radomilja et autres) ou depuis plus d’un siècle (dans l’affaire Jakeljić) et en étaient donc de plein droit devenus propriétaires par voie d’usucapion, les juridictions internes avaient refusé de reconnaître leur droit de propriété ainsi acquis.

129. Néanmoins, comme il a déjà été noté (paragraphe 122 ci-dessus), les requérants ayant la faculté de préciser ou d’étoffer ultérieurement leurs prétentions initiales, la Cour doit prendre en compte non seulement la teneur du formulaire de requête, mais aussi, dans leur intégralité, les observations produites au cours de la procédure propres à éliminer toute lacune ou obscurité initiale.

130. En l’espèce, au vu de certaines déclarations contenues dans les observations produites par les requérants devant la chambre, la Cour juge établi que, au tout début, ils n’ont pas inclus la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 dans la base factuelle et juridique de leurs griefs (paragraphes 32-33 ci-dessus). C’est ce qu’ils ont confirmé par la suite dans leur réplique aux observations du Gouvernement devant la chambre, où ils ont expressément exclu la période en question de la base factuelle et juridique de leurs griefs (paragraphe 41 ci-dessus).

131. La chambre a décidé d’examiner les griefs des requérants – et en particulier la question de savoir si ceux-ci pouvaient se prévaloir d’un bien protégé par l’article 1 du Protocole no 1 – à la lumière de l’arrêt Trgo. Considérer que la jurisprudence pertinente était celle définie dans cet arrêt de la Cour a conduit la chambre à conclure que les prétentions des requérants à devenir propriétaires des terrains en question reposaient sur une base suffisante en droit national, à savoir l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété dans sa version de 1996 (Radomilja et autres, précité, § 53, et Jakeljić, précité, § 46). Cette conclusion impliquait nécessairement la prise en compte de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, que les requérants, ainsi qu’il a été noté au paragraphe précédent, avaient exclu de la base factuelle de leurs griefs.

132. Ce faisant, la chambre a en réalité fondé son arrêt sur des faits substantiellement différents de ceux qui avaient été invoqués par les requérants (paragraphe 121 ci-dessus). La Grande Chambre considère que l’adjonction tardive d’une période de plus de cinquante ans à la base factuelle du grief qui, rappelons-le, repose sur l’usucapion – notion juridique qui désigne une voie d’acquisition de la propriété dans laquelle l’élément temporel est primordial –, doit s’analyser en une modification de la substance de ce grief (paragraphe 123 ci-dessus).

133. La Grande Chambre conclut dès lors que cet arrêt a été rendu au-delà de l’objet de l’affaire tel que délimité par les griefs des requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et en particulier par les faits qu’ils dénoncent.

134. La Grande Chambre constate que, dans leurs observations produites devant elle, les requérants disent n’avoir jamais eu pour intention d’exclure de la base factuelle de leurs griefs ladite période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 (paragraphes 91-93 ci-dessus). Ainsi que cela a déjà été relevé (paragraphe 130 ci-dessus), elle considère que leurs observations devant la chambre indiquent à l’évidence l’inverse (paragraphes 41-42 ci‑dessus).

135. Comme il a été noté (paragraphe 132 ci-dessus), l’adjonction d’une période de plus de cinquante ans à la base factuelle des griefs doit, étant donné les circonstances, s’analyser en une modification de la substance de ceux-ci. Cela revient en réalité à saisir la Grande Chambre de griefs nouveaux et distincts. Si rien n’empêche un requérant de présenter un grief nouveau au cours de la procédure devant la Cour, celui-ci doit, à l’instar de tout autre grief, satisfaire aux conditions de recevabilité.

136. Dans ces conditions, la Grande Chambre juge bon, compte tenu des circonstances concrètes de l’espèce, de rechercher si les griefs nouveaux des requérants, qui se rapportent à la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, sont recevables (paragraphe 102 ci-dessus).

b) Sur la recevabilité

137. Sur ce point, la Cour note que la procédure interne dans les deux affaires a pris fin respectivement le 30 septembre 2009 et le 4 octobre 2011 (paragraphes 21 et 30 ci-dessus). Or, ainsi qu’il a été expliqué (paragraphes 134-135 ci-dessus), les requérants ont décidé d’étendre leurs griefs à la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. Ces griefs nouveaux et élargis n’ont été formulés que le 13 février 2017, date de production des observations des requérants devant la Grande Chambre, soit plus de six mois plus tard.

138. La Cour rappelle à cet égard que, bien que dans ses observations le Gouvernement n’ait nullement excipé de l’irrecevabilité des requêtes pour non-respect de la règle des six mois, il ne lui appartient pas d’écarter l’application de cette règle au seul motif qu’un gouvernement n’aurait pas formulé d’exception préliminaire à cette fin (voir, par exemple, Sabri Güneş, précité, §§ 28-31, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 71, 10 janvier 2012, et Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000‑I). En effet, la règle des six mois, en ce qu’elle reflète l’intention des Parties contractantes d’empêcher que des décisions passées puissent indéfiniment être remises en cause, sert les intérêts non seulement du gouvernement défendeur mais également de la sécurité juridique considérée comme une valeur en soi (Walker, décision précitée). Cette règle marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités publiques la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (Sabri Güneş, précité, §§ 39-40, et Walker, décision précitée).

139. Il s’ensuit que les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, pour autant qu’ils englobent désormais la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, sont irrecevables en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention pour non-respect de la règle des six mois et doivent donc être rejetés conformément au paragraphe 4 de ce même article.

140. Au vu de cette conclusion, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement (paragraphes 71 et 81-87 ci-dessus).

141. En revanche, pour autant qu’ils ne tiennent pas compte de cette période, les griefs des requérants ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Ils doivent donc être déclarés recevables.

2. Sur le restant des griefs des requérants

142. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des « valeurs patrimoniales » (ibidem). Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Kopecký, précité, §§ 49 et 52, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B).

143. La Cour a également mentionné les créances pour lesquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir se concrétiser, c’est-à-dire d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, entre autres, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII, et Kopecký, précité, § 35). Toutefois, une espérance légitime n’a pas d’existence indépendante : elle doit être rattachée à un intérêt patrimonial pour lequel il existe une base juridique suffisante en droit national (Kopecký, §§ 45-53).

144. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si, abstraction faite de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, sur laquelle les requérants ont tardivement cherché à faire fond devant la Grande Chambre, leurs prétentions à être déclarés propriétaires des terrains en question avaient (néanmoins) une base suffisante en droit national pour être qualifiées de « valeurs patrimoniales » et donc de « biens » protégés par l’article 1 du Protocole no 1 (Kopecký, précité, § 52).

145. Dans la procédure devant la chambre (paragraphe 36 ci-dessus), les requérants soutenaient que leurs prétentions avaient une base suffisante en droit national (Radomilja et autres, précité, § 45, et Jakeljić, précité, § 39).

146. En outre, dans les deux affaires, les requérants contestaient certains constats factuels des juridictions internes (paragraphes 38-39 ci-dessus).

147. Ils réitèrent ces arguments dans leurs observations devant la Grande Chambre (paragraphe 97 ci-dessus).

148. Le Gouvernement soutient que les arguments des requérants portent sur des questions de fait et d’application du droit interne que, en vertu de la Convention, il n’appartient pas à la Cour d’examiner (paragraphes 45 et 88 ci-dessus).

149. Pour ce qui est des arguments tirés par les requérants d’une mauvaise application par les juridictions nationales du droit interne pertinent en leur affaire (paragraphe 145 ci-dessus), la Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même dans les domaines où la Convention s’en « approprie » les normes : par la force des choses, lesdites autorités sont spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet égard (Zagrebačka banka d.d. c. Croatie, no 39544/05, § 263, 12 décembre 2013). C’est d’autant plus vrai lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation du droit national (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007 I). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (ibidem, §§ 83 et 86). C’est pour cette raison que la Cour a jugé que, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (voir, par exemple, Kopecký, précité, §§ 50 et 58, et Milašinović c. Croatie (déc.), no 26659/08, 1er juillet 2010).

150. Quant au restant des arguments des requérants, qui se rapportent à des questions de fait (paragraphe 146 ci-dessus), la Cour rappelle que, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Si les constats de ces tribunaux ne lient pas la Cour, celle-ci ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 93, et Trapeznikova c. Russie, no 21539/02, § 106, 11 décembre 2008). Or en l’espèce la Cour estime que rien ne lui permet de contredire les constats de fait des juridictions internes.

151. La Cour en conclut que les prétentions des requérants (paragraphe 141 ci-dessus) à être reconnus propriétaires des terrains en question n’avaient pas une base suffisante en droit interne pour être qualifiées de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Les garanties offertes par cette disposition ne s’appliquent donc pas en l’espèce (Kopecký, précité, § 60).

152. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à la majorité, irrecevables les griefs tirés d’atteintes au droit au respect des biens pour autant qu’ils englobent la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 ;

3. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 20 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente et en partie concordante commune aux juges Yudkivska, Vehabović et Kūris ;

– opinion dissidente commune aux juges De Gaetano, Laffranque et Turković.

G.R.
S.C.P.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE, PARTIELLEMENT CONCORDANTE, COMMUNE AUX JUGES YUDKIVSKA, VEHABOVIĆ ET KŪRIS

(Traduction)

I

1. Commençons tout d’abord par les opinions dissidentes. Nous avons voté contre le point 2 du dispositif de l’arrêt. À cet égard, nous souscrivons à la plupart des arguments exposés dans l’opinion dissidente des juges De Gaetano, Laffranque et Turković. Nous estimons nous aussi excessivement formaliste l’approche que la majorité a suivie lorsqu’elle a déclaré irrecevables les griefs des requérants pour autant qu’ils englobent la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991.

2. En outre, force est pour nous de souligner que le raisonnement de la majorité fondé sur cette approche et conduisant à ce constat d’irrecevabilité est très artificiel. Il a pour fondement un certain déséquilibre apparu dans l’analyse des arguments des requérants à l’aune des observations du Gouvernement. Vis-à-vis des premiers, la majorité a été extraordinairement critique : elle a interprété chaque doute en défaveur des requérants et, lorsque le doute n’était pas notable, elle l’a rendu pertinent. Par contraste, la majorité est venue à l’aide du Gouvernement lorsque ce dernier a omis certains arguments qui, aux yeux de la majorité, pouvaient étoffer la thèse de celui-ci. La conséquence de ce déséquilibre est que ce n’est pas seulement le Gouvernement qui a gagné son procès et les requérants qui ont perdu le leur. La chambre a été réprimandée, quoique non expressément, pour ce que la majorité considérait comme un activisme excessif. L’exclusion de l’objet du litige, opérée dans le présent arrêt, de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 signifie concrètement que la chambre avait tranché deux affaires (qui aujourd’hui en constituent une) ultra et extra petita, et qu’elle avait donc agi en excès de pouvoir. Voilà une analyse bien sévère par la Grande Chambre de la méthodologie retenue par la chambre dans l’examen des deux affaires (et, par extension, de celle employée par la minorité de la Grande Chambre). Mais la question du bon raisonnement à retenir dans cette affaire (désormais jointe) ne tient pas seulement à l’interprétation des faits tels qu’exposés par les parties ni au droit tel qu’invoqué par celles-ci. Il s’agit encore moins d’une question de logique et, dans le domaine de la logique, il n’y a ni majorité ni minorité. En tout état de cause, si l’on préfère retenir la perspective majorité-minorité, le décompte des voix en faveur de la recevabilité des griefs, pour autant qu’ils englobent la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, parle en faveur de la chambre : six voix contre une (ce qui peut se déduire des opinions séparées du juge Lemmens dans les affaires Radomilja et autres c. Croatie, no 37685/10, 28 juin 2016, et Jakeljić c. Croatie, no 22768/12, 28 juin 2016), par rapport à six voix contre onze devant la Grande Chambre (ce qui peut se déduire des deux opinions séparées de six juges dont le texte est joint au présent arrêt).

3. Laissant de côté la question (qui mériterait un examen analytique séparé) de savoir si la conception, souvent citée, qu’a la Cour de son rôle en tant que « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause » et en ce qu’elle n’est pas « liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements » relève de l’application du principe jura novit curia, qui ne peut en tout état de cause être contraire aux principes non ultra petita et non extra petita (paragraphes 114 et 125 de l’arrêt), il est frappant de noter que la majorité, si excessivement scrupuleuse lorsqu’elle a abordé les arguments des requérants et qu’elle a tout fait pour ne pas dépasser les limites qui, selon ces derniers, découlaient des principes ultra petita ou extra petita, n’a pas eu la moindre hésitation à franchir des limites similaires lorsqu’elle a abordé les arguments du Gouvernement. Certes, certains éléments tirés de la jurisprudence de la Cour permettaient de l’étayer. L’arrêt, dans sa partie intitulée « [l]’objet de l’affaire », abonde en citations utiles. Cependant, il est toujours possible de trouver et employer de bonnes citations afin de privilégier une méthodologie par rapport à une autre, apportant ainsi, même par inadvertance, de l’eau au moulin de la doctrine réaliste extrême en vertu de laquelle les juges tranchent d’abord les litiges et ne recherchent qu’ensuite les bons motifs. Le choix des citations à l’appui ne doit toutefois pas reposer sur la disposition de la Cour à s’en tenir strictement ou non aux arguments des parties (ce qui inclut la mention ou l’omission expresses de certains faits) ou à aller au-delà de l’argumentation et à en sortir (ce qui peut vouloir dire n’aborder que les exceptions du Gouvernement ou constater d’office d’autres motifs de rejet des griefs des requérants). Il n’y a aucun doute à nos yeux qu’effectivement la Cour est « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause » et qu’elle n’est pas « liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements ». Ce qui pose problème (en particulier, mais pas seulement, en l’espèce), c’est qu’on peut y voir une carte blanche. Il ne le faudrait pas. Pour acquérir une légitimité dans sa qualité de « maîtresse », la Cour doit être cohérente lorsqu’elle choisit une approche plus étroite ou plus large, plus stricte ou plus indulgente. De manière à parvenir à un résultat bon et juste, les juges doivent examiner à la loupe les faits de la cause (ainsi que le droit applicable) – mais il ne faudrait pas que, ce faisant, chaque œil dispose de sa propre loupe, l’une rose et l’autre crasseuse.

Nous en venons ainsi au problème du déséquilibre dans l’analyse des observations des parties.

4. En l’occurrence, la majorité a écarté tous les arguments des requérants tirés de ce qu’ils n’avaient jamais eu la moindre intention d’exclure de la base factuelle de leurs griefs la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, et ce alors que la majorité a elle-même dit que les requérants avaient formulé leurs griefs « initiaux » devant la Cour « de manière assez générale », particulièrement en ce que les requérants avaient bel et bien évoqué la possession des terrains en question pendant plus de 70 ans et pendant plus d’un siècle, respectivement (paragraphe 128 de l’arrêt), englobant donc sans équivoque la période en question. Comment peut-il alors se faire que, comme le dit la majorité, un raisonnement qui prendrait en compte, directement ou indirectement, cette période exclue d’une façon aussi artificielle s’analyserait en une « modification de la substance [des griefs des requérants] » (paragraphe 135 de l’arrêt, les italiques sont de nous) ? Nous n’y voyons aucune « modification ». Tout comme un bon médecin posera toujours minutieusement et attentivement des questions à son patient sur ses antécédents médicaux et ne se limitera jamais à l’examen de ses seules doléances les plus récentes (comme si elles n’avaient aucun rapport avec l’anamnèse), aucune juridiction ne pourra raisonnablement examiner une quelconque affaire de prescription acquisitive alléguée sans prendre en considération l’ensemble de la période au cours de laquelle le demandeur dit avoir possédé le bien en question. C’est ce qu’on fait les tribunaux croates lorsqu’ils ont statué sur les présents litiges. C’est ce que devait faire la Cour de Strasbourg. Exclure la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, c’est-à-dire le fait le plus pertinent à retenir afin de comprendre ce qui s’est produit par la suite – aussi bien en fait qu’en droit – au motif que les griefs des requérants ne l’ont pas ostensiblement englobée, revient à redéfinir, par la Cour elle-même, une nouvelle base factuelle en l’espèce. Or la situation factuelle (ainsi que la situation juridique), telle qu’elle se présentait, n’avait pas changé. Elle a simplement été dénaturée dans le présent arrêt.

5. En revanche, et à l’inverse du traitement manifestement inamical réservé aux observations des requérants, la majorité a fait sienne la thèse du Gouvernement selon laquelle les griefs communiqués et tranchés par la chambre « [n’étaient] pas les mêmes » que ceux dont les requérants avaient saisi la Cour et qu’ils « ne correspond[ai]ent pas » aux prétentions exposées par eux devant les juridictions internes, parce que la chambre avait pris en compte la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 et – au surplus, bien que cette question ne soit évoquée qu’incidemment dans l’arrêt (au paragraphe 131) – qu’elle s’était appuyée sur l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, dans sa version de 1996, ainsi que sur l’arrêt Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 17, 11 juin 2009). Le Gouvernement en excipait d’un défaut d’épuisement des voies de recours internes par les requérants. La majorité a décidé qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur cette exception. En effet, si la Grande Chambre avait tenté de se prononcer sur cette question, il aurait été – c’est un euphémisme – presque impossible de retenir cette exception du Gouvernement étant donné que les tribunaux internes, lorsqu’ils ont examiné les prétentions des requérants, avaient certainement pris en compte, sous un angle ou un autre, la période fatidique allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, tout comme ils avaient pris en compte l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, dans sa version de 1996.

6. Cela dit, les tribunaux internes n’ont effectivement pas pris en compte l’arrêt Trgo (précité) – pour la raison évidente que cet arrêt n’avait pas encore été rendu à l’époque des faits. Le reproche fait par le Gouvernement à la chambre de s’être appuyée sur l’arrêt Trgo ne tient tout simplement pas. De la même manière, on peut reprocher à la Grande Chambre de s’appuyer dans le présent arrêt sur, par exemple, les arrêts OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie (no 14902/04, § 520, 20 septembre 2011) ou Blokhin c. Russie ([GC], no 47152/06, § 91, CEDH 2016), sur la décision Harkins c. Royaume-Uni ((déc.) [GC], no 71537/14, § 41, CEDH 2017), ou sur n’importe lequel des très nombreux arrêts et décisions récents abondamment cités au paragraphe 115 et ailleurs dans l’arrêt. Citer la jurisprudence plus récente est peut-être ce que la Cour fait dans chaque affaire. Un reproche comme celui-ci, adressé à la chambre par le Gouvernement, ne mérite pas d’être considéré avec tout le sérieux voulu.

7. Or, la majorité était apparemment disposée à répondre aux doléances du Gouvernement quant à la période « discutable » allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. Ainsi donc, la majorité elle-même a formulé la nouvelle exception en faveur et pour le compte du Gouvernement – tirée de la règle des six mois. Les juges De Gaetano, Laffranque et Turković ont démontré de manière convaincante dans leur opinion dissidente que le Gouvernement n’avait même pas songé à s’opposer aux prétentions des requérants sur cette base dans d’autres affaires similaires (dont l’une était encore pendante devant la Cour). Donc, le Gouvernement pense ici que la règle des six mois a été respectée. En appliquant la règle des six mois, la majorité sort ainsi le lapin de son chapeau. C’était probablement une belle surprise pour le Gouvernement ! En effet, non seulement il ignorait qu’il y avait un lapin dans le chapeau, mais il n’en portait même pas. Et désormais (ainsi que dans le cadre de cette affaire pendante), il pourrait se dire : pourquoi s’en soucier si la Grande Chambre dispose d’amples quantités de lapins ? » – et de chapeaux aussi !

II

8. Nous en venons à présent aux opinions concordantes. Il est assez étonnant que le raisonnement, bâti sur le terrain instable de l’exclusion de l’objet du litige du fait le plus pertinent, ait néanmoins conduit à un constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 1. Nous partageons ce constat.

9. Tout d’abord, la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 ayant été exclue de l’objet de l’affaire par la Grande Chambre, nul ne peut dire grand-chose sur l’examen de cette période, pas même les juges dissidents. L’examen de la période en question n’a tout simplement pas eu lieu ; ou, plutôt, il a été supplanté par l’idée persistante et tendancieuse qu’il n’était pas nécessaire en l’espèce et que, s’il venait à être livré, il dénaturerait les griefs « initiaux » tels que présentés par les requérants. Les juges dissidents n’ont donc pas eu la possibilité de se pencher minutieusement sur cette question.

10. En revanche, la chambre s’est livrée à un tel examen. Nous sommes cependant loin d’être satisfaits de son raisonnement laconique, ainsi que de ce que son arrêt a fait si grand cas des similitudes entre les deux affaires qu’elle a tranchées, à savoir Radomilja et autres et Jakeljić (toutes deux précitées), et l’affaire Trgo (précitée), ou de la conclusion que cela suffit en soi à un constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1. Mais ce qui était très important dans l’arrêt Trgo, c’était que « rien n’indiqu[ait] que quiconque, à part l’État lui-même, [eût] acquis le moindre droit sur les terrains en question pendant la période socialiste ni qu’une partie autre que le requérant lui-même [eût] jamais revendiqué le moindre droit à l’égard de ces biens » et donc que « en l’espèce aucun droit de tiers n’était en cause » (ibidem, § 66). Cela apparaît également être l’un des arguments décisifs pour lesquels la violation de l’article 1 du Protocole no 1 a été constatée dans les deux affaires tranchées par la chambre en suivant le raisonnement retenu dans l’arrêt Trgo. Il semble, du moins a priori, qu’il aurait fallu en tirer dans la présente affaire la même conclusion que dans l’affaire Trgo.

11. Cependant, il y a deux éléments qui nous rendent circonspects quant au raisonnement et à la conclusion dans l’affaire Trgo (précitée), ainsi que relativement à leur portée en l’espèce. Ces éléments sont imbriqués en ce sens que le premier est une base (ou plutôt une excuse) pour le second. Nous les examinerons l’un après l’autre.

12. Premièrement, lorsqu’elle a statué sur la recevabilité de la requête dans l’affaire Trgo (précitée), la Cour a dit que le requérant avait acquis le terrain en question par l’effet de la loi, en l’occurrence sur la seule base de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété et ce, par ailleurs, le jour même de l’entrée en vigueur de ce texte. Cette dernière présomption semble être un malentendu sinon du point de vue du droit croate, à tout le moins du point de vue des principes les plus fondamentaux de la logique juridique. Ce n’est pas ainsi que la propriété (surtout immobilière) s’acquiert normalement. Il est très difficile de comprendre comment quelqu’un peut être considéré juridiquement comme le propriétaire « définitif » d’un terrain concret (c’est-à-dire, entre autres, clairement délimité) qui en théorie est encore la propriété d’autrui et à l’égard duquel, aux fins de la reconnaissance d’une prescription acquisitive, aucune autorité publique (exécutive, municipale, judiciaire, etc.) n’a adopté le moindre acte, surtout compte tenu de ce que, tant qu’aucun acte de cette nature n’est pris, le caractère exclusif et continu de la possession du terrain en cause, ainsi que la bonne foi de son acquisition par voie d’usucapion, peuvent toujours être contestés par cette personne, quelle qu’elle soit (quand bien même il apparaîtrait en définitive qu’il n’existait pas de base factuelle et/ou juridique suffisante pour une telle contestation, qui était donc vouée à l’échec). Si la possibilité d’une telle contestation est exclue par l’effet de la loi, la prééminence du droit est alors une expression vide de sens. À nos yeux, dans l’affaire Trgo et les deux affaires ultérieures, à présent réexaminées par la Grande Chambre, la Cour a confondu, d’une part, la possession d’un terrain en tant que fait de propriété déjà établi en droit et donc non contesté (ou ne l’étant plus) et, d’autre part, la possession d’un terrain, ou de tout « bien », pour les besoins de l’article 1 du Protocole no 1. Pour déclarer recevable le grief du requérant dans l’affaire Trgo, le second élément aurait suffi. Il en va de même en l’espèce : le droit de propriété des requérants ne pouvait simplement dériver de la loi en question.

13. Deuxièmement, nous ne pouvons convenir, avec la chambre, que l’article 388 § 4 de la loi sur la propriété était applicable à la situation des requérants. À la date où ces derniers avaient saisi les autorités internes de leurs actions au civil, cette disposition n’était plus le droit en vigueur et n’était donc pas applicable, par l’effet de la décision rendue le 17 novembre 1999 par la Cour constitutionnelle. Même si formellement elle ne valait que pour l’avenir (paragraphe 15 de l’arrêt), cette décision préservait les droits de tiers (y compris ceux qui avaient droit à la restitution de biens nationalisés). Tel était le principe qui fondait la décision de la Cour constitutionnelle, mais voilà que la Cour a relu et réinterprété le droit interne sans considérer si les tiers auraient dû avoir le moindre droit de formuler des prétentions à l’égard des biens, dont l’acquisition par voie d’usucapion n’avait pas encore été établie au moyen d’une procédure légale digne de ce nom (paragraphe 11 ci-dessus). Même à accepter (ce qui serait difficile pour les raisons exposées au paragraphe précédent) qu’il ressorte de l’arrêt Trgo (précité) que les prétentions du requérant dans cette affaire avaient en droit interne une base suffisante pour être qualifiées de « bien » parce qu’il avait introduit l’action en question dès l’entrée en vigueur, en 1997, de la loi sur la propriété dans sa version initiale et qu’il pouvait donc avoir des attentes qui, à l’époque des faits, pouvaient être considérées, du moins sous une certaine perspective, comme légitimes et qu’il a conservées pendant les trois années suivantes jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle juge l’article 388 § 4 inconstitutionnel, et que tous ces éléments avaient entraîné l’application de l’article 1 du Protocole no 1 dans l’arrêt Trgo, la situation juridique en l’espèce est différente au moins sur un point crucial. Dans la présente affaire, les requérants n’ont pas formé la moindre action concernant la possession des terrains en question alors que l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété était encore en vigueur. Une fois cette disposition jugée inconstitutionnelle par la Cour constitutionnelle (fort justement à nos yeux), les requérants ne pouvaient plus nourrir la moindre espérance légitime à l’égard de ces biens. Or c’est exactement à ce stade-là (et avec un retard non négligeable) qu’ils ont saisi de leurs prétentions les autorités internes, déjà en l’absence de toute base légale en droit interne pour que leurs espérances fussent légitimes. Ils pouvaient certes avoir des attentes (et nul doute selon nous qu’ils en avaient), mais une attente et une espérance légitime ne sont pas forcément deux réalités correspondantes. Très souvent, comme en l’espèce, elles ne correspondent pas.

14. Nous conclurons en disant que les deux éléments discutés aux paragraphes 12 et 13 ci-dessus méritaient un examen des plus minutieux par la Grande Chambre. Or, dans le présent arrêt, ils ne sont pas abordés du tout. Nous ne pouvons que le regretter puisque le constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 est celui que nous partageons : effectivement, il n’y a pas eu violation de cet article. Cependant, plus généralement, en droit prétorien, c’est-à-dire en droit jurisprudentiel basé sur des délibérations rationnelles, ce n’est pas seulement l’issue finale de tel ou tel litige qui importe mais aussi la manière dont on parvient à ce résultat. De jurisprudentiae ferenda, le raisonnement sera peut-être plus important que l’issue finale elle-même. Un résultat juste mais accidentel n’est guère une prouesse.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
DE GAETANO, LAFFRANQUE ET TURKOVIĆ

(Traduction)

1. Nous ne pouvons nous rallier la majorité lorsqu’elle conclut que les griefs relatifs au respect des biens sont irrecevables pour autant qu’ils englobent la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. Pour l’essentiel, le Gouvernement soutient que, en fondant ses arrêts sur des faits et des arguments juridiques qui ne faisaient pas partie des griefs présentés par les requérants devant la Cour, la chambre a statué extra/ultra petita, et il invite donc la Cour à rayer les requêtes de son rôle. Il souligne que la chambre a) a tenu compte de la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 alors même que les requérants avaient expressément exclu cette période de la base factuelle de leurs griefs et qu’elle s’est appuyée b) sur l’article 388 § 4 de la loi sur la propriété, dans sa version de 1996, ainsi que c) sur l’arrêt Trgo (Trgo c. Croatie, no 35298/04, 11 juin 2009), alors même que les requérants s’y étaient opposés. Il ajoute que ces mêmes faits et arguments juridiques ne faisaient pas non plus partie des prétentions dont les requérants avaient saisi les juridictions internes, et il invite la Cour, à titre subsidiaire, à déclarer les requêtes irrecevables pour défaut d’épuisement des voies de recours internes.

3. Nous examinerons tout d’abord la question de l’applicabilité de la règle extra/ultra petita, puis l’exception de non-épuisement, avant enfin d’apporter certaines précisions à l’appui des jugements rendus par la chambre sur le fond.

1. La chambre a-t-elle statué extra/ultra petita ?

4. La majorité s’est focalisée sur l’argument tiré par le Gouvernement de ce que les griefs des requérants n’incluaient pas la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991. À ses yeux, cette période était pertinente pour déterminer l’objet du litige. La majorité a conclu de certains passages des réponses respectives apportées par les requérants aux observations du Gouvernement devant la chambre qu’ils entendaient exclure ladite période de leurs griefs (paragraphes 130 et 134 de l’arrêt). Sur ce fondement, elle a conclu en outre que, en prenant en considération cette période, la chambre avait statué au-delà de l’objet du litige tel que délimité par les requérants (paragraphe 133 de l’arrêt). En d’autres termes, la majorité a dit, quoique non expressément, que la chambre avait transgressé la règle non extra/ultra petita et avait donc agi en excès de pouvoir.

5. Dans leurs observations devant la Grande Chambre, les requérants soutiennent et cherchent à préciser que, en réalité, il n’était pas dans leur intention de soustraire ladite période au contrôle opéré par la chambre (paragraphe 134 de l’arrêt). À l’évidence, la majorité n’a pas été convaincue par ces précisions, mais elle ne les a pas écartées non plus. Elle les a assimilées à une demande tendant à inclure cette période dans l’objet du litige devant la Grande Chambre. Elle y a vu un grief nouveau et distinct présenté pour la première fois par les requérants devant la Grande Chambre et elle l’a donc déclaré irrecevable car prescrit en application de la règle des six mois (paragraphe 139 de l’arrêt).

6. Nous nous dissocions respectueusement de toutes les conclusions ci‑dessus pour quatre raisons principales. Premièrement, faute de critères suffisants permettant de déterminer l’objet du litige, la majorité ne s’est pas livrée à une analyse minutieuse des observations des requérants de manière à rechercher et à établir ce qui constitue réellement l’objet des affaires Radomilja et Jakeljić. Deuxièmement, elle n’a pas établi avec le degré de certitude voulue que les requérants avaient bel et bien entendu exclure ladite période de l’objet du litige. Troisièmement, cette période et ses effets sur le calcul des délais nécessaires d’acquisition de la propriété par voie d’usucapion ne sont pas le fait constitutif du grief (c’est-à-dire de l’ingérence) : ils n’ont que valeur de preuve et sont donc dépourvus de pertinence pour ce qui est de déterminer l’objet du litige. Quatrièmement, dans les circonstances de la présente affaire, il est injustifié et excessivement formaliste d’exclure ladite période de l’examen au fond devant la Grande Chambre.

1.1. La majorité n’a pas établi l’objet du litige, condition pourtant indispensable à l’application de la règle extra/ultra petita

7. La règle extra/ultra/infra petita ne s’applique aux observations des requérants que pour autant que celles-ci déterminent l’objet du litige. Par conséquent, aux fins de l’application de cette règle, il est primordial de préciser de quelle manière la Cour le détermine. La majorité a établi que l’objet du litige « soumise » à la Cour est déterminé par la « prétention » ou le grief du requérant (paragraphe 109 de l’arrêt)[3]. Selon elle, une « prétention » ou un grief sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles et des arguments juridiques (paragraphes 110, 115 et 126 de l’arrêt). Cette définition des éléments d’un grief est, aux fins de déterminer l’objet du litige, à la fois excessivement large et vague. C’est ce que reconnaît en partie la majorité lorsqu’elle concède que « si l’importance des arguments juridiques ne s’apprécie pas dans l’abstrait, un grief se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce » (paragraphe 115 de l’arrêt).

8. La définition est excessivement large parce qu’elle englobe des éléments sans pertinence pour ce qui est de déterminer l’objet du litige. Elle est vague parce qu’elle ne fournit aucun critère permettant de distinguer les faits et arguments juridiques ayant une pertinence de ceux n’en ayant aucune aux fins de déterminer cet objet. Par exemple, si « un grief se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce » (paragraphes 115 et 126 de l’arrêt), cela ne veut pas dire que tous les faits dénoncés dans le grief soient pertinents pour ce qui est de déterminer l’objet du litige. Ainsi, devant les tribunaux nationaux et internationaux, il est communément admis que les faits servant de preuve ou d’informations à caractère général ne relèvent pas du petitum. De plus, comme la majorité elle-même l’a noté, les arguments juridiques n’ont pas tous la même pertinence aux fins de la caractérisation du grief. À cet égard, la distinction entre moyens de droit[4] et arguments juridiques est essentielle. Selon l’article 34 de la Convention, seuls les moyens de droit et non les arguments juridiques à l’appui caractérisent le grief.[5] Donc, en confondant les notions de moyen de droit et d’argument juridique, la majorité a fait naître une certaine confusion[6].

9. En conséquence, la majorité n’a pas exposé de critères suffisants permettant à la Cour de déterminer le petitum réel des requérants, c’est‑à‑dire l’objet du litige, et elle a donc laissé bien trop de latitude à la Cour lorsqu’il y a lieu d’appliquer la règle ne extra/ultra/infra petita. Dès lors, dans son raisonnement, elle a tiré des conclusions hâtives sans se livrer à une analyse minutieuse des observations des requérants.

10. La majorité se contente de conclure que l’élément temporel est primordial en matière d’usucapion, si bien que selon elle l’exclusion ou l’adjonction d’une période de plus de cinquante ans doit s’analyser en une modification de la substance du grief (paragraphe 132 de l’arrêt). Or elle parvient à cette conclusion sans jamais avoir déterminé l’objet du litige. Il semble qu’elle se soit contentée de supposer – à tort, comme nous le démontrerons ci-dessous –, sans avancer le moindre raisonnement, que la période allant de 1941 à 1991 était le fait déterminant l’objet du litige.

1.2. L’intention de modifier le grief

11. La majorité, d’une manière très formaliste, a jugé établi qu’il était dans l’intention des requérants d’exclure la période 1941-1991 de la base factuelle et juridique de leurs griefs respectifs devant la chambre, se contentant d’indiquer que c’est ce qui ressortait à l’évidence de leurs observations (paragraphes 130 et 134 de l’arrêt)[7]. Pour notre part, contrairement à elle, nous n’estimons pas que les intentions alléguées des requérants fussent évidentes. De plus, il est inacceptable à nos yeux que la majorité ait écarté les arguments et précisions donnés par les requérants sans la moindre explication plausible et au mépris complet de leur autonomie, faisant fi de la jurisprudence constante de la Cour sur le terrain de l’article 37 § 1 a) de la Convention concernant la radiation d’une requête ou d’une partie de celle-ci.

1.2.1. L’intention d’exclure la période 1941-1991 ne ressort pas à l’évidence des propos en cause des requérants

12. Dans leurs griefs initiaux (paragraphes 32 et 33 de l’arrêt) et dans leurs réponses aux observations du Gouvernement (paragraphe 42 de l’arrêt), les requérants soutenaient constamment qu’ils avaient possédé de manière continue, exclusive et de bonne foi les terrains en question pendant une longue période, y compris de 1941 à 1991. Simultanément aux deux phrases discutables dans leurs réponses aux observations du Gouvernement, ils soulignaient ceci : « ils [ont] possédés [les terrains] de cette manière avant le 6 avril 1941, entre le 6 avril 1941 et le 8 octobre 1991, et depuis le 8 octobre 1991 jusqu’à ce jour ». Et d’ajouter : « [i]ls ont donc exercé une possession ininterrompue sur la base de laquelle, en application de la législation pertinente, ils auraient dû devenir propriétaires par voie d’usucapion ». Aucune intention d’exclure ladite période ne se dégage de ces passages, et encore moins une quelconque intention de modifier le grief initial. Bien au contraire.

13. De plus, les requérants ont expliqué qu’à leurs yeux ils ne faisaient qu’exposer des arguments juridiques sur i) la pertinence de cette période aux fins d’apprécier l’existence de leurs espérances légitimes, et ii) sur l’applicabilité de l’arrêt Trgo dans leurs affaires respectives (paragraphes 91-93 de l’arrêt). De surcroît, le Gouvernement, dans ses commentaires sur les observations des requérants, a vu lui-même dans les propos discutables des requérants des arguments se rapportant aux espérances légitimes et non des propos modifiant leur grief initial (paragraphe 43 de l’arrêt). En partie parce que les observations des requérants devant la chambre ne permettaient pas de voir clairement s’ils avaient eu pour intention de retirer leurs prétentions concernant à la période allant de 1941 à 1991 et de renoncer à l’application du précédent Trgo, la Grande Chambre a expressément prié les requérants et le Gouvernement d’examiner ces questions dans leurs observations devant elle.

14. Pour toutes ces raisons, et contrairement à la majorité, nous ne sommes pas en mesure de conclure qu’il ressortait à l’évidence des observations des requérants que, dès le début, ils ne souhaitaient pas que leurs griefs englobent la période allant de 1941 à 1991, ou qu’ils entendaient modifier leurs prétentions initiales[8] en excluant ladite période de la base factuelle et juridique de leurs griefs (paragraphe 134 de l’arrêt). Tout au plus, nous pourrions dire que les observations des requérants devant la chambre étaient quelque peu confuses et qu’il est difficile d’en dégager, avec le degré de certitude voulu, les intentions réelles des requérants quant à l’exclusion de cette période de l’objet du litige. Dès lors, sur la seule base des passages discutables, il n’est pas possible d’établir sans équivoque les intentions réelles des requérants à cet égard.

1.2.2. Les arguments des requérants ont été écartés au mépris complet de leur autonomie

15. La Convention, comme le note la majorité, repose sur le principe dispositif[9] (paragraphe 108 de l’arrêt). Selon ce principe, les requérants délimitent l’objet d’une affaire devant la Cour. Ils sont libres de disposer de leurs prétentions – en les exposant, en les réservant ou en les retirant comme ils le jugent bon – et ils peuvent ainsi contrôler le déroulement du litige. En interdisant à la Cour de statuer sur ce qui n’a pas été demandé (extra petita), d’accorder plus que ce qui a été demandé (ultra petita), ou de ne pas se prononcer sur la demande (infra petita), la règle extra/ultra/infra petita renforce le principe de libre disposition. De manière générale, aussi bien le principe dispositif que son corollaire, la règle extra/ultra/infra petita, sont considérés comme une expression de l’autonomie individuelle. Dès lors, la question de savoir si et dans quelle mesure un individu fait valoir ses droits devant la Cour dépend en dernière analyse de l’intention de ce dernier[10]. Dès lors que les requérants expriment implicitement leurs intentions concernant l’objet du litige, la Cour doit établir celles-ci d’une manière non équivoque de façon à y donner suite, faute de quoi elle risque de s’ériger en dominus lites à leur place, en violation du principe dispositif consacré dans le système de la Convention[11].

16. Pour empêcher une juridiction de négliger l’intention d’une personne qui la saisit, de nombreux systèmes de droit fixent des conditions très strictes, pour ce qui est de la précision et du contenu ainsi que des formalités à accomplir, afin qu’une prétention initiale puisse être modifiée – qu’il s’agisse de la restreindre, de l’élargir ou de la modifier[12]. Dans le système de la Convention, cette tâche est dans une certaine mesure accomplie par la jurisprudence développée sur la base de l’article 37 § 1 a) de la Convention[13]. D’ailleurs, dans ses observations écrites devant la Grande Chambre, le Gouvernement s’appuie sur cet article (paragraphe 71 de l’arrêt). La manifestation par un requérant de son intention explicite ou implicite d’exclure certains faits ou moyens de droit de l’objet du litige s’analyse en un retrait en totalité ou en partie de la requête, ou à une renonciation à celle-ci, et en pareilles situations les critères dégagés par la Cour sur le terrain de l’article 37 § 1 a) s’appliquent. Pour nos besoins, deux critères relevant de cette disposition revêtent une importance particulière : premièrement, l’intention de retirer un grief ou une partie de celui-ci doit être établie sans équivoque (Association SOS Attentats et de Boery c. France [GC], (déc.), no 76642/01, § 30, CEDH 2006‑XIV, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 57, CEDH 2000‑VII, et David Saakyan c. Russie, (déc.), no 78386/4, § 20, 15 septembre 2015) ; deuxièmement, une renonciation ne sera pas réputée non équivoque si le requérant indique clairement qu’il entend poursuivre sa requête (Pisano c. Italie (radiation) [GC], no 36732/97, § 41, 21 octobre 2002 ; voir aussi, entre autres, Ohlen c. Danemark (radiation), no 63214/00, § 25, 24 février 2005, et Association SOS Attentats et de Boery, précité, § 31).

17. La majorité aurait dû voir dans les propos des requérants une renonciation d’une partie de leur grief initial et aurait donc dû agir conformément à la jurisprudence développée sur le terrain de l’article 37 § 1 a). Autrement dit, il ressort de l’arrêt que, selon elle, la période allant de 1941 à 1991 est un fait qui déterminait l’objet du litige dans les deux affaires initiales (paragraphe 135 de l’arrêt). De plus, la majorité a reconnu elle-même que les griefs initiaux des requérants devant la Cour, tels qu’exposés dans leurs formulaires de requête, étaient libellés de manière assez générale et renvoyaient à l’ensemble de la période pendant laquelle ils avaient possédé les terrains en question (paragraphe 128 de l’arrêt). Par conséquent, s’il faut regarder la période allant de 1941 à 1991 comme déterminant l’objet du litige dans les deux affaires initiales, il n’est pas possible d’adopter comme position, comme le fait la majorité, que les propos discutables des requérants relatifs à cette période n’étaient que de simples précisions de leurs intentions initiales alléguées et que les griefs respectifs, depuis le début, n’englobaient pas cette période. Toute explication donnée par les requérants qui serait effectivement susceptible de restreindre ou élargir l’objet du litige tel que défini dans le formulaire de requête serait de nature à retirer, élargir ou modifier le grief initial et ne pourrait donc être assimilée à une simple précision de celui-ci. Dès lors, en « précisant » qu’ils n’avaient jamais vraiment voulu intégrer ladite période à leur grief initial (selon l’interprétation de la majorité), les requérants auraient en fait (à supposer que ladite période passe pour déterminer l’objet du litige, comme l’a conclu la majorité) implicitement manifesté leur intention de renoncer à la partie de la requête se rapportant à cette période. En conséquence, comme il a été souligné ci-dessus au paragraphe 12, la majorité aurait dû établir sans équivoque, conformément à la jurisprudence développée sur le terrain de l’article 37 § 1 a), l’intention des requérants de retirer tout ou partie d’un grief. Si, consécutivement à une renonciation alléguée, les requérants donnent une indication claire qu’ils entendent poursuivre leur requête initiale, une telle renonciation ne doit pas être réputée non équivoque.

18. Dans leurs observations devant la Grande Chambre, les requérants ont donné une indication claire qu’ils entendaient poursuivre leur grief initial, tel que défini dans leurs formulaires de requête. Ils ont invité la Grande Chambre à confirmer les arrêts de chambre (paragraphe 97 de l’arrêt). Ils ont soutenu qu’il n’était pas dans leur intention d’exclure ladite période de la base factuelle de leurs griefs initiaux (paragraphe 92 de l’arrêt). Ils ont expliqué en outre qu’ils ne faisaient qu’exposer des arguments juridiques à l’appui de leur thèse selon laquelle « ils nourrissaient une espérance légitime, quand bien même la jurisprudence Trgo ne serait pas applicable dans leurs cas » (paragraphe 93 de l’arrêt). Pour toutes ces raisons, leurs propos discutables ne peuvent être assimilés à une renonciation non équivoque. De plus, dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement ne plaide nulle part que leurs droits tenant à l’équité du procès ont été violés d’une quelconque façon parce que la chambre avait peut-être statué au-delà ou en dehors de l’objet du litige. Dans ces conditions, la majorité aurait dû procéder à un examen des deux affaires au fond.

19. Le rejet sommaire des arguments des requérants au motif que ce serait l’inverse qui ressortirait à l’évidence des deux passages de leurs observations, s’ajoutant au mépris complet des explications et précisions apportées par aux quant à leur volonté réelle, compte tenu en particulier de ce qu’ils n’avaient pas eu la possibilité devant la chambre de clarifier leurs propos et intentions discutables, est contraire au principe dispositif et à l’essence de la règle ne extra/ultra petita. La finalité principale de ces deux principes étroitement imbriqués est de renforcer l’autonomie des requérants et leur position de dominus litus devant la Cour. La majorité a complètement perdu de vue la pertinence de ces principes.

1.3. Faits constitutifs de l’objet du litige – faits principaux / faits contextuels

20. Par ailleurs, nous sommes d’avis que la période spécifique allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 n’est pas le type de fait qui aurait une incidence pour ce qui est de déterminer l’objet des affaires Radomilja et Jakeljić devant la Cour. La majorité n’a tout simplement pas reconnu que, si un grief se caractérise toujours par les faits qu’il dénonce (paragraphes 115 et 126 de l’arrêt), les faits dénoncés dans les griefs ne sont pas tous pertinents pour statuer sur l’objet du litige et donc sur la compétence ratione materiae. La majorité a complètement négligé ou méconnu cet aspect de la règle extra/ultra petita se rapportant à la compétence[14].

21. Il n’existe aucune jurisprudence directe définissant ou cernant les faits à retenir pour établir la compétence ratione materiae. En revanche, il existe une riche jurisprudence sur l’établissement de la compétence ratione temporis. La Cour détermine la compétence ratione temporis en opérant une distinction entre les faits principaux et les autres faits allégués par le(s) requérant(s), et elle ne retient que les faits principaux comme étant constitutifs d’une ingérence (Blečić c. Croatie, [GC] no 59532/00, § 76, 8 mars 2006, et Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII). Nous ne voyons aucune raison pour laquelle la Cour devrait procéder différemment afin de statuer sur la compétence ratione materiae[15]. En effet, dans l’arrêt Eckle c. Allemagne (15 juillet 1982, § 66, série A no 51), la Cour a par exemple défini comme constitutifs d’une prétention les faits représentatifs de l’ingérence, c’est-à-dire les allégations factuelles se rapportant à ce que le requérant se dit « victime d’une action ou d’une omission » (paragraphe 110 de l’arrêt). En d’autres termes, les mots, actes ou omissions dont le requérant est victime constituent l’ingérence.

22. Dès lors, aux fins d’établir la compétence ratione materiae, parmi tous les faits allégués par le(s) requérant(s), il faut distinguer les faits principaux, qui sont constitutifs d’une ingérence, des faits et circonstances contextuels, qui touchent au(x) fait(s) principal(ux) et sont susceptibles de faire la lumière sur une question sans pour autant s’analyser en une ingérence distincte sur le terrain de la Convention dans l’affaire concrète dont la Cour est saisie[16]. Les faits de ce dernier type, bien qu’ils soient allégués dans le grief, ne sont pas pertinents aux fins de déterminer l’objet du litige. Ils n’ont que valeur de preuve pour ce qui est de l’existence de l’ingérence et des questions de son but légitime, de sa légalité et de sa proportionnalité – questions que la Cour est appelée à trancher lorsqu’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 est alléguée eu égard aux faits principaux. La Cour peut donc prendre en considération d’office des faits subsidiaires, sans entraîner ainsi l’application de la règle extra/ultra petita[17].

23. En l’espèce, les requérants alléguaient dans leurs requêtes initiales respectives, ultérieurement complétées par leurs répliques respectives aux observations du Gouvernement, qu’en refusant de reconnaître la propriété qu’ils avaient acquise de plein droit par voie d’usucapion, les juridictions internes avaient violé leurs droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 31-34 et 36-41 de l’arrêt). Ces jugements internes délimitent l’objet des affaires Radomilja et Jakeljić (voir, en comparaison, Eckle, précité). En application de la règle extra/ultra petita, la Cour ne peut statuer au-delà ou en dehors de ces arrêts. Elle a pour tâche de réexaminer ces arrêts et de vérifier leur conformité avec les prescriptions de l’article 1 du Protocole no 1 pour ce qui est de la reconnaissance de la propriété acquise de plein droit par voie d’usucapion. Ce faisant, elle doit être convaincue que les autorités nationales ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, par exemple, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 96, CEDH 2006‑IV, Vogt, précité, § 52, Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 44, Recueil 1998-III, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 39, CEDH 1999-VIII).

24. Parmi les faits contextuels pertinents, il y a par exemple les divers faits exposés dans les deux jugements rendus par le tribunal de comté de Split et dans d’autres décisions des autorités internes que les requérants ont produites devant la Cour, des faits présentés par le Gouvernement ou des faits établis d’office par la Cour. Tous ces faits font la lumière sur les faits principaux et aident la Cour à parvenir à sa décision (voir, en comparaison, Saygili et Falakaoglu c. Turquie (no 2), no 388991/02, § 25, 17 février 2009). Ils ne sont pas constitutifs d’un grief distinct. Ainsi, par exemple, les actes juridiques mentionnés dans les deux jugements du tribunal de comté de Split ou dans d’autres pièces communiquées par les requérants à la Cour, y compris l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, dans sa version de 1996, ne sont que des faits subsidiaires que la Cour peut interpréter d’une manière différente que les requérants (paragraphe 121 de l’arrêt, citant Foti et autres, précité, § 44). De même, les différents segments temporels – de 1912 à 1941, de 1941 à 1991, et de 1991 à ce jour – sont des abrégés les différents régimes légaux en vigueur pendant toute la période au cours de laquelle les requérants et/ou leurs prédécesseurs ont possédé les terrains en question de manière continue, exclusive et de bonne foi.

25. Comme nous l’avons dit, la Cour a le pouvoir d’examiner ces faits si elle l’estime nécessaire et, le cas échéant, de sa propre initiative, et elle peut d’office fonder des arguments juridiques sur ces faits (voir le paragraphe précédent). Donc, si les requérants peuvent librement disposer des faits principaux, ils n’ont pas et ne devraient pas avoir les mêmes pouvoirs pour ce qui est des faits et circonstances subsidiaires. Ils n’ont pas le droit de dire à la Cour quels faits subsidiaires elle peut ou ne peut pas prendre en compte. Ils ne peuvent pas retirer de tels faits de l’affaire sur la base du principe de libre disposition et du principe connexe extra/ultra petita. Pour dire les choses simplement, la portée du principe de libre disposition et de son corollaire, le principe non ultra petita, n’est pas et ne devrait pas être illimitée[18]. Selon les mots célèbres du juge Fitzmaurice, « si l’on ne fait pas certaines distinctions, il existe un danger que [la règle non ultra petita] empêche le tribunal de parvenir à une décision correcte, et même l’amène à parvenir à une décision juridiquement incorrecte en le forçant à négliger des facteurs juridiquement pertinents »[19]. Le danger lorsque l’on n’opère pas de distinction entre ces deux types de faits aux fins d’établir la compétence ratione materiae est certainement évident dans la présente affaire, dont l’issue frise l’absurdité – une absurdité à laquelle les requérants ont partiellement contribué avec leurs propos imprudents.

26. Dès lors, même si les requérants ont dit qu’ils ne demandaient pas à la Cour de tenir compte de la période allant de 1941 à 1991 et qu’ils n’escomptaient pas que celle-ci le fasse, il est erroné de conclure que la chambre a statué extra/ultra petita en prenant cette période en considération dans son raisonnement. Cette période n’est qu’un fait – important, certes – parmi les nombreux autres faits et circonstances contextuels que la Cour a pris en considération lorsqu’elle a examiné la conformité des décisions des autorités internes à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

1.4. La décision de la majorité d’exclure la période 1941-1991 de l’objet du litige est indûment formaliste et donc injustifiée

27. Nous sommes tout à fait conscients que la notion de ne extra/ultra petita tend davantage vers la notion de justice procédurale que vers la notion de justice matérielle. Néanmoins, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Bulena c. République tchèque, no 57567/00, § 30, 20 avril 2004, et Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 21, 17 septembre 2013). Pour chercher à ménager un équilibre entre les deux, la Cour a souvent dit ceci : « le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente » (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 79 in fine, CEDH 2009 (extraits), et Eşim, précité, § 21 ; voir aussi Zapdka c. Pologne, no 2619/05, § 61, 15 décembre 2009). L’existence d’un formalisme restreignant de manière injustifiée l’accès du requérant à un tribunal dépendra de l’appréciation de l’affaire dans son ensemble (Bulena, précité, § 69). La Cour a également souligné que les règles de procédure pertinentes ne peuvent être interprétées d’une manière qui ne tiendrait pas compte des circonstances particulières de l’espèce (Stagno c. Belgique, no 1062/07, §§ 33-35, 7 juillet 2009 ; voir aussi Fatma Nur Erten et Adnan Erten c. Turquie, no 14674/11, §§ 29-32, 25 novembre 2014).

28. En l’espèce, les arrêts de chambre n’ont causé aucune injustice aux requérants ; au contraire, ils étaient en leur faveur. De plus, en aucune manière les garanties procédurales dont bénéficie le Gouvernement n’ont été méconnues. Chacune des parties a été traitée dans le respect entier de leur égalité et de leur droit d’être entendus et de présenter leurs propres arguments et opinions par rapport à ceux de la partie adverse[20]. Le Gouvernement ne s’est même pas plaint sur ce point (voir, en comparaison, Scoppola (no 2) c. Italie [GC], no 10249/03, § 56, 17 septembre 2009)[21]. Il n’y a selon nous aucune bonne raison d’infirmer les arrêts de chambre pour violation de la règle extra/ultra petita dans de telles circonstances[22], surtout vu que l’objet du litige n’a jamais été précisément déterminé ; qu’aucun élément ne prouve de manière irréfutablement claire que la chambre a excédé ses pouvoirs ; que les requérants ont en réalité nié avoir eu l’intention de restreindre le grief (paragraphes 17-18 ci-dessus) ; et qu’ils ont fait leurs les arguments de la chambre en demandant à la Grande Chambre de confirmer les arrêts de chambre (paragraphe 97 de l’arrêt). Pour toutes ces raisons, nous considérons que l’approche suivie par la majorité dans l’application de la règle extra/ultra petita eu égard aux circonstances de l’espèce était trop formaliste et donc injustifiée (voir, en comparaison, Delcourt c. Belgique, no 2689/65, §§ 39-40, 17 janvier 1970).

1.5. Application de l’arrêt Trgo – jura novit curia

29. L’application de l’arrêt Trgo est régie par le principe jura novit curia (le droit est une question qui relève du tribunal) et nous pensons que cela n’appelle aucune autre explication. Il est communément accepté que les tribunaux en général – et la Cour en particulier – sont libres de fonder leurs décisions sur tout moyen de droit ou argument juridique. La Cour n’est pas liée par les arguments juridiques des parties et surtout pas par l’application et l’interprétation de ses propres affaires (paragraphes 124 et 126 de l’arrêt). Il s’agit de principes bien établis dans la sphère internationale. Par exemple, la Cour internationale de justice retient parfois des arguments bien différents de ceux avancés aux fins de la résolution de l’affaire. Ainsi, dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord (arrêt du 20 février 1969, C.I.J. Recueil 1969), elle a formulé au sujet du traitement juridique des délimitations de plateaux continentaux une doctrine qui allait largement au‑delà de ce que les parties avaient effectivement plaidé.

1.6. Conclusion

30. Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, la Grande Chambre aurait dû écarter la thèse du Gouvernement selon laquelle la chambre avait statué extra/ultra petita en fondant ses arrêts sur des faits et des arguments juridiques qui ne faisaient pas partie des griefs formulés par les requérants devant la Cour. Dès lors, il n’y a pas lieu d’appliquer la règle des six mois à l’égard de l’un quelconque de ces faits ou arguments juridiques.

2. Épuisement des voies de recours internes

31. Estimant les griefs irrecevables sur la base de la règle des six mois (paragraphe 139 de l’arrêt), la majorité n’a pas jugé nécessaire d’examiner l’exception tirée par le Gouvernement d’un défaut d’épuisement des voies de recours internes (paragraphe 140 de l’arrêt). Cependant, la minorité, de façon à ce qu’elle puisse en venir au fond, doit à présent examiner l’exception de non-épuisement.

32. Le Gouvernement, pour la première fois devant la Grande Chambre, a soulevé la question du non-épuisement des voies de recours internes en raison de ce que les arrêts de chambre étaient fondés sur des faits et arguments juridiques qui ne faisaient pas partie de ceux présentés par les requérants devant les juridictions internes. Or, rien ne l’empêchait d’exciper du non-épuisement en temps voulu.

33. Les deux affaires (Radomilja et Jakeljić) avaient été communiquées en référence à l’affaire Trgo. Le Gouvernement comme les requérants ont ensuite eu la possibilité de développer leurs arguments sur ce point et ils ont tous fait usage de cette possibilité (note de bas de page 19 ci-dessus). Dans leurs observations, ils ont axé leurs arguments sur les effets de l’arrêt Trgo à l’égard des espérances légitimes (paragraphes 35-42 de l’arrêt). Le Gouvernement n’a pas excipé du non-épuisement alors qu’il savait que la chambre avait l’intention d’examiner à la lumière de l’arrêt Trgo les questions soulevées. Dans ses commentaires sur les observations des requérants, il s’en est tenu à ses arguments concernant les espérances légitimes et a souligné que, dans leur réplique à ses observations, les requérants avaient admis que l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété n’avait aucune pertinence dans leurs affaires et avaient expressément soutenu que le contexte juridique et factuel de celles-ci était différent de celui de l’affaire Trgo. Là encore, il n’a pas tiré argument d’un non-épuisement (paragraphes 43-45 de l’arrêt).

34. Vers le même moment, trois affaires portant sur une question similaire avaient été communiquées au Gouvernement : Radomilja, Majcan (Majcan c. Croatie, no 45366/14, communication, 8 septembre 2014) et Jakeljić. Dans toutes ces trois affaires, le Gouvernement a simplement fait un copier-coller de sa réponse, sauf s’agissant de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes, que nous trouvons dans l’affaire Majcan mais pas dans les affaires Radomilja et Jakeljić. Chronologiquement, il a tout d’abord examiné l’affaire Radomilja, puis l’affaire Majcan et enfin l’affaire Jakeljić. L’omission de cette exception dans les affaires Radomilja et Jakeljić ne peut donc être regardée comme accidentelle.

35. Nous estimons les points ci-dessus suffisants pour conclure qu’il y a forclusion tant dans l’affaire Radomilja que dans l’affaire Jakeljić (voir Foti et autres, précité, §§ 47-49).

36. Toutefois, nous tenons en outre à souligner que les juridictions internes, y compris la Cour constitutionnelle, ont examiné la période allant de 1941 à 1991, ainsi que la question de l’applicabilité à cette période de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété, à la lumière de l’invalidation de cette disposition par la décision de la Cour constitutionnelle. Elles l’ont fait soit à la demande de l’autorité défenderesse, soit d’office (paragraphes 18, 19, 21, 24, 26, 27, 28 et 30). S’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, il est important que les autorités internes aient eu « la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne » (De Wilde, Ooms et Versyp, précité, § 50). À cet égard, peu importe la manière dont les autorités internes ont fait usage de cette possibilité, que ce soit sur la base d’un grief du requérant, à la demande de l’autorité défenderesse, ou d’office (voir, en comparaison, Gäfgen c. Allemagne, [GC] no 22978/10, § 143, 1er juin 2010).

3. Sur le fond

37. Sur le fond de l’affaire, nous marquons également notre désaccord, estimant qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour les raisons avancées dans les arrêts de chambre, qui ont suivi le précédent créé par l’arrêt Trgo (précité). Nous tenons toutefois à apporter certaines autres précisions sur le point de savoir si les prétentions des requérants à être déclarés propriétaires des terrains en question – en tenant compte de la période litigieuse de cinquante ans – s’analysaient en un « bien » et bénéficiaient donc des garanties de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

38. Le système constitutionnel croate ménage l’équilibre délicat entre les impératifs de sécurité juridique et l’obligation pour la législation d’être conforme à la Constitution en donnant la priorité au principe de la sécurité juridique. C’est pourquoi, en vertu de la loi sur la Cour constitutionnelle croate, la législation primaire (les lois) ne peut être invalidée par la Cour constitutionnelle pour inconstitutionnalité qu’ex nunc, c’est-à-dire avec effet seulement pour l’avenir, ce qui veut dire que ses effets juridiques produits antérieurement à l’invalidation se perpétueront. La législation secondaire (subordonnée) peut être invalidée avec effet ex tunc, sous certaines conditions assez restrictives, auquel cas ses effets produits antérieurement à l’invalidation seront effacés.

39. C’est ce que la Cour constitutionnelle a récemment confirmé dans une affaire où une compagnie d’assurance avait refusé de verser à l’État une contribution en rapport avec la protection contre la grêle. La législation qui imposait cette contribution fut invalidée par la Cour constitutionnelle pour inconstitutionnalité. Postérieurement à l’adoption par cette dernière de la décision d’invalidation, l’État forma une action au civil contre la compagnie d’assurance, demandant le versement de la contribution. Les tribunaux se prononcèrent en faveur de l’État au motif que la compagnie d’assurance était tenue de verser les contributions dues pour la période antérieure à l’invalidation de la législation en question parce que la décision de la Cour constitutionnelle invalidant cette législation n’avait pas d’effet rétroactif (ex tunc). Cette décision des tribunaux civils a été confirmée par la Cour constitutionnelle à l’issue d’un recours constitutionnel formé par la compagnie d’assurance (voir décision no U-III-971/2016 du 15 septembre 2016).

40. De tels systèmes constitutionnels, qui donnent la priorité à la sécurité juridique, existent dans un certain nombre d’États contractants. C’est ce que la Cour a elle-même reconnu dans l’affaire Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 58, série A no 31) : « [dans c]ertains États contractants dotés d’une cour constitutionnelle (...) [le] droit public interne limite l’effet rétroactif des décisions de cette cour portant annulation d’une loi ».

41. Dans le système constitutionnel croate, il existe une exception à cette règle : le droit, accordé aux personnes physiques ou aux personnes morales ayant sollicité le contrôle constitutionnel qui a conduit à l’invalidation de la législation, de demander la réouverture de la procédure au cours de laquelle avait été appliquée la législation invalidée ou une disposition de celle-ci.

42. L’autre exception est la règle selon laquelle les tribunaux ne sont plus autorisés à appliquer la législation invalidée dans les procédures en cours, en particulier dans celles où le jugement n’est pas encore définitif. Cette règle, si on l’interprète correctement, ne s’applique qu’aux prétentions constitutives pouvant résulter en des jugements constitutifs, car de tels jugements produiraient des effets juridiques sur la base d’une législation inconstitutionnelle postérieurement à l’invalidation de celle-ci pour inconstitutionnalité. Cette règle ne peut s’appliquer aux prétentions déclaratoires conduisant à des jugements déclaratoires reconnaissant les effets que la législation inconstitutionnelle avait déjà produits avant d’être invalidée. Telle est précisément la situation dans la présente affaire.

43. Les prétentions des requérants en l’espèce à être déclarés propriétaires des terrains en question avaient donc une base suffisante en droit national, à savoir l’article 388 § 4 invalidé de la loi de 1996 sur la propriété, en combinaison avec les dispositions pertinentes de la loi relative à la Cour constitutionnelle prévoyant que les décisions de la Cour constitutionnelle invalidant une législation ne produisent d’effets qu’ex nunc. Au vu de ces éléments, peu importe à quel moment les requérants ont introduit leurs actions au civil : pendant que cette disposition était encore en vigueur ou postérieurement. Les conclusions de la chambre sur ce point dans ses deux arrêts rendus en l’espèce sont donc entièrement correctes. La chambre a eu raison de conclure que les prétentions des requérants s’analysaient en des « biens » qui étaient donc entourés des garanties offertes par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

ANNEXE

A. Auteurs de la requête no 37685/10

1. Mladen RADOMILJA, né le 29/06/1948
2. Ivan BRČIĆ, né le 12/08/1959
3. Vesna RADOMILJA, née le 09/02/1963
4. Nenad RADOMILJA, né le 02/10/1986
5. Marin RADOMILJA, né le 30/09/1990

B. Auteurs de la requête no 22768/12

1. Jakov JAKELJIĆ, né le 13/10/1960
2. Ivica JAKELJIĆ, né le 20/04/1970

* * *

[1]. La propriété sociale est un type de propriété qui n’existait pas dans les autres pays socialistes mais qui était répandu dans l’ex-Yougoslavie. Selon la doctrine officielle, les biens en propriété sociale n’avaient pas de propriétaire, les pouvoirs publics se bornant à les administrer. Pour plus de détails sur la notion de propriété sociale dans l’ex‑Yougoslavie, voir l’arrêt Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 6, 11 juin 2009.

[2]. « Exempte de tout vice » signifie que le bien ne doit à aucun moment avoir été pris par la force, par la fraude (clandestinement ou en secret) ou au moyen d’un prêt révocable à titre gratuit consenti par la personne affirmant être devenue propriétaire du bien par voie d’usucapion ou par un ancien possesseur (nec vi, nec clam, nec precario).

[3]. C’est la première fois que la Cour assimile expressément la notion de grief à celle de prétention (paragraphe 109 et 110 de l’arrêt), alors même que l’article 34 ne parle que de prétention et non de grief (une personne « se prétend », et non « tire grief »).

[4]. Dans un sens plus large, bien sûr, un moyen de droit peut s’entendre en une forme d’argument juridique. Cependant, la distinction entre les deux étant importante aux fins de déterminer l’objet du litige, il est inapproprié d’assimiler ces deux notions pour définir les éléments du grief. Il en va de même aux fins de déterminer s’il y a eu épuisement. Sur le terrain de l’épuisement des voies de recours, la jurisprudence de la Cour se réfère aux « arguments au regard de la Convention » et non aux arguments juridiques en général (voir, par exemple, Azinas c. Chypre, n° 56679/00, § 38, 28 avril 2004).

[5]. L’article 34 de la Convention ne parle que des moyens de droit : « une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles » – et non des arguments juridiques à l’appui.

[6]. La majorité (au paragraphe 110 de l’arrêt) dit qu’il ressort de l’article 34 de la Convention qu’une prétention consiste en des allégations factuelles et des arguments juridiques. Or, lorsqu’elle donne entre guillemets une définition des arguments juridiques, il s’agit en réalité d’une définition des moyens de droit qui en sont à la base (« une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles »), ce qui est de facto la terminologie employée par l’article 34 de la Convention. De plus, bien que l’arrêt Guerra (Guerra c. Italie, n° 14967/89, 19 février 1998) et toute la jurisprudence y faisant suite définissent le grief en opérant une distinction entre les faits, les moyens de droit et les arguments juridiques (paragraphe 113 de l’arrêt), la majorité fait abstraction des moyens de droit en tant qu’élément séparé et définit les griefs comme comportant deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques (paragraphe 126 de l’arrêt) ; ou plus probablement elle ne fait pas complètement abstraction des moyens de droit mais assimile plutôt la notion de moyen de droit à celle d’argument juridique.

[7]. Le paragraphe 130 de l’arrêt est très déconcertant. La majorité s’y réfère à deux reprises aux mêmes observations des requérants, à savoir celles présentées en réplique aux observations du Gouvernement (paragraphes 36 à 42 de l’arrêt), donnant l’impression que, à plusieurs reprises dans différentes observations soumises à la Cour, ils avaient intentionnellement exclu la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 de la base factuelle et juridique de leurs griefs devant la chambre.

[8]. La majorité reconnaît elle-même que les griefs initiaux des requérants devant la Cour renvoyaient à l’ensemble de la période pendant laquelle les requérants avaient possédé les terrains en question (paragraphe 128 de l’arrêt).

[9]. Aussi appelé « principe de disposition des parties » ou « principe de libre disposition ».

[10]. Voir, à cet égard, les conclusions de l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer devant la Cour de justice européenne (« CJE ») dans l’affaire Vedial c. OHIM (C‑106/03 P, EU:C:2004:457, conclusions § 28). Voir aussi l’arrêt rendu par la CJE le 14 décembre 1995 dans l’affaire van Schijndel et van Veen (C‑430/93 et C‑431/93, EU:C:1995:441, §§ 20 et 21).

[11]. Par exemple, dans l’affaire Stojaković (Stojaković c. Croatie (déc.), n° 6504/13, 1er janvier 2016), le représentant des requérants avait expressément dit que ceux-ci se plaignaient non pas de l’enquête pénale mais du procès civil. La chambre ayant établi sans équivoque que les requérants n’entendaient pas formuler des allégations factuelles d’enquête ineffective sur le terrain de l’article 2, la requête a été rayée du rôle en application de l’article 37 § 1 a) de la Convention, principalement au motif que la Cour ne peut pas statuer extra petita. Dans l’affaire Foti (Foti c. Italie, n° 7604/76, 7719/76, 7781/78, 10 décembre 1982), où le Gouvernement soutenait que « la Commission ne [s’était] pas bornée à l’application du brocard « da mihi facta, dabo tibi jus » [et avait donc] outrepassé sa compétence » (ibidem, § 42), la Cour a jugé important de souligner que « les requérants [avaie]nt déclaré « faire leurs » les motifs qui (…) avaient amenée [la Commission] à (…) soulever [le problème] d’office » (ibid., § 44).

[12]. Conclusions de l’avocat général Mengozzi, 30 mai 2017, CJE, affaire British Airways plc c. Commission européenne (C-122/16 P, ECLI:EU:C:2017:406, conclusions, § 124).

[13]. Aux termes de l’article 37 § 1 a), la Cour peut à tout moment de la procédure décider de rayer de son rôle toute requête ou partie de celle-ci que le requérant n’entendrait plus maintenir.

[14]. La règle extra/ultra petita comporte deux aspects, l’un relatif à la compétence, l’autre à la procédure. En fixant une limite à la compétence juridictionnelle ratione materiae de la Cour, elle renforce le principe dispositif. En régissant, conjointement au principe jura novit curia, des questions telles que « qui fait quoi ? » ou « qu’est-ce qui relève du juge, qu’est‑ ce qui relève des parties ? », elle impose des limites procédurales au principe dispositif. Ainsi, elle renforce l’autonomie des requérants et, dans le même temps, de concert avec le principe jura novit curia, elle lui impose des limites en encadrant la répartition des tâches entre les parties et la Cour.

[15]. En matière de compétence ratione materiae, la Cour fait toujours mention des affaires introduites en bonne et due forme devant elle.

[16]. Les faits ou circonstances contextuels (surrounding facts or circumstances) sont les faits ou circonstances qui se rapportent à une question et sont susceptibles de faire la lumière sur celle-ci, qui la précèdent ou la suivent étroitement, qui l’entourent et l’accompagnent, qui dépendent d’elle, ou qui l’étayent ou la nuancent (définition tirée de Black’s Law Dictionary, [https://thelawdictionary.org/circumstances/](https://thelawdictionary.org/circumstances/), dernière consultation le 31 janvier 2018).

[17]. Il est de jurisprudence constante que, dès lors que la Cour est saisie en bonne et due forme, elle peut prendre connaissance de tout point de droit né au cours de la procédure et se rapportant à des faits soumis à son contrôle soit par un requérant soit par un État contractant, ou à des faits établis d’office. Maîtresse de la qualification juridique à attribuer aux faits, elle peut les examiner si elle le juge nécessaire et, le cas échéant, de sa propre initiative, à la lumière de la Convention considérée dans son ensemble (voir, entre autres, l’arrêt au principal rendu dans l’« affaire linguistique belge », 23 juillet 1968, § 1, série A n° 6, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 49, série A n° 12, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 41, série A n° 24, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 157, série A n° 25).

[18]. À cet égard, l’aspect procédural de la règle extra/ultra petita a lui aussi une importance. Il détermine entre les parties à la Cour la répartition des attributions pour ce qui est des faits (voir note de bas de page 12 ci-dessus).

[19]. Cour internationale de justice (« CIJ »), affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, opinion individuelle commune à Mme Higgins, M. Kooijmans et M. Buergenthal, 14 février 2002, § 12 (citant G. Fitzmaurice, « The Law and Procedure of the International Court of Justice », 1986, vol. II, pp. 529-530).

[20]. Dans ses communications respectives aux parties, la chambre avait invité celles-ci à formuler leurs observations en tenant compte de l’arrêt Trgo. Rien n’empêche la Cour de soulever un point de droit non invoqué par les parties. En agissant ainsi, la chambre n’a pas introduit un nouveau moyen de droit : elle n’a fait que donner un indice sur les éventuels arguments juridiques. En se référant à l’arrêt Trgo, la Cour a indirectement invité les parties à analyser en particulier la période allant de 1941 à 1991 ainsi que les lois en matière d’usucapion se rapportant à cette période. Le Gouvernement comme les requérants ont eu une possibilité raisonnable d’examiner toutes ces questions et de présenter leurs arguments. Ils ont tous fait usage de cette possibilité. D’ailleurs, dans leurs observations devant la Grande Chambre, sur le fond, le Gouvernement comme les requérants n’ont fait que reprendre les arguments qu’ils avaient avancés devant la chambre.

[21]. Dans l’arrêt Scoppola (n° 2) (tel que cité), la Cour a jugé suffisant que le Gouvernement avait eu une possibilité de commenter certaines questions, fût-ce seulement devant la Grande Chambre.

[22]. À cet égard, la pratique des tribunaux anglais consistant à écarter la sentence d’un tribunal arbitral qui aurait statué extra/ultra petita peut être instructive. En vertu de l’article 68 de la loi arbitrale anglaise (English Arbitral Act), une sentence arbitrale peut être contestée lorsque le tribunal a excédé ses pouvoirs en cas de vice de procédure ayant causé une injustice substantielle au demandeur. En arbitrage commercial international, une tendance se dessine en faveur de cette interprétation restrictive de l’application de la règle extra/ultra petita. Dans l’arrêt AKN v. ALC, la Cour d’appel de Singapour a relativement récemment clarifié la manière dont elle applique la règle infra et ultra petita dans les contestations de sentences. En pareil cas, selon cette juridiction, la véritable question sera de savoir si les parties ont eu une possibilité raisonnable de se pencher sur ou de répondre à un point nouveau en matière de compétence et si ce point est d’une importance telle que l’absence de possibilité a causé un préjudice.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-181829
Date de la décision : 20/03/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-1) Délai de six mois;Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Biens)

Parties
Demandeurs : RADOMILJA ET AUTRES
Défendeurs : CROATIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DUPLANCIC B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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