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19/09/2017 | CEDH | N°001-177265

CEDH | CEDH, AFFAIRE REGNER c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE, 2017, 001-177265


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE REGNER c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

(Requête no 35289/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 septembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Regner c. République tchèque,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,

Robert Spano,

Mirjana Lazarova Trajkovska,

Khanlar Hajiyev,

Luis López Guerra,

András Sajó,

Işıl K

arakaş,

Erik Møse,

Aleš Pejchal,

Krzysztof Wojtyczek,

Egidijus Kūris,

Mārtiņš Mits,

Georges Ravarani,

Pere Pastor Vilanova,

Alena Poláčková,

Georgios Serghides, ...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE REGNER c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

(Requête no 35289/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 septembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Regner c. République tchèque,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,

Robert Spano,

Mirjana Lazarova Trajkovska,

Khanlar Hajiyev,

Luis López Guerra,

András Sajó,

Işıl Karakaş,

Erik Møse,

Aleš Pejchal,

Krzysztof Wojtyczek,

Egidijus Kūris,

Mārtiņš Mits,

Georges Ravarani,

Pere Pastor Vilanova,

Alena Poláčková,

Georgios Serghides, juges,

et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 octobre 2016 et 10 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35289/11) dirigée contre la République tchèque et dont un ressortissant de cet État, M. Václav Regner (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 mai 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me L. Trojan, avocat à Prague. Le gouvernement tchèque (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Vít A. Schorm, du ministère de la Justice.

3. Le requérant dénonce le caractère inéquitable de la procédure administrative dans laquelle il n’a pas pu prendre connaissance d’un élément de preuve déterminant, qualifié d’information confidentielle et mis à la disposition des tribunaux par le défendeur. Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 6 janvier 2014, le président de l’ancienne cinquième section, à laquelle la requête avait été attribuée (article 52 § 1 du règlement de la Cour, « le règlement »), a décidé de la communiquer au Gouvernement. Le 26 novembre 2015, une chambre de ladite section composée de Angelika Nuβberger, présidente, Boštjan Zupančič, Ganna Yudkivska, Vincent De Gaetano, André Potocki, Helena Jäderblom et Aleš Pejchal, juges, ainsi que de Milan Blaško, greffier adjoint de section, a rendu son arrêt dans lequel elle déclarait à l’unanimité la requête recevable et concluait, à la majorité, à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint le texte de l’opinion en partie dissidente de la juge Jäderblom, ainsi que de l’opinion concordante du juge Pejchal.

5. Le 11 février 2016, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 2 mai 2016, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire. Des observations ont également été reçues du gouvernement de la République slovaque, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 19 octobre 2016 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MM.V.A. Schorm,agent,
V. Pysk, bureau de l’agent du Gouvernement,
ministère de la Justice,
MmesL. Zahradnická, bureau de l’agent du Gouvernement,
ministère de la Justice,
H. Bončková,conseillères ;

– pour le requérant
MeM. Bilej,conseil,
MmesD. Káňová,
A. Kukrálová,conseillères.

La Cour a entendu Me Bilej et M. Schorm en leurs déclarations et eu leurs réponses à ses questions.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant est né en 1962 et réside à Prague.

10. En vertu d’un contrat conclu le 2 novembre 2004 et régi par les dispositions du code du travail, le requérant devint employé du ministère de la Défense.

11. Le 27 décembre 2004, l’organe statutaire du ministère demanda à l’Office national de sécurité (Národní bezpečnostní úřad – « l’Office ») de délivrer une attestation de sécurité (osvědčení) au requérant lui donnant accès aux données confidentielles d’État classées « secret » (tajné) dans le cadre des fonctions qu’il était censé exercer.

12. Le 1er janvier 2005, le requérant entra dans sa fonction de directeur de la Section de la gestion des biens du ministère (Sekce správy majetku Ministerstva obrany).

13. Le 19 juillet 2005, l’Office lui délivra l’attestation de sécurité, valide jusqu’au 18 juillet 2010, confirmant qu’il avait accès aux données confidentielles d’État classées « secret ».

14. Au cours de l’année 2006, le requérant fut nommé adjoint au premier vice-ministre de la Défense (zástupce Prvního náměstka ministra obrany), tout en conservant sa fonction de directeur de la Section de la gestion des biens du ministère.

15. Le 7 octobre 2005, l’Office reçut une information confidentielle du service de renseignements, classée « réservé » (vyhrazené) et datée du 5 octobre 2005. Il ouvrit une enquête visant à vérifier l’information reçue. Au cours de cette enquête, le service de renseignements lui remit d’autres informations, datées du 21 mars 2006, classées « réservé » et versées au dossier de sécurité (bezpečnostní spis) sous le numéro 77. Sur la base de ces informations, l’Office révoqua l’attestation de sécurité le 5 septembre 2006. Cette décision était basée sur deux éléments distincts. D’une part, il était reproché au requérant d’avoir omis d’indiquer, alors qu’il aurait dû le faire lorsqu’il avait demandé l’attestation de sécurité, qu’il occupait des fonctions dirigeantes dans certaines sociétés et qu’il détenait des comptes dans des banques étrangères. D’autre part, la décision ajoutait que l’intéressé présentait un risque pour la sécurité nationale, au sens de l’article 14 § 3 d) de la loi no 412/2005. Concernant ce dernier élément, elle n’indiquait toutefois pas les informations confidentielles qui la fondaient, celles-ci étant classées « réservé », classement qui, selon la loi, n’en permettait pas la divulgation à l’intéressé. Elle précisait que les faits établis au sujet de son comportement, documentés par l’information reçue le 7 octobre 2005 par l’Office, faisaient douter de ses capacités nécessaires à la délivrance de l’attestation de sécurité ainsi que de sa capacité à ne pas se laisser influencer et à tenir secrètes les informations sensibles, et qu’il n’était dès lors plus digne de confiance.

16. Sur recours hiérarchique (rozklad) du requérant, le directeur de l’Office, après avoir recueilli l’avis de la commission des recours, confirma, le 18 décembre 2006, la décision de l’Office du 5 septembre 2006, mais sur base d’une motivation partiellement différente. Il rejeta pour défaut de fondement le grief fait au requérant d’avoir omis de révéler certains éléments préalablement à la délivrance de l’attestation de sécurité. Il se rallia en revanche aux conclusions de l’Office concernant l’existence du risque de sécurité dont la réalité se dégageait de l’enquête menée par l’Office et des pièces classifiées.

17. Entre-temps, le 4 octobre 2006, le requérant avait demandé à être démissionné, pour des raisons de santé, de sa fonction d’adjoint au premier vice-ministre de la Défense, ainsi que de celle de directeur de la Section de la gestion des biens du ministère. Le même jour, il fut révoqué sur la base de l’article 65 § 2 du code du travail (paragraphe 26 ci-dessous). Le 20 octobre 2006, il signa, en vertu de l’article 43 du code du travail, la rupture conventionnelle de son engagement, avec prise d’effet le 31 janvier 2007.

18. Le 19 janvier 2007, le requérant contesta l’annulation de l’attestation de sécurité devant le tribunal municipal de Prague (městský soud). Lui et son avocat furent autorisés à consulter le dossier, mais les parties classées confidentielles en étaient exclues. En revanche, les documents contenant l’information sur l’existence du risque, y compris les documents confidentiels, avaient été transmis par l’Office au tribunal, qui y avait accès. À l’audience publique, le requérant se vit offrir la possibilité d’exposer ses arguments ainsi que sa thèse sur les motifs qui avaient conduit au retrait de son attestation de sécurité. Il observa, à cet égard, qu’il croyait que l’information litigieuse provenait d’un service de renseignement militaire qui voulait ainsi venger son refus d’entrer dans la collaboration dépassant ses obligations fixées par la loi qui lui avait été proposée.

19. Par jugement du 1er septembre 2009, le tribunal débouta le requérant. Il souligna que dans une procédure de retrait d’un certificat de sécurité, l’autorité compétente ne doit exposer les raisons du retrait que sur la base de documents non classifiés et qu’en ce qui concerne les motifs tirés de documents classifiés, elle doit se limiter à se référer aux documents pertinents et à leur niveau de confidentialité. Il considéra que la démarche de l’Office, qui n’avait pas révélé au requérant le contenu des informations sur la base desquelles l’attestation de sécurité avait été retirée, n’était pas illégale, la loi ne permettant pas leur communication. Il ajouta que les droits du requérant avaient été suffisamment respectés du fait que le tribunal avait le pouvoir de prendre connaissance des informations classées confidentielles et d’apprécier si elles justifiaient la décision prise par l’Office.

20. Par arrêt du 15 juillet 2010, la Cour administrative suprême (Nejvyšší správní soud) rejeta le recours en cassation (kasační stížnost) du requérant, soulignant qu’il se dégageait à l’exclusion de tout doute des documents classifiés que le requérant ne remplissait pas les conditions légales pour être tenu au secret, précisant que le risque le concernant résidait dans son comportement affectant sa crédibilité et sa capacité à tenir le secret. La Cour administrative suprême ajouta que la divulgation des informations classifiées aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’information ou le risque d’influencer d’éventuels témoins. Elle expliqua qu’en vertu de la loi, il n’était pas possible d’indiquer où précisément résidait le risque de sécurité ni d’indiquer de manière précise les considérations à la base de la conclusion constatant un tel risque, les raisons et considérations à l’origine de la décision de l’Office trouvant leur origine exclusive dans les informations classifiées. Elle en déduisit que la motivation de la décision devait se limiter à une référence aux documents sur lesquels celle-ci était basée et au niveau de confidentialité des informations utilisées. Elle souligna également qu’eu égard à la spécificité de la procédure en présence de données confidentielles, les droits procéduraux de l’intéressé ne pouvaient pas être garantis dans leur intégralité mais que l’absence de communication des motifs concrets à la base de la décision de retrait de l’attestation de sécurité était contrebalancée par la garantie que constituait l’accès illimité aux pièces confidentielles par les juges administratifs. La Cour administrative suprême releva que le rapport sur le résultat de l’enquête du service de renseignements, versé au dossier sous le no 77, contenait les informations concrètes, complètes, détaillées et portant sur le comportement et le mode de vie du requérant qui permettaient en l’espèce de s’assurer de leur pertinence pour la question de savoir si le requérant présentait un risque pour la sécurité nationale. Elle observa en outre que ces informations n’avaient aucunement trait au refus du requérant de coopérer avec le service de renseignement militaire.

21. Se plaignant de l’iniquité de la procédure, le requérant introduisit le 25 octobre 2010 un recours devant la Cour constitutionnelle (Ústavní soud). Par arrêt du 18 novembre 2010, celle-ci rejeta ce recours pour défaut manifeste de fondement. Se référant à sa jurisprudence antérieure en la matière, elle constata qu’eu égard aux spécificités et à l’importance des décisions adoptées en matière d’informations confidentielles où l’intérêt de la sécurité nationale était manifeste, il n’était pas toujours possible d’appliquer dans ces procédures toutes les garanties tenant à l’équité de la procédure. Elle estima qu’en l’espèce, dès lors que la conduite des tribunaux était dûment justifiée, que les motifs exposés dans leurs décisions étaient compréhensibles et conformes à la Constitution et qu’ils ne s’étaient pas écartés à l’excès des normes procédurales ni des règles constitutionnelles, il n’y avait pas lieu pour elle d’intervenir dans leur activité décisionnelle.

22. Le 16 mars 2011, le ministère public délivra un acte d’accusation à l’encontre du requérant et de 51 autres personnes, pour influence alléguée dans l’attribution de contrats publics auprès du ministère de la Défense de 2005 à 2007. Le requérant était inculpé d’association au crime organisé (účast na zločinném spolčení), de complicité d’abus de pouvoir public (pomoc k trestnému činu zneužívání pravomoci veřejného činitele), de complicité de malversations dans des procédures de passation de marchés publics et d’adjudication publique (pomoc k trestnému činu pletich při veřejné soutěži a veřejné dražbě) ainsi que de complicité de violation de règles impératives en matière de relations économiques (pomoc k trestnému činu porušování závazných pravidel hospodářského styku).

Par jugement du 25 mars 2014, le tribunal régional de České Budějovice (krajský soud) déclara le requérant coupable et le condamna, entres autres, à trois ans d’emprisonnement. Par arrêt du 27 mai 2016, la cour supérieure de Prague (Vrchní soud) confirma le jugement de première instance quant au verdict de culpabilité du requérant mais suspendit l’exécution de la peine d’emprisonnement pour une durée probatoire de deux ans. Le jugement fut coulé en force de chose jugée.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Charte des droits et libertés fondamentaux (loi no 2/1993)

23. Aux termes de l’article 26 § 2 de la Charte (Listina základních práv a svobod), ayant rang constitutionnel, le droit d’exercer certaines professions ou activités peut être soumis à certaines conditions ou limitations.

B. La législation régissant le statut des agents publics et le droit du travail

24. La fonction publique de l’État tchèque a été codifiée pour la première fois par la loi no 234/2014 sur la fonction publique (zákon o státní službě), qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2015. Certes, en 2002, le Parlement avait adopté la loi no 218/2002 sur les employés de l’État dans les bureaux de l’administration et sur la rémunération de ces employés et d’autres employés de l’administration (loi de fonction). Toutefois, cette loi n’entra jamais en vigueur et fut remplacée par la loi précitée no 234/2014.

25. Il s’ensuit que les agents de l’État engagés avant l’entrée en vigueur de la loi sur la fonction publique se trouvaient avec leur employeur dans une relation de droit privé, régie par le code du travail (loi no 65/1965, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006), sans statut spécial.

26. L’article 65 du code du travail prévoit en son paragraphe 2 qu’un salarié élu ou nommé à un poste peut être révoqué de ses fonctions ou renoncer à celles-ci. Selon le paragraphe 3, la révocation des fonctions ou la renonciation à celles-ci n’a pas pour effet la fin de l’engagement et l’employeur se mettra d’accord avec l’agent quant à sa future affectation correspondant à sa qualification.

27. La liste exhaustive des motifs pour lesquels un licenciement avec préavis ou avec effet immédiat peut être prononcé se trouve, respectivement, dans les articles 46 et 53 du code du travail.

28. L’article 64 du même code autorise un salarié à contester en justice la régularité de son licenciement dans les deux mois qui suivent celui-ci.

C. La loi no 148/1998 sur la protection des données confidentielles

29. L’attestation de sécurité a été délivrée au requérant sur la base de la loi no 148/1998 sur la protection des données confidentielles (zákon o ochraně utajovaných skutečností ; « la loi de 1998 »).

30. L’article 17 de ce texte, abrogé par la loi no 413/2005 sur la modification des lois dans le cadre de l’adoption de la loi sur la protection des données confidentielles de l’État et sur l’accès à ces données (zákon o změně zákonů v souvislosti s přijetím zákona o ochraně utajovaných informací a o bezpečnostní způsobilosti), prévoyait en particulier qu’il n’était possible, pour un individu, de prendre connaissance des données classées confidentielles que lorsqu’il en avait besoin pour l’exercice de ses activités et qu’il était titulaire d’une attestation de sécurité, dont la possession était une condition préalable à l’exercice d’une profession dans le cadre de laquelle il était indispensable de prendre connaissance de données confidentielles.

31. L’article 7 § 1 de la loi de 1998 créait l’Office national de sécurité.

32. Selon l’article 41 de ce texte, le supérieur hiérarchique pouvait saisir l’Office d’une demande de délivrance d’une attestation de sécurité pour son agent.

33. L’article 5 classait les données en informations « réservées » (vyhrazené), « confidentielles » (důvěrné), « secrètes » (tajné) et « hautement secrètes » (přísně tajné).

34. Quiconque souhaitait obtenir l’attestation de sécurité dans l’une de ces catégories de données devait être citoyen tchèque, jouir de la pleine capacité juridique, être majeur, irréprochable et fiable du point de vue de la personnalité ainsi que du point de vue de la sécurité nationale. Une personne qui avait été condamnée pour une infraction pénale en rapport avec la protection du secret d’État ou du secret économique ou professionnel était considérée comme non fiable. Par ailleurs, la loi considérait comme manquant de fiabilité quiconque présentait, sur la base d’un examen psychologique, des traits, attitudes ou relations personnels susceptibles d’éveiller des doutes sur sa capacité à tenir le secret.

35. La loi de 1998 ne prévoyait, au moment des faits, aucun contrôle juridique des décisions de refus d’accorder une attestation de sécurité.

D. La loi no 412/2005 sur la protection des données confidentielles de l’État et sur l’accès à celles-ci (version en vigueur jusqu’au 23 mai 2007)

36. La loi no 412/2005 sur la protection des données confidentielles et l’aptitude de sécurité (zákon o ochraně utajovaných informacích a o bezpečnostní způsobilosti), ainsi que la loi no 413/2005, modifiant la loi no 148/1998, entrèrent en vigueur le 1er janvier 2006. Les conditions de délivrance de l’attestation de sécurité étaient identiques à celles fixées dans la loi précédente, mais leur définition était légèrement différente.

37. Aux termes de l’article 4, les données confidentielles de l’État étaient classées selon les catégories suivantes : a) « hautement secret » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus pouvaient très sérieusement nuire aux intérêts de la République tchèque ; b) « secret » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus pouvaient sérieusement nuire aux intérêts de la République tchèque ; c) « confidentiel » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus pouvaient nuire aux intérêts de la République tchèque ; d) « réservé » lorsque leur divulgation à une personne non autorisée ou leur abus pouvaient présenter des inconvénients pour les intérêts de la République tchèque. À ce dernier titre, l’article 3 § 5 disposait que présentaient des inconvénients pour la République tchèque la divulgation d’une donnée confidentielle à une personne non autorisée ou l’abus d’une telle donnée, lesquels pouvaient avoir pour conséquence :

a) la perturbation des activités des forces armées de la République tchèque, de l’OTAN ou de l’un de ses États membres, ou d’un État membre de l’UE,

b) l’échec, la complication ou la mise en danger d’une enquête sur des infractions pénales autres que des infractions particulièrement graves, ou le fait de faciliter leur perpétration,

c) l’atteinte à des intérêts économiques importants de la République tchèque ou de l’UE ou de l’un de ses États membres,

d) la perturbation de négociations commerciales ou politiques importantes entre la République tchèque et une puissance étrangère, ou

e) la perturbation d’opérations de sécurité ou de renseignement.

38. Les articles 6 à 10 de la loi définissaient les conditions de l’accès des personnes physiques aux données classées « réservé ». Aux termes de l’article 6 § 1, une personne pouvait se voir accorder l’accès à de telles données confidentielles si elle en avait un besoin indispensable pour exercer sa fonction, son activité professionnelle ou une autre activité, à la condition qu’elle détînt un document (oznámení) indiquant qu’elle satisfaisait aux conditions d’accès aux données confidentielles classées « réservé ». Ce document était délivré, selon les cas, par le supérieur hiérarchique ou par l’Office national de sécurité.

39. Les articles 11 à 14 de la loi définissaient les conditions de l’accès des personnes physiques aux données classées « hautement secret », « secret » et « confidentiel » (dont l’accès était plus strict que pour les données classées « réservé »).

40. Aux termes de l’article 11 § 1, une personne physique pouvait se voir accorder l’accès à de telles données confidentielles lorsqu’elle en avait un besoin indispensable pour exercer sa fonction ou son activité professionnelle ou une autre activité, lorsqu’elle détenait une attestation de sécurité valable pour la catégorie nécessaire de données et qu’elle avait reçu des instructions appropriées.

41. L’article 12 § 1 définissait comme suit les conditions d’octroi de l’attestation de sécurité à une personne physique :

« L’Office délivre l’attestation de sécurité aux personnes physiques qui

a) sont ressortissantes de la République tchèque ou d’un État membre de l’UE ou de l’OTAN ;

b) remplissent les conditions prévues par l’article 6 § 2 [pleine capacité juridique, âge de 18 ans au moins, casier judiciaire vierge] ;

c) sont fiables du point de vue de la personnalité ;

d) sont fiables du point de vue de la sécurité nationale. »

42. Selon l’article 12 § 2, la personne physique devait remplir les conditions prévues au paragraphe 1 pendant toute la durée de validité de l’attestation.

43. L’article 13 § 1 disposait qu’était fiable du point de vue de la personnalité toute personne physique ne souffrant pas de troubles susceptibles d’avoir des répercussions sur sa fiabilité ou sur sa capacité de garder le secret, ce qui était attesté, aux termes du paragraphe 2 de l’article 13, par une déclaration sur la fiabilité du point de vue de la personnalité et, lorsque la loi le prévoyait, par un rapport d’expertise également.

44. Aux termes de l’article 14 § 1, était considérée comme fiable du point de vue de la sécurité nationale toute personne ne présentant pas de risque pour la sécurité.

Selon l’article 14 § 2, était considérée comme un risque pour la sécurité nationale :

a) toute activité sérieuse ou répétée contraire aux intérêts de la République tchèque, ou

b) toute activité consistant à réprimer les droits et libertés fondamentaux, ou tout soutien à toute activité de ce type.

45. L’article 14 § 3 énumérait les éléments qui pouvaient être considérés comme présentant un risque pour la sécurité nationale. Selon la lettre d), il pouvait s’agir d’un comportement affectant les capacités de l’intéressé à être digne de confiance, à ne pas se laisser influencer et à garder le secret.

46. En vertu de l’article 58 § 1 e) combiné avec le paragraphe 2, à compter du jour de leur nomination et tout au long de l’exercice de leurs fonctions, et dans la mesure nécessaire à l’exercice de celles-ci, tous les juges avaient accès à toutes les catégories de données confidentielles, et ce même s’ils ne possédaient pas d’attestation de sécurité pour personnes physiques.

47. La loi no 412/2005 a introduit une nouvelle partie IV, intitulée « Procédure de sécurité » (bezpečnostní řízení) qui s’applique aussi bien à la procédure de délivrance qu’à la procédure de retrait de l’attestation de sécurité, divisée en deux étapes, l’une administrative et l’autre juridictionnelle. Son quatrième chapitre est consacré plus particulièrement à l’étape juridictionnelle.

48. Selon l’article 89 § 7, la partie à la procédure de délivrance ou de retrait et son représentant ont le droit, avant l’adoption de la décision, de consulter le dossier et d’en faire des relevés, à l’exception des pièces du dossier renfermant des données confidentielles.

49. Aux termes de l’article 101 § 1, l’Office est tenu d’engager une procédure d’invalidation de l’attestation de sécurité de toute personne physique dont on peut raisonnablement douter qu’elle continue de remplir les conditions de délivrance de ce document public. Selon l’article 101 § 2, l’Office invalide l’attestation de sécurité de toute personne physique qui ne remplit plus ces conditions.

50. Selon l’article 107 § 4, les services de renseignement, à la demande de l’Office, présentent à celui-ci un rapport sur les résultats de l’enquête menée.

51. L’article 122 § 3 dispose que la motivation d’une décision prise en vertu de cette loi doit consigner les motifs à l’origine de son adoption, les éléments sur lesquels elle se fonde ainsi que le raisonnement adopté par l’Office dans l’évaluation de ceux-ci et dans l’application de la réglementation. Lorsque certains des motifs constituent des informations confidentielles, la décision ne doit indiquer que les éléments sur lesquels elle se fonde et leur degré de confidentialité. Le raisonnement adopté par l’Office lors de leur évaluation et les motifs de l’adoption de la décision ne doivent être mentionnés que dans la mesure où ils ne constituent pas des informations confidentielles.

52. Aux termes de l’article 133 § 1, la décision du directeur de l’Office peut être contestée devant un tribunal par le biais d’un recours contentieux. Le paragraphe 2 de cet article dispose que lors du contrôle juridictionnel, le tribunal évalue les preuves en respectant l’obligation de sauvegarder la confidentialité des informations figurant dans les résultats de l’enquête ou dans les registres du service de renseignements ou de la police. Une audition ne peut porter sur ces faits que si la personne liée par l’obligation de confidentialité est dispensée de cette obligation ; la dispense ne peut pas être accordée lorsqu’elle pourrait mettre en péril ou sérieusement compromettre l’activité du service de renseignements ou de la police. Cela vaut également pour les moyens de preuve autres que l’audition.

53. Conformément à l’article 133 § 3, l’Office désigne les faits mentionnés au paragraphe 2 qui, selon lui, ne peuvent pas être visés par la dispense de l’obligation de confidentialité. Lorsque le risque existe de mettre en péril ou de sérieusement compromettre l’activité du service de renseignements ou de la police, le président de la chambre saisie du litige prononce la mise à l’écart des éléments du dossier ayant un lien avec ces faits ; ces éléments du dossier ne peuvent être consultés ni par le demandeur ni par son représentant.

E. Le code de la justice administrative (loi no 150/2002)

54. Conformément à l’article 45 § 3 du code de la justice administrative, lors du dépôt d’un document, l’autorité administrative indique toujours les parties du document contenant des informations confidentielles. Le président de la chambre soustrait ces parties à la consultation. Cette disposition s’applique mutatis mutandis dans le cas de dossiers judiciaires. Toutefois, le paragraphe 4 dispose que la consultation des parties du dossier destinées à être utilisées comme preuves devant le tribunal ne peut être interdite. Il n’est pas possible non plus d’interdire la consultation des éléments du dossier qu’une partie au litige avait été autorisée à consulter devant l’autorité administrative.

55. Selon l’article 45 § 6, préalablement à la consultation du dossier, le président de la chambre est tenu d’informer toute personne appelée à consulter un dossier contenant des informations confidentielles, telles que prévues par une loi spéciale, des conséquences pénales découlant d’une atteinte à la confidentialité de ces informations. En signant un document attestant qu’elle a reçu des informations de cette nature, la personne avertie devient une « personne désignée », en ce qu’elle a besoin de connaître les informations confidentielles en question.

56. Au titre de l’article 77 § 2, sauf disposition contraire d’une loi spéciale concernant la portée et le mode d’administration des preuves, les tribunaux peuvent réexaminer ou dans ce cadre demander des compléments des preuves précédemment produites par l’autorité administrative.

III. LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTE

57. Les lois no 148/1998 et no 412/2005 ont donné lieu à des développements jurisprudentiels importants.

58. Le 12 juillet 2001, le plénum de la Cour constitutionnelle a adopté l’arrêt no Pl. ÚS 11/2000 relatif à la loi no 148/1998 qui interdisait en principe à l’Office de communiquer à la personne concernée les motifs de la non-délivrance de l’attestation de sécurité. Tout en reconnaissant l’intérêt légitime pour l’État que certaines informations et certaines méthodes d’investigation restent confidentielles, la Cour constitutionnelle a néanmoins précisé qu’on ne saurait, même dans de tels cas spécifiques, renoncer à la protection des droits fondamentaux de l’individu. Elle conclut qu’il incombait au législateur de trouver, dans une nouvelle législation, le bon moyen de refléter et concilier les intérêts privés et l’intérêt général.

59. Tant la Cour administrative suprême, dans son arrêt no 6 As 14/2006 du 31 janvier 2007, qu’ultérieurement la Cour constitutionnelle, dans son arrêt no II. ÚS 377/04 du 6 septembre 2007, ont estimé que les décisions prises par l’administration dans ce domaine étaient susceptibles de contrôle judiciaire, tout en soulignant que la délivrance de l’attestation de sécurité était un « privilège extraordinaire ». Elles ont cependant retenu qu’il n’était « certainement pas possible que l’Office soit obligé, sous le prétexte du respect absolu des droits procéduraux d’une partie à la procédure, de faire état dans ses décisions des faits qui pourraient mettre en péril l’intérêt de l’État, le bon déroulement des activités du service de renseignements ou de la police, ou bien la sécurité de leurs agents ou des tiers » et qu’il « y a[vait] lieu de veiller avec d’autant plus de diligence à ce que ces buts ne soient pas poursuivis au mépris des principes de l’État de droit ou au détriment des droits fondamentaux de l’individu. Il ressort de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle que (...), lors du contrôle d’une décision qui a pour conséquence directe de limiter la possibilité d’exercer un certain emploi, l’intérêt public à la confidentialité ne peut pas justifier l’exclusion de cette décision du champ d’application de (...) l’article 6 § 1 de la Convention garantissant le droit à la protection judiciaire ».

60. Dans l’arrêt no I. ÚS 828/09 du 22 septembre 2009 la Cour constitutionnelle a relevé, en particulier, que le droit au libre choix de sa profession n’incluait pas le droit à la délivrance d’une attestation de sécurité ni le droit à exercer une profession spécifique dont l’exercice est par ailleurs strictement limité dans l’intérêt de l’État. Elle a rejeté l’argument du requérant selon lequel la décision d’invalidation de l’attestation de sécurité pour la catégorie « secret » aurait porté atteinte à son droit fondamental au libre choix de sa profession, au sens de l’article 26 de la Charte. Elle a précisé que ce droit pouvait être interprété comme consacrant non pas le droit de chacun à une profession concrète mais seulement le droit de choisir la profession que l’on voudrait exercer. Elle a ajouté que pour entrer dans telle ou telle relation de travail ou pour entamer une activité indépendante concrète, l’intéressé devait remplir les conditions détaillées prévues par la loi pour l’exercice de cette profession ou activité, conformément à l’article 26 § 2 de la Charte.

61. Dans un arrêt no 5 As 44/2006 du 30 janvier 2009, la Cour administrative suprême a considéré que, pour interpréter la notion de « risque pour la sécurité nationale », il fallait examiner les pièces recueillies à l’aune d’un éventuel risque pour la sécurité. Dès lors, selon elle, le seul soupçon quant à l’existence d’un risque pour la sécurité nationale suffisait pour conclure que la personne concernée n’était pas fiable du point de vue de la sécurité nationale.

62. La Cour administrative suprême a également mentionné le lien entre l’exercice d’un emploi particulier et la délivrance de l’attestation de sécurité. Se référant aux travaux préparatoires de la loi, elle a souligné que l’accès aux informations confidentielles ne devait être permis qu’à des personnes qui en avaient nécessairement besoin pour l’exercice de leur profession ou fonction. Cette position a été également adoptée par la Cour constitutionnelle qui, dans un arrêt no I. ÚS 828/09 du 22 septembre 2009, a considéré qu’il n’était pas possible de déduire du droit au libre choix de sa profession le droit à la délivrance d’une attestation de sécurité, qui n’était garanti ni par la Charte des droits et libertés fondamentaux ni par les textes de rang infra-constitutionnel.

63. Un arrêt rendu par la septième chambre de la Cour administrative suprême le 9 avril 2009 (no 7 As 5/2008) a notamment retenu que dans la matière particulière en question, au cas où les autorités décideraient de ne pas divulguer à l’intéressé les raisons de fait concrètes pour lesquelles il n’a pas été considéré comme fiable du point de vue de la sécurité, elles étaient néanmoins obligées, afin que leur décision résiste à un contrôle judiciaire, de rendre entièrement possible la vérification de ces raisons – notamment au niveau factuel – par un tribunal. Cela impliquait selon elle que l’information à la base de la décision y afférente devait être versée au dossier de l’Office de sécurité nationale et que le tribunal devait réexaminer d’office la pertinence de celle-ci. L’arrêt a ajouté que, dès lors, l’Office de sécurité nationale ne pouvait baser ses conclusions que sur les informations versées au dossier.

En utilisant le terme « informations », l’arrêt en question a indiqué assez clairement que si le dossier soumis par l’Office de sécurité nationale devait nécessairement inclure toutes les informations ayant servi à fonder une décision administrative, donc même leurs sources, mais il est resté muet quant à la vérification de l’authenticité et à la véracité de telles sources.

64. Dans un arrêt subséquent, du 25 novembre 2011 (no 7 As 31/2011), la septième chambre de la Cour administrative suprême s’est penchée sur la question de la véracité des informations et de leurs sources. Elle a mentionné expressis verbis l’arrêt rendu à l’égard du requérant en retenant que dans cette affaire, la cour n’avait pas mentionné les informations concrètes sur lesquelles elle s’était basée, motif pris de l’intérêt de dissimuler les informations, ce qui impliquait que, n’ayant pas été avisée de leur contenu, la partie intéressée ne pouvait pas se prononcer utilement sur la pertinence des circonstances constatées. Elle a conclu que dans une telle situation, il appartenait au juge de se substituer au requérant dans son rôle et de réexaminer la pertinence des informations confidentielles à tous les points de vue a priori importants pour la solution du litige.

L’arrêt a reconnu que les tribunaux administratifs ne pouvaient pas examiner l’authenticité et la véracité des documents et informations fournis par le service de renseignements et qu’il s’agissait là d’une exception aux pouvoirs ordinaires des juridictions administratives en matière d’appréciation des preuves produites. Il a ajouté que, s’agissant des informations provenant du service de renseignements, une certitude et une vérité absolues n’étaient pas requises et qu’il suffisait que les conclusions tirées des faits exposés dans les informations ainsi fournies en constituent l’explication la plus plausible. Il a ajouté que le juge n’était pas pour autant privé de la possibilité d’examiner la crédibilité et la force des informations fournies par le service de renseignements, soulignant que les rapports établis par le service de renseignements ne sauraient se borner à refléter l’opinion de leurs auteurs sans que les faits pertinents énumérés dans le dossier ne puissent être vérifiés par les juges.

65. Dans un arrêt du 30 septembre 2015 (no 1 As 146/2015), la Cour administrative suprême a notamment relevé qu’il ressortait des dispositions de l’article 133 de la loi no 412/2005 que c’était à la cour (au président de la chambre) de décider de l’extraction d’une pièce du dossier, à condition qu’elle ait conclu que les conditions légales permettant l’exclusion de certaines informations et la restriction de l’accès à celles-ci, étaient remplies. Elle a dit que, en disposant ainsi, la loi no 412/2005 n’associait pas l’application de la procédure prévue à l’article 133 § 3 aux seules données classées à tel ou tel niveau, mais que cette procédure était généralement applicable à toute information classée confidentielle (de restreinte à très secrète) contenue dans les résultats d’une enquête ou dans les données des registres des services de renseignements ou de la police, si sa divulgation risquait de mettre en danger ou de perturber les activités des services de renseignements ou de la police, tout en étant identifiée par l’administration comme interdite à la levée de la confidentialité (voir arrêt no 9 As 9/2010 du 15 juillet 2010 de la Cour administrative suprême).

66. Dans sa formation élargie, la Cour administrative suprême a jugé, le 1er mars 2016 (no 4As 1/2015-40), que le fait que des informations doivent rester inaccessibles pendant la procédure juridictionnelle n’était pas automatique et que leur exclusion de l’examen des preuves pendant le procès ne l’était pas non plus. Elle a dit qu’il n’en était ainsi que si le juge avait conclu que l’exclusion de telles informations était légale. Elle a retenu, à propos de l’appréciation de la qualité des informations invoquées à la base d’une décision de retrait et de ses sources, que ni l’Office de sécurité nationale, ni les tribunaux administratifs ne vérifiaient la véracité des informations émanant de ces services de la même façon que dans une procédure administrative ordinaire. En revanche, elle a ajouté que les informations des services de renseignement ne pouvaient pas prendre la forme d’une simple opinion de l’auteur, sans être soutenues par des éléments adéquats versés au dossier et susceptibles d’être vérifiés par le juge. Selon elle, l’Office de sécurité nationale et les tribunaux administratifs devaient avoir une possibilité d’évaluer la véracité et le caractère persuasif d’une information du renseignement ainsi que sa pertinence par rapport à la procédure de sécurité.

IV. LÉGISLATION ET PRATIQUE JUDICIAIRE COMPARÉES

67. A la lumière des informations comparatives dont dispose la Cour concernant trente États membres, la protection de la sécurité nationale est un enjeu dans chacun des États dont la législation a été examinée. Si la notion de « sécurité nationale » ou « sûreté nationale » n’est pas définie de manière uniforme, toutes les législations permettent à l’exécutif, en particulier aux autorités chargées de la sécurité nationale, de limiter l’accès à des informations confidentielles, y compris dans le cadre des procédures judiciaires, pénales et administratives, quand cela est jugé nécessaire à la défense des intérêts de l’État. Les autorités jouissent à cet égard d’une discrétion étendue.

68. Une grande majorité d’États confient cependant aux tribunaux une fonction de contrôle concernant la justification de la classification des documents. La plupart des États habilitent les tribunaux à examiner non seulement la légalité externe d’une décision de classification mais aussi la justification concrète de classifier des informations confidentielles recueillies par le service de renseignements. Certains États investissent de ce pouvoir l’intégralité des juges, tandis que d’autres prévoient une procédure d’autorisation des juges appelés à traiter les informations et documents de ce type. Dans certains États membres, le contrôle juridictionnel est conduit en l’absence non seulement du public et de la presse mais aussi des parties à la procédure et de leurs avocats.

69. L’étendue d’un tel contrôle judiciaire n’est pas réglementée de manière uniforme. Il n’y a consensus que pour considérer que la non-divulgation d’informations confidentielles pendant la procédure judiciaire ne constitue pas en soi une violation des droits fondamentaux de la personne. Si l’utilisation de pièces non communiquées est proscrite dans un procès pénal, celle d’informations et de documents confidentiels non communiqués est admise dans les procédures administratives au sein de certains États.

70. Concernant plus particulièrement le refus ou le retrait d’attestations de sécurité donnant à des tribunaux l’accès à des documents confidentiels, certains États excluent tout recours juridictionnel tandis que d’autres prévoient un tel recours conférant aux juges des pouvoirs variables, allant du contrôle de la seule légalité formelle de la décision litigieuse à l’examen au fond de la justification, comportant une analyse des pièces fondant la décision.

V. JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE

71. Le 4 juin 2013, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a adopté une décision préliminaire dans l’affaire ZZ c. Royaume-Uni (affaire C‑300/11). Cette décision avait pour origine une demande d’interprétation de l’article 30, paragraphe 2, de la directive modifiée 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, adoptée le 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, lu à la lumière notamment de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans le cadre d’un litige qui opposait une personne ayant la double nationalité française et algérienne aux autorités d’immigration du Royaume-Uni au sujet de la décision de celles-ci lui interdisant, pour des raisons de sécurité publique, d’accéder au territoire britannique. La CJUE a répondu, en substance, que si, dans des cas exceptionnels, une autorité nationale s’oppose, pour des raisons de sûreté d’État, à la communication à l’intéressé des motifs précis et complets qui constituent le fondement d’une décision de refus d’entrée et de séjour, il importe qu’un juge soit chargé de vérifier si ces raisons s’opposent à la communication de ces motifs en cause ainsi que des éléments de preuve y afférents. Concernant la preuve que la sûreté de l’État serait effectivement compromise par une communication à l’intéressé de ces motifs, elle a précisé qu’il n’existait pas de présomption en faveur de l’existence et du bien-fondé des raisons invoquées par une autorité nationale (§ 61 de l’arrêt). Elle a ajouté que si ledit juge concluait que la sûreté de l’État ne s’opposait pas à la communication à l’intéressé des motifs précis et complets sur lesquels était fondée une décision de refus d’entrée, il permettrait à l’autorité nationale compétente de communiquer à l’intéressé les motifs et les éléments de preuve manquants, et que si cette autorité n’en autorisait pas la communication, le juge procéderait à l’examen de la légalité d’une telle décision sur la base des seuls motifs et éléments de preuve qui avaient été communiqués (§ 63) et que si, en revanche, il s’avérait que la sûreté de l’État s’opposait effectivement à la communication à l’intéressé desdits motifs, le contrôle juridictionnel de la légalité de la décision devrait être effectué dans le cadre d’une procédure qui mettait en balance de manière appropriée les exigences découlant de la sûreté de l’État et celles du droit à une protection juridictionnelle effective, tout en limitant les ingérences éventuelles dans l’exercice de ce droit au strict nécessaire. Elle a notamment dit ceci :

« 65. À cet égard, d’une part, compte tenu du respect nécessaire de l’article 47 de la Charte, ladite procédure doit garantir, dans la mesure la plus large possible, le respect du principe du contradictoire, afin de permettre à l’intéressé de contester les motifs sur lesquels est fondée la décision en cause ainsi que de présenter des observations au sujet des éléments de preuve afférents à celle-ci et, partant, de faire valoir utilement ses moyens de défense. Notamment, il importe que soit communiquée à l’intéressé, en tout état de cause, la substance des motifs sur lesquels est fondée une décision de refus d’entrée (...), la protection nécessaire de la sûreté de l’État ne pouvant avoir pour effet de priver l’intéressé de son droit d’être entendu et, partant, de rendre ineffectif son droit de recours (...).

66. D’autre part, la pondération du droit à une protection juridictionnelle effective avec la nécessité d’assurer la protection de la sûreté de l’État membre concerné sur laquelle repose la conclusion énoncée au point précédent ne vaut pas de la même manière pour les éléments de preuve à la base des motifs produits devant le juge national compétent. En effet, dans certains cas, la divulgation de ces éléments de preuve est susceptible de compromettre de manière directe et particulière la sûreté de l’État, en ce qu’elle peut notamment mettre en danger la vie, la santé ou la liberté de personnes ou dévoiler les méthodes d’investigation spécifiquement employées par les autorités nationales de sécurité et ainsi entraver sérieusement, voire empêcher, l’accomplissement futur des tâches de ces autorités.

67. Dans ce contexte, il appartient au juge national compétent d’apprécier si et dans quelle mesure les restrictions aux droits de la défense du requérant découlant notamment d’une non-divulgation des éléments de preuve et des motifs précis et complets sur lesquels est fondée la décision (...) sont de nature à influer sur la force probante des éléments de preuve confidentiels.

68. Dans ces conditions, il incombe au juge national compétent, d’une part, de veiller à ce que la substance des motifs qui constituent le fondement de la décision en cause soit communiquée à l’intéressé d’une manière qui tienne dûment compte de la confidentialité nécessaire des éléments de preuve et, d’autre part, de tirer, en vertu du droit national, les conséquences d’une éventuelle méconnaissance de cette obligation de communication. »

72. Dans l’affaire Commission et autres c. Kadi (no C-584/10 P, 18 juillet 2013), la CJUE a pareillement mis en balance les exigences liées au droit à une protection juridictionnelle effective, en particulier au respect du principe du contradictoire, et celles découlant de la sûreté de l’Union européenne ou de ses États membres (en particulier les paragraphes 111 et 125 à 129).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

73. Le requérant se plaint d’un manque d’équité de la procédure qu’il avait intentée afin de contester le retrait de son attestation de sécurité, les juridictions administratives saisies lui ayant refusé l’accès à un élément de preuve déterminant, qualifié de confidentiel, mis à leur disposition par le défendeur. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. L’arrêt de la chambre

74. La chambre a examiné, tout d’abord, l’exception d’irrecevabilité tirée par le Gouvernement d’une inapplicabilité de l’article 6 de la Convention. Elle a noté à cet égard que le droit tchèque reconnaissait à toute personne à qui une attestation de sécurité avait été accordée un droit particulier lui permettant de faire contrôler si le retrait ultérieur de cette attestation était justifié au regard des critères définis par la loi pour sa délivrance (paragraphe 53 de l’arrêt).

75. Sur le caractère civil dudit droit, la chambre a appliqué le critère de l’arrêt Vilho Eskelinen (voir Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II), estimant que le requérant était un fonctionnaire. Elle a cependant distingué cette dernière affaire du cas d’espèce en insistant sur le fait que le contentieux social n’avait pas été directement déterminant pour le requérant, étant donné qu’il n’avait pas été relevé de ses fonctions à raison du retrait de son attestation de sécurité, la procédure litigieuse n’ayant pas eu pour objet son renvoi. De l’avis de la chambre, si l’invalidation de l’attestation de sécurité n’avait pas entraîné la rupture automatique du contrat de travail du requérant avec le ministère de la Défense, elle était déterminante pour le choix de postes qui s’offraient à lui (paragraphe 55 de l’arrêt). Partant, la décision ordonnant l’invalidation de l’attestation de sécurité du requérant et la procédure subséquente avaient eu un effet sur ses droits de caractère civil et, par conséquent, l’article 6 § 1 de la Convention était applicable (paragraphes 57-58 de l’arrêt).

76. Sur le fond, la chambre a estimé que la non-divulgation au requérant de la pièce litigieuse avait été motivée par l’intérêt de la sécurité nationale, en ce que sa communication aurait pu avoir pour conséquence, selon les autorités, de révéler des méthodes de travail d’un service de renseignements et ses sources d’information ou de conduire le requérant à chercher à influencer d’éventuels témoins. Selon elle, le processus décisionnel avait satisfait « autant que possible » aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes et avait été assorti de garanties aptes à protéger les intérêts du requérant, de telle sorte que l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas été violé (paragraphes 72, 75-76 et 79 de l’arrêt).

B. Sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

i. Sur la qualité de victime du requérant

77. Interrogé par la Grande Chambre au sujet de la qualité de victime du requérant, le Gouvernement considère que l’issue de la procédure interne n’a pas été directement déterminante pour le droit du requérant de continuer à exercer ses fonctions. Il souligne que c’est en effet le requérant lui-même qui avait demandé à être relevé de ses fonctions, sans avoir indiqué que cette décision avait été dictée par l’invalidation de son attestation de sécurité ou liée d’une autre manière à celle-ci. Par ailleurs, sa révocation n’aurait pas à elle seule mis fin à la relation de travail. Autrement dit, rien n’indiquerait que la mesure litigieuse, à savoir la révocation de l’attestation de sécurité du requérant, aurait eu une incidence sur sa relation de travail avec le ministère de la Défense. Dès lors, le requérant ne saurait être considéré comme victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de son droit à un procès équitable.

ii. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

78. Le Gouvernement ne conteste pas que le cas d’espèce portait sur un « litige » entre le requérant en sa qualité d’ancien titulaire d’une attestation de sécurité et l’Office, une autorité centrale chargée des attestations de sécurité. Il partage le point de vue de la chambre selon lequel le litige avait pour principal objet la fiabilité du requérant du point de vue de la sécurité (paragraphe 50 in fine de l’arrêt de chambre).

79. Toutefois, contrairement à la chambre qui a considéré que l’objet du litige était le droit pour le requérant de faire réexaminer la décision d’invalidation de son attestation de sécurité (paragraphe 53 de l’arrêt de chambre), le Gouvernement estime que le présent litige portait sur la question de savoir si le requérant devait toujours être considéré comme fiable du point de vue de la sécurité, c’est-à-dire s’il jouissait d’un droit matériel, ou plutôt d’un privilège, lui permettant de conserver une attestation l’autorisant à avoir accès à des informations classifiées.

80. Le Gouvernement ajoute qu’en l’espèce, le litige ne portait pas sur le droit à ne pas être licencié abusivement, étant donné que le requérant avait lui-même demandé à être relevé de ses fonctions et consenti à la rupture de sa relation de travail.

81. Quant à la question de savoir si le litige portait sur un droit reconnu par le droit interne, le Gouvernement note tout d’abord qu’aucun droit pour une personne physique à l’accès à des informations confidentielles ne saurait être déduit des dispositions pertinentes de l’ordre juridique national. Il souligne que d’après la jurisprudence des juridictions internes supérieures, l’ordre juridique tchèque ne prévoyait pas de « droit » à la délivrance d’une attestation de sécurité. Il se prévaut, à cet effet, de la jurisprudence nationale qui dit que la délivrance d’une attestation de sécurité à tel ou tel individu constitue un privilège extraordinaire accordé par l’Office et que la décision d’accorder ou non ce privilège à l’intéressé est laissée à l’entière discrétion de cette autorité.

82. Selon le Gouvernement, les considérations ci-dessus s’appliquent mutatis mutandis à l’invalidation de l’attestation de sécurité d’une personne.

83. Le Gouvernement souligne que l’Office jouit d’une large marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de déterminer quels comportements ou activités peuvent éveiller un soupçon sur l’existence d’un risque pour la sécurité et ainsi jeter un doute sur la fiabilité d’une personne du point de vue de la sécurité. Se fondant sur les principes généraux dégagés en la matière par la Cour, il soutient que dès lors que la procédure interne avait pour but de déterminer si le requérant devait continuer à bénéficier d’un certain privilège, le fait que l’Office jouissait d’un pouvoir discrétionnaire illimité voire d’une grande latitude est un facteur indiquant que le droit interne ne reconnaissait aucun « droit » à pareil privilège (Mendel c. Suède, no 28426/06, § 44, 7 avril 2009).

84. Le Gouvernement ajoute qu’une fois démontré le doute quant à la fiabilité d’une personne du point de vue de la sécurité nationale, l’Office ne dispose plus d’aucun pouvoir discrétionnaire, la loi imposant alors la prise de mesures immédiates, en l’occurrence l’invalidation de l’attestation de sécurité de l’intéressé. Il souligne, à cet égard, que dès lors qu’un doute raisonnable ou un simple soupçon constituent des motifs suffisants pour invalider une attestation de sécurité, l’Office dispose en réalité d’une très faible marge de manœuvre dans ses décisions (Wolff Metternich c. Pays-Bas (déc.), no 45908/99, 18 mai 1999).

85. Quant au caractère civil du droit litigieux, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, le Gouvernement soutient que la question de savoir si un État doit ou non considérer comme fiable du point de vue de la sécurité nationale une personne qui travaille au sein de son administration centrale est au cœur des prérogatives de puissance publique et de la souveraineté de l’État.

86. Le Gouvernement souligne également que le lien entre le litige et les droits de caractère civil en jeu est ténu et que des répercussions lointaines sur ces droits ne suffisent pas à ce que l’article 6 § 1 s’applique. Le droit ou l’obligation de caractère civil devrait constituer l’objet de la « contestation » et, en même temps, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour ce droit (voir, par exemple, Smagilov c. Russie (déc.), no 24324/05, § 54, 13 novembre 2014).

87. Dans le cas d’espèce, le Gouvernement insiste sur ce que, hormis le fait d’avoir déclaré qu’il n’était plus autorisé à exercer ses fonctions, le requérant n’a jamais prétendu que la décision de l’Office ou la procédure ultérieure aurait eu des répercussions sur l’un quelconque de ses droits de caractère civil. Il ajoute que le requérant n’a aucunement démontré l’existence d’une quelconque conséquence négative sur ses droits civils. Il relève par ailleurs que les revenus mensuels du requérant durant la période précédant l’invalidation de son attestation de sécurité étaient en fait presque identiques à ses revenus perçus ultérieurement.

88. Le Gouvernement souligne qu’aucun « droit de caractère civil » pour un fonctionnaire à être autorisé à exercer certaines fonctions dans l’administration publique ne saurait être déduit de la Convention (Houbal c. République tchèque, no 75375/01, § 70, 14 juin 2005). De même, à l’époque, il n’aurait pas été possible de conclure à l’existence d’un droit subjectif à la poursuite paisible de l’exercice de fonctions au sein de la fonction publique pour une personne déjà nommée à celles-ci car, selon la loi, un fonctionnaire pouvait être relevé de ses fonctions au gré de la personne habilitée à la nommer, ce qui, toutefois, ne signifiait pas qu’il eût été mis fin à la relation de travail avec l’employeur, car seule son affectation changeait.

89. Selon le Gouvernement, ces considérations valent d’autant plus que, selon l’article 26 § 2 de la Charte des droits et libertés fondamentaux, pour l’exercice de certaines fonctions au sein de l’administration, la loi fixait des exigences spéciales auxquelles l’agent concerné avait toutefois cessé de satisfaire. Par conséquent, le Gouvernement souscrit à l’opinion des juridictions internes suprêmes selon laquelle il n’existe aucun droit à exercer de telles fonctions, étant donné que la personne concernée ne peut légitimement s’attendre à ne pas être relevée de ses fonctions si elle ne satisfait plus aux conditions nécessaires pour bien les exercer (paragraphe 59 ci-dessus).

90. Le Gouvernement en conclut que le présent litige portait essentiellement sur la question de savoir si le requérant était demeuré fiable du point de vue de la sécurité et pouvait dès lors conserver l’attestation de sécurité qui lui donnait accès à des secrets d’État. Cette prérogative ne pourrait guère être considérée comme un « droit », et encore moins comme un droit de caractère civil. Par conséquent, pour le Gouvernement, l’article 6 § 1 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce.

b) Le requérant

i. Sur la qualité de victime du requérant

91. Le requérant soutient que sa révocation de ses fonctions et la rupture consécutive de sa relation de travail sont les conséquences de mesures illégitimes antérieures et de décisions erronées prises par l’Office qu’il a contestées dans le cadre de procédures administratives et judiciaires ainsi que devant la Cour constitutionnelle.

92. Vu la pression psychologique exercée sur lui, il n’aurait eu d’autre choix que de quitter ses fonctions, puis son emploi.

ii. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

93. Le requérant soutient qu’une décision d’octroi ou d’invalidation de l’attestation donnant l’accès à des informations confidentielles ne dépendait pas et ne dépend pas de l’appréciation de l’Office mais qu’un tel octroi est dû dès lors que les conditions réglementaires sont remplies et que, en cela, le droit tchèque prévoit un droit d’accès à des données confidentielles si les conditions réglementaires sont satisfaites.

94. Il souligne que sa requête est dirigée non pas seulement contre l’annulation de l’attestation de sécurité elle-même, mais également contre les actes de procédure des autorités administratives et des tribunaux à l’origine de l’annulation de son attestation.

95. Le requérant indique en outre que l’invalidation de son attestation de sécurité a entraîné pour lui l’impossibilité de continuer à exercer ses fonctions. Il explique que, en sa qualité d’adjoint à un vice-ministre de la Défense et de directeur de la Section de la gestion des biens du ministère, il traitait régulièrement des informations confidentielles, ce qui était devenu impossible sans attestation de sécurité. Par conséquent, il avait dû cesser de travailler au ministère de la Défense. Il ajoute qu’il ne pouvait pas exercer d’autres fonctions nécessitant une attestation de sécurité. Il en conclut que ses droits civils étaient en jeu et que, par conséquent, l’article 6 § 1 de la Convention s’applique dans le cas d’espèce.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la qualité de victime du requérant

96. La Cour précise d’emblée que le Gouvernement n’est pas forclos à contester la qualité de victime dans le chef du requérant pour la première fois devant la Grande Chambre, d’autant moins que celle-ci a posé d’office une question aux parties à ce sujet (voir Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 63-67, CEDH 2006-III).

97. La Grande Chambre rappelle qu’elle peut, au même titre que la chambre, en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, « rejet[er] toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure ». Ainsi, même au stade de l’examen au fond et sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, la Grande Chambre peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour l’une des raisons énumérées aux trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et autres, § 56 et les autres références y citées, 25 mars 2014).

98. Au vu des circonstances particulières de l’espèce, la qualité de victime du requérant est étroitement liée à la substance de son grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, de sorte que la Cour estime justifié de joindre cette question à l’examen de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention.

b) Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

i. Les principes

99. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1.

100. S’agissant tout d’abord de l’existence d’un droit, la Cour rappelle qu’il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, 28 septembre 1995, § 49, série A no 327‑A, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 120, CEDH 2005‑X, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 91, CEDH 2012, Al-Dulimi et Montana Management INC. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, CEDH 2016, et les autres références y citées, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 101, CEDH 2016, et Paroisse gréco-catholique de Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), et les autres références y citées). L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294‑B, Roche, précité, § 119, et Boulois, précité, § 91).

101. À cet égard, la Cour constate que les droits ainsi conférés par les législations nationales peuvent être soit matériels, soit procéduraux, soit encore une combinaison des deux.

102. Aucun doute ne saurait exister sur le fait qu’il y a droit au sens de l’article 6 § 1 lorsqu’un droit matériel reconnu en droit national est assorti du droit procédural permettant d’en faire sanctionner le respect en justice. La seule présence d’un élément discrétionnaire dans le libellé d’une disposition légale n’exclut pas, en soi, l’existence d’un droit (Camps c. France (déc.), no 42401/98, 24 octobre 2000 1999, Ellès et autres c. Suisse, no 12573/06, § 16, 16 décembre 2010, a contrario, Boulois, précité, § 99, et Miessen c. Belgique, no 31517/12, § 48, 18 octobre 2016). En effet, l’article 6 s’applique lorsque la procédure judiciaire porte sur une décision discrétionnaire heurtant les droits du requérant (Pudas c. Suède, 27 octobre 1987, § 34, série A noo 125‑A, Obermeier c. Autriche, 28 juin 1990, § 69, série A no 179, et Mats Jacobsson c. Suède, 28 juin 1990, § 32, série A no 180‑A).

103. En revanche, l’article 6 n’est pas applicable là où la législation nationale, sans conférer un droit, accorde un certain avantage qu’il n’est pas possible de faire reconnaître en justice (Boulois, précité, § 90, affaire qui concernait le refus par une commission pénitentiaire d’accorder une autorisation de sortie à un détenu, sans recours possible devant une juridiction administrative). La même situation se présente lorsqu’une personne ne se voit reconnaître par la législation nationale qu’un espoir de se faire accorder un droit, l’octroi de celui-ci dépendant d’une décision entièrement discrétionnaire et non motivée des autorités (Masson et Van Zon, précité, §§ 49-51, Roche, précité, §§ 122-125, et Ankarcrona c. Suède (déc.), no 35178/97, CEDH 2000‑VI.

104. Il existe par ailleurs des cas où la législation nationale reconnaît à une personne un droit matériel sans pour autant que, pour une raison quelconque, il existe un recours juridictionnel pour le faire reconnaître ou sanctionner en justice. Tel est le cas, par exemple, des immunités juridictionnelles prévues par la loi nationale. L’immunité apparaît ici non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 48, CEDH 2001‑XI, et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 57, CEDH 2010-III).

105. Dans certaines hypothèses, enfin, le droit national, sans reconnaître un droit subjectif à un individu, lui confère en revanche le droit à une procédure d’examen de sa demande, appelant le juge compétent à statuer sur des moyens tels que l’arbitraire, le détournement de pouvoir ou encore les vices de procédure (Van Marle et autres c. Pays-Bas, 26 juin 1986, § 35 série A no 101, ainsi que, mutatis mutandis, Kök c. Turquie, no 1855/02, § 36, 19 octobre 2006). Tel est le cas de certaines décisions pour lesquelles l’administration dispose d’un pouvoir purement discrétionnaire d’octroyer ou de refuser un avantage ou un privilège, la loi conférant à l’administré le droit de saisir la justice qui, au cas où celle-ci constaterait le caractère illégal de la décision, peut en prononcer l’annulation. En pareil cas, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable, à condition que l’avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil.

106. S’agissant du caractère civil du droit en cause, la Cour observe tout d’abord qu’une relation de travail de droit commun, basée sur un contrat de travail conclu entre un employeur et un salarié engendre dans le chef de l’un et de l’autre des obligations de droit civil, à savoir celles, respectivement, d’accomplir les tâches contractuellement prévues, pour l’un, et de payer le salaire stipulé, pour l’autre.

Une relation de travail entre une personne morale de droit public, y compris l’État, et un agent peut être basée, selon les normes nationales en vigueur, sur le droit du travail tel qu’il régit les relations entre personnes privées ou selon un corps de règles spécifiques édictées pour réglementer la fonction publique. Il existe aussi des systèmes mixtes, unissant les règles du droit du travail applicable dans le secteur privé à certaines règles spécifiques applicables à la fonction publique.

107. S’agissant des agents relevant de la fonction publique, selon les critères établis dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, précité, l’État défendeur ne peut invoquer devant la Cour le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de soustraire celui-ci à la protection de l’article 6 que si deux conditions sont remplies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. Pour cela, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe un lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’État employeur. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question. En pratique, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national le requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 à l’égard de ce fonctionnaire est fondée (ibidem, § 62, et Baka, précité, § 103).

108. La Cour rappelle par ailleurs que les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres ont été appliqués à de nombreux types de litiges impliquant des fonctionnaires, ayant notamment pour objet le recrutement ou la nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, §§ 54-58, 26 juillet 2011), la carrière ou la promotion (Dzhidzheva-Trendafilova (déc.), no 12628/09, § 50, 9 octobre 2012), la mutation (Ohneberg c. Autriche, no 10781/08, § 24, 18 septembre 2012) et la cessation des fonctions (Olujić c. Croatie, no 22330/05, §§ 33-34, 5 février 2009, et Nazsiz c. Turquie (déc.), no 22412/05, 26 mai 2009). De manière plus explicite, la Cour a jugé dans l’arrêt Bayer c. Allemagne (no 8453/04, § 38, 16 juillet 2009), qui concernait la révocation à l’issue d’une procédure disciplinaire d’un huissier employé par l’État, que les litiges portant sur « un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type » n’étaient que des exemples parmi d’autres de « conflits ordinaires du travail » auxquels l’article 6 devait en principe s’appliquer en vertu du critère de l’arrêt Eskelinen. Dans l’arrêt Olujić (précité, § 34), elle a dit que la présomption d’applicabilité de l’article 6 découlant de l’arrêt Eskelinen s’appliquait aussi aux révocations (Baka, précité, § 105).

109. Concrètement, la Cour a appliqué l’article 6 § 1 dans une affaire qui concernait le refus de délivrer une attestation de sécurité au requérant qui avait ainsi été révoqué de ses fonctions de garde-frontière (Ternovskis c. Lettonie, no 33637/02, §§ 9 et 10, 29 avril 2014). Elle a relevé que bien que le droit d’accès aux secrets d’État ne fût pas garanti par la Convention, le refus de délivrer l’attestation de sécurité avait conduit au licenciement du requérant, entraînant d’importantes répercussions pécuniaires pour lui. En effet, le lien entre le refus d’accorder l’autorisation et la perte de revenus était « certainement plus qu’insignifiant et lointain » (ibidem, § 44). Elle a conclu que l’article 6 était applicable, constatant par ailleurs que le droit interne n’avait pas exclu le demandeur de l’accès à un tribunal (ibidem, §§ 46‑50).

110. L’article 6 de la Convention a également été jugé applicable dans deux affaires qui concernaient la révocation de permis de port d’armes, les requérants ayant été fichés dans un dossier renfermant des informations au sujet de personnes considérées comme représentant un danger potentiel pour la société (Pocius c. Lituanie, no 35601/04, § 40, 6 juillet 2010, et Užukauskas c. Lituanie, no 16965/04, § 34, 6 juillet 2010). Ils avaient contesté en justice leur fichage par la police et demandé que leur nom fût retiré de la base de données. Les tribunaux avaient rejeté leur demande, se fondant sur des preuves produites par la police et classées secrètes qu’il était donc impossible de leur communiquer. La Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 6 au motif que l’inclusion des requérants dans la base de données avait eu une incidence sur leur réputation, leur vie privée et leurs perspectives d’emploi (Pocius §§ 38-46, et Užukauskas §§ 34-39, précités).

111. La Cour a également conclu à l’applicabilité de l’article 6 dans une affaire relative au contrôle judiciaire de la nomination d’un président de juridiction (Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, §§ 84-85, 15 septembre 2015). Admettant que l’article 6 ne garantissait pas le droit d’être promu ou d’occuper un emploi dans la fonction publique, elle a cependant relevé que le droit à une procédure de recrutement ou de promotion légale et équitable ou à un accès égal à l’emploi et à la fonction publique pouvaient passer de manière défendable pour des droits reconnus en droit interne, dans la mesure où les juridictions internes avaient reconnu leur existence et examiné les moyens soulevés par les intéressés à cet égard.

112. Enfin, l’article 6 de la Convention a été appliqué récemment dans une affaire où la requérante se plaignait de l’impossibilité pour elle de contester devant les tribunaux son licenciement du Service national de sécurité (Miryana Petrova c. Bulgarie, no 57148/08, §§ 30-35, 21 juillet 2016). Dans cette affaire, la Cour a constaté qu’étaient en cause non pas l’accès aux secrets d’État, lequel n’est pas garanti par la Convention, mais les droits de la requérante qui avaient été heurtés par le refus de lui délivrer l’attestation de sécurité. Selon elle, un tel refus avait eu des conséquences décisives sur la situation personnelle de la requérante, car en l’absence de l’attestation de sécurité requise, elle était incapable de continuer à exercer les fonctions qui étaient les siennes pendant plusieurs années, ce qui avait manifestement eu pour elle des répercussions pécuniaires. En effet, le lien entre le refus d’accorder l’autorisation et la perte de revenus était « plus qu’insignifiant et lointain » (ibidem, § 31).

ii. Application en l’espèce des principes précités

α) Sur l’existence d’un droit

113. Pour déterminer s’il existait en l’espèce un droit dans le chef du requérant, la Cour doit analyser d’abord de quoi celui-ci se plaint concrètement.

114. Le requérant dénonce un manque d’équité de la procédure devant les juridictions administratives qu’il avait engagée à la suite du retrait, par l’Office, de l’attestation de sécurité que celui-ci lui avait délivrée dans l’optique de son entrée en fonction au ministère de la Défense (paragraphes 11-14 ci-dessus). Selon lui, ce retrait a eu pour conséquence la perte de ses fonctions, puis de son emploi (paragraphes 93-95 ci-dessus).

115. Il ressort des dispositions de la législation nationale ainsi que de leur interprétation par les tribunaux nationaux que la possession d’une attestation de sécurité constitue un préalable indispensable à l’exercice d’activités professionnelles nécessitant la connaissance ou le traitement d’informations confidentielles relevant de la sphère de l’État (paragraphes 30 et 40 ci-dessus). L’attestation de sécurité ne faisant pas l’objet d’un droit autonome mais étant au contraire une condition sine qua non à l’exercice de fonctions du type de celles exercées par le requérant, la perte par celui-ci de ce document a eu un impact décisif sur sa situation personnelle et professionnelle en ce qu’elle l’a empêché de continuer à exercer certaines fonctions au ministère de la Défense (voir, mutatis mutandis, Helmut Blum c. Autriche, no 33060/10, § 65, 5 avril 2016).

116. La Cour doit dès lors examiner d’abord si le requérant pouvait se prévaloir d’un droit ou s’il se trouvait dans une situation dans laquelle il aspirait à un simple avantage ou privilège que l’autorité compétente pouvait lui accorder ou lui refuser discrétionnairement sans avoir à motiver son choix.

117. L’accès à un emploi et, plus encore, aux fonctions exercées par le requérant en l’espèce constitue en principe un privilège discrétionnairement accordé qu’on ne saurait faire judiciairement sanctionner.

Ce n’est pas le cas du maintien ou des conditions d’exercice d’une telle relation professionnelle. En effet, dans le secteur privé, le droit du travail confère en règle générale aux salariés le droit de contester en justice leur licenciement lorsqu’ils le considèrent comme abusif, voire les modifications substantielles unilatérales de leur contrat de travail. Mutatis mutandis, il en va de même des agents statutaires du secteur public, sauf dans les cas où l’exception énoncée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres précité trouve à s’appliquer.

118. En l’espèce, l’exercice par le requérant de sa fonction était conditionné à l’autorisation d’accès aux informations confidentielles. Le retrait de son attestation de sécurité l’a donc privé de la possibilité d’exercer pleinement ses fonctions et a eu des conséquences négatives sur sa capacité à obtenir un nouvel emploi dans la fonction publique.

119. Dans ces conditions, la Cour estime que le lien entre la décision de retirer l’attestation de sécurité du requérant et la perte de ses fonctions et de son emploi était plus que ténu ou éloigné (voir, mutatis mutandis, Ternovskis, précité, § 44 ; Miryana Petrova, précité, § 31). Il pouvait dès lors se prévaloir d’un droit à contester en justice la légalité de ce retrait.

β) Sur le caractère civil du droit

120. Concernant le caractère civil du droit au sens de l’article 6 § 1, s’il est vrai que la présente affaire concerne non pas un litige entre le requérant et son employeur dont l’objet serait le licenciement prétendument irrégulier du premier, mais le retrait de son attestation de sécurité, il ne faudrait pas oublier que ce retrait l’a empêché de continuer à exercer sa fonction auprès du vice-ministre de la Défense. Ce qui était dès lors en jeu pour le requérant, ce n’était pas le droit d’accès à des informations confidentielles, mais sa fonction et son emploi affectés par le retrait de son attestation de sécurité. En effet, en l’absence de l’attestation de sécurité requise, il ne lui était plus possible d’exercer les fonctions qui étaient les siennes. Il s’agit à présent d’examiner si le droit en jeu est de nature civile.

121. Comme cela a déjà été indiqué précédemment, la relation de travail entre le requérant et le ministère de la Défense était basée sur les dispositions du code du travail, qui ne contenait aucune règle spécifique applicable aux fonctions exercées au sein de de l’administration d’État, de sorte que, au moment des faits, il n’existait aucune fonction publique au sens traditionnel du terme, comportant pour ses agents des obligations et privilèges exorbitants du droit commun. La fonction publique n’a un statut spécifique que depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2015, de la loi sur la fonction publique (loi no 234/2014).

Or, les litiges en matière d’emploi, surtout ceux ayant pour objet les événements mettant fin à un emploi dans le secteur privé, portent sur des droits civils au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

122. Sur la base des considérations susmentionnées, il est possible de conclure que la décision par laquelle l’attestation de sécurité a été retirée au requérant et la procédure ultérieure ont affecté ses droits civils.

123. Cela étant, à supposer même que le requérant fût à considérer comme ayant été un fonctionnaire dont le statut était régi par des dispositions exorbitantes du droit commun, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses agents entrent en principe dans le champ d’application de l’article 6, sauf si les deux conditions cumulatives rappelées au paragraphe 107 ci-dessus sont remplies.

124. En l’espèce, force est de constater que la première de ces conditions ne se trouve pas remplie. Le droit tchèque permettait en effet aux personnes ayant un intérêt à agir d’introduire un recours devant les juridictions administratives pour contester la légalité de la décision de l’Office (paragraphes 52-56 ci-dessus). Cette possibilité était ouverte au requérant, qui a effectivement introduit un tel recours. Il s’ensuit que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce sous son volet civil.

125. Cette disposition exigeait par conséquent que le requérant eût accès à un tribunal compétent pour statuer sur la contestation sur ses droits et obligations de caractère civil dans le respect des garanties de l’article 6 § 1 (Veeber c. Estonie (no 1), no 37571/97, § 70, 7 novembre 2002).

126. Par ailleurs, puisqu’il a été conclu que le requérant pouvait se prévaloir d’un droit de nature civile au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère qu’il peut prétendre à la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.

127. Partant, il y a lieu de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement.

C. Sur le fond de l’affaire

1. Thèses des parties

a) Le requérant

128. Le requérant argue que les tribunaux ne peuvent à bon droit examiner le bien-fondé ou non de la décision de l’Office de refuser ou d’invalider une attestation de sécurité sur la base d’un élément de preuve indirect et inauthentique, à savoir un rapport soumis par un service de renseignements. Il souligne que le rapport sur lequel se sont fondés les tribunaux dans le cas d’espèce ne constituait qu’un élément indirect incomplet émanant d’un tiers qu’ils n’avaient aucunement pu vérifier ni confronter avec ses propres déclarations, étant donné que ce rapport ne lui a été communiqué à aucun stade de la procédure. Il estime en effet que la seule façon de vérifier cet élément est d’apprécier les faits y mentionnés et qu’un tribunal n’a pas cette possibilité lorsqu’une partie visée par le rapport est absente. Il est d’avis que la jurisprudence nationale selon laquelle un contrôle juridictionnel doit aussi, pour être conforme aux dispositions de l’article 133 de la loi no 412/2005, aller au-delà des moyens invoqués par l’une des parties à la procédure ne change rien à cet égard car les tribunaux ne peuvent pas vérifier la véracité et l’exactitude du contenu des preuves. Il évoque notamment, à ce sujet, l’arrêt de la chambre élargie de la Cour administrative suprême no 4 As 1/2015 du 1er mars 2016.

129. Le requérant voit une violation du principe de l’égalité des armes dans l’impossibilité pour l’une des parties à la procédure administrative de prendre pleinement connaissance de tous les éléments de preuve ayant servi de fondement principal à la décision défavorable. Il concède que, dans certaines circonstances, l’intérêt de sécurité de l’État défini par la loi pourrait l’emporter sur l’intérêt d’une personne qui rechercherait la protection de la justice dans le cadre d’une procédure contradictoire conduite en bonne et due forme. Il estime toutefois qu’en l’espèce la situation ne permettait pas de restreindre son droit à un procès équitable et à l’égalité devant la justice parce que les conditions légales prévues dans la législation tchèque pour qu’une telle procédure pût être suivie n’étaient pas réunies. L’auteur du document no 77, que le requérant n’était pas autorisé à consulter, aurait classé ce rapport et les informations qu’il contenait dans la catégorie de confidentialité la moins élevée, à savoir « réservé ». À la lumière de l’article 3 § 5 e) de la loi no 412/2005, il aurait considéré que les informations ainsi classées compromettaient certaines opérations de renseignement en cours. En revanche, selon l’article 133 § 3 de ladite loi, pour que la justice puisse soustraire à l’examen une pièce d’un dossier, il faudrait qu’il existe un risque d’immixtion dans les activités du service de renseignements et que ce risque soit majeur, comme le prouveraient les termes « mettre en péril ou sérieusement compromettre », ce qui, en vertu de la loi, appellerait son classement au moins dans la catégorie « confidentiel ». Le requérant dit que le législateur a voulu strictement limiter l’application de la procédure spéciale aux situations dans lesquelles sont évoqués des faits dont le caractère secret doit être maintenu. Il est d’avis que les conditions légales pour limiter ses droits procéduraux indiquées dans l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 n’étaient pas réunies car les informations figurant dans ledit rapport ne pouvaient être de nature à justifier le recours à la procédure spéciale.

130. Il souligne à ce sujet que les tribunaux n’ont pas disposé des pièces du dossier du service de renseignements ni même de certaines d’entre elles qui n’ont même pas été communiquées à l’Office ou aux tribunaux administratifs. Il en conclut que les tribunaux n’ont pu statuer qu’en s’appuyant sur un rapport dans lequel le contenu du dossier était résumé. Selon lui, les tribunaux et leurs décisions ne peuvent être qualifiés d’indépendants et impartiaux dès lors qu’ils ne peuvent pas vérifier l’authenticité et l’exactitude des éléments de preuve produits par les parties. Même si les tribunaux examinent les faits de l’espèce dans le cadre de leur « pleine juridiction », cela ne garantit pas en soi un procès équitable étant donné que même le juge le plus impartial est susceptible d’être manipulé lorsqu’il n’est pas en mesure d’apprécier objectivement les éléments de preuve pertinents. Par conséquent, à son avis, l’équilibre entre son droit à un procès équitable et l’intérêt de l’État à garder certaines informations confidentielles n’a pas été préservé, et ce en violation de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005, dans la mesure où ledit rapport ayant servi de fondement à la décision défavorable avait été classé dans la catégorie de confidentialité la moins élevée.

b) Le Gouvernement

131. Le Gouvernement expose que la grande majorité des lois nationales permettent aux parties d’avoir accès aux documents confidentiels, quel que soit leur niveau de confidentialité et sans qu’il soit nécessaire de les déclassifier, s’ils sont destinés à être utilisés comme preuves. Le régime serait différent pour certaines procédures très spécifiques caractérisées par le fait qu’elles sont étroitement liées aux intérêts vitaux de la sécurité nationale. Ce régime s’appliquerait aux procédures de contrôle judiciaire dans des domaines tels que le commerce transfrontalier de matériel militaire, l’entrée sur le site d’un aérodrome soumis à une protection renforcée et les procédures de délivrance et de retrait des attestations de sécurité. Pour ces procédures, les principes régissant l’accès d’une partie aux documents confidentiels s’appliqueraient mutatis mutandis. À titre exceptionnel uniquement, en dernier recours, lorsque l’activité des services de renseignements ou de la police pourrait être mise en péril ou sérieusement compromise, la loi autoriserait l’application d’un régime plus restrictif permettant, dans des cas extrêmes, de refuser complètement à une partie l’accès à ces preuves. En outre, dans ces cas exceptionnels, les autorités judiciaires devraient se montrer particulièrement vigilantes et compenser de manière effective tout désavantage pour la partie adverse imputable à leur façon de procéder, de manière à la protéger contre toute décision arbitraire ou abusive des autorités.

132. Le Gouvernement est d’avis que, lorsqu’il s’agit de restreindre les droits procéduraux des parties dans les procédures relatives à des droits et obligations de caractère civil, les États jouissent d’une plus grande latitude que dans les procédures pénales (voir par exemple Gillissen c. Pays-Bas, no 39966/09, § 50 d), 15 mars 2016). S’il apparaîtrait à l’évidence que le cas d’espèce mérite d’être jugé suivant des normes de protection différentes de celles appliquées en matière pénale, la procédure en cause ne pourrait pas non plus être traitée comme une procédure administrative classique. Il s’agirait alors plutôt d’une procédure sui generis dont le cadre juridique, les caractéristiques, l’objet et la finalité seraient nécessairement les facteurs qui empêchent pareille comparaison.

133. Dans le cas d’espèce, l’existence des motifs légaux justifiant la décision de l’Office de ne pas divulguer au requérant le contenu du rapport du service de renseignements aurait été confirmée par toutes les juridictions internes compétentes. Par conséquent, le Gouvernement n’a aucun doute sur le fait que la non-divulgation de preuves, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, était dénuée de tout caractère arbitraire.

134. Le Gouvernement est également persuadé que la procédure judiciaire a été assortie de toutes les garanties possibles pour protéger les intérêts du requérant. Premièrement, le dossier de sécurité du requérant, y compris les documents confidentiels, aurait été soumis à deux instances judiciaires administratives ainsi qu’à la Cour constitutionnelle. Les juges jouissant ex lege d’un accès aux informations confidentielles, quel que soit leur niveau de confidentialité, les neuf juges auxquels il a été fait appel aux différents stades pour protéger les intérêts du requérant auraient été dûment informés du contenu du rapport du service de renseignements. Le Gouvernement ajoute que l’indépendance et l’impartialité desdits juges ne sont pas mises en doute par le requérant.

135. Le Gouvernement note également que la limitation des pouvoirs des tribunaux leur imposant de ne répondre qu’aux points soulevés par le plaignant ne s’applique pas dans les cas de ce type, la partie à la procédure ne pouvant effectivement soutenir que les conclusions sont illégales alors qu’elle n’en connait même pas la teneur. La partie à la procédure, au vu de sa situation, se trouvant alors limitée dans sa capacité à argumenter de manière effective contre la décision, les tribunaux seraient tenus de « se substituer » d’office à ses activités procédurales et d’examiner dûment la procédure suivie, de même que les motifs de la décision attaquée dans leur totalité, donc au-delà des points soulevés par le plaignant.

136. Le Gouvernement dit que, dans l’exercice de leur fonction de contrôle des décisions de l’Office, la tâche des tribunaux administratifs consiste à examiner si les motifs légaux invoqués pour engager une procédure exceptionnelle permettant de refuser à la partie demanderesse l’accès à des documents confidentiels étaient fondés. Il soutient que dans le cas d’espèce, les deux juridictions administratives, investies de pouvoirs de pleine juridiction se sont livrées à un tel examen lorsqu’elles ont estimé que la divulgation des pièces confidentielles du dossier de sécurité du requérant aurait mis en péril ou sérieusement compromis l’activité des services de renseignements ou de la police, pour en conclure que la décision de soustraire ces pièces à la consultation était justifiée.

137. Le Gouvernement ajoute que le dossier conservé par le service de renseignements ou les pièces de celui-ci ne sont pas transmis directement à l’Office puis aux tribunaux, le contenu pertinent du dossier étant résumé dans le rapport. Toutefois, la jurisprudence constante des tribunaux nationaux fixerait de nombreuses exigences auxquelles doivent satisfaire les documents confidentiels fondant les décisions de l’Office, en particulier les rapports sur le résultat des enquêtes menées par les services de renseignements, pour pouvoir faire l’objet d’un réexamen judiciaire. Ceux‑ci devraient contenir des informations très spécifiques, ou un résumé de ces informations, permettant au tribunal de vérifier effectivement la pertinence et la valeur informative des conclusions des services de renseignements, en particulier la crédibilité des informations établies par eux, leur mise en balance et leur rapport avec les questions décisives pour la procédure de sécurité. En outre, le service de renseignements serait tenu d’indiquer, en termes abstraits, auprès de quelle source et de quelle façon les informations ont été obtenues, en décrivant notamment les circonstances et les raisons pour lesquelles les services de renseignements considèrent ces informations comme crédibles. Le rôle des tribunaux dans la procédure de sécurité consisterait non pas à réexaminer l’authenticité et la véracité des documents de référence conservés par les services de renseignements, mais à vérifier s’il existait un soupçon fondé de risque potentiel pour la sécurité. À cette fin, l’appréciation de la crédibilité, de la plausibilité et de la pertinence des informations recueillies constitue, selon le Gouvernement, un bon critère.

138. Quant à la thèse du requérant sur le point de savoir si les conditions d’application de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 étaient réunies, le Gouvernement estime que celle-ci ne fait pas dépendre la possibilité de refuser l’accès à des éléments de preuve classés confidentiels de leur niveau élevé de confidentialité. De même, la loi ne limiterait pas cette procédure aux cas dans lesquels le risque de mettre en péril ou de compromettre l’activité des services de renseignements ou de la police serait plus élevé.

139. Le Gouvernement considère que dans le cas d’espèce, il n’existe aucune raison de douter que, si les tribunaux avaient considéré que les informations figurant dans le rapport sur le résultat de l’enquête étaient incomplètes, dénuées de pertinence, insuffisamment détaillées ou non crédibles, ils auraient annulé la décision attaquée et ordonné à l’Office de compléter ses constatations factuelles par de nouvelles preuves.

140. À la lumière de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement dit que les intérêts du requérant étaient protégés par une garantie subsidiaire importante, en ce que celui-ci avait eu l’occasion de donner au tribunal un exposé détaillé des événements antérieurs au rapport sur le résultat de l’enquête du service de renseignements, sur son contenu présumé ainsi que sur les motifs ayant pu conduire son auteur à demander l’invalidation de son attestation de sécurité. Il estime que le requérant a ainsi eu la possibilité de contester la crédibilité du rapport aux yeux des juges qui protégeaient ses intérêts au cours de la procédure, et il y voit aussi une garantie que leur décision serait rendue en toute connaissance de cause, en tenant compte des griefs et objections du requérant. Il ajoute que le fait que la Cour constitutionnelle a également examiné le cas du requérant constitue une garantie supplémentaire protégeant les intérêts de ce dernier.

141. Le Gouvernement est convaincu qu’en l’espèce, le droit à un procès équitable et, en particulier, les principes du contradictoire et de l’égalité des armes au regard de l’article 6 § 1 de la Convention n’ont pas été violés, faute d’arbitraire ou d’abus dans la limitation des droits procéduraux du requérant, et que cette limitation a été suffisamment contrebalancée par les procédures suivies par des autorités judiciaires indépendantes et impartiales qui ont joué un rôle actif dans le procès et qui, ce faisant, ont non seulement fourni des garanties aptes à protéger les intérêts du requérant, mais aussi trouvé un juste équilibre entre les intérêts de celui-ci et ceux de l’État.

c) Thèses du tiers intervenant

142. Le gouvernement slovaque soutient que lorsqu’il protège des données à caractère confidentiel pour des raisons de sécurité nationale, l’État jouit d’une marge d’appréciation importante pour déterminer quelles sont les informations sensibles au point que leur divulgation menacerait les droits fondamentaux de tiers ou la protection d’un intérêt public important. La divulgation d’informations confidentielles concernant le fonctionnement interne et les méthodes des services de sécurité ou des services répressifs serait susceptible d’entraver sérieusement le déroulement des activités de ces services. Les autorités auraient dès lors un intérêt légitime à en préserver la confidentialité.

143. Le gouvernement slovaque souligne que le droit à la divulgation de tous les éléments de preuve pertinents n’est pas absolu et peut être soumis à des limitations visant à protéger les droits des tiers ou un intérêt public important, tel la sécurité nationale. Il note que le régime slovaque est, en substance, similaire au régime tchèque : pour pouvoir prendre connaissance d’informations confidentielles, il serait nécessaire de disposer d’une attestation de sécurité délivrée par l’Office national de sécurité ou par un autre service de sécurité, à savoir le service slovaque de renseignements ou le service de renseignement militaire. Les informations confidentielles ne seraient pas non plus incluses dans les dossiers des tribunaux et ni les parties à la procédure ni les représentants juridiques ne pourraient prétendre à en prendre connaissance, à moins de détenir l’autorisation adéquate.

144. L’Office national de sécurité ou tout autre service de sécurité seraient habilités à invalider l’attestation de sécurité des personnes ne remplissant pas les conditions énoncées par la loi. Une telle décision serait susceptible de recours devant le comité du Conseil national de la République slovaque, institué par une loi spécifique. Ensuite, la décision finale de l’instance de recours serait attaquable devant le juge administratif. Dans la procédure juridictionnelle, l’Office serait tenu de fournir au tribunal tous les dossiers administratifs portant sur l’affaire en instance, y compris toutes les informations confidentielles. Les juges disposeraient ainsi d’un accès illimité aux informations confidentielles contenues dans ces dossiers.

145. Tant la République slovaque que la République tchèque auraient décidé de soumettre la décision attaquée à des tribunaux dotés d’une compétence de pleine juridiction. Les tribunaux seraient donc tenus d’examiner d’office non seulement la légalité de la décision et de l’action du service de sécurité, mais aussi l’appréciation factuelle et juridique de la question faite par ce dernier, au-delà des objections soulevées au cours de la procédure. Le gouvernement slovaque estime qu’un tel régime est justifié et satisfait suffisamment aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

146. La Cour rappelle que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes, étroitement liés entre eux, sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils exigent un « juste équilibre » entre les parties : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, § 119 et autres références, CEDH 2016).

147. Toutefois, les droits découlant de ces principes ne sont pas absolus. La Cour s’est déjà prononcée, dans plusieurs arrêts, sur le cas particulier où des intérêts nationaux supérieurs étaient mis en avant pour dénier à une partie une procédure pleinement contradictoire (Miryana Petrova, précité, §§ 39-40, et Ternovskis, précité, §§ 65-68). Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir par exemple Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 44, CEDH 2001‑VIII, et Devenney c. Royaume-Uni, no 24265/94, § 23, 19 mars 2002.

148. Par ailleurs, la Cour rappelle que le droit à la divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu non plus. En matière pénale, elle a retenu qu’il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits du justiciable. Toutefois, seules sont légitimes au regard de l’article 6 § 1 les limitations des droits de la partie à la procédure qui n’atteignent pas ceux-ci dans leur substance. Pour cela, toutes les difficultés causées à la partie requérante par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (voir, mutatis mutandis, Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, § 45 avec d’autres références, CEDH 2000‑II, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 107, CEDH 2015).

149. Lorsque des preuves ont été dissimulées à la partie requérante au nom de l’intérêt public, la Cour doit examiner si le processus décisionnel a satisfait dans toute la mesure du possible aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes et s’il était assorti de garanties aptes à protéger les intérêts de l’intéressé (Fitt, précité, § 46).

b) Application en l’espèce des principes précités

150. En l’espèce, la Cour observe que, conformément aux prescriptions du droit tchèque en cas de contestation en justice du refus de délivrance ou du retrait d’une attestation de sécurité, la procédure intentée par le requérant a subi deux limitations par rapport aux règles de droit commun tendant à garantir un procès équitable : d’une part, les documents et informations classifiés n’étaient accessibles ni à lui-même ni à son avocat et, d’autre part, dans la mesure où la décision de retrait était basée sur de telles pièces, les motifs à la base de la décision ne lui ont pas été communiqués. Il appartient dès lors à la Cour d’examiner si les limitations ainsi imposées ont atteint le droit du requérant à un procès équitable dans sa substance.

151. La Cour procédera à un tel examen au regard de la procédure considérée dans son ensemble et recherchera si les limitations aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes, tels qu’applicables dans la procédure civile, ont été suffisamment compensées par d’autres garanties procédurales.

152. Au titre de celles-ci, la Cour prend note des pouvoirs conférés aux juridictions nationales, lesquelles jouissent de l’indépendance et de l’impartialité nécessaires, non remises en doute quant à leur substance par le requérant, lequel se borne à mettre en cause la capacité des juges à apprécier les faits de l’espèce de manière adéquate, au motif qu’ils n’ont pas eu un accès intégral aux documents pertinents (paragraphe 130 ci-dessus).

Tout d’abord, les tribunaux ont accès à tous les documents classifiés, sans restriction, sur lesquels l’Office s’est basé pour justifier sa décision. Ils ont ensuite le pouvoir de se livrer à un examen approfondi des raisons invoquées par l’Office pour ne pas communiquer les pièces classifiées. Ils peuvent en effet apprécier la justification de la non-communication des pièces classifiées et ordonner la communication de celles dont ils estimeraient qu’elles ne méritent leur classification. Ils peuvent également apprécier le bien-fondé de la décision de l’Office ordonnant le retrait de l’attestation de sécurité et sanctionner, le cas échéant, une décision arbitraire dudit Office.

153. Par ailleurs, la compétence des juridictions saisies du litige embrasse l’ensemble des faits de l’espèce et ne se limite pas à l’examen des moyens invoqués par le requérant, lequel a été entendu par les juges et a pu soumettre également ses conclusions écrites. Certes, sur ce point, le droit tchèque aurait pu prévoir, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant une personne, que celle-ci soit informée, à tout le moins sommairement, dans le cadre de la procédure, de la substance des reproches dont elle fait l’objet. En l’espèce, le requérant aurait ainsi pu organiser sa défense de manière non pas aveugle mais ciblée et les juridictions saisies n’auraient pas eu à suppléer aux lacunes de celle-ci.

154. La Cour observe cependant que les juridictions saisies ont dûment exercé les pouvoirs de contrôle dont elles disposaient dans ce type de procédure, à l’égard tant de la nécessité de maintenir la confidentialité des documents classés que de la justification du retrait de l’attestation de sécurité du requérant, motivant leurs décisions au regard des circonstances concrètes du cas d’espèce.

155. Ainsi la Cour administrative suprême a-t-elle considéré, s’agissant de la nécessité de maintenir la confidentialité des documents classifiés, que leur communication aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’information ou des tentatives d’influence d’éventuels témoins. Elle a expliqué qu’en vertu de la loi, il n’était pas possible d’indiquer où précisément résidait le risque pour la sécurité ni d’indiquer de manière précise les considérations à la base de la conclusion constatant un tel risque, les raisons et considérations à l’origine de la décision de l’Office trouvant leur origine exclusive dans les informations classifiées. Dès lors, rien ne permet de penser que la classification des documents en cause ait été décidée de manière arbitraire ou dans un objectif autre que l’intérêt légitime présenté comme étant poursuivi.

156. Sur la justification du retrait de l’attestation de sécurité du requérant, la Cour administrative suprême a considéré qu’il se dégageait à l’exclusion de tout doute des documents classifiés que le requérant ne remplissait plus les conditions légales pour pouvoir être mis au secret. Elle a observé que le risque le concernant tenait à son comportement, qui nuisait à sa crédibilité et à sa capacité à tenir le secret. Elle releva par ailleurs que le document confidentiel émanant du service de renseignements contenait des informations concrètes, complètes, détaillées et relatives au comportement et au mode de vie du requérant, lesquelles permettaient en l’espèce de s’assurer de leur pertinence quant à savoir si le requérant présentait un risque pour la sécurité nationale (paragraphe 20 ci-dessus).

157. À cet égard, la Cour prend note de ce que, en mars 2011, le requérant fit l’objet de poursuites pénales pour association au crime organisé, complicité d’abus de pouvoir public, complicité de malversations dans des procédures de passation de marchés publics et d’adjudication publique ainsi que pour complicité de violation de règles impératives en matière de relations économiques (paragraphe 22 ci-dessus). Elle trouve compréhensible que quand de tels soupçons existent, les autorités estiment nécessaire d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur les intéressés, ce qui risquerait d’handicaper l’enquête pénale.

158. Il semble, par ailleurs, au vu des renseignements dont dispose la Cour, que les juridictions nationales n’aient pas fait usage du pouvoir leur permettant de déclassifier certaines pièces. En effet, si elles ont effectivement examiné les pièces classifiées, elles ont expressément dit que celles-ci ne pouvaient pas être communiquées au requérant. Il n’est dès lors pas possible pour la Cour de se prononcer sur l’intensité du contrôle auquel les juridictions nationales se sont livrées. Elles n’ont pas fait de différence, à cet égard, selon le classement – confidentiel, secret, hautement secret – des pièces produites, la Cour administrative suprême ayant expressément retenu, rejetant ainsi un moyen soulevé par le requérant, que le classement n’avait aucune incidence sur l’étendue et l’intensité du contrôle du juge. Cela étant, eu égard au caractère secret des pièces, reconnu comme tel par les différentes instances judiciaires saisies, celles-ci n’auraient guère pu, dans l’exposé des motifs de leurs décisions respectives, expliquer en détail l’intensité du contrôle auquel elles s’étaient livrées sans compromettre le caractère secret des informations dont elles disposaient.

159. La Cour admet que le rapport du service de renseignements qui a servi de fondement à la décision défavorable pour le requérant avait été classé dans la catégorie de confidentialité la moins élevée, à savoir « réservé » (paragraphes 15 et 38 ci-dessus). Toutefois, elle estime que les autorités tchèques ne s’en trouvaient pas pour autant privées du droit de ne pas en révéler la teneur au requérant. En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour administrative suprême, bien qu’elle soit postérieure à son arrêt rendu dans la présente affaire (paragraphe 65 ci-dessus), que la loi no 412/2005, et son article 133 § 3 en particulier, est applicable à toute information classée confidentielle sans être limitée à des données de degré de confidentialité plus élevé, contrairement à ce que soutient le requérant. Ainsi, l’application de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 par les tribunaux internes n’apparaît pas comme arbitraire ou manifestement déraisonnable.

160. Il n’en reste pas moins qu’il aurait été bienvenu que, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant le requérant, les instances nationales, à tout le moins la Cour administrative suprême, eussent explicité ne fût-ce que sommairement, l’intensité du contrôle auquel elles s’étaient livrées et les reproches retenus à l’encontre du requérant. À cet égard, la Cour note avec satisfaction les nouveaux développements positifs dans la jurisprudence de la Cour administrative suprême (paragraphes 63-64 ci‑dessus).

161. Eu égard à la procédure dans son ensemble, à la nature du litige et à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales, la Cour estime que les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes ont été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’a pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même du droit du requérant à un procès équitable.

162. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Rejette, par quinze voix contre deux, les exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement ;

2. Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 19 septembre 2017.

Johan CallewaertGuido Raimondi
Adjoint au GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Wojtyczek ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Raimondi, Sicilianos, Spano, Ravarani et Pastor Vilanova ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Lazarova Trajkovska et López Guerra ;

– opinion en partie dissidente du juge Serghides ;

– opinion dissidente du juge Sajó.

G.R.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Si je suis pleinement d’accord avec le dispositif de l’arrêt rendu, je voudrais toutefois introduire quelques nuances concernant sa motivation.

2. La difficulté de la présente affaire tient à la complexité des situations juridiques régies par les actes administratifs accordant ou retirant les attestations de sécurité. Une attestation de sécurité est la condition sine qua non non seulement pour accéder aux informations protégées, mais aussi pour occuper certains postes de la fonction publique exigeant l’accès à de telles informations. En même temps, l’accès aux informations protégées n’est pas en soi un droit (droit subjectif) civil au sens de l’article 6 de la Convention. Pour répondre à la question de l’applicabilité de l’article 6 en l’espèce, il faut examiner si le retrait de l’attestation de sécurité touche à des droits ou obligations civils au sens de cet article de la Convention.

La motivation de l’arrêt revient plusieurs fois sur la nature des droits en question et sur les conséquences pour ces droits du retrait de l’attestation de sécurité. Au paragraphe 115 la majorité exprime son point de vue sur ces questions dans les termes suivants :

« L’attestation de sécurité ne faisant pas l’objet d’un droit autonome mais étant au contraire une condition sine qua non à l’exercice de fonctions du type de celles exercées par le requérant, la perte par celui-ci de ce document a eu un impact décisif sur sa situation personnelle et professionnelle en ce qu’elle l’a empêché de continuer à exercer certaines fonctions au ministère de la Défense » (caractères gras ajoutés).

Au paragraphe 118, les conséquences du retrait de l’attestation de sécurité sont présentées de la façon suivante :

« En l’espèce, l’exercice par le requérant de sa fonction était conditionné à l’autorisation d’accès aux informations confidentielles. Le retrait de son attestation de sécurité l’a donc privé de la possibilité d’exercer pleinement ses fonctions et a eu des conséquences négatives sur sa capacité à obtenir un nouvel emploi dans la fonction publique » (caractères gras ajoutés).

Il faut noter que si au paragraphe 115 il est question de l’impossibilité d’exercer certaines fonctions, au paragraphe 118 l’accent est mis sur l’impossibilité d’exercer pleinement les fonctions.

Au paragraphe 119, la Cour présente ses conclusions concernant l’existence d’un droit en se prononçant sur le lien entre le retrait de l’attestation et la perte des fonctions par le requérant :

« Dans ces conditions, la Cour estime que le lien entre la décision de retirer l’attestation de sécurité du requérant et la perte de ses fonctions et de son emploi était plus que ténu ou éloigné (voir, mutatis mutandis, Ternovskis, précité, § 44 ; Miryana Petrova, précité, § 31). Il pouvait dès lors se prévaloir d’un droit à contester en justice la légalité de ce retrait » (caractères gras ajoutés).

Selon la formule utilisée, c’est la perte des fonctions qui justifie le droit à contester en justice la légalité du retrait de l’attestation de sécurité.

Au paragraphe 120, la Cour semble reprendre la formule utilisée au paragraphe 115 :

« Ce qui était dès lors en jeu pour le requérant, ce n’était pas le droit d’accès à des informations confidentielles, mais sa fonction et son emploi affectés par le retrait de son attestation de sécurité. En effet, en l’absence de l’attestation de sécurité requise, il ne lui était plus possible d’exercer les fonctions qui étaient les siennes » (caractères gras ajoutés).

3. Ces différentes formulations reflètent les hésitations de la Cour à appréhender la situation juridique du requérant. La majorité ne définit pas de façon précise le droit (droit subjectif) civil en jeu. Les formules citées ci‑dessus laissent à penser qu’il s’agirait du droit du requérant de préserver ses fonctions.

Le retrait d’une attestation de sécurité est une décision qui concerne directement la situation juridique de l’individu. Elle ferme l’accès à certains postes de la fonction publique et touche directement aux relations du droit de travail au sein de celle-ci. Dans la présente affaire, le retrait de l’attestation de sécurité a eu un impact direct sur la relation de travail établie par le requérant et en particulier sur la possibilité pour celui-ci d’exécuter ses obligations résultant du contrat du travail conclu avec son employeur. Ce retrait affecte donc directement l’exécution de droits civils. À la suite de ce retrait, le requérant n’était pas complètement privé de la possibilité d’exercer ses fonctions mais la nature et l’étendue de celles-ci avaient considérablement changé. Ce qui est en jeu, ce sont les droits et les obligations du requérant découlant de son contrat du travail et notamment la possibilité d’effectuer les missions prévues par ce contrat. Il est important d’ajouter ici que le droit tchèque protège l’employé non seulement contre l’employeur mais aussi – au moins dans une certaine mesure – contre les tiers et notamment contre l’ingérence résultant du retrait arbitraire de l’attestation de sécurité.

Il faut noter ici aussi que c’est le requérant qui a décidé de démissionner. On ne peut exclure que les parties auraient pu réaménager ces fonctions pour les adapter à la nouvelle situation juridique du requérant et lui confier des missions n’exigeant pas l’accès aux informations protégées. Dans ces conditions, il est difficile de spéculer sur le lien entre la décision de retirer l’attestation de sécurité du requérant et la perte de ses fonctions et de son emploi. Ce lien reste problématique. Dans la présente affaire, la perte de l’emploi ne peut pas être l’argument décisif permettant de conclure à l’existence d’un droit civil en jeu. Il est donc difficile d’être en accord avec la position exposée au paragraphe 119.

Que le requérant ait perdu ou préservé son emploi, ses droits civils étaient en tout état de cause en jeu. À mon avis, c’est la formule utilisée au paragraphe 118 qui résume le mieux la situation juridique complexe du requérant.

4. L’arrêt présente très brièvement, aux paragraphes 146 à 149, les principes du procès équitable établis dans la jurisprudence de la Cour. Les procédures dans lesquelles les organes de l’État statuent sur des droits ou obligations civils sont très variées et elles comprennent non seulement la procédure civile mais aussi la procédure administrative contentieuse. Étant donné les différences fondamentales entre la procédure civile et la procédure administrative contentieuse, il est difficile d’établir des principes universels applicables aux deux procédures. De plus, la situation des parties dans les procédures fondées sur le principe du contradictoire et sur l’activité des parties est très différente de celle dans les procédures fondées sur le principe inquisitoire et sur le rôle actif du juge.

À mon avis, les principes de justice procédurale, élaborés dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6, ne tiennent pas suffisamment compte de la spécificité de la procédure administrative contentieuse dans un certain nombre d’États. Or le respect des droits des parties dans la procédure administrative contentieuse doit s’apprécier à l’aune des principes fondamentaux qui régissent cette procédure au niveau national.

Il faut noter ici que l’arrêt met en exergue à juste titre le rôle actif du juge administratif tchèque comme un élément qui compense une certaine inégalité des parties à la procédure (paragraphe 152). On peut affirmer d’une façon générale que le principe de la procédure inquisitoire, fondée sur le rôle actif du juge, est un élément important qui compense – dans une certaine mesure – les inégalités entre les parties. Bien évidemment, certaines formes d’« inégalité des armes » ne peuvent pas être compensées de cette façon.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, SICILIANOS, SPANO, RAVARANI ET PASTOR VILANOVA

À notre grand regret, nous ne pouvons pas souscrire au constat par nos collègues de la majorité d’absence de violation de l’article 6, fondé sur leur conclusion que, eu égard à la procédure dans son ensemble et à la nature du litige, les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’avait pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même du droit du requérant à un procès équitable.

Nous sommes d’accord avec les membres de la majorité que l’article 6 § 1 est applicable aux faits du présent litige.

Nous partageons pareillement l’avis de la majorité selon lequel la procédure applicable en droit tchèque en matière de contestation en justice du retrait d’attestations de sécurité est entourée de garanties importantes ayant pour but de ménager un équilibre entre les exigences d’un procès équitable et les impératifs de sécurité publique, l’élément le plus important étant la possibilité, pour les tribunaux, de connaître les motifs du retrait et d’avoir un accès illimité à l’intégralité des pièces du dossier constitué par l’administration dans l’optique du retrait.

Cela étant dit, et c’est sur ce point que porte notre désaccord avec la majorité, la procédure contient une faille qui, a priori, apparaît secondaire mais qui, après un examen attentif, se révèle d’une telle incidence pratique qu’elle porte atteinte à l’équité de la procédure dans son ensemble.

Il s’agit de l’absence totale de communication à l’intéressé, tout au long de la procédure, des raisons qui ont conduit au retrait de l’attestation de sécurité.

Le droit tchèque interdit aux autorités administratives – l’Office national de sécurité – et juridictionnelles – les tribunaux administratifs – d’informer l’intéressé, ne serait-ce qu’en substance, des raisons à la base de la décision de retrait de son attestation de sécurité et de lui donner accès aux documents à la base de la décision en question dès lors que cette révélation et cet accès risquent de compromettre la sécurité publique. Il est vrai que les tribunaux peuvent permettre l’accès de l’intéressé à certaines pièces et à certains éléments d’information, mais seulement dans la mesure où ils estiment que ceux-ci ne sont pas confidentiels.

Si la communication totale des raisons à la base de la décision de retrait et un accès à l’intégralité des pièces du dossier apparaissent effectivement problématiques et risquent de compromettre le travail des services secrets, une absence totale d’information, s’ajoutant à la privation d’accès aux pièces du dossier, nous paraît en revanche inutile en fait et problématique en droit.

Sur le plan pratique, si celui qui vient de se voir retirer son attestation de sécurité est par exemple informé qu’il est soupçonné de corruption ou de contacts avec le milieu terroriste, cela met-il vraiment à nu les méthodes d’investigation des services secrets ou leurs sources d’information ? Ce n’est guère imaginable. La seule conséquence d’une telle communication est la révélation à l’intéressé qu’il est soupçonné d’un certain fait ou d’une certaine attitude. Il sera donc averti et sur ses gardes. Or, imagine-t-on que le seul fait de lui retirer son attestation de sécurité sans lui en révéler la cause n’éveillera pas chez lui des soupçons qu’il est démasqué (à supposer qu’il soit réellement mêlé aux méfaits dont on le soupçonne) ? Il sera tout autant sur ses gardes. Donc, dans les faits, révéler à celui qui se voit retirer son attestation de sécurité la substance des reproches dirigés contre lui n’aura pas d’effet concret sur l’enquête dont il fait l’objet ni sur le travail des services secrets. Partant, il apparaît qu’on ne peut raisonnablement affirmer qu’une dissimulation totale des raisons à la base du retrait soit nécessaire dans l’intérêt de la sécurité publique.

Sur le plan juridique de l’équité du procès, tout d’abord, une absence totale de communication à l’intéressé des raisons à la base du retrait de l’attestation de sécurité rend presque impossible l’organisation de sa défense. Il ne sait pas contre quoi il doit se défendre. Sa défense se fera en quelque sorte à l’aveuglette. Certes, il semble que, dans le cas de l’affaire dont était saisie la Grande Chambre, le requérant, ultérieurement poursuivi du chef de corruption, devait être au fait des raisons pour lesquelles son attestation de sécurité lui était retirée.[1] Le problème n’est pourtant pas là. La Grande Chambre considère de manière générale et abstraite que l’absence de communication, ne serait-ce que sommairement, des raisons du retrait n’affecte pas l’équité de la procédure.[2] Or, il faut alors songer à l’hypothèse où les soupçons élevés contre l’agent ne seraient pas fondés, voire reposeraient sur des pièces fabriquées pour la circonstance.

On répondra que le handicap représenté par l’ignorance des raisons du retrait serait contrebalancé par le pouvoir dont disposent les tribunaux de connaître les raisons à la base du retrait et de se faire remettre l’intégralité des pièces du dossier constitué.

Cet argument ne saurait tenir, et cela pour deux raisons :

- tout d’abord, ce faisant, on transforme en quelque sorte le tribunal en avocat du requérant : le juge doit en effet lui-même organiser la défense de celui-ci, trouver les failles éventuelles du dossier et formuler les moyens du requérant. Il doit alors assumer un rôle qui n’est certainement pas le sien ;

- plus grave encore, puisque ce sont les services secrets eux-mêmes qui fournissent les pièces du dossier et que le requérant n’y a pas accès, ceux-ci disposent d’une mainmise quasi absolue sur son contenu. Il est vrai que les tribunaux ont le droit et le devoir de vérifier l’authenticité de telles pièces. Il est également vrai qu’à cet égard, les juridictions tchèques sont progressivement devenues plus exigeantes. On peut ainsi se référer à l’arrêt de la formation élargie de la Cour administrative suprême tchèque, cité au paragraphe 64 de l’arrêt, qui a constaté, à propos de l’appréciation de la qualité des informations invoquées à la base d’une décision de retrait et de ses sources, que ni l’Office national de sécurité, ni les tribunaux administratifs ne vérifiaient les informations des services de renseignement quant à leur véracité de la même façon que dans une procédure administrative ordinaire. En revanche, selon cette jurisprudence, les informations tirées des services de renseignement ne peuvent pas prendre la forme d’une simple opinion de leur auteur sans être soutenues par une documentation adéquate contenue dans le dossier qui puisse être vérifiée par le juge. Il ne faudrait pas pour autant occulter le fait qu’en la matière, le standard de preuve appliqué est très largement en-deçà des exigences ordinaires d’un procès contradictoire. Il s’y ajoute que les pièces versées ne sont souvent tirées que d’informations officieuses obtenues auprès d’indicateurs et qu’elles ne font état que de soupçons, souvent assez vagues. On ne peut guère, alors, parler d’authenticité. Si l’intéressé ne sait pas de quoi il est suspecté, il ne peut pas allumer des contre-feux et livrer des explications circonstanciées de nature à permettre au juge de jeter un regard critique et plus ciblé sur les pièces qui lui sont soumises.

Nous regrettons par ailleurs que l’arrêt de la Grande Chambre reste en‑deçà des avancées constatées en la matière dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, voire de certaines jurisprudences nationales.

Dans le cadre d’une affaire d’entrée et de séjour sur le territoire d’un État membre où se posaient des problèmes tenant aux impératifs de sécurité de l’État susceptibles de tenir en échec le droit à un procès équitable, la CJUE a souligné, entre autres, qu’en principe, il n’existe pas de présomption en faveur de l’existence et du bien-fondé des raisons de sûreté de l’État invoquées par une autorité nationale et que s’il s’avère que la sûreté de l’État s’oppose effectivement à la communication à l’intéressé des motifs précis et complets à la base d’une décision litigieuse, il incombe au juge national de veiller à ce que la substance des motifs qui constituent le fondement de la décision en cause soit communiquée à l’intéressé d’une manière qui tienne dûment compte de la confidentialité nécessaire des éléments de preuve.[3]

Au niveau des juridictions nationales, il y a lieu de mentionner, dans le contexte de la présente affaire, un jugement de la Cour suprême du Royaume-Uni rendu en 2011[4] qui s’est prononcé sur les informations à fournir à un agent de l’immigration qui s’était vu retirer son attestation de sécurité sur la base de renseignements fournis par les services secrets britanniques. Cet agent se vit désigner un avocat spécial qui pouvait avoir accès à un certain nombre de pièces, mais l’intéressé n’était pas en droit de les consulter aux fins d’orienter sa défense. Il se plaignait dès lors d’un procès inéquitable. Il faut savoir qu’il avait été informé, dans le cadre de la procédure judiciaire, de ce que son cousin avait été arrêté pour des activités terroristes et qu’il était dès lors une cible potentielle pour fournir des informations sur les mesures de sécurité aux postes frontières ou pour introduire clandestinement des objets dangereux. Toute la discussion des juges de la Cour suprême, reproduite dans l’arrêt rendu par celle-ci, portait non pas sur la question de savoir s’il fallait fournir des informations à l’intéressé relativement à la cause du retrait de l’attestation de sécurité, mais sur la question de savoir si les informations qui lui avaient été données étaient suffisantes pour permettre à ses avocats de le défendre utilement ou s’il fallait aller jusqu’à lui révéler l’intégralité des pièces du dossier. La Cour suprême a majoritairement – mais non unanimement, il faut le mesurer – conclu que l’intéressé avait été mis en possession d’informations suffisantes pour pouvoir se défendre utilement.

Nous rappelons encore une fois que la procédure applicable en droit tchèque dans le contentieux du retrait d’attestations de sécurité est entourée d’un certain nombre de garanties tendant à ménager les intérêts de la victime d’un tel retrait. Cependant, eu égard aux considérations qui précèdent, nous estimons que l’absence de communication à la personne intéressée de la substance des raisons ayant conduit à la décision qu’elle attaque en justice l’empêche de se défendre utilement, de sorte qu’elle ne bénéficie pas d’une procédure équitable. Par conséquent, le mécanisme existant en droit tchèque viole l’article 6 § 1 de la Convention.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LAZAROVA TRAJKOVSKA
ET LÓPEZ GUERRA

(Traduction)

Nous partageons le constat de non-violation de l’article 6 de la Convention en l’espèce. Mais, contrairement à la majorité, nous estimons que ce constat résulte de l’inapplicabilité dans la présente affaire des garanties d’un procès équitable découlant de l’article 6 de la Convention.

Le requérant estime ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable concernant la révocation de son attestation de sécurité, qui avait conduit à la cessation de ses fonctions, au sein de l’administration, de vice-ministre de la Défense et de directeur de la Section de la gestion des biens du ministère.

Aux termes de l’article 6 de la Convention, toute personne a droit à ce que les contestations sur ses droits en matière civile fassent l’objet d’un procès équitable et public. Donc, dès lors qu’entre en jeu cet article, la première question qui se pose est de savoir si un quelconque droit civil était réellement en jeu dans la procédure par laquelle les juridictions internes ont statué sur les prétentions du requérant.

Un « droit civil » est non pas simplement n’importe quelle espérance, aspiration, convenance ou envie, mais une prétention légitime, fondée en droit, à tel ou tel résultat juridique concret. En l’espèce, le litige relatif à l’attestation de sécurité a eu une incidence sur une situation juridique particulière du requérant, à savoir ses fonctions de vice-ministre et de directeur au sein du ministère de la Défense. Or il ressort des éléments du dossier que, au regard du droit applicable, le requérant ne pouvait se prévaloir d’une quelconque prétention fondée en droit à détenir et à conserver ces fonctions particulières sans être démis de ses fonctions par les autorités compétentes. Assurément, en vertu de son contrat de travail et des dispositions du code du travail, il était un employé du ministère de la Défense et avait le droit de le demeurer sur la base de ces dispositions. Cependant, comme le souligne le gouvernement tchèque, il ne pouvait tirer de son contrat de travail la moindre prétention légitime à telle ou telle fonction au sein du ministère. L’article 65 du code du travail (voir paragraphe 26 de l’arrêt) dispose qu’un employé peut être révoqué de ses fonctions ou y renoncer sans pour autant mettre fin à son engagement, car il pourrait alors être assigné à d’autres fonctions.

Par conséquent, dans la présente affaire et au regard du régime légal en vigueur, le requérant ne pouvait se prévaloir d’un quelconque droit légalement fondé à poursuivre ses fonctions administratives lorsque les autorités l’ont relevé de celles-ci. De plus, également au regard de ce régime, il ne me semble ni déraisonnable ni arbitraire que les autorités compétentes ont le pouvoir de décider de la bonne répartition des fonctions entre les employés du ministère et que ces autorités, lorsqu’elles décident de cette répartition, sont tenues non seulement par des considérations d’efficacité et de confiance, mais aussi par l’obligation de respecter des impératifs de sécurité.

En conclusion, la révocation de l’attestation de sécurité du requérant n’a en rien touché son droit inexistant à exercer telle ou telle fonction administrative. S’agissant de son droit (qui, lui, existait certainement) de poursuivre son engagement avec le ministère, en vertu de son contrat de travail, il n’a en rien été touché par la révocation de cette attestation. Cet engagement a au bout du compte pris fin par consentement mutuel. Les conséquences que cette révocation aurait eues sur les perspectives pour le requérant d’exercer à l’avenir des fonctions au sein de ministères, réduisant ses différentes possibilités et heurtant sa situation d’employé de l’État, demeurent quant à elles purement hypothétiques. Le requérant n’a rien produit qui eût permis de prouver l’une quelconque de ces conséquences alléguées et, qui plus est, il a quitté la fonction publique d’État de son plein gré.

Au vu de ces éléments, nous estimons que la procédure devant les tribunaux tchèques n’a concerné aucun des droits civils du requérant et que, dès lors, les exigences d’un procès équitable énoncées à l’article 6 n’étaient pas applicables dans cette affaire, comme la Grande Chambre aurait dû à nos yeux le juger.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

1. Je partage la conclusion de l’arrêt que les exceptions préliminaires du Gouvernement doivent être rejetées et que le requérant pouvait se prévaloir d’un droit civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et, par voie de conséquence, de la qualité de victime pour les besoins de l’article 34 de la Convention.

2. Je ne puis toutefois m’associer à l’opinion de mes éminents collègues qui les a conduits à conclure à l’absence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce.

3. L’affaire a pour objet le grief tiré par le requérant, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un manque d’équité de la procédure dont il avait saisi les juridictions administratives. Cette procédure s’est déroulée devant le tribunal municipal de Prague, la Cour administrative suprême et la Cour constitutionnelle, aux fins de contester la révocation par l’Office national de sécurité de l’attestation de sécurité qui lui avait été délivrée pour lui permettre d’exercer ses fonctions au sein du ministère de la Défense.

4. La partie introductive de l’arrêt comportant un long exposé des faits et des allégations, je n’ai pas à y revenir.

I. LA CONSTITUTION TCHÈQUE : PRIMAUTÉ DES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION SUR LES LOIS INTERNES ORDINAIRES

5. Les trois juridictions internes saisies du grief du requérant ont principalement fondé leurs décisions sur l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 sur la protection des données confidentielles et l’aptitude de sécurité, qui dispose :

« 3. L’Office désigne les faits mentionnés au paragraphe 2 qui, selon lui, ne peuvent pas être visés par la dispense de l’obligation de confidentialité, et le président de la chambre saisie du litige prononce la mise à l’écart des éléments du dossier ayant un lien avec ces faits si les activités des services de renseignements ou de la police risquent d’être mises en péril ou sérieusement compromises ; ces éléments ne peuvent être consultés ni par le demandeur ni par son représentant, ni par [tout] autre participant à la procédure. Les dispositions des règles légales régissant la preuve, la désignation des éléments du dossier et l’inspection de celui-ci sont sans préjudice de tout autre droit que ceux limités ci-dessus » (traduction de l’Office national de sécurité tchèque, assortie d’une clause limitative de responsabilité).

6. La question de la primauté ou non d’une disposition de la Convention, en l’espèce l’article 6 § 1, par rapport à la législation tchèque ordinaire, et plus particulièrement à l’article 133 § 3 précité, risque de se poser dès lors que cet article donne au président de la chambre saisie le pouvoir, voire dans certains cas l’obligation, de maintenir la confidentialité pour tout élément d’information classifié et qu’il décide d’exercer ce pouvoir, si bien sûr nous reconnaissons qu’une telle possibilité est incompatible avec le droit à un procès équitable.

7. La République tchèque a signé la Convention le 21 février 1991 et l’a ratifiée le 18 mars 1992. La Convention est entrée en vigueur à l’égard de ce pays le 1er janvier 1993, sans réserve ni déclaration concernant l’article 6 de la Convention.

8. La Constitution de la République tchèque (no 1/1993 Coll., adoptée le 16 décembre 1992 et modifiée par les lois constitutionnelles no 347/1997 Coll., no 300/2000 Coll., no 395/2001 Coll., no 448/2001 Coll., no 515/2002 Coll., no 319/2009 Coll., no 71/2012 Coll. Et no 98/2013 Coll), renferme certaines dispositions qui montrent clairement que la Convention prime la législation tchèque. Les dispositions de la Constitution, citées en français ci‑dessous, sont tirées de leur traduction anglaise publiée par la Chambre des députés, la chambre basse du parlement tchèque (consultable à l’adresse http://www.psp.cz.en/docs/laws/constitution.html – les italiques sont de moi) :

Article 1

« 1) La République tchèque est un État de droit souverain, unitaire et démocratique fondé sur le respect des droits et libertés de l’homme et du citoyen.

(2) La République tchèque respecte les engagements qui lui incombent au regard du droit international ».

(...)

Article 10

« Les traités internationaux publiés dont la ratification a été autorisée par le Parlement et qui lient la République tchèque font partie de l’ordre juridique ; si le traité international dispose autrement que la loi, c’est le traité international qui s’applique ».

(...)

Article 87

« 1) La Cour constitutionnelle statue :

(...)

i) sur les mesures nécessaires à l’exécution de la décision d’un tribunal international qui sont obligatoires pour la République tchèque si elle ne peut pas être exécutée par un autre moyen ».

(...)

Article 95

« 1) Dans ses décisions, le juge est lié par la loi et par le traité international qui fait partie de l’ordre juridique ; il est autorisé à apprécier la conformité d’une ordonnance ou d’un règlement à la loi ou à un tel traité international ».

9. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle tchèque est bien établie : selon elle, les dispositions de la Convention priment la législation tchèque ordinaire (voir, entre autres, no III. ÚS 3749/13, II. ÚS 862/10, et II. ÚS 1135/14). Dans ces affaires, la haute juridiction a dit que les juridictions internes, y compris elle-même, étaient liées par la Convention (qui fait partie de l’ordre juridique tchèque) et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, conformément aux articles 1 § 1, 10, 87 § 1 i) et 95 § 1 de la Constitution tchèque, donc tous les articles précités.

II. JUSTIFICATION DE MON DISSENTIMENT

A. Résumé des raisons de mon dissentiment

10. J’estime tout d’abord que le manquement complet des autorités judiciaires nationales à informer le requérant de la substance du rapport sur la base duquel son attestation de sécurité lui avait été retirée et qui renfermait des accusations contre lui était contraire à son droit à un procès équitable. Plus précisément, ce manquement total a directement ou indirectement violé les droits suivants du requérant : a) le droit à être informé des accusations sur la base desquelles son attestation de sécurité avait été révoquée, de manière à lui permettre de les contester devant le juge ; b) le droit d’être effectivement associé à son procès et de plaider adéquatement sa cause ; c) le droit à l’égalité des armes (égalité procédurale) ; et d) le droit à un procès contradictoire.

11. J’estime également qu’il y a eu une violation du droit du requérant, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, d’obtenir un jugement motivé, aucune des trois décisions des tribunaux administratifs n’ayant indiqué les éléments sur la base desquels elles étaient fondées.

12. Enfin, il y a eu à mes yeux une violation du droit du requérant à être jugé par un tribunal objectivement indépendant et impartial, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, les juridictions administratives saisies s’étant toutes substituées à lui pour ce qui est de plaider sa cause sur le fond, le laissant dans l’incertitude et en manque d’informations, ce qui a objectivement jeté des doutes sérieux sur l’apparence d’indépendance et d’impartialité qui s’imposait à elles.

B. Le droit à un procès équitable

1. Restrictions du droit du requérant à un procès équitable

13. À mon humble avis, il y a eu restriction des droits du requérant devant les trois juridictions administratives, à savoir le tribunal municipal de Prague, la Cour administrative suprême et la Cour constitutionnelle, de la manière suivante :

a) Le requérant n’a pas été autorisé à prendre connaissance de la teneur d’un rapport classifié qui a servi à fonder la révocation par l’Office national de sécurité de son attestation de sécurité et qui lui a porté préjudice. Plus précisément, il n’a pas eu la possibilité de vérifier l’authenticité de cette pièce cruciale et l’exactitude de son contenu par le biais d’un contre-interrogatoire, ni de l’attaquer et de la contester à l’aide d’éléments qu’il aurait été en mesure de produire devant le juge s’il avait connu la teneur du rapport classifié. Il ignorait à l’égard de quels faits précis il était censé s’exprimer et aider le juge. Il a donc été empêché de se défendre pour ce qui est de cet élément essentiel.

b) Le requérant a été privé des moyens procéduraux lui permettant de se défendre adéquatement : au lieu de cela, le juge s’est substitué à lui ou à son avocat pour ce qui est des mesures procédurales, alors que même les motifs de la décision ne lui ont pas été révélés. La Cour administrative suprême, se référant en l’espèce à un arrêt qu’elle avait rendu dans une autre affaire, a conclu que, en pareil cas, le juge devait « se substituer au requérant dans son rôle et réexaminer la pertinence des informations confidentielles » (paragraphe 64 de l’arrêt).

c) Les tribunaux ont refusé au requérant un procès bénéficiant de l’apparence d’indépendance et d’impartialité nécessaire.

14. Je ne vais pas examiner séparément la question du droit pour le requérant à être informé des chefs d’accusation retenus contre lui, et je ne vais pas non plus analyser la question de son droit à être effectivement associé à son procès et à plaider adéquatement sa cause. Ces questions seront abordées dans les points suivants.

2. Les principes de l’égalité des armes et du contradictoire

15. Il n’y a pas de meilleurs mots pour décrire l’importance d’un procès équitable que ceux employés par Georghios M. Pikis, ancien président de la Cour suprême chypriote et ancien membre de la Cour pénale internationale de La Haye (président de section) (Georghios M. Pikis, Justice and the Judiciary, Leyde-Boston, 2012, § 145, p. 63) :

« 145. La garantie d’un procès équitable est un droit de l’homme fondamental, l’emblème de la justice réparatrice. Il s’agit d’un droit fondamental de la personne, qui va de pair avec l’obligation principale pour l’État de le garantir en toute circonstance. Nul ne doit encourager une déviation ou une atténuation de ce droit. Les impératifs d’un procès équitable s’inspirent des impératifs de justice. La Cour a pour devoir inextinguible de rendre la justice conformément à ces impératifs, faute de quoi la liberté de chacun sera bafouée et l’essence même de l’homme atteinte. On peut tout à fait dire qu’un procès équitable est le socle des droits de l’homme ».

Le droit à un procès équitable englobe un certain nombre d’éléments des garanties judiciaires, dont les plus fondamentaux sont : a) l’accès à un tribunal, b) l’égalité des armes (en anglais equality of arms), c) le principe du contradictoire, et d) la motivation des jugements. Lord Woolf, dans son rapport intitulé « Access to Justice – Final Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales » (l’accès à la justice – rapport final du Lord chancelier sur la justice civile en Angleterre et au pays de Galles), Londres, 1996, p. 2, lorsqu’il énumère les principes que le système de justice civile doit garantir de manière à assurer l’accès à la justice, fait figurer parmi ceux-ci le principe selon lequel ce système doit « être juste dans la manière dont il traite le justiciable ».

16. Comme le dit également l’arrêt, le principe de l’égalité des armes signifie que « chacune [des parties] doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (...) » (paragraphe 146 de l’arrêt). Or le requérant en l’espèce ne s’est pas vu accorder une possibilité raisonnable de plaider sa cause et les restrictions qui lui ont été imposées, en raison desquelles il était resté dans l’ignorance des accusations dirigées contre lui, l’ont placé dans une situation désavantageuse par rapport à la partie adverse, l’État défendeur. Autrement dit, l’interdiction totale empêchant le requérant d’accéder aux informations classifiées sur la base desquelles son attestation de sécurité lui avait été retirée, ce qui constituait l’objet de son recours devant les juridictions administratives, s’analyse en une violation du principe audi alteram partem (F.A.R. Bennion, Bennion on Statutory Interpretation : a Code, cinquième édition, Londres, 2008, section 341, p. 1111 et suiv.), qui veut littéralement dire « entendre l’autre partie », et bien sûr du principe de l’égalité des armes, comme il a été dit ci-dessus. Il faut retenir aussi l’ancienne règle grecque en matière d’équité et d’égalité « μηδενί δίκην δικάσεις, πριν αμφοίν μύθον ακούσεις », qui peut être ainsi traduite : « nul ne peut juger sans avoir entendu ce que les deux parties ont à dire ». Comme l’observe Bennion, « Coke* [*6 Co Rep 52] a repris de la Médée de Sénèque l’adage qui aliquid statuerit parte inaudita altera, aequum licet dixerit, haud aequum fecerit (quiconque statue sans avoir entendu l’autre partie, quand bien même ce qu’il a dit serait fondé, n’aura pas fait ce qui est juste » ; Bennion, précité, section 341, p. 1112). Cet adage latin, et en particulier les mots haud aequum fecerit, montre à quel point il est important que le juge entende chacune des parties quand bien même ce qu’il dit serait fondé.

17. Le principe du contradictoire a été très bien expliqué par Lord Mansfield en formulant le principe suivant dans l’arrêt Blatch v. Archer, [1774] 1 Cowper’s Report, 63 p. 65 : « [o]n pourrait à l’évidence ériger en maxime que tout élément de preuve doit être soupesé à l’aune de ceux qu’une partie pourrait produire et que l’autre partie pourrait contredire ». À mes yeux, ce principe n’a pas été appliqué en l’espèce. Lord Justice Pill a lui-même dit, dans l’arrêt Dyason v. Secretary of State for the Environment (1998) 75 P & CR 506, qui lui aussi est important ici : « (...) le droit légal à être entendu est anéanti sauf si, d’une manière ou d’une autre, la force des arguments d’une partie non seulement est entendue par le juge mais est appréciée aussi pour ce qu’elle est à l’aune des arguments de la partie adverse ». Bennion (précité, section 341, p. 1115) a dit ceci sur le principe du contradictoire, exactement en contresens de ce qui s’est produit en l’espèce :

« Le principe de la publicité du procès veut que chaque partie connaisse chacun des éléments qui ont influencé le décideur. Pour que la justice naturelle soit respectée, le décideur ne doit pas trancher sur la base d’éléments qu’une partie a produits et que l’autre n’aurait ni vus ni eu la possibilité de commenter* [*R. v. Manchester Legal Aid Committee, ex p. R A Brand & Co Ltd [1952] 2 QB 413, p. 429, Errington v Minister of Health [1935] 1 KB 249 ; p. 2800]. Chacune des parties doit se voir accorder « une possibilité légitime de corriger ou contester toute déclaration faite à son détriment »* [*De Verteuil v. Knagges [1918] AC 557, p. 560]. »

a) Équité procédurale et arbitraire

18. Au paragraphe 86 de ses observations écrites, le requérant tire ainsi grief de l’injustice procédurale qu’il dit avoir subie :

« En pratique, le requérant n’a eu aucune garantie qui lui aurait permis de protéger ses intérêts puisqu’aucun élément de preuve déterminant n’existait en l’espèce et que l’authenticité et l’exactitude du contenu dudit élément de preuve ne pouvaient pas être vérifiées. Le requérant ne peut en aucun cas souscrire à l’opinion selon laquelle il aurait incombé aux tribunaux d’accomplir les démarches procédurales du requérant. Même si cela avait été le cas, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de procédures contradictoires. Le requérant estime que l’assertion de la Cour selon laquelle il aurait pu formuler ses observations dans sa réponse au Gouvernement ainsi que lors de l’audience n’est pas pertinente, dans la mesure où il n’aurait en aucun cas pu exprimer pleinement son point de vue puisqu’il ne savait pas sur quels faits précis il était censé formuler ses observations. Aussi, il n’aurait pu présenter à la Cour que ses suppositions au sujet dudit rapport, et non des faits. Le droit de se défendre a été refusé au requérant dans la mesure où il n’a pas pu présenter des allégations concernant le rapport confidentiel qui a conduit à l’annulation de son attestation de sécurité de manière générale ni, plus particulièrement, exprimer son point de vue sur la nature de sa relation avec une certaine personne ou certains événements, ce qui a mené à la conclusion que le requérant représentait un risque pour la sécurité parce que ces informations ne lui avaient pas été divulguées. C’est pour cette raison que le requérant n’a pas eu la possibilité de produire des preuves qui auraient contredit les assertions de l’Office national de la sécurité ou du service de renseignements qui ont entraîné l’invalidation de son attestation lui donnant accès à des informations confidentielles. Ce n’est que si cela avait été permis au requérant que la justice aurait pu réellement et objectivement apprécier si la décision de l’Office national de la sécurité annulant l’attestation de sécurité était justifiée, en ayant connaissance de toutes les informations pertinentes. Or, les tribunaux ne peuvent pas examiner de manière suffisante la décision attaquée s’ils ne disposent pas de l’opinion pertinente de la partie à la procédure au sujet des circonstances factuelles en lien avec les éléments de preuve en cause qui concernent directement cette partie ; ils ne peuvent donc pas « vérifier leur authenticité et l’exactitude de leur contenu ». Les moyens de défense procéduraux de l’une des parties ne disposant par ailleurs pas, contrairement à l’autre partie, d’informations cruciales ne sauraient être remplacés par l’examen de l’instance de décision (...) »

19. Incontestablement, le droit à un procès équitable énoncé dans l’article 6 § 1 de la Convention vise à prévenir l’arbitraire dans l’administration de la justice et dans les garanties judiciaires, lesquelles par définition doivent être adéquates et justes. Sur le terrain de la justice procédurale, l’équité est synonyme à mes yeux d’égalité procédurale et de justice naturelle (voir, à ce sujet, David J. Mullan, « Natural Justice and Fairness – Substantive as well as Procedural Standards for the Review of Administrative Decision-Making » [1982] 27, Revue de Droit de McGill, 250 et suiv.)

20. Dans son arrêt Malone c. Royaume-Uni (2 août 1984, § 67, série A no 82), la Cour a fort justement dit ceci : « le danger d’arbitraire apparaît avec une netteté singulière là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret (...) ». C’est ce qui s’est produit en l’espèce selon moi. Le refus absolu par les autorités de porter à la connaissance du requérant les accusations dirigées contre lui était non seulement arbitraire mais aussi injuste car sa défense en a pâti, en violation également, ainsi qu’il a été soutenu, des principes du contradictoire et de l’égalité des armes. Donc, très respectueusement, je suis en total désaccord avec la thèse, défendue par le Gouvernement (paragraphe 141 de l’arrêt), de l’absence « d’arbitraire ou d’abus dans la limitation des droits procéduraux du requérant ».

21. Un procès équitable ne pouvant s’envisager autrement qu’à l’aune de la procédure contradictoire et de l’égalité des armes, un requérant doit avoir la faculté de conduire son procès et de plaider sa cause, lui-même ou avec l’assistance d’un défenseur, sans que le juge ne se substitue à lui de quelque manière que ce soit. C’est seulement alors qu’il y aura égalité procédurale avec la partie adverse, le gouvernement. Bien que les droits minimaux énoncés à l’article 6 § 3 b), c) et d), à savoir respectivement le droit à disposer des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, le droit de se défendre soi-même et le droit d’interroger ou de faire interroger des témoins, s’appliquent dès lors que l’intéressé est accusé d’une infraction pénale, ils peuvent néanmoins s’appliquer aussi, mutatis mutandis, en matière civile ou en matière administrative, ces droits minimaux étant des éléments du droit à un procès équitable et tombant donc inévitablement sous le coup des dispositions générales de protection découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, qui régissent inextricablement et inséparablement tous les types d’affaires, civiles, administratives et pénales. Nuala Mole et Catharina Harby défendent, fort justement à mes yeux, l’idée que « des garanties similaires à celles énumérées à l’article 6 §§ 2 et 3 peuvent dans certaines circonstances s’appliquer aussi en matière civile », et que le droit, énoncé à l’article 6 § 3 b), de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense « s’applique aussi dans certaines affaires civiles au regard de l’exigence générale d’équité » (N. Mole et C. Harby, The Right to a Fair Trial – A guide to the implementation of Article 6 of the European Convention on Human Rights – Human Rights Handbooks, no 3, 2ème édition, Strasbourg-Belgique, 2006, pp. 5 et 59 respectivement).

22. Cependant, même si les paragraphes 2 et 3 de l’article 6 n’existaient pas, les garanties y énoncées se retrouveraient dans les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention.

23. Il ne faut pas oublier que, bien que le requérant dans son procès devant les juridictions administratives nationales fût la partie demanderesse et non défenderesse, il a néanmoins tenu lieu d’une certaine manière de défendeur ou d’accusé compte tenu du caractère sui generis de l’affaire, puisqu’il essayait de se défendre contre le retrait, illégal selon lui, de son attestation de sécurité. Les autorités lui avaient retiré cette attestation sans lui avoir communiqué les raisons de cette mesure. Bien sûr, on pouvait en déduire qu’il y avait eu dans son comportement quelque chose de répréhensible le dénigrant d’une manière qu’il entendait contester en faisant annuler par une décision de justice le retrait de son attestation de sécurité. Donc, par analogie, l’article 6 § 3 a) de la Convention pouvait aussi s’appliquer en l’espèce puisque le requérant avait le droit de connaître la nature et la cause des accusations portées contre lui (voir, par analogie, la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, § 29 du préambule et article 7 § 3).

24. Les professeurs Eva Brems et Laurens Lavrysen, dans leur article intitulé « Procedural Justice in Human Rights Adjudication: The European Court of Human Rights », Human Rights Quarterly, 35 (2013) 176 et suiv., traitent de l’avantage d’explorer les critères de justice procédurale, à savoir la « participation », la « neutralité », le « respect » et la « confiance », avec notamment des références fréquentes aux travaux de Tom R. Tyler (notamment son article intitulé « Procedural Justice and the Courts » (2007) 44 Court Review, p. 30-31) et à certains articles coécrits par lui et d’autres auteurs. Brems et Lavrysen font remarquer ceci : « [e]n matière de droits de l’homme, les enjeux sont par définition très élevés. Dès lors que des droits de l’homme sont invoqués surgit l’idée fondamentale de justice (ou d’injustice) » (ibidem, p. 184). Ils expliquent fort justement à quel point la dignité humaine est étroitement liée à la justice procédurale (ibidem, pp. 184 et 188) et que « en offrant une justice procédurale, les organes de protection des droits de l’homme peuvent créer un « capital de sympathie » (ibidem, p. 183). Ce qui dans leur article est particulièrement important et pertinent en l’espèce est ce qu’ils disent sur la Cour et sur la nécessité d’aborder la question de la justice procédurale (ibidem, p. 185) :

« En tant qu’organe supranational, la Cour européenne se doit d’aborder la question de la justice procédurale à deux niveaux étroitement liés. Premièrement, elle doit se faire la championne de la justice procédurale dans ses propres procédures et arrêts. Elle doit être la garante de la justice procédurale de manière à renforcer la satisfaction du requérant et sa confiance en lui, ainsi qu’à assurer une meilleure exécution de ses décisions et à renforcer sa légitimité. C’est d’autant plus important que l’on peut présumer que la légitimité de la Cour – l’organe de protection des droits de l’homme le plus en vue en Europe – est inextricablement liée à la légitimité des droits de l’homme en Europe.

Deuxièmement, la Cour doit servir de chien de garde de la justice procédurale en matière de droits de l’homme au niveau interne. Une défaillance de la justice procédurale, que la police, les tribunaux ou l’administration en soient à l’origine, est préjudiciable en elle-même. Nous estimons qu’elle doit tenir compte systématiquement de ce préjudice lorsqu’elle recherche si une atteinte aux droits de l’homme constitue une violation. »

Je citerais également un article très récent du professeur Eva Brems, intitulé « The ‘Logics’ of Procedural-Type Review by the European Court of Human Rights », in J. Genards et E. Brems (dir. de publ.), Procedural Review in European Fundamental Rights Cases, Cambridge, 2017, p. 17 et suiv.).

25. Le professeur Tom R. Tyler (supra, p. 31) soutient à juste titre que « [l]es autorités peuvent fournir la preuve qu’elles écoutent le justiciable et tiennent compte de ses arguments en lui offrant une possibilité raisonnable d’exposer ses arguments, en lui prêtant leur attention lorsqu’il plaide et en reconnaissant et considérant ses besoins et ses impératifs lorsqu’elles explicitent leurs décisions. » Pour moi il s’agit du devoir de toute autorité d’un État démocratique. Or, en l’espèce, le requérant n’a pas eu de possibilité raisonnable de plaider sa cause parce qu’on ne lui a pas communiqué les éléments retenus contre lui et que les autorités judiciaires n’ont pas motivé leurs décisions le concernant.

26. Le professeur Michael S. Moore voit dans l’« équité procédurale » l’une des caractéristiques de l’État de droit. Ce qu’il dit ci-dessous à ce sujet peut s’appliquer spécifiquement aux faits de l’espèce et étayer solidement ma thèse (Michael S. Moore, « A Natural Law Theory of Interpretation », Southern California Law Review, 58, p. 277 et suiv., pp. 317-318 ; ainsi que Fernando Atria et D. Neil MacCormick (dir. de publ.), Law and Legal Interpretation, Ashgate/Dartmouth, 2003, Part I, [5], p. 113 et suiv., pp. 153-4) :

« v. Équité procédurale : l’équité procédurale, cinquième attribut de l’État de droit, se réalise en mettant en place un système de droit dont les procédures judiciaires sont elles-mêmes équitables. Supposons que les juges parviennent à des résultats plus rapides parce qu’ils n’auraient pas à entendre les arguments de la partie adverse ni à rationaliser leurs « intuitions » par de gênantes motivations. L’idée de l’équité procédurale est de les empêcher de rendre ce type de décisions parce qu’elles n’offrent pas au justiciable un accès équitable au système judiciaire. Un tel accès – équitable d’un point de vue procédural – est bon quelle que soit l’issue de la discussion sur le point de savoir s’il produit un meilleur résultat ; même dans le cas contraire, il est bon d’offrir au justiciable un moyen d’être associé à ces services publics (les tribunaux) qui ont un mot aussi important à dire dans sa vie.

Lon Fuller soutient que le « processus judiciaire participatif » exige l’existence de normes sur la base desquelles les parties peuvent réellement débattre* [*Fuller, The Forms and Limits of Adjudication, 92 HARV. L. REV. 353 (1978)]. Si telle est la vérité, l’équité procédurale impose alors au juge de rendre des décisions en se référant aux normes auxquelles les parties elles-mêmes ont accès. Du point de vue de la théorie de l’interprétation, cela veut dire qu’il faut adapter la théorie de manière à donner au justiciable le meilleur accès aux outils d’interprétation nécessaires pour lui permettre de plaider sa cause. De ce point de vue-là, les éléments secrets ou dissimulés sont pires car ils ôtent au justiciable l’accès dont il a besoin pour plaider sa cause. Toute théorie d’interprétation qui rendrait de tels éléments tributaires d’une décision du juge serait donc une offense à l’idée d’équité procédurale. »

27. Le procès d’un requérant ne peut être « équitable » s’il doit plaider sa cause en état de cécité ou de blackout total pour ce qui est des accusations dirigées contre lui. Il ressort clairement de l’arrêt de la Cour administrative suprême que la défense du requérant se fondait sur son soupçon que le retrait de son attestation de sécurité était dû à son refus antérieur de coopérer avec le service du renseignement militaire parce qu’il jugeait l’action de celui-ci illégale. Ainsi qu’il ressort clairement aussi de la décision de la haute juridiction, le requérant, en réponse à l’observation de celle-ci selon laquelle il n’avait présenté aucune preuve à l’appui de sa thèse, avait soutenu que, ignorant la teneur du rapport confidentiel, il ne pouvait même pas en contester la véracité à l’aide d’éléments permettant de réfuter les éléments y exposés. Or, de nouveau, la haute juridiction ne lui a communiqué aucun élément concernant le rapport. Tout cela, très respectueusement, me rappelle un jeu de « cache-cache » dans lequel un joueur se cache et doit être retrouvé par une ou plusieurs personnes. Or un procès équitable ne devrait pas prendre cette forme. Je suis d’accord avec ce que le requérant dit au paragraphe 21 de sa demande de renvoi, à savoir qu’« [i]l est très facile de porter une accusation, et très difficile de la réfuter, en particulier lorsque la partie concernée n’a pas pu prendre connaissance de certains éléments de preuve, auquel cas cela s’avère d’ailleurs impossible ». Dans ses plaidoiries orales, que l’on peut consulter sur le site Internet de la Cour, le requérant a présenté de manière très énergique et persuasive ses arguments en racontant une histoire hypothétique pour montrer que l’Office national de sécurité peut retirer l’attestation de sécurité d’une personne facilement, arbitrairement et pour des motifs sans pertinence ou quasi inexistants.

28. Que le requérant n’ait jamais été avisé d’un quelconque comportement répréhensible de sa part et que son attention n’ait pas été attirée sur ce point n’a pas contribué à réduire son ignorance sur cette question. Le passage précité de l’article de Michael S. Moore, à savoir que « les éléments secrets ou dissimulés sont pires car ils retirent au justiciable l’accès dont il a besoin pour plaider sa cause », est tout à fait pertinent et applicable ici.

29. Les juridictions administratives nationales en l’espèce connaissaient les accusations dirigées contre le requérant et ce n’était pas à elles qu’il incombait d’assumer le rôle d’avocat de ce dernier. À considérer même qu’elles n’eussent pas assumé ce rôle, le requérant aurait quand même été dans l’incapacité de plaider sa cause, et il y aurait eu de nouveau une injustice procédurale. Or, en agissant ainsi, c’est-à-dire en se gardant d’informer le requérant des accusations dirigées contre lui, j’ai bien peur que les autorités judiciaires n’aient porté une grave atteinte à son droit, vidant même celui-ci de toute substance. Plus généralement, lorsque les autorités judiciaires nationales donnent à l’une des parties un « handicap procédural » (si je puis employer cette expression) dans sa défense au procès, le droit de cette partie à un procès équitable se trouve vidé de sa substance.

30. De plus, la connaissance qu’avait le juge national des accusations dirigées contre le requérant n’a pas aidé celui-ci à plaider sa cause ; elle n’a pas non plus contribué à ce que le juge tire parti des observations que le requérant aurait formulées s’il avait été au fait ne serait-ce que de l’essentiel des accusations. C’est seulement s’il avait eu connaissance des éléments retenus contre lui que le requérant aurait pu préparer son dossier et décider quels témoins convoquer et interroger. Je ne partage donc pas le point de vue de mes éminents collègues selon lequel il n’y a pas eu « atteinte à la substance même du droit du requérant à un procès équitable » (paragraphe 161 de l’arrêt).

31. Une restriction absolue, généralisée et secrète à des droits d’une nature similaire à celle dont il est question en l’espèce bafoue la dignité humaine, laquelle est sous-jacente à tout droit de l’homme, y compris au droit à un procès équitable, comme dans la présente affaire (voir aussi le paragraphe 24 ci-dessus sur ce point).

32. L’injustice procédurale qui résulte de la privation des droits du requérant à l’égalité des armes et à un procès contradictoire est aggravée par la procédure conduite par les juridictions internes pour examiner les éléments dont elles étaient saisies, qui était ineffective et contraire au principe du contradictoire (voir aussi paragraphe 104 ci-dessous). La règle affirmanti, non neganti, incumbit probatio (Wharton’s Law Lexicon, 30, 9 Cushing’s Mass. Reports 535), selon laquelle c’est sur celui qui affirme une chose et non sur celui qui la nie que pèse la charge de la preuve, qui est utilisée à plusieurs reprises dans la jurisprudence de la Cour (voir, entre autres, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 49, CEDH 2014), ne trouve aucune application en l’espèce car elle ne vaut que pour les procès contradictoires.

33. Dans la présente affaire, le requérant ne tire pas à proprement parler grief d’une violation de son droit à l’accès à un tribunal, mais la jurisprudence de la Cour en la matière peut également s’appliquer sur le terrain de son droit à être effectivement associé à son procès et à plaider adéquatement sa cause, ce qui implique évidemment l’accès à un tribunal. Ces deux droits sont fondés sur le principe de la protection effective, ou principe de l’effectivité. Selon la jurisprudence de la Cour, pour que le droit d’accès à un tribunal soit effectif, le justiciable doit avoir une possibilité claire et concrète de contester tout acte portant atteinte à ses droits (voir, entre autres, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 86, CEDH 2016 (extraits), Nunes Dias c. Portugal (déc.), nos 2672/03 et 69829/01, CEDH 2003‑IV, et Bellet c. France, 4 décembre 1995, série A no 333‑B). Également selon cette jurisprudence, le droit d’accès à un tribunal inclut non seulement le droit d’introduire une instance mais aussi celui de faire trancher le litige par un tribunal (voir, entre autres, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 86, Fălie c. Roumanie, no 23257/04, §§ 22 et 24, 19 mai 2015, et Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II). En l’espèce, la négation des droits du requérant à l’égalité des armes et à un procès contradictoire l’a privé d’une possibilité claire et concrète de contester le retrait de son attestation de sécurité, un acte contraire à ses droits découlant de l’article 6 § 1 de la Convention.

34. L’équité procédurale peut servir de bouclier à l’équité matérielle, si bien que lorsque le justiciable, du fait d’un manque d’équité procédurale, ne peut dûment plaider et défendre sa cause, son droit découlant de l’article 6 § 1 de la Convention ne bénéficiera peut-être pas du bouclier nécessaire à sa protection et le litige se soldera peut-être par un manque d’équité matérielle. Je pense que si les moyens procéduraux de défendre un droit sont ôtés, le résultat final, à savoir la substance même de ce droit, s’en trouve inévitablement détruit – qui adimit medium dirimit finem (Coke, sous Littleton, 161.a), ce qui veut dire « quiconque retire le moyen détruit la fin ». T. R. S. Allan a dit : « nous insistons sur l’équité de la procédure parce que nous attachons de l’importance au traitement équitable de l’individu, pour ce qui est des (...) charges imposées par l’État » (T. R. S. Allan, « Procedural Fairness and the Duty of Respect », [Autumn, 1998] 18, Oxford Journal of Legal Studies, 497, p. 511). Il a conclu ainsi son article : « la valeur d’une procédure équitable se résume au bout du compte à l’association de notre attachement à la justice matérielle et de nos incertitudes quant à sa portée dans les circonstances de tout litige, une question au sujet de laquelle la ou les personne(s) le plus étroitement touchée(s) peu(ven)t souvent apporter des éclaircissements utiles, ainsi que, par-dessus tout, à notre volonté d’en confier l’issue à un concitoyen qui doit souffrir pour le bien commun » (ibidem, p. 515)

35. À mes yeux, le procès administratif était entaché d’un grave vice de forme qui a nui au requérant et donc à l’équité globale de la procédure. À mon humble avis, c’est ce qu’auraient pu constater les deux juridictions administratives supérieures ainsi que la Cour, or celle-ci a conclu au lieu de cela à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

b) L’interprétation extensive du droit à un procès équitable et l’interprétation restrictive de toute exception implicite à celui-ci – pas de place pour les interdictions absolues

36. Le principe de l’effectivité, qui est inhérent au système de la Convention et constitue l’élément le plus essentiel de ses gènes, exige qu’un droit découlant de la Convention, y compris bien sûr de l’article 6 § 1, se voie accorder la valeur et l’effet voulus au regard de son objet et de son but, et qu’il soit interprété de manière extensive alors que ses exceptions doivent être interprétées de manière stricte et étroite, surtout lorsque l’exception est implicite et non explicite, comme sur le terrain de l’article 6 § 1. Autrement dit, le niveau de protection du droit à un procès équitable ne serait pas assuré. Ci-dessous, je vais m’efforcer, citations à l’appui, de démontrer ce qui à mes yeux s’impose comme une évidence.

37. Dans l’arrêt Delcourt c. Belgique (17 janvier 1970, § 25, série A no 11), la Cour a dit :

« Dans une société démocratique au sens de la Convention, le droit à une bonne administration de la justice occupe une place si éminente qu’une interprétation restrictive de l’article 6 par. 1 (...) ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition »

38. De même, dans l’arrêt Perez c. France ([GC], no 47287/99, § 64, CEDH 2004‑I), la Cour a dit :

« (...) la Cour rappelle que le droit à un procès équitable occupe une place si éminente dans une société démocratique qu’une interprétation restrictive de l’article 6 § 1 ne se justifie pas ».

39. Les extraits ci-dessus trouvent confirmation dans les propos du professeur Rudolf Bernhardt, ancien président de la Cour (Rudolf Bernhardt, « Evolutive Treaty Interpretation, Especially of the European Convention of Human Rights », German Yearbook of International Law, 42 (1999), 11, p. 14) :

« Les obligations découlant de la Convention, en cas de doute et en principe, ne doivent pas être interprétées en faveur de la souveraineté de l’État. Il est évident qu’une telle conclusion peut avoir des conséquences considérables sur les conventions de protection des droits de l’homme. Chaque protection effective des libertés individuelles restreint la souveraineté de l’État et ce n’est en aucun cas celle-ci qui prime en cas de doute. Bien au contraire, l’objet et le but des traités de protection des droits de l’homme peuvent souvent conduire, d’un côté, à une interprétation plus extensive des droits individuels et, d’un autre côté, à des restrictions aux activités de l’État. »

40. Préconisant l’interprétation stricte des exceptions aux droits garantis par la Convention, Gerhard van der Schyff (Limitations of Rights – A study of the European Convention and the South Africa Bill of Rights, Nimègue, Pays-Bas, 2005, pp. 169-171, § 136) a dit ceci :

« L’interprétation de la Convention doit bien montrer qu’elle tient compte de la protection de la liberté qu’elle énonce. En effet, les droits garantis par la Convention ne peuvent être reconnus à chaque personne relevant de la juridiction des États membres, comme l’exige l’article 1, que si la protection des libertés est abordée avec sérieux. La Convention ne peut être un instrument utile que si ses droits sont concrets au lieu d’être un ensemble d’idées sans contenu réel. C’est ce qu’on appelle habituellement le principe de l’effectivité des droits. Ainsi, dans son arrêt Airey c. Irlande, la Cour a dit : « [l]a Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs ». Il en découle implicitement que la privation d’une liberté énoncée dans la Convention est une question grave et qu’elle doit être traitée en conséquence, faute de quoi les garanties risquent de devenir ineffectives, éloignant la Convention de son but en tant qu’instrument de protection des libertés fondamentales. Cet impératif se manifeste habituellement par le biais du principe de l’interprétation stricte des dispositions limitatives. Autrement dit, les limites s’analysent en des exceptions aux libertés et sont donc d’interprétation stricte, de manière à assurer l’effectivité des droits restreints. Il faut voir dans ces dispositions non pas seulement des instruments de limitation des droits, mais plus exactement des instruments de protection effective des droits en ce qu’ils exigent que les atteintes à leur exercice et à leurs intérêts protégés soient dûment justifiées.

Ce principe de l’interprétation stricte se déduit aussi de l’article 17, qui dispose qu’aucun droit garanti ne peut faire l’objet de « limitations plus amples (...) que celles prévues [dans la] Convention ».

41. Toute interprétation restrictive d’un droit garanti par la Convention contrevient au principe de l’effectivité et n’est plus du droit international (Hersch Lauterpacht, « Restrictive Interpretation and Effectiveness in the Interpretation of Treaties », XXVI, BYIL (1949), 48, pp. 50-51, 69, et Alexander Orakhelashvili, The Interpretation of Acts and Rules in Public International Law, Oxford 2008, repr. 2013, p. 414).

42. Plus l’interprétation donnée à un droit sera extensive, plus celle de toute exception à celui-ci sera stricte et plus la protection de ce droit sera étendue. Il en va de même d’un droit garanti par l’article 6 de la Convention, dont le but fait échec à toute interprétation stricte.

43. De plus, l’article 6 § 1 de la Convention ne prévoyant expressément aucune exception, toute exception qu’il faudrait implicitement tirer en l’espèce ne pourrait être ni stricte ni bien entendu absolue au sens où elle interdirait toute communication des détails de l’enquête ainsi que des motifs du retrait au requérant de son attestation de sécurité, ce qui empêcherait celui-ci d’assurer sa défense.

44. À mes yeux, aucune exception implicite n’aurait dû être permise sous la forme d’une interdiction absolue portant atteinte à la substance même du droit à un procès équitable et ayant pour effet d’anéantir totalement celui-ci et de rendre totalement ineffectifs les principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Il serait contraire à la nature et à la portée de la Convention en tant que traité de protection des droits de l’homme de permettre des restrictions absolues faisant échec aux droits y protégés.

45. Selon la jurisprudence de la Cour, le droit d’accès à un tribunal peut faire l’objet d’exceptions implicites. Mais il s’agit d’un droit implicite ou connexe, ou d’un droit secondaire, dérivé du droit à un procès équitable, lequel est expressément énoncé dans la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, série A no 18). Concernant le droit d’accès à un tribunal, la jurisprudence de la Cour reconnaît qu’il peut faire l’objet d’exceptions implicites étant donné que, de par sa nature même, il appelle un encadrement par l’État, lequel jouit d’une certaine marge d’appréciation en la matière (Yabansu et autres c. Turquie, no 43903/09, § 58, 12 novembre 2013, Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, § 71, 11 mars 2014, et Urechean et Pavlicenco c. République de Moldova, nos 27756/05 et 41219/07, § 13, 2 décembre 2014). Il s’agit d’une explication raisonnable.

46. Toutefois, personnellement, je ne pense pas que la Convention permette effectivement des exceptions implicites aux droits qui y sont expressément énoncés. Je respecte néanmoins la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’article 6 § 1 ne confère pas de droit absolu, et je m’estime tenu par elle.

47. Très respectueusement, je ne partage pas l’approche de la Cour tenant pour acquis en l’espèce qu’il existe à l’article 6 § 1 de la Convention une exception implicite appliquée de manière absolue, faisant ainsi sienne la thèse du Gouvernement (paragraphe 98 des observations de celui-ci) selon laquelle « l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas applicable aux procédures de sécurité ». Lorsque les rédacteurs de la Convention entendaient assortir un droit d’une exception, ils l’ont fait expressément et, qui plus est, certaines des exceptions prévues aux articles 8 à 11 de la Convention, au paragraphe 2 de chacun de ceux-ci, prévoient des cas similaires à ceux pour lesquels le maintien au secret et la protection sont habituellement demandés dans le cadre d’une procédure de sécurité, à savoir « la sécurité nationale, la sûreté publique (...) du pays, (...) la défense de l’ordre et (...) la prévention des infractions pénales ». Bien que, comme je l’ai dit, je suive la jurisprudence de la Cour, je ne suis pas disposé à accepter que le droit à un procès équitable qui, selon le libellé de l’article 6 § 1 de la Convention, n’est assorti d’aucune exception (à l’inverse des droits énoncés aux articles 8 à 11 de la Convention), puisse être mis en échec par une restriction implicite sous la forme d’un secret d’État absolu, sans qu’il y ait pour autant violation de cette disposition. Autrement dit, je ne partage pas l’idée que le droit à un procès équitable puisse être atteint au point d’être aboli au mépris du libellé et du but de l’article 6 § 1 et du principe de l’effectivité, inhérent au système de la Convention.

48. Très respectueusement, une telle approche me paraît contredire les trois principes de la logique bien exposés ainsi par Mireille Delmas-Marty (« The Richness of Underlying Legal Reasoning », in M. Delmas-Marty – C. Chodkiewicz, The European Convention for the Protection of Human Rights: International Protection Versus National Restrictions, Dordrecht-Boston-Londres, 1992, 319, p. 320) :

« La relation entre l’Europe et les États échappe de bien des façons aux principes de la logique bivalente formelle :

1. Le principe de l’identité, la conformité partielle de la règle nationale à la norme européenne paraissant suffisante ;

2. Le principe du tiers exclu (selon lequel il n’y a d’autre issue valable que le respect ou le non-respect), une règle nationale contraire à une norme européenne n’étant pas forcément exclue ;

3. Le principe de « non-contradiction », une règle nationale pouvant être à la fois différente de la règle européenne et pourtant compatible avec la Convention, ce qui signifie qu’elle peut être à la fois européenne et non européenne. »

49. En suivant la jurisprudence de la Cour, selon laquelle « seules sont légitimes au regard de l’article 6 § 1 les limitations des droits de la partie à la procédure qui n’atteignent pas ceux-ci dans leur substance » (paragraphe 148 de l’arrêt), une restriction absolue visant et touchant l’essence même d’un droit conduira inévitablement, comme cela s’est produit en l’espèce, à son anéantissement et à un manque d’équité de la procédure dans son ensemble.

50. En aucun cas une exception à un droit garanti par la Convention ne devrait avoir pour objet de rendre celui-ci ineffectif, et encore moins de l’anéantir, et personne, pas même l’État, ne devrait pouvoir invoquer une exception de manière à anéantir un droit, ce qu’interdit l’article 17 de la Convention :

« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »

51. L’article 18 de la Convention, reproduit ci-dessous, peut lui aussi entrer en ligne de compte :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

52. Il est évident que l’article 18 vise les restrictions expresses et que son libellé exclut les restrictions implicites. Cela dit, on n’imagine guère comment une exception implicite, dont le contexte et le but seraient inconnus du requérant et de la Cour, comme en l’espèce, puisse être compatible avec l’article 18, qui souligne le caractère fixé et limité de la finalité des exceptions.

53. Enfin, il découle du libellé de l’article 1 de la Convention, qui donne obligation aux États membres de « reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définies au titre I de la (...) Convention », et en particulier des mots « définies au », que le titre I délimite de manière exclusive et limitative le champ d’application des droits et libertés (et, bien sûr, des articles additionnels figurant dans les Protocoles). Une exception expresse à un droit énoncé dans la Convention n’a pas pour but de toucher le cœur ou la substance de celui-ci : elle vise plutôt à limiter ou à restreindre l’exercice de ce droit dans certains cas, selon le critère de proportionnalité. Deux adages latins méritent d’être notés à cet égard : exceptio probat regulam (11 Coke’s Reports, 41), ce qui signifie « l’exception confirme la règle », et exceptio quæ firmat legem, exponit legem (Bulstrode, 2 Reports, 189), ce qui signifie « une exception qui confirme la règle étend le droit ». En revanche, une exception, une restriction ou une interdiction absolue ou systématique touchent directement le cœur du droit. On ne peut donc pas dire qu’elles confirmeraient ou étendraient le droit : elles ne feraient que le détruire et le rendre ineffectif en en supprimant le socle. Citons ici l’adage latin général sublato fundamento cadit opus (Jenkin, Centuries ou Reports 106), ce qui signifie « ôte la fondation, l’ouvrage tombera ». Si la procédure était pénale plutôt que civile ou administrative, une restriction aussi systématique et absolue violerait probablement la présomption d’innocence.

c) Rupture avec la jurisprudence antérieure

54. Au paragraphe 26 de sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le requérant dit que la chambre n’a pas examiné, et donc n’a pas suivi, l’arrêt Užukauskas c. Lituanie (no 16965/04, 6 juillet 2010), alors qu’il l’a cité devant la Cour en en soulignant l’importance. Il considère que la présente affaire est « très similaire d’un point de vue factuel et juridique » à l’affaire Užukauskas. J’estime qu’il a raison. Dans cette dernière affaire, le requérant s’était vu retirer sa licence de port d’armes au motif qu’il était fiché dans une base de données de la police. Au cours de la procédure ultérieurement formée, il contesta en vain cet élément. Les tribunaux obtinrent confidentiellement l’information enregistrée dans la base de données de la police mais le requérant n’y eut pas accès au motif qu’il s’agissait d’un renseignement classé secret d’État. Le requérant alléguait, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, que la procédure devant les juridictions administratives était inéquitable pour non-respect des principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Voici ce que la Cour a dit dans cet arrêt :

« 48. S’agissant du cas d’espèce, la Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas le fait que le contenu du dossier des registres opérationnels, sur la base duquel les juridictions ont débouté le requérant, n’a jamais été révélé à ce dernier. Elle est consciente des buts que les services répressifs lituaniens poursuivent dans le cadre de leurs activités opérationnelles. De même, elle partage la thèse du Gouvernement selon laquelle les documents classés secrets d’État ne peuvent être communiqués aux personnes non titulaires de l’autorisation nécessaire. Or elle constate que, d’après le droit et la pratique judiciaire en Lituanie, de tels renseignements ne peuvent être versés au dossier devant le juge contre une personne que s’ils ont été déclassifiés et que le juge ne peut fonder sa décision sur ces seuls éléments (paragraphes 20-22 ci‑dessus).

49. Il apparaît que les éléments non communiqués en l’espèce se rapportaient à une question de fait tranchée par les tribunaux lituaniens. Le requérant estimait avoir été fiché dans le dossier des registres opérationnels sans raison valable et il a demandé aux tribunaux de juger que les pièces du dossier à son sujet soient écartées. De manière à conclure si, oui ou non, le requérant était effectivement mêlé à une activité criminelle de telle ou telle nature, il était nécessaire pour les juges d’examiner un certain nombre d’éléments, notamment la raison des activités opérationnelles de la police ainsi que la nature et l’étendue de la participation alléguée du requérant à un fait délictueux. Si la défense avait été en mesure de convaincre les juges que la police avait agi sans raison valable, le nom du requérant aurait effectivement été retiré du dossier des registres opérationnels. Les éléments du dossier revêtaient donc une importance décisive dans ce litige (voir, fût-ce en matière pénale, Lucà c. Italie, no 33354/96, § 40, CEDH 2001‑II).

50. Surtout, ainsi qu’il ressort des décisions des tribunaux lituaniens, le dossier des registres opérationnels était le seul élément permettant de prouver l’allégation selon laquelle le requérant était un danger pour la société. La Cour constate que, à plusieurs reprises, le requérant a demandé qu’on lui communique ces éléments, ne serait-ce que partiellement. Or, les autorités internes, à savoir la police et les tribunaux, ont rejeté ces demandes. Si, avant de débouter le requérant, les juges lituaniens avaient bel et bien examiné, à huis clos et en chambre du conseil, le dossier des registres opérationnels, ils se sont contentés de présenter leurs conclusions au requérant. Il n’était donc pas possible pour ce dernier de prendre connaissance des éléments retenus contre lui ni d’y répliquer, à l’inverse de la police qui s’est effectivement prévalue de ces droits (voir, mutatis mutandis, Gulijev c. Lituanie, no 10425/03, § 44, 16 décembre 2008).

51. La Cour en conclut que la procédure décisionnelle n’était pas conforme aux exigences d’un procès contradictoire et de l’égalité des armes, et qu’elle n’offrait donc pas de garanties adéquates permettant de protéger les intérêts du requérant. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 en l’espèce. »

55. Le présent arrêt se contente de citer l’arrêt Užukauskas, sans examiner celui-ci. Il renvoie au paragraphe 110 de ce dernier, ainsi que, brièvement, à un autre arrêt, Pocius c. Lituanie (no 35601/04, 6 juillet 2010). C’est aux paragraphes 34 à 39 de l’arrêt Užukauskas qu’il est fait référence : ils sont consacrés à la recevabilité de la requête et non au fond. Les paragraphes de cet arrêt pertinents sur le fond sont ceux cités au paragraphe précédent. Ce sont les paragraphes 38 et 46 de l’arrêt Pocius qui sont cités, eux aussi consacrés à la recevabilité et non au fond de l’affaire. Il faut noter que, dans la partie C du présent arrêt, qui concerne le fond, aucune de ces deux affaires ci-dessus n’est citée. Il y est fait référence au paragraphe 110 du présent arrêt, dans la partie B consacrée aux exceptions préliminaires formulées par le Gouvernement ainsi que dans la sous-partie exposant le raisonnement de la Cour sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention.

56. Très respectueusement, j’estime que le présent arrêt s’écarte de la ratio decidendi de l’arrêt Užukauskas sans en donner la moindre raison. À mes yeux, et pour les motifs exposés dans la présente opinion, le précédent Užukauskas est valable et légitime et il aurait dû être retenu par mes éminents collègues de la majorité.

57. En outre, la Cour en l’espèce n’a pas suivi l’arrêt Dağtekin et autres c. Turquie (no 70516/01, §§ 32-35, 13 décembre 2007), dans lequel elle avait jugé que l’absence de révélation des conclusions de l’enquête de sécurité avait violé le droit des requérants à un procès équitable :

« 32. La Cour rappelle en outre que le principe de l’égalité des armes, qui est l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable, impose de donner à chacune des parties une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (Nideröst-Huber c. Suisse, arrêt du 18 février 1997, Recueil 1997-I, p. 107, § 23). Elle ajoute que le droit à un procès contradictoire implique en principe la faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (Lobo Machado c. Portugal, arrêt du 20 février 1996, Recueil 1996-I, pp. 206-07, § 31).

33. S’agissant des faits de l’espèce, la Cour note que les requérants gagnaient leur vie en cultivant les champs qui leur avaient mis à ferme sur la base de la loi no 3083. Elle observe en outre que ni l’une ni l’autre des parties ne contestent que les conclusions de l’enquête de sécurité, qui ont conduit à l’annulation de leurs fermages, n’ont jamais été communiquées aux requérants. Il est également incontesté que ces documents, bien qu’expressément sollicités par le tribunal administratif de Gaziantep, n’ont jamais été remis au juge interne, sur ordre du ministère de l’Agriculture qui avait invoqué des raisons de sécurité nationale.

34. La Cour constate que les conclusions de cette enquête de sécurité ont eu d’importantes conséquences pour les requérants mais que, pourtant, à aucun stade de la procédure interne ceux-ci ne se sont vu offrir la faculté de prendre connaissance de la raison de l’annulation de leurs contrats ni une possibilité effective de contester la légalité de la suppression de leurs droits en leur qualité de fermiers. La Cour est consciente des impératifs de sécurité en jeu au sud-est de la Turquie et de la nécessité pour les autorités de faire preuve de la plus grande vigilance. Cela ne veut pas dire pour autant que les autorités nationales peuvent être affranchies de tout contrôle effectif par le juge interne dès lors qu’elles choisissent de dire qu’il est question de sécurité nationale et de terrorisme. Il existe des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements et, de l’autre, la nécessité d’accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, § 131). La Cour constate que, en l’espèce, les conclusions de l’enquête de sécurité n’ont été communiquées ni au juge interne ni aux requérants, et que ceux-ci ont été privés de garanties suffisantes contre toute action arbitraire des autorités.

35. La Cour conclut de ce qui précède que la non-communication des conclusions de l’enquête de sécurité a porté atteinte au droit des requérants à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition. »

58. Jacobs, White et Ovey, dans leur ouvrage intitulé The European Convention on Human Rights, 4th édition, Oxford, 2010, pp. 261-262, ont dit ceci, en se référant eux aussi à l’arrêt Dağtekin :

« De manière à ce qu’il y ait effectivement un procès contradictoire, il est important, en matière civile et pénale, de communiquer à chacune des parties les éléments pertinents. Les impératifs de sécurité ne peuvent justifier des restrictions systématiques à l’accès à ces éléments si celles-ci nuisent aux intérêts d’une partie au procès, puisqu’il existe des techniques permettant de concilier les soucis légitimes de sécurité tout en accordant en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure. »

59. Il faut citer aussi l’arrêt F.R. c. Suisse (no 37292/97, §§ 36 et 39, 28 juin 2001), dans lequel est soulignée l’importance du droit pour le justiciable de prendre connaissance de tous les éléments et de les discuter :

« 36. Toutefois, la notion de procès équitable implique aussi en principe le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée aux juges et de la discuter (arrêts Lobo Machado c. Portugal et Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996, Recueil 1996-I, respectivement p. 206, § 31, et p. 234, § 33).

(...)

39. (...) Cependant, en pareille situation, les parties au litige doivent avoir la possibilité d’apprécier si tel est le cas et si un document appelle des commentaires. Il y va notamment de la confiance des justiciables dans le fonctionnement de la justice : elle se fonde, entre autres, sur l’assurance d’avoir pu s’exprimer sur toute pièce au dossier (voir l’arrêt Nideröst-Huber précité, p. 108, § 29). »

60. Dans son arrêt Al-Nashif c. Bulgarie (no 50963/99, §§ 119 et 123, 20 juin 2002), la Cour a jugé entre autres que les autorités nationales ne devaient pas disposer d’un pouvoir absolu dans des domaines touchant les droits fondamentaux car cela serait contraire à la prééminence du droit :

« 119. (...) En outre, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. La « loi » irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ou à un juge ne connaissait pas de limites. Dès lors, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, CEDH 2000-II, §§ 55 et 56, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, CEDH 2000-V, §§ 55-63, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, CEDH 2000-XI, et Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28) [les italiques sont de moi].

(...)

123. Même lorsque des impératifs de sécurité entrent en ligne de compte, les principes de légalité et de prééminence du droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision en question et les preuves pertinentes, au besoin en l’assortissant des limitations procédurales adéquates quant à l’usage des informations classifiées (voir les arrêts cités au paragraphe 119 ci-dessus). » [Les italiques sont de moi].

61. L’arrêt Al-Nashif est à ma connaissance le seul dans lequel la Cour évoque les limitations procédurales à l’utilisation d’informations classifiées. Mais cela n’est pas contraire au raisonnement de la présente opinion parce que l’extrait précité ne concerne que le cas dans lequel la sécurité nationale est en jeu (ce qui ne semble pas le cas en l’espèce), tout en disant que les mesures touchant les droits de l’homme doivent être soumises à une forme de procédure contradictoire (ce qui n’a pas été le cas en l’espèce) et que toute limitation procédurale à l’usage des informations classifiées doit être nécessaire (« au besoin ») et « adéquate » (donc non absolue, contrairement à ce qui s’est produit en l’espèce). En tout état de cause, dans l’affaire Al‑Nashif, la Cour a conclu à une violation de l’article 8. Après avoir recherché si l’expulsion des trois requérants était « prévue par la loi », elle a jugé que « (...) l’expulsion [avait] été ordonnée sur la base d’un régime légal qui n’offr[ait] pas les garanties nécessaires contre l’arbitraire. L’ingérence dans le droit des requérants à la vie familiale ne [pouvait] donc être considérée comme fondée sur des dispositions légales satisfaisant à la condition de légalité découlant de la Convention » (§ 128).

62. L’arrêt Rotaru c. Roumanie ([GC], no 28341/95, § 59, CEDH 2000‑V), auquel la Cour s’est référée dans son arrêt Al-Nashif, apporte les éclaircissements suivants :

« 59. La Cour doit aussi se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus, car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale comporte le risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre (...) »

d) Pas de place en principe pour les interdictions absolues dans la jurisprudence de la Cour

63. Selon la jurisprudence de la Cour (voir, entre autres, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 137-149, CEDH 2008), en aucune circonstance une personne ne peut faire l’objet d’un mauvais traitement, quand bien même elle serait soupçonnée d’être un terroriste. Si cette jurisprudence concerne non pas le droit à un procès équitable mais le droit de ne pas subir de traitements de ce type, garanti par l’article 3 de la Convention, elle n’en est pas moins importante parce qu’elle montre que la lutte contre le terrorisme – pas plus que le secret d’État – ne peut justifier une réduction des droits garantis par la Convention.

64. Ayant vidé de sa substance même le droit en question de manière décisive, la restriction en l’espèce a concrètement eu l’effet d’une dérogation à l’article 6 § 1 de la Convention.

65. Or, il ressort clairement de l’article 15 de la Convention que, quels que puissent être les dangers ou les menaces pour le public, qu’il s’agisse du terrorisme ou d’un autre risque en raison duquel l’État peut vouloir protéger la population en maintenant le secret dans la procédure, les dispositions de la Convention ne peuvent faire l’objet d’une dérogation que si l’article 15 est applicable et si ses conditions strictes – procédurales et matérielles – sont satisfaites. Et, en l’espèce, l’article 15 n’est pas applicable, si bien qu’aucune question ne se pose sur ce terrain-là.

66. Rappelons à cet égard les mots profonds de Benjamin Franklin dans sa réponse au gouverneur de l’assemblée de Pennsylvanie le 11 novembre 1755 : « [q]uiconque renoncerait à la liberté pour obtenir une petite sécurité temporaire ne mérite ni la liberté ni la sécurité ». On lui prête aussi les mots suivants, similaires mais exprimés différemment : « quiconque fait primer la sécurité sur la liberté ne mérite ni l’un ni l’autre ». Dans le même ordre d’idées, Nicolas Hervieu a bel et bien écrit ceci : « [m]aintenir la lutte contre le terrorisme sous l’emprise des droits fondamentaux n’est pas un luxe somptuaire, mais un gage d’efficacité ainsi qu’une impérieuse nécessité. Car sacrifier nos valeurs démocratiques scellerait notre défaite. Et la victoire des terroristes » (cité par l’ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme Dean Spielmann dans son allocution prononcée à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire, le 30 janvier 2015 – voir Rapport annuel 2015, rédigé par le greffe de la Cour (Strasbourg, 2016), p. 36).

67. Cela étant dit, l’article 6 n’a pas pour but d’énoncer expressément ou implicitement une restriction qui vaudrait dérogation au droit à un procès équitable hors des dispositions de l’article 15 de la Convention ni une restriction ou interdiction aveugle et généralisée constituant en elle-même une privation de ce droit.

68. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que celle-ci n’accepte pas les restrictions absolues qui auraient un effet disproportionné sur les droits contrebalancés par elles. Citons seulement deux exemples.

69. Le premier exemple est l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (no 2) ([GC], no 74025/01, §§ 72-85, CEDH 2005‑IX), dans lequel la Cour a dit qu’une interdiction générale du droit de vote frappant tous les détenus s’analysait en une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit le droit à des élections libres.

70. L’autre exemple est un groupe d’arrêts similaires, notamment Katikaridis et autres c. Grèce, 15 novembre 1996, §§ 44-51, Recueil 1996‑V, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Tsomtsos et autres c. Grèce, 15 novembre 1996, §§ 35-42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, dans lesquels la Cour a jugé contraire à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention une disposition de la législation grecque qui prévoyait que, dès lors qu’une route principale était élargie, il y avait une présomption irréfragable que l’ouvrage procurait un avantage aux propriétaires des terrains attenants à la route et qu’il pouvait y avoir expropriation partielle. En raison de cette présomption irréfragable, les propriétaires des terrains attenants à la route ne pouvaient obtenir réparation pour les parties expropriées de leurs biens. La Cour a jugé cette présomption manifestement dépourvue de base raisonnable. Les juridictions nationales n’avaient pas le pouvoir d’examiner les circonstances particulières de chaque cas d’espèce et de dire si, effectivement, les propriétaires des terrains restants en tiraient un avantage et, dans l’affirmative, de tenir compte de cet avantage dans le calcul de l’indemnité à laquelle les propriétaires avaient droit.

71. Au vu de ce qui précède, j’estime humblement qu’il n’y aurait pas dû y avoir de revirement de la jurisprudence en l’espèce, donnant ainsi bien trop de valeur juridique à une restriction absolue au détriment de la protection effective du droit à un procès équitable, ce qui bouleverse notre interprétation et notre conception de la Convention. Jusqu’à présent, nous savons que la Convention énonce certains droits absolus, mais qu’elle ne prévoit aucune restriction absolue. Une restriction absolue conduit à l’anéantissement d’un droit ou à l’absence d’un droit.

e) Critère de la mise en balance et transparence

72. Dans son paragraphe 161 qui le conclut, l’arrêt évoque la « marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales » et dit que « les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes ont été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’a pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même du droit du requérant à un procès équitable. » Très respectueusement, je me dissocie de cette conclusion pour la raison suivante.

73. L’application généralisée et absolue de restrictions de sécurité n’offre ni garanties ni transparence pour le critère de la mise en balance et l’application du principe de proportionnalité, indispensables à l’équité du procès. En l’espèce, la teneur de la restriction était secrète et ni le requérant ni la Cour n’ont eu connaissance des faits qui en étaient à la base. Il n’est donc pas possible à la Cour de se livrer à une quelconque mise en balance transparente des intérêts individuels à l’aune de l’intérêt général en l’espèce, ce dernier étant inconnu du requérant, du public et de la Cour elle-même, et le requérant n’ayant pas eu la possibilité de le contester. La raison à cela est que, malheureusement, la marge d’appréciation des autorités nationales était illimitée. Selon les mots de F. Matscher, « [l]e principe de proportionnalité tient dès lors lieu de correctif et de restriction à la doctrine de la marge d’appréciation » (F. Matscher, « Methods of Interpretations of the Convention » in The European System for the Protection of Human Rights R. St. J. Macdonald, F. Matscher, H. Petzold (dir. de publ.), Dordrecht-Boston-Londres, 1993, p. 79). C’est tout à fait exact, mais ce principe n’a pas été appliqué en l’espèce.

74. En l’espèce, seul un côté de la balance de la justice était donc transparent : le droit du requérant à un procès équitable ; l’autre côté, censé représenter l’intérêt général, était inconnu. J’estime donc que la Cour n’aurait pas dû accepter la nécessité d’une limitation, servant supposément l’intérêt général, sans en connaître le contexte. Parce qu’elle était secrète, cette limitation a empêché la Cour d’accomplir sa mission judiciaire, c’est-à-dire de se livrer à une mise en balance et d’appliquer le principe de proportionnalité. Il est malheureux de sacrifier les droits procéduraux du requérant sur l’autel d’un « intérêt général » absolu et mystérieux. Le principe de proportionnalité et le critère de la mise en balance sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention sont fondés sur la notion d’égalité et, bien évidemment, il s’agit de principes démocratiques. En outre, les juridictions internes ne pouvaient être à même d’opérer une bonne mise en balance et d’exercer légitimement leur pouvoir d’appréciation sans procès contradictoire respectant le principe de l’égalité des armes.

75. Enfin, mon désaccord principal avec la majorité tient à ce que nous considérons être l’« essence même », la substance même ou encore le cœur du droit à un procès équitable, qui évidemment appelle une protection. En effet, la majorité juge qu’il n’y a pas eu atteinte à « la substance même du droit du requérant à un procès équitable », alors qu’à mes yeux ce droit a été totalement anéanti. Il me faut rappeler bien sûr que je suis d’accord avec la majorité lorsqu’elle dit que le requérant pouvait se prévaloir d’un droit sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention. Jonas Christoffersen (J. Christoffersen, Fair Balance: Proportionality, and Primarity in the European Convention on Human Rights, Leyde-Boston, 2009) observe que « [l]’analyse traditionnelle du principe de proportionnalité comprend la protection de l’essence même des droits découlant de la CEDH » (ibidem, p. 135), et que « [a]fin de comprendre le principe de proportionnalité, la question cruciale est de savoir comment délimiter l’essence même du droit et comment les moyens de délimitation interagissent avec les autres éléments inhérents à l’analyse de proportionnalité » (ibidem, p. 137). Je ne vois rien dans l’arrêt qui permette d’expliquer en quoi l’essence même du droit du requérant à un procès équitable n’a pas été heurtée. Comme je l’ai expliqué, à mes yeux, ce droit a été vidé de sa substance même, le requérant ayant été privé de son droit à l’égalité des armes et à un procès contradictoire et laissé dans l’ignorance s’agissant de l’ensemble des preuves retenues contre lui et du fondement des motifs des jugements prononcés contre lui.

76. À mon sens, nul procès ne peut être équitable s’il n’y a pas d’application juste et transparente du critère de la mise en balance. Comme l’a observé à juste titre Ioannis Sarmas, juge de la Cour suprême grecque et ancien membre de la Cour des comptes européenne, « [l]a justice ne peut triompher sans l’ordre et l’ordre ne peut être établi sans que l’équilibre ne figure parmi ses éléments » (I. Sarmas, The Fair Balance – Justice and Equilibrium Setting Exercise, Athènes-Thessalonique, 2014, p. 106). Il a fait également la remarque profonde suivante (ibidem, p. 285) sur l’équilibre réfléchi et le raisonnement transparent et non arbitraire qui fait défaut dans le présent arrêt :

« La recherche de l’équilibre réfléchi est à la base de la mise en balance. Différents types de décisions tranchant le problème de la justice sont mis à l’épreuve en vérifiant successivement leur cohérence par rapport à l’ordre des valeurs dans lesquelles la mise en balance s’inscrira, leurs conséquences lorsqu’elles seront appliquées dans le monde réel compte tenu des risques qu’elles pourraient créer, et enfin leur acceptabilité par toutes les parties prenantes. La latitude humaine joue un rôle essentiel dans la pesée des différents éléments en jeu. Ici aussi, elle va de pair avec les garanties contre les décisions arbitraires et l’équilibre réfléchi permet de s’assurer que la décision rendue est non pas arbitraire mais fondée sur un raisonnement transparent dans le cadre duquel tous les éléments cruciaux en jeu ont été cernés et dûment appréciés. »

77. Giovanni Bonello, ancien juge de la Cour, dans le texte de son opinion concordante joint à l’arrêt Van Geyseghem c. Belgique ([GC], no 26103/95, CEDH 1999‑I) a dit : « [e]n pratique, je ne parviens pas à imaginer une affaire où, en recherchant un équilibre entre les intérêts de la société et ce droit fondamental de l’accusé (même en admettant que pareil exercice soit légitime), ce dernier s’effacerait devant les premiers ». Bien que la question soulevée dans cette affaire soit différente de celle posée dans la présente affaire, ces mêmes propos valent pour celle-ci et dès lors que la Cour recherche un équilibre entre l’intérêt général et l’intérêt individuel.

78. Si la Cour administrative suprême et la Cour constitutionnelle tchèques ont certes reconnu que toutes les garanties procédurales n’étaient pas là en l’espèce – parce que ce n’était pas possible selon elles –, elles n’en ont pas moins jugé que l’existence d’un contrôle administratif de la décision administrative litigieuse devant des tribunaux indépendants avait offert des garanties suffisantes pour le droit à un procès équitable. Très respectueusement, je ne partage pas cet avis, ni bien sûr la thèse du Gouvernement (paragraphe 141 de l’arrêt) selon laquelle la « limitation [des droits procéduraux du requérant] a été suffisamment contrebalancée par les procédures suivies par des autorités judiciaires indépendantes et impartiales qui ont joué un rôle actif dans le procès et qui, ce faisant, ont non seulement fourni des garanties aptes à protéger les intérêts du requérant, mais aussi trouvé un juste équilibre entre les intérêts de celui-ci et ceux de l’État ».

79. Selon moi, pour assurer la protection du droit à un procès équitable garanti par la Convention, il ne suffit pas simplement qu’une disposition légale permette au justiciable de former un recours administratif. Il doit aussi exister une procédure ne privant pas le justiciable de son droit à l’égalité des armes et à un procès contradictoire. Lorsque ces deux droits ne sont pas respectés, il ne peut y avoir de juste équilibre entre les intérêts de l’État et les intérêts de l’individu.

f) La prééminence du droit

i. Importance de la prééminence du droit

80. La prééminence du droit est l’un des piliers et l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique ainsi qu’un rempart contre la tyrannie. Sa finalité la plus importante est d’offrir une protection adéquate aux droits de l’homme, sans laquelle régnerait le chaos. Comme l’a dit Neil MacCormick dans son ouvrage intitulé Rhetoric and the Rule of Law – A Theory of Legal Reasoning, Oxford, 2005 p. 238, « [l’]un des mérites les plus vantés de la prééminence du droit est que, lorsqu’elle prospère, la sécurité juridique prospère aussi, car celle-ci en est un élément ». J’estime que l’inverse est vraie aussi, et que lorsque la prééminence du droit est atteinte ou n’est pas dûment respectée, il n’y a pas de sécurité juridique ni de cohérence : il n’y a que cécité juridique. Dans l’une de ses opinions, le professeur Aharon Barak, ancien président de la Cour suprême israélienne, a dit fort justement ceci : « [l]a lutte pour le droit s’intensifie » et « [l]a nécessité de surveiller l’état de la prééminence du droit ne cessera jamais », et d’ajouter : « [c]es arbres que nous avons nourris depuis de nombreuses années risquent d’être déracinés d’un seul coup de hache. Jamais nous ne devons relâcher la protection de la prééminence du droit (...) » (H.C. 5364/94, Velner v. Chairman of the Israeli Labor Party, 49(I), P.D. 758, 808 ; voir aussi A. Barak, « A Judge on Judging: The Role of a Supreme Court in a Democracy », [2002] Harvard Law Review vol. 116, 16, 19, pp. 37-38).

ii. L’impératif de la prééminence du droit en l’espèce pour un respect effectif de l’article 6 § 1 de la Convention

81. Depuis sa ratification par la République tchèque, la Convention est transposée en droit tchèque, primant tous les autres textes internes. La prééminence du droit, qui est évoquée également dans le préambule de la Convention et en constitue l’un des principes les plus importants, appelle le respect effectif de chacune des dispositions de ce traité, y compris bien sûr de l’article 6 § 1. La Cour est garante de la Convention et de la prééminence du droit.

82. L’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui a pour titre la locution latine pacta sunt servanda, dispose : « [t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ». L’article 27 de cette même Convention prévoit : « [u]ne partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non‑exécution d’un traité (...) ».

83. De plus, ainsi qu’il a été déjà observé aux paragraphes 7 à 9 ci‑dessus, les juridictions administratives nationales étaient tenues, en vertu des articles 1, 10, 87 et 95 de la Constitution tchèque, de faire prévaloir les dispositions de l’article 6 § 1 sur les dispositions de l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 en interprétant cette disposition de manière compatible avec l’article 6 § 1 ou en harmonie avec celui-ci, et en respectant et suivant ainsi les principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Or, à mes yeux, les juridictions administratives ne l’ont pas fait.

84. Il faut se rappeler que ce n’est pas seulement la Cour mais aussi toutes les autorités nationales – judiciaires, législatives et exécutives – qui sont garantes des dispositions de la Convention. Comme on l’a vu, l’article 1 de la Convention fait obligation aux États de reconnaître « à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définies au titre I » de la Convention. Dès lors, les autorités tchèques – judiciaires, législatives et exécutives – auraient toutes dû protéger les droits du requérant garantis par la Convention.

85. L’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 ne prévoit expressément aucune interdiction absolue fondée sur la confidentialité. Au contraire, il donne au président de la formation de jugement une certaine latitude pour dire si certaines des informations peuvent être exonérées de l’obligation de confidentialité. Cette latitude aurait facilité la tâche incombant aux juridictions administratives de rendre compatible l’interprétation de cette disposition avec l’article 6 § 1 de la Convention, si elles en avaient réalisé la nécessité. Après tout, le rapport classifié sur la base duquel l’attestation de sécurité du requérant lui a été retirée était protégé par le niveau de confidentialité le moins élevé, alors que ce dernier était titulaire d’une autorisation de sécurité au plus haut niveau de classification (« secret »).

86. Or, dans leurs décisions, la Cour constitutionnelle et les deux juridictions administratives inférieures ont clairement jugé que, compte tenu des particularités et de l’importance du processus décisionnel en matière d’informations classifiées, lorsque les impératifs de sécurité de l’État doivent être mis en avant, il n’était pas toujours possible de garantir l’ensemble des garanties procédurales régulières d’un procès équitable. En revanche, elles ont également dit qu’une restriction de ce type imposée par des informations classifiées ne pouvait avoir pour effet de supprimer la protection du droit à un procès équitable, pourvu qu’une possibilité de recours administratif devant un organe judiciaire indépendant fût garantie par la loi. D’après ce que j’ai compris, la Cour constitutionnelle a tenu pour acquis que le justiciable dont les garanties découlant de son droit à un procès équitable énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention seraient ainsi limitées ne serait pas victime d’une injustice procédurale, l’indépendance des juridictions administratives saisies de l’affaire venant contrebalancer cette limitation. Il apparaîtrait aussi à la lecture des décisions des juridictions administratives qu’il leur était impossible au vu des circonstances de déclassifier une partie quelconque des informations en question. L’extrait suivant de l’arrêt de la Cour constitutionnelle mérite d’être cité :

« La Cour administrative suprême a mis en avant la nature et le contenu des informations indiquées dans la partie classifiée du dossier et conclu que les conditions légales de la procédure conduite, prévues par l’article 133 de la loi sur la protection des informations classifiées, étaient satisfaites. Les informations en question étaient considérées comme étant des circonstances dont la confidentialité devait être maintenue, mais aussi qui étaient de nature à ce que l’accès [à ces informations] par le requérant risquait réellement de mettre en danger ou de perturber gravement l’activité des services de renseignement ou de la police. La Cour administrative suprême a déduit que, au vu de la nature et de la teneur desdites informations, l’accès du requérant [à celles-ci] conduirait le plus probablement à la révélation des méthodes de travail du service du renseignement et que la communication de ces informations conduirait également à la révélation de leurs sources ou à la mise sous influence de témoins. Dès lors, selon la Cour administrative suprême, c’est à bon droit que le tribunal municipal a fait application des dispositions de l’article 133 de la loi sur la protection des informations classifiées et vérifié les justifications invoquées par la partie défenderesse dans les motifs imposés par les dispositions de l’article 122 § 3 de cette même loi » (traduction de l’original tchèque communiqué par le gouvernement tchèque à la Grande Chambre, avec le texte complet de toutes les décisions pertinentes des juridictions nationales ; les italiques sont de moi.)

87. Dans ses observations, le requérant soutient qu’il aurait pu au moins recevoir les conclusions des investigations sans que soient révélées les informations se rapportant aux activités opérationnelles et aux procédures d’enquête des services de renseignements. Cette thèse va dans le sens de l’arrêt précité Dağtekin et autres, § 34, dans lequel la Cour, citant l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15 novembre 1996, Recueil 1996‑V), a dit : « [i]l existe des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements et, de l’autre, la nécessité d’accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure » (paragraphe 57 ci-dessus).

88. Je suis d’avis que la Cour ne pouvait décider in abstracto si communiquer une partie des informations confidentielles au requérant aurait quand même conduit à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Pareille analyse aurait bien sûr dépendu des informations matérielles qui auraient été communiquées au requérant et de celles qui seraient demeurées confidentielles, et, évidemment, du point de savoir si les informations communiquées au requérant lui auraient permis de conduire adéquatement sa défense en tenant dûment compte des principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Or, en l’espèce, aucune des informations confidentielles n’a été communiquée au requérant et, à mes yeux, il ne fait aucun doute que cette limitation absolue a conduit en elle-même à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

89. En tout état de cause, la Cour ignore la teneur du rapport confidentiel et les éléments produits devant les juridictions internes. J’estime qu’elle a le devoir d’exercer son pouvoir de contrôle lorsque l’État défendeur impose une interdiction absolue, sans examiner s’il était possible ou non pour les autorités nationales de faire autrement. Ainsi qu’il a été dit, une limitation absolue ou l’interdiction de l’accès pour le requérant à des éléments retenus contre lui peuvent totalement le priver de moyens de défense.

90. Au vu de ce qui précède, j’estime que les autorités nationales n’ont pas respecté la prééminence du droit en l’espèce. Très humblement, je pense qu’elles ont outrepassé la marge d’appréciation que leur accordait l’article 6 § 1 de la Convention. J’en conclus à la violation de cette disposition.

91. Ayant exprimé mon opinion sur cette question, j’en viens à présent à certains passages pertinents de l’arrêt qui, à mon humble avis, viennent étayer ma thèse plutôt que le raisonnement suivi dans l’arrêt.

92. En son paragraphe 153, l’arrêt dit ceci : « [c]ertes, sur ce point, le droit tchèque aurait pu prévoir, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant une personne, que celle-ci soit informée, à tout le moins sommairement, dans le cadre de la procédure, de la substance des reproches dont elle fait l’objet ». Et d’ajouter : « [e]n l’espèce, le requérant aurait ainsi pu organiser sa défense de manière non pas aveugle mais ciblée et les juridictions saisies n’auraient pas eu à suppléer aux lacunes de celle-ci. » De même, au paragraphe 160, vers la fin de l’arrêt, on peut lire ceci : « [i]l n’en reste pas moins qu’il aurait été bienvenu que, dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant le requérant, les instances nationales, à tout le moins la Cour administrative suprême, eussent explicité ne fût-ce que sommairement, l’intensité du contrôle auquel elles s’étaient livrées et les reproches retenus à l’encontre du requérant. À cet égard, la Cour note avec satisfaction les nouveaux développements positifs dans la jurisprudence de la Cour administrative suprême ».

93. Il ressort clairement de ces deux paragraphes que l’arrêt reconnaît qu’il aurait été possible aux autorités, sans nuire aux investigations, d’informer sommairement le requérant des faits qui lui étaient reprochés. Comme le dit l’arrêt, elles auraient pu le faire soit sur la base d’une disposition légale (paragraphe 153) soit par le biais de la décision de la Cour administrative suprême (paragraphe 160). Ce que je constate sur ce point, c’est que les dispositions constitutionnelles tchèques ont toujours imposé que l’article 133 § 3 de la loi no 412/2005 soit interprété en conformité avec l’article 6 § 1 de la Convention et que les juridictions internes avaient la faculté en l’espèce de se livrer à une telle interprétation. Cela aurait été conforme à l’arrêt Dağtekin et autres, précité, et à la nouvelle jurisprudence de la Cour administrative suprême, dont la Grande Chambre a ici noté l’existence avec satisfaction, y voyant un nouveau développement positif.

94. S’agissant du critère d’équité sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, mes éminents collègues de la majorité reconnaissent à juste titre qu’il y avait une lacune de la part du Gouvernement. Cependant, ils n’y voient pas d’« arbitraire ». Ils ne détaillent même pas directement cette lacune, se contentant de dire indirectement qu’« il aurait été bienvenu » que le requérant fût avisé « ne fût-ce que sommairement » (paragraphe 160 de l’arrêt). A contrario, pour dire les choses plus directement, cela veut dire que cette lacune était juridiquement « malvenue ».

95. Toujours est-il que, à mes yeux, le manquement des autorités nationales à informer le requérant, ne fût-ce que sommairement, des faits qui lui étaient reprochés ne peut être qualifié que d’arbitraire et d’injuste. Très respectueusement, à mon humble avis, lorsque l’on examine si un procès a été équitable au regard de l’article 6 § 1 de la Convention, il n’y a pas matière à retenir des distinctions similaires à celles faites entre la lex lata et la lex ferenda, c’est-à-dire entre le droit souhaitable à l’avenir et celui qui ne l’est pas. La notion d’équité du procès et le mécanisme de mise en balance découlant des dispositions de la Convention ne s’intéressent qu’à ce qui est juste et logique et ils excluent ce qui est injuste ou arbitraire : ils n’ont pas à s’intéresser à ce qui est souhaitable ou non. Or, en l’espèce, ce qui « aurait été bienvenu » aux yeux de la majorité est effectivement ce que le juge national n’a pas fait, en violation du droit du requérant à un procès équitable, et c’est ce qui est donc arbitraire autant qu’injuste.

g) Le principe de la démocratie

96. J’estime que le principe de la démocratie n’a pas été respecté en l’espèce.

97. La démocratie exige des garanties effectives de protection des droits de l’homme et le préambule de la Convention reconnaît à juste titre que le maintien des libertés fondamentales repose essentiellement sur un régime véritablement démocratique. Sur le terrain de la question non pas des droits découlant de l’article 6 § 1 mais du droit de vote, Gerhard van der Schyff (« The Concept of Democracy as an Element of the European Convention », Comparative and International Law Journal of Southern Africa, vol. 38, no 3 (novembre 2005), p. 362), dit justement ceci : « [l]a valeur de la démocratie repose sur la participation (...) ». Il en va toutefois de même de tous les droits, y compris ceux tirés de l’article 6, au regard desquels la participation à la procédure judiciaire est extrêmement importante, faute de quoi les principes de l’égalité des armes et du contradictoire n’auraient aucun sens.

98. Lorsque la Convention énonce des restrictions expresses, comme par exemple au paragraphe 2 des articles 8 à 11, celles-ci doivent expressément être nécessaires dans une société démocratique et poursuivre l’un des buts légitimes spécifiquement énoncés dans la disposition en question. Ainsi, des restrictions qui en aucun cas ne sont censées être absolues sont imposées dans le respect des valeurs démocratiques et seulement lorsqu’elles sont nécessaires dans une société démocratique, certainement pas lorsque l’exception est implicite et que la disposition en cause, comme ici l’article 6 § 1 de la Convention, ne renferme même pas une seule exception expresse au droit à un procès équitable. Donc, très respectueusement, ce ne serait pas une interprétation solide ou raisonnable que d’appliquer une exception implicite au droit découlant de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’exonérer de la condition de nécessité dans une société démocratique s’agissant de la participation adéquate du requérant à la procédure judiciaire.

h) Corrélation entre la présente affaire et le procès pénal du requérant

99. Au paragraphe 157 de l’arrêt, dans la partie consacrée à l’application en l’espèce des principes, la Grande Chambre dit qu’« en mars 2011, le requérant fit l’objet de poursuites pénales pour crime organisé, complicité d’abus de pouvoir public (...) » et qu’« [e]lle trouve compréhensible que quand de tels soupçons existent, les autorités estiment nécessaire d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur les intéressés, ce qui risquerait d’handicaper l’enquête pénale. » L’arrêt évoque également, dans l’exposé des faits et plus précisément dans la partie consacrée aux circonstances de l’espèce, les poursuites pénales ultérieurement engagées contre le requérant (paragraphe 22). Cet argument de nature rétroactive avait été avancé avec emphase par le Gouvernement aux paragraphes 13-15, 95 et 124 de ses observations écrites ainsi qu’au cours des plaidoiries, mais le requérant y avait répondu à l’audience en disant entre autres que « le procès pénal [était] absolument étranger à la présente procédure devant la Cour ». Et d’ajouter : « le procès pénal n’est pas encore arrivé à son terme et on peut escompter que la Cour européenne des droits de l’homme en sera saisie ».

100. Très respectueusement, j’estime qu’il ne faut faire aucun lien entre les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention dans le cadre de la procédure interne en l’espèce et les autres procédures internes qui peuvent avoir ou ne pas avoir été conduites et qu’il ne faut pas aborder celles-ci dans la partie de l’arrêt consacrée à l’application des principes en l’espèce. Si le procès pénal ultérieurement intenté contre le requérant s’était soldé par un acquittement, y aurait-il une différence pour ce qui est de toute corrélation avec la présente affaire ? Je ne le pense pas car cela aussi serait sans pertinence. Suivant la même logique, nul ne peut être arrêté et détenu indéfiniment sans être informé des raisons de son arrestation et de sa détention ni sans être jugé et sans avoir pu défendre dûment sa cause. Dès lors, quelle que puisse être l’issue d’un procès pénal ultérieur, il faut éviter l’imposture exprimée par l’expression post ergo propter hoc, qui veut dire « à la suite de cela, donc à cause de cela ».

3. L’apparence d’indépendance et d’impartialité des juridictions internes

101. Dans sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le requérant met en doute l’indépendance et l’impartialité des juridictions nationales qui l’ont jugé en l’espèce. Il avance les deux raisons suivantes :

a) « La Cour a invoqué comme argument fondamental le travail de « tribunaux indépendants et impartiaux », qui aurait permis de garantir convenablement le droit à un procès équitable du requérant » (paragraphe 13 de la demande de renvoi).

b) « [On] ne voit pas bien en quoi le processus décisionnel des tribunaux saisis en l’espèce pourrait être objectif et indépendant dès lors que ceux-ci ont dû se fonder uniquement sur un rapport des services de renseignements, qu’ils ne pouvaient, qui plus est, remettre en contexte puisqu’ils ne disposaient pas des observations de l’une des parties à la procédure concernées par ce rapport ni du document sous-tendant ce rapport » (paragraphe 19 de la demande de renvoi).

102. Au paragraphe 152 de l’arrêt, on peut lire que le requérant ne conteste pas l’indépendance et l’impartialité nécessaires des juridictions internes et seule la seconde raison avancée ci-dessus est abordée – qui se rapporte plutôt à la capacité des juges à apprécier les faits –, sans toutefois examiner et analyser la première raison (reprise par le requérant au paragraphe 39 de ses observations écrites et au cours des plaidoiries à l’audience).

103. Quant à la seconde raison avancée ci-dessus, l’arrêt en son paragraphe 152 dit que le requérant « se borne à mettre en cause la capacité des juges à apprécier les faits de l’espèce de manière adéquate, au motif qu’ils n’ont pas eu un accès intégral aux documents pertinents (...) ». Si je suis d’accord que, dans une certaine mesure, il est question ici de la capacité des juges à bien apprécier les faits, j’estime cependant que, objectivement, leur indépendance et leur impartialité s’en sont trouvées affectées aussi. Au paragraphe 64 de l’arrêt, il est fait état d’un arrêt ultérieur de la Cour administrative suprême qui apporte des éclaircissements sur la procédure conduite devant elle. Il est reconnu que les tribunaux administratifs « ne pouvaient pas examiner l’authenticité et la véracité des documents et informations fournis par le service de renseignements et qu’il s’agissait là d’une exception aux pouvoirs ordinaires des juridictions administratives en matière d’appréciation des preuves produites[,] que, s’agissant des informations provenant du service de renseignements, une certitude et une vérité absolues n’étaient pas requises et qu’il suffisait que les conclusions tirées des faits exposés dans les informations ainsi fournies en constituent l’explication la plus plausible » (ibidem) Au vu de ce qui précède, la présente affaire étant enveloppée dans un voile de mystère, aucun observateur objectif, pas même la Cour et le requérant, n’est en mesure de savoir exactement de quels éléments les juridictions nationales disposaient et lesquels elles ont précisément retenu pour statuer. Il n’en est pas moins clair que lesdites juridictions n’ont ni vu ni interrogé les informateurs ou les personnes associées aux informations classifiées. Elles ont assumé un rôle incompatible avec leur indépendance et leur impartialité objectives. Par conséquent, tous les éléments ci-dessus ont nui à l’apparence d’indépendance et d’impartialité de ces juridictions.

104. Pour ce qui est maintenant de la première raison avancée ci-dessus, plus forte que la seconde, je partage l’avis du requérant et permettez-moi de dire les choses aussi simplement que ceci : dès lors qu’un tribunal prive une partie à un litige de son droit à l’égalité des armes et à un procès contradictoire, et tient lieu d’avocat de cette partie dans le cadre d’actes de procédure, toute apparence d’indépendance et d’impartialité s’en trouve diminuée, et même effacée. Cette apparence s’en trouve amoindrie voire anéantie chaque fois qu’un tribunal ne permet pas au justiciable de défendre sa cause lui-même.

105. Ces deux raisons considérées ensemble risquent d’amoindrir encore davantage l’apparence d’indépendance et d’impartialité des juridictions internes. Non seulement celles-ci ont privé le requérant de son droit à un procès contradictoire et à l’égalité des armes, mais elles ont aussi examiné et apprécié les éléments du dossier en appliquant à elles-mêmes des normes ne garantissant pas la contradiction.

106. L’impartialité d’un tribunal, qu’elle soit subjective ou objective, revêt une importance pour ce qui est de sa légitimité et elle est essentielle à la préservation de la prééminence du droit et de la séparation des pouvoirs, qui sont les caractéristiques et conditions d’une société démocratique (sur les critères d’impartialité subjective et d’impartialité objective, voir Harris, O’ Boyle & Warbrick, Law of the European Convention on Human Rights, 3ème édition, Oxford, 2014, pp. 450-451).

107. Dans son arrêt Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 71, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, la Cour a dit : « [e]n la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables (...) » (voir aussi Fey c. Autriche, 24 février 1993, § 30, série A no 255‑A). L’apparence d’impartialité d’un tribunal est importante non seulement pour toute juridiction nationale mais aussi pour la Cour. L’article II de la Résolution sur l’éthique judiciaire, adoptée par la Cour plénière le 23 juin 2008, intitulé « Impartialité », dispose : « [l]es juges sont impartiaux et veillent à ce que leur impartialité se reflète dans l’exercice de leurs fonctions ».

108. Un juge qui aurait connaissance d’éléments produits par l’une des parties sans que la partie adverse n’en prenne connaissance et qui baserait sa décision sur ces éléments sans pour autant les évoquer dans celle-ci ne peut passer pour objectivement indépendant. Un juge doit se garder de susciter tout conflit entre les parties et ne doit pas donner l’impression qu’il est associé de quelque manière que ce soit avec l’objet du litige ou avec l’une des parties, quand bien même il entendrait protéger celle-ci.

109. En penchant en faveur de l’une des parties dans de telles conditions, toute apparence d’indépendance et d’impartialité des juridictions internes risque d’être amoindrie ou anéantie. En l’espèce, le juge interne a penché a) en faveur du camp de l’exécutif étant donné i) qu’il a fondé sa décision sur des éléments produits par le Gouvernement et préjudiciables au requérant, sans jamais les avoir communiqués à ce dernier et ii) qu’il a privé le requérant de son droit à l’égalité des armes et à un procès contradictoire, ainsi que b) en faveur du camp du requérant en assumant le rôle d’avocat de ce dernier, tout en le laissant dans l’ignorance quant aux circonstances de l’espèce.

110. Tout juge voulant apparaître indépendant et impartial ne saurait assumer le rôle de l’avocat de l’une quelconque des parties tout en laissant celle-ci dans l’ignorance quant aux faits qui lui sont reprochés et en empêchant l’avocat de celle-ci de plaider sa cause, comme ce qui s’est produit en l’espèce. Un juge qui agirait ainsi risquerait de violer le droit à un procès contradictoire et le principe de l’égalité des armes ainsi que le droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial.

111. Si un juge penche en faveur du camp de l’exécutif, une violation du principe de la séparation des pouvoirs pourrait éventuellement en résulter.

112. La séparation des pouvoirs présuppose l’indépendance de chacun de ceux-ci – le judiciaire, l’exécutif et le législatif – à l’intérieur de sa propre sphère, pourvu bien sûr qu’il agisse dans le respect de la loi. Georghios M. Pikis a notamment dit ceci au sujet de la séparation des pouvoirs (G. M. Pikis, « Human Rights and the Doctrine of Separation of Powers – Two Dominant Aspects of the Cyprus Constitution », Mishpat Umimshal, Vol. 5, 2000, annexe, p. III) :

« La notion de séparation des pouvoirs est profondément ancrée dans l’histoire du droit. Aristote fut le premier à avoir constaté la nécessité de séparer les pouvoirs de l’État en tant qu’élément nécessaire d’un régime politique équilibré. La symétrie dans ce domaine, ainsi que dans d’autres, est considérée par Aristote comme essentielle à un bon régime. Dans le cadre d’un tel système politique, il est important que le pouvoir judiciaire soit associé à la neutralité de la loi. »

4. Le droit à un jugement motivé

113. Un procès équitable se conclut par le prononcé d’une décision de justice et il ne peut donc être équitable que, au terme de toute la procédure, le jugement rendu ne soit pas motivé. Alors que le requérant a saisi trois juridictions internes, aucune n’a motivé sa décision sur le fond de ses prétentions.

114. La justification de l’exigence d’un jugement motivé est bien évidemment l’intérêt pour le justiciable de savoir que ses arguments ont été dûment examinés, mais aussi l’intérêt pour la population d’une société démocratique d’avoir un droit de regard sur l’administration de la justice (Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007‑I, et Hirvisaari c. Finlande, no 49684/99, § 30, 27 septembre 2001). En l’espèce, l’intérêt que représente une bonne administration de la justice, que ce soit pour le requérant ou le public, ne peut avoir été satisfait, quand bien même ce serait sur l’autel de l’intérêt général au public que l’intérêt individuel aurait été sacrifié.

5. Conclusion

115. Si des impératifs de sécurité devaient permettre des limitations généralisées ou absolues au droit à un procès équitable, ainsi qu’il a été jugé en l’espèce, j’ai bien peur de dire qu’il s’agirait d’une conclusion catastrophique pour les droits de l’homme. Ce serait peut-être ouvrir la boîte de Pandore, et la protection de tous les droits de l’homme – pas seulement le droit à un procès équitable – s’en trouverait anéantie. Pour reprendre l’expression de l’ancien juge à la Cour suprême des États-Unis Benjamin N. Cardozo (fût-ce dans un autre contexte), une telle approche « nous conduirait dans des contrées dont nous n’avons jamais encore soupçonné l’existence » (opinion concordante dans l’affaire Hamilton v. Regents of the University of California, 293 United States Reports 245 (1934) – voir aussi A. L. Sainer (dir. de publ.), Law is Justice – Notable Opinions of Mr. Justice Cardozo New York 1999, repr. New Jersey, 2014, p. 362).

116. De surcroît, une telle approche pourrait conduire à donner aux autorités une grande latitude pour restreindre les droits de l’homme voire pour encourager les violations de ceux-ci, sous le prétexte de la sécurité et de la confidentialité. Ce problème risque de s’aggraver si, comme en l’espèce, en plus de ne pas dispenser la justice procédurale, les autorités se voyaient accorder une marge d’appréciation étendue et un pouvoir illimité pour décider de ne révéler aucune des informations confidentielles en leur possession, ce qui risque de vider de leur substance même les droits de chacun.

117. La Cour ayant dit que les autorités nationales, sous le prétexte d’impératifs de sécurité, pouvaient tout à fait dissimuler des informations portant atteinte au droit à un procès équitable d’une personne, je crains très respectueusement qu’à l’avenir les personnes dont le droit à un procès équitable a été heurté de manière similaire ne soient découragées de saisir la Cour. L’effectivité, la crédibilité et le prestige de la Cour ainsi que l’existence même du système mis en place par le Conseil de l’Europe pour la protection des droits de l’homme, de la prééminence du droit, de la stabilité démocratique et de la paix dans le monde, s’en trouveraient atteints.

118. Je ne puis que partager sur tous les points ce que le requérant dit au paragraphe 14 de sa demande de renvoi, à savoir qu’« examiner, en toute connaissance des preuves pertinentes, littérales et autres, le bien-fondé de l’argumentation des deux parties, sert assurément à renforcer la confiance du public ». Citons ici le professeur Tom R. Tyler (précité, p. 26) :

« Enfin, les tribunaux souhaitent conserver voire renforcer la foi et la confiance du public en les tribunaux, les magistrats et la loi. La confiance du public est essentielle au maintien de la légitimité du système de droit. »

119. Au vu de l’ensemble des considérations ci-dessus, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. FRAIS ET DÉPENS ET SATISFACTION ÉQUITABLE

120. Si j’estime que le requérant, en tant que victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, pourrait prétendre à une satisfaction équitable et au remboursement de ses dépens par le gouvernement défendeur, je n’ajouterai rien sur ce point parce que, étant juge minoritaire, une telle discussion serait purement théorique.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

1. L’égalité des armes est un principe fondamental à la base du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1. Conformément à ce principe, chacune des parties à un procès civil doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse.

2. Il est question en l’espèce d’une décision prise par les autorités sécuritaires nationales tchèques de retirer au requérant son attestation de sécurité – et, par voie de conséquence, de le démettre de hautes fonctions au sein de l’administration d’État qu’il ne pouvait plus exercer. Les informations sur la base desquelles se fondaient les allégations dirigées contre lui étant classifiées, le requérant n’y a pas eu accès et il n’a donc pas pu connaître les faits qui lui étaient reprochés. Qui plus est, il n’a pas pu avoir connaissance des motifs de la décision lui retirant son attestation.

3. Il est évident que, en violation du principe de l’égalité des armes, le requérant s’est vu refuser la possibilité de plaider tous ses arguments devant les tribunaux parce qu’il n’avait pas personnellement eu pleine connaissance des faits qui lui étaient reprochés (il les ignorait entièrement, d’ailleurs). Il est vrai que la Convention accorde aux États membres une certaine marge d’appréciation pour restreindre l’accès aux informations classifiées, y compris dans les procédures administratives ou judiciaires, lorsque de telles restrictions sont jugées nécessaires pour préserver la « sécurité nationale » ou la « sûreté nationale ». Toutefois, dans de tels cas, dès lors qu’il y a ingérence dans le droit effectif d’une partie à l’égalité des armes, les garanties judiciaires découlant du droit à un procès équitable revêtent d’autant plus d’importance.

4. En droit tchèque, lorsque, pour des raisons de sécurité nationale, des décisions administratives touchant les droits individuels d’une partie sont prises sur la base d’informations classifiées, le juge interne doit se livrer à un contrôle indépendant de tous les éléments à charge retenus contre l’accusé. Malheureusement, cette garantie n’a pas bien fonctionné en l’espèce, les tribunaux nationaux saisis n’ayant jamais reçu les informations qui ont servi à fonder la décision contre le requérant[5]. Ces tribunaux n’ont pas non plus clairement indiqué quel degré de contrôle ils avaient exercé en l’espèce, contrairement à ce qu’exigeaient le droit tchèque et la Convention.

5. La majorité veut conclure à l’absence de violation de l’article 6 § 1 au motif qu’il n’y a pas eu atteinte à la « substance même » du droit du requérant à un procès équitable. Je ne puis accepter cette conclusion, pour plusieurs raisons. Premièrement, le critère de la « substance même » n’a jamais auparavant été appliqué au principe de l’égalité des armes : il l’a seulement été aux atteintes à l’accès des requérants à un tribunal. Deuxièmement, ce critère est conçu comme une limitation à l’action de l’État, et non pas comme une carte blanche donnant à l’État le pouvoir de se livrer à n’importe quelle intrusion ne portant pas atteinte à la « substance même » des droits (voir paragraphe 14 ci-dessous). Troisièmement, il est illogique d’affirmer que, en application de ce critère, une limitation touchant la « substance même » d’un droit puisse être compensée par des procédures judiciaires ultérieures. En tout état de cause, les juridictions internes en l’espèce n’ayant pas clairement précisé l’étendue de leur contrôle, de telles procédures compensatoires étaient inexistantes.

6. Enfin, le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 n’est pas le seul en jeu en l’espèce : il est question aussi du droit individuel à l’accès aux informations concernant la vie privée de chacun au sens de l’article 8, et la Cour a pour mission de vérifier l’existence de garanties effectives contre les abus potentiels des prérogatives nationales de l’État en matière de sécurité.

7. Aujourd’hui, la majorité nous dit que même lorsqu’une personne est dans l’ignorance totale des faits qui lui sont reprochés, et que les juridictions internes ne remettent pas en cause les conclusions des autorités sécuritaires nationales, les exigences du procès contradictoire et du principe de l’égalité des armes n’ont pas été méconnues. Je ne puis accepter cette conclusion. Quelles que soient les raisons du retrait de l’attestation de sécurité du requérant en l’espèce, son droit à l’égalité des armes, garanti par l’article 6 § 1, a été violé. À mon regret, la Cour ayant refusé aujourd’hui de reconnaître une violation claire du principe de l’égalité des armes, je me dissocie respectueusement de sa conclusion.

I. Le principe de l’égalité des armes

8. La Convention impose de préserver l’égalité des armes, ou un juste équilibre, entre les parties à tout procès civil contradictoire (Feldbrugge c. Pays-Bas, 29 mai 1986, § 44, série A no 99). Chacune des parties doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause – y compris ses moyens de preuve – dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (Kress c. France [GC], no 39594/98, § 72, CEDH 2001‑VI, et Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, § 33, série A no 274). Ce principe implique des droits additionnels, tels que celui de présenter des arguments et de produire des preuves à l’appui de ceux-ci, et le droit de contester les témoins hostiles (Ruiz-Mateos c. Espagne, 23 juin 1993, § 63, série A no 262).

9. Notre jurisprudence établit clairement que l’admissibilité des preuves est régie avant tout par le droit national et que c’est en principe aux tribunaux internes qu’il incombe d’apprécier les preuves produites devant eux (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 66, CEDH 2000‑VIII). La Convention donne plutôt pour tâche à la Cour de rechercher si la procédure envisagée dans son ensemble a été équitable, au sens de l’article 6 § 1, et notamment de déterminer si un « juste équilibre » a été ménagé entre les parties en litige (Ankerl c. Suisse, 23 octobre 1996, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V)[6].

10. Je reconnais que, dans certaines circonstances très particulières, par exemple lorsque le requérant n’est pas jugé suffisamment digne de confiance pour recevoir l’accès intégral à des informations confidentielles ou qu’il existe des raisons impérieuses (par exemple la sécurité nationale) de protéger des sources, il peut être considéré que le droit à un procès équitable n’est pas compromis par une restriction à l’accès direct aux preuves. Il n’en reste pas moins que, dans les affaires où, pour une raison ou pour une autre, il est impossible de garantir le droit effectif à l’égalité des armes, les juridictions internes doivent intervenir et examiner minutieusement toutes les informations pertinentes et leur source à la place du requérant, en analysant adéquatement les conclusions, conclusions et preuves produites par les parties (Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 59, série A no 288). C’est à la Cour qu’il revient de déterminer si la procédure décisionnelle appliquée dans chaque cas d’espèce était conforme, dans la mesure du possible, aux exigences d’un procès contradictoire et de l’égalité des armes, et prévoyait des garanties adéquates pour protéger les intérêts de l’accusé (Edwards et Lewis c. Royaume-Uni [GC], nos 39647/98 et 40461/98, § 46, CEDH 2004‑X).

11. La Cour entame son analyse en énonçant que les droits découlant du principe du contradictoire et du principe de l’égalité des armes ne sont pas absolus (voir paragraphes 147-148 de l’arrêt). Or, les arrêts cités par la majorité ne permettent pas d’étayer cette conclusion. Ils disent simplement que le droit d’accès à un tribunal sur le terrain de l’article 6 § 1 n’est pas absolu. Dès lors que des restrictions à cet accès existent, la Cour doit être convaincue qu’elles ne le restreignent ou ne le réduisent pas de manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Pareilles restrictions ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil 1998‑IV, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 120, CEDH 2016). Cette mauvaise application de la jurisprudence sur l’accès à un tribunal est à l’origine de la mauvaise application par la majorité du critère de la « substance même » sous l’angle de l’égalité des armes (paragraphe 14 ci-dessous).

12. La majorité cite ensuite deux affaires de la Cour à l’appui de sa conclusion que le « droit [du requérant] à la divulgation des preuves pertinentes » (je crois que, dans la version anglaise, il vaudrait mieux parler de « right » que d’« entitlement ») pouvait être restreint sans enfreindre le principe de l’égalité des armes (voir Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, § 47, in fine, CEDH 2000‑II, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, §§ 92 et 152, CEDH 2015, ainsi que le paragraphe 148 de l’arrêt). Or ces affaires sont sans pertinence ici car dans aucune d’elles le requérant n’a été totalement privé d’accès aux preuves : dans l’affaire Fitt comme dans l’affaire Schatschaschwili, les requérants n’avaient pas pu contre-interroger des témoins, mais ils s’étaient vu communiquer la retranscription complète de leurs dépositions. Tel n’est pas le cas en l’espèce, où aucune des pièces à charge, pas même un exposé de l’essentiel des charges, n’a été remis au requérant. Par conséquent, l’atteinte au droit à un procès équitable de ce dernier était bien plus grave et elle a eu de bien plus lourdes conséquences que l’atteinte dans les affaires Fitt et Schatschaschwili.

13. Pire encore, la majorité affirme obstinément tirer de ces deux affaires le critère de la « substance même » sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention et du principe de l’égalité des armes. Elle conclut que « le juste équilibre entre les parties n’a pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même du droit du requérant à un procès équitable » (voir le paragraphe 161 de l’arrêt, ainsi que les paragraphes 146 et 148). Or jamais auparavant la Cour n’avait appliqué le critère de la « substance même » sur le terrain de l’égalité des armes[7], et ni l’arrêt Fitt ni l’arrêt Schatschaschwili ne font mention de cette notion (que ce soit explicitement ou implicitement). D’ailleurs, ces arrêts ne font qu’étayer l’idée non controversée que les limitations à l’accès aux preuves doivent être compensées, et non que le constat d’une violation de l’article 6 requiert une atteinte à la « substance même » de ces droits.

14. Qui plus est, le critère de la « substance même » a toujours été conçu comme un garde-fou contre les ingérences intolérables de l’État dans les droits tenant à l’équité du procès, et non comme un prétexte pour approuver de telles ingérences dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à la « substance même » de ces droits. Si l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour limiter les droits de l’article 6 § 1 dans certains buts légitimes, « les limitations appliquées ne doivent pas restreindre ou réduire l’accès laissé à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même » (R.P. et autres c. Royaume-Uni, no 38245/08, § 64, 9 octobre 2012). Il est étrange d’un point de vue grammatical et logique d’entendre ce passage comme signifiant que dès lors qu’une mesure n’atteint pas le droit dans sa « substance même », elle est automatiquement acceptable.

15. De surcroît, même dans l’hypothèse où le critère de la « substance même » serait celui à retenir en l’espèce et où il n’aurait pas été mal appliqué, il serait illogique d’affirmer, comme le fait la Cour, que « [ces limitations] doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires » (paragraphe 148 de l’arrêt). Je ne vois pas comment une limitation qui atteint un droit dans sa substance même peut être compensée par d’autres procédures conduites par des autorités judiciaires. Notre jurisprudence ne permet pas, et ne devrait pas permettre, de cautionner une telle idée.

16. Il n’est pas anodin que l’arrêt Fitt lui-même s’appuie sur une interprétation improbable de seulement deux autres arrêts de la Cour pour circonscrire le devoir de contrôle incombant à celle-ci. Dès 1997, la Cour a dit que seules les mesures restreignant les droits de l’une des parties qui étaient absolument nécessaires pouvaient être permises sur le terrain de l’article 6 § 1 (Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 58, Recueil 1997‑III). L’arrêt Fitt, citant l’arrêt Van Mechelen, y a substitué un critère beaucoup moins exigeant, jugeant que les atteintes à l’égalité des armes étaient acceptables pourvu qu’elles fussent « suffisamment compensées » (§ 45). Il apparaît donc clairement que cet arrêt permettait faussement à la Cour de se décharger du fardeau consistant à déterminer s’il existait d’autres moyens, moins restrictifs, de préserver le secret des informations classifiées (par exemple par le biais de l’institution de l’« avocat spécial », qui existe dans plusieurs pays[8]). L’arrêt Fitt ajoute que lorsqu’elle analyse des limitations imposées au principe de l’égalité des armes, la Cour doit se garder de dire si elles étaient absolument nécessaires car, en principe, c’est aux juridictions internes qu’il revient de se livrer à cette analyse (ibidem, § 46). Or, en réalité, l’arrêt dont cette règle est censément tirée dit simplement que la Cour n’a pas à « substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes », pas que la Cour ne doit pas retenir le critère de la stricte nécessité (Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B).

17. Enfin, quand bien même la Cour, sans l’admettre, aurait substitué au critère applicable celui de la « substance même seulement », je vois mal comment la présente affaire ne pourrait pas donner lieu à une violation de l’article 6 § 1 sur la base de ce nouveau critère[9]. Comme il a été dit, les décisions de justice internes ne permettent pas de déterminer si le juge national a bel et bien exercé ses pouvoirs de contrôle et dans quelle mesure ; à la lumière de l’admission par le Gouvernement que le juge interne n’a eu accès qu’à un résumé des conclusions de l’enquête (paragraphe 22 ci‑dessus), une telle incertitude ne peut être jugée satisfaisante.

18. Par ailleurs, la majorité examine également la jurisprudence de la CJUE afin de démontrer que les juridictions internes ont satisfait aux critères d’équité applicables lorsqu’une partie intéressée se voit refuser l’accès à une information pertinente compte tenu de la nécessaire confidentialité de celle-ci (paragraphes 71-72). Or cette jurisprudence ne permet pas davantage d’étayer une telle conclusion. Dans l’arrêt ZZ c. Royaume-Uni, la CJUE a dit que le principe du contradictoire impliquait ceci : « il importe que soit communiquée à l’intéressé, en tout état de cause, la substance des motifs sur lesquels est fondée une décision ». Même « la protection nécessaire de la sûreté de l’État » ne peut « avoir pour effet de priver l’intéressé de son droit d’être entendu et, partant, de rendre ineffectif son droit de recours » (affaire C-300/11, § 65 ; les italiques sont de moi). De même, dans l’arrêt Kadi, la CJUE a rappelé que si « le droit d’être entendu et le droit d’accès au dossier [devaient respecter les] intérêts légitimes de la confidentialité [des informations classifiées,] l’intéressé [devait] connaître les motifs sur lesquels est fondée la décision prise à son égard (...) afin de lui permettre de défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles (Commission européenne et autres c. Yassin Abdullah Kadi, affaires jointes C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10, §§ 99-100 ; les italiques sont de moi). Ces critères – la jouissance effective du droit d’être entendu et de défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles – n’ont assurément pas été respectés en l’espèce, le requérant n’ayant même jamais été informé de la « substance des motifs » sur la base desquels son attestation de sûreté avait été révoquée.

19. Il ressort clairement de ces précédents que le droit pour le requérant d’être informé au moins de la substance des accusations portées contre lui est essentiel au principe de l’égalité des armes et qu’il ne saurait faire l’objet d’exceptions, même lorsque la Cour examine ultérieurement les preuves pertinentes. Autrement dit, dès lors que le requérant est maintenu dans l’ignorance totale des faits qui lui sont reprochés, aucun contrôle juridictionnel ne suffit à remédier à une telle atteinte à son droit à l’égalité des armes.

20. Il n’en reste pas moins que, même à la lumière d’un critère moins strict (tel que celui prévu par le droit tchèque) tolérant un refus d’accès à des preuves et à des informations constituant la substance des faits reprochés à l’intéressé, le juge interne doit nécessairement examiner l’intégralité des pièces appuyant les allégations de la partie adverse et rendre un jugement motivé au bout de cet examen. Or aucune de ces exigences n’a été satisfaite en l’espèce.

21. Selon les exigences qui découlent clairement de développements récents (et bienvenus) de la jurisprudence tchèque, 1) s’il décide de ne pas divulguer à l’intéressé les raisons de fait concrètes pour lesquelles celui-ci n’a pas été considéré comme fiable du point de vue de la sécurité, l’Office de sécurité nationale doit communiquer à la juridiction saisie toutes les informations, ainsi que les sources de celles-ci, à l’origine de cette décision ; et, 2) la juridiction saisie doit réexaminer d’office la pertinence de toutes les informations produites devant elle (décision de la Cour administrative suprême du 9 avril 2009 (no 7 As 5/2008), citée au paragraphe 63 de l’arrêt). De plus, dès lors que le requérant ne peut produire de conclusions avisées sur la pertinence d’informations jugées confidentielles par l’Office de sécurité nationale, la jurisprudence interne prévoit que la juridiction saisie doit se substituer au requérant dans son rôle et apprécier la pertinence des informations confidentielles à tous les points de vue a priori importants pour la solution du litige (décision de la Cour administrative suprême du 25 novembre 2011 (no 7 As 31/2011), citée au paragraphe 64 de l’arrêt).

22. Or, en l’espèce, le tribunal municipal n’a examiné qu’un résumé des informations recueillies par les services de renseignement, ce qui n’incluait pas le dossier renfermant l’ensemble des pièces de l’enquête et des preuves contre le requérant. Le Gouvernement reconnaît d’ailleurs que le document no 77, sur lequel les faits reprochés au requérant étaient fondés, renferme non pas l’intégralité du dossier des services de renseignement, mais seulement un résumé de ses conclusions (observations du gouvernement défendeur, audience de Grande Chambre du 19 octobre 2016). Le degré du contrôle exercé par le tribunal municipal n’a donc pas satisfait aux exigences procédurales du droit tchèque et rien n’a donc permis de « compenser » la violation essentielle de ce droit.

23. Même à l’aune des critères les moins stricts du principe de l’égalité des armes, il y a donc clairement eu violation de l’article 6 § 1 en l’espèce.

II. Le droit à un jugement motivé

24. La majorité affirme qu’il aurait été « bienvenu » que les autorités ou juridictions nationales eussent explicité l’intensité du contrôle auquel elles s’étaient livrées et les reproches retenus à l’encontre du requérant (paragraphe 160 de l’arrêt). C’est inexact : d’un point de vue général, une telle explication était en fait nécessaire.

25. La première raison à cela est le droit à une décision motivée, qui est bien établi dans notre jurisprudence. Pour la Cour, la bonne administration de la justice veut que les décisions judiciaires indiquent de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent (Ibrahimov et autres c. Azerbaïdjan, nos 69234/11 et 2 autres, § 103, 11 février 2016, et García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I).

26. Surtout, un tel contrôle était essentiel car il s’agissait de la seule garantie procédurale offerte au requérant par le droit tchèque (paragraphe 21 ci-dessus), par ailleurs privé de toute autre possibilité de répondre quant aux faits qui lui étaient reprochés.

27. Dans les anciennes affaires où le requérant s’était vu refuser une pleine égalité des armes dans une procédure judiciaire, la Cour a établi un critère strict, imposant aux tribunaux de se livrer à un contrôle adéquat des éléments sur lesquels les décisions sont fondées (Van de Hurk, précité, § 59). Dans l’affaire Tinnelly (précitée, § 73), où l’habilitation de sécurité de la société requérante avait été révoquée par une décision du ministre[10], la Cour a constaté une violation de l’article 6 § 1, observant ceci :

« (...) à aucun moment de la procédure il n’y a eu un quelconque contrôle indépendant par les organes d’enquête institués par [la loi] (...) L’organe d’enquête essentiel (...) n’a pas pu (...) déterminer s’il existait une base réelle pour refuser l’habilitation de sécurité à Tinnelly (...) [En fait, t]out contrôle sur le fond des motifs de délivrance [de l’attestation de sécurité] aurait au demeurant été entravé puisque [la juridiction saisie] n’avait pas eu connaissance de tous les éléments sur lesquels le ministre avait fondé sa décision ».

Ce qui posait clairement problème aux yeux de la Cour, c’était l’absence de contrôle judiciaire complet des faits à la base de la décision du ministre. Non seulement le présent arrêt abroge la jurisprudence Tinnelly sans fonder cette abrogation à l’aide d’une raison valable ou à tout le moins d’une justification, mais il le fait sans même considérer aussi qu’il y a revirement de cette jurisprudence. La Cour ne fait tout simplement aucun cas de l’arrêt Tinnelly et des arrêts postérieurs à celui-ci (cités au paragraphe 147 de l’arrêt). En l’espèce, bien évidemment, les garanties procédurales accordées aux requérants étaient encore plus restreintes que dans l’affaire Tinnelly : par exemple, les autorités compétentes n’ont même pas été entendues par le juge !

28. Dans l’arrêt Tinnelly, la Cour a expliqué qu’elle était « bien sûr attentive aux considérations de sécurité en jeu en l’espèce » (Tinnelly, précité, § 76). Or, elle y a explicitement rejeté la thèse selon laquelle des motifs de sécurité nationale peuvent justifier d’écarter le contrôle judiciaire complet et indépendant d’une décision administrative :

« La Cour remarque qu’un (...) grief peut valablement être soumis à la décision indépendante d’un juge même si des considérations de sécurité nationale existent et constituent un aspect très important de l’affaire. Le droit garanti à un requérant par l’article 6 § 1 de la Convention de soumettre un litige à un tribunal pour obtenir une décision sur des questions de fait comme de droit ne saurait être évincé par décision de l’exécutif » (ibidem, § 77)[11].

29. De la même manière, dans une affaire de procédure de lustration où le requérant n’avait pas été autorisé à contester les éléments retenus contre lui, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 1 à raison du défaut de production au requérant par les tribunaux d’un jugement motivé précisant l’intensité du contrôle livré dans son cas (Karajanov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 2229/15, 6 avril 2017). La Cour a dit ceci : « il ne peut être aisément déduit [du raisonnement des juridictions saisies] dans quelle mesure les tribunaux ont minutieusement examiné les dossiers concernant le requérant que les organes de sécurité détenaient supposément ou, surtout, les preuves produites par le requérant lui-même » (§ 57). Dans ces conditions, elle a ajouté : « l’article 6 de la Convention impos[e] aux juridictions internes d’exposer plus substantiellement leurs motifs » (§ 57).

30. Enfin, selon la jurisprudence citée dans le présent arrêt, le point de savoir « si les juridictions internes ont expliqué en détail pourquoi elles considéraient que ces déclarations étaient fiables » était un élément pertinent pour déterminer si le procès a été équitable (voir, par exemple, Schatschaschwili, précité, § 126 et les références qui y sont citées).

31. Au vu de ces précédents, la conclusion de la majorité selon laquelle « rien ne permet de penser » que la décision administrative ait été prise « de manière arbitraire ou dans un objectif autre que l’intérêt légitime présenté comme étant poursuivi » (paragraphe 155 de l’arrêt) n’est pas justifiée. Dès lors qu’il y a restriction au droit d’accès du requérant au dossier – ou, comme en l’espèce, une interdiction totale (paragraphe 12 ci-dessus) –, il incombe à la Cour de dire si cette restriction a été adéquatement compensée par un contrôle complet et indépendant opéré par les juridictions internes. Malheureusement, les tribunaux saisis en l’espèce n’ont laissé aucune trace écrite claire permettant de dire s’ils se sont livrés à un tel contrôle. De ce fait, en faisant preuve d’une confiance aveugle envers les autorités nationales de sécurité lorsqu’elle estime leur décision fondée et raisonnable, la Cour renonce manifestement à son devoir de contrôle.

III. Pertinence de l’article 8 en l’espèce

32. Le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 n’est pas le seul en jeu en l’espèce : il est question aussi du droit individuel à l’accès aux informations concernant la vie privée de chacun au sens de l’article 8, sous son volet procédural (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, CEDH 2005‑X, et Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, CEDH 2000‑V). Lorsque l’État détient des informations de cette nature et refuse, pour des raisons de sécurité, de les révéler à l’intéressé, la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus, car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale comporte le risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre (Rotaru, précité, § 59).

33. Contrairement à l’affaire Leander, dans laquelle le gouvernement suédois avait pu énumérer une douzaine de garanties procédurales contre l’usage abusif d’informations personnelles classifiées (Leander c. Suède, 26 mars 1987, §§ 62-67, série A no 116), la seule garantie procédurale applicable en l’espèce – le contrôle par le juge – a été appliquée d’une manière qui n’a même pas satisfait aux critères internes (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette lacune est d’autant plus grave qu’elle a privé le requérant de la possibilité de présenter effectivement ses arguments concernant sa situation professionnelle qui, comme la Cour l’a dit à maintes reprises, touche directement les droits de l’intéressé découlant de l’article 8 (Rotaru, précité, § 46, Leander, précité, § 48, Rainys et Gasparavičius c. Lituanie, nos 70665/01 et 74345/01, § 35, 7 avril 2005, Turek c. Slovaquie, no 57986/00, § 110, CEDH 2006‑II (extraits), Sidabras et autres c. Lituanie, nos 50421/08 et 56213/08, § 49, 23 juin 2015, et Karajanov, précité).

34. Sous le prétexte de conclure au respect du droit à un procès équitable, la Cour ébranle concrètement toute cette jurisprudence vitale qui se dégage des affaires précitées, privant l’individu de garanties procédurales, la seule protection en pratique contre la toute-puissance des services secrets. Et tout cela comme si aucune jurisprudence ni aucun principe n’avaient été reconnus et préservés depuis de nombreuses années, et sans donner la moindre raison à un tel mépris !

IV. Conclusion

35. Tant que des individus accusés de délits civils ou pénaux pourront rester dans l’ignorance totale des éléments à la base des faits qui leur sont reprochés et que les autorités nationales en matière de sécurité pourront prendre des décisions sans avoir à les justifier ni à les motiver adéquatement devant les juridictions internes, le justiciable risquera d’être vulnérable face aux abus arbitraires de l’État. Le requérant en l’espèce a été privé de l’accès élémentaire aux motifs de la décision administrative lui retirant son attestation de sécurité et il s’est retrouvé dans l’impossibilité de contester devant le juge les allégations dirigées contre lui. De plus, les juridictions internes n’étaient ni capables ni désireuses de déterminer si cette décision n’était pas entachée d’arbitraire. Dans cette affaire, je ne peux que conclure à une violation manifeste du principe de l’égalité des armes, et donc à une violation du droit à un procès équitable.

36. La Cour rate aujourd’hui une occasion de clarifier sa propre jurisprudence en la matière. Le présent arrêt fait même exactement le contraire. Qui plus est, tout en saluant les nouveaux développements dans la jurisprudence interne qui apparaissent resserrer les critères à l’aune desquels une atteinte au principe de l’égalité des armes peut être compensée, la majorité fait preuve d’une indulgence inacceptable à l’égard des juridictions internes, au lieu de renforcer ces nouveaux développements internes qui devraient servir de fondement à des critères européens[12] (déjà confirmés dans la jurisprudence de la Cour). Dans les affaires de cette nature, où les juridictions saisies (délibérément ou non) produisent des jugements vagues, le justiciable est laissé dans une obscurité totale alors qu’il est confronté à des autorités publiques prenant des décisions ayant une incidence sur sa vie. Pareille situation, en l’état, ne saurait être cautionnée par la Cour. Le droit du requérant à l’égalité des armes et à l’accès à un tribunal a été violé. Voilà pourquoi, très respectueusement, j’exprime mon désaccord.

* * *

[1]. § 155 de l’arrêt.

[2]. § 150 de l’arrêt.

[3]. CJUE 4 juin 2013, affaire C-300/11, ZZ c. Secretary of State for the Home Department, cité au § 69 de l'arrêt de la Grande Chambre.

[4]. Home Office v. Tariq 13 juillet 2011, UKSC 35, [2012] 1 AC 452.

[5]. De plus, le Gouvernement ajoute que « le dossier conservé par le service de renseignements ou les pièces de celui-ci ne sont pas transmis directement à l’Office puis aux tribunaux, le contenu pertinent du dossier étant résumé dans le rapport » (paragraphe 137 de l’arrêt). L’atmosphère manifestement kafkaïenne de ces événements n’est pas un artefact issu de stéréotypes praguois : d’ailleurs, les juridictions suprêmes tchèques elles‑mêmes ont ultérieurement mis en place et appliqué un critère de contrôle solide, qui n’aurait pas été satisfait en l’espèce.

[6]. Il s’agit là d’un revirement de facto de jurisprudence, l’un de ces cas où, au lieu d’exposer au moins quelques motifs, la Cour veut faire croire qu’elle agit « comme si de rien n’était ».

[7]. D’après la jurisprudence de la Cour, le critère de la « substance même » a été appliqué presque exclusivement dans le cadre d’affaires se rapportant au droit d’accès à un tribunal (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, CEDH 2016, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 99, CEDH 2016 (extraits), et R.P. et autres c. Royaume-Uni, no 38245/08, § 65, 9 octobre 2012).

[8]. D’autres pays du monde instaurent peu à peu une telle institution, qui est une partie indépendante habilitée à contester des preuves non communiquées à l’accusé pour des raisons de sécurité nationale (voir, par exemple, l’arrêt précité Tinnelly, ainsi que la situation au Royaume-Uni et au Canada, pour ne citer que ces deux pays).

[9]. Modifier implicitement et sans bonne raison un critère de la Cour est très critiquable.

[10]. Dans l’affaire Tinnelly, la question était posée sur le terrain du droit d’accès à un tribunal découlant de l’article 6 § 1, les faits essentiels se rapportant à l’impossibilité de contrôler certaines décisions. En raison de la similarité factuelle de cette affaire avec la présente, les principes relatifs à l’absence de contrôle complet sont tout autant applicables ici.

[11]. Il est paradoxal que la majorité cite l’arrêt Tinnelly, une affaire factuellement identique à la présente, comme source permettant de conclure que, dans les affaires « où des intérêts nationaux supérieurs étaient mis en avant pour dénier à une partie une procédure pleinement contradictoire (…) les droits découlant [des principes de l’égalité des armes et du contradictoire] ne sont pas absolus » (paragraphe 145 de l’arrêt). L’affaire Tinnelly concernait la décision de ne pas octroyer à la requérante, une société prestataire basée en Irlande du Nord, un contrat public pour la démolition d’une usine, ainsi que le refus ultérieurement opposé par le ministre de contrôler cette décision, fondé sur les menaces que la requérante aurait posées pour la sécurité. Une violation de l’article 6 § 1 a été constatée à raison du défaut d’examen par les juridictions internes des éléments de fait à la base de la décision et du défaut d’accès du juge à l’ensemble des documents pertinents ayant fondé le refus d’octroi du contrat (Tinnelly, précité, §§ 77-78).

[12]. On dit souvent que la Cour garantit des normes européennes minimales. Or la Convention parle de « développement des droits de l’homme ». Cette expression ne saurait ordinairement être entendue dans une conception minimaliste : les droits de l’homme sont non pas minimaux mais universaux : chaque droit conventionnel doit revêtir le même sens dans chaque État membre.


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