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05/12/2017 | CEDH | N°001-179455

CEDH | CEDH, AFFAIRE HAMIDOVIĆ c. BOSNIE-HERZÉGOVINE, 2017, 001-179455


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE HAMIDOVIĆ c. BOSNIE-HERZÉGOVINE

(Requête no 57792/15)

ARRÊT

STRASBOURG

5 décembre 2017

DÉFINITIF

05/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Hamidović c. Bosnie-Herzégovine,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Faris Vehabović,
Egidi

jus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en cha...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE HAMIDOVIĆ c. BOSNIE-HERZÉGOVINE

(Requête no 57792/15)

ARRÊT

STRASBOURG

5 décembre 2017

DÉFINITIF

05/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Hamidović c. Bosnie-Herzégovine,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57792/15) dirigée contre la Bosnie-Herzégovine et dont un ressortissant de cet État, M. Husmet Hamidović (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 novembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me O. Mulahalilović, avocat exerçant à Brčko. Le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent suppléant, Mme Z. Ibrahimović.

3. Le requérant se plaignait en particulier, sous l’angle des articles 9 et 14 de la Convention, d’avoir été sanctionné pour avoir refusé de se découvrir au moment de témoigner devant un tribunal pénal.

4. Le 24 mars 2016, les griefs mentionnés au paragraphe 3 ci-dessus ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1976 et réside à Gornja Maoča.

6. Le 28 octobre 2011, M. Mevlid Jašarević, membre d’un groupe local prônant une vision wahhabite/salafiste de l’Islam (sur ce groupe, voir Al Husin c. Bosnie-Herzégovine, no 3727/08, § 20, 7 février 2012), attaqua l’ambassade des États-Unis à Sarajevo. Un policier fut gravement blessé au cours de l’attaque. En avril 2012, M. Jašarević et deux autres membres du groupe furent renvoyés devant le tribunal en lien avec cette attaque. M. Jašarević fut finalement condamné à 15 ans de prison pour terrorisme. Les deux autres accusés furent acquittés. La partie pertinente du jugement rendu en première instance dans cette affaire, qui contient une description de la communauté religieuse à laquelle appartenait également le requérant, est ainsi libellée :

« Dans son Rapport/Conclusions et Opinion et au cours du procès principal, le professeur et expert Azinović a expliqué les concepts de « Wahhabisme » et de « Salafisme » sous un angle scientifique :

« (...)

Les communautés salafistes de Bosnie-Herzégovine, comme celle qui est établie à Gornja Maoča (au sein de laquelle l’accusé vivait à l’époque de l’attaque), sont souvent isolées et inaccessibles. Leur choix de s’installer dans des lieux reculés et isolés est souvent guidé par la conviction que les vrais croyants qui résident dans un pays non croyant (ou laïque) doivent accomplir l’hégire, émigration ou mise en retrait du monde extérieur (des non-croyants) pour suivre l’exemple du prophète Mahomet et de ses disciples qui, en 622, quittèrent La Mecque pour Médine afin d’y établir la première communauté musulmane.

Malgré certaines différences, la plupart des groupes salafistes de Bosnie ont en commun certaines caractéristiques qui ne sont pas propres uniquement aux organisations islamiques (ou aux sectes religieuses). Dans la pratique, ils ont, à l’instar de certaines communautés religieuses traditionnelles, tendance à s’isoler des autres croyants et à définir leur congrégation à travers le prisme d’une opposition rigoureuse aux non-croyants comme aux croyants peu fervents. On retrouve ce schéma dans les mouvements fondamentalistes et les sectes de la quasi-totalité des traditions religieuses. En règle générale, ces mouvements partagent certaines caractéristiques, malgré des différences aux niveaux de leurs préceptes, de leur ampleur et de leur composition sociale, mais aussi de l’étendue de leur influence ou encore de leur propension à la violence. Pourtant, la plupart de ces groupes fondamentalistes et puritains n’encouragent ni n’approuvent la violence, qu’elle vise des membres de leur propre groupe ou le monde extérieur.

Selon les sources disponibles et les déclarations des intéressés, les membres de la communauté établie à Gornja Maoča s’opposent à la notion d’État laïque, à la démocratie, au principe de liberté des élections et à toute loi non fondée sur la charia. Les positions de ce groupe sont présentées, entre autres, sur plusieurs sites internet, et notamment sur le site [www.putvjernika.com](http://www.putvjernika.com). Certains de ses membres résident en Serbie, en Croatie, au Monténégro, en Slovénie, en Autriche, en Allemagne, en Suisse, en Australie et dans d’autres pays. »

(...)

6.1.5.1 Peine infligée aux accusés (article 242 du code de procédure pénale)

Lors de la première audience, les accusés refusèrent d’obtempérer lorsque l’huissier audiencier les appela à se lever à l’arrivée des membres de la chambre de première instance. De plus, deux des accusés, MM. Jašarević et Fojnica, portaient des calottes, que le tribunal pouvait considérer comme des signes vestimentaires de leur appartenance religieuse. En vertu de l’article 256 du code de procédure pénale, toutes les personnes présentes dans la salle d’audience doivent se lever à l’appel de l’huissier audiencier. Le président de la chambre de première instance demanda aux accusés d’expliquer pourquoi ils avaient refusé de se lever et pourquoi ils étaient entrés dans la salle d’audience coiffés d’une calotte. Ils déclarèrent qu’ils ne respectaient que le jugement d’Allah et qu’ils refusaient de prendre part à des rituels qui visaient à légitimer la justice des hommes. Le tribunal leur expliqua alors que leur qualité d’accusé leur imposait l’obligation légale de se lever, et que pareil comportement perturbateur était constitutif d’un délit d’outrage, au sens de l’article 242 § 2 du code de procédure pénale, qu’il sanctionnerait par une expulsion du prétoire.

Sur cet avertissement, le président ajourna l’audience et laissa aux accusés un délai raisonnable pour leur permettre de s’entretenir avec leurs avocats et se raviser.

Lorsque les membres de la chambre de première instance entrèrent à nouveau dans la salle d’audience, les accusés refusèrent une fois encore de se lever. Le président ordonna donc leur expulsion. Le procès-verbal de l’audience leur fut par la suite communiqué.

Lors d’une autre audience, deux des accusés, MM. Fojnica et Ahmetspahić, refusèrent à nouveau d’obtempérer lorsque l’huissier audiencier les appela à se lever. M. Jašarević, quant à lui, refusa d’entrer dans le prétoire. Le président demanda donc aux accusés s’ils avaient pris la décision de se comporter de la sorte jusqu’à la fin du procès. Ils confirmèrent que jusqu’à la fin du procès ils refuseraient de manifester le moindre signe de respect envers le tribunal, dont ils ne reconnaissaient pas l’autorité, et que par conséquent ils ne se lèveraient pas pour ses membres. Le tribunal conclut que continuer d’amener les accusés aux audiences prévues engendrerait inutilement des frais importants. Il décida donc d’exclure les accusés de leur procès jusqu’à son terme. Il précisa que les accusés seraient tout de même informés en amont de la tenue de chaque audience et que s’ils changeaient d’avis, ils pourraient en informer le tribunal, qui les autoriserait à se rendre à l’audience en question. MM. Fojnica et Ahmetspahić changèrent d’avis et assistèrent régulièrement aux audiences, contrairement à M. Jašarević, qui assista uniquement à l’audience suivante. Le tribunal communiqua aux accusés les enregistrements audio et les procès-verbaux des audiences auxquelles ils n’avaient pas assisté, afin qu’ils pussent définir leur stratégie de défense avec leurs avocats. »

7. Dans le cadre de ce procès, le Tribunal d’État de Bosnie-Herzégovine (le « Tribunal d’État ») invita le requérant, qui appartenait à la même communauté religieuse que les accusés, à comparaître comme témoin le 10 septembre 2012. L’intéressé se présenta à l’audience, mais il refusa d’ôter sa calotte lorsque le président de la chambre de première instance lui enjoignit de se découvrir. Il fut alors expulsé du prétoire et condamné pour outrage à une amende de 10 000 marks convertibles (BAM)[1], par application de l’article 242 § 3 du code de procédure pénale. La partie pertinente de cette décision est ainsi libellée :

« Le tribunal a examiné avec la plus grande attention les événements qui se sont déroulés dans la salle d’audience. Il sait que, comme les accusés, le témoin appartient à une communauté religieuse du village de Maoča qui obéit à des règles particulières. Il lui a donc expliqué les dispositions de l’article 20 du règlement intérieur des institutions judiciaires de Bosnie-Herzégovine, ainsi que l’obligation qui incombe à toute partie présente dans l’enceinte d’une institution judiciaire de porter une tenue conforme aux codes vestimentaires généralement admis dans l’environnement professionnel des institutions judiciaires. Il lui a également précisé qu’il est interdit, dans l’enceinte d’une institution publique, de manifester son appartenance religieuse par un vêtement ou des symboles à caractère religieux. Il a ajouté qu’il est de son devoir, en tant qu’institution judiciaire, de défendre et de promouvoir des valeurs propres à rapprocher les individus plutôt qu’à les diviser, et il a insisté tout particulièrement sur le fait que les droits de l’individu ne sont pas absolus et qu’ils ne doivent pas mettre en péril les valeurs communes.

Il a tout particulièrement attiré l’attention du témoin sur la diversité des convictions religieuses et des groupes religieux dont se réclament les personnes qui comparaissaient devant le tribunal, et sur la nécessité d’avoir confiance en la justice. Il a expliqué que le tribunal n’est pas un lieu où l’on peut manifester ses convictions religieuses d’une façon telle que certaines règles et certains principes propres à une société multiculturelle s’en trouvent bafoués, et que c’est pour cette raison que la loi impose à toute personne comparaissant devant le tribunal de respecter ce dernier ainsi que ses règles.

Le tribunal considère que par son refus de se conformer à ses règles et de lui témoigner de respect en tenant compte de ses avertissements, le témoin s’est rendu coupable d’une atteinte flagrante à l’ordre de la salle d’audience. Il établit un lien entre le comportement du témoin et celui, adopté dans plusieurs affaires identiques par des membres du même groupe religieux, qui ont eux aussi affiché publiquement leur refus de reconnaître son autorité. La multiplication de tels comportements irrespectueux et de tels outrages a des effets criminogènes dangereux et représente de toute évidence une menace particulière pour la société. Il n’est pas nécessaire d’expliquer plus avant en quoi les comportements en question nuisent à la réputation du tribunal et à la confiance que la justice doit inspirer aux citoyens. On peut légitimement considérer que ces comportements visent directement l’État et les valeurs fondamentales de la société. L’État doit donc y apporter une réponse ferme et sévère, en prenant toutes les mesures répressives à sa disposition. Une attitude modérée de l’État face à ce type de comportements extrémistes ou à d’autres types d’extrémisme pourrait nuire gravement à la réputation du pouvoir judiciaire et à la stabilité de la société en Bosnie-Herzégovine.

Tenant compte tant de la fréquence, du sérieux et de la gravité de ce type d’atteintes à l’ordre de la salle d’audience, que du caractère néfaste de leurs conséquences, le tribunal condamne le témoin à la peine d’amende maximale, à savoir 10 000 BAM. Par cette sanction particulièrement sévère, le tribunal entend faire savoir à toutes les parties présentes à l’audience que l’outrage à magistrat est un acte intolérable. Le tribunal doit être respecté, au même titre que l’État de Bosnie-Herzégovine. »

8. Le 11 octobre 2012, une chambre d’appel du même tribunal abaissa le montant de l’amende à 3 000 BAM et confirma la décision de la chambre de première instance pour le surplus. Elle jugea que l’obligation d’ôter toute forme de couvre-chef dans l’enceinte d’une institution publique constituait l’une des conditions fondamentales de la vie en société. Elle ajouta que dans un État laïque, comme la Bosnie-Herzégovine, toute manifestation d’une conviction religieuse dans un tribunal était interdite. La partie pertinente de sa décision est ainsi libellée :

« La chambre observe qu’il est évident et bien connu que toute personne qui pénètre dans un bâtiment, et notamment dans un bâtiment public, doit ôter son couvre-chef — calotte, chapeau, etc. — étant donné qu’elle n’en a plus l’utilité et que, de surcroît, ce geste constitue une marque de respect envers l’institution et sa fonction. Cette obligation vaut pour le tribunal de céans mais aussi pour les autres tribunaux et institutions de Bosnie-Herzégovine et d’ailleurs. Elle s’applique à tous sans exception, sans distinction de religion, de sexe, de nationalité ou autre.

De fait, cette obligation s’impose à toutes les personnes qui pénètrent dans l’enceinte du Tribunal d’État, en quelque qualité que ce soit, comme l’explique de manière plus détaillée l’article 20 du règlement intérieur des institutions judiciaires de Bosnie-Herzégovine : ‘Les visiteurs doivent respecter le code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires. Sont interdits minijupes, shorts, débardeurs et chaussures ouvertes, ainsi que toute autre tenue non conforme au code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires.’

Il ressort du dossier que le juge qui a eu à connaître de cette affaire a d’abord ordonné au témoin de se découvrir dans la salle d’audience, avant de lui accorder 10 minutes supplémentaires pour réfléchir à la situation et aux conséquences qui s’attachaient à un refus d’obéir à l’injonction du tribunal. Le témoin a persisté dans son refus, marquant son intention de ne pas faire preuve de respect envers le tribunal. Le président de la chambre de première instance lui a donc infligé une amende, en application de l’article 242 § 3 du code de procédure pénale.

Il s’ensuit que, contrairement à ce que plaide l’appelant, l’obligation de se découvrir lors d’une comparution devant le tribunal n’est pas le fruit d’une invention du juge qui a eu à connaître de la présente affaire. Depuis toujours, cette obligation fait partie des standards généralement admis concernant le comportement qu’il convient d’adopter à l’intérieur d’une salle d’audience, que ce soit dans le tribunal de céans ou dans toute autre juridiction. Elle découle de l’article 20 du règlement intérieur des institutions judiciaires précité. En conséquence, les allégations formulées par Me Mulahalilović dans le cadre de la procédure d’appel sont non seulement injustifiées mais aussi totalement déplacées.

En outre, la chambre juge non étayé le moyen consistant à dire que le témoin a été sanctionné au seul motif qu’il était un croyant pratiquant et qu’il a donc été victime de discrimination. L’obligation de se découvrir et d’adopter un comportement convenable s’applique à toutes les personnes présentes dans l’enceinte du tribunal, sans exception. Toutes jouissent des mêmes droits et ont les mêmes obligations, sans distinction de religion, de nationalité, de sexe ou autre, et doivent, entre autres, ôter calottes, chapeaux et autres couvre-chefs. Cela a été expliqué au témoin. Tout comportement contraire a toujours été interprété, et est toujours interprété, comme un manque de respect envers le tribunal, et l’appelant le sait. Comme cela été indiqué dans la décision litigieuse, la Bosnie-Herzégovine est un État laïque dans lequel il y a une séparation entre religion et vie publique. En conséquence, la chambre confirme que l’enceinte du tribunal ne saurait être un lieu de manifestation d’une quelconque forme de religion.

Il s’ensuit clairement que le témoin Husmet Hamidović n’a pas été privé de son droit à la liberté de religion et à la liberté de manifester sa religion chez lui ou en tout autre lieu prévu à cet effet, en dehors de la salle d’audience. En conséquence, la chambre juge non étayées les allégations de discrimination fondée sur la religion et de violation des droits garantis par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme formulées par Me Mulahalilović.

Ayant conclu que la sanction infligée au témoin était justifiée et que son recours était dénué de fondement sur ce point, la chambre d’appel s’est penchée sur le montant de l’amende et l’a jugé excessif.

Comme cela a été relevé dans l’appel, une amende de 10 000 BAM correspond à la sanction maximale pouvant être infligée pour outrage au tribunal. Pareille sanction doit être réservée aux cas les plus graves.

En ce qui concerne les critères pertinents à prendre en compte pour fixer le montant de l’amende, il ne fait aucun doute que la nature et la gravité du comportement en cause doivent en faire partie. Toutefois, l’appelant a tort de plaider que ses ressources auraient également dû être prises en compte. Une amende pour outrage est en effet une sanction de nature disciplinaire, et non une sanction pénale.

Il est vrai que le témoin a fait preuve d’une grande détermination dans son manque de respect envers le tribunal (il a persisté dans son refus de se découvrir au terme des 10 minutes de réflexion qui lui avaient été accordées), ce qui a clairement eu une incidence sur le montant de l’amende. Cela étant, l’acte en soi (le refus d’ôter son couvre-chef) ne constitue pas un outrage tel qu’il justifie l’imposition de l’amende maximale à son auteur. Dès lors que le témoin n’a pas tenu de propos injurieux, il n’était pas nécessaire de lui infliger l’amende maximale. Le fait que des membres du même groupe religieux aient dernièrement adopté de manière régulière des comportements irrespectueux n’entre pas en ligne de compte. S’il est vrai qu’elles ont, comme les autres types de sanctions, un but préventif, les sanctions disciplinaires visent principalement des individus. Chacun ne doit donc voir sa responsabilité engagée et être sanctionné que pour ses propres actes, et non pour ceux d’autres membres du groupe éventuellement concerné. Cette conclusion découle de l’article 242 § 3 du Code de procédure pénale.

Au vu des circonstances de l’espèce et de la nature et du degré de gravité de l’outrage commis par le témoin, la chambre d’appel conclut qu’une amende de 3 000 BAM est appropriée. Elle accueille donc partiellement le recours formé par Me Mulahalilović et modifie la décision attaquée. »

9. Le requérant n’ayant pas payé l’amende, celle-ci fut convertie le 27 novembre 2012 en une peine de 30 jours d’emprisonnement, en application de l’article 47 du code pénal. Cette décision fut confirmée le 13 décembre 2012 et le requérant purgea sa peine immédiatement.

10. Le 9 juillet 2015, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, faisant sien le raisonnement du Tribunal d’État, conclut à la non-violation des articles 9 et 14 de la Convention. Elle jugea en revanche que le caractère automatique de la conversion des amendes en peines de prison emportait violation de l’article 6 de la Convention, et elle ordonna la modification de l’article 47 du code pénal de Bosnie-Herzégovine. Se fondant sur le principe de sécurité juridique, elle décida toutefois de ne pas annuler la décision portant conversion de l’amende en peine de prison rendue dans le cas d’espèce.

La partie pertinente de sa décision, rendue à la majorité, est ainsi libellée :

« 40. La Cour constitutionnelle observe que la présente espèce concerne une situation particulière, dans laquelle les règles généralement admises en matière de comportement à adopter dans l’enceinte d’une institution judiciaire s’entremêlent avec le droit pour l’appelant de manifester dans une salle d’audience, en contradiction avec ces règles, son affiliation à une communauté religieuse. L’appelant soutient que la décision du Tribunal d’État de lui infliger une amende pour refus d’obtempérer à une injonction est dépourvue de base légale. Il plaide en effet que le code de procédure pénale ne contient aucune disposition autorisant pareille mesure, et que la décision a ainsi emporté violation de son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

41. Se penchant en premier lieu sur l’exception principale soulevée par l’appelant, à savoir que la restriction imposée n’aurait pas été prévue par la loi, la Cour constitutionnelle relève que la Cour européenne (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30) a jugé que deux conditions se dégageaient des mots « prévues par la loi » figurant à l’article 9 de la Convention européenne : « Il faut d’abord que la loi soit suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. » Par ailleurs, le libellé de bien des lois n’est pas d’une précision absolue. Beaucoup d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues. Aussi l’interprétation et l’application de pareils textes dépendent-elles de la pratique (voir Kokkinakis, précité).

42. Dès lors, en ce qui concerne la question de savoir si, dans la décision litigieuse, le Tribunal d’État a agi conformément à la loi, la Cour constitutionnelle observe que selon l’article 242 § 3 du code de procédure pénale, lorsqu’une partie à la procédure trouble l’ordre de la salle d’audience ou désobéit à une injonction du tribunal, le juge ou le président peut ordonner son expulsion et lui infliger une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 BAM. La Cour constitutionnelle observe également que la disposition visée par le Tribunal d’État ne contient pas une liste de tous les comportements pouvant s’analyser en un trouble à l’ordre de la salle d’audience, mais permet plutôt à chaque tribunal de déterminer, selon les circonstances de la cause, si un comportement donné peut être considéré comme perturbateur, pareille décision relevant de la marge d’appréciation du tribunal (voir la décision no AP 2486/11 rendue par la Cour constitutionnelle le 17 juillet 2014, § 33). Cette règle de conduite, universellement admise par toutes les juridictions de Bosnie-Herzégovine, est conforme à la position adoptée par la Cour européenne dans l’arrêt Kokkinakis, à savoir que l’interprétation et l’application de pareils textes libellés en des termes flous dépendent de la pratique.

43. La Cour constitutionnelle note que le Tribunal d’État s’est également appuyé sur l’article 20 du règlement intérieur, norme interne du Tribunal d’État et d’autres institutions judiciaires, qui dispose que « les visiteurs doivent respecter le code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires ». Elle observe également que la disposition susmentionnée n’énonce pas les règles de ce code vestimentaire. En l’espèce, toutefois, le Tribunal d’État a gardé à l’esprit que les règles de conduite universellement admises dans une société civilisée imposent de se découvrir lorsque l’on pénètre dans l’enceinte d’une institution publique, en signe de respect pour l’institution concernée et sa fonction. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle note que ledit règlement intérieur n’avait pas été publié. Elle estime toutefois que cela n’est pas un problème, dès lors que la présente espèce porte sur une règle de conduite usuelle, universellement admise, qui trouve à s’appliquer dans les institutions judiciaires de toute société civilisée et démocratique, société que la Bosnie-Herzégovine aspire à devenir. Elle considère également que l’appelant aurait pu, et aurait dû, connaître la règle en question. Elle observe de surcroît que le Tribunal d’État a informé l’appelant de manière claire et non équivoque de l’existence de cette règle de conduite universellement admise, qui s’impose à toute personne qui pénètre dans l’enceinte d’une institution judiciaire, sans distinction de religion, de sexe, de nationalité ou autre.

44. En outre, le Tribunal d’État a résolument mis l’appelant en garde contre les conséquences s’attachant à un tel comportement et, alors qu’il n’était nullement tenu de le faire, il lui a accordé un délai de réflexion. Cette décision est clairement conforme à la position adoptée par la Cour européenne au sujet de l’expression « prévues par la loi » (The Sunday Times, précité). Le Tribunal d’État a en effet informé l’appelant de manière claire et non équivoque des règles applicables au sein des institutions judiciaires et des conséquences qui s’attachaient à un refus de s’y conformer. En outre, à sa demande, l’appelant s’est vu accorder un délai supplémentaire pour réfléchir à la question. La Cour constitutionnelle insiste tout particulièrement sur le fait que la restriction en question valait uniquement tant que l’appelant se trouverait dans la salle d’audience, c’est-à-dire pour la durée de sa déposition devant le Tribunal d’État. Elle considère que ce dernier n’a pas imposé une charge excessive à l’appelant, puisqu’il lui a simplement demandé de se conformer au règlement intérieur, lequel s’appliquait à tous les visiteurs, et seulement dans la salle d’audience. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour constitutionnelle estime qu’en l’espèce le Tribunal d’État, faisant usage de la marge d’appréciation que lui conférait l’article 242 § 3 du code de procédure pénale, a agi conformément à la loi et que, contrairement à ce que plaide l’appelant, l’ingérence, qui était d’une portée limitée, n’avait rien d’illégal.

45. Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime, la Cour constitutionnelle observe que le Tribunal d’État s’est contenté de se référer à une règle de conduite universellement admise et applicable dans toute institution judiciaire, qui impose à toute personne présente dans l’enceinte d’une institution judiciaire de respecter « le code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires ». Le Tribunal d’État s’est également appuyé sur l’interdiction, dans les institutions publiques, de manifester son appartenance religieuse ou d’arborer des symboles à caractère religieux incompatibles avec les règles de conduite usuelles. Ce faisant, il a tenu compte de son obligation de défendre des valeurs propres à rapprocher les individus plutôt qu’à les diviser. La Cour constitutionnelle observe que le Tribunal d’État a souligné à cet égard que la Bosnie-Herzégovine était un État laïque qui opérait une séparation entre religion et vie publique, et qu’en conséquence personne ne pouvait manifester sa religion ou ses convictions religieuses dans une salle d’audience. Compte tenu de la position de la Cour européenne selon laquelle, dans une société démocratique où plusieurs religions coexistent (comme c’est le cas en Bosnie-Herzégovine), il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de religion de restrictions (Kokkinakis, précité), et de l’obligation qui incombe à toute institution judiciaire indépendante de défendre des valeurs propres à rapprocher les individus plutôt qu’à les diviser, la Cour constitutionnelle estime que la restriction, d’une portée limitée, qui a été imposée dans la présente espèce poursuivait un but légitime. Enfin, elle rappelle que l’article 242 § 3 du code de procédure pénale vise en premier lieu à donner au Tribunal d’État les moyens de conduire les procédures sans entraves et de manière efficace. Un juge ou le président d’une chambre peut donc sanctionner par une amende tout comportement inconvenant visant à perturber l’ordre de la salle d’audience ou à nuire à la réputation du Tribunal d’État. En l’espèce, le Tribunal d’État a considéré que le refus répété de l’appelant de se conformer à une injonction du tribunal nuisait à la réputation et à la dignité d’une institution judiciaire. Aussi la Cour constitutionnelle considère-t-elle que la restriction litigieuse, qui était d’une portée limitée, poursuivait le but, légitime au regard de l’article 9 de la Convention européenne, de préserver la dignité d’une institution judiciaire.

46. Enfin, sur la question de savoir si la décision était nécessaire dans une société démocratique pour atteindre l’un des buts légitimes visés par l’article 9 de la Convention européenne, la Cour constitutionnelle rappelle que, selon la jurisprudence constante de la Cour européenne, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence, cette marge d’appréciation allant toutefois de pair avec un contrôle européen portant aussi bien sur la loi que sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Dahlab, précité). Par ailleurs, selon la jurisprudence constante de la Cour européenne, la Cour doit déterminer si les mesures prises au niveau national étaient justifiées en principe — en d’autres termes, si les motifs fournis par les autorités nationales pour les justifier étaient « pertinents et suffisants » — et si elles étaient proportionnées au but légitime poursuivi (The Sunday Times, précité, § 50[2]).

47. La Cour constitutionnelle relève que l’appelant s’est vu infliger une amende pour outrage, pour avoir refusé d’obtempérer lorsque le Tribunal d’État lui a ordonné de se découvrir dans la salle d’audience. Elle observe également que la chambre de première instance avait infligé à l’intéressé une amende de 10 000 BAM, mais que la chambre d’appel a réduit le montant de celle-ci à 3 000 BAM. La chambre d’appel a en effet jugé que l’amende qui avait été prononcée en première instance était d’un montant excessif et, tenant compte de l’ensemble des circonstances de la cause, elle a conclu qu’une amende de 3 000 BAM était appropriée. La Cour constitutionnelle observe qu’en l’espèce le Tribunal d’État a fait usage de la marge d’appréciation prévue par l’article 242 du code de procédure pénale, en vertu duquel les juridictions peuvent, pour garantir l’efficacité de la procédure et préserver leur autorité et leur dignité, infliger une amende aux comparants qui refusent de se conformer à leurs injonctions. Elle a tenu compte du fait que le non-paiement de l’amende avait entraîné sa conversion en une peine de prison par application de l’article 47 du code pénal, mais elle examinera cet élément dans les paragraphes qui suivent, où elle traitera de la question du droit à un procès équitable. En conséquence, à la lumière des considérations qui précèdent et des circonstances de l’espèce, la Cour constitutionnelle estime que la restriction litigieuse n’a pas constitué une charge excessive pour l’appelant. Elle considère de surcroît que la mesure prise par le Tribunal d’État poursuivait un but légitime au sens de l’article 9 de la Convention européenne et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction litigieuse et le but légitime visé.

48. En conséquence, la Cour constitutionnelle conclut que la décision litigieuse ne s’analyse pas en une violation du droit découlant pour l’appelant de l’article II § 3 g) de la Constitution de Bosnie-Herzégovine et de l’article 9 de la Convention européenne de manifester sa religion. »

11. Deux des huit juges de la Cour constitutionnelle joignirent à la décision des opinions dissidentes dans lesquelles ils expliquaient ne pas partager les conclusions de la majorité concernant les articles 9 et 14 de la Convention. Ils considéraient notamment que dès lors que le requérant s’était présenté à l’audience et qu’il s’était levé pour s’adresser au tribunal il ne pouvait passer pour avoir manqué de respect à ce dernier. Ils ajoutaient que, contrairement aux agents de la fonction publique, les particuliers, tels le requérant, n’étaient pas soumis à une obligation de neutralité. En conséquence, ils estimaient que la sanction qui avait été infligée au requérant au motif qu’il avait refusé d’ôter un symbole religieux dans une salle d’audience s’analysait en une atteinte disproportionnée à son droit à la liberté de religion.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Sur le port de symboles à caractère religieux

12. Selon le dernier recensement, réalisé en 2013, près de 51 % de la population de Bosnie-Herzégovine est musulmane, et près de 46 % est chrétienne (orthodoxe pour les deux tiers environ, et catholique pour le reste).

13. La Constitution de la Bosnie-Herzégovine garantit « le plus haut niveau de protection des libertés fondamentales et des droits de l’homme internationalement reconnus », dont la liberté de religion (article II), mais elle n’établit pas expressément le principe de laïcité. Cela étant, il ressort de la loi de 2004 sur la liberté de religion[3] et de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine (voir, en particulier, les décisions nos AP 286/06 (29 septembre 2007), § 28, et AP 377/16 (20 avril 2016), § 35) que la Bosnie-Herzégovine est un État laïque.

Les dispositions pertinentes de la loi de 2004 relative à la liberté de religion sont ainsi libellées :

Article 1 § 1

« Conformément à l’héritage et aux valeurs traditionnelles de tolérance et de coexistence qui sont propres à la Bosnie-Herzégovine et à son caractère multiconfessionnel, la présente loi établit, dans un souci de promotion de l’entente mutuelle et de respect du droit à la liberté de conscience et de religion, un cadre légal dans lequel toutes les Églises et communautés religieuses de Bosnie-Herzégovine exercent leurs activités et ont les mêmes droits et obligations, sans discrimination. »

Article 11 § 1

« Les Églises et les communautés religieuses s’administrent de façon autonome selon leurs propres lois et doctrines. Celles-ci ne produisent pas d’effets en droit civil, elles ne sont pas appliquées par les autorités de l’État et elles s’imposent exclusivement aux membres des Églises et communautés religieuses concernées. »

Article 14

« Les Églises et les communautés religieuses sont séparées de l’État, ce qui signifie que :

1) L’État ne peut accorder à aucune Église ou communauté religieuse le statut de religion d’État, d’Église d’État ou de communauté religieuse d’État ;

2) L’État n’a pas le droit d’interférer dans l’organisation interne et les affaires des Églises et des communautés religieuses ;

3) Sous réserve des dispositions du paragraphe 4) ci-dessous, l’État ne peut accorder aucun privilège spécial à une Église, une communauté religieuse ou un représentant religieux ; tout engagement officiel d’une Église ou d’une communauté religieuse dans une institution politique est interdit ;

4) L’État peut, sur une base d’égalité, contribuer au financement des initiatives de conservation du patrimoine, des services de soins et d’enseignement, des actions caritatives et des services sociaux que mènent ou assurent les Églises et les communautés religieuses, sous réserve que celles-ci n’opèrent dans ce cadre aucune discrimination, fondée sur la religion ou les convictions notamment ;

5) Les Églises et les communautés religieuses peuvent, dans le respect du droit de la famille, participer à des programmes d’éducation, d’instruction ou d’aide à la santé, ainsi qu’à des initiatives à visée sociale ou humanitaire ;

6) Est interdite toute ingérence des autorités publiques dans l’élection, la nomination ou la révocation des représentants religieux, ainsi que dans la structuration interne des Églises et des communautés religieuses ;

7) La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires à la sécurité publique, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui suivant les normes internationales. Les Églises et les communautés religieuses disposent d’un droit de recours contre pareilles mesures. L’organe d’appel sollicite dans ce cadre l’avis du ministère bosno-herzégovin des Droits de l’homme et des Réfugiés. »

14. En 2015, le Conseil supérieur des juges et procureurs de Bosnie-Herzégovine (« le CSJP ») produisit une analyse du cadre légal applicable au port de symboles à caractère religieux dans l’enceinte des institutions judiciaires[4]. Se référant à un certain nombres de dispositions internes, dont l’article 13 de la loi de 2005 relative aux tribunaux adoptée par la Fédération de Bosnie-Herzégovine[5] et l’article 14 de la loi de 2012 relative aux tribunaux adoptée par la Republika Srpska[6], il y expliquait que les juges, les procureurs et les auxiliaires de justice de la Bosnie-Herzégovine avaient l’interdiction de porter pareils symboles dans l’exercice de leurs fonctions. Il précisait que les autres personnes, parties et témoins notamment, n’étaient pas concernées par cette interdiction, mais que le juge pouvait néanmoins leur ordonner d’ôter un symbole à caractère religieux dans l’enceinte du prétoire, dans le respect du droit à la liberté de religion et du principe d’égalité d’accès à la justice et en tenant compte de l’organisation de la procédure et de la nécessité de préserver l’autorité du pouvoir judiciaire, s’il estimait que les circonstances de la cause le justifiaient. Le 21 octobre 2015, le CSJP adressa à toutes les juridictions et à tous les procureurs du pays une circulaire leur rappelant ces règles. Le document, et plus particulièrement sa partie relative au port de symboles à caractère religieux par des représentants des autorités judiciaires, fut condamné, entre autres, par la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine, par la Chambre des représentants de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, par deux assemblées cantonales, par l’Agence pour l’égalité des sexes et par le Réseau des femmes (groupe informel travaillant sur les droits des femmes). Le CSJP demanda alors à toutes les juridictions et à tous les procureurs du pays de lui faire savoir s’ils avaient eu connaissance de cas de juges, de procureurs ou d’huissiers audienciers portant des symboles religieux dans l’exercice de leurs fonctions. Le dépouillement des réponses fit apparaître qu’une juge et une dizaine d’huissières audiencières portaient des foulards. Le 10 février 2016, le CSJP réaffirma sa position selon laquelle juges, les procureurs et les huissiers audienciers avaient interdiction de porter des symboles à caractère religieux sur leur lieu de travail. Il rappela à tous les présidents et procureurs généraux qu’ils avaient l’obligation de faire appliquer cette règle.

B. Sur l’audition des témoins et le délit d’outrage

15. La partie pertinente en l’espèce de l’article 81 du code de procédure pénale de la Bosnie-Herzégovine[7] (« le code ») est ainsi libellée :

« 4) Les témoins sont informés dans la convocation (...) des conséquences d’un défaut de comparution.

5) Si, sans fournir de justification valable, un témoin dûment convoqué reste en défaut de comparaître, le tribunal peut lui infliger une amende pouvant aller jusqu’à 5 000 BAM ou délivrer contre lui un mandat d’amener. »

16. La partie pertinente de l’article 86 § 6 du code se lit ainsi :

« Si l’âge et l’état physique et mental du témoin, ou toute autre raison valable, le justifient, l’audition peut être menée à distance au moyen d’un dispositif de transmission de l’image et du son propre à permettre aux parties et à l’avocat de la défense d’interroger l’intéressé. (...) »

17. La partie pertinente de l’article 242 § 3 du code énonce :

« Si (...) un témoin (...) provoque des troubles dans le prétoire ou refuse d’obtempérer à une injonction du (...) président, (...) le président lui adresse un avertissement. Si l’avertissement reste sans effet (...) le président peut ordonner l’expulsion de l’intéressé et lui infliger une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 BAM (...) »

18. L’article 256 du code dispose :

« 1) Lorsque les juges entrent ou sortent du prétoire, toutes les personnes présentes se lèvent à l’appel de l’huissier.

2) Sauf motif valable, les parties et autres participants à la procédure se lèvent lorsqu’ils s’adressent au tribunal. »

19. Selon l’article 20 du règlement intérieur des institutions judiciaires de Bosnie-Herzégovine[8], toute personne présente dans l’enceinte d’une institution judiciaire d’État, tel le Tribunal d’État, est tenue de respecter le « code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires ». Le règlement fut édicté par le président du Tribunal d’État, le procureur général et le président du CSJP en juin 2009. Il ne fut pas publié au Journal officiel, mais il est affiché dans l’enceinte du Tribunal d’État, en un lieu visible de tous.

C. Sur la conversion des amendes en des peines de prison

20. L’article 47 du code pénal de la Bosnie-Herzégovine[9] est ainsi libellé :

« 1) Le recours à la force pour le recouvrement des amendes est interdit.

2) Si une amende n’est pas acquittée dans le délai fixé par le jugement, le tribunal ordonne sans délai sa conversion en une peine de prison.

3) L’amende est convertie selon le barème suivant : (...) un jour de prison par tranche de 100 BAM, dans la limite de la durée maximale de la peine prévue pour le délit concerné.

4) En cas de paiement partiel de l’amende, le solde est converti en une peine de prison selon le barème fixé. Le condamné est libéré s’il règle le solde de l’amende.

III. DROIT COMPARÉ

21. La Cour a mené une étude comparée de la législation de 38 États contractants (Albanie, Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, ex-République yougoslave de Macédoine, République de Moldova, Monaco, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Saint-Marin, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie et Ukraine). Le port de symboles à caractère religieux par des particuliers dans l’enceinte du prétoire n’est pas réglementé en tant que tel dans la législation des États étudiés. En conséquence, aucun de ces États n’interdit le port de pareils symboles au seul motif qu’ils revêtent un caractère religieux. Cela étant, il convient de noter qu’une minorité d’États contractants imposent aux justiciables, lorsqu’ils se trouvent dans l’enceinte d’une juridiction, un code vestimentaire plus ou moins précis qui, dans quatre États (Belgique, Italie, Portugal et Slovaquie), prévoit notamment l’obligation de se découvrir. Il semblerait qu’en Italie, au Portugal et en Slovaquie, cette règle n’ait jamais été appliquée à l’égard de symboles à caractère religieux. En ce qui concerne la Belgique, une étude récente menée par le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand montre que seul un tiers environ des juges belges ont déjà fait usage de cette disposition, mais, dans 80 % des cas environ, à l’égard de couvre-chefs à caractère non religieux tels des casquettes[10].

22. Des règles particulières peuvent s’appliquer aux vêtements qui dissimulent le visage (comme la burqa et le niqab). Par exemple, dans l’affaire R v. D (R) ([2013] Eq LR 1034), un juge britannique a statué comme suit :

« 1) L’accusée doit se conformer à toutes les instructions de la Cour visant à permettre son identification à tous les stades de la procédure.

2) L’accusée est libre de porter le niqab pendant le procès, sauf lorsqu’elle est interrogée.

3) L’accusée ne peut être interrogée vêtue d’un niqab.

4) L’accusée peut répondre aux questions selon les modalités suivantes : soit dans le prétoire, derrière un panneau la protégeant du regard de l’assistance mais pas de celui du juge, des membres du jury et des conseils, soit à distance, au moyen d’un dispositif de retransmission en direct du son et de l’image.

5) Il est toujours interdit de photographier et de filmer dans la salle d’audience. En l’espèce, j’ordonne également qu’aucun dessin, aucun croquis ni aucune autre représentation de la défenderesse à visage découvert ne soit réalisé ou diffusé ou publié à l’extérieur. »

IV. AUTRES SOURCES PERTINENTES

23. La Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine fut fondée en 1882 pendant l’occupation austro-hongroise de la Bosnie-Herzégovine. Après la création du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, elle transféra son siège de Sarajevo à Belgrade, qu’elle quitta en 1993 peu après l’accession à l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Elle et son chef, le Grand Mufti de Bosnie-Herzégovine, sont considérés comme les plus hautes autorités religieuses par environ quatre millions de musulmans dans le monde. Leur autorité s’étend à toute la Bosnie-Herzégovine, mais aussi à la Croatie, à la Slovénie, ainsi qu’aux communautés religieuses et mosquées bosniaques implantées dans le reste du monde. Bien qu’elle ne se trouve pas officiellement sous son autorité, la Communauté islamique du Monténégro considère le Grand Mufti de Bosnie-Herzégovine comme la plus haute autorité morale musulmane de la région. En Serbie, toutefois, la question de savoir si la plus haute autorité musulmane du pays est la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine ou la Communauté islamique de Serbie fait débat.

24. La position de la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine sur le port du hijab/voile et de la calotte est exposée dans une lettre adressée le 19 septembre 2016 à Me Osman Mulahalilović, l’avocat du requérant[11] :

« La Communauté islamique, par l’intermédiaire de son organe représentatif et législatif suprême, le Conseil du Mufti, a officiellement pris position sur la question du port du hijab (voile islamique) dans l’enseignement islamique. Cette position est exprimée dans une fatwa ainsi libellée :

« Le hijab, c’est-à-dire le voile porté par les femmes de confession musulmane, est à la fois un devoir religieux et une pratique vestimentaire. Son port est prescrit par les sources fondamentales de l’Islam, le Coran et la Sunna, et par le consensus qui se dégage de la pratique de l’ensemble des musulmans. (...) »

La calotte, quant à elle, est traditionnellement portée par les musulmans de Bosnie-Herzégovine et d’ailleurs depuis des siècles. Son port ne constitue pas un devoir religieux fort, mais il est tellement ancré dans la tradition qu’il est considéré comme tel par beaucoup. Avant les débats récents qui ont fait suite à des décisions rendues par des institutions judiciaires de Bosnie-Herzégovine, nous ne savions pas que le port de la calotte avait été interdit par des régimes antérieurs. La calotte a toujours été respectée comme un élément constitutif de l’identité traditionnelle de chacun car son port en public est un signe de civilité. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

25. Le requérant se plaint d’avoir été sanctionné pour avoir porté une calotte dans l’enceinte d’une salle d’audience. Il y voit une violation de l’article 9, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Observations liminaires

26. Il y a lieu de noter d’emblée que la présente espèce ne porte pas sur la question du port de vêtements ou symboles à caractère religieux sur le lieu de travail (à cet égard, voir Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001‑V, Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, CEDH 2006‑II, Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, CEDH 2013, et Ebrahimian c. France, no 64846/11, CEDH 2015). Elle concerne en effet un témoin dans un procès pénal et soulève donc une tout autre question. Par conséquent, sont dénués de pertinence en l’espèce tant le débat public qui a lieu actuellement en Bosnie-Herzégovine sur la question du port de vêtements ou de symboles à caractère religieux par des membres des autorités judiciaires (paragraphe 14 ci-dessus) que les moyens invoqués par le requérant à cet égard.

B. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Thèses des parties

28. Le requérant plaide que sa religion lui impose de porter une calotte au motif que le Prophète Mahomet en portait une. Il voit donc dans l’interdiction qui lui a été faite de porter une calotte une « restriction » de sa liberté de manifester sa religion. Indiquant par ailleurs qu’aucune disposition légale n’interdisait le port de la calotte dans l’enceinte des salles d’audience, il estime que cette restriction était illégale. Il soutient que le règlement intérieur auquel les juridictions internes ont renvoyé dans leurs décisions (paragraphe 19 ci-dessus) ne pouvait avoir pour effet d’introduire dans la législation des interdictions qui n’étaient pas prévues par la loi. Il considère en outre que la sanction qui lui a été infligée était disproportionnée et qu’en la prononçant le Tribunal d’État entendait faire savoir aux croyants pratiquants qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans cette juridiction et qu’ils seraient emprisonnés s’ils pénétraient dans son enceinte.

29. Le Gouvernement reconnaît que l’interdiction qui a été faite au requérant de porter sa calotte dans l’enceinte du prétoire s’analyse en une « restriction » de la liberté de l’intéressé de manifester sa religion. Il se réfère sur ce point à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine et à l’Observation générale no 22 sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies le 27 septembre 1993, selon laquelle « L’accomplissement des rites et la pratique de la religion ou de la conviction peuvent comprendre (...) le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs » (document no CCPR/C/21/Rev.1/Add.4, § 4). En revanche, il estime cette restriction n’avait rien d’illégal. Il explique que le règlement intérieur auquel renvoyaient les décisions internes doit être lu à la lumière de l’article 242 § 3 du code de procédure pénale, qui conférait aux juges de première instance une ample marge d’appréciation en matière de décorum (paragraphe 17 ci-dessus). Quant au but visé par la restriction, il soutient que le juge de première instance s’est contenté d’appliquer une règle de politesse et de conduite généralement admise selon laquelle le port de la calotte est interdit dans l’enceinte des salles d’audience de Bosnie-Herzégovine. Il ajoute que si le juge de première instance a agi ainsi, c’est pour défendre la laïcité, principe essentiel dans une société multiculturelle telle que celle de la Bosnie-Herzégovine. Il voit également dans la restriction litigieuse une mesure proportionnée, prise dans le contexte d’une affaire sensible et complexe qui concernait un attentat commis contre l’ambassade des États-Unis.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir s’il y a eu « restriction » au sens de l’article 9 § 2

30. Les parties considèrent l’une comme l’autre que la sanction dont le requérant a fait l’objet pour avoir porté une calotte dans l’enceinte d’une salle d’audience s’analyse en une restriction de sa liberté de manifester sa religion. Cette analyse est conforme à la position officielle de la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine, selon laquelle le port de la calotte n’est pas un devoir religieux fort, mais est tellement ancré dans la tradition qu’il est considéré comme tel par beaucoup (voir le dernier paragraphe de la lettre du 19 septembre 2016 citée au paragraphe 24 ci‑dessus). Elle est également conforme à la décision rendue par la Cour constitutionnelle (paragraphe 10 ci-dessus).

31. Pareille restriction ne peut être compatible avec l’article 9 § 2 que si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ledit paragraphe et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

b) Sur la question de savoir si la mesure était « prévue par la loi »

32. La Cour rappelle que non seulement les mots « prévue par la loi » que contient le second paragraphe de l’article 9 imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais ils visent aussi la qualité de la loi en cause, qui doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 99, 26 avril 2016).

33. En l’espèce, les parties divergent sur la question de savoir si la mesure litigieuse était « prévue par la loi ». Comme l’a indiqué le requérant, aucune disposition légale n’interdisait expressément le port de la calotte dans l’enceinte d’un prétoire (voir également la position, exposée au paragraphe 14 ci-dessus, du CSJP à cet égard). Cela étant, le requérant a été sanctionné non pas en vertu de pareille interdiction d’ordre général, mais sur le fondement d’une disposition, libellée par la force des choses en des termes flous (voir l’article 242 § 3, cité au paragraphe 17 ci-dessus, du code de procédure pénale), qui conférait au juge de première instance le pouvoir de réglementer la conduite de la procédure devant le Tribunal d’État de manière à éviter tout abus et à garantir l’équité de la procédure vis-à-vis de toutes les parties. La Cour constitutionnelle a examiné cette question de façon approfondie et a conclu que l’ingérence était conforme à la loi, dès lors notamment que le président de la chambre de première instance avait informé le requérant de l’existence de cette règle et des conséquences qui s’attachaient à un refus d’obtempérer (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour n’aperçoit aucune raison propre à justifier qu’elle s’écarte de cette conclusion. Elle considère donc que la restriction imposée quant au port de la calotte dans l’enceinte du prétoire avait une base légale.

c) Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime

34. La Cour a déjà dit que l’énumération des exceptions à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions qui figure dans le second paragraphe de l’article 9 est exhaustive et que la définition de ces exceptions est restrictive (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 113, CEDH 2014, et les références citées). Pour être compatible avec la Convention, une restriction à cette liberté doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère.

35. Le requérant estime que l’ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté de manifester sa religion ne visait aucun des buts énoncés à l’article 9 § 2. Le Gouvernement, quant à lui, plaide que la mesure litigieuse poursuivait deux buts légitimes : la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. À cet égard, la Cour observe que le second paragraphe de l’article 9 n’énonce pas expressément le second de ces deux buts. En ce qui concerne le premier — garantir la protection des droits et libertés d’autrui — le Gouvernement renvoie au principe de laïcité et à la nécessité de promouvoir la tolérance dans une société sortant d’un conflit. La Cour a déjà dit que la laïcité est une conviction protégée par l’article 9 de la Convention (Lautsi et autres c. Italie [GC], no 30814/06, § 58, CEDH 2011) et que le souci de sauvegarder les valeurs laïques et démocratiques peut être rattaché au but légitime que constitue la « protection des droits et libertés d’autrui » au sens de l’article 9 § 2 (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 99, CEDH 2005‑XI, et Ahmet Arslan et autres c. Turquie, no 41135/98, § 43, 23 février 2010). Il n’y a aucune raison d’en décider autrement en l’espèce.

d) Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

i. Principes généraux

36. Les principes généraux relatifs à l’article 9 ont été rappelés récemment, dans l’affaire S.A.S. c. France (précité, §§ 124 à 131) :

« 124. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I, et Leyla Şahin, précité, § 104).

125. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII, et Leyla Şahin précité, § 105).

L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (voir, par exemple, Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, DR 19, p.5, Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, et Leyla Şahin, précité, §§ 105 et 121).

126. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, § 33). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention (Leyla Şahin, précité, § 106).

127. La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Comme signalé précédemment, elle estime aussi que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996-IV, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000-XI, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 91, CEDH 2003-II), et considère que ce devoir impose à l’État de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent (voir, notamment, Leyla Şahin, précité, § 107). Elle en a déduit que le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 107).

128. Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 112, CEDH 1999-III). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 45, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 99). Si les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les États à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique » (Chassagnou et autres, précité, § 113 ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 108).

129. Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX). Il en va en particulier ainsi lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 84, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 109). S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient alors, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, et Leyla Şahin, précité, § 110). Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (voir, par exemple, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 122, CEDH 2011).

130. Dans l’affaire Leyla Şahin, précitée, la Cour a souligné que tel était notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, d’autant plus au vu de la diversité des approches nationales quant à cette question. Renvoyant à l’arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche (20 septembre 1994, § 50, série A no 295-A) et à la décision Dahlab c. Suisse ((déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V), elle a précisé qu’il n’était en effet pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes. Elle a observé que la réglementation en la matière pouvait varier par conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public. Elle en a déduit que le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation devait, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré (Leyla Şahin, précité, § 109).

131. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, et Leyla Şahin, précité, § 110).

ii. Application de ces principes en l’espèce

37. La Cour note qu’en l’espèce le requérant n’avait d’autre choix que de se présenter devant le tribunal interne : en vertu du code de procédure pénale de Bosnie-Herzégovine, un témoin qui ne se présente pas à une convocation risque de se voir infliger une amende ou d’être arrêté (paragraphe 15 ci-dessus). Elle observe par ailleurs que, comme le droit interne le lui imposait (paragraphe 18 ci-dessus), le requérant se leva pour s’adresser au tribunal. Le président de la chambre lui indiqua alors que, conformément au règlement intérieur (paragraphe 19 ci-dessus), il devait en outre ôter sa calotte. Il lui expliqua que le port de la calotte était contraire au code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires, et qu’aucun vêtement ou symbole à caractère religieux n’était autorisé dans l’enceinte du tribunal. Il lui accorda ensuite un délai de réflexion supplémentaire, au terme duquel l’intéressé refusa d’ôter sa calotte, estimant qu’il était de son devoir de croyant d’en porter une en toute occasion. Le président lui infligea alors une amende pour outrage. Le requérant ne l’ayant pas réglée, cette amende fut ensuite convertie en une peine de 30 jours de prison (paragraphe 9 ci-dessus).

38. Il importe ici de souligner le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Il en est spécialement ainsi lorsque se posent des questions sur la relation entre l’État et les religions. En effet, la réglementation en la matière peut varier d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et par le maintien de l’ordre public. En ce qui concerne l’article 9 de la Convention, il convient en principe de reconnaître aux États une ample marge d’appréciation pour décider si, et dans quelle mesure, une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées. À cet égard, la Cour peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes que peuvent faire apparaître les pratiques des États parties à la Convention (voir, entre autres, S.A.S. c. France, précité, §§ 129 à 131).

39. La Cour a conscience que le président de la chambre de première instance avait la lourde tâche de maintenir l’ordre et de garantir l’intégrité de la procédure dans le cadre d’une affaire où plusieurs participants appartenaient à un groupe religieux qui s’opposait au concept d’État laïque et ne reconnaissait que la loi et le tribunal de Dieu (paragraphe 6 ci-dessus). Elle a également pris note du contexte général dans lequel s’est déroulé le procès. Néanmoins, pour les raisons exposées ci-après, elle considère que la mesure prise au niveau national n’était pas justifiée.

40. Comme indiqué au paragraphe 26 ci-dessus, la présente espèce doit être distinguée des affaires concernant le port de vêtements ou symboles à caractère religieux sur le lieu de travail, notamment par des fonctionnaires susceptibles d’être soumis à un devoir de discrétion, de neutralité et d’impartialité, et spécialement à l’obligation de ne pas porter pareils vêtements ou symboles dans le cadre de l’exercice de fonctions officielles (voir Pitkevich c. Russie (déc.), no 47936/99, 8 février 2001, concernant la révocation d’une juge au motif, entre autres, qu’elle s’était livrée au prosélytisme et avait prié pendant des audiences ; Dahlab, précité, concernant l’interdiction qui avait été faite à une enseignante du cycle primaire de porter un voile lorsqu’elle enseignait ; Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, CEDH 2006‑II, concernant l’interdiction qui avait été faite à une professeure d’université de porter un voile lorsqu’elle enseignait ; Eweida et autres, précité, § 105, concernant le licenciement d’un officier d’état civil qui avait refusé de célébrer des unions homosexuelles ; et Ebrahimian c. France, no 64846/11, CEDH 2015, concernant l’interdiction faite à une assistante sociale du service psychiatrique d’un hôpital public de porter un voile sur son lieu de travail). Dans une société démocratique, les particuliers, tel le requérant, ne sont généralement pas soumis à pareille obligation.

41. Il est vrai que l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par une religion ou une conviction (voir S.A.S. c. France, précité, § 125, et les références citées ; voir aussi, mutatis mutandis, Enver Aydemir c. Turquie, no 26012/11, § 68-84, 7 juin 2016, où la Cour a conclu que les opinions idéalistes et politiques inspirées par le Coran et la Charia qui avaient été invoquées par le requérant pour justifier son refus d’effectuer son service militaire pour la République laïque de Turquie n’étaient pas aptes à entraîner l’applicabilité de l’article 9). Le fait d’ordonner à un témoin d’ôter un symbole à caractère religieux peut en effet se justifier dans certains cas (paragraphe 22 ci-dessus). Cela étant, la Cour tient à souligner que les autorités ne doivent pas négliger les particularités de chaque religion. La liberté de manifester sa religion est un droit fondamental, non seulement parce qu’une société démocratique saine a besoin de tolérer et soutenir le pluralisme et la diversité, mais aussi en raison de l’utilité que revêt pour quiconque fait de la religion un principe essentiel de sa vie la possibilité de communiquer cette conviction à autrui (Eweida et autres, précité, § 94). La Cour ne voit aucune raison de douter que le geste du requérant était motivé par une conviction sincère que sa religion lui imposait de porter une calotte en toute occasion, et non par une volonté dissimulée de tourner le procès en ridicule, d’inciter autrui à rejeter les valeurs laïques et démocratiques, ou de causer des troubles (voir, à cet égard, Eweida et autres, précité, § 81). Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité. Le rôle des autorités n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (voir S.A.S. c. France, précité, §§ 127 et 128).

42. Contrairement à d’autres membres de son groupe religieux (paragraphe 6 ci-dessus), le requérant s’est présenté à la convocation qui lui avait été faite par le tribunal et s’est levé lorsqu’on le lui a demandé, montrant par là même clairement qu’il se soumettait aux lois et juridictions du pays. Rien n’indique qu’il ne fût pas disposé à témoigner ou qu’il ait fait preuve d’un quelconque manque de respect. Dans ces circonstances, la peine pour outrage qui lui a été infligée au seul motif qu’il avait refusé d’ôter sa calotte n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

43. La Cour conclut qu’en l’espèce les autorités internes ont outrepassé l’ample marge d’appréciation qui était la leur (paragraphe 38 ci-dessus). Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

44. Le requérant se plaint d’avoir subi une discrimination dans la jouissance de son droit à la liberté de manifester sa religion. Il invoque l’article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention.

45. Le Gouvernement récuse cette thèse.

46. La Cour note que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus ; il doit donc lui aussi être déclaré recevable.

47. Dès lors que le grief formulé sous l’angle de l’article 14 s’analyse en une répétition de celui présenté sur le terrain de l’article 9 (paragraphe 43 ci-dessus), il n’est pas nécessaire de rechercher s’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 (voir, par exemple, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 134, CEDH 2001‑XII).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

49. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

50. Le Gouvernement estime ce montant excessif.

51. La Cour admet que la violation constatée a dû être source de désarroi pour le requérant et qu’une réparation pour préjudice moral est donc indiquée. Statuant en équité comme l’exige la Convention, elle accorde à l’intéressé 4 500 EUR de ce chef, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B. Frais et dépens

52. Le requérant réclame également 1 000 EUR pour les frais et dépens afférents à la procédure suivie devant la Cour.

53. Le Gouvernement considère que la demande n’a pas été étayée.

54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Autrement dit, le requérant doit les avoir réglés, ou être tenu de les régler, en vertu d’une obligation légale ou contractuelle, et il faut qu’il ait été contraint de les engager pour empêcher les violations constatées ou y faire remédier. La Cour exige la production de notes d’honoraires et de factures suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies. Le requérant n’ayant produit ni notes d’honoraires ni factures, la Cour rejette sa demande (voir, par exemple, Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 158, CEDH 2014).

C. Intérêts moratoires

55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire aussi sous l’angle de l’article 14 de la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 décembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea TamiettiGanna Yudkivska
Greffier adjointPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge De Gaetano ;

– opinion concordante du juge Bošnjak ;

– opinion dissidente du juge Ranzoni.

G.Y.
A.N.T.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE DE GAETANO

1. Cette affaire a tout à voir avec la liberté d’expression religieuse et pas grand-chose, voire rien, avec une question d’outrage ou de maintien de l’ordre dans l’enceinte du prétoire. Malheureusement, tout a été mélangé au niveau interne.

2. Le requérant semble avoir été happé dans le sillage de la décision rendue à l’égard de M. Jašarević et des deux autres accusés sur le fondement de l’article 242 du code de procédure pénale (paragraphe 6 de l’arrêt). Il est difficile de concevoir comment le comportement du requérant, qui n’a rien fait d’autre que garder sa calotte en guise de manifestation de ses convictions religieuses profondes, peut être considéré comme un manque de respect envers le tribunal ou comme la cause de troubles ou d’un manquement au décorum dans l’enceinte du prétoire. S’il eût été un évêque catholique, le requérant aurait-il été contraint d’ôter sa croix pectorale pour se présenter devant le tribunal ? Et s’il eût été un évêque orthodoxe, aurait-il été contraint d’ôter sa calotte noire ? Et s’il eût été sikh ? Lui faire ôter son turban n’aurait pas été une mince affaire et aurait pu prendre beaucoup de temps.

3. Je souscris dans cette affaire au constat de violation de l’article 9 de la Convention et à la conclusion de la Cour selon laquelle il n’est pas nécessaire d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14. J’estime toutefois que la Cour n’aurait pas dû poursuivre son analyse au-delà de la question de savoir si la mesure en question était « prévue par la loi ». Au moment des faits, en 2012, le Conseil supérieur des juges et procureurs de la Bosnie-Herzégovine n’avait pas encore exprimé la position exposée au paragraphe 14 de l’arrêt. L’article 242 § 3 du code de procédure pénale visait à permettre au président d’une chambre d’adresser non pas n’importe quelle injonction — cela serait du pur arbitraire —, mais uniquement les injonctions qui étaient nécessaires, ou auraient pu s’avérer nécessaires, au maintien de l’ordre dans la salle d’audience et à la conduite de la procédure. De même, l’article 20 du règlement intérieur des institutions judiciaires de la Bosnie-Herzégovine (paragraphe 19) était formulé en des termes extrêmement vagues. Si l’on pouvait interpréter l’expression « code vestimentaire applicable aux institutions judiciaires » comme une référence à une tenue sobre et correcte, personne n’aurait raisonnablement pu, à l’époque, y voir une référence à des vêtements tels la calotte du requérant. La formulation du paragraphe 33 de l’arrêt me gêne tout particulièrement. Selon moi, le requérant a été sanctionné sur le fondement d’une disposition d’ordre général libellée en des termes dont aucune circonlocution de la Cour constitutionnelle n’aurait pu parvenir à occulter le caractère particulièrement vague. De plus, le pouvoir de réglementer la conduite de la procédure dont jouit le juge n’autorise pas ce dernier à provoquer inutilement une situation conflictuelle, spécialement lorsqu’est en jeu l’exercice d’un droit fondamental – en l’occurrence il s’agissait du droit à liberté d’expression religieuse.

4. De même, je ne vois pas comment la référence au paragraphe 35 de l’arrêt rendu dans l’affaire Lautsi et autres c. Italie ([GC], no 30814/06, § 58, CEDH 2011 (extraits)) peut être jugée pertinente. Contrairement à cette affaire, la présente espèce ne porte pas sur la question de « convictions philosophiques ». Ce n’est que dans quelques rares cas seulement — par exemple lorsque le principe de laïcité est ancré dans la Constitution du pays ou que le pays s’inscrit de longue date dans une tradition laïque — que l’on peut dire que l’expression « à la protection des droits et libertés d’autrui » englobe le principe de laïcité aux fins du second paragraphe de l’article 9. La séparation de l’Église et de l’État ne peut servir à justifier une forme agressive de laïcité, pas plus qu’elle ne peut être utilisée pour promouvoir la laïcité aux dépens de la liberté de religion. Comme l’a expliqué le juge Bonello dans l’opinion concordante jointe par lui à l’arrêt Lautsi et autres : « La liberté de religion et la liberté de ne pas avoir de religion consistent en fait dans le droit de professer librement toute religion choisie par l’individu, le droit de changer librement de religion, le droit de n’embrasser aucune religion, et le droit de manifester sa religion par les croyances, le culte, l’enseignement et l’observance. Le catalogue de la Convention s’arrête ici, bien en deçà de la défense de l’État laïque » (paragraphe 2.6 de l’opinion).

OPINION CONCORDANTE DU JUGE BOŠNJAK

1. Dans la présente espèce, j’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 9 de la Convention. Je pense que les principaux arguments justifiant cette position se trouvent exposés au paragraphe 42 de l’arrêt. Ces arguments sont toutefois valables uniquement dans la mesure où, à l’époque où le requérant s’est vu infliger une amende pour avoir refusé d’ôter sa calotte, aucune disposition n’interdisait ni même ne réglementait le port de symboles à caractère religieux dans l’enceinte du prétoire. J’aurais pu adopter une position différente si pareille disposition avait existé.

2. Les parties ne contestent pas que la sanction infligée au requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit découlant de l’article 9 de la Convention. Je souscris à l’avis de la majorité selon lequel cette sanction était prescrite par la loi. Selon l’article 242 3) du code de procédure pénale de la Bosnie-Herzégovine, un témoin peut notamment se voir infliger une amende pour refus d’obtempérer à une injonction du président de la chambre dès lors qu’un avertissement en ce sens lui a préalablement été adressé. Dans la présente espèce, les parties ne contestent pas que le président de la chambre a ordonné au requérant de se découvrir, qu’il lui a expliqué qu’il pourrait se voir infliger une amende s’il refusait d’obtempérer, et que ce n’est qu’après qu’il l’a sanctionné. Lorsque le requérant a été sanctionné, il était parfaitement prévisible qu’il le serait.

3. Cela étant, l’exigence de légalité ne peut être considérée isolément de l’exigence selon laquelle l’ingérence doit être nécessaire dans une société démocratique. Je souscris fermement à la réaffirmation des principes relatifs à la liberté de religion rappelés au paragraphe 38 de l’arrêt. La marge d’appréciation dont jouissent les Hautes parties contractantes sur ces questions doit être ample, mais elle doit être exercée par les autorités nationales qui sont démocratiquement fondées à agir en législateurs. La manifestation des convictions religieuses dans l’enceinte d’institutions officielles et dans l’espace public est généralement une question sensible, qui appelle une politique d’ordre général. On ne peut laisser aux seuls détenteurs du pouvoir dans un contexte donné la tâche de fixer individuellement des normes et des règles. Par exemple, je doute fort qu’il doive appartenir à chaque enseignant de décider si les symboles à caractère religieux sont autorisés dans « sa » classe. Il en va de même pour une infirmière dans « son » service hospitalier, pour un juge dans « sa » salle d’audience ou pour un maître-nageur sur « sa » plage. Pareille pratique ouvrirait la porte à l’arbitraire, ce qui serait incompatible avec une société démocratique fondée sur la tolérance.

4. Dans une série d’affaires emblématiques antérieures où la Cour a reconnu à l’État défendeur une ample marge d’appréciation et conclu à l’absence de violation (voir, par exemple, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, CEDH 2014 (extraits), ou Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, CEDH 2005‑XI), les autorités nationales avaient adopté une norme interne de portée générale qui interdisait le port de symboles à caractère religieux dans l’espace public. La présente espèce se distingue des affaires en question en ce qu’aucune disposition de cette nature n’existait en Bosnie-Herzégovine. En l’occurrence, c’est le président de la juridiction saisie qui a « édicté » une règle interdisant au requérant de porter un symbole à caractère religieux. Pour les raisons exposées au paragraphe qui précède, cet élément a une incidence sur l’appréciation de la nécessité, dans une société démocratique, de cette interdiction et de l’amende infligée au requérant.

5. En adoptant cette position, je n’entends pas exclure qu’en l’absence de toute règle d’ordre général, un juge ou une autorité se trouvant dans une situation similaire puisse, et doive, réagir lorsqu’un symbole revêtant en soi un caractère religieux est porté d’une manière propre à troubler l’ordre, à empêcher le bon fonctionnement d’un tribunal ou de tout autre organe, ou à mettre en péril les valeurs que l’autorité concernée a pour mission de protéger, ou lorsque pareil symbole est utilisé à de telles fins. Il ne semble toutefois pas que cela ait été le cas pour le requérant. Dans sa décision, le président de la juridiction saisie en première instance fit référence au comportement qui avait été affiché par d’autres comparants appartenant au même sous-groupe religieux que le requérant et qui pouvait effectivement être considéré comme un défi à l’autorité du tribunal. Le comportement adopté par le requérant en l’espèce n’est toutefois nullement comparable à celui des individus en question, qui avaient refusé de se lever ou de pénétrer dans l’enceinte du prétoire et avaient exprimé verbalement leur mépris pour le tribunal. Comment ne pas penser que la décision du juge était davantage motivée par ces marques flagrantes d’irrespect que par le comportement du requérant ? Or, dans une société démocratique, l’auteur d’une infraction ne peut être réputé pénalement responsable que de son propre fait.

6. S’il est vrai que le requérant a refusé d’obtempérer à l’injonction qui lui était faite de se découvrir, on peut considérer que son geste s’apparentait à celui d’un objecteur de conscience et ne pouvait, en soi, s’analyser comme étant constitutif d’un délit d’outrage. Par ailleurs, le président de la chambre a omis d’expliquer en quoi, et de quelle façon dans les circonstances de la cause, le port d’une calotte pouvait troubler l’ordre de la salle d’audience, porter atteinte à la bonne conduite de la procédure ou mettre gravement en péril une valeur qu’il était de son devoir de protéger. Au lieu de cela, il a écrit dans sa décision qu’il jugeait inutile de préciser en quoi le comportement du requérant nuisait, selon lui, à la réputation du tribunal et à la confiance du public en la justice. En conséquence, étant donné qu’aucune disposition d’ordre général n’interdisait le port de symboles à caractère religieux dans l’enceinte du prétoire et que le président de la juridiction concernée n’a fourni aucune raison valable pour justifier sa décision à l’égard du requérant, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE RANZONI

1. Contrairement à la majorité, j’estime qu’il n’y pas eu violation de l’article 9 de la Convention (point 2 du dispositif).

2. Les faits de la présente espèce peuvent se résumer comme suit. Pendant le procès d’un homme, membre d’un groupe wahhabite/salafiste local, qui était accusé d’avoir commis un attentat contre l’ambassade américaine à Sarajevo, le requérant, qui appartenait à la même communauté religieuse que l’accusé, fut convoqué comme témoin. Il se présenta devant le tribunal mais refusa d’obtempérer lorsque le président de la chambre de première instance lui ordonna de se découvrir. Il fut donc condamné pour outrage à une amende de 10 000 marks convertibles (BAM), que la chambre d’appel du même tribunal réduisit par la suite à 3 000 BAM. Faute d’avoir été acquittée, l’amende fut en définitive convertie en une peine de 30 jours d’emprisonnement.

3. Comme la majorité, je considère que la sanction que le requérant s’est vu infliger pour avoir porté une calotte dans l’enceinte d’une salle d’audience s’analyse en une restriction de sa liberté de manifester sa religion et que cette restriction était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la « protection des droits et libertés d’autrui » (paragraphes 30 à 35 de l’arrêt). De même, je souscris aux principes généraux énoncés concernant la nécessité de la mesure (paragraphe 36). C’est sur l’application de ces principes au cas d’espèce que mon raisonnement diffère de celui de la majorité.

4. On peut être d’accord ou non avec l’appréciation qui a été faite par les juridictions nationales et avec le contenu de leurs décisions. Cela dit, la Cour n’est ni une autre juridiction interne ni une juridiction de quatrième instance, et elle ne peut donc substituer son avis à celui des juridictions internes que si elle a des raisons sérieuses de le faire, par exemple en cas de dépassement manifeste de la marge d’appréciation reconnue aux autorités internes.

5. Comme juge national j’aurais pu décider de ne pas intervenir et tolérer qu’un témoin dépose sans ôter sa calotte. Il ne s’agit toutefois que d’une supposition car jamais au cours de ma longue carrière de juge interne je n’ai été confronté à pareille situation. Quoi qu’il en soit, notre qualité de juges d’une instance internationale nous impose d’adopter un point de vue et un regard différents lorsque nous nous penchons sur une affaire de ce type. Nous devons accepter les limites qui sont les nôtres, en particulier lorsque nous sommes amenés à examiner une requête sous l’angle de l’article 9 de la Convention.

I. Principes généraux

i. Subsidiarité du système de la Convention et marge d’appréciation dans les affaires examinées sous l’angle de l’article 9

6. L’évaluation de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice des droits tirés de l’article 9 est étroitement liée au caractère subsidiaire du système de la Convention. L’obligation d’assurer la protection des droits que consacre la Convention incombe en premier lieu aux États contractants, et plus particulièrement aux juridictions internes. À cet égard, la Cour de Strasbourg doit faire preuve d’une certaine prudence lorsqu’elle cherche à déterminer si les décisions rendues par des juridictions internes sont compatibles avec les obligations qui incombent à l’État concerné en vertu de la Convention, en particulier lorsqu’elle examine des décisions qui touchent à des questions de religion. Le contexte interne est vraisemblablement le reflet des sensibilités historiques, culturelles, politiques et religieuses du pays, et une juridiction internationale n’est pas la mieux placée pour trancher des litiges dans lesquels des questions de cet ordre sont en jeu.

7. Dans l’arrêt récemment rendu par elle dans l’affaire S.A.S. c. France ([GC], no 43835/17, CEDH 2014), la Grande Chambre a insisté sur le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention dans les affaires traitant des rapports entre l’État et les religions. Elle a notamment dit ce qui suit (§ 129) :

« Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. (...) S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient alors, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». »

8. De même, dans l’arrêt rendu par elle dans l’affaire Leyla Şahin c. Turquie ([GC], no 44774/98, § 109, CEDH 2005‑XI ; voir aussi Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, no 29086/12, § 88, CEDH 2017), la Cour, faisant référence à la question de la marge d’appréciation, a déclaré :

« En effet, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société (...) et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextes (...) La réglementation en la matière peut varier par conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public (...). Dès lors, le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation doit, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré. »

9. En ce qui concerne la notion de laïcité, la Cour, dans l’affaire Leyla Şahin (précité, § 114), s’est exprimée comme suit :

« (...) la Cour trouve une telle conception de la laïcité respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention. Elle constate que la sauvegarde de ce principe, assurément l’un des principes fondateurs de l’État turc qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie, peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester la religion et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention. »

ii. Marge d’appréciation dans la mise en balance des différents droits et intérêts

10. Dans les cas où les autorités nationales ont mis en balance, dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, deux droits contradictoires garantis par la Convention, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 90-92, CEDH 2015, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 104-107, CEDH 2012).

11. Il convient d’adopter une approche similaire dans une affaire comme celle qui nous occupe. Lorsque l’État jouit d’une ample marge d’appréciation et que les juridictions internes se sont livrées à une appréciation fondée sur le contexte spécifique du pays en tenant compte de la jurisprudence de la Cour et des principes et critères pertinents, il faut également des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes.

12. Pareille approche est conforme à la jurisprudence de la Cour. Par exemple, dans Kearns c. France (no 35991/04, § 74, 10 janvier 2008), la Cour a dit : « la marge d’appréciation dont disposent les États contractants est de façon générale ample lorsque les autorités publiques doivent ménager un équilibre entre les intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention. » Il en va de même lorsqu’il convient de ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 89, série A no 161, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 88, CEDH 2005‑IV, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 124, CEDH 2011).

13. En outre, dans l’arrêt très récemment rendu par elle dans l’affaire Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, § 76, 14 septembre 2017), qui portait sur l’article 8, la Cour a ainsi statué :

« L’obligation d’un « contrôle européen » ne signifie pas que lorsqu’elle est amenée à déterminer si une mesure litigieuse a ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence, la Cour doive nécessairement apprécier de nouveau la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits garantis par l’article 8. Au contraire, dans les affaires qui traitent de l’article 8, la Cour considère généralement que dès lors que les juridictions internes ont examiné les faits avec soin, en toute indépendance et impartialité, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts personnels du requérant et l’intérêt général, elle n’a pas à substituer sa propre appréciation du fond de l’affaire (en particulier, sa propre appréciation des éléments factuels relatifs à la question de la proportionnalité) à celle des autorités nationales compétentes. Seuls font exception à cette règle les cas où il est démontré que des raisons sérieuses justifient d’y déroger. »

14. Il s’agit donc pour la Cour de déterminer si les motifs exposés par les autorités internes pour justifier l’ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant sont « pertinents et suffisants » aux fins de l’article pertinent de la Convention (voir, mutatis mutandis, Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 68, CEDH 2003‑IX (extraits)). Autrement dit, la Cour doit examiner en premier lieu non pas la situation du requérant et les faits de la cause en tant que tels, mais plutôt l’appréciation qui en a été faite par les juridictions internes. Si cette appréciation a été menée par des juridictions internes indépendantes et impartiales sur le fondement des principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour, si les juridictions en question ont dûment tenu compte des circonstances de la cause et des intérêts contradictoires en présence, et si la décision à laquelle elles ont abouti est restée dans les limites de la marge d’appréciation accordée aux États membres relativement au droit pertinent tiré de la Convention, alors la Cour doit accepter cette décision, surtout si, comme en l’espèce, les autorités internes jouissaient d’une ample marge d’appréciation. Autrement, comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, nous ne faisons que proclamer un attachement de pure forme à ce principe.

15. En conséquence, dans toutes les affaires répondant aux critères énoncés ci-dessus, donc aussi dans celles relevant de l’article 9, la Cour doit avoir des raisons suffisantes, voire sérieuses, de substituer sa propre opinion à celle des juridictions internes. Pareilles raisons font toutefois défaut en l’espèce, ou du moins elles n’ont pas été exposées dans l’arrêt.

II. Application des principes généraux au cas d’espèce

i. Les juridictions internes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation

16. L’évaluation par la majorité des circonstances de l’espèce se résume à deux paragraphes ‑ les paragraphes 41 et 42 ‑, dont le premier contient principalement des déclarations d’ordre général sans rapport particulier avec les circonstances de la présente espèce. Cela me semble insuffisant pour conclure que l’État a outrepassé l’ample marge d’appréciation dont il jouissait.

17. En particulier, l’arrêt ne traite pas du tout des motifs exposés par les différentes juridictions internes dans leurs décisions. Examinons les raisonnements respectifs de ces juridictions (paragraphes 7 à 11 de l’arrêt) afin de déterminer s’ils sont clairs et compréhensibles, et d’établir si lesdites juridictions ont ou non outrepassé leur marge d’appréciation.

18. La chambre de première instance s’est référée aux dispositions de l’article 20 du règlement des institutions judiciaires de Bosnie-Herzégovine ainsi qu’aux obligations qui incombaient aux parties dans le cadre d’une procédure judiciaire, qui, les unes comme les autres, avaient été portées à la connaissance du requérant. Elle a expliqué qu’un tribunal n’était pas un lieu où l’on pouvait exprimer ses convictions religieuses d’une manière propre à discréditer certaines règles communes applicables dans une société multiculturelle. Elle a également établi un lien entre le cas d’espèce et plusieurs affaires semblables dont elle avait été saisie et dans le cadre desquelles certaines personnes avaient adopté un comportement similaire, déclarant publiquement qu’elles ne reconnaissaient pas l’autorité du tribunal. Elle a insisté sur le caractère fréquent de ces comportements irrespectueux et outrages, et elle a conclu qu’il était vraisemblable qu’ils fussent dirigés contre l’État et les valeurs fondamentales de la société.

19. La chambre d’appel du tribunal a souligné que l’obligation de se découvrir dans l’enceinte des tribunaux était bien connue et s’appliquait à tous, sans distinction de religion, de sexe, de nationalité ou autre. Elle a confirmé qu’il s’agissait là d’une norme généralement admise concernant le comportement qu’il convenait d’adopter dans une salle d’audience, et elle a jugé que, dans l’État laïque de Bosnie-Herzégovine, un tribunal ne pouvait être un lieu de manifestation d’une religion.

20. La Cour constitutionnelle, faisant sien le raisonnement des juridictions inférieures, a conclu à l’absence de violation des articles 9 et 14 de la Convention. Pour ce faire, elle s’est livrée à une appréciation conforme à la méthodologie de la Cour, puisque aussi bien elle a examiné la réalité de la restriction que le requérant estimait avoir été imposée à sa liberté de religion, la légalité de la mesure, la légitimité du but qu’elle poursuivait, sa nécessité et la proportionnalité de la sanction infligée. Elle a relevé, entre autres, que l’affaire concernait une situation particulière et une règle de conduite généralement admise, dont le requérant avait connaissance ; que la restriction en question avait revêtu un caractère limité et que la chambre de première instance n’avait pas imposé au requérant un fardeau excessif ; que les institutions judiciaires, du fait de la séparation entre religion et vie publique au sein de l’État laïque de Bosnie-Herzégovine, avaient le devoir de défendre des valeurs propres à rapprocher les individus plutôt qu’à les diviser et que c’était à cela que tendait la restriction temporaire imposée dans cette affaire ; et que le refus répété du requérant d’obtempérer à une injonction du tribunal était propre à nuire à la réputation d’une institution judiciaire. Enfin, elle a confirmé la réduction substantielle de l’amende imposée.

21. Le raisonnement détaillé des juridictions internes est à tout le moins recevable, compte tenu de la situation particulière, exposée dans les décisions, de la Bosnie-Herzégovine. Bien entendu, les principes de laïcité et de pluralisme pourraient justifier une approche différente, mais cela dépend pour une large part de la situation spécifique à chaque État membre. L’approche adoptée en Bosnie-Herzégovine ne semble pas déraisonnable. Elle est de surcroît en accord avec la jurisprudence de la Cour en ce que l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours au justiciable le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté pour chacun de manifester sa religion ou ses convictions de restrictions propres à concilier les intérêts des différents groupes (S.A.S. c. France, précité, §§ 125 et 126 ; voir aussi Leyla Şahin, précité, §§ 105 et 121 ; et Osmanoğlu et Kocabaş, précité, § 83).

22. C’est exactement ce qu’a fait l’État défendeur en tenant compte de sa situation pour le moins particulière. Notre Cour dispose-t-elle des connaissances et des compétences nécessaires pour remettre en question le choix fait par l’État dans la réglementation de cette question spécifique et sensible ? Notre rôle est-il de dicter, de loin et a posteriori, les politiques qu’un État doit appliquer dans un contexte national difficile ? Ne devrions-nous pas, dans la mesure du possible, accepter les décisions internes dès lors qu’elles sont le résultat d’une mise en balance circonstanciée des droits et intérêts contradictoires en présence ? La Cour a affirmé à maintes reprises que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. (S.A.S. c. France, précité, § 129). Or, bien que fréquemment réaffirmée, cette position n’est malheureusement pas toujours suivie dans les cas où, comme en l’espèce, elle serait justifiée.

ii. Le principe sous-jacent du consensus européen

23. Après avoir noté, au paragraphe 38 de l’arrêt, que l’État doit en principe jouir d’une ample marge d’appréciation, la Cour passe cet élément complètement sous silence, sans fournir d’explication et sans qu’elle ait procédé à la mise en balance des intérêts en présence. Comment la majorité a-t-elle pu conclure, au paragraphe 43, que les autorités internes avaient outrepassé l’ample marge d’appréciation qui était la leur sans donner des raisons claires pour justifier son rétrécissement ? Aurait-elle tenu compte d’un « consensus européen », notion qui selon la jurisprudence de la Cour (S.A.S. c. France, précité, § 129, et Osmanoğlu et Kocabaş, précité, § 89) peut contribuer à délimiter la marge d’appréciation des autorités internes ? Bien qu’évoquée au paragraphe 38 de l’arrêt, la notion de « consensus » n’a pas été utilisée de manière explicite pour limiter l’ampleur de la marge d’appréciation des autorités internes. La majorité a-t-elle été malgré tout influencée à cet égard par l’étude comparative de la législation de 38 États contractants sur 47 (paragraphe 21 de l’arrêt), qui montrait que le port de symboles à caractère religieux par des particuliers dans l’enceinte d’un prétoire n’était pas réglementé en tant que tel par la législation des États examinés, et que seuls quelques États avaient établi un code vestimentaire ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi cette étude a-t-elle été mentionnée dans l’arrêt, sur lequel elle était sans incidence ?

24. Que la majorité ait ou non tiré des conclusions d’un supposé consensus européen, je souhaite en tout état de cause profiter de cette occasion pour partager certaines réflexions sur la notion de « consensus ».

25. L’existence d’un consensus doit être établie par application d’une méthodologie appropriée. À cet égard, j’observe que l’étude comparative menée en l’espèce ne portait certes pas sur tous les États mais qu’elle couvrait au moins un échantillon représentatif de tous les grands blocs géopolitiques. Néanmoins, un examen plus attentif du rapport révèle que ses auteurs se sont contentés de répondre à la seule question de savoir si le droit interne interdisait ou réglementait le port de symboles à caractère religieux par des particuliers dans l’enceinte des salles d’audience.

26. Il n’est pas surprenant que la plupart des États membres n’aient pas réglementé par une loi spécifique le port de symboles religieux par des particuliers dans l’enceinte des salles d’audience. Les juridictions jouissent souvent d’une assez grande latitude en ce qui concerne l’ordre et la conduite à tenir dans l’enceinte de leurs prétoires et le code vestimentaire censé y être observé. Il semble que cela soit également le cas en Bosnie-Herzégovine. La question n’est généralement pas réglementée par la loi mais plutôt par des « règlements intérieurs » ou des « directives » de portée plus générale. Cela étant, le rapport de recherche montre que quatre États au moins ont mis en place des réglementations qui imposent expressément à quiconque se trouve dans l’enceinte d’un prétoire de se découvrir, et on peut vraisemblablement présumer que ces réglementations sont valables pour n’importe quel type de couvre-chef, y compris les calottes.

27. Un autre problème, lié au premier, réside dans les éléments de comparaison utilisés. Les questions ici examinées ne revêtent pas toujours de l’importance d’un point de vue social ou ne font pas toujours l’objet d’un débat législatif dans tous les États. Le fait que la plupart des États membres n’aient pas jugé nécessaire de légiférer dans un domaine précis ne peut être considéré comme attestant l’existence d’un consensus européen. L’absence de réponse de certains États membres à des problèmes qui n’existent pas dans leur pays ne saurait par conséquent avoir valeur probante. La doctrine du consensus consiste à évaluer les attitudes et les solutions juridiques adoptées en réponse à des dilemmes socio-politiques comparables, et non l’absence de telles solutions (voir Carmen Draghici, « The Strasbourg Court between European and Local Consensus : Anti-Democratic or Guardian of Democratic Process? » (Entre consensus européen et consensus local : la Cour de Strasbourg, antidémocratique ou gardienne du processus démocratique ?), Public Law, 2017, pp. 18-19).

28. Cette approche a également été adoptée, par exemple, dans l’affaire S.A.S. c. France (précitée, § 156), où la Cour a relevé qu’il n’y avait pas de consensus européen contre l’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public. Elle a ajouté que « vraisemblablement, la question du port du voile intégral dans l’espace public ne se pose tout simplement pas dans un certain nombre d’États membres, où cette pratique n’a pas cours. Il apparaît ainsi qu’il n’y a en Europe aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public ». Dans l’arrêt de Grande Chambre récemment rendu dans l’affaire Bărbulescu c. Roumanie (no 61496/08, § 118, CEDH 2017), la Cour a confirmé que l’absence de règles explicites dans les États membres n’était pas constitutive d’un consensus européen sur le point en question.

29. Quoi qu’il en soit, même un certain « consensus » ne s’imposerait pas à la Cour. En outre, l’État conserverait malgré tout une certaine marge d’appréciation, et il aurait toujours la possibilité de démontrer que la mesure adoptée était nécessaire à la réalisation du but poursuivi. Un consensus aurait certes pour effet de limiter la marge d’appréciation de l’État, mais pas de la réduire à néant.

iii. Les éléments absents de l’analyse de la proportionnalité

30. J’observe à cet égard qu’au-delà du fait qu’elle n’a pas du tout traité des motifs exposés par les juridictions internes, la majorité a omis de prendre en considération certains éléments importants dans le cadre de son examen de la nécessité de l’ingérence litigieuse et de l’ampleur effective de la marge d’appréciation dont disposait l’État à cet égard. Elle aurait dû se livrer à une analyse scrupuleuse de la proportionnalité de la mesure incriminée, notamment sur les points suivants.

31. L’intensité de l’ingérence : la restriction imposée quant au port d’une calotte était très limitée, en premier lieu quant à sa nature. Il ne s’agissait pas de l’interdiction du port de pareils couvre-chefs ou d’autres symboles à caractère religieux dans l’espace public en général, mais d’une mesure qui visait au contraire un contexte particulier et limité dans lequel la nature laïque de l’État et la neutralité des juridictions étaient en jeu, et où on peut admettre que l’État avait un intérêt à contrôler l’apparence des personnes pénétrant dans l’enceinte d’institutions publiques. À cet égard, je rappelle que l’article 9 ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours au justiciable le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (paragraphe 21 ci-dessus). La liberté de manifester sa religion et ses croyances que garantit l’article 9 de la Convention ne saurait être considérée comme un blanc-seing.

32. La limitation dans le temps et dans l’espace de la restriction imposée au requérant : celle-ci n’était applicable que tant que le requérant se trouvait dans l’enceinte du tribunal et, plus précisément encore, dans l’enceinte de la salle d’audience où il devait témoigner.

33. L’importance de la laïcité en Bosnie-Herzégovine : la majorité n’aborde ce point à aucun moment dans son arrêt, alors que le Gouvernement et les juridictions internes l’ont explicitement mentionné. Confirmant le raisonnement du Tribunal d’État, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a déclaré : « la Bosnie-Herzégovine est un État laïque dans lequel il y a une séparation entre religion et vie publique. En conséquence (...) l’enceinte du tribunal ne saurait être un lieu de manifestation d’une quelconque forme de religion. » Elle a également insisté sur « l’obligation de défendre des valeurs propres à rapprocher les individus plutôt qu’à les diviser » qui incombe aux institutions judiciaires indépendantes (paragraphe 10 de l’arrêt de la majorité et, relativement aux décisions du Tribunal d’État, paragraphes 7 et 8). Le Gouvernement a renvoyé à une autre décision, dans laquelle la Cour constitutionnelle a déclaré que « la séparation, principe fondamental régissant les relations entre l’État et ses entités à l’égard des communautés religieuses, est nécessaire à la liberté de religion dans une société pluraliste telle que la Bosnie-Herzégovine » (Ap 286/06 – observations du Gouvernement, § 46). Dans son arrêt, la majorité se contente de dire que la Bosnie-Herzégovine est un État laïque (paragraphe 13, dans la partie de l’arrêt relative au droit interne, et paragraphe 35, où la laïcité est reconnue comme pouvant être rattachée à un but légitime). Dans son analyse de la nécessité de l’ingérence, toutefois, la Cour n’a pas tenu compte de cet élément, ni même de la spécificité et de la complexité de la situation en Bosnie-Herzégovine.

34. La qualité de l’organe de décision : les décisions internes ont été prises non par des organes administratifs, mais par des organes judiciaires, à trois degrés de juridiction différents. La décision finale rendue au niveau national a été prise par l’organe judiciaire interne le plus élevé, à savoir la Cour constitutionnelle, qui a pris en compte les principes pertinents se dégageant de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 20 ci-dessus).

35. La qualité de la procédure : avant de se voir infliger une amende, le requérant a été informé de l’obligation de se découvrir qui était la sienne et des conséquences possibles d’un refus d’obtempérer. Il s’est même vu accorder un délai supplémentaire pour réfléchir à la question. En outre, il a pu participer concrètement aux procédures ultérieures, et les décisions rendues par les différentes juridictions ont été motivées de façon exhaustive.

36. Les motifs exposés par la majorité : pour « étayer » son raisonnement, la majorité, dans les paragraphes 41 et 42 de son arrêt, mentionne des éléments qui, selon moi, n’ont pas à être pris en compte dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence. Par exemple, la question de savoir si « le geste du requérant était motivé par une conviction religieuse sincère que sa religion lui imposait de porter une calotte en toute occasion », ce qui n’a d’ailleurs pas été contesté, relève de l’évaluation de l’applicabilité de l’article 9 et de la recevabilité de la requête ou de la question de l’existence ou non d’une « ingérence » (Ebrahimian c. France, no 64846/11, § 47, CEDH 2015), mais elle n’a pas à être posée à nouveau dans le cadre de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence constatée. De même, j’estime que l’absence de toute « attitude irrespectueuse » de la part du requérant n’est pas un argument valable aux fins de l’analyse de sa liberté de religion ou des restrictions qui ont pu lui être imposées.

III. Conclusion

37. Les juridictions nationales, qui jouissaient d’une ample marge d’appréciation, se sont livrées à une appréciation attentive et exhaustive en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, du contexte spécifique du pays et des principes pertinents se dégageant de la jurisprudence de la Cour. Elles ont ménagé un juste équilibre entre les impératifs de la sauvegarde de la liberté de religion du requérant et l’objectif légitime de protection des droits et libertés d’autrui. À mon sens, il n’y avait pas des raisons suffisantes, et encore moins des raisons sérieuses, pour considérer que l’ample marge d’appréciation normalement accordée à l’État était dans les circonstances de l’espèce fortement restreinte ou que l’État a outrepassé la marge d’appréciation qu’il lui restait, et pour substituer l’appréciation de la Cour ou l’opinion personnelle des juges à celles des juridictions internes. On ne trouve en tout cas pas semblables raisons dans l’arrêt, qui manque au demeurant d’une approche nuancée, la majorité s’y bornant à formuler des généralités et à livrer une « sélection » d’éléments tirés de la jurisprudence de la Cour. J’ai donc voté contre le constat de violation de l’article 9 de la Convention.

38. Enfin, la majorité a estimé que, compte tenu de sa conclusion quant à l’article 9, il ne lui était pas nécessaire d’examiner la requête sur le terrain de l’article 14. Bien que je souscrive à cette analyse sur le principe, j’ai été contraint de voter contre car un constat d’absence de violation de l’article 9 aurait contraint la Cour à examiner cette partie de la requête. Je m’abstiendrai toutefois ici de donner mon avis sur le point de savoir si l’article 14 a ou non été violé en l’espèce, ce point n’ayant pas été examiné par la Cour.

39. En bonne logique, j’ai également voté contre le point 4 du dispositif (dommage et frais et dépens).

* * *

[1]. Le mark convertible est lié à l’euro par le même taux de change fixe que le mark allemand (1 euro = 1,95583 mark convertible).

[2]. Il s’agit en fait du paragraphe 62, et non du paragraphe 50.

[3]. Zakon o slobodi vjere i pravnom položaju crkava i vjerskih zajednica u BiH, Journal officiel de la Bosnie-Herzégovine, no 5/04.

[4]. Nošenje vjerskih obilježja u pravosudnim institucijama ; l’analyse est disponible sur le site web du CSJP.

[5]. Zakon o sudovima u Federaciji Bosne i Hercegovine, Journal official de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, nos 38⁄05, 22⁄06, 63⁄10, 72⁄10, 7⁄13 et 52⁄14.

[6]. Zakon o sudovima Republike Srpske, Journal official de la Republika Srpska, nos 37⁄12 et 44⁄15.

[7]. Zakon o krivičnom postupku BiH, Journal official de la Bosnie-Herzégovine, nos 3⁄03, 32⁄03, 36⁄03, 26⁄04, 63⁄04, 13⁄05, 48⁄05, 46⁄06, 76⁄06, 29⁄07, 32⁄07, 53⁄07, 76⁄07, 15⁄08, 58⁄08, 12⁄09, 16⁄09, 93⁄09 et 72⁄13.

[8]. Kućni red i obaveze korisnika kompleksa pravosudnih institucija Bosne i Hercegovine.

[9]. Krivični zakon BiH, Journal official de la Bosnie-Herzégovine, nos 3⁄03, 32⁄03, 37⁄03, 54⁄04, 61⁄04, 30⁄05, 53⁄06, 55⁄06, 32⁄07, 8⁄10, 47⁄14, 22⁄15 et 40⁄15.

[10]. Une procédure engagée par une partie civile qui, dans le cadre d’une affaire pénale, s’était vu refuser l’accès à une salle d’audience d’une juridiction de Bruxelles au motif qu’elle refusait d’ôter son voile islamique, est actuellement pendante devant la Cour (Lachiri c. Belgique, no 3413/09, requête communiquée le 9 octobre 2015).

[11]. Le requérant a communiqué à la Cour une copie et une traduction de cette lettre le 22 septembre 2016.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-179455
Date de la décision : 05/12/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 9 - Liberté de pensée, de conscience et de religion (Article 9-1 - Manifester sa religion ou sa conviction);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : HAMIDOVIĆ
Défendeurs : BOSNIE-HERZÉGOVINE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MULAHALILOVIC O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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