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14/09/2017 | CEDH | N°001-177136

CEDH | CEDH, AFFAIRE KÁROLY NAGY c. HONGRIE, 2017, 001-177136


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KÁROLY NAGY c. HONGRIE

(Requête no 56665/09)

ARRÊT

STRASBOURG

14 septembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Károly Nagy c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,

Luis López Guerra,

András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,



André Potocki,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,
Iulia Motoc,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,

Tim Eicke,...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KÁROLY NAGY c. HONGRIE

(Requête no 56665/09)

ARRÊT

STRASBOURG

14 septembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Károly Nagy c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,

Luis López Guerra,

András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,

André Potocki,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,
Iulia Motoc,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,

Tim Eicke, juges,

et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 octobre et 7 décembre 2016 et le 31 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56665/09) dirigée contre la Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. Károly Nagy (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Cech, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi.

3. Le requérant soutenait que le refus des juridictions hongroises de connaître d’un litige patrimonial découlant de son service en tant que pasteur de l’Église réformée de Hongrie avait emporté violation à son égard de l’article 6 § 1, pris seul et combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 1er décembre 2015, une chambre de cette section composée de Guido Raimondi, président, András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Paul Lemmens, Egidijus Kūris et Jon Fridrik Kjølbro, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a déclaré la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention pour autant qu’il concernait la procédure civile ayant abouti à la décision de la Cour suprême du 28 mai 2009, et irrecevable pour le surplus. Elle a conclu, par quatre voix contre trois, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6. L’exposé de l’opinion partiellement concordante et partiellement dissidente commune aux juges Raimondi, Keller et Kjølbro et de l’opinion dissidente commune aux juges Sajó, Vučinić et Kūris a été joint à l’arrêt. Le 9 décembre 2015, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 2 mai 2016, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Pendant les dernières délibérations, Angelika Nußberger a remplacé Luis López Guerra à la présidence de la Grande Chambre. Ce dernier et Andras Sajó, dont les mandats ont expiré au cours de la procédure, ont continué de connaître de l’affaire (article 23 § 3 de la Convention et article 23 § 4 du règlement). En outre, André Potocki, juge suppléant, a remplacé Marko Bošnjak, empêché (article 24 § 3 du règlement).

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Par ailleurs, des observations ont été reçues de l’organisation Alliance Defending Freedom, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 12 octobre 2016 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.Z. Tallódi, agent,
MmeM. Weller, co-agente ;

– pour le requérant
M.A. Cech, conseil,
MmeM. Nagy,
M.B. Várhalmy, conseillers.

La Cour a entendu M. Cech et M. Tallódi en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le requérant est né en 1951 et réside à Gödöllő.

9. En 1991, il fut nommé pasteur au sein de l’Église réformée de Hongrie (Magyar Református Egyház). Ses droits et ses obligations ainsi que le montant de son traitement étaient énoncés dans la lettre de nomination que lui avait adressée le Presbytère de la Paroisse réformée de Gödöllő le 14 décembre 2003 (« la lettre de nomination »). En ses passages pertinents, cette lettre se lisait comme suit :

« I. Obligations du pasteur

Tâches définies par les lois et dispositions juridiques ecclésiastiques, en particulier par les dispositions sur les pasteurs et le service pastoral énoncées dans la loi ecclésiastique no II de 1994 et par le code de conduite de la région ecclésiastique de Transdanubie ; le pasteur doit accomplir ces tâches au mieux de ses capacités et en respectant l’esprit du serment qu’il a prêté.

En fonction des besoins particuliers de sa communauté ecclésiastique, le pasteur assume aussi les charges suivantes : exercer les droits et obligations en matière de gestion, tels que précisés dans la loi ecclésiastique 1995/1 de l’Église réformée de Hongrie sur l’enseignement pour tous (...) »

10. En juin 2005, le requérant fit l’objet d’une procédure disciplinaire en raison de déclarations qu’il avait faites dans un journal local, et fut suspendu avec effet immédiat par le tribunal ecclésiastique de première instance dans l’attente d’une décision sur le fond dans le cadre de cette procédure. Il reçut une lettre indiquant que, en vertu de l’article 82 § 1 de la loi ecclésiastique no I de 2000 sur la juridiction de l’Église réformée de Hongrie, il avait droit pendant sa suspension à 50 % de son indemnité de service.

11. Le requérant a indiqué que, après sa suspension, il avait réclamé par courrier au chef de la congrégation et à l’évêque compétent le versement de ses arriérés de traitement, mais en vain.

12. Le 27 septembre 2005, le tribunal ecclésiastique de première instance conclut que le requérant avait commis des fautes disciplinaires et le révoqua. Statuant en appel le 28 mars 2006, le tribunal ecclésiastique de deuxième instance confirma cette décision.

13. Le 26 juin 2006, le requérant porta son affaire devant le tribunal du travail de Pest, afin d’obtenir le paiement de 50 % de son indemnité de service ainsi que d’autres prestations qu’il aurait à son avis dû percevoir pendant sa suspension. Arguant que cette suspension avait atteint le 21 octobre 2005 la durée maximale autorisée par les textes, il réclamait aussi le versement de l’intégralité de son indemnité de service pour la période courant de cette date jusqu’à la date d’effet de sa révocation, à savoir le 30 avril 2006. Il arguait en substance que son service ecclésiastique était analogue à un emploi.

14. Le 22 décembre 2006, le tribunal du travail mit fin à la procédure en vertu de l’article 157 a) combiné avec l’article 130 § 1 f) du code de procédure civile, estimant que les tribunaux nationaux ne pouvaient donner force exécutoire à la créance du requérant (« a felperes kereseti kérelmében foglaltak bírói úton nem érvényesíthető igények »). Il observa que, en vertu de l’article 2 § 3 de la loi ecclésiastique no I de 2000 sur la juridiction de l’Église réformée de Hongrie, le service des pasteurs au sein de l’Église était régi par le droit ecclésiastique, tandis que l’emploi des laïcs au sein de l’Église était régi par le droit du travail national. Il conclut donc que, puisque le litige dont il était saisi concernait le service du requérant en tant que pasteur, les dispositions du code du travail n’étaient pas applicables à l’affaire. Cette décision fut confirmée en appel. Le requérant ne se pourvut pas devant la Cour suprême contre la décision de la juridiction d’appel.

15. Le 10 septembre 2007, le requérant introduisit devant le tribunal de Pest-centre une action civile contre l’Église réformée de Hongrie. En ses parties pertinentes, son mémoire se lisait ainsi :

« Les indemnités de service du demandeur, telles qu’indiquées dans sa lettre de nomination, étaient de (...). De plus, le demandeur avait également droit à une prime liée à l’âge d’un montant de (...). Enfin, le demandeur dispensait un enseignement pour lequel il percevait (...) par mois.

Le 23 juin 2005, la défenderesse a suspendu le demandeur de sa charge de pasteur et l’a réinscrit sur la liste de réserve, de sorte qu’il était déchargé de toute activité jusqu’à nouvel ordre. Elle lui a versé son indemnité pastorale jusqu’au 30 juin 2005 et son salaire d’enseignant jusqu’au 1er mai 2006. Il résulte de ce qui précède que la défenderesse a causé un préjudice au demandeur en ne lui payant pas les sommes qu’elle lui devait au titre de l’accord juridique qui la liait toujours à lui.

Les prétentions du demandeur sont les suivantes :

I. Pour la période du 1er juillet au 21 octobre 2005, une somme mensuelle de (...)

II. Pour la période du 22 octobre 2005 au 30 avril 2006, une somme de (...)

III. Pour la période du 1er mai 2005 au 30 avril 2006 (12 mois), le montant des émoluments d’enseignement impayés (...)

Par ailleurs, le demandeur considérant que la base légale des créances exposées ci‑dessus (...) est celle de son emploi, il en a réclamé le paiement devant le tribunal du travail. Eu égard au fait que la décision définitive du tribunal régional de Pest (...) a confirmé la décision rendue en première instance par le tribunal du travail, lequel avait estimé que le lien entre le demandeur et la défenderesse ne s’analysait pas en une relation d’employeur à employé, le demandeur sollicite, dans le cadre de la présente action devant le tribunal de Pest-centre, l’indemnisation du préjudice qu’il a subi. »

16. Le 11 décembre 2007, l’Église défenderesse présenta son mémoire en réponse, dans lequel elle priait le tribunal de rejeter l’action du requérant.

17. Le 15 décembre 2007, le requérant adressa au tribunal de première instance une nouvelle communication, dans laquelle il exposait des arguments supplémentaires. En ses parties pertinentes, ce document se lit ainsi :

« Le service pastoral du demandeur résultait (...) du choix fait par la Paroisse réformée de Gödöllő et confirmé par le doyen du district ecclésiastique ainsi que par l’évêque de la région ecclésiastique. Les termes de ce service étaient précisés dans la lettre de nomination (...), qui continuait de produire ses effets pendant toute la période indiquée dans l’affaire.

Le service pastoral était accompli par le demandeur lui-même. Sa teneur et son exécution ne sont pas controversées entre les parties. Les activités pastorales du demandeur étaient multiples. En particulier, il était le responsable paroissial des services à la communauté, par exemple les prêches, l’administration des sacrements, la sensibilisation, l’évangélisation, le maintien du lien entre la paroisse et l’Église, ainsi que différentes autres tâches d’ordre pastoral, d’enseignement et d’administration, dont l’encadrement du pasteur adjoint, son assistant. Avec le sacristain, le demandeur, en sa qualité de pasteur, représentait la paroisse. Il accomplissait également de nombreuses autres tâches administratives. Dans le cadre de sa charge pastorale, il était tenu d’accomplir des activités de gestion et d’enseignement.

Ni l’établissement de la relation de service pastoral ni la teneur des obligations mutuelles qui en résultent ne font l’objet d’un quelconque différend entre les parties.

En ce qui concerne la qualification juridique de la relation de service pastoral en elle-même (...) nous soutenons que l’activité du demandeur relève du contrat d’agence, car sa teneur et sa nature correspondent aux éléments factuels d’une obligation de moyens nécessitant un engagement personnel. Pour cette raison, nous considérons que les règles pertinentes en l’espèce sont les dispositions du code civil régissant les contrats d’agence (...)

Alors que le doyen de la défenderesse – c’est-à-dire le supérieur immédiat du demandeur – avait déjà confirmé par écrit la base légale et le montant des émoluments dus pendant la période de suspension dans sa lettre du 22 juin 2005 (...), ces sommes n’ont en fait été que partiellement payées : l’indemnité pastorale n’a été versée que jusqu’au 30 juin 2005, et les émoluments d’enseignement religieux que jusqu’au 30 avril 2005. »

18. Se fondant sur les articles 277 § 1 et 478 § 1) du code civil (dans leur version en vigueur au moment des faits), le requérant réclamait à titre principal le paiement des émoluments correspondant au contrat d’agence qu’il alléguait avoir conclu avec l’Église. Il soutenait que pour la période commençant le 22 octobre 2005, date à laquelle sa suspension était selon lui devenue irrégulière, et se terminant à la date d’effet de sa révocation, il avait droit pour ses services au versement d’une somme correspondant à l’indemnité de service prévue dans sa lettre de nomination. Il demandait donc l’exécution forcée de ce contrat d’agence. À titre subsidiaire, il invoquait les articles 318 § 1 et 339 § 1 du code civil, qui prévoyaient le versement de dommages et intérêts en cas de rupture d’un contrat d’agence ; selon lui, l’Église défenderesse avait en effet manqué à ses obligations contractuelles.

19. Le 2 janvier 2008, le tribunal de Pest-centre débouta le requérant. Il tint le raisonnement suivant :

« Selon les dispositions de la loi no IV de 1959 sur le code civil (...), un contrat d’agence est un contrat synallagmatique (article 474). En vertu du code civil – lequel, aux termes de son article 1 § 1, régit les droits patrimoniaux – ces contrats imposent des obligations matérielles réciproques.

Par définition, les contrats lient des parties ayant des intérêts matériels communs : chacune a besoin d’une chose que l’autre a à offrir. Le but du contrat est d’obtenir cette chose.

En vertu de l’article 201 § 1 du code civil, les échanges de prestations matérielles donnent lieu à des contrats à titre onéreux, à l’exception notable du cas des contrats à titre gratuit, dans lesquels une partie fournit une prestation matérielle à l’autre sans obligation de réciprocité. Le contrat d’agence que le demandeur estime avoir conclu avec la défenderesse pourrait être un contrat à titre gratuit dans l’hypothèse où l’agent ne recevrait aucun paiement de la commettante. Toutefois, il n’y a aucune déclaration du demandeur en ce sens. Bien au contraire, l’intéressé a engagé une action en justice dans l’intention claire d’obtenir un avantage matériel de la défenderesse. On peut donc dire que le demandeur fonde son action sur un contrat d’agence à titre onéreux visé à l’article 478 § 1 du code civil.

Eu égard à ce qui précède, le demandeur aurait été tenu par pareil contrat de fournir en contrepartie des sommes d’argent qu’il réclame une forme ou une autre de service ou d’avantage matériel, c’est-à-dire quelque chose qui ait une valeur marchande clairement définie. Or le service pastoral qu’il accomplissait (et qui, selon la pièce no 3, comprenait notamment des prêches, l’administration des sacrements, la sensibilisation, l’évangélisation et différentes tâches pastorales et tâches d’enseignement) ne peut être qualifié de prestation matérielle. Il s’agit, en pratique, d’une activité religieuse.

Si l’engagement d’adopter une conduite faisant l’objet d’une entente mutuelle n’est pas pris à titre gratuit mais que la conduite de l’une des parties n’a pas de valeur matérielle, alors, selon les règles du code civil, il ne peut y avoir de contrat de droit civil à titre onéreux.

Comme tous les contrats, les contrats d’agence reposent sur un accord mutuel : une partie fait à l’autre une proposition formelle contenant tous les éléments-clés de l’accord, et l’autre l’accepte au moyen d’une déclaration écrite (voir les articles 205 §§ 1 et 2 et 211, 213 et 214 du code civil). Les parties en présence sont libres de négocier les termes du contrat sur un pied d’égalité juridique.

Les documents produits montrent que la nomination du demandeur résultait d’un processus ecclésiastique ; les conditions de service de l’intéressé étaient énoncées dans une lettre de nomination (...) rédigée par le Presbytère de sa paroisse. La défenderesse et ses représentants jouissaient de différents droits à l’égard du demandeur (suspension, réprimande par le tribunal ecclésiastique, transfert sur la liste de réserve, rétrogradation, etc.). Les parties n’ont pas négocié, au sens du code civil, les conditions de service du demandeur, et celui-ci est devenu pasteur par nomination, et non en conséquence d’un accord contraignant. Le demandeur n’étant ainsi pas en situation d’égalité juridique avec la défenderesse, on ne peut pas dire qu’il ait formé une relation juridique de droit civil avec une autre partie.

L’absence d’accord contraignant signifie que l’argument principal du demandeur – fondé sur les articles 277 et 478 du code civil – est insuffisant pour justifier sa thèse.

En vertu de l’article 318 du code civil, les règles de la responsabilité civile s’appliquent à la responsabilité pour rupture de contrat. Encore une fois, l’absence d’accord contraignant signifie qu’il n’y a pas eu de rupture de contrat ni de préjudice matériel. Il s’ensuit que l’argument subsidiaire du demandeur est également infondé.

La reconnaissance de dette est, par sa nature légale et en pratique, un mécanisme contractuel par lequel une partie reconnaît son obligation financière envers une autre partie. Les déclarations découlant de relations qui ne relèvent pas de l’empire du droit civil ne sont, pour cette raison même, ni valables ni contraignantes en vertu de l’article 242 du code civil. La lettre [numéro de référence illisible] produite par le demandeur à titre de reconnaissance de dette n’est guère pertinente dans ce contexte : l’expéditeur ne représente pas juridiquement la défenderesse, laquelle pourrait ne pas confirmer son opinion ni même la partager.

Les documents et déclarations produits par le demandeur étaient suffisants aux fins de l’examen de l’affaire. L’action étant infondée, le montant en cause n’a pas été déterminé. Il est également inutile d’entendre l’évêque (...) ou le doyen (...), leur avis étant amplement exprimé dans les documents, et ce d’une manière qui couvre tous les aspects à prendre en compte. »

20. Le 27 janvier 2008, le requérant forma un recours contre le jugement de première instance. Le 12 octobre 2008, l’Église défenderesse présenta son mémoire en réponse, dans lequel elle priait le tribunal de rejeter l’action du requérant.

21. Le 17 octobre 2008, le tribunal régional de Budapest rejeta l’appel du requérant et confirma la décision de première instance. Il tint le raisonnement suivant :

« Le tribunal de première instance a correctement établi les faits, et le tribunal de deuxième instance souscrit à sa conclusion, sur la base toutefois d’un raisonnement juridique différent.

L’article 13 de la loi no IV de 1990 dispose que l’Église et ses organes autonomes sont, conformément à la constitution de l’Église, des entités juridiques indépendantes. En vertu de l’article 14 § 2 de la loi ecclésiastique no II de 1994 de la défenderesse sur la constitution et la gouvernance de l’Église, une paroisse est une entité juridique indépendante. L’article 29 du même texte définit la lettre de nomination comme le contrat de service des représentants de l’Église.

La lettre de nomination du demandeur, où étaient détaillées ses fonctions et ses indemnités pastorales, a été émise le 14 décembre 2003 par la Paroisse réformée de Gödöllő. Elle prouve l’existence d’une relation juridique entre le demandeur et la Paroisse de Gödöllő, qui est une entité juridique indépendante.

Dans son mémoire en réponse (...), la défenderesse invoque l’article 13 de la loi no IV de 1990 et l’article 14 § 2 de la loi ecclésiastique no II de 1994, confirmant ainsi que la Paroisse de Gödöllő (...) est une entité juridique indépendante au sein de l’Église réformée de Hongrie.

Au vu de ce qui précède, le tribunal de deuxième instance conclut que l’action du demandeur contre la défenderesse, l’Église réformée de Hongrie, est infondée. »

22. Le 2 juin 2009, le requérant forma un pourvoi devant la Cour suprême. Dans son mémoire, il exposait la thèse suivante :

« (...) Le tribunal régional de Budapest a jugé que, selon la lettre de nomination, c’est avec la Paroisse réformée de Gödöllő que le demandeur avait une relation juridique. Or, comme nous l’avons indiqué plusieurs fois, cette lettre ne mentionne pas les cours d’histoire ecclésiastique que le demandeur dispensait à l’école de la Fondation. Ces cours lui étaient payés directement par la défenderesse. Nos demandes de citation de témoins ont été rejetées en raison de la décision du tribunal de première instance, que le tribunal régional de Budapest a infirmée. Or c’est l’absence même de ces témoignages qui a conduit le tribunal de deuxième instance à ignorer la différence entre la nature et la rémunération des activités susmentionnées.

En vertu des articles 200 § 1, 198 § 1 et 474 du code civil, une relation juridique – celle d’un contrat d’agence – est établie lorsqu’une partie (l’agent) s’engage à fournir un service de qualité et que l’autre partie (le commettant) s’engage à la payer pour ce service conformément à l’accord. En ce qui concerne l’enseignement, la défenderesse était l’unique commettante. La Paroisse réformée de Gödöllő n’avait rien à voir avec cela, comme le montre à l’évidence le fait que les émoluments d’enseignement étaient fixés selon les normes de l’État. (...)

Premièrement, les décisions des tribunaux ne respectent que partiellement l’article 221 du code civil, qui pose l’obligation de pleine justification ; deuxièmement, elles enfreignent plusieurs dispositions du code civil, à savoir les articles 200 § 1 et 198 § 1, et, en grande partie, l’article 474. En raison du rejet de notre demande de citation de témoins, ces décisions contradictoires ne reposent pas sur la véritable nature de la prestation matérielle de service échangée entre les parties, et considèrent le service pastoral et l’enseignement à l’école de la Fondation comme une seule et même chose, alors que ces activités diffèrent grandement l’une de l’autre, tant dans leur nature que dans leur exercice pratique (...) »

23. L’Église défenderesse déposa un mémoire en réponse daté du 28 mars 2009.

24. Le 28 mai 2009, la Cour suprême mit fin à la procédure, formulant les conclusions suivantes :

« Le demandeur a engagé son action à la fin expresse de réclamer le versement de sommes qui lui auraient été dues en raison d’une relation contractuelle née entre lui et la Paroisse de Gödöllő en vertu de sa lettre de nomination. Il n’a pas mentionné l’existence entre lui et la paroisse d’un contrat prévoyant qu’il enseignât l’histoire ecclésiastique, ni réclamé le paiement d’émoluments en découlant. Il n’a invoqué ce contrat pour la première fois que dans son pourvoi [devant la Cour suprême]. Dès lors, le fait que les juridictions inférieures n’aient pas analysé cette relation contractuelle alléguée entre les parties ni entendu de témoins sur ce point ne saurait être considéré comme une omission de leur part (...)

Pour déterminer les règles applicables à l’accord qui sous-tend l’action du demandeur et à la mise en œuvre des droits et obligations qui en découlent, il faut tenir compte du but même de cet accord ainsi que des éléments qui y définissent les droits et obligations des parties. C’est à juste titre que le tribunal de première instance a jugé que l’accord en question n’était pas un contrat d’agence régi par le droit civil ni un contrat conclu par et entre des parties jouissant d’une autonomie personnelle dans la vente de [biens et services]. Le demandeur a été nommé pasteur dans le cadre d’une procédure ecclésiastique, et les obligations de la défenderesse ont été définies dans une lettre de nomination rédigée par le conseil presbytéral. Les parties ont établi entre elles une relation de service pastoral, régie par le droit ecclésiastique.

En vertu de l’article 15 § 1 de la loi no IV de 1990 relative à la liberté de conscience et de religion et aux Églises, les Églises et l’État sont séparés. En vertu du paragraphe 2 du même article, l’État ne peut faire appliquer par la contrainte les lois et règles internes des Églises.

Sur la base des dispositions précitées, le requérant peut porter son affaire devant les organes compétents de l’Église réformée sur le fondement du droit ecclésiastique. Le fait que l’accord conclu sous l’empire du droit ecclésiastique ressemble à un accord contractuel relevant du code civil ne signifie pas qu’il soit soumis à la juridiction de l’État ni que son exécution puisse être ordonnée dans le cadre d’une procédure judiciaire visée à l’article 7 du code civil. (En l’espèce, la présence des éléments constitutifs d’un contrat d’agence et l’exécution d’un tel contrat n’ont pas non plus été établies.)

Le tribunal du travail est parvenu à la même conclusion dans le cadre de la procédure antérieure : il avait connu de l’affaire sur le fondement du droit du travail et jugé que le contrat ne pouvait faire l’objet d’une procédure judiciaire d’exécution forcée.

C’est à juste titre que le tribunal de première instance a estimé ne pas pouvoir examiner la prétention subsidiaire du demandeur (indemnisation pour rupture de contrat) au motif que l’accord en cause n’avait pas de base légale en droit civil. Dans ces conditions, il n’y avait pas de motif de statuer sur le fond de cette demande.

En conséquence, la Cour suprême casse la décision définitive, y compris le jugement de première instance, et met fin à la procédure en vertu des articles 130 § 1 f) et 157 a) du code de procédure civile (...) »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit hongrois

1. La Constitution

25. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la Hongrie (loi no XX de 1949), telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :

Article 57

« 1. En République de Hongrie, tous les individus sont égaux devant la loi et chacun a droit à ce qu’il soit statué par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, au cours d’un procès public et équitable, sur toute accusation portée contre lui ou toute contestation concernant ses droits et obligations juridiques. »

Article 60

« 1. En République de Hongrie, chacun a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

2. Ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou les convictions de son choix, ainsi que la liberté de manifester ou de refuser de manifester sa religion et ses convictions, de les pratiquer et de les enseigner, tant en public qu’en privé, par les actes religieux, les rites ou de toute autre manière, individuellement ou en groupe.

3. En République de Hongrie, les Églises et l’État sont séparés. »

Article 70/B

« 1. En République de Hongrie, chacun a le droit de travailler et de choisir librement son emploi et sa profession.

2. Chacun a droit à percevoir un salaire égal à travail égal sans subir aucune forme de discrimination.

3. Toute personne qui travaille a droit à un revenu correspondant à la quantité et à la qualité du travail qu’elle accomplit. »

2. Le code civil

26. Les dispositions pertinentes du code civil (loi no IV de 1959), telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :

Article 7 § 1

« Toutes les institutions publiques sont tenues de protéger les droits prévus par la loi. Sauf disposition légale contraire, ces droits sont sanctionnés par les tribunaux.

Article 200 § 1

« Les parties à un contrat sont libres d’en définir les termes ; elles peuvent, si elles en conviennent entre elles, s’écarter des règles relatives aux contrats pour autant que cela n’est pas interdit par la législation. »

Article 204 § 1

« Les créances suivantes ne peuvent faire l’objet d’une exécution judiciaire :

a) les créances issues du jeu ou des paris, à moins que le jeu ou le pari n’aient été autorisés par l’État ;

b) les créances issues d’un prêt consenti aux fins expresses de jouer ou de parier ;

c) les créances concernant une dette insusceptible d’exécution forcée par une institution publique en vertu d’une loi. »

Article 205

« 1. Les contrats se forment par l’expression de la rencontre de la volonté des parties.

2. Il est fondamental pour la validité du contrat que les parties s’accordent sur tous les points essentiels et sur ceux considérés comme essentiels par l’une ou l’autre d’entre elles. Il n’est pas nécessaire que les parties s’accordent sur les points régis par les dispositions légales. »

Article 339 § 1

« Quiconque cause un dommage à autrui en violation de la loi est tenu de le réparer. L’auteur du dommage est exonéré de sa responsabilité s’il parvient à prouver qu’il a agi conformément à ce qui est généralement attendu dans les circonstances en cause. »

Article 474

« 1. L’objet du contrat d’agence est d’obliger l’agent à réaliser les activités qui lui sont confiées.

2. L’agent doit respecter les instructions du commettant et représenter ses intérêts dans l’exercice de l’autorité qui lui est conférée. »

Article 478 § 1

« Le commettant verse [à l’agent] des émoluments appropriés, à moins que les circonstances ou la relation entre les parties n’indiquent que l’agent a accepté de représenter le commettant sans contrepartie. »

3. Le code de procédure civile

27. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile (loi no III de 1952) en vigueur au moment des faits se lisaient ainsi :

Article 121 § 1

« L’action en justice est engagée par le dépôt d’une plainte indiquant :

a) la juridiction compétente ;

b) les noms et adresses des parties et de leur avocat, et leur qualité dans la procédure ;

c) la cause de l’action, notamment le détail des circonstances à l’origine de la plainte et des éléments produits à l’appui de celle-ci ;

d) le fondement de la compétence de la juridiction saisie ;

e) une demande au tribunal (conclusions du demandeur) ; (...) »

Article 130 § 1

« 1. Le tribunal rejette l’action sans examiner l’affaire au fond (...) s’il est établi (...) :

f) que l’action du demandeur est prématurée ou que les juridictions [nationales] ne peuvent donner force exécutoire à la créance sur laquelle elle porte (...) (« a felperes követelése (...) bírói úton nem érvényesíthető ») »

Article 157

« Le tribunal met fin à l’examen de l’affaire :

a) dans le cas où l’action a déjà été rejetée sans examen au fond, en vertu de l’article 130 § 1, alinéas a) à h) (...) »

4. La loi no IV de 1990 relative à la liberté de conscience et de religion et aux Églises (« la loi de 1990 sur les Églises »)

28. L’article 15 de cette loi est ainsi libellé :

« 1. En République de Hongrie, les Églises et l’État sont séparés.

2. Il ne peut être exercé aucune contrainte de l’État aux fins de l’application des lois et règles internes des Églises. »

5. L’arrêt no 32/2003 (VI.4.) AB de la Cour constitutionnelle

29. Dans son arrêt no 32/2003, la Cour constitutionnelle a examiné la question de l’accès à un tribunal des personnes employées par des organisations religieuses. En ses parties pertinentes, cet arrêt se lit comme suit :

« 1.1. L’auteur du recours était employé par l’Église réformée de Hongrie (...) en tant que professeur (...) Le 14 avril 1995, prenant note de la demande des étudiants, il fit, sur proposition de l’évêque, une déclaration juridique par laquelle il acceptait de prendre sa retraite à certaines conditions. Par la suite, il demanda à faire l’objet d’une procédure disciplinaire et revint sur cette déclaration. Dans sa décision (...), la présidence du tribunal synodal de l’Église lui infligea une réprimande écrite et jugea établi qu’il n’existait aucun élément susceptible de motiver un retrait ou une contestation de la déclaration juridique qu’il avait faite. Le tribunal synodal jugea par ailleurs mal fondée sa demande de dommages et intérêts. L’auteur du recours contesta cette décision, mais la présidence du tribunal synodal le débouta sauf en ce qui concernait la réprimande écrite.

1.2. L’auteur du recours introduisit une action en réparation devant le tribunal de district de Debrecen contre (...) le district concerné de l’Église réformée (...) et l’Université (...) Il priait le tribunal de dire que l’accord qu’il avait conclu avec l’évêque quant à sa retraite, aux conditions indiquées par lui, avait été valablement formé mais que, en raison d’un manquement de la partie défenderesse à ses obligations contractuelles, il n’avait pas été exécuté. Il priait aussi le tribunal de déclarer la partie défenderesse responsable du préjudice qu’il estimait avoir subi (...)

(...) le tribunal régional de Hajdú-Bihar (...) mit fin à la procédure et renvoya l’affaire devant le tribunal synodal. Dans son raisonnement (...) il considérait qu’en vertu de l’article 9 § 1 de la loi ecclésiastique no II de 1994 sur la constitution et la gouvernance de l’Église (...) et de l’article 49 de la loi ecclésiastique no VI de 1967 sur la législation ecclésiastique (az egyházi törvénykezésről szóló 1967. évi VI. egyházi törvénycikk), les griefs du demandeur relevaient de la compétence du tribunal synodal.

1.4. (...) le tribunal synodal, ayant examiné l’affaire sur renvoi, se déclara incompétent et la renvoya au [tribunal de l’État] (...) il considérait que l’article 9 § 1 de la loi sur la constitution de l’Église n’était pas une disposition procédurale mais une disposition de fond, et que dès lors, dans les affaires concernant la relation de service entre des pasteurs certifiés et l’Église les employant, les règles de fond dont relevaient ces affaires étaient les règles internes de l’Église, et que celles-ci pouvaient être appliquées par n’importe quel tribunal.

En vertu de l’article 1 de la loi ecclésiastique sur la législation ecclésiastique, la compétence judiciaire de l’Église s’étend aux questions disciplinaires et administratives relevant de la compétence des tribunaux en vertu d’une loi ecclésiastique. La loi ecclésiastique sur la législation ecclésiastique prévoit des pouvoirs plus spécifiques : aux articles 43 et 44 pour les affaires disciplinaires, et à l’article 49 pour les affaires administratives qui y sont visées. Selon le tribunal synodal, l’action de l’auteur du recours ne concernait pas une affaire disciplinaire mais ne pouvait pas non plus être considérée comme entrant dans l’une quelconque des catégories administratives énumérées dans la liste pratiquement exhaustive (figurant à l’article 49) ; en conséquence, non seulement les tribunaux ecclésiastiques n’étaient pas compétents pour connaître de l’affaire, mais en outre celle-ci ne relevait pas de leur « ressort » (...).

En vertu de l’article 60 § 3 de la Constitution, le principe de la séparation des Églises et de l’État interdit à l’État de s’immiscer dans les questions religieuses et les affaires internes des Églises. Le respect des règles ecclésiastiques régissant les relations internes entre les Églises et leurs membres peut être assuré par les Églises ou par leurs organes autorisés dans le cadre de procédures déterminées par elles.

Eu égard aux lois de l’État, d’une part, et aux règles ecclésiastiques qui s’appliquent de manière indépendante, d’autre part, on ne peut exclure que deux systèmes de règles distincts puissent régir des relations juridiques similaires. Entre une Église et ses membres, il peut exister des relations régies par les règles ecclésiastiques internes, à l’application desquelles aucune autorité publique ne peut participer. Entre ces mêmes parties il peut toutefois aussi exister des relations juridiques définies et régies par les lois de l’État, y compris pour ce qui est des recours applicables. Les droits et les obligations découlant des relations juridiques fondées sur les lois de l’État peuvent faire l’objet d’une exécution forcée par l’État.

Les droits et obligations fondamentaux garantis par la Constitution constituent les limites des lois de l’État. Conformément à son obligation objective de protection des institutions, l’État « façonne les conditions légales et organisationnelles nécessaires à la réalisation des droits en ayant dûment égard tant à ses tâches relatives aux autres droits fondamentaux qu’à ses autres tâches constitutionnelles ; il assure une prévalence des différents droits qui soit la plus favorable à l’ordre [juridique] dans son ensemble, et il promeut ainsi l’harmonie des droits fondamentaux. » (...) L’État doit respecter l’autonomie des Églises et des organes ecclésiastiques. Cependant, en reconnaissant l’autonomie des Églises, il faut tenir dûment compte également des autres droits et obligations fondamentaux. En conséquence, le droit à l’autonomie des Églises, qui est le corollaire du principe de la séparation de l’Église et de l’État énoncé à l’article 60 § 3 de la Constitution, doit s’interpréter dans le contexte des autres droits fondamentaux que la Constitution garantit aux personnes physiques (...).

Conformément au droit fondamental d’accès à un tribunal, une personne employée par une Église a [tout autant que n’importe quel autre citoyen] constitutionnellement le droit de porter devant un tribunal de l’État un litige concernant son emploi, lorsque cet emploi est régi par les lois de l’État.

Les organes de l’État doivent déterminer au regard de la Constitution et des lois visées dans la loi ecclésiastique sur la législation ecclésiastique si une question née d’une relation juridique donnée relève de la compétence d’une autorité ou d’un tribunal de l’État. Ils doivent donc établir au regard des lois de l’État si, dans une affaire donnée, il existe entre les parties une relation juridique régie par le droit national. Si tel est le cas, ils doivent déterminer la procédure à suivre. Lorsque, en revanche, une autorité ou un tribunal de l’État établissent, sur le fondement des lois de l’État, leur absence de compétence pour connaître de la question, ils ne doivent pas déterminer, en appliquant les règles ecclésiastiques, l’Église ou la procédure dont relève le litige ; en d’autres termes, une autorité ou un tribunal de l’État ne peuvent ni interpréter ni appliquer les règles ecclésiastiques, étant entendu que l’administration de la justice par l’État ne peut avoir pour conséquence un affaiblissement de l’autonomie de l’Église.

5. La Cour constitutionnelle a énoncé dans le dispositif de son arrêt une exigence constitutionnelle en ce qui concerne l’application de l’article 15 §§ 1 et 2 de la loi no IV de 1990 relative à la liberté de conscience et de religion et aux Églises. Cette exigence a été posée afin de faire en sorte que les juges appliquent le principe de la séparation des Églises et de l’État dans sa teneur constitutionnelle, sans aucune exception. Ainsi, l’invocation du principe de la séparation des Églises et de l’État ne peut aboutir à la violation du droit constitutionnel d’accès à un tribunal. En vertu du principe de séparation des Églises et de l’État interprété conjointement avec le droit d’accès à un tribunal, les juridictions de l’État sont tenues d’examiner au fond les litiges relatifs à des droits et obligations des personnes se trouvant au service d’une Église lorsque ces droits et obligations sont régis par le droit de l’État ; en pareil cas toutefois, les autorités judiciaires doivent respecter l’autonomie de l’Église.

6.1. Dans le dispositif de son arrêt, la Cour constitutionnelle a énoncé une exigence constitutionnelle en ce qui concerne l’application de l’article 15 §§ 1 et 2 de la loi no IV de 1990 relative à la liberté de conscience et de religion et aux Églises. Cette exigence a été posée afin de faire en sorte que les juges appliquent le principe de la séparation des Églises et de l’État dans sa teneur constitutionnelle, sans aucune exception. Ainsi, l’invocation du principe de la séparation des Églises et de l’État ne peut aboutir à la violation du droit constitutionnel d’accès à un tribunal. En vertu du principe de séparation des Églises et de l’État interprété conjointement avec le droit d’accès à un tribunal, les juridictions de l’État sont tenues d’examiner au fond les litiges relatifs à des droits et obligations des personnes se trouvant au service d’une Église lorsque ces droits et obligations sont régis par le droit de l’État, tout en respectant l’autonomie de l’Église. »

6. La résolution de principe no BH 2004.5.180 de la Cour suprême

30. Dans cette résolution, la Cour suprême a dit que les procédures concernant des actions introduites devant les juridictions civiles relativement à des droits de la personnalité ne pouvaient être closes sur la base des articles 130 § 1 f) et 157 a) du code de procédure civile, même si le dommage allégué était causé par un représentant de l’Église dans l’exercice de son activité ecclésiastique. Elle a en particulier expliqué ceci :

« (...) L’action exposée dans le mémoire du demandeur est fondée sur l’article 75 du code civil, et non sur les règles internes de l’Église ; elle ne relève pas de l’article 204 et aucune disposition légale n’interdit à une juridiction civile d’en assurer l’exécution pour quelque motif que ce soit.

L’article 15 § 2 de la loi no IV de 1990 relative à la liberté de conscience et de religion et aux Églises, visé par la décision ayant force obligatoire, exclut seulement l’exercice de la contrainte de l’État en matière d’application des lois et procédures internes [de l’Église]. L’action du demandeur concerne ses droits de la personnalité, et non l’application de ces lois et procédures internes ; il s’ensuit que c’est à tort que le tribunal de deuxième instance a mis fin à la procédure au motif de l’absence de voie juridique [d’exécution] (...) »

B. Le droit ecclésiastique de l’Église réformée de Hongrie

31. Les lois ecclésiastiques ci-après sont des instruments internes adoptés par l’Église réformée de Hongrie et, en tant que telles, ne font pas partie du droit de l’État hongrois.

1. La loi ecclésiastique no II de 1994 sur la constitution et la gouvernance de l’Église réformée de Hongrie

32. Les dispositions pertinentes de la loi ecclésiastique no II de 1994 sont ainsi libellées :

Article 9

« 1. Le droit ecclésiastique s’applique aux relations de service et à la responsabilité des pasteurs employés par l’Église et des autres personnes accomplissant un service de nature pastorale (membres du clergé) ; le droit de l’État s’applique quant à lui aux relations de travail de toutes les autres personnes employées par l’Église.

2. L’Église est responsable en vertu des règles générales de la responsabilité civile de tout dommage causé de manière illicite à ses membres ou à ses employés.

3. Les membres et les employés de l’Église sont responsables de tout dommage causé à l’Église de manière illicite dans l’exercice de leurs droits et obligations.

4. La responsabilité civile des employés de l’Église ainsi que la responsabilité en cas de dommage causé par l’Église à ses employés sont régies par la législation nationale en vigueur. »

Article 29

« 1. Les ministres [du culte] et les autres pasteurs (...) reçoivent des indemnités régulières conformément à une lettre de nomination approuvée par le diocèse. Cette lettre correspond au contrat de service des employés de l’Église. »

2. La loi ecclésiastique no I de 2000 sur la juridiction de l’Église réformée de Hongrie

33. Les dispositions pertinentes de la loi ecclésiastique no I de 2000, telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :

Article 34

« 1. Les litiges concernant le choix et la nomination des employés de l’Église, leur rémunération, leur retraite ou leur mutation, ou l’exécution de leurs obligations matérielles, ainsi que la gestion des litiges entre les paroisses, les organisations ecclésiastiques et leurs institutions, sont tranchés par le tribunal ecclésiastique compétent eu égard à l’interprétation et l’application des règles de droit.

2. Le tribunal diocésain dans le ressort duquel se trouve la paroisse décide, dans l’intérêt général de l’Église, de la fin du service des ecclésiastiques de la congrégation élus et autonomes (...) »

Article 35

« 1. Le tribunal ecclésiastique peut ouvrir une procédure préliminaire de son propre chef ou lorsqu’il est saisi d’une plainte.

2. Tout signalement et toute plainte portés devant un organe ou une autorité de l’Église, dès lors qu’ils peuvent donner lieu à une action en justice, sont communiqués à la présidence du tribunal ecclésiastique compétent dans un délai de huit jours, et leur auteur en est informé.

3. La présidence du tribunal ecclésiastique compétent examine la plainte dans un délai de huit jours. »

Article 77

« 1. Il ne peut y avoir exécution forcée que sur la base d’une décision de justice définitive et contraignante. (...) »

Article 79

« Le présidium du tribunal de première instance ayant examiné l’affaire assure l’exécution [de la décision]. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

34. Le requérant soutient que le refus, de la part des juridictions internes, de trancher un litige patrimonial découlant de son service en tant que pasteur a emporté violation à son égard du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Portée de l’affaire soumise à l’examen de la Grande Chambre

35. Lors de l’audience publique qui s’est tenue devant la Grande Chambre, le requérant a déclaré avoir conclu avec l’Église réformée de Hongrie un contrat distinct aux fins de l’enseignement de l’histoire de l’Église. Il a précisé qu’en vertu de ce contrat, qui avait pris la forme d’un accord oral avec le directeur du lycée calviniste de Gödöllő, il avait enseigné l’histoire de l’Église quatre heures par semaine, activité qui ne relevait pas de sa relation de service pastoral. À l’appui de cette allégation, il a produit un certain nombre de témoignages certifiés devant notaire émanant de personnes qui étaient à l’époque membres du presbytère de son ancienne église. Arguant que l’établissement scolaire dans lequel il avait enseigné était financé par l’État, le requérant a déclaré que ce second contrat était incontestablement de nature civile. Il a ajouté qu’il avait mentionné ce contrat d’enseignement à plusieurs reprises devant les juridictions internes : d’abord dans le cadre de la procédure engagée devant les juridictions du travail et ensuite dans le cadre de celle portée devant les juridictions civiles puis la Cour suprême.

36. Le Gouvernement conteste ces déclarations du requérant. Il affirme que celui-ci n’a réclamé devant les juges civils de première instance que des émoluments découlant d’activités pastorales et pédagogiques accomplies en vertu de sa lettre de nomination en tant que pasteur, et a mentionné pour la première fois l’existence d’un contrat distinct aux fins de l’enseignement de l’histoire de l’Église dans son pourvoi devant la Cour suprême. Celle-ci aurait examiné l’affirmation de l’intéressé selon laquelle il avait conclu avec l’Église défenderesse un contrat distinct d’enseignement mais aurait conclu qu’aucune réclamation relative à un tel contrat n’avait été dûment formulée devant les juridictions inférieures.

37. Le Gouvernement soutient que, s’il a demandé une indemnité d’enseignement devant le tribunal de première instance, le requérant n’a en revanche pas précisé que la base légale de cette créance était un contrat distinct de sa lettre de nomination. Il considère que les juges nationaux ne pouvaient donc pas se douter que l’indemnité en question ne trouvait pas son fondement dans la lettre de nomination invoquée par l’intéressé, celui-ci ayant non seulement omis de mentionner l’existence de ce second contrat mais encore déclaré devoir, dans le cadre de son service pastoral, organiser et accomplir des activités d’enseignement. Enfin, l’arrêt de la Cour suprême n’aurait pas autorité de chose jugée quant au bien-fondé des arguments non dûment soulevés devant le tribunal de première instance, de sorte que, selon le Gouvernement, le requérant aurait pu et dû, en vertu du principe de subsidiarité sous-tendant la Convention, soulever ces griefs devant les tribunaux internes avant de les porter devant une juridiction internationale.

38. La Cour observe que le requérant a bien mentionné ses activités d’enseignement dès le début de la procédure civile, devant le tribunal de première instance, mais qu’il a fondé ses différentes prétentions à l’égard de l’Église défenderesse sur une seule base juridique, à savoir la lettre de nomination émise par le Presbytère le 14 décembre 2003 (paragraphe 9 ci‑dessus). Par exemple, il a déclaré en première instance que ses « activités pastorales (...) étaient multiples », que, « [e]n particulier, il était responsable [de l’]enseignement » et que, « [d]ans le cadre de sa charge pastorale, il était tenu d’accomplir des activités (...) d’enseignement » (paragraphe 17 ci‑dessus). Il n’a mentionné aucun autre contrat, ni oral ni écrit, à l’appui de ses revendications pécuniaires devant le tribunal de première instance.

39. Il ressort par ailleurs des documents disponibles que le requérant n’a mentionné l’existence d’un accord oral distinct portant sur l’enseignement de l’histoire de l’Église que dans son pourvoi devant la Cour suprême (paragraphe 22 ci-dessus). En réponse à ses déclarations à cet égard, la haute juridiction a déclaré qu’il n’avait pas dûment soulevé devant le tribunal de première instance l’argument relatif à un contrat d’enseignement distinct (paragraphe 24 ci-dessus). Le Gouvernement soutient que cette conclusion de la Cour suprême n’empêchait pas le requérant d’engager une nouvelle procédure civile contre l’Église défenderesse sur la base de ce second accord s’il croyait que les juridictions de l’État étaient en mesure de statuer sur cet aspect de son litige.

40. Devant la Cour, le requérant n’a pas mentionné dans son formulaire de requête d’accord oral séparé concernant uniquement l’enseignement de l’histoire de l’Église, et il n’a pas non plus produit devant la chambre d’éléments de preuve à cet égard. Ainsi, ni ses observations devant la chambre, ni sa demande de renvoi devant la Grande Chambre ni ses observations écrites devant celle-ci ne mentionnaient l’existence d’un tel accord.

41. Comme indiqué ci-dessus, c’est dans ses déclarations orales prononcées devant la Grande Chambre à l’audience du 12 octobre 2016 que le requérant a mentionné l’existence d’un accord distinct portant sur l’enseignement de l’histoire de l’Église, et c’est en réponse à une question précise de la Cour qu’il a produit des témoignages attestant de ses activités d’enseignement au lycée calviniste de Gödöllő.

42. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la Convention oblige à soulever devant les juridictions nationales compétentes, au moins en substance, et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, tous les griefs que l’on entend formuler au niveau international (voir, parmi beaucoup d’autres, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004-III). Compte tenu de la conclusion de la Cour suprême, rappelée ci-dessus, selon laquelle le requérant n’avait pas évoqué la question de l’existence d’un second contrat devant le tribunal de première instance conformément aux exigences procédurales du droit hongrois, la Cour estime établi que le requérant n’a pas dûment exercé toutes les voies de recours internes disponibles en la matière.

43. Eu égard à ces considérations et sachant que l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 43, CEDH 2016, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 91, CEDH 2016), la Cour examinera uniquement les arguments du requérant relatifs à son service pastoral ainsi qu’il est défini dans sa lettre de nomination.

B. L’arrêt de la chambre

44. Dans son arrêt du 1er décembre 2015, la chambre a recherché si l’article 6 était applicable aux faits de la cause avant de conclure que tel était le cas.

45. Elle a considéré que les actions civiles visant à obtenir l’exécution d’obligations contractuelles ou la réparation d’un préjudice résultant de l’inexécution d’un contrat étaient omniprésentes dans de nombreux systèmes de droit civil et que, en l’espèce, la contestation concernait l’applicabilité des dispositions invoquées par le requérant à sa relation avec l’Église réformée.

46. Elle a par ailleurs estimé que l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2003 (cité au paragraphe 29 ci-dessus) ne concernait pas une situation suffisamment similaire à celle du requérant. Elle a noté qu’en l’absence de précédent jurisprudentiel indiquant si les dispositions relatives aux obligations et à la responsabilité contractuelles étaient ou non applicables au service ecclésiastique d’un pasteur, les juridictions nationales avaient été appelées à dire si le contrat de service du requérant avec l’Église réformée relevait des catégories de contrats existantes et si un préjudice causé, selon l’intéressé, par le non-paiement de son indemnité de service entrait dans le champ d’application du code civil.

47. Elle a donc considéré que, au début de la procédure, le requérant avait un droit que l’on pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne et dont l’existence faisait l’objet d’une contestation réelle et sérieuse, et que, par la suite, l’arrêt prononcé par la Cour suprême n’avait pas rendu ce droit rétroactivement indéfendable. Elle a estimé également que, étant purement patrimoniale, la revendication du requérant était incontestablement de nature civile.

48. Statuant sur le fond du grief du requérant, elle a conclu à la non‑violation de l’article 6 § 1 au motif que, dans son arrêt, la Cour suprême avait interprété et appliqué le droit interne d’une manière qui n’était ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.

C. Thèses des parties devant la Grande Chambre quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1

1. Le Gouvernement

49. Le Gouvernement argue que la créance que le requérant estime avoir ne constitue pas un droit exécutoire en droit hongrois, mais relève de la sphère des obligations naturelles définies à l’article 204 § 1 du code civil, notamment, comme des créances non susceptibles d’une exécution forcée par une institution publique dans le cadre du droit national. De fait, en vertu de l’article 15 § 2 de la loi de 1990 sur les Églises, les créances patrimoniales reposant sur des lois et règles internes des Églises ne pourraient faire l’objet d’une exécution forcée par des organes de l’État (paragraphe 28 ci-dessus).

50. Le Gouvernement explique que les obligations naturelles ne sont pas susceptibles d’exécution forcée, et ce pour des raisons d’ordre public, qui concerneraient en l’espèce la nécessité de protéger le principe constitutionnel de laïcité de l’État et l’autonomie des Églises. L’article 6 ne pourrait s’interpréter comme imposant aux États de reconnaître à pareilles obligations un caractère juridiquement contraignant.

51. Par ailleurs, s’il reconnaît que la créance du requérant est de nature purement patrimoniale, le Gouvernement considère qu’on ne peut la détacher de son fondement juridique, qui serait le droit ecclésiastique. En droit civil hongrois, tel qu’interprété par les juridictions nationales, les contrats d’agence imposeraient aux deux parties la fourniture d’un service d’une certaine valeur patrimoniale. Or les activités exercées par le requérant en tant que pasteur ne pourraient s’analyser en la fourniture d’un service de valeur patrimoniale, c’est-à-dire d’un service pouvant être vendu sur un marché (laïque) de biens et de services : il s’agirait d’un service ecclésiastique. Le Gouvernement estime que c’est ce qui a amené les juridictions internes à conclure que la relation entre le requérant et l’Église ne pouvait être assimilée à un contrat d’agence. Il ajoute que, en l’absence de contrat de droit civil entre eux, il ne peut pas non plus y avoir rupture de contrat donnant lieu à une indemnisation, et que c’est la raison pour laquelle les juridictions internes n’ont pas examiné cette question.

52. De plus, l’article 7 du code civil prévoirait la protection de droits légaux et ne pourrait s’interpréter comme une base permettant de se prévaloir de droits non garantis par le droit national. Dans son arrêt de 2003, la Cour constitutionnelle aurait elle aussi conclu que le droit d’accès à un tribunal n’était applicable qu’aux droits et obligations découlant du droit national (paragraphe 29 ci-dessus).

53. Les arguments avancés par le requérant sur le terrain du droit fiscal seraient sans pertinence et ne permettraient pas d’établir l’existence en droit matériel d’une base pour des créances concernant des revenus issus du service ecclésiastique : premièrement, la fiscalité constituerait une relation juridique entre l’État et l’individu qui serait régie par le droit national ; deuxièmement, les revenus imposables en droit interne ne seraient pas les revenus déclarés mais ceux réellement perçus.

54. De l’avis du Gouvernement, il ressort clairement de ce qui précède que la créance du requérant n’avait pas de base légale dans le droit matériel interne. De plus, le droit international n’obligerait pas l’État à faire exécuter les règles du droit ecclésiastique.

55. Enfin, le Gouvernement soulève deux autres exceptions d’irrecevabilité : il argue, d’une part, que le grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et, d’autre part, que le requérant n’a pas dûment exercé toutes les voies de recours internes disponibles.

2. Le requérant

56. Le requérant plaide que son affaire concerne un litige relatif à un droit de caractère civil reconnu en droit interne. Il soutient d’abord que le droit hongrois reconnaît à la relation à l’origine de son grief – selon lui une relation patrimoniale entre un citoyen et une communauté religieuse – le caractère de relation porteuse de droits de nature civile, et il souligne que le droit ecclésiastique reconnaît que la relation de responsabilité civile entre l’Église et les membres du clergé relève du droit national. Il insiste également sur le fait que l’Église défenderesse ne s’est jamais appuyée sur sa compétence exclusive en la matière.

57. Il argue ensuite qu’en vertu de la législation applicable, son indemnité de service était soumise à l’impôt sur le revenu tiré du travail, et que l’État ne peut pas d’un côté ignorer la nature patrimoniale de cette indemnité et de l’autre considérer qu’elle fait naître des obligations juridiques (fiscales).

58. Il précise qu’il avait avec l’Église réformée deux relations juridiques distinctes : l’une de caractère ecclésiastique se rapportant à son service pastoral et l’autre d’ordre essentiellement pécuniaire ayant trait à sa rémunération pastorale. Selon lui, cette dernière n’a aucun lien avec l’autonomie de l’Église mais constitue une créance purement patrimoniale de droit privé, et les juridictions nationales auraient donc dû examiner son action au lieu de refuser d’en connaître.

3. Le tiers intervenant

59. L’organisation Alliance Defending Freedom est d’avis que compte tenu du caractère fondamental de l’article 9 de la Convention, du rôle central de l’« autonomie de l’Église » pour la protection du droit consacré par cet article et du devoir de neutralité de l’État à l’égard des institutions religieuses, les États membres doivent laisser les Églises trancher les litiges ecclésiastiques. Elle admet que cela peut, en de rares occasions, avoir un impact sur d’autres droits protégés par la Convention, mais elle estime que toute autre manière de procéder aurait très probablement pour effet de placer ces autres droits au-dessus du droit à la liberté de religion, et de mettre la Cour en position d’arbitre ultime des litiges religieux.

D. Appréciation de la Grande Chambre

1. Les principes généraux

60. La Cour a dit à maintes reprises que pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait contestation sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, 29 novembre 2016, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, 23 juin 2016, et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015).

61. L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Roche c. Royaume-Uni [GC], no [32555/96](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2232555/96%22%5D%7D), § 119, CEDH 2005‑X, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 91, CEDH 2012). En outre, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour, il convient de maintenir la distinction entre ce qui est d’ordre procédural et ce qui est d’ordre matériel : aussi subtile qu’elle puisse être dans une réglementation nationale donnée, il n’en reste pas moins que cette distinction détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6 de la Convention, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 100).

62. Pour décider si le « droit » invoqué possède vraiment une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (voir, récemment, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, 21 juin 2016). La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-50, 20 octobre 2011). Ainsi, lorsque les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction litigieuse [en l’espèce la restriction du droit d’accès à un tribunal], et ce en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en substituant aux leurs ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable posséder un droit reconnu par la législation interne (Roche, précité, § 120).

63. Enfin, c’est le droit tel qu’il a été invoqué par le requérant dans la procédure interne qu’il faut prendre en compte pour apprécier l’applicabilité de l’article 6 § 1 (Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 120, CEDH 2013 (extraits)). Lorsqu’il y avait, au sujet de l’existence de ce droit, une contestation réelle et sérieuse, le fait que les juridictions internes aient conclu que ce droit n’existait pas n’ôte pas rétroactivement au grief du requérant son caractère défendable (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 89, CEDH 2001‑V).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

64. La Cour considère que la première question à laquelle il faut répondre en l’espèce est celle de savoir si le requérant avait un « droit » que l’on pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne.

65. Dans ce but, elle doit prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en ont fait les juridictions internes (Roche, précité, § 120).

66. Pour ce qui est du droit interne, il n’est pas contesté que, en vertu de l’article 15 § 2 de la loi de 1990 sur les Églises, les créances découlant des lois et règles internes d’une Église ne pouvaient faire l’objet d’une exécution forcée par les organes de l’État (paragraphe 28 ci‑dessus). Il n’est pas contesté non plus que, si les juridictions internes établissaient qu’un litige en cours concernait une créance de nature ecclésiastique insusceptible d’exécution forcée par les organes de l’État, elles devaient mettre fin à la procédure en vertu de l’article 130 § 1 f) du code de procédure civile (paragraphe 27 ci-dessus). La principale question qui se posait devant ces juridictions portait donc sur la nature exacte de la relation existant entre le requérant et l’Église réformée.

67. Dans son arrêt de 2003 (paragraphe 29 ci-dessus), la Cour constitutionnelle hongroise a précisé la situation des membres du clergé relativement à leur service ecclésiastique, jugeant que les créances reposant sur le droit ecclésiastique ne pouvaient faire l’objet d’une exécution par les tribunaux de l’État. Elle a expliqué que les relations entre les Églises et les membres de leur clergé pouvaient soit être régies par le droit ecclésiastique, dans l’exécution duquel les autorités publiques ne pouvaient jouer aucun rôle, soit être fondées sur le droit national. À ce dernier égard, elle a tenu le raisonnement suivant :

« En vertu du principe de séparation des Églises et de l’État interprété conjointement avec le droit d’accès à un tribunal, les juridictions de l’État sont tenues d’examiner au fond les litiges relatifs à des droits et obligations des personnes se trouvant au service d’une Église lorsque ces droits et obligations sont régis par le droit de l’État ; en pareil cas toutefois, les autorités judiciaires doivent respecter l’autonomie de l’Église. »

68. La Cour note à cet égard que le service ecclésiastique du requérant était défini par la lettre du Presbytère de la paroisse le nommant pasteur de l’Église réformée de Hongrie (paragraphe 9 ci‑dessus). Aux termes de cette lettre, le requérant devait accomplir les « [t]âches définies par les lois et dispositions juridiques ecclésiastiques, en particulier par les dispositions sur les pasteurs et le service pastoral énoncées dans la loi ecclésiastique no II de 1994 et par le code de conduite [pertinent] ». À cet égard, la Cour observe que l’article 9 de la loi ecclésiastique no II de 1994 sur la constitution et la gouvernance de l’Église réformée de Hongrie prévoyait que le droit ecclésiastique devait s’appliquer aux relations de service des pasteurs et des autres personnes accomplissant un service de nature pastorale (paragraphe 32 ci-dessus). De plus, l’article 34 de la loi ecclésiastique no I de 2000 sur la juridiction de l’Église réformée de Hongrie prévoyait que les litiges concernant, notamment, la nomination, la rémunération et la retraite des pasteurs relevaient de la compétence des tribunaux ecclésiastiques (paragraphe 33 ci-dessus).

69. Or, au lieu de porter son litige patrimonial devant les tribunaux ecclésiastiques, après avoir été révoqué de ses fonctions pastorales le requérant a d’abord engagé une procédure devant les juridictions du travail, soutenant que sa relation avec l’Église réformée était assimilable à une relation de travail (paragraphe 13 ci-dessus). Le tribunal du travail a mis fin à la procédure, jugeant que les tribunaux nationaux ne pouvaient donner force exécutoire à la créance du requérant (paragraphe 14 ci‑dessus). Le requérant ne s’est pas pourvu devant la Cour suprême mais il a porté son affaire devant les juridictions civiles, soutenant que sa relation avec l’Église réformée s’analysait en fait en un contrat d’agence au sens du code civil (paragraphes 15 à 18 ci-dessus). La chambre n’ayant déclaré recevable que cette dernière procédure, celle-ci est la seule à être soumise à l’examen de la Grande Chambre (paragraphe 43 ci‑dessus).

70. Lorsqu’elle s’est penchée sur l’affaire du requérant, la juridiction civile de première instance a conclu, en vertu des dispositions du droit interne, que la relation entre l’intéressé et l’Église défenderesse ne pouvait être assimilée à un contrat d’agence tel que défini par le code civil, car elle était dépourvue d’un certain nombre de caractéristiques importantes de ces contrats ; en particulier, les services ecclésiastiques du requérant n’avaient pas de valeur marchande (paragraphe 19 ci-dessus). Cette analyse a été confirmée par la Cour suprême. Celle-ci a considéré que la créance du requérant était de nature ecclésiastique et non civile et que, dès lors, elle était insusceptible d’exécution par les juridictions nationales. En conséquence, conformément aux dispositions du droit interne, elle a conclu qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le fond du litige, et elle a mis fin à la procédure (paragraphes 24 et 66 ci-dessus). Aucune des juridictions internes n’a accueilli l’argument du requérant selon lequel son service pastoral devait être considéré séparément de sa rémunération pastorale (paragraphe 58 ci-dessus).

71. Devant la Cour, le requérant soutient qu’au début de la procédure il avait en droit interne un droit suffisamment reconnu pour faire entrer en jeu l’article 6 de la Convention. Cette affirmation implique une appréciation, par la Cour, du contenu de la loi nationale hongroise et, le cas échéant, une appréciation différente de celui-ci que celle à laquelle se sont livrées les juridictions nationales. La Cour rappelle dans ce contexte qu’elle ne saurait procéder à un tel exercice que si les solutions adoptées par les juridictions nationales apparaissent arbitraires ou manifestement déraisonnables (paragraphe 62 ci-dessus).

72. La Cour note que dans l’affaire du requérant, après avoir examiné de manière approfondie la question de la compétence des juridictions de l’État et celle du droit d’accès à un tribunal pour les personnes accomplissant un service ecclésiastique, tous les juges nationaux – que ce soit les juges du travail, les juges civils ou ceux de la Cour suprême – ont mis fin à la procédure, estimant que les tribunaux nationaux ne pouvaient donner force exécutoire à la créance du requérant au motif que le service pastoral accompli par celui-ci et la lettre de nomination sur laquelle il se fondait relevaient du droit ecclésiastique et non de celui de l’État (paragraphes 14 et 24 ci-dessus). Elle observe également que ces conclusions sont conformes aux principes énoncés par la Cour constitutionnelle dans son arrêt de 2003 (paragraphes 29 et 67 ci-dessus).

73. La Cour ajoute qu’elle n’est pas convaincue par l’affirmation du requérant selon laquelle les conclusions des juridictions du fond constatant l’existence d’une relation relevant du droit ecclésiastique étaient annihilées par l’arrêt de la Cour suprême. Celle-ci a au contraire conclu qu’il existait une relation de droit ecclésiastique avant de mettre fin à la procédure devant les tribunaux internes (paragraphe 70 ci-dessus). L’argument tiré du droit fiscal ne convainc pas davantage, l’autonomie du droit fiscal permettant à des autorités nationales de soumettre à la loi fiscale des revenus qui ne procèdent pas de relations de droit privé national. Enfin, le fait que l’Église réformée n’ait pas invoqué l’exclusivité de sa compétence ne saurait emporter la conviction de la Cour, étant donné qu’il appartient aux tribunaux internes, et non aux autorités ecclésiastiques, de délimiter les compétences des uns et des autres.

74. La Cour estime par ailleurs établi que l’article 15 § 2 de la loi de 1990 sur les Églises était limité aux questions relevant des « lois et règles internes des Églises » (paragraphe 28 ci-dessus) et ne conférait pas aux Églises ou à leurs représentants une immunité illimitée contre toute action civile quelle qu’elle soit. Au contraire, comme le démontre l’exemple de la résolution de principe de la Cour suprême (invoquée par le Gouvernement, voir le paragraphe 30 ci-dessus), d’autres actions, visant par exemple la protection des droits de la personnalité, pouvaient être introduites contre des membres d’une Église dès lors qu’elles ne concernaient pas les « lois et règles internes des Églises » au sens de l’article 15 § 2 de la loi de 1990 sur les Églises.

75. Or l’action du requérant ne portait pas sur un tel droit protégé par la loi mais concernait l’affirmation qu’une créance patrimoniale découlant de son service ecclésiastique, régi par le droit ecclésiastique, devait en réalité être considérée comme relevant du droit civil. Après avoir soigneusement examiné la nature de cette créance, les juridictions internes, pour autant qu’elles statuaient sur le fond de l’affaire, ont conclu à l’unanimité que tel n’était pas le cas conformément aux dispositions du droit interne.

76. Compte tenu du cadre juridique et jurisprudentiel global en place en Hongrie lorsque le requérant a introduit son action civile, la conclusion des juridictions internes selon laquelle le service pastoral de l’intéressé relevait du droit ecclésiastique et leur décision de mettre fin à la procédure ne sauraient être considérées comme arbitraires ou manifestement déraisonnables.

77. En conséquence, eu égard à la nature du grief formulé par le requérant, à la base sur laquelle se fondait son service pastoral et au droit interne tel qu’interprété par les juridictions internes tant avant le litige du requérant que durant la procédure engagée par lui, force est pour la Cour de constater que le requérant ne possédait pas un « droit » que l’on pouvait prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Dans le cas contraire, elle créerait, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel dépourvu de base légale dans l’État défendeur.

78. Partant, la Cour conclut que l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer aux faits de la présente espèce. Dès lors, la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par dix voix contre sept, que la requête est irrecevable.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 14 septembre2017.

Françoise Elens-PassosAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente du juge Sicilianos ;

– opinion dissidente commune aux juges Sajó, López Guerra, Tsotsoria et Laffranque ;

– opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque ;

– opinion dissidente du juge Pejchal.

A.N.R.
F.E.P.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SICILIANOS

I. Applicabilité de l’article 6 et fond de l’affaire

1. Je regrette de ne pouvoir souscrire à l’approche de la majorité, suivant laquelle l’article 6 n’est pas applicable dans la présente affaire. Il est évident, cependant, que ma position relative à l’applicabilité de l’article 6 ne préjuge en rien du fond du litige porté devant la Grande Chambre, c’est‑à‑dire la question de savoir si le droit d’accès à un tribunal a été respecté ou non en l’occurrence. Même si l’applicabilité et le fond peuvent paraître liés dans le contexte factuel et juridique de l’espèce, ils sont néanmoins conceptuellement distincts. La question de l’applicabilité est une question préalable qui a trait à la recevabilité de la requête ratione materiae. Dire que l’article 6 de la Convention est applicable et que par conséquent la requête est recevable ratione materiae est une chose. Juger que les restrictions imposées par le droit hongrois, tel qu’interprété par les juridictions nationales, ne visaient pas de but légitime ou qu’elles étaient disproportionnées au but poursuivi au point de porter atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal en est certainement une autre (pour une récapitulation des principes généraux applicables en matière d’accès à un tribunal voir, parmi beaucoup d’autres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 120, CEDH 2016).

2. En d’autres termes, l’analyse de la question de l’applicabilité de l’article 6 ne devrait pas empiéter sur le fond du litige. Or, à mon sens et avec tout le respect dû à la majorité, l’arrêt ne parvient pas à distinguer avec suffisamment de clarté entre la recevabilité et le fond. En effet, plusieurs paragraphes de l’arrêt vont au-delà de la question de l’applicabilité de l’article 6 en tant que telle et traitent en réalité du fond du litige, c’est-à-dire de la portée du droit d’accès à un tribunal dans les circonstances de l’espèce et du caractère justifié ou non des restrictions de ce droit en droit hongrois. Cela semble être dû à l’approche restrictive du caractère « défendable » du « droit » invoqué par le requérant en vertu du droit national.

II. Portée du désaccord : la signification du terme « défendable » au regard de l’applicabilité de l’article 6

3. Ainsi qu’il est rappelé avec pertinence au paragraphe 60 de l’arrêt, « [l]a Cour a dit à maintes reprises que pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait contestation sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention » (italiques ajoutés). Et la Cour de préciser qu’elle « ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné » (italiques ajoutés – Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 91, CEDH 2012, et les autres références citées au paragraphe 61 de l’arrêt).

4. Le choix des termes « défendable » et « aucune » suggère clairement, me semble-t-il, que la Cour n’a pas à juger à ce stade – c’est-à-dire au stade préliminaire de l’applicabilité de l’article 6 – si le droit en cause est effectivement reconnu en droit national avec une certitude quasiment absolue. Le critère proposé dans la jurisprudence traditionnelle de la Cour, rappelé dans le présent arrêt, implique un contrôle prima facie. Il s’agit simplement pour la Cour de s’assurer qu’elle n’applique pas l’article 6 – et qu’elle n’aborde donc pas l’examen des garanties qui y sont reconnues – à propos d’un prétendu droit n’ayant aucune assise juridique dans l’ordre juridique national et que l’argumentation du requérant portant sur l’existence et les modalités d’exercice dudit droit revêtent un caractère sérieux. En effet, ainsi qu’il a été relevé à cet égard dès l’affaire Neves e Silva c. Portugal, « [i]l échet de déterminer si la thèse du requérant présentait un degré suffisant de sérieux, et non si elle se justifiait au regard de la législation portugaise » (Neves e Silva c. Portugal, 27 avril 1989, § 37, série A no 153-A). À ma connaissance, cette approche méthodologique n’a jamais été remise en cause par la Cour depuis lors.

III. Le terme « défendable » et l’article 13 de la Convention

5. Il est significatif de noter, par ailleurs, qu’une démarche analogue est systématiquement suivie par la Cour sur le terrain de l’article 13 de la Convention concernant le droit à un recours effectif. Ainsi qu’il a été rappelé récemment par la Grande Chambre « l’article 13 exige seulement qu’existe un recours en droit interne à l’égard des griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 54, série A no 131) » (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 180, CEDH 2017 (extraits)). Il est vrai que le caractère « défendable » du grief dont il est question ici doit exister au regard de la Convention et non pas par rapport au droit interne. Il n’empêche que, la terminologie étant la même dans les deux cas, la méthodologie pour se prononcer sur le caractère « défendable » du grief devrait être similaire. En effet, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, le caractère défendable du grief n’implique pas nécessairement une analyse approfondie par la Cour, mais bien plutôt un examen prima facie tendant à s’assurer que le grief du requérant au sujet d’un droit substantiel protégé par la Convention présente un degré suffisant de sérieux.

6. Pour s’en convaincre, on peut même mentionner des cas où la Cour a constaté qu’il n’y avait pas de violation du droit substantiel concerné mais où, faute de recours effectif, elle a néanmoins conclu à la violation de l’article 13 de la Convention. Tel est le cas, par exemple, de la récente affaire D.M. c. Grèce, qui portait sur les conditions de détention du requérant et les recours existant en Grèce pour se plaindre de telles conditions. Dans cette affaire, la Cour a notamment remarqué (D.M. c. Grèce, no 44559/15, § 43, 16 février 2017, italiques ajoutés) :

« La Cour rappelle que le constat de violation d’une autre disposition de la Convention n’est pas une condition préalable pour l’application de l’article 13 (Sergey Denisov c. Russie, no 21566/13, § 88, 8 octobre 2015, et les références qui y sont citées). Dans la présente affaire, même si la Cour a finalement conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 40 ci-dessus), elle n’a pas estimé que le grief du requérant à cet égard était à première vue indéfendable (paragraphes 31 et suivants ci‑dessus). (...) Elle considère dès lors que le requérant a soulevé un grief défendable aux fins de l’article 13 de la Convention. »

Ayant affirmé ainsi que l’article 13 était applicable dans cette affaire, la Cour a conclu ensuite « qu’il y a[vait] eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention » (ibidem, § 46).

7. La phrase du passage précité qui présente un intérêt tout particulier est la suivante : « [La Cour] n’a pas estimé que le grief du requérant (...) était à première vue indéfendable ». Cette phrase dénote on ne peut plus clairement que le critère pertinent implique un contrôle prima facie, et la double négation utilisée laisse entendre que l’on se limite simplement à s’assurer que le requérant présente un grief suffisamment sérieux et non pas un grief farfelu.

IV. L’unité d’interprétation, l’objet et le but de la Convention

8. Ainsi qu’il a été rappelé récemment par la Grande Chambre, « la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X, et Rantsev, précité, § 274) » (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 120, CEDH 2016). Partant de ce principe général d’interprétation, il faudrait accepter, me semble-t-il, que le terme « défendable » a la même signification par rapport aux deux dispositions concernées, à savoir l’article 6 et l’article 13 de la Convention, et ce d’autant plus que lesdites dispositions ont une relation intrinsèque en ce sens qu’elles visent le même but – la possibilité pour les individus de bénéficier de recours efficaces pour faire valoir leurs droits – et que l’article 6 se présente souvent comme la lex specialis par rapport à l’article 13 de la Convention.

9. L’unité d’interprétation de la Convention conduit, dès lors, à admettre que le terme « défendable » implique un contrôle prima facie de la part de la Cour tendant simplement à s’assurer que la thèse et l’argumentation du requérant présentent un degré suffisant de sérieux. En d’autres termes, pour juger si la position ou le grief du requérant sont « défendables » – que ce soit au regard du droit interne ou sous l’angle de la Convention – la Cour n’a pas besoin de se livrer à un examen approfondi et de se prononcer de façon quasiment définitive sur leur bien-fondé. Une telle démarche irait au-delà des exigences du contrôle qu’implique la notion de grief ou argument « défendable ». Elle aurait pour conséquence pratique de réduire le champ d’application des articles 6 et 13 de la Convention. En effet, à y regarder de plus près, plus on est exigeant sur ce qui est « défendable », plus on limite la portée du droit à un procès équitable (ou celle du droit à un recours effectif).

10. Mon approche – qui tend à ne pas restreindre outre mesure le champ d’application des dispositions précitées – semble conforme à l’objet et au but de la Convention, et plus particulièrement à ceux de l’article 6 dont il est question dans la présente affaire. On rappellera en effet que, depuis la célèbre affaire Delcourt, la Cour a à maintes reprises souligné que « [d]ans une société démocratique au sens de la Convention, le droit à une bonne administration de la justice occupe une place si éminente qu’une interprétation restrictive de l’article 6 § 1 ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition » (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11).

V. Application au cas d’espèce

11. En l’espèce, le requérant plaide que son affaire concerne un litige relatif à un droit de caractère civil reconnu en droit interne. Il soutient d’abord que le droit hongrois reconnaît à la relation à l’origine de son grief – selon lui une relation patrimoniale entre un citoyen et une communauté religieuse – le caractère de relation porteuse de droits de nature civile, et il souligne que le droit ecclésiastique reconnaît que la relation de responsabilité civile entre l’Église et les membres du clergé relève du droit national. Il insiste également sur le fait que l’Église défenderesse ne s’est jamais appuyée sur sa compétence exclusive en la matière. Il argue ensuite – sans être contredit en cela par le Gouvernement – qu’en vertu de la législation applicable, son indemnité de service était soumise à l’impôt sur le revenu tiré du travail. Selon le requérant, l’État ne peut pas d’un côté ignorer la nature patrimoniale de cette indemnité et de l’autre considérer qu’elle fait naître des obligations juridiques (de nature fiscale). Il précise qu’en réalité il avait avec l’Église réformée deux relations juridiques distinctes : l’une de caractère ecclésiastique se rapportant à son service pastoral proprement dit et l’autre d’ordre essentiellement pécuniaire ayant trait à sa rémunération pastorale. Selon lui, cette dernière n’a aucun lien avec l’autonomie de l’Église mais constitue une créance purement patrimoniale de droit privé, et les juridictions nationales auraient donc dû examiner son action au lieu de refuser d’en connaître (§§ 56-58 de l’arrêt).

12. Plus particulièrement, se fondant sur les articles 277 § 1 et 478 § 1) du code civil (dans leur version en vigueur au moment des faits), le requérant réclamait, devant les juridictions nationales, à titre principal le paiement des émoluments correspondant au contrat d’agence qu’il alléguait avoir conclu avec l’Église. Il soutenait que pour la période commençant le 22 octobre 2005, date à laquelle sa suspension était selon lui devenue irrégulière, et se terminant à la date d’effet de sa révocation, il avait droit pour ses services au versement d’une somme correspondant à l’indemnité de service prévue dans sa lettre de nomination. Il demandait donc l’exécution forcée de ce contrat d’agence. À titre subsidiaire, il invoquait les articles 318 § 1 et 339 § 1 du code civil, qui prévoyaient le versement de dommages et intérêts en cas de rupture d’un contrat d’agence. Selon lui, l’Église défenderesse avait en effet manqué à ses obligations contractuelles (§ 18 de l’arrêt).

13. Dans son arrêt no 32/2003, la Cour constitutionnelle a examiné la question de l’accès à un tribunal des personnes employées par des organisations religieuses. La haute juridiction hongroise a relevé notamment (passages cités au paragraphe 29 de l’arrêt) :

« Eu égard aux lois de l’État, d’une part, et aux règles ecclésiastiques qui s’appliquent de manière indépendante, d’autre part, on ne peut exclure que deux systèmes de règles distincts puissent régir des relations juridiques similaires. Entre une Église et ses membres, il peut exister des relations régies par les règles ecclésiastiques internes, à l’application desquelles aucune autorité publique ne peut participer. Entre ces mêmes parties il peut toutefois aussi exister des relations juridiques définies et régies par les lois de l’État, y compris pour ce qui est des recours applicables. Les droits et les obligations découlant des relations juridiques fondées sur les lois de l’État peuvent faire l’objet d’une exécution forcée par l’État.

(...) L’État doit respecter l’autonomie des Églises et des organes ecclésiastiques. Cependant, en reconnaissant l’autonomie des Églises, il faut tenir dûment compte également des autres droits et obligations fondamentaux. En conséquence, le droit à l’autonomie des Églises, qui est le corollaire du principe de la séparation de l’Église et de l’État énoncé à l’article 60 § 3 de la Constitution, doit s’interpréter dans le contexte des autres droits fondamentaux que la Constitution garantit aux personnes physiques (...).

Conformément au droit fondamental d’accès à un tribunal, une personne employée par une Église a [tout autant que n’importe quel autre citoyen] constitutionnellement le droit de porter devant un tribunal de l’État un litige concernant son emploi, lorsque cet emploi est régi par les lois de l’État.

(...)

(...) Ainsi, l’invocation du principe de la séparation des Églises et de l’État ne peut aboutir à la violation du droit constitutionnel d’accès à un tribunal. En vertu du principe de séparation des Églises et de l’État interprété conjointement avec le droit d’accès à un tribunal, les juridictions de l’État sont tenues d’examiner au fond les litiges relatifs à des droits et obligations des personnes se trouvant au service d’une Église lorsque ces droits et obligations sont régis par le droit de l’État, tout en respectant l’autonomie de l’Église. »

14. Les passages précités de cet arrêt important de la Cour constitutionnelle hongroise mettent en évidence les difficultés conceptuelles et juridiques qui se posent lorsque l’on veut tracer la ligne de démarcation entre l’application du droit commun et celle des règles ecclésiastiques. Ils soulignent en même temps la nécessité d’assurer de façon équilibrée le respect du principe de la séparation des Églises et l’État, d’une part, et le respect du droit constitutionnel relatif au droit d’accès à un tribunal pour les personnes se trouvant au service de l’Église, d’autre part. L’invocation du premier, dit la Cour constitutionnelle, ne saurait aboutir à la violation du second. Or ces considérations judicieuses impliquent dans chaque cas d’espèce des pondérations extrêmement délicates du point de vue juridique et qui ont des répercussions importantes sur le fonctionnement de l’état de droit, voire plus généralement sur la structure de l’État lui-même et la limite de son pouvoir de réglementation.

VI. Conclusion

15. Dire, dans ces conditions, que la position du requérant n’était même pas « défendable » et qu’elle ne présentait donc pas un degré suffisant de sérieux me paraît aller trop loin. Une telle appréciation excède, à mon sens, les limites du contrôle prima facie que la Cour devrait exercer au stade de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention et empiète sur le fond du litige. Pour toutes ces raisons, je pense que l’article 6 aurait dû être déclaré applicable en l’espèce.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, LÓPEZ GUERRA, TSOTSORIA ET LAFFRANQUE

(Traduction)

En l’espèce, la majorité a conclu que les revendications pécuniaires du requérant, un pasteur, lesquelles étaient indirectement liées à son service ecclésiastique, n’étaient pas constitutives d’un droit civil en droit interne. Vu l’absence de droit civil, la majorité a affirmé qu’il ne pouvait pas se poser de question sous l’angle de l’accès à la justice. Nous nous permettons d’exprimer notre désaccord avec ce constat. En effet, pareille interprétation de la jurisprudence non seulement encourage l’arbitraire au plan national, mais aussi risque de priver de nombreuses personnes qui entrent au service de l’Église des garanties d’une procédure légale. En fin de compte, cet arrêt risque de conforter la thèse selon laquelle toutes les nominations et tous les contrats de service formés avec des institutions religieuses dotées d’une réglementation interne échappent à la juridiction des États. Or si tel est le cas, pareils contrats ne peuvent être soumis à aucun contrôle et les droits qu’ils renferment ne peuvent être exécutés en droit interne.

I.

Le requérant est un ancien pasteur de l’Église réformée (calviniste) de Hongrie. Sa rémunération était fixée dans une lettre de nomination émanant du conseil presbytéral. Il a été révoqué, à titre de sanction disciplinaire, parce qu’il avait déclaré dans un journal local que l’État avait versé illégalement des subventions à un internat calviniste. Avant même cela, le requérant avait été suspendu de ses fonctions dans l’attente d’une décision sur le fond, qui devait intervenir dans un délai de soixante jours au maximum, et il avait été informé qu’il n’avait droit qu’à la moitié de son indemnité de service pendant la durée de sa suspension. Dans son action civile, il demandait notamment le versement de l’intégralité de son indemnité de service pour la durée de sa suspension ainsi que du salaire qui lui était dû pour ses activités de professeur de religion dans une école.

S’agissant de la seconde demande du requérant (arriérés de salaire pour ses activités de professeur), la Cour suprême a conclu que le requérant n’avait « pas mentionné l’existence entre lui et la paroisse d’un contrat prévoyant qu’il enseignât l’histoire ecclésiastique, ni réclamé le paiement d’émoluments en découlant. Il n’a invoqué ce contrat pour la première fois que dans son pourvoi [devant la Cour suprême] » (paragraphe 24 de l’arrêt).

Nous nous permettons d’exprimer notre désaccord. En effet, la Cour elle‑même a constaté qu’il ressortait « des documents disponibles que le requérant n’a[vait] mentionné l’existence d’un accord oral distinct portant sur l’enseignement de l’histoire de l’Église que dans son pourvoi devant la Cour suprême » (paragraphe 39 de l’arrêt). L’arrêt mentionne que cette demande a été présentée à tous les stades sans exception de la procédure interne[1]. Or les juridictions internes n’ont pas examiné cette demande et ne se sont donc pas prononcées sur l’existence d’un droit civil en droit interne. Cette omission à elle seule a empêché le requérant d’avoir accès à la justice.

Quant à la première demande (indemnité de service pendant la durée de la suspension), la Cour a admis que l’article 6 § 1 n’était pas applicable en l’absence de grief de caractère civil défendable au motif que les juridictions nationales avaient considéré qu’on ne pouvait exécuter un droit civil s’il n’existait pas de droit civil en droit interne. Les tribunaux internes ont conclu que, la relation de service étant de nature ecclésiastique, elle ne constituait pas un droit exécutable, raison pour laquelle ils « ont mis fin à la procédure, estimant que les tribunaux nationaux ne pouvaient donner force exécutoire à la créance du requérant au motif que le service pastoral accompli par celui-ci (...) relevai[t] du droit ecclésiastique et non de celui de l’État » (paragraphe 72 de l’arrêt).

Or cette approche formaliste omet d’examiner comme il convient le fait que le requérant disposait d’une créance patrimoniale défendable en droit civil hongrois.

D’après la jurisprudence de la Cour, l’article 6 § 1 s’applique aux contestations relatives à des « droits » de caractère civil que l’on peut dire, au moins de manière défendable (en anglais : « at least on arguable grounds »), reconnus en droit interne, qu’ils soient ou non protégés de surcroît par la Convention (voir, en particulier, Editions Périscope c. France, 26 mars 1992, § 35, série A no 234‑B, et Zander c. Suède, 25 novembre 1993, § 22, série A no 279‑B). La contestation peut porter aussi bien sur l’existence même d’un droit que sur son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II, et Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 40, 29 juin 2011). Selon Oxford Dictionary, « arguable » signifie : « 1) able to be argued or asserted (susceptible d’être défendu ou revendiqué) ; 2) open to disagreement (pouvant faire l’objet d’une contestation) ». La demande du requérant répond à cette définition.

Contrairement à l’approche adoptée dans l’arrêt rendu en l’espèce, la position des autorités nationales ne saurait passer pour absolument décisive. Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Roche c. Royaume-Uni ([GC], no 32555/96, § 120, CEDH 2005‑X, italiques et gras ajoutés) :

« Dès lors, pour apprécier s’il existe un « droit » de caractère civil et déterminer quelle est la qualification (matérielle ou procédurale) à donner à la restriction en cause, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 327-A, p. 19, § 49). Lorsque de surcroît les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction litigieuse, en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en leur substituant ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne (Z et autres précité, § 101) et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne. »

Répétons-le, l’interprétation du droit interne n’est que le point de départ et n’exclut pas l’existence d’un droit civil en droit interne. Comme nous allons le montrer, il y a de bonnes raisons que la Cour s’écarte en l’espèce de l’analyse effectuée par la juridiction suprême hongroise vu son caractère arbitraire.

Comme l’a dit la Cour constitutionnelle hongroise, lorsqu’il existe une relation en droit de l’État, c’est ce dernier qui s’applique. On ne peut aller contre ce principe simplement en reconnaissant qu’il existe en parallèle une relation ecclésiastique. Si la Cour insiste aujourd’hui sur le fait qu’elle ne peut créer un droit matériel dépourvu de base légale dans l’État concerné, elle semble oublier qu’il existait une contestation au sujet d’un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, à savoir la prétention à un contrat d’agence. Cette prétention n’a pas été dûment examinée par les juridictions nationales, qui ont estimé qu’il était automatiquement exclu qu’elles procèdent à pareil contrôle en raison du caractère ecclésiastique de la relation entre le requérant et l’Église[2].

Prendre les conclusions des autorités nationales pour argent comptant sous prétexte que ce sont ces dernières qui statuent sur le droit interne élude la question fondamentale que pose l’affaire. La Cour constitutionnelle a clairement exigé des tribunaux internes qu’ils contrôlent dans quelle mesure une relation juridique avec un organe religieux (comme une Église) peut être régie par le droit national (paragraphe 29 de l’arrêt) :

« Conformément au droit fondamental d’accès à un tribunal, une personne employée par une Église a [tout autant que n’importe quel autre citoyen] constitutionnellement le droit de porter devant un tribunal de l’État un litige concernant son emploi, lorsque cet emploi est régi par les lois de l’État.

Les organes de l’État doivent déterminer au regard de la Constitution et des lois visées dans la loi ecclésiastique sur la législation ecclésiastique si une question née d’une relation juridique donnée relève de la compétence d’une autorité ou d’un tribunal de l’État. Ils doivent donc établir au regard des lois de l’État si, dans une affaire donnée, il existe entre les parties une relation juridique régie par le droit national. »

Contrairement à la Cour suprême, la Cour constitutionnelle n’a pas exclu que le droit national soit applicable du simple fait de l’existence du droit ecclésiastique, et ce expressément eu égard à l’article 6 § 1 de la Convention, qui veut que les titulaires de droits ne puissent se voir priver de l’accès à la justice.

Néanmoins, les tribunaux internes n’ont pas mené une analyse de la revendication civile sur le fond, comme l’avait demandé la Cour constitutionnelle, « au motif que le service pastoral accompli par [le requérant] (...) relevai[t] du droit ecclésiastique et non de celui de l’État ». La Cour suprême a balayé la question fondamentale qui se pose en l’espèce. Réfléchissant au caractère de droit civil de la relation de service, la Cour suprême a dit que le service rendu ne revêtait pas un caractère matériel et a conclu que le code civil (avec ses règles sur les contrats d’agence) n’était pas applicable. Elle est parvenue à cette conclusion parce que, lorsqu’un service est jugé être spirituel et non matériel, seul le droit ecclésiastique s’applique. Le droit ecclésiastique, quant à lui, régit ce qui est d’ordre spirituel (et non pécuniaire), auquel cas le droit civil ne s’applique pas. Ce raisonnement circulaire empêche de procéder à une analyse indépendante sous l’angle du droit de l’État pour la simple raison que le droit ecclésiastique entre en jeu. Toutefois, d’après la Cour constitutionnelle, la bonne question n’est pas celle de savoir si la relation en cause est régie exclusivement par le droit ecclésiastique (ce qui constitue également un obstacle procédural selon l’arrêt Roche (précité) et n’exclut pas l’application de l’article 6), mais son statut au regard du droit de l’État, lequel exige une disposition légale expresse pour rendre une créance inexécutable. C’est ce que prévoient l’article 7 et (en particulier) l’article 204 § 1 c) du code civil. L’article 15 § 2 de la loi sur les Églises se borne à disposer : « Il ne peut être exercé aucune contrainte de l’État aux fins de l’application des lois et règles internes des Églises. » Il est vrai que les règles d’indemnisation pendant une période de suspension sont fixées par le règlement interne de l’Église. Toutefois, la Cour constitutionnelle indique clairement dans sa décision que cela n’exclut pas catégoriquement que le code civil puisse s’appliquer lorsqu’il existe un contrat de droit civil.

Puisque la nomination du requérant a été jugée revêtir un caractère spirituel et que, aux termes d’un accord, il a été prévu qu’elle soit régie par le droit ecclésiastique, la Cour suprême a dit qu’il n’y avait pas lieu d’octroyer une indemnité pendant la durée de la suspension. Il va sans dire que, au stade de la suspension, il ne se posait pas dans le cadre de la procédure disciplinaire la question de savoir si le service devait être qualifié de matériel ou de spirituel ; il n’y avait qu’une promesse de rémunération et une demande à cet égard. Dire qu’il n’existe pas de relation de droit civil eu égard à l’article 204 § 1 c) (comme l’a fait la Cour suprême) élude la question fondamentale en jeu. Pour la Cour suprême, la créance n’est pas exécutable (c’est-à-dire qu’elle reconnaît l’existence d’une créance au titre du code civil) car elle est d’ordre ecclésiastique. Cela signifie que, pour la Cour suprême, un accord ecclésiastique est par définition inexécutable bien que, d’après l’article 204 § 1 c), une dette ne peut être insusceptible d’exécution qu’en vertu d’une loi adoptée par le Parlement. Or une « loi » de l’Église réformée de Hongrie n’est pas une loi adoptée par le Parlement.

II.

Cet arrêt se concilie mal avec les principes et le niveau de protection énoncés par la Cour dans le domaine de l’accès à la justice.

La Cour a reconnu (Vilho Eskelinen, précité, §§ 59-61) que « il devrait (...) y avoir des raisons convaincantes de soustraire telle ou telle catégorie de requérants à la protection offerte par l’article 6 § 1 » et que lorsque « les requérants (...) avaient en vertu de la législation nationale le droit de voir examiner leurs demandes d’indemnisation par un tribunal », il faut avancer un motif ayant trait au « fonctionnement effectif de l’État [ou un] impératif d’ordre public (...) qui soient de nature à commander la suppression de la protection apportée par la Convention contre une procédure inéquitable ou excessivement longue ». Elle a donc dit : « Lorsqu’un ordre interne empêche l’accès à un tribunal, la Cour vérifie que le litige est bien tel qu’il justifie une dérogation aux garanties de l’article 6. Si tel n’est pas le cas, aucun problème ne se pose et l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer. »

Par ailleurs, la Cour a refusé de maintenir une immunité parlementaire absolue ou de soutenir une immunité diplomatique illimitée (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, CEDH 2010, et Sabeh El Leil, précité). Il est étrange de constater que, lorsque l’autonomie de l’Église est engagée, la Cour tend à élargir l’immunité. Elle le fait sous couvert d’un constat d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 au motif qu’aucun droit de caractère civil n’est en jeu.

III.

Les conséquences de cet arrêt son troublantes, et pas seulement parce qu’il exprime une approche étroite s’agissant de déterminer ce qui peut passer pour un droit matériel de caractère civil aux fins de l’article 6 § 1. Suivant la logique de cet arrêt, lorsqu’une Église (en liaison ou non avec des préceptes doctrinaux précis) décide de créer une compétence ecclésiastique, l’État renonce à la sienne, comme si l’Église avait le pouvoir souverain de fixer la compétence au sein de l’État (encore une vois, ce n’est pas ce qu’a dit la Cour constitutionnelle, mais c’est le point de vue que la Cour semble adopter aujourd’hui). Les conséquences qui en découlent pour la protection des droits de l’individu sont troublantes.

Nul doute que lorsqu’il a pris ses fonctions dans l’Église, le requérant a accepté de faire preuve de loyauté envers cette institution. Toutefois, on ne saurait considérer que la signature qu’il a apposée sur sa lettre de nomination vaut engagement personnel et catégorique de ne lancer sous aucun prétexte une action civile contre l’Église. On ne peut pas dire non plus que, du simple fait qu’un accord ecclésiastique standard est en jeu, chaque aspect de la relation est automatiquement régi par les règles ecclésiastiques et échappe ainsi à la compétence de l’État.

Nous estimons que les préoccupations exprimées dans l’opinion dissidente jointe à l’arrêt de chambre n’ont rien perdu de leur pertinence, bien au contraire : « Le constat en l’espèce soulève naturellement et légitimement des questions relatives aux autres droits d’(anciens) membres du clergé définis dans des documents ecclésiastiques qui pourraient être sacrifiés à l’autonomie absolutiste de l’Église, telle que perçue par la majorité. Ces droits couvriraient-ils les droits à pension ? D’autres droits de sécurité sociale ? Les droits à l’assurance maladie ? » (paragraphe 30 de l’opinion dissidente commune aux juges Sajó, Vučinić et Kūris jointe à l’arrêt de chambre).

Il va sans dire que la Convention exige le respect de la liberté de religion et que cette liberté entraîne l’obligation de respecter l’autonomie de l’Église. Il serait inacceptable, comme la Cour constitutionnelle et la Cour suprême l’ont dit à juste titre, de permettre aux autorités de l’État de faire appliquer la règlementation interne d’une Église. Mais cela ne signifie pas que, lorsqu’une organisation religieuse déclare qu’une question est « interne », cette organisation peut unilatéralement soustraire la partie concernée à la compétence de l’État si la relation en cause est d’ordre séculier. L’affaire à l’étude ne concerne pas le caractère approprié de l’enseignement religieux dispensé par le requérant (cela n’est pas en jeu en l’espèce) ni le caractère approprié de sa critique des autorités ecclésiastiques sur une question sans rapport avec l’enseignement religieux (ce qui était à l’origine de la procédure disciplinaire). L’autonomie de l’Église peut exiger que le juge respecte la doctrine religieuse, à savoir qu’un prêtre ou un pasteur accomplit un service qui n’est pas d’ordre séculier[3]. Le requérant ne défend toutefois nullement cette thèse, et le grief porte sur une relation séculière en rapport avec la procédure disciplinaire.

Si l’autonomie des organisations religieuses doit être respectée, il ressort de la jurisprudence que cela n’accorde pas l’immunité à de telles organisations. Comme indiqué dans l’arrêt Fernández Martínez c. Espagne ([GC], no 56030/07, CEDH 2014 (extraits)), il s’agit de montrer que le risque pesant sur l’autonomie de l’Église est réel et substantiel, ce qui n’est certainement pas le cas en l’occurrence[4].

Cet arrêt entérine la création d’un système juridique double qui nie la souveraineté la plus élémentaire de l’État et place certains litiges hors de sa portée. La conséquence en est l’abandon par l’État de son devoir de fournir à bon nombre de ses citoyens la protection judiciaire à laquelle ils ont droit.

OPINION DISSIDENTE DU JUDE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

I. Introduction (§§ 1-4)

Première partie (§§ 5-21)

II. Les limitations au droit d’accès à un tribunal (§§ 5-14)

a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour (§§ 5-7)

b) Limitations matérielles au droit d’accès à un tribunal (§§ 8-14)

III. La limitation du droit d’accès à un tribunal pour les litiges concernant le clergé (§§ 15-21)

a) La jurisprudence limitée de la Cour en la matière (§§ 15-18)

b) Le consensus européen en matière d’accès à un tribunal pour des litiges pécuniaires concernant le clergé (§§ 19-21)

Deuxième partie (§§ 22-43)

IV. L’applicabilité de l’article 6 aux litiges pécuniaires concernant le clergé (§§ 22-29)

a) Les failles dans le raisonnement de la majorité (§§ 22-26)

b) Un autre raisonnement, fondé en principe (§§ 27-29)

V. Application de l’article 6 en l’espèce (§§ 30-43)

a) La marge d’appréciation de l’État (§§ 30-32)

b) Les critères de but légitime et de proportionnalité (§§ 33-43)

VI. Conclusion (§ 44)

I. Introduction (§§ 1-4)

1. Je ne puis souscrire à cet arrêt peu enthousiasmant. La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») avait le choix entre deux solutions juridiques pour traiter cette affaire. Elle pouvait soit appliquer les principes fondamentaux de sa jurisprudence relatifs au droit d’accès à un tribunal soit revoir sa jurisprudence à la lumière des critiques qui avaient été dirigées contre celle-ci. Pour des raisons qui tiennent du mystère, la majorité de la Grande Chambre a décidé de ne suivre aucune de ces solutions.

2. Au lieu de cela, la majorité adopte les décisions les plus difficiles en prenant le chemin le plus court pour arriver à une conclusion connue d’avance. En premier lieu, la majorité de la Grande Chambre ne tient pas compte d’un fait crucial : la Cour suprême n’a pas rejeté la demande du requérant sur le fond mais a simplement mis fin à la procédure[5]. En deuxième lieu, la majorité n’aborde pas la question de la nature de la restriction au droit d’accès à un tribunal qui est en jeu dans le cas du requérant. En troisième lieu, la majorité ne prend pas la peine de déterminer et de justifier l’ampleur de la marge d’appréciation accordée dans l’affaire et encore moins de rechercher s’il existe un consensus européen sur la question de l’accès à un tribunal dans les litiges pécuniaires concernant le clergé, mais elle admet sans discussion que la décision prise par la Cour suprême de mettre fin à la procédure n’était pas arbitraire. Ayant eu l’avantage de lire l’opinion du juge Sajó, je dois dire que je partage certaines des réflexions de mon éminent confrère à cet égard, notamment à propos de la jurisprudence constitutionnelle hongroise et de l’incompatibilité de la décision de la Cour suprême avec cette jurisprudence.

3. Si la majorité avait tenu compte de la nature strictement procédurale de la décision de la Cour suprême du 28 mai 2009 et, en conséquence, de la nature procédurale de la restriction qui a touché le droit d’accès du requérant à un tribunal, elle aurait dû conclure, pour se conformer fidèlement aux principes de la jurisprudence classique, que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») était applicable. Par la suite, toujours pour respecter la logique de la jurisprudence classique de la Cour, la majorité aurait dû soumettre ladite restriction à une analyse sous l’angle des critères de but légitime et de proportionnalité, en tenant compte du cadre juridique pertinent en vigueur dans les Parties contractantes, afin de déterminer s’il existait ou non un consensus européen dans ce domaine et quelle était l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder aux États, et dire en conséquence s’il y avait eu violation de l’article 6. Or aucune de ces questions n’étant ne serait-ce qu’énoncée, ni a fortiori traitée en vue d’y apporter une réponse, la présente opinion vise précisément à répondre aux questions ainsi esquivées par la majorité.

4. Certes, de par ses particularités, la présente affaire fournissait aussi une occasion unique de se livrer à une réflexion plus que nécessaire sur la jurisprudence traditionnelle de la Cour relative à la distinction entre l’immunité de responsabilité[6] et l’immunité de poursuites[7] et sur la différence de régime qui est censée s’ensuivre aux fins de l’article 6 de la Convention. En dépit des critiques nourries que la jurisprudence suscite désormais depuis quelques années, la majorité de la Grande Chambre ne s’est pas même explicitement penchée sur cette question plus large, partant du principe que cette distinction était correcte et en tirant des déductions quant au régime applicable. Je m’efforce également dans cette opinion d’évaluer si cette approche méthodologique classique se tient sur le plan logique.

Première partie (§§ 5-21)

II. Les limitations au droit d’accès à un tribunal (§§ 5-14)

a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour (§§ 5-7)

5. Dans sa jurisprudence, la Cour a maintes fois rappelé que, pour que l’article 6 § 1 de la Convention sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait contestation sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce que ce droit soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1[8].

6. L’article 6 § 1 de la Convention n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants ; en effet, la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné[9]. Pour décider si le « droit » invoqué possède vraiment une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes[10]. Parmi les autres critères dont la Cour peut tenir compte figurent « la reconnaissance par les tribunaux internes, dans des situations semblables, du droit allégué ou l’examen par eux du bien-fondé de la demande d’un requérant »[11]. « Peu importent dès lors la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile, commerciale, administrative, etc.) et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif, etc.) »[12].

7. La Cour doit avoir des motifs très sérieux de prendre le contre-pied des juridictions nationales supérieures en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne[13]. Néanmoins, la notion de « droits de caractère civil » est autonome, en ce sens qu’elle possède sa propre signification aux fins de la Convention, indépendamment de la façon dont ces termes sont compris dans le cadre juridique national. Dans son appréciation, la Cour doit, par-delà les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher à cerner la réalité[14]. Si ce n’était pas le cas, les États pourraient contourner l’article 6 de la Convention en libellant les prétentions de manière à priver les citoyens d’un accès à un recours en justice. En outre, la Cour doit aussi comprendre la Convention, y compris le droit à un tribunal qui y est garanti, à la lumière des conditions actuelles, et l’absence de point de vue européen uniforme n’en empêche pas une interprétation évolutive[15]. Enfin, c’est le droit tel que l’invoque le plaignant dans la procédure interne qui doit être pris en compte pour apprécier si l’article 6 § 1 de la Convention est applicable[16]. En présence d’une contestation réelle et sérieuse sur l’existence du droit invoqué par le plaignant en droit interne, la décision des juridictions nationales selon laquelle pareil droit n’existe pas n’ôte pas, rétrospectivement, au grief du plaignant son caractère défendable[17].

b) Limitations matérielles au droit d’accès à un tribunal (§§ 8-14)

8. Le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils[18]. Toute personne a le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. L’article 6 § 1 consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect[19]. Bien que la Cour ne puisse créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné[20], l’article 6 s’applique néanmoins à des contestations « réelles et sérieuses » portant aussi bien sur l’existence même d’un « droit » que sur son étendue ou ses modalités d’exercice[21]. Si la contestation oppose un particulier à une autorité publique, il n’est pas décisif que celle-ci ait agi comme personne privée ou en tant que détentrice de la puissance publique. Pour déterminer si une contestation porte sur un droit de caractère civil, seule importe la nature du droit en cause, c’est‑à‑dire son contenu matériel et ses effets, et non la qualification juridique qu’il revêt dans le droit interne de l’État en cause[22]. Partant, la circonstance que le défendeur est une autorité publique et que l’acte litigieux est qualifié dans le droit interne de public n’est pas décisive pour trancher la question de savoir si la contestation porte ou non sur un droit de caractère civil.

9. Cependant, la Cour a toujours jugé que le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il « appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus »[23]. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient en revanche à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle se doit de vérifier que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation au droit d’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime[24] et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (critère Ashingdane). Le critère de proportionnalité appelle aussi une évaluation des autres recours possibles en vue d’engager une procédure[25]. En fin de compte, l’absence de tout autre recours portera atteinte à la substance même du droit pour autant qu’elle sera constitutive d’un déni de justice[26].

10. La Cour établit dans sa jurisprudence une distinction entre les limitations matérielles et les limitations procédurales au droit d’accès à un tribunal. Cette distinction a déterminé dans certaines affaires l’applicabilité de l’article 6[27], tandis que dans d’autres elle a joué un rôle dans l’examen de la portée des garanties énoncées à l’article 6[28]. Quoi qu’il en soit, la Cour a rappelé dans toutes ces affaires que l’article 6 ne trouve en principe pas à s’appliquer dans les cas où les limitations matérielles au droit sont prévues par la législation interne[29]. Cela vient de ce que la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné[30].

11. En fait, la toute première affaire où la Cour a conclu à la violation de l’article 6 à raison du manque de proportionnalité d’une immunité absolue et automatique prévue par le droit interne d’une Partie contractante a révélé le caractère juridiquement artificiel de la distinction établie par la Cour et sa perméabilité à des considérations extra-juridiques[31]. La réaction britannique à l’arrêt Osman a été virulente[32]. Deux critiques ont été principalement adressées à la Cour : qu’elle avait mal compris le droit britannique car elle n’avait pas reconnu le droit d’intenter contre la police une action pour faute dans l’exercice de ses fonctions de recherche et de répression des infractions, et qu’elle avait ainsi créé un nouveau droit de réclamer à la police des dommages et intérêts, financés sur les fonds publics, et avait donc outrepassé ses compétences et manqué de respect pour l’autonomie du Parlement britannique. Ces critiques se sont accompagnées de la menace d’un éventuel retrait de la Cour de Strasbourg, laquelle chercherait à « imposer une uniformité de valeurs voltairienne à tous les États membres »[33]. Loin d’être réservées à cette affaire, ces critiques et menaces ont été formulées à de multiples autres occasions. Elles ne visaient à l’évidence qu’un seul but, atteint deux ans plus tard : le renversement de la jurisprudence Osman, avec l’arrêt Z. et autres[34], qui se référait aux remarques critiques de Lord Browne-Wilkinson dans l’affaire Barret v Enfield London BC[35].

12. La présente affaire prouve une fois de plus que la distinction entre les limitations procédurales et les limitations matérielles au droit d’accès à un tribunal est illusoire. En dépit du fait qu’elle a insisté pour maintenir cette distinction[36], la majorité de la Grande Chambre a tranché l’affaire sans se prononcer sur la nature de la limitation au droit d’accès du requérant ni d’ailleurs sur l’existence d’une telle limitation. La Cour a procédé ainsi dans d’autres affaires[37], où elle a conclu qu’un examen du grief sur le plan procédural au titre de l’article 6 ou un examen sur le plan matériel sous l’angle de l’article 8 – puisqu’elle a compétence pour requalifier un grief – poserait les mêmes questions centrales s’agissant de la légitimité du but visé et de la proportionnalité. Il importe toutefois de noter que, dans les deux affaires où elle a suivi cette voie, la Cour a pour finir conclu à la non-violation de l’article 6.

13. De plus, le caractère formaliste de la ligne de démarcation nette entre les limitations procédurales et les limitations matérielles d’un droit donné dans le droit interne a été reconnu par la Cour elle-même lorsqu’elle a dit : « [e]xprimer la limitation du point de vue du droit ou du recours dont il faut accompagner celui-ci n’est parfois rien d’autre qu’une question de technique législative »[38]. Le formalisme de la distinction opérée par la Cour est mis en lumière au moyen d’une argumentation par l’absurde reposant sur un exemple hypothétique : si une législation refusait à toutes les personnes noires le droit d’engager une action en justice contre une certaine autorité publique, cette catégorie de personnes ne disposerait d’aucun droit civil, et il s’ensuivrait que toute plainte contre cette législation tomberait en dehors du champ d’application de l’article 6 et que l’article 14 lui non plus ne serait pas applicable. À l’évidence, aucun État régi par l’état de droit ne pourrait accepter un résultat aussi absurde[39]. En conséquence, les critères de but légitime et de proportionnalité doivent être appliqués à toute limitation au droit d’accès à un tribunal. Comme l’a Cour elle-même l’a également reconnu :

« qu’un État puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1 – les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge. »[40]

14. On peut donc conclure que la distinction entre l’immunité de responsabilité et l’immunité de poursuites est fallacieuse du point de vue logique[41], car elle vise à priver les citoyens d’un recours judiciaire effectif contre les méfaits et les omissions de certaines autorités publiques bénéficiant d’une immunité (comme la police ou l’armée) dans l’ordre juridique interne de certaines Parties contractantes, indépendamment de l’ampleur du préjudice subi et de la facilité avec laquelle celui-ci aurait pu être évité, la philosophie juridique utilitaire sous-jacente étant que les individus peuvent être sacrifiés au profit d’un bien plus grand défendu par ces autorités. Cette question n’est pas nouvelle dans l’histoire juridique européenne[42]. À l’époque romaine, Celse a défini l’actio comme le jus persequendi in judicio quod sibi debetur, qui fonde la phrase suivante : nihil aliud est actio quam jus quod sibi debeatur, judicio persequendi[43]. Depuis les auteurs qui représentent la doctrine privatiste la plus extrême, tel Windscheid, qui conçoivent les droits subjectifs individuels (Ansprüche) sans droit indépendant d’accès à un tribunal, à ceux qui se situent à l’autre extrémité et qui représentent la doctrine publiciste la plus extrême, comme Pekelis, pour lesquels il existe seulement un droit à une action en justice et pas de droits subjectifs individuels indépendants, et des auteurs se situant au milieu qui, à l’instar de Savigny, pensent que le droit d’accès à un tribunal est tributaire du droit subjectif individuel jusqu’à ceux qui, comme Binder, font valoir que le droit subjectif individuel est tributaire du droit à une action en justice, la longue histoire du débat européen sur les relations entre le droit subjectif individuel et le droit d’accès à un tribunal n’aurait pas dû être ignorée par la Cour, laquelle se présente justement comme la conscience de l’Europe. Un peu plus de conscience historique ne ferait pas de mal aux arrêts de la Cour, en particulier sur des questions ayant une telle profondeur historique. D’une certaine manière, c’est justement ce que le juge Zupančič a rappelé à la Cour lorsqu’il a brillamment écrit ce qui suit :

« un droit sans recours n’est qu’une recommandation (une « obligation naturelle »). Il s’ensuit qu’un droit est doublement tributaire du recours concomitant. Si le recours n’existe pas, le droit en question n’est pas un droit ; si le recours n’est pas utilisé procéduralement, le droit n’est pas revendiqué. Le droit et son recours ne sont pas seulement interdépendants ; ils sont consubstantiels. (...) Il est doublement paradoxal que la majorité parle d’éviter les simples apparences et de s’attacher à cerner la réalité (...), alors que la distinction sur laquelle repose l’arrêt est une pure fiction juridique. Si nous nous en sommes sortis tant bien que mal, la prémisse erronée qui est à la base de l’arrêt demeure. Le dilemme resurgira à coup sûr. Pour sortir de ce dilemme, il faut de toute évidence cesser de souscrire à cette prémisse erronée. »[44]

Étant donné que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs[45], ce qui vaut spécialement pour le droit d’accès à un tribunal eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique[46], il est grand temps que la Cour mette un terme à cette logique fallacieuse.

III. La limitation du droit d’accès à un tribunal pour les litiges concernant le clergé (§§ 15-21)

a) La jurisprudence limitée de la Cour en la matière (§§ 15-18)

15. La jurisprudence de la Cour concernant les litiges entre des ministres du culte et des Églises sur le terrain de l’article 6 de la Convention est assez limitée. Dans la plupart des cas, la Cour a conclu que le volet « civil » de l’article 6 n’était pas applicable car il n’existait pas de « droit » qui soit reconnu, au moins de manière défendable, en droit interne. Dans ces affaires, la Cour s’est bornée à vérifier si la mesure adoptée par les autorités ecclésiastiques et soumise au droit ecclésiastique pouvait se prêter à un contrôle par le juge national selon l’état du droit national et si cette situation était claire et établie. Dans les affaires où la Cour a conclu que la mesure ne pouvait faire l’objet d’un contrôle juridictionnel, elle a souscrit à la conclusion des juridictions nationales selon laquelle pareil contrôle empièterait sur l’autonomie de l’Église, indépendamment de la nature pécuniaire ou non des prétentions (comme les conséquences pécuniaires de la mesure litigieuse, par exemple un licenciement ou un départ anticipé à la retraite). Ce n’est que dans une seule affaire que la Cour a admis l’existence d’un « droit » en droit interne, eu égard à la portée limitée du contrôle opéré par le juge national. Or, même dans cette affaire, la Cour a conclu que pareil contrôle limité n’avait pas emporté violation du droit d’accès à un tribunal, et elle a donc déclaré le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

16. Dans l’affaire Dudová et Duda[47], la requête a été introduite par deux anciens prêtres de l’Église tchécoslovaque hussite qui avaient engagé une procédure en vue de faire déclarer irrégulière leur révocation et d’obtenir le paiement de leurs arriérés de salaire. Les tribunaux tchèques accueillirent le second volet de leur demande (arriérés de salaire) mais se déclarèrent incompétents pour revoir la décision de révocation quant au fond, considérant que seule l’Église avait juridiction de par son statut d’autonomie. La Cour jugea que la procédure engagée par les requérants au sujet de la légalité de leur révocation ne concernait pas un « droit » reconnu de manière défendable en droit interne, et que l’article 6 était dès lors inapplicable.

Dans l’affaire Ahtinen[48], la Cour est parvenue à une conclusion identique s’agissant de la procédure engagée par le pasteur d’une paroisse pour contester la décision de le transférer dans une autre paroisse qui avait été prise par les autorités de l’Église à laquelle il appartenait. La Cour a tenu compte de la situation de l’Église évangélique luthérienne en droit finlandais et a noté que le législateur n’avait pas voulu prévoir la possibilité pour un juge de statuer au fond sur des griefs émanant de membres du clergé souhaitant contester le changement de leur lieu d’affectation. C’est pourquoi elle a conclu qu’il n’existait pas en droit interne de base pour dire que le requérant disposait d’un « droit » au sens de l’article 6.

Dans les affaires Baudler[49] et Reuter[50], la Cour a considéré que la procédure engagée par les requérants contre des décisions de l’Église protestante visant à mettre les deux requérants en disponibilité et à mettre le second en retraite anticipée ne se rapportaient pas à un « droit » reconnu en droit allemand. La Cour a observé que les mesures litigieuses, qui concernaient des nominations ecclésiastiques, étaient fondées sur les dispositions de chacune des Églises régissant le service des membres de leur clergé. Ces mesures n’étaient donc pas régies par le droit de l’État, mais uniquement par le droit ecclésiastique. Conformément à leur jurisprudence établie, les juridictions administratives avaient jugé que les mesures dénoncées relevaient manifestement d’une affaire interne à l’Église qui ne pouvait être soumise à leur contrôle. Quant aux prétentions pécuniaires présentées par le requérant aux tribunaux administratifs dans l’affaire Reuter, ces derniers ont jugé que les effets pécuniaires automatiques desdites mesures ne relevaient pas de leur compétence. La Cour a admis ce raisonnement sans se pencher plus avant sur le caractère pécuniaire des demandes des requérants.

Dans l’affaire Müller[51], la Cour a jugé l’article 6 applicable à un litige opposant des officiers de l’Armée du Salut à cette dernière. S’appuyant sur la nouvelle jurisprudence de la Cour fédérale de justice, les juridictions nationales avaient estimé qu’elles n’avaient qu’un pouvoir limité pour contrôler la décision de congédiement du service d’officier prise par l’Armée du Salut. Dans ces conditions, la Cour a conclu que les requérants pouvaient invoquer un « droit » reconnu en droit allemand, raison pour laquelle l’article 6 de la Convention était applicable. Quant à la question de savoir si un contrôle juridictionnel aussi limité avait méconnu l’article 6, la Cour a noté que cette limitation provenait du droit à l’autonomie reconnu aux Églises et aux communautés religieuses par le droit constitutionnel allemand. Les juridictions nationales ont donc procédé à un contrôle limité de la décision de congédiement, conformément à la nouvelle jurisprudence de la Cour fédérale de justice, et conclu à l’absence de motif de juger la décision contestée arbitraire ou contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. Dès lors, les requérants ne pouvaient pas soutenir qu’ils avaient été privés du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de leur demande, et la Cour a déclaré leur grief manifestement mal fondé.

17. Enfin, la Cour a eu l’occasion de connaître de litiges du travail entre des prêtres ou d’autres employés de l’Église et des Églises mettant en jeu d’autres dispositions de la Convention, notamment les articles 8 et 9. À cet égard, elle a élaboré une jurisprudence intéressante voulant que le processus décisionnel concernant des atteintes, dans le chef de membres du clergé ou d’autres employés de l’Église, à des droits garantis par l’article 8 doit leur permettre de bénéficier de la protection requise de leurs intérêts[52]. Cela signifie que la Cour doit prendre en compte la qualité du contrôle opéré par les tribunaux internes qui ont statué sur le litige du requérant[53].

18. Dans le domaine des litiges du travail opposant des employés de l’Église et des Églises, la Cour a également émis l’idée que la Convention impose aux États contractants l’obligation positive de mettre en place un système de tribunaux (du travail) compétents pour statuer sur les litiges du travail mettant en jeu des droits protégés par les articles 8 et 9 et pouvant en même temps prendre en compte le droit ecclésiastique[54]. Étant donné que ces affaires concernent principalement des employés de l’Église et non des prêtres, la Cour doit préciser si ces principes peuvent aussi s’appliquer à des litiges impliquant exclusivement des membres du clergé et leurs prétentions pécuniaires.

b) Le consensus européen en matière d’accès à un tribunal pour des litiges pécuniaires concernant le clergé (§§ 19-21)

19. Les Parties contractantes à la Convention ont des manières différentes de traiter la question de savoir si les juridictions internes sont compétentes pour connaître de litiges pécuniaires relatifs au service de membres ou ex-membres du clergé, comme des arriérés de salaire impayés. Alors même que le gouvernement défendeur a invoqué devant la chambre et la Grande Chambre une absence de consensus européen sur la question des relations entre les Églises et l’État[55], la majorité de la Grande Chambre n’en a pas dit mot dans son raisonnement. Or selon les informations dont disposait la Cour, l’examen comparé des systèmes juridiques en Europe montre clairement l’existence d’un consensus européen sur le principe de la compétence de l’État en matière de litiges pécuniaires concernant le clergé[56].

20. Eu égard à l’objectif de la comparaison (pourquoi comparer et dans quel but) et, par voie de conséquence, aux sources et au niveau de cette comparaison (que comparer et comment), il paraît indiqué de ranger les États et juridictions objet de l’étude dans deux catégories : premièrement, ceux où une organisation religieuse jouit d’une autonomie quasi complète même s’agissant de demandes purement pécuniaires dirigées contre elle (et où, en conséquence, les tribunaux étatiques ne sont pas compétents pour connaître des demandes émanant du clergé)[57] et, deuxièmement, ceux où un contrôle juridictionnel de prétentions pécuniaires est possible[58]. Les États appartenant à la deuxième catégorie se subdivisent encore en trois groupes : 1) Les États et juridictions où la relation entre une organisation religieuse et ses ministres est, en tant que telle, sui generis, mais où les tribunaux civils peuvent quand même examiner les demandes purement pécuniaires[59] ; 2) Les États et juridictions où la relation en tant que telle est fondée sur un contrat de travail ou assimilée à un tel contrat[60] ; et 3) les États et juridictions où la relation entre une organisation religieuse et ses ministres est régie par le droit public et où les demandes respectives sont examinées par les tribunaux administratifs[61].

21. Pour conclure, en réponse à la question de savoir si les tribunaux étatiques peuvent connaître de demandes purement pécuniaires émanant de membres du clergé ou de ministres du culte dirigées contre une organisation religieuse, l’étude de la législation et de la jurisprudence nationales révèle des différences considérables dans les solutions retenues, et ce non seulement entre les États mais au sein même de certains d’entre eux. Ce n’est que dans sept juridictions sur les trente-neuf étudiées que les tribunaux étatiques ne sont pas compétents pour examiner pareilles demandes. Tous les autres États prévoient la possibilité d’effectuer un contrôle juridictionnel, mais selon des modalités différentes et à un degré différent. Quinze juridictions ont un régime sui generis qui régit la nomination ou la révocation des ministres du culte, mais les juridictions nationales sont tout de même compétentes pour examiner les demandes pécuniaires. Dans sept États, le clergé est employé sur la base de contrats de travail ordinaires (ce qui veut dire que les tribunaux étatiques sont compétents), et dans neuf États la question est régie par le droit public (cela signifie que les tribunaux administratifs sont compétents dans la plupart des cas). Enfin, si les juridictions nationales ont compétence pour connaître de pareilles demandes, leurs décisions sont exécutées en suivant les règles générales valables pour l’exécution de toute décision de justice quelle qu’elle soit.

Deuxième partie (§§ 22-43)

IV. L’applicabilité de l’article 6 aux litiges pécuniaires concernant le clergé (§§ 22-29)

a) Les failles dans le raisonnement de la majorité (§§ 22-26)

22. En l’espèce, le requérant a engagé une action contre l’Église calviniste de Hongrie en demandant que soit remplie ce qu’il considérait comme une obligation contractuelle découlant du droit civil. S’appuyant sur les articles 277 et 478 de l’ancien code civil[62], qui régit les contrats d’agence, le requérant se plaignait du fait que l’Église défenderesse ne lui avait pas versé son indemnité de service. À l’appui de son argument selon lequel ces émoluments devaient être considérés comme étant de caractère civil, le requérant a soumis un avis des services fiscaux compétents, qui ont confirmé que la rémunération perçue en échange du service ecclésiastique devait être traitée comme la rémunération d’un travail. Devant la Cour, le requérant a expressément soutenu que son droit avait fait l’objet d’une limitation procédurale, ce que le Gouvernement a contesté. Le gouvernement défendeur a cité l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 32/2003[63], qui portait sur une demande de dommages-intérêts formulée par un pasteur calviniste et l’inapplicabilité des dispositions du droit du travail à cette affaire.

23. La majorité de la Grande Chambre a soigneusement éludé la question de la nature de la limitation qui a touché le droit d’accès du requérant à un tribunal. Elle ne dit mot de la nature de la décision adoptée par la Cour suprême le 28 mai 2009. S’il est vrai que les juridictions inférieures ont recherché si le contrat entre le requérant et l’Église pouvait être assimilé à un contrat d’agence au sens de l’ancien code civil, on ne peut pas en dire autant de la Cour suprême, laquelle a statué en dernière instance dans l’affaire du requérant. La haute juridiction a confirmé la conclusion des juridictions inférieures mais sans rejeter la demande du requérant sur le fond. Un arrêt au fond aurait conduit, selon la jurisprudence de la Cour rappelée plus haut, à une limitation matérielle du droit d’accès à un tribunal qui n’est en principe pas susceptible d’un contrôle par la Cour. Au lieu de cela, la Cour suprême a mis fin à la procédure après avoir décliné sa compétence, ce qui constitue une décision de procédure accordant à l’Église défenderesse une immunité de facto à l’égard des demandes pécuniaires émanant de son ancien pasteur[64].

La raison de cette omission de la Grande Chambre apparaît maintenant clairement. Traiter la question épineuse de la nature de la décision prise par la Cour suprême de mettre fin à l’affaire ainsi que la question concomitante de la nature de la limitation au droit d’accès à un tribunal aurait entraîné la majorité sur un terrain encore plus glissant. Le contournement de ces questions permet à la majorité de parvenir aisément à la conclusion prévisible que la demande du requérant ne se rapporte pas à un droit civil. En fait, la majorité part dès le tout début de son raisonnement du principe que le requérant aurait dû soumettre sa demande devant les tribunaux ecclésiastiques, comme le montre clairement la formulation du début du paragraphe 69 de l’arrêt. Là encore, le caractère fallacieux de la distinction traditionnellement opérée par la Cour entre immunité de responsabilité et immunité de poursuites saute aux yeux. Quod erat demonstrandum.

24. En outre, et c’est plus important, la majorité de la Grande Chambre, à l’instar de la Cour suprême, a mal compris l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 32/2003, ainsi que le fait remarquer mon éminent collègue, le juge Sajó, dans son opinion séparée. L’arrêt de la Cour constitutionnelle demandait aux tribunaux internes de réexaminer dans quelle mesure une relation juridique entre « une personne au service d’une Église » et cette Église était aussi régie par le droit étatique. Elle n’avait ainsi pas exclu que les deux types de droit, c’est-à-dire le droit ecclésiastique et le droit étatique, puissent s’appliquer à la même relation juridique[65]. De surcroît, la Cour constitutionnelle n’était pas appelée dans cet arrêt à trancher la question de savoir si une situation comme celle du requérant pouvait passer pour un contrat d’agence au sens de l’ancien code civil. C’est donc en fonction des circonstances propres à l’affaire du requérant que les juridictions internes devaient décider pour la première fois si, oui ou non, sa demande, telle que formulée devant elles, pouvait être considérée comme constituant un droit civil au sens de la législation nationale. Dès lors, il y avait dès le début de la procédure une contestation réelle et sérieuse au sujet de l’existence du droit dont le requérant affirmait qu’il lui était reconnu par le droit interne.

25. Au regard du droit constitutionnel hongrois tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle dans son arrêt no 36/2003, la Cour suprême devait rechercher si le droit étatique était également applicable à la demande du requérant, ce qu’elle n’a pas fait puisqu’elle s’est bornée à partir du principe que cette demande relevait d’une question d’ordre spirituel et était dès lors régie par le seul droit ecclésiastique. La décision de la Cour suprême selon laquelle la demande pécuniaire du requérant n’était pas susceptible de contrôle devant les tribunaux de l’État car elle portait sur une question ecclésiastique n’était pas de nature à priver a posteriori le grief du requérant de son caractère défendable[66]. La majorité de la Grande Chambre approuve cette hypothèse et, par là même, la mauvaise interprétation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle à laquelle la Cour suprême s’est livrée[67]. Pour le dire autrement, la majorité de la Grande Chambre ignore le principe posé par la Cour elle-même voulant que l’article 6 de la Convention s’applique quels que soient la situation des parties, la nature de la législation qui régit le mode de règlement de la contestation et le type d’autorité qui a juridiction en la matière[68].

26. Il est naturellement dénué de pertinence que la majorité invoque à cet égard les lois de l’Église réformée de Hongrie, telles la loi no II de 1994 et la loi no I de 2000[69], comme si elles pouvaient fournir un motif de dire que l’accord ecclésiastique conclu entre le requérant et l’Église défenderesse n’était pas exécutable en vertu des articles 7 et 204 § 1 c) du code civil[70]. La majorité ne va pas jusqu’à affirmer catégoriquement cette interprétation du droit interne, mais elle donne incontestablement l’impression que c’est ainsi qu’elle le comprend en plaçant la référence aux lois ecclésiastiques entre son interprétation de l’arrêt no 23/2003 de la Cour constitutionnelle (au paragraphe 67 de l’arrêt) et sa conclusion prévisible selon laquelle le requérant aurait dû porter devant les tribunaux ecclésiastiques ses demandes pécuniaires après avoir été démis de ses fonctions pastorales (paragraphe 69 de l’arrêt). Si telle est la lecture du droit national que fait la majorité, cela va à l’encontre de la lettre et de l’esprit de ces dispositions, qui n’autorisent qu’une loi adoptée par le Parlement, et non une loi ecclésiastique, à rendre une créance inexécutable.

b) Un autre raisonnement, fondé en principe (§§ 27-29)

27. Lorsqu’elle détermine s’il existait en droit interne un droit civil reconnu de manière défendable, la question pertinente que doit se poser la Cour ne consiste pas à se demander si la limitation est matérielle (absolue) ou procédurale (relative). Comme je l’ai démontré plus haut, ce n’est pas cela qu’il faut rechercher. La bonne question à poser est plutôt celle-ci : le requérant aurait-il eu un motif d’action n’eût été la limitation spécifique invoquée par le défendeur ? Chaque fois que le droit revendiqué par le plaignant peut exister de manière générale en droit interne, il existe un droit civil que l’on peut prétendre de manière défendable reconnu en droit interne, et l’immunité ne conduit pas obligatoirement à l’extinction du motif d’action. Tel est le raisonnement fondé en principe (« du moins en principe ») formulé par le juge Martens dans son opinion jointe à l’arrêt Fayed et exprimé en ces termes :

« (...) il ne faisait aucun doute qu’il y avait eu atteinte au droit des requérants au respect de leur réputation. Que l’article 8 consacre ou non un tel droit importe peu puisque celui-ci existe, du moins en principe, dans toutes nos législations nationales et que l’on n’a pas prétendu qu’à cet égard la législation anglaise ménage une exception en ce sens qu’elle l’exclurait clairement et totalement. Nul doute non plus que le droit au respect de sa réputation soit un droit « de caractère civil » au sens autonome que cette notion prend à l’article 6 § 1. Il s’ensuit qu’en cas d’atteinte à sa réputation, une personne a droit, en vertu de cette disposition, à l’accès à un tribunal remplissant les conditions fixées par celle-ci. On n’a en conséquence nul besoin de rechercher si, en droit anglais, l’exception d’immunité constitue une limitation matérielle à l’étendue du droit au respect de sa réputation ou un obstacle procédural à l’accès à un tribunal. »[71]

Dès lors, l’article 6 s’applique à tous les droits généralement reconnus dans l’ordre juridique interne.

Une fois établie l’existence d’un tel droit général, le conflit entre l’immunité spécifiquement invoquée et le droit d’accès à un tribunal ne constitue plus une question ayant trait à l’applicabilité de l’article 6 mais devient une question à analyser sous l’angle des critères de but légitime et de proportionnalité.

28. Appliquer le critère défini par le juge Martens aux faits de la présente cause permet d’apporter une réponse claire au problème de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention. La demande pécuniaire du requérant était fondée sur des indemnités de service correspondant à la période pendant laquelle il avait été suspendu de ses fonctions et sur les arriérés des indemnités de professeur, et donc sur des droits qui sont généralement reconnus dans l’ordre juridique hongrois comme étant exécutables devant les tribunaux étatiques[72]. Étant donné que le requérant avait un grief tiré de droits généralement reconnus dans l’ordre juridique interne, il aurait eu un motif d’action n’eût été la limitation interne spécifique invoquée par l’Église défenderesse. Le fait que la rémunération mensuelle de ses services versée par l’Église défenderesse devait officiellement être considérée comme un revenu tiré d’un travail au sens des articles 24 à 27 de la loi sur l’impôt sur le revenu fournit à l’évidence une indication supplémentaire importante de ce que la demande du requérant se rapportait à des droits généralement reconnus en droit interne[73]. Dès lors, le requérant était titulaire d’un « droit » aux fins de l’article 6 de la Convention.

29. Quant à savoir si le droit tel que revendiqué par le requérant peut passer pour être de caractère « civil », il faut noter que le simple fait de montrer qu’une contestation est d’ordre « pécuniaire » ne suffit pas en soi pour rendre l’article 6 § 1 applicable sous son volet « civil »[74], mais que les contestations relatives à des droits purement économiques, comme le paiement des salaires, sont jugés être de caractère civil[75]. Cependant, étant donné que ce point était précisément au cœur de la contestation en jeu dans le cas du requérant, on peut supposer, pour la même raison que précédemment, que le requérant pouvait dès le début de la procédure prétendre de manière défendable disposer d’un grief « civil ». Dès lors, l’article 6 est applicable à l’action engagée par le requérant contre l’Église calviniste.

V. Application de l’article 6 en l’espèce (§§ 30-43)

a) La marge d’appréciation de l’État (§§ 30-32)

30. Une fois établi que l’article 6 de la Convention s’applique en l’espèce, il y a lieu de vérifier la légitimité du but poursuivi et la proportionnalité de l’immunité particulière qui a été invoquée. La question de savoir si l’immunité invoquée vise un but légitime doit être appréciée en termes généraux. En revanche, pour déterminer si l’octroi de cette immunité constitue une ingérence proportionnée dans l’exercice par le requérant de son droit d’accès à un tribunal, il faut prendre en compte les circonstances de l’espèce. C’est pourquoi « plus une immunité est large, plus les raisons qui la justifient doivent être impérieuses »[76]. Tandis que les États disposent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer la proportionnalité de l’immunité, l’ampleur de cette marge doit être fonction de l’existence ou non d’un consensus européen sur l’immunité nationale particulière que le défendeur invoque[77].

31. La Cour a déjà dit que, eu égard à la grande variété des modèles constitutionnels qui régissent en Europe les relations entre les États et les cultes, il fallait en principe laisser aux autorités nationales une large marge d’appréciation dans ce domaine[78]. D’après les données de droit comparé mentionnées ci-dessus, il existe également des différences considérables entre les États membres s’agissant des diverses solutions adoptées pour réglementer l’accès du clergé aux tribunaux étatiques. Néanmoins, à une nette majorité, les États membres du Conseil de l’Europe prévoient une certaine forme de contrôle juridictionnel en matière de demandes pécuniaires du clergé, quoique selon des modalités différentes et à des degrés divers. Plus précisément, quinze pays adoptent un régime sui generis pour la désignation ou la révocation des ministres du culte, tout en permettant aux tribunaux étatiques de connaître dans une certaine mesure de demandes pécuniaires. Dans sept autres pays, le clergé est employé sur la base de contrats de travail ordinaires et, dans neuf autres encore, la question est régie par le droit public.

32. En bref, seuls sept des trente-neuf États membres étudiés excluent complètement la compétence des tribunaux étatiques pour examiner les demandes pécuniaires du clergé. Dans ces conditions, la marge d’appréciation doit donc en l’espèce être réduite.

b) Les critères de but légitime et de proportionnalité (§§ 33-43)

33. Le Gouvernement soutient que le but légitime justifiant la restriction à l’accès du requérant à un tribunal est le principe constitutionnel de séparation des Églises et de l’État, en vertu duquel ce dernier ne doit pas s’immiscer dans les affaires internes des premières. Pour le Gouvernement, la liberté de religion et l’autonomie des Églises interdisent aux autorités de l’État de se prononcer sur la légitimité du droit ecclésiastique, et on ne peut attendre d’elles qu’elles appliquent ces lois. En tout état de cause, le Gouvernement plaide aussi que l’article 9 de la Convention impose à l’État de s’abstenir d’intervenir dans la relation de service entre une Église et ses prêtres car il considère que « en termes de proportionnalité d’une non-ingérence, (...) des intérêts patrimoniaux individuels ne peuvent prévaloir sur les intérêts généraux de la communauté religieuse (autonomie des Églises) ou de la communauté en général (principe de laïcité) »[79]. Le requérant marque son désaccord avec cette affirmation et soutient que les litiges purement pécuniaires ne concernent pas l’autonomie de l’Église car ils n’ont pas d’impact sur la pratique de la religion et n’ont pas non plus d’incidence sur l’organisation de l’Église.

34. En fonction de l’ordre juridique d’un pays donné, les organisations religieuses jouissent d’une autonomie, nécessaire à leur fonctionnement, plus ou moins large. L’existence autonome des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et constitue donc une question qui se trouve au cœur même de la protection accordée par une autre disposition de la Convention, à savoir l’article 9[80]. Partant, on peut considérer que l’autonomie de l’Église constitue un but légitime pour la restriction au droit d’accès du requérant à un tribunal[81].

35. Il y a lieu d’examiner ensuite si l’invocation de l’autonomie de l’Église dans les circonstances particulières de la cause pouvait justifier que l’État refuse de connaître de l’affaire du requérant. La Cour a dit précédemment que le respect de l’autonomie des communautés religieuses empêche l’État d’exercer un pouvoir discrétionnaire pour a) déterminer si les croyances religieuses ou les moyens employés pour les exprimer sont légitimes[82], b) obliger une communauté religieuses à accueillir ou exclure un individu ou à confier à quelqu’un une mission religieuse particulière[83], ou c) agir comme arbitre entre les communautés religieuses[84]. Cela ne veut pas dire que la Cour cautionne le fait que les communautés religieuses fonctionnant sur le territoire d’un État bénéficient d’une immunité illimitée à l’égard des juridictions de cet État.

36. En Hongrie, les relations entre l’État et les communautés religieuses étaient régies à l’époque des faits par la loi de 1990 sur les Églises, laquelle disposait de manière générale : « Il ne peut être exercé aucune contrainte de l’État aux fins de l’application des lois et règles internes des Églises. » L’arrêt no 32/2003 (VI.4.) AB de la Cour constitutionnelle, auquel se réfèrent le Gouvernement comme le requérant, donne l’interprétation du principe constitutionnel de séparation des Églises et de l’État. La haute juridiction a dit que les tribunaux étatiques étaient tenus de statuer sur le fond des litiges relatifs aux droits et obligations régis par le droit de l’État s’agissant des personnes au service de l’Église en respectant l’autonomie de l’Église. Toutefois, ce faisant, la Cour constitutionnelle n’a pas cherché à mettre en balance, d’une part, le droit d’accès à un tribunal, garanti par la Constitution, des personnes qui, à l’instar du requérant, effectuaient un service ecclésiastique non fondé sur le droit étatique mais qui avaient néanmoins engagé une action civile contre une Église et, d’autre part, le droit de cette Église à l’autonomie. En fait, la Cour constitutionnelle a laissé cet exercice de mise en balance aux « organes de l’État », autrement dit aux juridictions de droit commun et, en dernier ressort, à la Cour suprême[85].

37. Dans ces conditions, les tribunaux hongrois étaient appelés dans le cas du requérant à peser soigneusement ses intérêts individuels et la menace que représentait sa demande pécuniaire pour l’autonomie de l’Église, en tenant compte de l’ensemble des circonstances[86]. Tout comme la Cour l’a dit dans le cadre d’un conflit entre d’autres droits – tirés des articles 8 et 11 de la Convention[87] – et le droit à l’autonomie de l’Église garanti par l’article 9, la simple supposition qu’il pèserait une menace réelle ou potentielle sur l’autonomie d’une communauté religieuse dès lors que cette communauté est la défenderesse dans une affaire portée devant les juridictions civiles ne doit pas, à mon avis, suffire pour rendre une ingérence dans les droits d’un individu compatible avec les exigences de la Convention. Les juridictions internes, et notamment la Cour suprême, doivent également prouver que, à la lumière des circonstances particulières propres à l’affaire, le risque allégué pour l’autonomie était réel et important et que la restriction litigieuse au droit d’accès d’un individu à un tribunal n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour éliminer ce risque et ne visait pas un tout autre but sans rapport avec l’exercice de son autonomie par la communauté religieuse[88]. En d’autres termes, les tribunaux internes étaient tenus de procéder à un examen approfondi des faits de la cause et à une mise en balance soigneuse des différents intérêts en jeu[89].

38. Pour ce qui est du risque réel pour l’autonomie de l’Église défenderesse en l’espèce, il faut noter que ce qui était en jeu en l’occurrence n’était pas la poursuite du service ecclésiastique du requérant, question qui aurait indéniablement eu une incidence sur le fonctionnement interne de l’Église[90]. Contrairement aux précédentes affaires concernant le clergé dont la Cour a eu à connaître, le requérant ne cherchait en l’espèce qu’à obtenir le paiement des indemnités de service qui auraient selon lui dû lui être versées pendant sa période de suspension. Or on ne peut guère dire que cette question avait des conséquences sur l’autonomie de l’Église calviniste hongroise[91].

39. En tout état de cause, la Cour suprême ne s’est nullement penchée sur la question de savoir si, oui ou non, la demande du requérant représentait une menace réelle et sérieuse pour l’autonomie de l’Église défenderesse au sens défini plus haut. Au lieu de cela, elle a conclu pour des motifs formels que, dès lors que l’État ne pouvait utiliser la contrainte pour faire exécuter les lois et règles internes des Églises, la demande du requérant échappait à la juridiction des tribunaux étatiques. Ce faisant, la Cour suprême a accordé à l’Église défenderesse une immunité de facto pour toute une série de créances pécuniaires émanant de membres de son clergé, ce qui n’est pas nécessairement proportionné avec le droit d’accès d’un individu à un tribunal.

40. Ce fait a été reconnu explicitement par le Gouvernement dans ses observations, où il compare l’immunité des Églises à celle reconnue aux organisations internationales[92]. Ainsi que la Cour l’a déjà dit, l’octroi de privilèges et immunités aux organisations internationales est un moyen indispensable à leur bon fonctionnement qui les protège des ingérences unilatérales de tel ou tel gouvernement[93]. Les communautés religieuses et les organisations internationales ont un trait en commun : la Cour a reconnu qu’il pouvait y avoir des conséquences sur la protection des droits fondamentaux même dans les cas où les États mettent en place des organisations internationales en vue de poursuivre ou de renforcer leur coopération dans certains domaines d’activité et où ils attribuent certaines compétences à ces organisations et leur accordent des immunités[94]. L’immunité des organisations internationales peut être utilisée comme une restriction proportionnée au droit d’accès à un tribunal s’il existe d’autres voies de droit au sein de l’organisation qui permettent d’intenter une action et que ces voies sont adéquates, c’est-à-dire que le litige peut être résolu par un autre tribunal composé de membres indépendants et juridiquement qualifiés, et de manière équitable. La même chose doit forcément valoir pour les communautés religieuses installées dans un pays donné. Pour déterminer si l’octroi à l’Église calviniste de l’immunité à l’égard des juridictions hongroises dans une affaire pécuniaire telle que celle du requérant était proportionné sous l’angle de l’article 6, il est a fortiori pertinent de savoir si le requérant disposait d’autres moyens d’obtenir la protection effective de ses droits[95].

41. La Cour n’a jamais eu à connaître de la question des tribunaux ecclésiastiques ou des qualités que ces tribunaux doivent présenter pour pouvoir être considérés comme offrant une autre voie de droit s’agissant de la demande civile d’une personne. Elle a cependant examiné plusieurs types de situations dont il est possible de s’inspirer pour la présente espèce. La Cour a par exemple reconnu que le soin de statuer sur les infractions disciplinaires était dans de nombreux pays membres confié à des juridictions ordinales. Même si la Cour a jugé que déléguer ainsi des pouvoirs n’était pas en soi contraire à la Convention, elle a dit que la Convention exigeait néanmoins de suivre l’un ou l’autre des deux systèmes suivants : soit les juridictions ordinales respectent elles-mêmes les exigences de l’article 6 § 1, soit elles sont soumises au contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction et présentant les garanties énoncées à l’article 6 § 1[96]. La Cour a appliqué un principe analogue dans les affaires d’arbitrage imposé par la loi, où il doit là aussi y avoir une autre instance de résolution des différends présentant les garanties procédurales prévues à l’article 6[97]. La même norme doit s’appliquer, mutatis mutandis, aux tribunaux ecclésiastiques.

42. À cet égard, le requérant soulève une question légitime liée à l’impartialité du tribunal ecclésiastique qui serait compétent pour statuer sur son affaire. Conformément aux dispositions pertinentes de la loi ecclésiastique no I de 2000 sur la juridiction de l’Église calviniste de Hongrie, le doyen du diocèse de Pest-Nord – qui avait auparavant engagé une procédure disciplinaire contre le requérant – ainsi que le curateur seraient compétents pour décider ou non d’engager une forme quelconque de procédure fondée sur la demande pécuniaire du requérant ou pour rejeter celle-ci pour défaut de fondement. De plus, même si une procédure était pour finir ouverte, le doyen et le curateur du diocèse de Pest-Nord désigneraient les juges composant le tribunal chargé de statuer sur le fond de la demande du requérant, ce qui ne saurait manquer de soulever la question de la compatibilité du tribunal ecclésiastique avec l’exigence d’impartialité garantie par l’article 6.

43. De surcroît, le Gouvernement plaide aussi, sous la forme d’une exception de non-épuisement des voies de recours internes, que le requérant aurait pu saisir les tribunaux de l’État hongrois d’une action en dommages‑intérêts fondée sur la responsabilité non contractuelle de l’Église défenderesse ou de toute autre demande ne présupposant pas l’existence d’un contrat. Or le Gouvernement n’a pas montré qu’une demande ainsi reformulée aurait eu la moindre chance de succès. De manière tout à fait contradictoire, le Gouvernement argue également en l’espèce que les droits du clergé sont convertis en simples promesses, faute de quoi l’autonomie de l’Église elle-même serait sérieusement mise en péril[98]. Dans un État neutre envers les religions, la pire manière de protéger l’autonomie de l’Église consiste à priver les prêtres et pasteurs, les imams et les rabbins de la protection de la loi. Leur dignité d’être humain n’est pas suspendue lorsqu’ils embrassent la vie religieuse. La notion d’autonomie de l’Église ne peut être utilisée comme une carte maîtresse face à toutes les demandes concurrentes, faute de quoi la dignité humaine des personnes au service de l’Église serait en jeu.

VI. Conclusion (§ 44)

44. Eu égard à ce qui précède, le requérant n’a pas disposé d’une autre voie de droit pour lui permettre de résoudre son affaire. En fait, dans une situation où les tribunaux internes se sont déclarés incompétents pour statuer sur la demande pécuniaire du requérant résultant de son service ecclésiastique sans mettre correctement en balance son droit d’accès à un tribunal et le risque potentiel pour l’autonomie de l’Église défenderesse – soustrayant ainsi à la juridiction de l’État toute une série de demandes civiles émanant du clergé – les autorités hongroises ont effectivement laissé le requérant sans aucune possibilité de soumettre sa demande à un juge, ce qui va à l’encontre du principe de la prééminence du droit dans une société démocratique et du principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1 de la Convention. On peut conclure que pareille situation a porté atteinte à la substance même du droit du requérant d’avoir accès à un tribunal, au mépris de l’article 6 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PEJCHAL

(Traduction)

À la lecture de l’arrêt, en faveur duquel la majorité des juges de la Grande Chambre a voté, des questions tout à fait fondamentales viennent importunément à l’esprit. Est-il possible et en même temps humainement acceptable, si l’on s’en tient à la conception la plus simple de l’humanité, d’adopter pareille décision ? En d’autres termes, est-il possible qu’un citoyen d’un État membre du Conseil de l’Europe se retrouve hors de la juridiction d’un État membre (et donc en dehors de celle de la Convention) à propos d’un litige relatif à la seule source de revenus qu’il perçoit pour lui et sa famille, cette situation résultant du seul fait que la partie adverse au litige est une Église ? Cette Église étant reconnue par l’État, elle est donc tenue de respecter les lois de cet État, faute de quoi elle cesserait d’être reconnue par lui. Un tel arrêt est-il tolérable et donc acceptable non seulement pour le requérant mais aussi pour l’Église, l’autre partie au litige ? Parallèlement, est-il tolérable et donc acceptable par la communauté des citoyens libres qui composent l’État hongrois ? Un tel arrêt a-t-il véritablement sa place au sein de la civilisation européenne contemporaine ?

Se peut-il que la réponse soit : oui, les juges de la majorité ont tort ? Ne suis-je pas simplement en train de faire étalage de ma fierté et de mon incompréhension si l’on tient compte du fait incontestable que mes collègues ont comme toujours abordé l’affaire de manière absolument consciencieuse et responsable ? Lorsque l’on a soi-même conscience de ses propres responsabilités et que l’on agit en conscience, il n’y a pas d’autre possibilité que d’exprimer son désaccord et d’adopter une position divergente.

Certaines affaires portées devant la Cour ne peuvent être rejetées seulement en s’appuyant sur la jurisprudence, bien que cette méthode semble correcte dans la grande majorité des cas. Cette dernière consiste à se référer à une interprétation de la Convention et de ses Protocoles à laquelle la Cour a déjà procédé dans des affaires proches de celle à l’étude, mais jamais totalement identiques à celle-ci. La présente espèce est l’une de ces affaires exceptionnelles qui doivent être examinées uniquement à partir du texte de la Convention interprété de la manière la plus restrictive qui soit.

Pour quelle raison la Convention a-t-elle été adoptée ? Avant toute chose, parce que les Hautes Parties contractantes :

« [Ont] [r]éaffirm[é] leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament ; »

Et pour les raisons suivantes :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention. »

L’histoire du requérant est assez simple. Il a vécu pendant de nombreuses années dans une petite ville de Hongrie où, en tant que pasteur, il a accompli des fonctions pour son Église, qui en échange lui versait une rémunération. Le contrat qu’il avait conclu avec l’Église lui garantissait non seulement un revenu mais aussi le logement dans une maison avec un jardin dans laquelle il vivait avec sa famille. L’Église considérait le requérant comme son employé et lui-même se considérait comme tel. Après tout, il ne pouvait pas croire autre chose puisque l’Église déclarait, et déclare toujours sur son site Internet officiel (en hongrois et anglais – [http://www.reformatus.hu/english](http://www.reformatus.hu/english)), que « l’Église réformée de Hongrie emploie 7 500 personnes, dont 1 550 ministres du culte ».

Un conflit éclata un jour entre le requérant et son Église, laquelle prit des mesures disciplinaires contre lui. Pendant plusieurs mois, il ne fut plus en mesure d’accomplir ses fonctions pastorales en totalité et, conformément au règlement de l’Église, il n’avait dans ce cas droit qu’à la moitié de ses revenus habituels. Acceptant humblement cette sanction, le requérant et sa famille étaient prêts à se serrer la ceinture pendant quelque temps. Or l’intéressé ne reçut rien d’autre de son Église.

Le requérant se tourna alors avec confiance vers l’État comme tout citoyen qui s’adresse à un tribunal afin de trouver une solution à ses problèmes. Il pensait que le tribunal s’efforcerait de faciliter un règlement entre lui et l’Église ou, à défaut, de trancher le litige. Sa confiance était justifiée. En effet, il savait que la Constitution hongroise contient la disposition suivante :

« En République de Hongrie, tous les individus sont égaux devant la loi et chacun a droit à ce qu’il soit statué par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, au cours d’un procès public et équitable, sur toute accusation portée contre lui ou toute contestation concernant ses droits et obligations juridiques. »

Il connaissait également cette autre disposition de la Constitution :

« 1. En République de Hongrie, chacun a le droit de travailler et de choisir librement son emploi et sa profession.

2. Chacun a droit à percevoir un salaire égal à travail égal sans subir aucune forme de discrimination.

3. Toute personne qui travaille a droit à un revenu correspondant à la quantité et à la qualité du travail qu’elle accomplit. »

Ainsi que celle-ci :

« 1. En République de Hongrie, chacun a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

2. Ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou les convictions de son choix, ainsi que la liberté de manifester ou de refuser de manifester sa religion et ses convictions, de les pratiquer et de les enseigner, tant en public qu’en privé, par les actes religieux, les rites ou de toute autre manière, individuellement ou en groupe.

3. En République de Hongrie, les Églises et l’État sont séparés. »

Le requérant s’acquittait dûment de l’impôt sur le revenu qu’il devait à l’État au titre du salaire que lui versait l’Église.

Le requérant aurait pu savoir que, en Hongrie, les Églises et l’État sont séparés en vertu d’un principe inscrit dans la Constitution, mais il aurait tout aussi bien pu estimer logiquement qu’il n’était pas lui-même l’Église. En tant qu’employé de l’Église, il était en réalité en conflit avec celle-ci. Quoi d’autre qu’un tribunal indépendant et impartial, auquel chacun a le droit de s’adresser aux termes de la Constitution, peut-il trouver une solution à un litige pour un citoyen hongrois ? Or les tribunaux hongrois ont refusé de connaître de l’affaire du requérant au motif qu’elle ne relevait pas de leur compétence. Voilà toute l’histoire. Du point de vue de la Convention, il n’y a rien d’autre à ajouter.

Il reste à rappeler que la règle générale d’interprétation des traités internationaux, énoncée à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, se lit ainsi :

« Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ».

Est-il réellement possible de trouver une interprétation de la Convention, au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui ne donnerait pas au requérant la possibilité de se plaindre d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention ?

Est-il réellement possible de trouver une interprétation de la Convention, au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui justifierait dûment une violation alléguée du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (garanti par l’article 9 de la Convention) d’une personne quelconque, la violation découlant du fait que le litige opposant le requérant à l’Église au sujet d’une question purement financière serait examinée par un tribunal au sens de l’article 6 § de la Convention ? Comment peut-on même prouver l’existence de la liberté de pensée, de conscience et de religion pour une personne morale telle qu’une Église ?

Est-il réellement possible de trouver une telle interprétation de la Convention, au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités, dans une affaire où la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que les juridictions nationales d’un État membre, à savoir un État démocratique régi par l’état de droit, n’accordent aucune attention à un litige portant sur les moyens de subsistance d’un requérant et de sa famille ? Est-il réellement possible d’interpréter le principe de séparation des Églises et de l’État d’une telle manière, en laissant de côté un honnête citoyen d’un État démocratique régi par l’état de droit ?

Il a déjà été répondu de manière détaillée à toutes ces questions par le passé.

D’abord par John Rawls dans sa Théorie de la justice :

« La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas vraie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention, par d’autres, d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre. C’est pourquoi, dans une société juste, l’égalité des droits civiques et des libertés pour tous est considérée comme définitive ; les droits garantis par la justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux. La seule chose qui nous permettrait de donner notre accord à une théorie erronée serait l’absence d’une théorie meilleure ; de même, une injustice n’est tolérable que si elle est nécessaire pour éviter une plus grande injustice. Étant les vertus premières du comportement humain, la vérité et la justice ne souffrent aucun compromis. »

Ensuite par Friedrich August von Hayek dans son ouvrage intitulé Droit, législation et liberté :

« Des situations juridiques telles que la « possession » n’ont de signification qu’à travers les règles de juste conduite qui s’y réfèrent ; laissez de côté les règles de juste conduite concernant la possession légitime, et il n’en reste rien. »

Enfin par Herbert Lionel Adolphus Hart dans Le concept de droit :

« On peut dire que la distinction entre un bon système juridique qui se conforme sur certains points à la morale et à la justice, et un système juridique qui ne le fait pas, est une distinction fallacieuse, parce qu’un minimum de justice se trouve nécessairement réalisé chaque fois qu’un comportement humain est contrôlé par des règles générales proclamées publiquement et appliquées judiciairement. En effet, nous avons déjà souligné, en analysant l’idée de justice, que sa forme la plus simple (justice dans l’application de la règle de droit) revient simplement à prendre au sérieux l’idée que c’est une même règle générale qu’il convient d’appliquer à une multiplicité de personnes différentes, sans se laisser influencer par un préjugé, un intérêt ou un caprice ».

Au vu de ce qui précède, il est difficile de se rallier à l’avis de la majorité selon lequel l’État membre n’a pas violé dans cette affaire l’article 6 § 1 de la Convention, étant donné que c’est le contraire qui est un fait irréfutable. Cette affirmation est en même temps une manifestation de la plus profonde humilité envers le système existant de droit international et l’ordre constitutionnel de la Hongrie au sein de l’ordre spontané des citoyens libres.

* * *

[1]. Voir par exemple le paragraphe 15 de l’arrêt : « III. Pour la période du 1er mai 2005 au 30 avril 2006 (12 mois), le montant des émoluments d’enseignement impayés (…) ».

[2]. Il faut noter que l’Église a adopté une attitude incohérente s’agissant de la nature des revendications pécuniaires. Elle affirme que les réclamations pécuniaires adressées au pasteur, y compris le remboursement de sommes correspondant à l’utilisation de l’appartement de service, ont une nature « séculière ». En cas de non-paiement, l’Église engage contre le pasteur une action civile devant un tribunal [de l’État] en vertu de la loi sur la procédure civile (annexe V des observations du requérant). Or pendant la procédure en réparation pour l’inobservation du contrat d’agence, l’Église défenderesse a sollicité le rejet de la revendication et a affirmé qu’il était possible d’engager une action contre un autre organe de l’Église. De plus, l’Église a présenté une contre-demande pour compenser l’utilisation de l’appartement (cette question n’est mentionnée ni dans le jugement du tribunal de première instance ni dans les observations du plaignant devant ce dernier).

[3]. D’après l’enseignement de certaines Églises, les ministres du culte exercent un sacerdoce ; en d’autres termes, le prêtre sert Dieu, et ses activités liées aux sacrements ne peuvent être considérées comme régies par des contrats entre des êtres humains.

[4]. Fernandez Martinez, précité, § 132 :

« Les limites de l’autonomie

132. (…) il ne suffit pas à une communauté religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre compatible avec l’article 8 de la Convention toute ingérence dans le droit au respect de la vie privée ou familiale de ses membres. Encore faut‑il, en effet, que la communauté religieuse en question démontre, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque allégué est probable et sérieux, que l’ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour écarter ce risque et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de la communauté religieuse. Par ailleurs, elle ne doit pas porter atteinte à l’essence du droit à la vie privée et familiale. Il appartient aux juridictions nationales de s’assurer que ces conditions sont remplies, en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 159). »

Fernández Martínez, précité, § 132

Les droits patrimoniaux méritent un niveau de protection équivalent à celui dont bénéficie le droit à la vie privée, et cette protection ne saurait dépendre d’obstacles procéduraux circulaires.

[5]. Je renvoie à la décision de la Cour suprême du 28 mai 2009 (« la décision »), reprise au paragraphe 24 de l’arrêt.

[6]. Pour les besoins de la présente opinion, l’immunité de responsabilité ou immunité matérielle désigne une limitation applicable à un motif d’action découlant de l’inexistence du droit revendiqué dans l’ordre juridique interne.

[7]. Pour les besoins de la présente opinion, l’immunité de poursuites ou immunité procédurale désigne une exonération de poursuites devant les juridictions nationales. Cela signifie qu’une personne qui a engagé une action contre le titulaire d’une telle immunité n’aura pas de droit d’accès à un tribunal parce que l’immunité y fera obstacle.

[8]. Voir, parmi beaucoup d’autres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 100, CEDH 2016, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015.

[9]. Voir, par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 81, série A no 98, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 192, série A no 102, Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 80, série A no 301‑A, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005‑X, et Boulois, précité, § 91.

[10]. Voir, pour l’exemple le plus récent, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, CEDH 2016.

[11]. Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 41, CEDH 2007‑II, et Boulois, précité, § 94.

[12]. Georgiadis c. Grèce, 29 mai 1997, § 30, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, et J.S. et A.S. c. Pologne, no 40732/98, § 46, 24 mai 2005.

[13]. Ibidem, § 91.

[14]. Boulois, précité, § 93.

[15]. Voir, entre autres, Feldbrugge c. Pays-Bas, 29 mai 1986, série A no 99, Deumeland c. Allemagne, 29 mai 1986, série A no 100, et Salesi c. Italie, 26 février 1993, série A no 257‑E. En fait, l’absence d’un point de vue européen uniforme est précisément le principal argument qui a été invoqué par les juges dissidents dans les arrêts Feldbrugge et Deumeland. La majorité a considéré qu’ils avaient tort et la jurisprudence ultérieure a confirmé l’avis de la majorité.

[16]. Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 120, CEDH 2013 (extraits).

[17]. Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 89, CEDH 2001‑V.

[18]. Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002‑IX.

[19]. Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII, et Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18. Il est révélateur que, dans l’affaire Golder, le Royaume-Uni et les trois juges dissidents aient soutenu qu’une interprétation large de l’article 6 de la Convention, au sens où il comprendrait aussi le droit d’accès à un tribunal, imposerait aux États contractants des obligations nouvelles et donc illégitimes.

[20]. Roche, précité, §§ 116-117.

[21]. Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 98, CEDH 2006‑XIV, avec les affaires qui y sont citées.

[22]. König c. Allemagne, 28 juin 1978, §§ 89-90, série A no 27.

[23]. Golder, précité, § 38, citant l’Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, p. 32, § 5, série A no 6.

[24]. En principe, la Cour dit que l’immunité sert un but légitime (voir, pour l’immunité des organisations internationales, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 61, CEDH 1999‑I et, pour l’immunité parlementaire, A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 77, CEDH 2002‑X). Les « circonstances uniques » de l’affaire peuvent déterminer l’appréciation de la Cour, comme dans l’arrêt Prince Hans-Adam II von Liechtenstein (précité, § 59). Il arrive que la Cour ne réponde pas précisément à l’argument selon lequel le but de l’immunité est illégitime, comme dans les affaires Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 47, CEDH 2001‑XI, et McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, CEDH 2001‑XI (extraits).

[25]. Défini dans l’arrêt de principe Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, et suivi depuis dans beaucoup d’autres affaires, comme Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 40, Recueil 1996‑V, Waite et Kennedy, précité, § 59, Cudak, précité, § 55, et Stichting Mothers of Srebrenica et autres, décision précitée, § 139.

[26]. Voir, entre autres, Waite et Kennedy, précité, §§ 68 et 73, et Beer et Regan c. Allemagne [GC], no 28934/95, §§ 58 et 63, 18 février 1999. Parfois, la Cour contourne la question de la protection de la substance du droit (voir, par exemple, l’approche retenue dans l’arrêt Prince Hans Adam II von Liechtenstein, que le juge Costa a critiquée dans son opinion séparée en la qualifiant d’« hétérodoxe et illogique »).

[27]. Roche, précité, § 124, et Z. et autres, précité, § 100.

[28]. Markovic et autres, précité, § 114, et Müller c. Allemagne (déc.), no 12986/04, 6 décembre 2011.

[29]. Telle a été la position de la Commission depuis la décision Agee c. Royaume-Uni, no 7729/76, décision de la Commission du 17 décembre 1976, Décisions et rapports (DR) 7, p. 164, puis dans la décision Dyer c. Royaume-Uni, no 10475/83, décision de la Commission du 9 octobre 1984, DR 39, p. 251. D’après la Commission, l’immunité a conduit à l’extinction de la cause de l’action alors même que le droit invoqué par le plaignant pouvait être prévu par la législation interne.

[30]. Roche, précité, §§ 116-117.

[31]. Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 151-152, Recueil 1998‑VIII.

[32]. Lord Hoffman, Human Rights and the House of Lords, MLR 1999, p. 162, Barrett, Negligence and Discretionary Powers, Public law 1999, p. 630, Weir, Down the hill – all the way? CLJ 1999, p. 4, Lunney, A Tort Lawyer’s View of Osman v. the United Kingdom, KCLJ 1999, p. 238, Gearty, Unravelling Osman, MLR 2001, p. 159, Lidbetter/George, Negligent Public Authorities and convention rights – The Legacy of Osman, EHRLR 2001, p. 599, et Kickman, The “uncertain shadow”: Throwing Light on the Right to a Court under Article 6 (1) ECHR, Public Law 2004, p. 122.

[33]. Lord Hoffmann, précité, p. 164.

[34]. Z et autres, précité, § 100 (« la Cour est amenée à conclure que l’impossibilité pour les requérants de poursuivre l’autorité locale découlait non pas d’une immunité mais des principes applicables régissant le droit d’action matériel en droit interne. Il n’y a pas eu de limitation à l’accès à un tribunal de l’ordre de celle qui fut incriminée dans l’affaire Ashingdane »). Voir, pour une contre-critique de ce renversement de jurisprudence, l’opinion en partie dissidente des juge Rozakis et Palm (« Dans ces conditions, comment établir une distinction entre l’affaire Osman et la présente espèce ? ») et l’opinion en partie dissidente de la juge Thomassen à laquelle se sont ralliés les juges Casadevall et Kovler (« Les raisons avancées par la majorité pour s’écarter de l’affaire Osman (paragraphe 100 du présent arrêt) me paraissent peu convaincantes. Le droit de la responsabilité pour négligence ne semble pas avoir fait l’objet depuis lors de modifications marquantes ou notables, et toutes les questions pertinentes concernant la teneur du droit interne avaient été portées à l’attention de la Cour par les parties dans l’affaire Osman. À mon avis, les griefs tirés de l’article 6 en l’espèce appelaient la même conclusion. »).

[35]. Barret v Enfield London BC (1999) 3 WLR, p. 85.

[36]. Voir le paragraphe 61 de l’arrêt, où est cité le paragraphe 100 de l’arrêt Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, CEDH 2016 (extraits)). En fait, la majorité considère même que cette distinction « détermine » l’applicabilité de l’article 6.

[37]. Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 67, série A no 294‑B, et A. c. Royaume-Uni, précité, § 65. Dans cette dernière affaire, le gouvernement défendeur a plaidé que le contenu matériel du droit civil au respect de la réputation se trouvait circonscrit en droit interne par les règles de l’immunité parlementaire absolue, d’où il résultait que, lorsqu’un discours prononcé au Parlement porte atteinte à la réputation d’une personne, celle-ci n’a aucun grief pouvant donner lieu à une action en justice de nature à faire jouer les garanties procédurales de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans l’affaire Fayed, étant donné que le rapport des inspecteurs bénéficiait d’une immunité non pas absolue mais relative, ni eux ni le ministre ne pouvaient être poursuivis en diffamation avec succès pour avoir publié le rapport, sauf si on pouvait prouver une intention de nuire manifeste. Cela signifie que la Cour a mis sur le même plan un cas d’immunité absolue et un cas d’immunité relative et les a tous deux analysés sous l’angle des critères de but légitime et de proportionnalité. En fait, la Cour a procédé de la même manière que dans l’arrêt de principe Ashingdane, précité, § 54.

[38]. Fayed, précité, § 67.

[39]. Voir, pour un autre exemple, l’opinion du juge Pettiti jointe à l’arrêt Ashingdane : « À la limite, le chauffeur du bus transportant les aides-soignants ou malades, auteur d’un accident de circulation sans faute caractérisée de sa part, bénéficiait de l’immunité et les victimes ne pouvaient engager effectivement d’action en responsabilité contre l’État. »

[40]. Fayed, précité, § 65, Al‑Adsani, précité, § 47, Fogarty c. Royaume-Uni [GC], no 37112/97, § 25, CEDH 2001‑XI (extraits), et McElhinney, précité, § 24. Dans cette dernière affaire, la Cour n’a pas souscrit à l’argument du Gouvernement selon lequel, par le jeu de l’immunité de l’État, le requérant ne disposait pas d’un droit matériel en droit interne. Elle a noté qu’il n’existait pas d’obstacle in limine à une action dirigée contre un État : si l’État défendeur décide de lever l’immunité, l’action fera l’objet d’un examen puis d’une décision judiciaire. Il faut considérer l’immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence, pour les juridictions nationales, de statuer sur ce droit.

[41]. Il est révélateur que l’arrêt Roche, l’arrêt de principe qui a fixé la jurisprudence de la Cour en la matière, ait été adopté à la majorité la plus courte qui se puisse trouver.

[42]. Il est impossible, dans les limites de la présente opinion, d’aborder l’immense débat théorique sur les relations entre le droit subjectif individuel et le droit d’accès à un tribunal. Pour une introduction à ce débat, voir Windscheid, Der Actio des Römischen Civilrechts von Standpunkt des heutigen Rechts, 1856, Vass, Le Droit d’agir en Justice, 1914, Betti, Ragione e Azione, in Rivista di Diritto Processuale Civile, 1932, I, Pekelis, Azione, in Nuovo Digesto Italiano, II, 1937 (renvoyant à 38 concepts et attributs différents de l’actio), Calamandrei, La Relatavità del Concetto d’Azione, in RDPC, 1939, I, Pugliese, Actio e Diritto Subiettivo, 1939, (renvoyant à 14 significations différentes du mot actio), Carnelutti, Saggio di una Teoria Integrale dell’Azione, in Rivista di Diritto Processuale, 1946, et Liebman, L’azione nella Teoria del Processo Civile, in Scritti Giuridici in Onore di Francesco Carnelutti, II, 1950.

[43]. Dig. 44.7.51.

[44]. Voir l’opinion du juge Zupančič jointe à l’arrêt Roche, précité.

[45]. Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37.

[46]. Aït-Mouhoub c. France, 28 octobre 1998, § 52, Recueil 1998‑VIII.

[47]. Dudová et Duda c. la République tchèque (déc.), no 40224/98, 30 janvier 2001.

[48]. Ahtinen c. Finlande, no 48907/99, 23 septembre 2008.

[49]. Baudler c. Allemagne (déc.), no 38254/04, 6 décembre 2011.

[50]. Reuter c. Allemagne (déc.), no 39775/04, 6 décembre 2011.

[51]. Müller, décision précitée.

[52]. Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 147, CEDH 2014 (extraits).

[53]. Ibidem, § 148.

[54]. Obst c. Allemagne, no 425/03, § 45, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 59, CEDH 2010, et Siebenhaar c. Allemagne, no 18136/02, § 42, 3 février 2011.

[55]. Paragraphe 59 de l’arrêt de la chambre et paragraphe 38 des observations du Gouvernement devant la Grande Chambre du 20 juin 2016, page 22.

[56]. Voici les trente-neuf États sur lesquels porte l’examen : l’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, « l’ex-République yougoslave de Macédoine », la Moldova, le Monténégro, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, Saint-Marin, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine. Vu la situation juridique particulière de la Suisse, où les relations entre l’État et l’Église relèvent de la compétence de chaque canton, l’étude a porté sur trois cantons principalement francophones – Fribourg, Genève et le Valais – qui représentent trois modèles différents. L’étude n’a pas porté directement sur les laïcs employés par des organisations religieuses, sur des questions non pécuniaires comme les nominations/recrutements et les révocations/renvois de membres du clergé et leur transfert ou les mesures disciplinaires les visant – car ces questions sont généralement couvertes par l’autonomie de l’Église –, ni sur les demandes pécuniaires formulées par des membres du clergé employés par l’État ou des collectivités et organismes locaux, par exemples les professeurs de religion, les aumôniers de l’armée, les aumôniers des prisons et des hôpitaux, etc., auquel cas le défendeur est la collectivité ou l’organisme concerné et non l’organisation religieuse.

[57]. Sept États ou juridictions (la Bosnie-Herzégovine, l’Espagne, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, Saint-Marin et le canton suisse de Fribourg) reconnaissent une autonomie complète aux organisations religieuses et la nature totalement sui generis de la relation entre une Église et son clergé. Dès lors, même des demandes purement pécuniaires émanant de membres du clergé et dirigées contre leur Église échappent à la juridiction des tribunaux étatiques (à l’exception, dans l’ordre juridique espagnol, du clergé catholique et des ministres des autres religions reconnues, qui sont assimilés à des employés aux seules fins de la sécurité sociale, c’est-à-dire aux fins de leur intégration dans le régime général de la sécurité sociale ; c’est dans cette mesure que les tribunaux étatiques sont compétents).

[58]. Certains États peuvent faire partie de plusieurs catégories en même temps. En dehors de la Suisse, où le régime juridique diffère beaucoup d’un canton à l’autre, quatre autres États se trouvent dans une telle situation double ou « à cheval » sur plusieurs catégories. Il s’agit de la Belgique, où les ministres des religions « reconnues » sont payés par l’État et relèvent en principe du droit public, tandis que toutes les autres religions sont régies par le droit privé et concluent des contrats de travail avec les membres de leur clergé ; de la France, qui connaît un régime de stricte séparation des Églises et de l’État sauf dans deux juridictions territoriales où la question est régie par le droit public ; de la Grèce, où le clergé de l’Église orthodoxe grecque et les muftis de Thrace occidentale sont considérés comme des fonctionnaires, tandis que tous les autres ministres du culte relèvent du droit privé ; et de la Turquie, où les imams et muftis sunnites travaillant pour la direction des affaires religieuses sont également des fonctionnaires, tandis que toutes les autres organisations religieuses prennent la forme juridique de fondations relevant du droit privé. Aux fins du comptage des États ou juridictions de chaque catégorie, chacun de ces quatre pays n’est compté qu’une seule fois ; il est placé dans la catégorie correspondant au régime juridique de la religion dominante où à la lex generalis (religions « reconnues » ou « officielles » en Belgique, Grèce et Turquie et la plus grande partie du territoire français métropolitain).

[59]. Dans quinze États (l’Autriche, la Croatie, l’Estonie, la France, l’Italie, la Lettonie, la Moldova, les Pays-Bas, le Portugal, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie et l’Ukraine), la relation entre une Église et ses ministres n’est, en règle générale, pas considérée comme une relation de travail mais comme un régime sui generis. Cela signifie que les tribunaux étatiques ne sont pas compétents pour statuer sur des questions telles que les nominations/embauches, les révocations/licenciements ou la discipline interne du clergé. En revanche, les tribunaux étatiques sont normalement compétents pour connaître de demandes purement pécuniaires comme celles portant sur des arriérés de salaire. Dans certains cas, le droit de l’État permet, mais sans l’exiger, l’établissement d’un contrat de travail entre l’Église et les membres de son clergé ; la question relève alors de la compétence des tribunaux étatiques seulement s’il existe un tel contrat.

[60]. Dans sept États ou juridictions (l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bulgarie, « l’ex-République yougoslave de Macédoine », la Russie, la Suède, ainsi que dans le canton suisse de Genève), le clergé est employé sur la base de contrats de travail ordinaires, essentiellement parce que la législation exige pareils contrats. Le cas de la Bulgarie est un peu particulier car la Cour suprême de cassation a déclaré de manière générale qu’il existe une relation de travail avec les membres du clergé même en l’absence de contrôle de travail formel. Cela va à l’encontre du souhait de l’Église orthodoxe bulgare, qui continue à considérer que ses relations avec son clergé ont un caractère sui generis. Enfin, la Belgique et la Turquie peuvent être ajoutées à cette catégorie dans la mesure où des communautés religieuses minoritaires (religions « non reconnues » en Belgique, non-musulmans et musulmans non-sunnites en Turquie) sont concernées.

[61]. Dans neuf États ou juridictions (l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la Grèce, le Luxembourg, la Norvège, la Turquie et le canton suisse du Valais), les relations pécuniaires et assimilées entre les organisations religieuses majoritaires et leur clergé sont, du point de vue de l’État, régies par le droit public. Dans la plupart des cas, les litiges correspondants peuvent être portés devant les tribunaux administratifs. Dans certains États, toutefois, les juridictions de droit commun sont compétentes. La France relève également de cette catégorie s’agissant de deux parties spéciales de son territoire : l’Alsace-Moselle et la Guyane française.

[62]. Paragraphe 17 de l’arrêt de la chambre.

[63]. Paragraphe 29 de l’arrêt.

[64]. Si la Cour suprême avait statué sur le litige, s’agissant aussi bien des questions de fait que des points de droit soumis par les parties, et si elle avait été du même avis que les juridictions inférieures, elle aurait confirmé leur jugement en adoptant elle-même un arrêt. Or, au lieu de cela, la Cour suprême a annulé le jugement attaqué et a mis fin à la procédure.

[65]. Selon les termes de la Cour constitutionnelle (cités au § 29 de l’arrêt) : « Les organes de l’État doivent déterminer au regard de la Constitution et des lois visées dans la loi ecclésiastique sur la législation ecclésiastique si une question née d’une relation juridique donnée relève de la compétence d’une autorité ou d’un tribunal de l’État. Ils doivent donc établir au regard des lois de l’État si, dans une affaire donnée, il existe entre les parties une relation juridique régie par le droit national. »

[66]. Z. et autres, précité, § 89.

[67]. Paragraphes 70 et 73 de l’arrêt.

[68]. Georgiadis, précité, § 34, Micallef, précité, § 74, et J.S. et A.S. c. Pologne, précité, § 46.

[69]. Paragraphe 68 de l’arrêt.

[70]. Paragraphe 68 de l’arrêt.

[71]. Opinion du juge Martens jointe à l’arrêt Fayed, précité.

[72]. Le Gouvernement lui-même le reconnaît dans ses observations devant la Grande Chambre, précitées, page 29 (réponse à la question 2) : « En théorie, le droit hongrois n’empêche pas les Églises et leurs prêtres de conclure des contrats de travail ou de droit civil pour l’accomplissement des tâches pastorales. La validité d’un tel contrat dépendrait toutefois du consentement mutuel des parties et de la nature des obligations du pasteur, en particulier de leur conformité au droit de l’État. Les aspects de la relation de service seraient alors tous régis par le droit de l’État (droit du travail ou droit civil, en fonction du contrat conclu par les parties avec leur consentement mutuel) et les juridictions de l’État seraient compétentes pour connaître des différends juridiques susceptibles de surgir entre les parties. »

[73]. Ainsi, l’argument de la majorité fondé sur « l’autonomie du droit fiscal » (paragraphe 73 de l’arrêt) est tout simplement hors sujet.

[74]. Ferrazzini c. Italie [GC], no 44759/98, § 25, CEDH 2001‑VII.

[75]. Telle est la jurisprudence de la Cour depuis l’arrêt Nicodemo c. Italie, 2 septembre 1997, § 18, Recueil 1997‑V.

[76]. Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 83, CEDH 2009 (extraits), et A. c. Royaume-Uni, précité, § 78.

[77]. Si la majorité de la Grande Chambre souhaitait conserver la distinction, qui ne tient pas sur le plan logique, entre les immunités matérielles et les immunités procédurales, ainsi qu’il ressort du paragraphe 61 de l’arrêt, la présente espèce devrait malgré tout être examinée en partant de l’hypothèse qu’il y avait eu une limitation procédurale au droit d’accès du requérant à un tribunal et qu’il fallait donc rechercher, premièrement, si cette limitation visait un but légitime et, deuxièmement, si elle était proportionnée à ce but. Avant de se lancer dans l’analyse de la proportionnalité, il est important d’établir l’ampleur de la marge d’appréciation dont dispose l’État dans cette affaire. Là encore, la majorité n’a rien d’autre à proposer qu’un silence assourdissant.

[78]. Sindicatul « Păstorul cel Bun c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 171, CEDH 2013 (extraits).

[79]. Paragraphe 45 des observations du Gouvernement, précitées, page 26.

[80]. Fernández Martínez, précité, § 127.

[81]. Müller, décision précitée.

[82]. Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, §§ 62 et 78, CEDH 2000‑XI.

[83]. Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 146, 14 juin 2007.

[84]. Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 165.

[85]. Arrêt no 32/2003 de la Cour constitutionnelle : « Le droit fondamental d’accès à un tribunal (…) ne s’accompagne pas d’un droit illimité à ester en justice. (…) toute limitation doit être indispensable et proportionnée aux buts visés. (…) Les organes de l’État doivent déterminer (…) au regard des lois de l’État si, dans une affaire donnée, il existe entre les parties une relation juridique régie par le droit national. Si tel est le cas, ils doivent déterminer la procédure à suivre. »

[86]. Voir, mutatis mutandis, Z. et autres, précité, § 99.

[87]. Fernández Martínez, précité, § 132, et Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 159.

[88]. Voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 159.

[89]. Schüth, précité, § 59.

[90]. Ainsi que les juridictions nationales l’ont dit et que la Cour l’a admis, par exemple, dans les décisions Reuter et Baudler, précitées.

[91]. Voir mon opinion jointe à l’arrêt Krupko et autres c. Russie, no 26587/07, 26 juin 2014.

[92]. Paragraphe 36 des observations du Gouvernement, précitées, page 21.

[93]. Voir, notamment, Waite et Kennedy, précité, § 63.

[94]. Stichting Mothers of Srebrenica et autres, précité, § 139.

[95]. Voir, mutatis mutandis, Waite et Kennedy, précité, § 68. À cet égard, je note que la Cour suprême elle-même a expressément mentionné la possibilité pour le requérant de soumettre sa demande à un tribunal ecclésiastique.

[96]. Voir, par exemple, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58, et Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 57, Recueil 1998‑III.

[97]. L’analogie avec les affaires d’arbitrage a été évoquée par le Gouvernement aux paragraphes 32 et 33 de ses observations, précitées, pages 19 et 20. Pour un exposé complet des principes, voir Suda c. République tchèque, no 1643/06, § 49, 28 octobre 2010.

[98]. Page 29 des observations du Gouvernement, précitées.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-177136
Date de la décision : 14/09/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Irrecevable (Article 35-3-a - Ratione materiae)

Parties
Demandeurs : KÁROLY NAGY
Défendeurs : HONGRIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CECH A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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