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05/09/2017 | CEDH | N°001-177084

CEDH | CEDH, AFFAIRE FÁBIÁN c. HONGRIE, 2017, 001-177084


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE FÁBIÁN c. HONGRIE

(Requête no 78117/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 septembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Fábián c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Luis López Guerra,
András Sajó,

Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos,
André Potocki,
Valeriu Griţco,

Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pauliine Koskelo, juges,
e...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE FÁBIÁN c. HONGRIE

(Requête no 78117/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 septembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fábián c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Luis López Guerra,
András Sajó,

Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos,
André Potocki,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2016 et le 31 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 78117/13) dirigée contre la Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. Gyula Fábián (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 décembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Grád, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait que la suspension du versement de sa pension de retraite publique pendant la période durant laquelle il avait occupé un emploi dans le secteur public s’analysait en une atteinte injustifiée et discriminatoire à ses droits patrimoniaux qui était contraire à l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Elle a été communiquée au Gouvernement le 25 août 2014. Les observations du Gouvernement sur la recevabilité et sur le fond de la requête ont été présentées le 17 décembre 2014. Le requérant a soumis ses observations en réponse le 9 février 2015.

5. Le 15 décembre 2015, une chambre composée de Vincent A. De Gaetano, président, András Sajó, Boštjan Zupančić, Nona Tsotsoria, Paulo Pinto de Albuquerque, Krzysztof Wojtyczek, Iulia Antoanella Motoc, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière de section, a rendu un arrêt par lequel, à l’unanimité, elle a déclaré la requête recevable et a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à raison d’une différence de traitement entre retraités travaillant dans le secteur public et retraités travaillant dans le secteur privé ainsi qu’entre retraités travaillant dans différentes parties du secteur public. La chambre a considéré qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

6. Le 11 mars 2016, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 2 mai 2016, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur le fond de la requête (article 59 § 1 du règlement), traitant également, à la demande du juge désigné comme rapporteur, le point de savoir si le requérant avait respecté le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention pour autant qu’il se plaignait, sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, d’une différence de traitement injustifiée entre différentes catégories d’agents de l’État. Par ailleurs, des observations écrites ont été reçues de la Confédération européenne des syndicats, que le président de la Grande Chambre avait autorisée à intervenir en qualité de tiers dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 novembre 2016 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M. Z. Tallódi, agent,
MmeM. Weller, coagente ;

– pour le requérant
M.A. Grád,conseil,
MmeR. Novák,
MM.D. Karsai,
M.M. Kónya,conseillers.

La Cour a entendu MM. Grád et Tallódi en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Le requérant est né en 1953 et réside à Budapest.

11. Il occupait un emploi de policier lorsque, ayant atteint un âge auquel il était en droit de le faire, il partit en retraite anticipée et commença à percevoir une « pension de service » (szolgálati nyugdíj) à compter du 1er janvier 2000, date à laquelle il avait près de 47 ans. Le requérant continua toutefois de travailler : il fut salarié dans le secteur privé de 2000 à 2012, puis, du 1er juillet 2012 au 31 mars 2015, il occupa en qualité de fonctionnaire le poste de chef du service de l’entretien de la voirie au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest. Il s’acquitta des cotisations obligatoires au régime de retraite public depuis le jour où il prit son emploi (le 1er août 1973) jusqu’au 31 mars 2015.

12. Le 28 novembre 2011, le Parlement adopta la loi no CLXVII, qui entra en vigueur le 1er janvier 2012. En application de l’article 5 § 1 de cette loi, la pension de service telle que celle que recevait le requérant fut convertie en une « allocation de service » (szolgálati járandóság) pour les personnes nées en 1955 ou après. L’article 3 § 2 b) de cette même loi prévoyait que, pour les bénéficiaires d’une pension de service qui étaient nés en 1954 ou avant, comme le requérant, cette pension serait convertie en pension de retraite.

13. Le 1er janvier 2013, une modification de la loi no LXXXI de 1997 relative aux pensions de la sécurité sociale (la « loi de 1997 sur les pensions ») entra en vigueur. Cette modification suspendait à compter du 1er juillet 2013 le versement des pensions de retraite qui étaient servies aux personnes occupant un emploi dans certaines parties de la fonction publique, et cette suspension valait pour toute la période pendant laquelle les intéressés restaient en activité (voir également les paragraphes 23 à 28 ci-dessous). Aucune restriction analogue ne fut mise en place pour les titulaires d’une pension de retraite ayant un emploi dans le secteur privé.

14. Le 18 février 2013, l’administration nationale des pensions (Országos Nyugdíjbiztosítási Főigazgatóság) envoya une lettre au requérant, considéré en sa qualité de bénéficiaire d’une pension de retraite, pour l’informer de l’adoption de la version modifiée de la loi et l’inviter à déclarer s’il occupait dans la fonction publique un emploi relevant de l’une des catégories concernées par la modification entrée en vigueur le 1er janvier 2013. Dans une lettre datée du 29 avril 2013, le requérant informa l’administration nationale des pensions de sa situation au regard de l’emploi. Ensuite, le 2 juillet 2013, l’administration nationale des pensions fit savoir au requérant que le versement de sa pension de retraite était suspendu à compter du 1er juillet 2013. À cette date, sa pension se montait à 162 260 forints hongrois (HUF – environ 550 euros (EUR) à l’époque) par mois.

15. Le 15 juillet 2013, le requérant forma devant l’administration nationale des pensions (paragraphe 21 ci-dessous) un recours administratif contre la suspension du versement de sa pension, arguant que sa pension constituait un droit acquis et qu’il était victime d’une discrimination puisque des retraités travaillant dans le secteur privé continuaient de percevoir leur pension.

16. Le 23 juillet 2013, l’administration nationale des pensions sollicita des informations supplémentaires auprès du requérant. Celui-ci compléta son recours le 1er août 2013, se référant entre autres à une requête déposée par le médiateur en mai 2013 auprès de la Cour constitutionnelle (AJB‑726/2013). Dans cette requête, le médiateur exposait les doléances qui lui avaient été adressées concernant la modification de la loi de 1997 sur les pensions et soulevait la question de la différence de traitement entre les retraités employés dans la fonction publique, d’une part, et les retraités travaillant dans le secteur privé, d’autre part. À la connaissance de la Cour, la procédure est toujours pendante devant la Cour constitutionnelle.

17. Le 27 septembre 2013, l’administration nationale des pensions mit un terme à la procédure de recours engagée par le requérant, estimant que celui-ci ne lui avait pas fourni les informations qui lui avaient été demandées le 23 juillet 2013.

18. Le requérant cessa de travailler au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest le 31 mars 2015. Le 24 avril 2015, l’autorité compétente décida que le versement de sa pension de retraite devait reprendre. Sa pension fut portée à 177 705 HUF (environ 585 EUR à l’époque).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. La Loi fondamentale de la Hongrie dispose notamment que :

Article XII

« 1) Toute personne a le droit de choisir librement son emploi et sa profession et de se lancer dans des activités entrepreneuriales. Chacun est tenu, en fonction de ses capacités et de ses possibilités, de contribuer par son travail à l’enrichissement de la collectivité.

2) La Hongrie s’efforce de mettre en place les conditions permettant à toute personne apte au travail et souhaitant travailler de pouvoir le faire. »

20. À l’époque des faits, l’emploi des fonctionnaires (közalkalmazott) était régi par la loi no XXXIII de 1992 sur le statut juridique des fonctionnaires ; les relations de travail des agents publics (köztisztviselő), des agents de l’administration centrale (kormánytisztviselő), des agents chargés de l’administration des services publics (közszolgálati ügykezelő) et, pour certains aspects, des hauts fonctionnaires d’État (állami vezető) étaient régies par la loi no CXCIX de 2011 sur les fonctionnaires. Les relations de travail dans le secteur privé relevaient de la loi no I de 2012 sur le code du travail.

21. En Hongrie, le régime de retraite obligatoire de la sécurité sociale est de type contributif. Les titulaires d’un emploi (dans le secteur public ou dans le secteur privé) versent à ce régime un certain pourcentage – 10 % en 2013 – du revenu mensuel qu’ils tirent de leur travail. De plus, les employeurs, les entrepreneurs privés et les producteurs du secteur primaire s’acquittent d’un impôt de contribution sociale qui correspond à 27 % du montant des salaires versés et qui est destiné, en totalité ou en partie (la décision est prise périodiquement en fonction de la situation financière) à alimenter le régime de retraite de la sécurité sociale et à en assurer la pérennité.

La caisse de retraite (Nyugdíjbiztosítási Alap) ainsi financée correspond à un poste dans le budget de l’État. L’administration nationale des pensions, qui est un organisme public, puise dans cette caisse pour payer les pensions. Lorsque les dépenses de la caisse sont supérieures à ses recettes, l’État mobilise les ressources nécessaires sur le budget central.

22. La durée de service correspond au cumul des périodes pendant lesquelles une personne a cotisé au régime de retraite. Le montant de la pension servie par le régime, qui n’est pas soumis à l’impôt, dépend de la durée de service et de la proportion de la rémunération qui était assujettie aux cotisations obligatoires.

23. Ces dernières années, le pays a adopté un certain nombre de mesures en vue de mettre un terme à la perception simultanée d’une pension publique et d’un salaire financé sur le budget de l’État ou de faire reculer le nombre de personnes bénéficiant de ce double versement. En premier lieu, le 29 décembre 2012 fut publié le décret no 1700/2012 relatif aux principes régissant la politique des retraites dans la fonction publique. Ce décret interdisait à l’administration centrale d’employer des personnes qui avaient droit à une pension de retraite et précisait que les postes vacants ne pouvaient être pourvus par des titulaires d’une pension de retraite que dans des cas exceptionnels. En deuxième lieu, la loi de 1997 sur les pensions fut modifiée le 1er janvier 2013 afin d’interdire le versement simultané à une même personne d’une rémunération financée sur le budget de l’État et d’une pension de retraite ou de retraite anticipée. Cette modification s’appliquait entre autres aux retraités occupant un emploi au sein des collectivités locales. Étaient toutefois épargnées par la suspension du versement des pensions de retraite un certain nombre de catégories d’agents publics comme les parlementaires, les maires, les juges et les procureurs en congé administratif, ainsi que les personnes titulaires dans le secteur public d’un emploi régi par le code du travail et qui exécutaient des tâches qui n’étaient pas liées à l’exercice de la puissance publique.

24. Les articles 83/C et 102/I de la loi de 1997 sur les pensions telle que modifiée le 1er janvier 2013 contiennent les dispositions suivantes :

Article 83/C

« 1) Le versement d’une pension de retraite est suspendu (...) si le retraité concerné occupe un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, d’agent public, d’agent chargé de l’administration des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice, d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces armées ou de militaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises.

(...)

3) Pendant la période où le versement de la pension de retraite est suspendu, l’intéressé demeure considéré comme retraité.

4) Le versement de la pension de retraite peut se poursuivre à la demande du bénéficiaire si celui-ci peut prouver qu’il a cessé d’occuper l’emploi relevant du paragraphe 1) ci-dessus.

(...) »

Article 102/I

« 1) Les bénéficiaires d’une pension de retraite qui occupent au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) ont jusqu’au 30 avril 2013 pour en informer la caisse de retraite.

2) Les personnes occupant au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) verront leur pension de retraite suspendue à compter du 1er juillet 2013 si elles occupent encore ledit emploi à cette date. »

25. Les explications apportées par le législateur concernant l’article 83/C renferment le passage suivant :

« Cette modification interdit le versement d’une double rémunération aux personnes occupant un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, d’agent public, d’agent chargé de l’administration des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice ou d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces armées ou de militaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises. Les intéressés ne percevront donc pas de pension de retraite (...) en plus de leur rémunération, et la caisse de retraite doit par conséquent suspendre le versement de ladite pension pendant toute la période durant laquelle ils occuperont l’emploi visé. »

26. La décision de suspendre le versement des pensions en application de l’article 83/C(1) ne tient aucun compte du montant du salaire perçu par les intéressés.

27. Les bénéficiaires d’une pension de retraite servie dans le cadre du régime de retraite obligatoire de la sécurité sociale qui occupent également un emploi cotisent au régime de la même manière que les autres titulaires d’un emploi (paragraphe 21 ci-dessus). Ils peuvent prétendre à une augmentation annuelle de leur pension mensuelle d’un montant correspondant à 0,5 % du douzième du revenu qu’ils tirent de leur travail pendant une année calendaire. Dans les cas où le versement de la pension a été suspendu en application de l’article 83/C(1) de la loi de 1997 sur les pensions, le paiement de ces augmentations annuelles est également suspendu. Dès lors que le versement de la pension reprend, les augmentations annuelles viennent s’ajouter au montant de la pension qui était perçue avant la suspension.

28. D’après les données communiquées par le Gouvernement, on dénombrait 2 007 426 bénéficiaires d’une pension de retraite au 1er juillet 2013. Durant l’année 2013, les effectifs concernés par la suspension du versement de la pension de retraite en vertu de l’article 83/C(1) de la loi de 1997 sur les pensions n’ont jamais été supérieurs à 5 288 personnes. Le nombre de personnes concernées n’a à aucun moment dépassé 4 545 en 2014, 4 212 en 2015 et 3 945 sur la période comprise entre janvier et août 2016. De mars 2013 à août 2016, une somme de 30 602 215 675 HUF (environ 98 millions d’euros à cette dernière date) a ainsi pu être économisée grâce à la modification de la loi de 1997 sur les pensions. Cependant, les agents du secteur public de la santé dont le versement de la pension a été suspendu en application de l’article 83/C(1) de la loi sur les pensions (3 169 personnes ont été dans ce cas entre juillet 2013 et août 2016) ont reçu de la part de la caisse nationale d’assurance maladie une compensation mensuelle correspondant au montant de leur pension. De juillet 2013 à août 2016, cette compensation a représenté 25 190 700 000 HUF (soit environ 81 millions d’euros à cette dernière date), ce qui a réduit le total des économies réalisées sur le budget de l’État pour le ramener à 5 411 515 675 HUF (environ 17 millions d’euros en août 2016).

29. La loi no CLXXVIII de 2012 portant modification de certaines lois liées à la fiscalité, entrée en vigueur en janvier 2013, a modifié la loi de 1997 sur les pensions. Elle a supprimé le plafond qui s’appliquait jusque-là aux cotisations obligatoires au régime de retraite afin d’augmenter les recettes de la caisse de retraite.

30. En 2000, en Hongrie, dans le cadre du régime général, l’âge légal de départ à la retraite était de 62 ans pour les hommes ; les hommes qui avaient atteint cet âge et qui totalisaient au moins vingt années complètes d’activité étaient en droit de percevoir une pension. Par la suite, l’âge légal de départ à la retraite a progressivement été porté à 63 ans pour les hommes comme pour les femmes nés en 1953.

La loi avait instauré divers dispositifs de retraite anticipée dans le secteur public (y compris pour les forces armées, auxquelles appartient la police en Hongrie) ainsi que dans le secteur privé, et au fil des années, un grand nombre de personnes ont choisi de profiter de ces dispositifs. À compter du 1er janvier 2012, l’entrée en vigueur de la loi no CLXVII a supprimé la possibilité pour ces dispositifs d’admettre de nouveaux bénéficiaires (voir également le paragraphe 12 ci-dessus).

III. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

31. La Cour a procédé à une étude comparative de la législation de 36 États membres[1] du Conseil de l’Europe.

A. Possibilité de percevoir simultanément une pension publique et un salaire

32. Dans la quasi-totalité des 36 États étudiés, il est d’une manière ou d’une autre possible pour une même personne de percevoir à la fois une pension publique et un salaire. Seule l’ex-République yougoslave de Macédoine suspend le versement de la pension publique, sans exception, lorsque l’intéressé continue de travailler et de percevoir un salaire.

33. Cependant, dans la grande majorité des États, une forme de minoration ou de suspension de la pension s’applique dans divers types de situations qui peuvent globalement se ranger dans les catégories suivantes.

1. Bénéficiaires d’une pension de retraite anticipée

34. Dans de nombreux États, la législation opère une distinction entre les personnes qui partent à la retraite de manière anticipée et celles qui prennent leur retraite à l’âge légal (habituellement compris entre 60 et 65 ans). Ainsi, en Andorre, en Croatie, en Estonie, en Lettonie, en République tchèque, en Roumanie et en Slovaquie, le versement de la pension publique est suspendu si le retraité continue de travailler alors qu’il est parti à la retraite avant d’atteindre l’âge légal. Au Portugal, pareille suspension s’applique pendant trois ans si l’intéressé continue de travailler au sein de la même société ou du même groupe de sociétés.

35. Par ailleurs, dans certains États tels que l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, le Luxembourg, la Pologne et la Suède, la pension de retraite anticipée n’est minorée ou suspendue que si le salaire perçu atteint un certain seuil. En Islande, pareille minoration s’applique non seulement aux pensions de retraite anticipée, mais également à toutes les formes de pension. En Finlande, lorsqu’une personne continue de travailler après son départ en retraite anticipée, cela n’a aucune incidence sur sa pension.

2. Retraités qui continuent de travailler dans le secteur public

36. Dans certains des États étudiés, le versement de la pension est suspendu dans le cas des retraités qui continuent de travailler dans le secteur public, alors que pareille disposition n’existe pas pour les retraités travaillant dans le secteur privé (voir également les paragraphes 38 à 43 ci‑dessous).

3. Bénéficiaires d’une pension d’incapacité ou d’invalidité

37. On relève des différences dans la manière dont les États étudiés règlementent le cumul d’un salaire et d’une pension d’incapacité ou d’invalidité. Dans certains États comme l’Autriche, des minorations s’appliquent si le montant cumulé de la pension et du salaire dépasse un certain seuil. En Croatie et en Italie, il n’est pas possible de cumuler une pension et un salaire. En revanche, en Ukraine, pour les personnes invalides, le versement des pensions n’est pas suspendu. Enfin, le cumul est également possible en Roumanie pour les personnes présentant une invalidité du troisième degré et pour les aveugles.

B. Différences de traitement entre les titulaires d’un emploi dans le secteur privé et les agents du secteur public s’agissant de la minoration ou de la suspension de la pension

38. Comme indiqué plus haut (paragraphe 36), certains États cessent de verser une pension publique aux retraités qui continuent de travailler dans le secteur public, alors que ceux qui continuent de travailler dans le secteur privé peuvent conserver le bénéfice de leur pension intégrale. Ainsi, en Andorre, la pension de retraite d’un fonctionnaire est suspendue si l’intéressé continue de travailler en qualité de fonctionnaire ou d’agent de l’administration publique. En Géorgie, une suspension de la pension s’applique à toutes les catégories d’emplois du secteur public. Au Portugal, un retraité qui continue de travailler dans le secteur privé peut percevoir dans le même temps une pension de l’État alors que les retraités qui continuent de travailler dans le secteur public verront le versement de leur pension suspendu. En Espagne, en Turquie et en Ukraine, les travailleurs indépendants peuvent cumuler pension et revenus du travail (jusqu’à un certain niveau), mais ce n’est pas le cas de la plupart des agents du secteur public.

39. En Azerbaïdjan, un cumul est possible sans être assorti d’une minoration ou d’une suspension de la pension publique. Certaines catégories d’agents du secteur public, dont les fonctionnaires, sont en droit de percevoir des compléments de pension, qui représentent un certain pourcentage du salaire moyen pendant la période d’activité. Ces compléments seront toutefois minorés, voire suspendus, dans certaines situations. Cependant, ils ne sont ni minorés ni suspendus si l’intéressé continue de travailler dans le secteur privé.

40. Il en va de même dans le cas d’une forme particulière de pension servie aux agents du service public au Danemark. Le paiement de cette pension est suspendu si le retraité conserve un emploi de fonctionnaire, mais pas s’il prend un emploi dans le secteur privé.

41. En Italie, si le montant total des sommes perçues par les agents du secteur public (pension de retraite incluse) dépasse un certain seuil (assez élevé), le salaire des intéressés est minoré de manière à ramener le total au niveau de ce seuil, tandis que le montant de la pension reste inchangé.

42. En Autriche, inversement, les fonctionnaires, mais pas les salariés du secteur privé, sont exemptés de la minoration appliquée aux pensions.

43. Néanmoins, concernant la minoration de la pension ou la suspension de son versement, une majorité d’États étudiés n’opèrent pas de distinction entre secteur public et secteur privé.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION PRIS ISOLÉMENT

44. Le requérant allègue que la suspension du versement de sa pension de retraite s’analyse en une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. L’arrêt de la chambre

45. Dans son arrêt, la chambre a commencé par examiner le grief du requérant sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Ayant conclu à une violation à cet égard, elle a considéré qu’il n’y avait pas lieu de rechercher si les faits de la cause emportaient également violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

B. Les observations des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

46. Le requérant soutient qu’il découle de la jurisprudence de la Cour que, étant donné qu’il a cotisé régulièrement au régime de retraite public depuis le premier jour où il a occupé un emploi, le 1er août 1973, il a acquis un droit patrimonial consistant en une espérance légitime, ce qui fait selon lui entrer en jeu l’article 1 du Protocole no 1. Il dit que l’application de l’article 83/C de la loi de 1997 sur les pensions l’a privé de la totalité de sa pension, qu’il percevait mensuellement. Il considère que l’intérêt général ne peut justifier cette privation, qu’il trouve donc disproportionnée.

47. Le requérant admet que le Gouvernement dispose d’une ample marge d’appréciation pour évaluer les exigences de l’intérêt général. À son avis, toutefois, il ne suffit pas que le Gouvernement se borne à invoquer l’intérêt général sans démontrer en quoi celui-ci rendrait la mesure litigieuse nécessaire. À cet égard, il argue que la présente espèce doit être distinguée de l’affaire avec laquelle le Gouvernement a cherché à la comparer (Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, 20 mars 2012), en ce que, selon lui, en Roumanie, la mesure législative interdisant de cumuler une pension servie par l’État et une rémunération tirée d’un emploi public a été prise au plus fort de la crise financière puis abolie quand la crise s’est calmée. Il expose qu’en Hongrie, en revanche, au moment où la législation modifiée est entrée en vigueur (le 1er juillet 2013), la procédure pour déficit excessif ouverte par l’UE à l’encontre de ce pays était déjà close alors que le but de cette législation était à ses yeux de permettre à la Hongrie d’obtenir une levée de la procédure en question. Il ajoute que le Gouvernement a déclaré en 2013 que la situation économique du pays était excellente, et il considère que les projets de dépenses ambitieux du Gouvernement prouvent que celui-ci estimait que la crise économique était terminée.

48. En tout état de cause, la mesure n’aurait pas été adaptée à son objectif affiché : elle n’aurait touché qu’un petit nombre de retraités, et elle n’aurait pas évité à l’État de devoir continuer de verser leur pension aux retraités travaillant dans le secteur privé et à ceux travaillant dans le secteur public exemptés de l’interdiction de cumuler pension publique et salaire. De plus, au cours de la même année, à savoir 2013, le plafond des pensions aurait été considérablement relevé : alors qu’il aurait été auparavant impossible qu’une pension mensuelle dépassât 300 000 HUF (soit à l’époque environ 1 020 EUR), la pension mensuelle la plus élevée atteindrait désormais 2 000 000 HUF (soit actuellement environ 6 500 EUR). Dans ces conditions, la mesure litigieuse n’aurait pas pu, même en théorie, aider la Hongrie à obtenir la levée de la procédure pour déficit excessif. Les économies effectivement réalisées ne représenteraient en réalité pas plus de 0,0001 % du produit intérieur brut (PIB) hongrois.

49. Selon le requérant, pour que la mesure produisît un véritable impact sur le budget de l’État, il aurait fallu qu’elle suspendît le versement des pensions qui étaient précisément servies aux personnes occupant un emploi public exemptées de cette suspension, puisque celles-ci percevaient des pensions nettement plus élevées que les personnes, telles que lui, qui avaient vu le versement de leur pension suspendu. Par ailleurs, les revenus de ces agents de l’État seraient aussi beaucoup plus élevés que son propre salaire, raison pour laquelle la suspension du versement de leur pension n’aurait pas eu sur eux le même impact que celui qu’il aurait lui-même subi ; en effet, ce ne serait que par nécessité financière qu’il aurait repris un emploi après son départ à la retraite. À cet égard, sa pension aurait été inférieure au salaire mensuel moyen avant impôt en Hongrie, lequel, selon l’institut national hongrois de la statistique, s’élevait entre janvier et novembre 2013 à 229 700 HUF (soit à l’époque environ 780 EUR).

50. Il n’aurait été nullement tenu compte de ses revenus lorsqu’il a été décidé de suspendre le versement de sa pension. Or il s’agirait là encore d’une différence avec l’affaire Panfile puisque, en Roumanie, l’interdiction de cumuler pension et salaire financés sur le budget de l’État ne se serait appliquée que lorsque la pension dépassait le salaire moyen roumain avant impôt.

51. Par ailleurs, le requérant déclare avoir souscrit un emprunt bancaire sur la base de ses revenus composés alors de sa pension et de son salaire. Or, après la suspension du versement de sa pension, il aurait eu des difficultés pour rembourser cet emprunt. La perte de la moitié de ses revenus aurait eu, et aurait encore, de sérieuses répercussions sur sa situation personnelle et sur celle de sa famille. En bref, il aurait eu à supporter une charge individuelle exorbitante.

52. Enfin, le requérant conteste l’argument du Gouvernement selon lequel d’autres États membres du Conseil de l’Europe auraient mis en place une législation identique, ou du moins semblable, à celle en vigueur en Hongrie.

2. Le Gouvernement

53. Le Gouvernement reconnaît que le droit à une pension qui est en jeu dans le cas du requérant est un droit patrimonial aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Tout en admettant que la mesure litigieuse constitue une ingérence dans l’exercice par le requérant du droit au respect de ses biens, il conteste que cela constitue une privation totale de ses droits.

54. Le Gouvernement avance en outre que l’ingérence était légitime et poursuivait un but d’intérêt général. À l’audience devant la Grande Chambre, il a soutenu que, du fait d’un déséquilibre entre le nombre de bénéficiaires d’une pension et le nombre de cotisants, qu’il attribue, entre autres, à un vieillissement de la population et à l’existence, prévue par la législation, de dispositifs de retraite anticipée, le système de retraite de l’État hongrois avait traversé de graves difficultés, exacerbées par la crise économique mondiale de 2008. Le Gouvernement dit avoir pris un certain nombre de mesures destinées à le réformer. Il cite notamment l’abolition, en 2013, du plafond des cotisations mensuelles au régime de retraite (paragraphe 29 ci-dessus), que le requérant a selon lui interprétée à tort comme l’abolition du plafond du montant de la pension mensuelle ; il indique qu’en réalité, la législation en vigueur avant l’adoption de cette mesure ne prévoyait nullement pareil plafonnement. Il ajoute qu’à court terme, le déplafonnement des cotisations au régime de retraite s’était traduit par une augmentation significative des recettes de la caisse de retraite, et que si, à long terme, il pouvait également entraîner un surcroît de dépenses, des limitations importantes, comme un mode de calcul fortement dégressif du montant des pensions, étaient en place pour empêcher une telle évolution.

55. Outre la réforme du système de retraite, le Gouvernement dit aussi avoir engagé des actions dans le domaine de la politique de l’emploi, à la fois pour comprimer la dette publique et pour instaurer un système plus équitable de répartition des charges et de distribution des fonds publics. Il avance qu’en 2012 le décret 1700/2012 a ainsi instauré dans la fonction publique l’obligation de partir en retraite à l’âge légal et l’interdiction de reprendre un emploi (paragraphe 23 ci-dessus), dans le but de réduire le nombre de fonctionnaires là où c’était nécessaire et de faire reculer le chômage des jeunes. Il précise que ce décret ne s’appliquait qu’à l’administration centrale, c’est-à-dire aux ministères et à leurs organes subordonnés, et ne pouvait donc contraindre les collectivités locales à congédier leurs agents qui percevaient également une pension de retraite. Il explique que c’est à cette catégorie d’agents que la mesure en cause en l’espèce s’appliquait ; ceux-ci avaient selon lui le choix entre deux possibilités : quitter leur emploi et continuer de percevoir leur pension de retraite, ou conserver leur emploi et accepter une suspension du versement de leur pension. Cette disposition se serait donc inscrite dans le cadre d’un train de mesures destinées à assurer la pérennité du régime de retraite, à alléger la dette publique et à faciliter la clôture de la procédure pour déficit excessif qui avait été engagée par l’UE à l’encontre de la Hongrie (par le Conseil de l’Union européenne, en application de l’article 126 du Traité sur le fonctionnement de l’Union).

56. Pour le Gouvernement, l’ingérence en cause était en outre proportionnée. Il s’appuie à cet égard sur l’affaire Panfile (décision précitée), estimant que celle-ci concernait, comme en l’espèce, un requérant qui percevait une pension parallèlement à son emploi dans la fonction publique au moment de l’entrée en vigueur d’une loi interdisant de cumuler une pension et une rémunération versée par l’État. Il indique que la Cour a noté dans cette affaire que, étant donné que M. Panfile avait eu le choix soit de continuer de percevoir sa pension mensuelle en quittant son emploi soit de faire suspendre sa pension en continuant à travailler pour l’État, l’intéressé n’avait pas été totalement privé de ses droits et n’avait pas non plus été dépouillé de tous ses moyens de subsistance. En l’espèce, toutefois, la chambre n’aurait pas jugé nécessaire d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément. Selon lui, pour respecter le principe de cohérence, il faudrait procéder aussi en l’espèce à un examen sous l’angle de cette disposition. Pareil examen devrait à son avis déboucher sur la même conclusion que dans l’affaire Panfile. Le Gouvernement considère en effet que le requérant a eu le choix entre percevoir sa pension ou continuer de travailler et qu’il faut supposer qu’il a choisi de garder son emploi parce que son salaire était supérieur à sa pension. Il ajoute que, comme celle-ci qui s’élevait à 162 260 HUF (soit environ 550 EUR à l’époque), le requérant a dû recevoir un salaire mensuel supérieur au salaire moyen en Hongrie en 2013 (qui se montait à 151 118 HUF, soit environ 515 EUR à l’époque). C’est pourquoi on ne pourrait pas dire que le requérant a dû supporter une charge individuelle exorbitante.

57. Enfin, le Gouvernement avance que l’arrêt rendu par la chambre en l’espèce pourrait entraîner de graves conséquences pour les systèmes de sécurité sociale d’un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, arguant que, dans certains d’entre eux (il en cite sept), la législation nationale prévoit une minoration ou la suspension des prestations de pension lorsque le bénéficiaire perçoit simultanément un salaire.

C. Les arguments du tiers intervenant

58. Les tierces observations reçues de la Confédération européenne des syndicats (« la CES ») contiennent des informations sur la législation en vigueur dans les États membres du Conseil de l’Europe relativement au cumul d’une pension de retraite et de revenus du travail, dont cette confédération déduit que, dans leur grande majorité, les États membres autorisent pareil cumul.

59. La CES signale également la tendance grandissante qui se fait jour parmi les États et qui consiste à consacrer le droit fondamental à la sécurité sociale dans les constitutions nationales. Dès lors, à ses yeux, toute restriction apportée à ce droit appelle une justification précise.

D. Appréciation de la Grande Chambre

1. Applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 et existence d’une ingérence

60. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015, et James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98).

61. La Cour note d’emblée qu’à l’époque des faits le requérant percevait une pension de retraite. Il tirait son droit à percevoir cette pension de l’article 3 § 2 b) de la loi no CLXVII : étant né avant 1954, il remplissait les conditions légales pour voir la pension de service qu’il percevait depuis 2000 transformée en pension de retraite lorsque la loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2012 (paragraphes 10 et 12 ci-dessus).

62. Devant la Cour, les parties sont convenues que les droits à pension du requérant constituaient un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et que la suspension de ses droits à pension en application de la modification, entrée en vigueur le 1er janvier 2013, de la loi de 1997 sur les pensions a porté atteinte aux droits du requérant tels que protégés par cette disposition. La Cour ne voit aucune raison d’en disconvenir.

63. En revanche, le Gouvernement conteste l’affirmation du requérant selon laquelle la question devait être étudiée sous l’angle de la deuxième règle énoncée ci-dessus, c’est-à-dire que la suspension s’assimilait en fait à une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

64. La Cour a déjà dit que la modification ou la suppression du droit aux prestations complémentaires de retraite ne correspondait « ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens » (Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, § 48, 2 février 2010), et que la réduction du montant d’une pension de retraite au moyen d’une déchéance des droits à pension ne constituait ni « une expropriation ni une mesure de réglementation de l’usage des biens » (Banfield c. Royaume-Uni (déc.), no 6223/04, CEDH 2005‑XI). Comme dans ces deux affaires, la Cour considère en l’espèce que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits patrimoniaux doit être examinée sous l’angle de la première règle énoncée ci-dessus, à savoir selon le principe général du respect de la propriété (voir également Lakićević et autres c. Monténégro et Serbie, nos 27458/06 et 3 autres, § 64, 13 décembre 2011, et Panfile, décision précitée, § 19).

2. Observation de l’article 1 du Protocole no 1

a) Principes pertinents

65. Les principes pertinents en l’espèce ont récemment été exposés par la Grande Chambre dans l’arrêt Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, CEDH 2016) :

« 112. La légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité avec l’article 1 du Protocole no 1 d’une ingérence dans un droit protégé par cette disposition. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, imprègne l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis, précité, § 58, Wieczorek, précité, § 58, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 96, 25 octobre 2012).

113. En outre, une ingérence de la puissance publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures portant atteinte au droit au respect des biens. La notion d’« utilité publique » est forcément extensive. En particulier, la décision de légiférer en matière de prestations sociales implique d’ordinaire un examen de considérations d’ordre économique et social. La Cour estime naturel que la marge d’appréciation laissée au législateur dans la mise en œuvre des politiques économiques et sociales soit étendue et elle respectera les choix de ce dernier en matière d’« utilité publique », sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable (voir, mutatis mutandis, Ex‑roi Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 87, CEDH 2000-XII, Wieczorek, précité, § 59, Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40, 7 février 2012, Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, 20 mars 2012, et Gogitidze et autres c. Géorgie, no 36862/05, § 96, 12 mai 2015).

114. Cela vaut particulièrement, par exemple, pour l’adoption de lois dans le cadre d’un changement de régime politique et économique (Valkov et autres, précité, § 91), pour l’adoption de politiques d’économie des deniers publics (N.K.M. c. Hongrie, no 66529/11, §§ 49 et 61, 14 mai 2013) ou pour la réaffectation des crédits (Savickas c. Lituanie et autres (déc.), no 66365/09, 15 octobre 2013), ou encore pour des mesures d’austérité imposées par une grave crise économique (Koufaki et ADEDY c. Grèce (déc.), nos 57665/12 et 57657/12, §§ 37 et 39, 7 mai 2013 ; voir aussi da Conceição Mateus et Santos Januário c. Portugal (déc.) nos 62235/12 et 57725/12, § 22, 8 octobre 2013, et da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), § 37, no 13341/14, 1er septembre 2015).

115. L’article 1 du Protocole no 1 exige en outre qu’une telle ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Kjartan Ásmundsson, précité, § 45, Sargsyan, précité, § 241, Maggio et autres, précité, § 63, et Stefanetti et autres, précité, § 66).

116. La Cour recherchera si l’ingérence a fait peser sur la requérante une charge spéciale et exorbitante en tenant compte du contexte particulier de l’affaire, à savoir un régime de sécurité sociale. Pareils régimes sont une expression de la solidarité de la société envers ses membres vulnérables (Maggio et autres, § 61, Stefanetti et autres, § 55, tous deux précités, ainsi que, mutatis mutandis, Goudswaard-Van der Lans c. Pays‑Bas (déc.), no 75255/01, CEDH 2005-XI).

117. La Cour rappelle que la suppression de l’intégralité d’une pension risque d’enfreindre les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1, à l’inverse d’une réduction minimale d’une pension ou de prestations analogues. Toutefois, le critère du juste équilibre ne saurait uniquement reposer, dans l’abstrait, sur le montant ou le pourcentage de la réduction en question. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour s’est attachée à apprécier tous les éléments pertinents en les situant dans leur contexte (Stefanetti et autres, précité, § 59, avec des exemples et d’autres références ; voir aussi Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V). Ce faisant, la Cour accorde de l’importance à des éléments tels que le caractère discriminatoire de la perte du droit (Kjartan Ásmundsson, précité, § 43), l’absence de mesures transitoires (Moskal, précité, § 74, où la requérante s’était retrouvée, presque du jour au lendemain, totalement privée de sa pension de départ à la retraite anticipée, qui constituait sa seule source de revenus, alors qu’elle n’avait guère de possibilités de s’adapter à ce changement), le caractère arbitraire de la condition (Klein, précité, § 46) ainsi que la bonne foi du requérant (Moskal, précité, § 44).

118. Il importe de se demander si le droit du requérant à obtenir des prestations du régime de sécurité sociale en question a été enfreint de telle sorte que cela entraîne une atteinte à la substance de ses droits à pension (Domalewski, décision précitée, Kjartan Ásmundsson, précité, § 39, Wieczorek, précité, § 57, Rasmussen, précité, § 75, Valkov et autres, précité, §§ 91 et 97, Maggio et autres, précité, § 63, et Stefanetti et autres, précité, § 55). »

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

66. La légalité de l’ingérence, au regard de la législation nationale, n’est pas contestée : la Cour est convaincue que cette ingérence était prévue par l’article 83/C de la loi de 1997 sur les pensions (paragraphe 24 ci-dessus).

ii. Sur le point de savoir si l’ingérence était « conforme à l’intérêt général »

67. Compte tenu de l’ample marge d’appréciation laissée à l’État dans le domaine de la sécurité sociale et des retraites, la Cour ne décèle aucune raison de douter que l’interdiction du versement simultané à la même personne d’un salaire et d’une pension, qui s’appliquait dans le cas du requérant, poursuivait un but d’intérêt général, celui de ménager les finances publiques. Comme l’indique le Gouvernement, sans que cela ne soulève de contestation de la part du requérant, la suspension du versement de la pension en cause s’inscrivait entre autres dans un ensemble de mesures destinées à assurer la pérennité du système de retraite hongrois et à comprimer la dette publique.

68. De plus, la Cour ne peut souscrire à l’argument exposé par le requérant selon lequel si peu de personnes ont été touchées par l’ingérence législative en cause que son impact sur le budget de l’État est resté minime, et que d’autres mesures auraient permis de faire des économies plus substantielles. À cet égard, elle rappelle que tant que le législateur a choisi une méthode pouvant passer pour raisonnable et adaptée à la réalisation de l’objectif légitime visé, elle n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer différemment son pouvoir d’appréciation (James et autres, précité, § 51).

iii. L’ingérence était-elle proportionnée ?

69. La Cour doit ensuite rechercher si l’ingérence n’a pas rompu le juste équilibre qui doit exister entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité, d’une part, et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu, d’autre part.

70. À cet égard, la Cour note d’emblée que la question se pose en l’espèce dans le contexte particulier d’un régime de protection sociale. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 65), ces régimes sont l’expression de la volonté d’une société d’adhérer au principe de la solidarité sociale avec ses membres vulnérables. En l’espèce, le régime en cause est un régime de retraite de type contributif. Les pensions qu’il verse sont en général destinées à compenser l’amoindrissement de la capacité de travail dont s’accompagne le vieillissement. Cependant, lorsque le bénéficiaire d’une pension de retraite continue de travailler ou reprend un emploi, en particulier, à l’instar du requérant en l’espèce, alors qu’il n’a pas encore atteint l’âge légal de départ à la retraite, c’est qu’apparemment sa vie active n’est pas terminée et que l’intéressé est toujours capable de gagner sa vie en travaillant.

71. Le requérant est parti en retraite anticipée en 2000, alors qu’il avait près de 47 ans, et il a depuis lors perçu sa pension de retraite sans discontinuer, sauf pendant la période durant laquelle son versement a été suspendu, c’est-à-dire du 1er juillet 2013 au 31 mars 2015. Il apparaît donc que le requérant a acquis ses droits à pension grâce aux cotisations qu’il a acquittées pendant une période beaucoup plus courte que la durée de cotisation habituelle des personnes qui doivent attendre d’atteindre l’âge légal de départ à la retraite pour avoir droit à une pension (paragraphe 30 ci‑dessus). Le requérant a ensuite continué de cotiser à la caisse de retraite au titre des emplois qu’il a occupés à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public après être parti en retraite anticipée et avoir quitté la police en 2000.

72. La Cour rappelle que les méthodes de financement des régimes de retraite publics varient considérablement d’un État contractant à l’autre, de même que varie l’importance accordée au principe de la solidarité entre les cotisants et les bénéficiaires au sein de ces régimes (Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04 et 8 autres, §§ 92 et 98, 25 octobre 2011, et Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 50, CEDH 2005‑X). Ces questions faisant entrer en jeu les politiques économiques et sociales, elles relèvent en principe de l’ample marge d’appréciation accordée aux États dans ce domaine (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy, précité, § 113, Valkov et autres, précité, § 92, et James et autres, précité, § 46).

73. Pour déterminer si les autorités nationales ont agi en l’espèce dans les limites de leur marge d’appréciation, la Cour s’intéressera en particulier aux facteurs pouvant passer pour pertinents au vu de sa jurisprudence relative à la réduction, à la suspension ou à l’interruption du versement des pensions de la sécurité sociale, à savoir l’ampleur de la perte des prestations, la présence d’une possibilité de choix et l’ampleur de la perte des moyens de subsistance.

α) Ampleur de la perte des prestations

74. Le cas d’espèce ne concerne ni la perte permanente et complète de ses droits à pension par le requérant (comparer avec Béláné Nagy, précité, § 123, Apostolakis c. Grèce, no 39574/07, 22 octobre 2009, et Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, CEDH 2004‑IX) ni la réduction de ces droits (comparer avec da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), no 13341/14, 1er septembre 2015, Poulain c. France (déc.), no 52273/08, 8 février 2011, et Lenz c. Allemagne (déc.), no 40862/98, CEDH 2001‑X). Il porte plutôt sur la suspension du versement mensuel de la pension du requérant (Panfile et Lakićević et autres, précités). L’intéressé n’a certes pas reçu sa pension pendant la durée de cette suspension, mais la Cour estime que cette suspension ne s’analyse pas pour autant en une perte totale de ses droits à une pension de retraite. En effet, cette suspension était de nature temporaire puisque le versement était censé reprendre dès lors que le requérant quitterait son emploi public (ce qui fut le cas) ; elle n’a donc pas porté atteinte à la substance même de son droit et n’a eu aucune incidence sur l’essence de ce droit.

75. De plus, une suspension analogue était en cause dans les affaires Panfile et Lakićević et autres (précitées). L’irrecevabilité prononcée dans la première et la violation de l’article 1 du Protocole no 1 constatée dans la seconde donnent à penser que l’ampleur de la perte de prestations – dans le contexte d’une suspension temporaire, comme en l’espèce – ne constitue pas en elle-même un élément décisif. D’ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de dire que le critère du juste équilibre ne saurait uniquement reposer sur le montant ou sur le pourcentage de la perte en question mais qu’il devait être examiné à la lumière de tous les facteurs pertinents (Béláné Nagy, précité, § 117, et Stefanetti et autres c. Italie, nos 21838/10 et 7 autres, §§ 59-60, 15 avril 2014).

β) Possibilité de choix

76. La Cour en vient ainsi au deuxième facteur : le requérant aurait-il pu faire quelque chose pour éviter ou empêcher la suspension du versement de sa pension ? À cet égard, la Cour observe d’emblée que nul ne suggère que, lorsque le requérant a pris son emploi au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest le 1er juillet 2012, il avait la moindre idée des réformes du système de retraite qui se préparaient. Il serait par conséquent malhonnête d’affirmer qu’il aurait pu éviter d’être touché par la modification de la législation simplement en choisissant de ne pas reprendre un emploi public (comparer avec Mauriello c. Italie (déc.), no 14862/07, § 39, 13 septembre 2016, et Torri et autres c. Italie (déc.), nos 11838/07 et 12302/07, § 37, 24 janvier 2012). En revanche, on ne peut dire que, une fois la législation en cause entrée en vigueur, le versement de sa pension a été suspendu sans que le requérant ne pût rien faire. À l’instar du requérant dans l’affaire Panfile (décision précitée, § 23), et comme le Gouvernement l’a également relevé (paragraphes 55 et 56 ci-dessus), le requérant a eu le choix entre deux possibilités : quitter son emploi dans la fonction publique et continuer de percevoir sa pension, ou bien conserver cet emploi et accepter la suspension du versement de sa pension. Il a opté pour la seconde.

77. La Cour observe en outre que, parce que le requérant a choisi de conserver son emploi, il a aussi continué de cotiser à la caisse de retraite, ce qui s’est traduit par une augmentation de sa pension lorsque les versements ont repris (paragraphes 18 et 27 ci-dessus).

γ) Ampleur de la perte des moyens de subsistance

78. Lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de mesures d’interruption, de réduction ou de suspension du versement d’une pension, la Cour accorde une grande importance à l’ampleur de la perte des moyens de subsistance ou du recul du niveau de vie que l’intéressé subit de ce fait. Elle a ainsi conclu qu’une charge individuelle exorbitante avait pesé sur le requérant dans des affaires où, entre autres, la suppression ou l’interruption du versement d’une pension avaient privé l’intéressé de l’intégralité de son unique source de revenus (Béláné Nagy, précité, § 123, Apostolakis, précité, § 39, et Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 74, 15 septembre 2009), et dans celles où la suspension du versement d’une pension avait considérablement amputé le revenu mensuel avant impôt de requérants qui ne travaillaient qu’à temps partiel (Lakićević et autres, précité, § 70). Selon le même principe, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a estimé qu’un juste équilibre avait été ménagé parce que, entre autres, le plafonnement des pensions dont se plaignaient les requérants, qui comptaient parmi les retraités bulgares aux revenus les plus élevés, n’avait pas totalement dépouillé ceux-ci de leur seul moyen de subsistance (Valkov et autres, précité, § 97), ou parce qu’elle a jugé que l’État contractant concerné avait eu, pour déterminer le montant d’une allocation de réversion, la faculté de prendre en compte les autres sources de revenus de la requérante, qui percevait également des prestations servies par des régimes de retraite privés (Matheis c. Allemagne (déc.), no 73711/01, 1er février 2005). La Cour a adopté une approche similaire dans l’affaire Panfile, qu’invoque le Gouvernement. Dans cette affaire, après avoir perdu son emploi du fait de l’introduction de dispositions légales lui interdisant de percevoir en même temps une pension et un salaire, le requérant a continué de toucher l’intégralité de sa pension mensuelle, dont le montant était supérieur au salaire mensuel moyen avant impôt dans le pays (Panfile, décision précitée, § 23).

79. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, il est établi que, lorsque le versement de la pension de retraite du requérant a été suspendu, celui-ci a continué de percevoir son salaire. Le requérant n’a pas révélé devant la Cour le montant du salaire mensuel qu’il percevait à l’époque des faits, mais il a indiqué que la suspension du versement de sa pension l’avait privé d’environ la moitié de son revenu. Le Gouvernement a posé comme postulat que le salaire du requérant devait être supérieur à la pension de retraite qu’il percevait chaque mois (162 260 HUF, soit environ 550 EUR à l’époque des faits, paragraphe 14 ci-dessus), puisque l’intéressé a préféré conserver son emploi et toucher son salaire plutôt que de continuer de percevoir sa pension. Le requérant n’a pas dit le contraire.

80. Au vu des éléments en sa possession concernant les salaires moyens et la fiscalité (paragraphes 22, 49 et 56 ci-dessus), la Cour est convaincue qu’il restait au requérant un revenu avoisinant le salaire moyen après impôt en Hongrie.

81. Il est vrai que le versement de la pension de retraite du requérant aurait tout de même été suspendu si celui-ci avait perçu un salaire nettement inférieur au salaire moyen, ou s’il n’avait eu qu’un emploi à temps partiel, auxquels cas sa pension aurait représenté une proportion nettement plus importante de ses revenus que ce n’était effectivement le cas. Cependant, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner la législation nationale dans l’abstrait, mais elle doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d’espèce (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 87, CEDH 2003‑VIII).

82. La Cour considère que la suspension du versement de la pension du requérant n’a en aucun cas laissé celui-ci sans moyens de subsistance. Qui plus est, le requérant n’a pas argué qu’il avait risqué de tomber en-dessous du seuil de pauvreté.

iv. Allégation de discrimination

83. Enfin, la mesure litigieuse ayant été appliquée au requérant de manière moins individualisée que la mesure en cause dans l’affaire Kjartan Ásmundsson (précitée), la Cour estime qu’il y aura lieu de se pencher sur le caractère prétendument discriminatoire de la suspension du versement de la pension du requérant dans le cadre de l’examen du grief formulé par l’intéressé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

v. Conclusion

84. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu une fois encore de l’ample marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière ainsi que des objectifs légitimes consistant à ménager les finances publiques et à assurer la pérennité du système de retraite hongrois, la Cour juge qu’un juste équilibre a été trouvé entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général de la collectivité et, d’autre part, les impératifs de la protection des droits fondamentaux du requérant, et que celui-ci n’a pas eu à supporter de charge individuelle exorbitante.

85. Par conséquent, la Cour conclut à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

II. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

86. Le requérant se plaint en outre que la mesure de suspension du versement de sa pension de retraite, qui lui avait été imposée parce qu’il occupait un emploi dans le secteur public, ne s’appliquait pas, premièrement, aux bénéficiaires d’une pension de retraite qui travaillaient dans le secteur privé et, deuxièmement, aux bénéficiaires d’une pension de retraite qui travaillaient dans certaines parties du secteur public. Il y voit une différence de traitement injustifiée et contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

A. Question préliminaire

87. Le grief de discrimination tel qu’énoncé dans le formulaire de requête du 5 décembre 2013 qui a introduit la présente affaire devant la Cour ne portait que sur une différence de traitement prétendument injustifiée entre les retraités travaillant dans le secteur public et ceux travaillant dans le secteur privé. Dans sa réponse, datée du 9 février 2015, aux observations du Gouvernement (paragraphe 4 ci-dessus), le requérant a mentionné pour la première fois une différence de traitement, selon lui tout aussi injustifiée, qui s’opérait au sein du secteur public parce que certains agents de l’État n’étaient pas frappés par l’interdiction de cumuler pension de retraite et salaire financés sur le budget de l’État (paragraphe 23 ci‑dessus).

88. Il se pose dès lors la question de savoir si le second grief de discrimination formulé par le requérant, correspondant à la discrimination alléguée entre différentes catégories d’agents de l’État, a été présenté à la Cour dans le respect de la règle des six mois visée à l’article 35 § 1 de la Convention. Cependant, avant de se pencher sur cette question, la Cour doit déterminer si elle est compétente pour en connaître à ce stade de la procédure, sachant que le second grief de discrimination a été déclaré recevable par la chambre et que le Gouvernement ne s’est exprimé sur la question que lorsqu’il y a été invité dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre (paragraphe 8 ci-dessus).

1. Sur le point de savoir si la Cour est compétente pour examiner la question du respect par le requérant de la règle des six mois

89. La Cour rappelle tout d’abord que ni la Convention ni son règlement n’empêchent la Grande Chambre de connaître de questions concernant la recevabilité d’une requête au titre de l’article 35 § 4 de la Convention. En vertu de cette disposition, en effet, la Cour peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle juge irrecevable. Dès lors, même au stade de l’examen au fond d’une requête, la Cour peut réexaminer une décision de recevabilité s’il lui paraît que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énumérés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 65, CEDH 2006‑III, et les autres affaires qui y sont citées).

90. Ensuite, le fait que le Gouvernement n’a pas argué d’une inobservation par le requérant de la règle des six mois, que ce fût devant la chambre ou dans sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, n’empêche pas cette dernière de se prononcer à ce sujet. Selon sa jurisprudence, il n’appartient pas à la Cour d’écarter l’application de la règle des six mois au seul motif qu’un Gouvernement n’a pas formulé d’exception préliminaire à cet effet (Blečić, précité, § 68). En l’espèce, la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher si le Gouvernement est forclos à soulever l’exception susmentionnée car elle estime que rien ne l’empêche d’examiner proprio motu cette question, qui touche à sa compétence (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, CEDH 2016 (extraits), et Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).

2. Sur le respect du délai de six mois

a) Observations des parties devant la Grande Chambre

i. Le Gouvernement

91. Le Gouvernement plaide que le délai de six mois a commencé à courir au plus tard le 27 septembre 2013, date à laquelle l’administration nationale des pensions a mis un terme à l’examen de l’appel formé par le requérant (paragraphe 17 ci-dessus). Considérant que le grief de discrimination entre différentes catégories de fonctionnaires n’a été présenté à la Cour que le 9 février 2015, dans les observations soumises par le requérant en réponse à celles du Gouvernement, c’est-à-dire plus de six mois après que l’intéressé a eu connaissance de la violation alléguée, le Gouvernement estime que cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

ii. Le requérant

92. Le requérant argue que le point de départ du délai de six mois est le 1er juillet 2013, date à laquelle le versement de sa pension a été suspendu (paragraphe 14 ci-dessus). Il soutient que la discrimination entre les retraités travaillant dans le secteur public et ceux travaillant dans le secteur privé ainsi que celle s’opérant entre différentes catégories d’agents du secteur public étaient contenues dans la modification apportée à la loi de 1997 sur les pensions. Il avance que, par conséquent, le grief par lequel il dénonçait le traitement selon lui discriminatoire et contraire à l’article 14 résultant de la suspension du versement de sa pension, qu’il a introduit dans un délai de six mois à compter de la date susmentionnée, concernait ces deux formes de discrimination.

b) Appréciation de la Grande Chambre

i. Principes pertinents

93. La Grande Chambre a déjà exposé dans l’arrêt Sabri Güneş (précité), les principes pertinents pour la question à l’étude :

« 39. Le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 poursuit plusieurs buts. Sa finalité première est de servir la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires soulevant des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable, tout en évitant aux autorités et autres personnes concernées d’être pendant longtemps dans l’incertitude (P.M. c. Royaume‑Uni (déc.), no 6638/03, 24 août 2004). En outre, cette règle fournit au requérant potentiel un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête et, le cas échéant, de déterminer les griefs et arguments précis à présenter (O’Loughlin et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 23274/04, 25 août 2005), et elle facilite l’établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (Nee c. Irlande (déc.), no 52787/99, 30 janvier 2003).

40. Ainsi, cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par la Cour et indique aux particuliers comme aux autorités la période au‑delà de laquelle ce contrôle ne s’exerce plus (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000‑I). L’existence d’un tel délai s’explique par le souci des Hautes Parties Contractantes d’empêcher la constante remise en cause du passé et il s’agit là d’une préoccupation légitime d’ordre, de stabilité et de paix (De Becker c. Belgique (déc), no 214/56, 9 juin 1958).

41. L’article 35 § 1 énonce une règle autonome qui doit être interprétée et appliquée dans une affaire donnée de manière à assurer à tout requérant qui se prétend victime d’une violation par une Partie contractante d’un droit reconnu dans la Convention et ses Protocoles l’exercice efficace du droit de requête individuel, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention (Worm c. Autriche (déc.), no 22714/93, 27 novembre 1995).

42. La Cour rappelle qu’en matière de procédure et de délai, un impératif essentiel est celui de la sécurité juridique, qui assure l’égalité des justiciables devant la loi. Ce principe est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et il constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit (voir, entre autres, Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007‑V (extraits)). »

94. De plus, pour introduire un grief et interrompre ainsi l’écoulement du délai de six mois, il y a lieu d’indiquer la base factuelle sur laquelle repose le grief ainsi que la nature de la violation de la Convention qui est alléguée (Abuyeva et autres c. Russie, no 27065/05, § 222, 2 décembre 2010, et Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001). Concernant les griefs qui n’ont pas été inclus dans la première communication, la période de six mois continue de courir jusqu’à la date de leur première présentation à la Cour (Allan, décision précitée). La Cour ne peut examiner les allégations formulées après l’expiration du délai de six mois que s’il s’agit d’arguments juridiques relatifs aux griefs initiaux qui ont été introduits dans les délais ou touchant des aspects particuliers de ces griefs (Kurnaz et autres c. Turquie (déc.), no 36672/97, 7 décembre 2004, et Paroisse gréco‑catholique Sâmbăta Bihor c. Roumanie (déc.), no 48107/99, 25 mai 2004).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

95. La Cour recherchera si les allégations du requérant relatives à la différence de traitement selon lui injustifiée opérée entre retraités travaillant dans différentes parties du secteur public, tels qu’exposées dans ses observations du 9 février 2015, doivent passer pour des arguments juridiques se rapportant à son grief initial et/ou pour des arguments touchant un aspect particulier de ce grief, auxquels cas le délai de six mois ne s’appliquerait pas, au lieu d’être considérées comme constituant un grief distinct introduit ultérieurement.

96. Elle estime que, étant donné la nature d’une violation alléguée sur le terrain de l’article 14, un grief formulé à ce titre doit donner au moins une indication de la personne ou de la catégorie de personnes avec laquelle le requérant entend se comparer, ainsi que du motif de la différence de traitement censée avoir été opérée. La requête doit ainsi contenir tous les paramètres nécessaires pour permettre à la Cour de délimiter la question qu’elle sera appelée à examiner, de même que le sera le Gouvernement si la Cour décidait de l’inviter à présenter ses observations sur la recevabilité et/ou sur le fond de la requête. À cet égard, il convient également de garder à l’esprit que les justifications des différences de traitement peuvent parfaitement varier en fonction de la catégorie ou des catégories auxquelles on se compare ainsi que du motif ou des motifs de distinction en cause. Ainsi, il ne suffit pas que le formulaire de requête énonce un grief sur le terrain de l’article 14 de la Convention pour que la Cour le considère comme servant à introduire tous ceux qui seront ultérieurement formulés sous l’angle de cette disposition.

97. La Cour note que l’allégation soulevée en l’espèce relativement à la différence de traitement entre diverses catégories d’agents de l’État percevant une pension de retraite ne figurait dans aucune communication reçue du requérant avant le 9 février 2015, ne serait-ce que dans l’exposé du contexte de l’affaire. De l’avis de la Cour, ce grief est distinct de celui qui se rapporte à la différence de traitement censée exister entre les retraités travaillant dans le secteur privé et ceux employés dans le secteur public. Il ne saurait non plus passer pour tellement proche du grief initial qu’il ne puisse faire l’objet d’un examen distinct.

98. Par conséquent, la Cour conclut que le requérant a introduit le grief relatif à une différence de traitement entre retraités travaillant au service de l’État dans ses observations du 9 février 2015. Que le point de départ de la période de six mois ait été le 1er juillet 2013, date à laquelle le versement de la pension du requérant a été suspendu, ou le 27 septembre 2013, date à laquelle l’administration nationale des pensions a mis un terme à l’examen de l’appel formé par le requérant, la Grande Chambre estime, contrairement à la chambre, que cette partie de la requête a été introduite après l’expiration du délai de six mois et qu’elle est donc irrecevable, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

99. Partant, la Grande Chambre n’a pas compétence pour connaître de ce grief et elle se bornera à examiner au fond le grief du requérant relatif à la discrimination alléguée entre agents de l’État et salariés du secteur privé percevant une pension de retraite.

B. Sur le fond

100. La Cour examinera le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, dans le cadre duquel l’intéressé allègue que, en qualité de bénéficiaire d’une pension de retraite exerçant un emploi dans la fonction publique, il a été traité différemment des bénéficiaires d’une pension de retraite travaillant dans le secteur privé. Le requérant soutient que ces derniers ont continué de percevoir leur pension alors que, en ce qui le concerne, le versement de sa pension est resté suspendu tant qu’il a travaillé dans la fonction publique.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

1. L’arrêt de la chambre

101. Pour autant que les faits dénoncés par le requérant relèvent de la compétence de la Cour telle que délimitée au paragraphe 99 ci-dessus, la Grande Chambre note que la chambre, convaincue que la question litigieuse relevait de l’article 1 du Protocole no 1, a estimé que l’article 14 de la Convention trouvait à s’appliquer. En effet, pour la chambre, le requérant s’était vu refuser le versement de sa pension au motif qu’il occupait un emploi dans la fonction publique, ce qui s’assimilait à une « autre situation » aux fins de l’article 14. De plus, la chambre a considéré que les retraités travaillant dans la fonction publique et ceux travaillant dans le secteur privé se trouvaient dans une situation analogue au regard de l’argument central avancé par le Gouvernement, qui affirmait que les personnes occupant un emploi n’avaient pas besoin d’un substitut à leur salaire.

102. La chambre a ensuite jugé que la mesure litigieuse était, jusqu’à un certain point, de nature à comprimer les dépenses publiques, et elle a donc admis que le but poursuivi par la législation à l’origine de la différence de traitement en question, à savoir la volonté de ménager les finances publiques, pouvait passer pour légitime. Cependant, elle a observé que la différence de traitement opérée entre les retraités travaillant dans la fonction publique et ceux occupant un emploi dans le secteur privé concernant le droit à continuer de percevoir une pension de retraite ne reposait pas sur la moindre « justification objective et raisonnable », puisque les membres de ces deux catégories percevaient un salaire et que les pensions versées aux retraités travaillant dans le secteur privé pouvaient de ce fait également être considérées comme des dépenses publiques redondantes. Pour ces raisons, elle a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

2. Les observations des parties devant la Grande Chambre

a) Le requérant

103. Le requérant soutient que, l’État défendeur s’étant doté d’un régime de retraite obligatoire, il résulte de la jurisprudence constante de la Cour que son grief d’une atteinte aux droits qui étaient les siens au titre de ce régime relevait de l’article 1 du Protocole no 1 et que toute réforme de ce régime devait par conséquent être compatible avec l’article 14 de la Convention. Il assure qu’il se trouvait dans la même situation que d’autres bénéficiaires d’une pension de retraite publique et que le versement de sa pension a été suspendu uniquement parce qu’il travaillait parallèlement dans la fonction publique, ce qui constituait selon lui un motif s’assimilant à une « autre situation » aux fins de l’article 14.

104. Contrairement à ce qu’affirmerait le Gouvernement, aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’aurait opéré pareille distinction entre les personnes travaillant dans le secteur public et celles occupant un emploi dans le secteur privé en ce qui concerne le versement des pensions. Les seules distinctions qui auraient été observées auraient concerné le versement de pensions de retraite anticipée, lesquelles ne présenteraient aucune pertinence en l’espèce.

105. En outre, la différence de traitement en cause ne serait pas fondée sur une justification objective et raisonnable.

106. En premier lieu, elle n’aurait pas poursuivi de but légitime. Un nombre considérable de retraités occupant un emploi n’auraient pas été frappés par cette interdiction, et l’adoption de l’article 83/C de la loi de 1997 sur les pensions n’aurait de ce fait pas permis d’atteindre l’objectif consistant à supprimer la possibilité pour une même personne de percevoir à la fois une pension et un salaire financés sur le budget de l’État. On ne pourrait de plus admettre qu’une interdiction de cumuler pension de retraite et salaire constitue en tant que telle une mesure d’intérêt général en l’absence d’indication sur la manière dont l’argent ainsi économisé aurait été utilisé. Or le Gouvernement n’en aurait fourni aucune.

La protection du système économique d’un pays pourrait être considérée comme un but légitime pour des mesures économiques d’ordre général dans une situation de crise grave. Mais la Hongrie aurait été frappée par la crise financière mondiale en 2008 (à l’instar de toute l’Europe), et elle n’aurait pas eu besoin de protéger son système économique cinq ans plus tard, à l’heure où la procédure engagée par l’UE pour déficit excessif aurait été close, où la crise économique aurait été déclarée terminée et où le plafonnement des pensions aurait été levé. De plus, cette interdiction n’aurait pas été temporaire mais serait restée en vigueur alors que la situation économique se serait améliorée.

107. En second lieu, il n’y aurait pas eu de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’interdiction de cumuler pension de retraite et salaire n’aurait touché qu’un très petit nombre de retraités et aurait permis des économies dérisoires, alors qu’il aurait lui‑même été privé de l’intégralité de sa pension. De plus, nul ne pourrait lui reprocher de ne pas avoir renoncé à son emploi public pour en chercher un autre dans le secteur privé, car pareil argument viderait l’article 14 de sa substance.

b) Le Gouvernement

108. Le Gouvernement avance que les retraités ayant pris un emploi dans le secteur privé ne touchaient pas un salaire qui était financé sur le budget de l’État et ne percevaient donc pas un double revenu financé sur les deniers publics. Il estime que cette distinction essentielle entre retraités travaillant dans le secteur privé et retraités occupant un emploi dans la fonction publique revêt une telle importance que, malgré les autres caractéristiques communes à ces deux catégories, elle emporte la conclusion que, au regard de la législation litigieuse, toutes deux ne se trouvaient pas dans une situation analogue. Le Gouvernement ajoute que c’est également cette approche que la Cour a retenue dans l’affaire Panfile (décision précitée, § 28). Il indique que, dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce, la chambre n’a pas expliqué précisément pourquoi elle s’écartait de cette jurisprudence.

109. Il aurait existé d’autres caractéristiques distinguant les agents de la fonction publique et les salariés du secteur privé s’agissant des raisons ayant motivé l’introduction de l’interdiction de cumuler une pension et un salaire. Ainsi, à l’égard des agents de la fonction publique, l’État aurait agi non seulement en qualité d’autorité de réglementation de la politique de l’emploi mais aussi comme employeur. Il aurait donc été en mesure d’appliquer directement sa politique de l’emploi à ses agents sans avoir à tenir compte d’éventuelles ingérences dans des relations de droit privé, contrairement à ce qui aurait été le cas avec des salariés du secteur privé.

110. Une autre différence résiderait dans le devoir spécial de loyauté envers l’État et dans l’obligation de se conformer à une certaine déontologie qui incomberaient aux fonctionnaires et qui ne s’appliqueraient pas aux salariés du secteur privé. La suspension du versement des pensions aurait correspondu à une obligation déontologique de se garder de tout abus de droit. La pratique consistant à recevoir une pension de retraite sans être effectivement retraité n’aurait rien d’illégal mais serait contraire à l’éthique au sens où elle reviendrait à maximiser le bénéfice individuel au détriment de la collectivité.

c) Le tiers intervenant

111. Estimant que le droit à la sécurité sociale constitue un droit social fondamental qui revêt selon elle une importance spéciale, la CES soutient que l’attribution de prestations à différentes catégories d’assurés devrait être exempte de toute discrimination.

3. Appréciation de la Grande Chambre

a) Principes pertinents

112. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses. L’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (voir, parmi beaucoup d’autres, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, CEDH 2016, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 158, CEDH 2016, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010, et E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008).

113. Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, CEDH 2017, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012 (extraits)). En d’autres termes, l’obligation de démontrer l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées doivent être identiques. Un requérant doit démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes ayant reçu un traitement différent, eu égard à la nature particulière de son grief (Clift c. Royaume‑Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010). Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de l’article 14. En premier lieu, la Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres, précité, § 61, et Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 86, CEDH 2013 (extraits)). En second lieu, une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013 (extraits), Topčić-Rosenberg c. Croatie, no 19391/11, § 36, 14 novembre 2013, et Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 27, 31 mars 2009).

114. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011).

115. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État lorsqu’il s’agit, par exemple, de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 109, CEDH 2014). Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont le législateur conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Carson et autres, précité, § 61). Toute mesure adoptée pour pareils motifs, visant notamment à réduire le montant des pensions normalement dues à la population remplissant les conditions requises, doit néanmoins être mise en œuvre d’une manière non discriminatoire et satisfaire à l’exigence de proportionnalité (Lakićević et autres, précité, § 59, et Stec et autres, décision précitée, § 55). En tout état de cause, indépendamment de la marge d’appréciation dévolue à l’État, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir, entre autres, Konstantin Markin, précité, § 126).

116. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits), et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, CEDH 2007‑IV).

117. Dans les affaires telles que la présente espèce, où le requérant soutient, sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, qu’il a été privé, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, l’intéressé aurait eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause. Si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (Stec et autres, décision précitée, § 55, et les affaires qui y sont citées).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. Applicabilité de l’article 14

118. Il découle des principes énoncés aux paragraphes 112 et 117 ci‑dessus que le grief du requérant tombe indubitablement sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 et que l’article 14 trouve à s’appliquer. Au demeurant, ce point n’est pas contesté par les parties.

ii. Existence d’une situation analogue ou comparable

119. Comme indiqué au paragraphe 113 ci-dessus, il convient avant tout de rechercher si le requérant, en sa qualité de bénéficiaire d’une pension de retraite ayant repris un emploi dans la fonction publique, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’un bénéficiaire d’une pension de retraite ayant repris un emploi dans le secteur privé.

120. Tandis que le requérant soutient qu’il se trouvait vraiment dans une situation comparable à celles des bénéficiaires d’une pension de retraite qui avaient repris un emploi dans le secteur privé, le Gouvernement conteste cette assertion en s’appuyant en particulier sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire Panfile (décision précitée).

α) Considérations générales

121. La Cour rappelle qu’une différence de traitement ne pourra soulever un problème du point de vue de l’interdiction de la discrimination telle que prévue à l’article 14 de la Convention que si les personnes soumises à des traitements différents se trouvent dans des situations comparables, compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné. Elle note qu’il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause.

122. À titre de point de départ général, la Cour considère en premier lieu que les Parties contractantes disposent par nécessité d’une ample marge de manœuvre pour organiser les fonctions de l’État et les services publics, et notamment pour définir les règles d’accès à l’emploi dans le secteur public ainsi que les modalités et conditions de ce type d’emploi, et ce dans le respect de leurs obligations découlant de la Convention.

En deuxième lieu, pour des raisons tant institutionnelles que fonctionnelles, il existe habituellement d’importantes différences d’ordre juridique et factuel entre l’emploi dans le secteur public et l’emploi dans le secteur privé, notamment dans les domaines régaliens et dans la fourniture des services publics essentiels. Contrairement aux salariés du secteur privé, certains fonctionnaires sont appelés à exercer la puissance souveraine de l’État, si bien que leurs fonctions ainsi que le devoir de loyauté auquel ils sont tenus envers leur employeur sont d’une autre nature, même si l’ampleur de ces différences dépend des fonctions spécifiques dont ils doivent s’acquitter.

En troisième lieu, en conséquence de ce qui précède, on ne peut partir du principe que les modalités et conditions d’emploi, y compris financières, ou le droit aux prestations sociales liées à l’emploi sont similaires dans la fonction publique et dans le secteur privé et, partant, on ne peut pas non plus présumer que les fonctionnaires et les personnes travaillant dans le secteur privé se trouvent dans des situations comparables à cet égard. Il existe une autre différence importante dans ce domaine : les salaires ainsi que les prestations sociales liées à l’emploi que perçoivent les agents publics sont payés par l’État, contrairement à ceux que touchent les salariés du secteur privé.

123. Chacun des trois types de considérations énoncés ci-dessus figure abondamment et sous diverses formes dans une ligne de jurisprudence qui, de longue date, opère une distinction entre fonctionnaires et salariés du secteur privé et reconnaît que ces deux catégories ne peuvent pas être comparées.

124. Le premier type de considérations se retrouve dans l’arrêt Valkov et autres (précité, § 117). Dans cette affaire de plafonnement des pensions examinée sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a dit qu’il n’appartenait pas à une juridiction internationale de se prononcer sur le point de savoir si les autorités d’un État contractant avaient opéré une distinction valable entre les types d’emplois qu’occupaient les deux catégories en cause. Selon la Cour, statuer sur pareilles distinctions revenait à juger des politiques publiques, ce qui était en principe réservé aux autorités nationales, lesquelles bénéficiaient d’une légitimité démocratique directe et étaient mieux placées qu’une juridiction internationale pour évaluer les besoins et la situation au niveau local. La Cour a également noté qu’à diverses occasions, elle-même et l’ancienne Commission avaient approuvé les distinctions établies par certains États contractants dans le domaine des retraites entre fonctionnaires et salariés du secteur privé (ibidem, § 117, et les affaires qui y sont citées).

125. On trouvera dans l’arrêt Heinisch c. Allemagne (no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits)) un exemple du deuxième type de facteurs considérés comme pertinents, mais dans un contexte qui n’a aucun lien avec l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 14. Dans cette affaire, la Cour, examinant la nécessité d’une restriction de la liberté d’expression sous l’angle de l’article 10 § 2 de la Convention, a dit que le devoir de loyauté auquel sont tenus les employés envers leur employeur pourrait être plus accentué dans le cas des fonctionnaires et des agents du secteur public que dans celui des salariés travaillant sous le régime du droit privé.

À cet égard, il est également intéressant de noter que, tandis que la ligne de jurisprudence décrite ci-dessus concerne l’interprétation et l’application de clauses normatives de la Convention (c’est-à-dire l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 dans la première affaire, et l’article 10 dans la seconde) s’agissant de différences de traitement opérées entre employés relevant de catégories distinctes en vertu du droit national, la Cour a admis certaines distinctions également aux fins des garanties imposées en vue d’un procès équitable dans le contexte de l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 aux litiges concernant les fonctionnaires. Ainsi, lorsqu’elle a développé l’ancienne doctrine Pellegrin (Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, § 67, CEDH 1999‑VIII) pour élaborer ce qui a plus tard été appelé le critère Eskelinen (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II), la Cour a reconnu l’intérêt qu’avait l’État à limiter, pour certaines catégories de salariés, l’accès à un tribunal, indiquant que « [c]’est d’ailleurs au premier chef aux États contractants – en particulier au parlement national concerné – et non à la Cour qu’il appartient d’identifier expressément les secteurs de la fonction publique impliquant l’exercice de prérogatives discrétionnaires inhérentes à la souveraineté de l’État où les intérêts de l’individu doivent céder » (ibidem, § 61).

Même si, lorsque la Cour a formulé les conclusions figurant dans les arrêts Heinisch et Eskelinen, ce n’était pas dans la perspective de rechercher si une différence de traitement soulevait ou non un problème sous l’angle de l’article 14 de la Convention, ces conclusions n’en éclairent pas moins l’appréciation qu’a livrée la Cour des caractéristiques qui différencient le rôle des fonctionnaires dans l’exercice de la puissance publique et des fonctions de l’État par rapport à celui des autres catégories d’employés.

126. La Cour a invoqué le troisième type de facteur dans la décision Panfile (précitée) pour rejeter un grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ; dans cette affaire, la distinction qui avait été opérée entre les modes de financement des salaires des agents du secteur public et des salariés du secteur privé (respectivement le budget de l’État et des fonds privés) l’a conduite à conclure qu’il était difficile de considérer que ces deux catégories de personnes se trouvaient dans des situations analogues ou comparables aux fins de l’article 14 (Panfile, décision précitée, § 28).

127. Si l’analyse qui précède met en évidence l’importance, dans la jurisprudence de la Cour, des trois considérations susmentionnées, le cas d’espèce a révélé la nécessité de prendre en compte un quatrième facteur, à savoir le rôle de l’État agissant en qualité d’employeur. Ce rôle est distinct de celui que joue l’État lorsqu’il règlemente les conditions de travail minimales ou l’octroi des prestations sociales liées à l’emploi dans des secteurs ne relevant pas directement de son contrôle. En particulier, en qualité d’employeur, l’État et ses organes ne se trouvent dans une situation comparable à celle des entités du secteur privé ni du point de vue du cadre institutionnel dans lequel ils opèrent ni sous l’angle des fondamentaux économiques et financiers de leurs activités ; les sources de financement sont radicalement différentes, de même que les options disponibles lorsqu’il s’agit de remédier aux difficultés financières et aux crises.

128. Enfin, il convient également d’observer que, même lorsqu’elles ont été confrontées à des problématiques de comparaison entre des travailleurs relevant de différentes catégories, indépendamment des disparités entre secteur public et secteur privé mentionnées ci-dessus, les institutions de la Convention se sont montrées peu enclines à considérer que des catégories de fonctions différentes donnaient lieu à des situations analogues ou comparables. Ainsi, dans l’arrêt Valkov et autres (précité, § 117), la Cour n’était pas disposée à tirer des conclusions des arguments avancés par les requérants concernant la nature des tâches exécutées par les personnes appartenant aux catégories auxquelles les intéressés entendaient se comparer. Elle s’est référée à un certain nombre de décisions antérieures dans lesquelles il n’avait pas été constaté de similitude entre les situations disparates en question, arguant que « chacune d’elles se caractéris[ait] par un ensemble de droits et d’obligations dont il appara[issait] artificiel d’isoler un aspect donné » (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 46, série A no 70, affaire dans laquelle le traitement d’avocats exerçant en libéral et intervenant au titre de l’assistance judiciaire a été comparé à celui de professions judiciaires et parajudiciaires, et dans laquelle l’obligation faite aux avocats de fournir gratuitement leurs services aux indigents a été comparée à l’absence de pareille obligation pour les médecins, vétérinaires, pharmaciens et dentistes ; voir également Allesch et autres c. Autriche, no 18168/91, décision de la Commission du 1er décembre 1993, non publiée, portant sur la comparaison des droits à pension des ingénieurs avec ceux d’autres professions libérales ; et Liebscher et autres c. Autriche, no 25170/94, décision de la Commission du 12 avril 1996, non publiée, relativement à la comparaison de la situation des avocats exerçant dans une étude privée avec celle des experts comptables agréés s’agissant de la possibilité de créer leur propre société à responsabilité limitée).

129. Ainsi, la Cour appréciera les circonstances de l’espèce à la lumière des considérations générales exposées ci-dessus, tout en gardant à l’esprit que c’est au requérant, qui allègue la différence de traitement, qu’il appartient de démontrer l’existence d’une « situation analogue ou comparable » (paragraphe 113 ci-dessus).

β) Sur le point de savoir si le requérant se trouvait dans une situation analogue ou comparable

130. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que celle-ci concerne les pensions de retraite servies en Hongrie par le régime de retraite obligatoire de la sécurité sociale auquel les agents de l’État comme les salariés du secteur privé sont affiliés et auquel ils contribuent de la même manière et dans les mêmes proportions. Ce régime honore les droits à pension des membres de ces deux catégories, qu’ils aient auparavant travaillé dans le secteur public ou dans le secteur privé (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Par conséquent, les pensions de retraite versées aux agents du secteur public proviennent de la même source que celles servies aux salariés du secteur privé. Néanmoins, aux fins de l’appréciation de la présente espèce, ce point à lui seul ne suffit pas à établir que la situation des bénéficiaires d’une pension travaillant dans la fonction publique après leur départ à la retraite et celle des bénéficiaires d’une pension ayant repris un emploi dans le secteur privé sont comparables.

131. La Cour observe tout d’abord que, après l’entrée en vigueur de l’article 83/C de la loi de 1997 sur les pensions, c’est l’emploi que le requérant avait pris dans la fonction publique après son départ à la retraite qui a entraîné la suspension du versement de sa pension. Cette suspension était précisément due au fait que, en tant que fonctionnaire, il percevait un salaire versé par l’État qui était incompatible avec le versement simultané d’une pension de retraite financée, elle aussi, sur les deniers publics. Sur le plan de la politique budgétaire, sociale et de l’emploi, l’interdiction litigieuse de cumuler une pension et un salaire financés sur le budget de l’État avait été introduite dans le cadre d’un train de mesures législatives destinées à remédier aux facteurs qui compromettaient la viabilité financière du système de retraite de l’État défendeur. Les initiatives prises pour réformer les régimes de retraite déficients s’inscrivaient elles-mêmes dans un plan de réduction des dépenses publiques et de la dette. Ces mesures n’ont pas interdit le cumul d’une pension de retraite et d’un salaire aux personnes travaillant dans le secteur privé dont les salaires, contrairement à ceux des agents de la fonction publique, étaient financés non pas par le budget de l’État mais par des budgets privés échappant au contrôle direct de ce dernier. Comme indiqué au paragraphe 126 ci-dessus, c’est la distinction entre les sources de financement des salaires perçus par les agents du secteur public et ceux versés aux salariés du secteur privé qui a conduit la Cour à conclure dans l’affaire Panfile que l’on pouvait difficilement considérer que ces deux catégories de personnes se trouvaient dans des situations analogues ou comparables aux fins de l’article 14.

132. La Cour note de surcroît que, dans le droit national hongrois, l’emploi dans la fonction publique et l’emploi dans le secteur privé sont traités comme deux catégories distinctes (paragraphe 20 ci-dessus). En outre, la profession qu’exerçait spécifiquement le requérant au sein de la fonction publique était difficilement comparable avec un quelconque métier exercé dans le secteur privé, et l’intéressé n’a d’ailleurs pas suggéré de comparaison pertinente. Enfin, s’agissant de la relation de travail de celui‑ci, l’État ne faisait pas simplement office d’autorité normative et de réglementation, mais il était aussi employeur. Dans le droit fil des considérations évoquées au paragraphe 127 ci-dessus, il appartenait à l’État de définir, en sa qualité d’employeur, les modalités d’emploi de son personnel et, en tant que gestionnaire de la caisse de retraite, les conditions de versement des pensions, ce que la Cour juge important.

iii. Conclusion

133. Tenant compte de tous les aspects de la présente espèce, la Cour conclut que le requérant n’a pas démontré que, en qualité d’agent de la fonction publique dont l’emploi, la rémunération et les prestations sociales dépendaient du budget de l’État, il se trouvait dans une situation comparable à celle des retraités travaillant dans le secteur privé.

134. Par conséquent, il n’y a pas eu de discrimination, et donc pas de violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément ;

2. Dit, à l’unanimité, que le grief relatif à une différence de traitement prétendument injustifiée entre des retraités travaillant dans différentes parties du secteur public a été introduit tardivement et qu’il doit donc être déclaré irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention ;

3. Dit, par onze voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 5 septembre 2017.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges O’Leary et Koskelo ;

– opinion concordante du juge Ranzoni ;

– opinion dissidente commune aux juges Sajó, Vehabović, Turković, Lubarda, Grozev et Mourou-Vikström.

G.R.
S.C.P.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES O’LEARY ET KOSKELO

(Traduction)

A. Introduction

1. Nous nous rallions entièrement à l’avis de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 tant pris isolément que combiné avec l’article 14 de la Convention. Nous nous voyons néanmoins contraintes de rédiger une opinion concordante séparée car nous sommes en désaccord avec le raisonnement exposé par la majorité concernant le grief de discrimination soulevé sur le terrain de ces deux dispositions combinées.

2. Nous regrettons que la Grande Chambre n’ait pas saisi cette occasion d’affiner ou de développer suffisamment la jurisprudence de la Cour relative aux bases de comparaison utilisées aux fins de l’article 14 de la Convention. En effet, la jurisprudence existante n’est pas assez étoffée et manque parfois de clarté ; il est de plus fréquent que le critère de la comparabilité y soit passé sous silence alors que l’accent est placé principalement, si ce n’est exclusivement, sur la justification et/ou la proportionnalité[2]. Nous ne suggérons pas que, ayant à statuer sur une différence de traitement fondée sur un motif prohibé, le juge national doive toujours suivre une méthode rigide, en trois étapes, d’appréciation de la comparabilité, de la justification et de la proportionnalité, dans cet ordre[3]. Cependant, nous entendons suggérer que la présente affaire démontre particulièrement bien pourquoi l’attention insuffisante accordée par la Cour à la question de la base de comparaison ainsi que le manque de rigueur dans sa définition peuvent engendrer des problèmes, et singulièrement dans les domaines de la sécurité sociale et des retraites.

3. Avant de nous pencher sur les questions relatives à la comparabilité qui sont soulevées dans l’arrêt de la majorité, une clarification des faits de la présente espèce s’impose.

B. Le contexte de l’affaire hongroise qui est à l’origine de la requête dont la Grande Chambre est saisie

4. Lorsque la Grande Chambre est appelée à examiner, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention, les conséquences pour un requérant d’une réforme de la législation sur les retraites qui ne constitue qu’un élément d’un ensemble très complexe à l’échelle nationale, il est non seulement souhaitable, mais aussi nécessaire, que la Cour dispose de toutes les informations pertinentes concernant le régime de retraite national, la réforme litigieuse ainsi que les circonstances propres au requérant. Quand la réussite ou l’échec d’un grief de discrimination dépend en premier lieu de l’établissement d’une base de comparaison appropriée et pertinente, ces détails ne sont pas simplement utiles, ils sont indispensables.

5. Cependant, dans le dossier dont a disposé la Grande Chambre, comme dans celui de la chambre auparavant, les détails faisaient cruellement défaut. Cette carence tient sans aucun doute à ce que les questions juridiques qui sont soulevées devant la Cour n’ont pas préalablement été analysées par un juge national. En effet, le seul recours qui ait été introduit par le requérant au niveau interne est le recours administratif dont il a saisi une administration publique, l’administration nationale des pensions (paragraphes 16-17 et 21 de l’arrêt). Lorsque cette dernière a mis un terme à la procédure engagée par le requérant parce que celui-ci n’avait pas fourni les informations nécessaires, l’affaire n’est pas allée plus loin au niveau interne. Le gouvernement défendeur n’a pas formulé devant la Cour d’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes au titre de l’article 35 § 1 de la Convention, et la Cour n’a pas actuellement pour pratique de soulever pareille exception proprio motu[4]. Dans ces conditions, la Cour a manqué d’informations présentant une importance capitale pour son appréciation sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14. À notre avis, la qualité de l’analyse juridique à laquelle elle s’est livrée en a inévitablement pâti.

6. L’arrêt donne quand même une certaine vue d’ensemble des circonstances de l’espèce. Le requérant avait 47 ans lorsque, en 2000, après 27 années de service et un an avant l’abolition de certains dispositifs de retraite anticipée très généreux, il a choisi de profiter de l’un de ces dispositifs qui était ouvert aux membres des forces de police[5]. À l’époque considérée, l’âge légal de départ à la retraite en Hongrie variait entre 62 et 63 ans. Le requérant n’a atteint cet âge légal qu’en 2016, c’est-à-dire trois ans après avoir introduit sa requête devant la Cour. L’arrêt indique que (certains) agents du secteur public comme (certains) salariés du secteur privé pouvaient prétendre à cette époque à une pension de retraite anticipée[6]. Cependant, on ne trouve nulle part de description détaillée des modalités et conditions d’accès à ces pensions[7]. Il y a lieu de noter que le requérant aurait pu continuer de travailler au sein des forces de police au-delà de l’âge de 47 ans et que, si tel avait été le cas, il aurait continué de cotiser pour sa pension de retraite, laquelle aurait continué d’augmenter[8]. Il est aussi pertinent de relever que, comme le souligne le gouvernement défendeur, ni le requérant ni son employeur (l’État) n’ont jamais versé de cotisations de retraite supplémentaires afin de couvrir le surcoût qu’occasionnait l’allongement de la période de versement de la pension, qui était constitutif d’un traitement préférentiel. Alors qu’il percevait sa pension de retraite anticipée, le requérant a continué de travailler, d’abord dans le secteur privé pendant douze ans puis dans la fonction publique. C’est après qu’il avait réintégré la fonction publique en 2012 que la mesure litigieuse de réforme des pensions a été adoptée. Cette mesure prévoyait que les droits à pension du requérant seraient suspendus tant que celui-ci continuerait de travailler dans la fonction publique. S’il voulait continuer de percevoir sa pension, il devait cesser de travailler dans la fonction publique ou reprendre un emploi dans le secteur privé. En résumé, il était exclu que quelqu’un pût percevoir en même temps une pension financée par l’État et un salaire financé par l’État. Certaines de ces informations n’ont pu être réunies qu’à la faveur des déclarations formulées par le gouvernement défendeur lors de l’audience du 9 novembre 2016 et des réponses apportées par les deux parties aux questions détaillées posées par des juges de la Cour. Les problèmes en matière de preuve qu’entraîne cette situation sont patents.

C. Non-violation de l’article 1 du Protocole no 1

7. Comme indiqué précédemment, nous souscrivons entièrement à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 au vu des circonstances de l’espèce[9]. Nous ne ferons référence ci-après aux éléments de la motivation relatifs à ce grief que dans la mesure où ils sont pertinents pour l’appréciation de la comparabilité.

D. L’analyse de la discrimination au regard de l’article 14 de la Convention et la question des bases de comparaison

Les différents volets de l’appréciation de la discrimination sur le terrain de l’article 14

8. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 ne peut trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins des clauses de la Convention[10]. Même si les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une de ces dispositions, l’article 14 de la Convention n’interdit pas toute distinction de traitement dans l’exercice des droits et libertés : « [l]es autorités nationales compétentes se trouvent souvent en face de situations ou de problèmes dont la diversité appelle des solutions juridiques différentes ; certaines inégalités de droit ne tendent d’ailleurs qu’à corriger des inégalités de fait »[11]. Ainsi, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, « il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables[12] ». Si tel est le cas, une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est‑à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé[13]. Enfin, il importe de garder à l’esprit que la liste des motifs prohibés par l’article 14 est longue et surtout qu’elle n’est pas exhaustive en raison de la référence à toute « autre situation » et de l’approche généreuse et large adoptée par la Cour à cet égard[14].

L’importance du critère de comparabilité

9. Dans presque toutes les affaires où une discrimination est alléguée, il est fondamental d’adopter et d’appliquer un cadre analytique suffisamment bien élaboré et rigoureux, sous peine de courir un grand risque de parvenir à des conclusions erronées. Ce risque peut se concrétiser de deux manières : lorsqu’elle se fonde sur un cadre analytique inadéquat, l’appréciation des faits pertinents peut conduire à ignorer une différence de traitement alors qu’il est justifié d’en reconnaître une (« faux négatif ») ou elle peut au contraire aboutir au constat d’une différence de traitement dans des circonstances qui ne justifient pas pareille conclusion (« faux positif »).

10. Pour la Cour, la nécessité de faire preuve de rigueur analytique sur la question de la comparabilité découle en premier lieu de sa propre préférence, sur le terrain de l’article 14, pour le principe aristotélicien qui veut que l’on ne puisse comparer que ce qui est comparable. Le succès d’un grief de discrimination dépend avant tout de quand on dit que des personnes se trouvent dans des situations semblables. Il n’est pas rare que le choix de la base de comparaison fasse basculer l’issue de l’affaire, et l’on reproche parfois aux juges de faire preuve d’arbitraire ou de manquer de logique dans le choix des bases de comparaison. Une critique bien étayée de pareille faiblesse devrait inciter la Cour à présenter sans ambiguïté la base objective sur laquelle elle se fonde pour statuer sur les questions de comparabilité[15]. En second lieu, du fait de la liste longue et non exhaustive des motifs prohibés par l’article 14, un défaut de rigueur dans des affaires où la base de comparaison joue un rôle déterminant conduit à mettre tous les œufs dans le panier de la justification et du caractère raisonnable. Lorsque tel est le cas, comme cela s’est produit au niveau de la chambre en l’espèce, il suffit d’une défense peu brillante de la part du gouvernement défendeur sur la question de la justification objective et raisonnable pour que la Cour conclue à une violation. Or pareille issue peut avoir des répercussions de grande ampleur non seulement dans l’État défendeur mais aussi dans de nombreux autres États qui mettent en œuvre une réforme similaire de la sécurité sociale et de leur système de retraite[16].

11. Comme indiqué plus haut, selon les circonstances d’une cause donnée, le motif prohibé en question ou l’ampleur du contrôle juridictionnel requis pour la justification avancée, le juge national peut préférer tenir la comparabilité pour acquise et utiliser des facteurs qui auraient été pertinents pour l’analyse de celle-ci dans son examen de la justification et de la proportionnalité. Toutefois, une affaire telle que celle-ci, dans laquelle le recours administratif formé par le requérant a constitué l’unique occasion, avortée, offerte à une autorité interne de se pencher sur les griefs qui sont ici examinés, montre pourquoi la Cour devrait se garder de pareille approche.

12. Ainsi, dans une analyse sous l’angle de l’article 14, la première question cruciale à se poser est celle de savoir si deux personnes ou deux catégories de personnes se trouvent dans des situations analogues ou comparables. Comme indiqué ci-dessus, ce n’est que lorsque cette condition est remplie qu’un problème se pose au regard de l’article 14. La Cour a souvent formulé ce principe de base en s’inspirant du paragraphe 66 de l’arrêt Clift (précité) : « Le requérant doit démontrer que, eu égard à la particularité de son grief, il s’est trouvé dans une situation comparable à celle d’autres personnes qui ont été traitées différemment. » À notre avis, on ne peut pas déduire de cette jurisprudence que la base de comparaison au regard de laquelle il convient de juger d’une différence de traitement alléguée est celle qui est dictée exclusivement par le requérant ou par la manière dont il a formulé son grief. La détermination des facteurs qui caractérisent des situations dans un contexte donné est un aspect qui relève de l’appréciation du fond de l’affaire. Lorsqu’elle répond à cette question de nature juridique, la Cour ne peut pas simplement restreindre son analyse aux éléments tels qu’ils ont été invoqués par le plaignant dans une affaire de discrimination. On ne peut comparer que ce qui est comparable, mais souvent, par la force des choses, ce qui est réputé comparable ou pas comparable dépend fortement des circonstances tant factuelles que juridiques d’une affaire donnée.

13. La clarification de la formule employée dans l’arrêt Clift qui est exposée au paragraphe 121 de l’arrêt, à savoir que la comparabilité s’apprécie « compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné » et « à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause », doit donc être saluée. Elle traduit l’analyse plus fine et plus contextuelle qui a déjà été mise en œuvre dans certaines affaires portant sur l’article 14, mais pas dans toutes[17]. Incidemment, elle reflète également la formulation bien établie dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur le principe général de l’égalité[18]. Il y a lieu d’envisager les éléments caractéristiques en tenant compte de l’objet et de la finalité de la mesure de laquelle la différence de traitement alléguée est censée découler[19].

La simplicité de l’argument avancé par le requérant

14. La simplicité de l’argument avancé par le requérant en l’espèce illustre bien les risques que l’on court à opter pour une approche trop vague et trop générale ou pas assez spécifique. Le requérant assure qu’en qualité de bénéficiaire d’une pension de retraite qui a continué à travailler dans la fonction publique en contrepartie d’un salaire financé par l’État, il a été victime d’une discrimination par comparaison avec d’autres bénéficiaires d’une pension de retraite qui eux travaillaient dans le secteur privé[20].

15. Face à la simplicité de cette formulation et sachant que la suspension des droits à pension n’a été imposée qu’aux membres de la première catégorie et non à ceux de la seconde, on pourrait être enclin à donner raison au requérant. Ainsi formulé, son grief s’entend de la manière suivante : si je n’avais pas continué à travailler dans la fonction publique, j’aurais continué de percevoir ma pension, tout comme les retraités qui avaient pris un emploi dans le secteur privé. Si l’on suit l’argument ainsi exprimé par le requérant, les personnes qui continuent à travailler après leur départ à la retraite se trouvant toutes dans des situations comparables, la différence de traitement serait établie et l’appréciation sous l’angle de l’article 14 pourrait alors passer à l’étape de l’examen d’une éventuelle justification objective avancée par l’État défendeur ainsi que de la proportionnalité de la mesure litigieuse.

Les facteurs faisant défaut dans l’arrêt quant à l’analyse de la base de comparaison

16. À notre avis, il était essentiel que, au contraire de la chambre, la majorité choisisse à juste titre d’examiner de manière plus détaillée la question de la base de comparaison. Cet examen a conduit à conclure que, contrairement à ce qu’alléguait le requérant, les deux catégories que celui-ci cherchait à mettre en regard n’étaient pas réputées se trouver dans des situations analogues ou comparables[21].

17. L’analyse effectuée par la majorité se limite toutefois à la question de savoir si les situations des retraités continuant à travailler dans la fonction publique, d’une part, et dans le secteur privé, d’autre part, étaient comparables eu égard à la mesure litigieuse qui a suspendu pour la première catégorie mais pas pour la seconde le versement des pensions qui étaient servies parallèlement à un salaire. En d’autres termes, dans son appréciation, la majorité ne s’intéresse à ces deux catégories de travailleurs que par rapport à l’impact produit ou non sur elles par la mesure litigieuse[22].

18. Dans certaines affaires, on pourra se contenter de s’attacher principalement à l’impact lorsqu’il s’agira d’étayer la conclusion selon laquelle le requérant et la catégorie à laquelle il entend se comparer ne se trouvaient pas dans des situations similaires. Néanmoins, surtout dans la perspective d’affiner la jurisprudence dans ce domaine, nous estimons qu’il pourrait être, et qu’en l’espèce il était, tout aussi important aux fins de la comparabilité de ne pas négliger la base à partir de laquelle les droits à pension ont pu s’accumuler. À notre avis, certains éléments de l’opinion dissidente ne font que démontrer davantage pourquoi le raisonnement de la majorité est moins solide sur ce point qu’il ne le devrait.

19. Dans une affaire telle que la présente espèce, qui concerne des mesures prises dans le domaine des pensions et des prestations de la sécurité sociale, parmi les facteurs caractérisant la situation des personnes touchées par ces mesures doivent figurer en principe non seulement la condition des bénéficiaires au moment où les mesures litigieuses ont pris effet et l’impact de ces mesures, mais aussi les facteurs qui déterminaient à l’origine la nature des droits ou des prestations, la base sur laquelle ces droits se sont accumulés et la garantie de l’État dont ils sont assortis. Plus spécifiquement, puisqu’on ne peut comparer que ce qui est comparable, on ne saurait considérer, du moins pas automatiquement, que les droits ou l’éligibilité à différents types de pensions, comme les pensions de retraite, les pensions d’invalidité ou les pensions de retraite anticipée, donnent lieu à des situations comparables, étant donné que leur finalité, les conditions auxquelles ils sont soumis et les droits qui en découlent sont différents. Même si les droits à pension sont couverts par le même régime de retraite général[23], on ne peut assimiler la situation d’une personne qui part en retraite anticipée alors qu’elle est encore en âge de travailler et physiquement apte à le faire à celle des personnes qui perçoivent une pension dans des circonstances différentes, sous des conditions différentes et à un âge différent. La Cour a déjà à diverses occasions souligné ce qu’il y avait d’artificiel à vouloir mettre en avant les similitudes entre deux catégories différentes invoquées par un requérant tout en ignorant ce qui les distinguait aux fins de l’article 14[24].

20. Il est intéressant de noter que, lorsqu’elle exclut qu’il y ait eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 considéré seul, la Grande Chambre mentionne un certain nombre de points qui mettent en évidence des distinctions pertinentes entre les différentes catégories de pensions concernées. Ainsi, elle souligne au paragraphe 70 de l’arrêt qu’il peut exister des différences entre les personnes qui perçoivent une pension (parfois appelée « pension de retraite » et parfois désignée en termes plus généraux). Les personnes qui, à l’instar du requérant, n’ont pas atteint l’âge légal de départ à la retraite demeurent en situation de travailler et conservent leur capacité de gain. De plus, le paragraphe 71 de l’arrêt mentionne une conséquence importante du départ anticipé à la retraite. Les personnes qui perçoivent une pension de retraite anticipée s’appuient sur une période de cotisation (de leur part ainsi que de la part de leur employeur – l’État) nettement plus brève que la période de cotisation de celles qui continuent de travailler jusqu’à l’âge légal de départ à la retraite. À notre avis, ces facteurs, qui ont été considérés comme pertinents pour l’analyse effectuée sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, le sont également pour l’analyse de la comparabilité menée ensuite sur le terrain de cette disposition combinée avec l’article 14.

21. Dans le présent contexte, toutefois, il apparaît que la majorité considère que puisque la pension de retraite anticipée du requérant (« pension de service ») a été convertie en pension de retraite en 2012[25], cela suffit à la dispenser de rechercher plus avant si la base sur laquelle les droits à pension se sont accumulés et les modalités de ces droits étaient également pertinentes pour l’analyse de la comparabilité. Or la Grande Chambre n’a pas reçu d’informations spécifiques concernant l’effet concret produit en termes juridiques et financiers par la « conversion » qui a été opérée en 2012, ce qui est regrettable À notre avis, la majorité s’est trop facilement dispensée d’examiner cette question.

22. Dans la présente affaire, l’un des facteurs clés réside dans le fait que le requérant est devenu éligible à un départ anticipé à la retraite à l’âge de 47 ans et qu’il a choisi d’en profiter. Dans ce contexte, nous notons que le Gouvernement précise dans ses observations que les membres des forces armées (y compris de la police) ont pu, par dérogation à la règle générale, prétendre à une pension plusieurs décennies avant d’atteindre l’âge légal de départ à la retraite qui leur était applicable. Ces pensions n’avaient selon lui pas pour but de procurer à leurs bénéficiaires un moyen de subsistance pendant leurs vieux jours mais de leur offrir la possibilité de prendre leur retraite alors qu’ils étaient encore en âge de travailler[26].

23. Dans ce contexte, il y a également lieu de noter que, bien que tous les employés fussent couverts par une caisse de retraite unique à laquelle étaient versées les cotisations qui leur étaient prélevées, le fait est que, comme l’indique le Gouvernement, le système de retraite hongrois par répartition était sous-financé et que c’était le budget de l’État central qui devait combler ses déficits[27]. Il est évident que les droits à un départ anticipé à la retraite, dans le cadre duquel les cotisations cessent dès que commence le versement des prestations, se traduisent par un creusement des déficits et sollicitent davantage le budget de l’État pour des financements supplémentaires que les droits à pension accumulés sur la base de périodes de cotisation plus longues et pour lesquels le versement des prestations démarre plus tardivement. Ainsi, à la faveur de son départ anticipé à la retraite et depuis la date de celui-ci, le requérant a en réalité profité de prestations subventionnées par l’État pendant plus longtemps que les personnes qui percevaient des prestations servies par d’autres régimes. Il s’agit là d’une autre raison pour laquelle, dans le contexte des mesures conçues pour remédier à ces déséquilibres et comprimer les dépenses qu’ils occasionnent pour le budget de l’État, il est problématique dans le cadre d’une analyse de la comparabilité d’ignorer les différences entre les divers régimes d’accumulation de droits à pension ainsi que les flux financiers entrants et sortants dont ils s’accompagnent.

24. Bien qu’il ressorte des éléments dont dispose la Cour que certaines formes de retraite anticipée étaient également proposées dans d’autres secteurs, nous relevons que, dans ses observations, le requérant n’a pas fait mention de l’existence dans le secteur privé d’un dispositif de retraite anticipée semblable à celui dont il bénéficiait. Dans ce contexte, nous rappelons que, selon la jurisprudence constante de la Cour, c’est au requérant qu’il appartient de démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes qui ont été traitées différemment[28]. Nous concluons par conséquent que le requérant n’a pas démontré que, en ce qui concerne son droit initial à percevoir des prestations de retraite, sa situation de bénéficiaire de versements déclenchés par son départ anticipé à la retraite était comparable à celle de personnes qui avaient été salariées dans le secteur privé et qui percevaient une pension sur le fondement de cet emploi.

E. Remarques de conclusion

25. Pour ce qui est de l’analyse du point de savoir si, dans le contexte de la présente affaire, des personnes qui travaillent dans la fonction publique après leur départ à la retraite et d’autres personnes qui travaillent dans le secteur privé après leur départ à la retraite peuvent passer pour se trouver dans des situations comparables, nous précisons que nous souscrivons dans les grandes lignes à l’analyse de la majorité qui est exposée dans l’arrêt[29]. Nous estimons toutefois qu’il aurait été préférable que la Grande Chambre traitât la question de la comparabilité de manière plus détaillée et en faisant référence à toutes les différences, passées et présentes, qui caractérisent la situation du requérant et celle des personnes qui appartiennent à la catégorie à laquelle il entend se comparer. En incitant à davantage de rigueur, lorsque c’est nécessaire, dans le traitement de la comparabilité, nous ne suggérons aucunement de recourir à ce critère afin de clore prématurément des requêtes viables ou de transférer indûment la charge de la preuve aux plaignants. Cependant, lorsque la catégorie relevant de « toute autre situation », qui est interprétée généreusement, est concernée, et peut-être en particulier dans les cas où des questions complexes de sécurité sociale, de retraite et d’emploi sont en jeu, il peut être risqué pour la Cour de glisser sur la comparabilité pour n’examiner que la proportionnalité.

26. En outre, nous considérons qu’il importe de souligner qu’un constat de non-comparabilité en l’espèce ne doit pas être compris comme impliquant, de manière générale, que l’emploi dans la fonction publique et l’emploi dans le secteur privé ne peuvent en aucun cas donner lieu à des situations comparables. On aurait tort de formuler une conclusion aussi systématique. Comme nous l’avons indiqué plus haut, la question de savoir si deux personnes ou deux catégories se trouvent ou non dans des situations comparables aux fins de l’analyse d’une différence de traitement et d’une discrimination doit être examinée à la lumière des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné, compte tenu du domaine concerné et de la finalité des normes qui engendrent la différence de traitement alléguée. En d’autres termes, l’analyse doit être à la fois spécifique et contextuelle. Il pourrait bien y avoir des circonstances dans lesquelles l’emploi dans la fonction publique et l’emploi dans le secteur privé devraient être considérés comme comparables.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE RANZONI

(Traduction)

1. J’ai voté avec la majorité pour la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Cependant, concernant ce dernier point, mon raisonnement diffère de celui de la majorité.

2. Pour analyser le grief soulevé sur le terrain de l’article 14, il convient de répondre à quatre principales questions : 1) Y a-t-il eu différence de traitement entre le requérant, qui bénéficiait d’une pension de retraite tandis qu’il travaillait dans le secteur public, et les bénéficiaires d’une pension de retraite qui avaient un emploi dans le secteur privé ? 2) Ces deux catégories de retraités se trouvaient-elles dans des situations analogues ou comparables ? 3) La différence de traitement reposait-elle sur une caractéristique identifiable, ou « situation » au sens de l’article 14 de la Convention ? 4) Un motif objectif et raisonnable justifiait-il la différence de traitement entre ces deux catégories ?

3. Nul ne conteste que le requérant a été traité différemment des bénéficiaires d’une pension de retraite qui travaillaient dans le secteur privé puisque le versement de sa pension a été suspendu tant qu’il a travaillé dans la fonction publique (paragraphe 100 de l’arrêt). Il y a donc lieu de répondre par l’affirmative à la première question.

4. La majorité répond à la deuxième question par la négative, estimant que, en qualité de membre de la fonction publique dont l’emploi, la rémunération et les prestations sociales étaient financés sur le budget de l’État, le requérant ne se trouvait pas dans une situation comparable à celle des retraités bénéficiaires d’une pension qui travaillaient dans le secteur privé (paragraphes 121 à 133 de l’arrêt). Je suis en désaccord avec cette appréciation. Dans ce contexte, le facteur décisif n’est pas la source de financement du salaire, qu’il s’agisse d’un budget privé ou du budget de l’État, mais plutôt la source de financement de la pension de retraite et son régime contributif. À cet égard, je souscris aux arguments et conclusions énoncés dans l’opinion dissidente commune à mes collègues les juges Sajó, Vehabović, Turković, Lubarda, Grozev et Mourou-Vikström (paragraphes 2 à 9 de leur opinion), auxquels je me rallie et auxquels je n’ai rien à ajouter.

5. En ce qui concerne la troisième question, je suis également d’accord avec le point de vue des juges dissidents selon lequel les parties ne contestent pas que le traitement différent appliqué au requérant était fondé sur une « autre situation » au sens de l’article 14 (première phrase du paragraphe 10 de l’opinion dissidente).

6. Là où mon avis diffère de celui des juges dissidents, ce qui m’a conduit à me rallier à la majorité pour conclure à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, c’est au sujet de la réponse apportée à la quatrième question, qui porte sur l’existence ou non d’un motif objectif et raisonnable apte à justifier cette différence de traitement.

7. Les principes pertinents dans ce contexte sont énoncés dans l’arrêt (voir, en particulier, les paragraphes 113-117). Pour appliquer ces principes, je prendrai pour point de départ l’ample latitude qui est d’ordinaire laissée à l’État pour définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (paragraphe 115). L’adoption de pareilles mesures relève en principe des attributions réservées aux autorités nationales, lesquelles jouissent d’une légitimité démocratique directe et d’une connaissance directe de leur société et se trouvent ainsi mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. La Cour respecte par conséquent en général la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, entre autres, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI, et British Gurkha Welfare Society et autres c. Royaume-Uni, no 44818/11, § 62, 15 septembre 2016), ce qui n’est pas le cas ici.

8. Je ferai miens en partie les arguments exposés par la majorité lorsqu’elle cherche à déterminer si les deux catégories de retraités se trouvaient dans des situations comparables, en particulier au regard du rôle de l’État agissant en qualité d’employeur (paragraphes 127 et 131-132). À mon avis, ces arguments se rattachent en réalité à l’analyse de la justification. Tandis que la comparabilité des situations devrait être envisagée et appréciée du point de vue des personnes concernées, la justification d’une différence de traitement constitue en revanche un élément qui doit être apprécié sur la base de la situation de l’État.

9. La volonté de mettre fin à la perception d’un « double revenu » financé sur le même budget de l’État et celle de comprimer la dette publique qu’invoquent le Gouvernement constituent de bonnes raisons de traiter différemment les retraités travaillant dans le secteur public et ceux qui ont un emploi dans le secteur privé ; en effet, le « double revenu » que perçoivent ces derniers est financé à partir de deux budgets différents. De plus, même si à l’époque considérée l’UE avait déjà levé sa procédure pour déficit excessif et même si la Hongrie ne se trouvait plus dans une situation de crise financière exceptionnelle, la réduction des dépenses, l’équilibre budgétaire ainsi que des régimes de retraite équilibrés et bien financés demeuraient des objectifs de politique publique importants pour le gouvernement hongrois, de même que pour tout gouvernement responsable.

10. Le petit nombre des personnes touchées par la mesure litigieuse (voir, à cet égard, les paragraphes 13 à 15 de l’opinion dissidente) n’est pas un argument de poids. Il n’est pas rare que les autorités nationales doivent introduire un éventail de mesures différentes, comme l’indique le Gouvernement dans ses observations ; il est possible que, considérées individuellement, ces mesures n’aient une incidence que sur un segment restreint de la population. Cependant, ces mesures doivent être considérées comme un tout et ne peuvent pas être disséquées en détail. C’est l’une des raisons pour lesquelles une ample marge appréciation est laissée aux États lorsqu’il s’agit de définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale.

11. Le fait qu’une majorité des États membres du Conseil de l’Europe n’opèrent pas de distinction entre les agents du secteur public et les salariés du secteur privé lorsqu’ils déterminent si la pension doit être minorée ou si son versement doit être suspendu (voir l’étude comparative mentionnée aux paragraphes 31 à 43 de l’arrêt) ne me paraît pas constituer un argument valide. Il existe en Europe un large éventail de régimes de sécurité sociale différents, et plusieurs États opèrent en effet des distinctions, en particulier pour les départs à la retraite avant l’âge légal.

12. Comme le concèdent les juges dissidents (paragraphe 14 de leur opinion), le requérant ne s’est pas retrouvé dépourvu de tout moyen de subsistance. Il a continué de percevoir son salaire, dont on peut supposer qu’il était supérieur au montant de sa pension et qu’il correspondait approximativement au salaire moyen en Hongrie. D’ailleurs, le requérant n’a pas argué qu’il avait risqué de tomber en-dessous du seuil de pauvreté (voir à cet égard les paragraphes 79 à 82 de l’arrêt). Qui plus est, la suspension de ses droits à pension n’était que temporaire. Il ne fait aucun doute que la mesure litigieuse a eu un impact sur la vie du requérant. On ne peut pas pour autant en déduire qu’il a dû supporter une charge exorbitante ou disproportionnée.

13. Telles sont les principales raisons qui me conduisent à conclure que la différence de traitement qui a été opérée entre le requérant, qui percevait une pension de retraite tandis qu’il travaillait dans le secteur public, et les bénéficiaires d’une pension de retraite qui avaient un emploi dans le secteur privé reposait sur une justification objective et raisonnable et que les moyens employés étaient proportionnés au but visé. L’État défendeur n’a pas outrepassé son ample marge d’appréciation. Si un État dispose d’une marge d’appréciation aussi étendue que celle qui lui est dévolue dans le domaine de la politique économique et sociale, la Cour doit la respecter ; dans le cas contraire, elle se contente de proclamer un attachement de pure forme à ce principe. Par ailleurs, compte tenu de cette ample marge d’appréciation, il n’appartient pas à la Cour de rechercher si l’État aurait pu adopter d’autres types de mesures (voir, mutatis mutandis, Markovics et autres c. Hongrie (déc.), nos 77575/11 et 2 autres, § 39, 24 juin 2014).

14. À la lumière de ce qui précède et contrairement aux juges dissidents, j’aboutis à la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, VEHABOVIĆ, TURKOVIĆ, LUBARDA, GROZEV ET MOUROU-VIKSTRöM

(Traduction)

1. Si nous avons voté avec la majorité pour la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1, nous ne sommes pas en mesure de nous rallier à la conclusion selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. L’analyse sous l’angle de l’article 14 requiert que l’on se penche sur deux questions distinctes. En premier lieu, il s’agit de savoir si le requérant se trouvait dans une situation analogue à celle de la catégorie à laquelle il entend se comparer. Si tel est le cas, il convient alors en second lieu de déterminer si la différence de traitement était justifiée. La majorité a rejeté le grief du requérant dès la réponse à la première question. Elle a dit en effet que le requérant ne se trouvait pas dans une situation analogue à celle des individus qui, comme lui, percevaient une pension de retraite mais qui, contrairement à lui, avaient un emploi dans le secteur privé (paragraphes 121 à 133 de l’arrêt). Avec tout le respect que nous devons à la majorité, nous exprimons notre désaccord. Par conséquent, à notre avis, il fallait analyser la nécessité de la différence de traitement, c’est-à-dire rechercher si elle était justifiée par des motifs objectifs et raisonnables. Le gouvernement défendeur n’ayant pas présenté d’arguments suffisamment solides pour étayer cette différence de traitement, nous avons voté pour la violation de l’article 14.

2. Penchons-nous en premier lieu sur la question de savoir si le requérant se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle des individus qui percevaient une pension de retraite mais qui travaillaient dans le secteur privé. Les parties ne contestent pas que le requérant a été traité différemment de ces individus et que cette différence de traitement était précisément fondée sur le type d’emploi, à savoir public dans un cas et privé dans l’autre, qui était occupé par eux après leur départ à la retraite. La différence de traitement vient de ce que le requérant a vu le versement de sa pension suspendu alors que les retraités qui travaillaient dans le secteur privé ont continué de percevoir la leur. La question pertinente est alors la suivante : ces deux catégories, à savoir celle des bénéficiaires d’une pension de retraite qui travaillaient dans le secteur public, à laquelle appartenait le requérant, et la catégorie à laquelle il entendait se comparer, c’est-à-dire celle des bénéficiaires d’une pension de retraite qui travaillaient dans le secteur privé, se trouvaient-elles dans des situations analogues ou comparables ?

3. La majorité a choisi de considérer que le fait que, après le départ en retraite, l’une de ces catégories travaillait le secteur privé et l’autre dans le secteur public constituait un motif suffisant pour permettre de conclure que ces deux catégories n’étaient pas comparables. Nous estimons que cette approche ne concorde pas avec la jurisprudence de la Cour, car elle confond l’analyse de la différence de traitement, qui réside dans la suspension du versement de la pension de retraite pour les retraités qui travaillaient dans le secteur public, avec celle des facteurs qui étaient décisifs pour l’obtention d’un droit à pension. À notre avis, seuls ces derniers auraient dû être pris en compte lorsque la Cour a établi si le requérant se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle de la catégorie à laquelle il se comparait. Le fait que le requérant, après avoir acquis ses droits à une pension de retraite, occupait un emploi dans le secteur public et non dans le secteur privé n’entrait pas en ligne de compte pour l’établissement de ses droits à pension. La distinction entre emploi public et emploi privé constituait donc la différence de traitement s’agissant des droits à une pension de retraite qui étaient sinon identiques pour chacune des deux catégories à comparer. Or la suspension de son droit à une pension de retraite était précisément la mesure que le requérant contestait, et l’analyse de la comparabilité des deux catégories aurait dû reposer uniquement sur les facteurs ouvrant un droit à pension. La différence entre les personnes qui travaillaient dans le secteur public et celles qui avaient un emploi dans le secteur privé n’est certes pas dénuée de pertinence, mais elle n’aurait dû être prise en compte que lorsqu’il s’est agi de rechercher si cette différence de traitement était justifiée ou non.

4. Pour conclure que le requérant ne se trouvait pas dans une situation analogue ou comparable à celle des personnes auxquelles il entendait se comparer, la majorité s’est appuyée sur la distinction opérée par la Cour entre fonctionnaires et salariés du secteur privé dans des arrêts tels que Valkov et autres c. Bulgarie (nos 2033/04 et 8 autres, §§ 92 et 98, 25 octobre 2011), Heinisch c. Allemagne (no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits)), et Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II). Il est vrai que, dans ces affaires, la Cour a dit que la différence de traitement opérée entre salariés du secteur privé et agents du secteur public dans l’exercice de leurs droits garantis par la Convention se justifiait dans certaines circonstances. Nous nous croyons pas, toutefois, que cette différentiation admissible des droits que la Convention reconnaît aux salariés du secteur privé, d’une part, et aux agents du secteur public, d’autre part, puisse justifier en l’espèce de conclure que les deux catégories en question ne se trouvaient pas dans des situations analogues ou comparables. Si les arrêts de la Cour qui ont été cités établissent indubitablement une distinction entre les droits conventionnels des agents du secteur public et ceux des salariés du secteur privé, le recours à pareille distinction en l’espèce trahit une confusion concernant les circonstances pertinentes requises pour la comparaison. Cette approche revient à ignorer que, dans les affaires que cite la majorité, la distinction entre agents du secteur public et salariés du secteur privé préexistait et définissait la teneur même du droit en cause. Qu’il se fût agi de droits à pension, du droit à la liberté d’expression ou du droit d’accès à un tribunal, les droits en cause dans ces affaires tiraient leur essence même des caractéristiques propres au service public, raison pour laquelle cette essence était définie différemment précisément du fait des différences intrinsèques entre l’emploi dans la fonction publique et l’emploi dans le secteur privé. C’était le cas même dans l’affaire Panfile, bien que la Cour ne se fût pas appuyée sur ce point pour la trancher. Dans cette affaire, le requérant tirait son droit à une pension de retraite d’une législation spéciale sur le personnel militaire (Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, § 3, 20 mars 2012). En l’espèce, toutefois, la différence entre emploi dans le secteur public et emploi dans le secteur privé n’avait aucune incidence sur le droit sous-jacent, c’est-à-dire le droit du requérant à une pension de retraite. Ce droit était au contraire identique pour ces deux catégories.

5. Dans sa jurisprudence, la Cour a établi que, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, un requérant devait démontrer que, eu égard à la particularité de son grief, il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes qui avaient été traitées différemment (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010). Que nous prenions ce principe comme la norme applicable sous l’angle de l’article 14 ou que nous retenions la norme reformulée au paragraphe 121 du présent arrêt, à savoir les « éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné », ce qui aurait dû être mis en regard en l’espèce, c’est la situation du requérant et celle des membres de la catégorie à laquelle il se compare telle qu’elle se présentait avant la mise en œuvre de la mesure litigieuse, à savoir la suspension du versement de la pension de retraite sur la base de la distinction entre emploi dans le secteur public et emploi dans le secteur privé.

6. Lorsque l’on suit cette approche, force est de constater que le droit du requérant à une pension de retraite tirait en l’espèce son origine exactement du même régime de retraite public que celui qui servait les retraites des membres de l’autre catégorie. Ces deux catégories avaient cotisé à ce régime exactement de la même manière. Comme l’indique le paragraphe 21 de l’arrêt, le régime de retraite de la sécurité sociale hongrois est un régime obligatoire de type contributif. Tous les titulaires d’un emploi, que ce soit dans le secteur public ou dans le secteur privé, cotisent de la même manière à ce régime, qui est financé par le prélèvement d’un certain pourcentage sur le salaire mensuel de l’employé et par une cotisation de l’employeur correspondant à 27 % du salaire de chaque employé.

7. Par ailleurs, le fait que le requérant est parti en retraite anticipée avant d’obtenir ultérieurement le droit à une pension de retraite n’a pas non plus eu d’incidence sur son droit à pension. Il a continué de travailler après son départ anticipé à la retraite et il a continué de cotiser au régime de retraite exactement de la même manière que n’importe quel autre employé (paragraphe 27 de l’arrêt). De même, le fait qu’il avait cotisé au régime avant de partir en retraite anticipée, alors qu’il travaillait dans la fonction publique, n’a eu aucune incidence, car il se serait retrouvé exactement dans la même situation s’il avait précédemment eu un emploi dans le secteur privé.

8. Ainsi, avant la suspension du versement de sa pension, le requérant se trouvait dans une situation de départ parfaitement identique à celle des membres de la catégorie à laquelle il se compare. Il est ici possible d’établir clairement un parallèle avec les circonstances de l’affaire Andrejeva c. Lettonie ([GC], no 55707/00, § 91, CEDH 2009), dans laquelle la Cour a conclu à une violation de l’article 14. Dans cette affaire, la Cour a dit que l’interdiction de la discrimination consacrée par l’article 14 de la Convention n’avait de sens que si, dans chaque cas particulier, la situation personnelle du requérant par rapport aux critères énumérés dans cette disposition était prise en compte exactement telle qu’elle se présentait. Considérer que l’emploi qu’occupait le requérant dans le secteur public alors qu’il percevait une pension de retraite a joué un rôle décisif lorsqu’il s’est agi de rechercher s’il se trouvait dans une situation analogue à celle de l’autre catégorie de retraités est également contraire à d’autres décisions rendues par la Cour. Si celle-ci avait retenu pareille approche dans l’affaire Gaygusuz c. Autriche (16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV), elle aurait dû conclure que le requérant ne se trouvait pas dans une situation comparable à celle d’autres personnes qui avaient droit à une allocation d’urgence en Autriche parce que, contrairement à ces autres personnes, il n’avait pas la nationalité autrichienne.

9. En l’absence, dans le système de retraite national, de différences structurelles entre les salariés du secteur privé et les agents du secteur public et étant donné que ce système s’appliquait de la même manière aux deux catégories et que le droit du requérant à une pension de retraite reposait sur les mêmes règles et cotisations au régime, nous en concluons que celui-ci se trouvait dans une situation analogue à celle des retraités de la catégorie à laquelle il se comparait.

10. Les parties s’accordant sur le fait que la différence de traitement dont se plaint le requérant reposait sur une « autre situation » au sens de l’article 14, il convient ensuite de rechercher si cette différence de traitement obéissait à une justification objective et raisonnable. La Cour l’a affirmé à de nombreuses occasions, la charge de la preuve incombe au gouvernement défendeur, qui doit démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 65, CEDH 2017, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits), et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, CEDH 2007‑IV). Si, dans ses observations orales, le Gouvernement s’est appesanti sur la justification de la différence de traitement, ses observations écrites portaient surtout sur la nécessité de faire des économies en période de déficit budgétaire. Il a avancé pour principal argument que l’article 83/C(1) de la loi de 1997 sur les pensions avait pour but de mettre un terme à la possibilité pour un agent du secteur public de percevoir simultanément une pension et un salaire dans le cadre des mesures destinées à comprimer la dette publique et à favoriser la levée de la procédure pour déficit excessif qui avait été engagée par l’UE. Le Gouvernement a présenté des statistiques sur le nombre total de personnes qui ont été touchées par la mesure litigieuse ainsi que sur son impact financier. Dans ses observations orales, il a également suggéré que cette mesure se justifiait au titre des efforts de régulation du marché du travail et de création d’opportunités pour les jeunes chômeurs. Cependant, le Gouvernement n’a pas produit à l’appui de cet argument d’estimation de l’effet attendu ni de chiffrage des conséquences effectives de cette mesure.

11. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Il peut être admis en l’espèce que la mesure litigieuse poursuivait un but légitime, et ce pour les mêmes raisons que celles qui ont conduit à admettre qu’elle était conforme à l’intérêt général aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Même si, comme l’avance le requérant, l’UE avait déjà levé sa procédure pour déficit excessif au moment où cette mesure a été adoptée, celle-ci n’en demeurait pas moins destinée à ménager les finances publiques. Il s’agit là d’un but légitime, quelle que soit la situation financière réelle du pays, et ce but relève de la sphère économique, dans le cadre de laquelle les États disposent d’une ample marge d’appréciation.

12. Pourtant, lorsque l’on examine la proportionnalité de la mesure en cause, il convient de tenir compte du fait que, malgré l’ample marge d’appréciation que l’on vient d’évoquer, la Hongrie était, à l’époque considérée, sortie de la crise financière. De plus, le gouvernement défendeur n’a produit aucun élément tendant à démontrer que la caisse de retraite nationale, en particulier, avait connu des difficultés financières. Lorsque l’on considère cette mesure sous cet angle, le nombre de personnes concernées et l’étendue de la perte n’en acquièrent que plus de poids dans l’analyse de la proportionnalité.

13. Pour commencer, on est en réalité frappé par le petit nombre de personnes qui ont été touchées par la mesure. Entre 2013 et 2016, c’est‑à‑dire les années pour lesquelles le gouvernement défendeur a communiqué des chiffres officiels, le nombre total de personnes touchées a varié de 776 à 1 376. Il se montait à 1 376 au début de la période et était descendu à 776 en 2016. Même si le nombre total de personnes concernées par l’article 83/C(1) de la loi de 1997 sur les pensions était supérieur (il s’est inscrit dans une fourchette comprise entre 4 545 et 3 945), 3 169 d’entre eux étaient des agents du secteur de la santé qui ont été entièrement indemnisés pour la perte de leur pension de retraite (paragraphe 28 de l’arrêt). Ainsi, les effectifs concernés par la mesure litigieuse ont été en réalité très faibles en proportion du nombre total de personnes en droit de percevoir une pension de retraite, lequel s’élevait à l’époque à un peu plus de deux millions de personnes.

14. Dans le même temps, ce petit nombre d’individus, compris entre 776 et 1 376, ont été contraints de supporter une charge manifestement disproportionnée, à savoir la perte de l’intégralité de leur pension mensuelle. Ils ont été privés de la totalité de leur pension mensuelle quel que fût le montant du salaire qu’ils percevaient. Bien que les parties n’aient pas communiqué de chiffres exacts, le Gouvernement ne conteste pas l’argument avancé par le requérant selon lequel la suspension du versement de sa pension l’avait privé d’environ la moitié de ses revenus. Et s’il est vrai que le requérant ne s’est pas retrouvé dépourvu de tout moyen de subsistance et qu’il n’y avait semble-t-il pas de risque qu’il tombe en dessous du seuil de pauvreté, il ne fait guère de doute que la mesure litigieuse a sérieusement pesé sur son train de vie et celui de sa famille.

15. Le gouvernement défendeur n’explique pas pourquoi aussi peu de personnes ont dû supporter une charge aussi lourde et n’avance pas de justification à cet égard. Cela est d’autant plus à noter que les économies à l’évidence modestes que cette mesure a permis à l’État de dégager auraient facilement pu être réalisées par le biais d’une redistribution plus égale de la charge financière. La Cour se trouve donc face à une situation remarquablement similaire à celle qu’elle a rencontrée dans l’affaire Kjartan Ásmundsson c. Islande (no 60669/00, CEDH 2004‑IX). Partant, comme dans cette affaire, nous parvenons à la conclusion qu’il n’existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, que le requérant a été contraint de supporter une charge exorbitante et qu’il y a par conséquent eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

* * *

[1]. Allemagne, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Géorgie, Grèce, Islande, Italie, Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte, Moldova, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Suède, Suisse, Turquie et Ukraine.

[2]. Voir, par exemple, Spadea et Scalabrino c. Italie, 28 septembre 1995, §§ 45-47, série A no 315‑B, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, §§ 91-95, CEDH 1999‑III, et Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, §§ 48-57, 31 mai 2007.

[3]. Voir, par exemple, l’arrêt rendu par la baronne Hale dans l’affaire AL (Serbia) (FC) (Appellant) v. Secretary of State for the Home Department 2008 UKHL 42, qui explique pourquoi une approche aussi rigide peut se révéler peu appropriée, voire inutile dans de nombreux cas. Voir par ailleurs C. McCruddon, « Equality and Non-Discrimination » in D. Feldman et al., English Public Law, OUP, 2004, pour une étude des différences entre les textes nationaux et européens relatifs à la discrimination et des conséquences pour le rôle différent joué par la base de comparaison dans ces textes.

[4]. Voir, par exemple, Banque internationale pour le commerce et le développement AD et autres c. Bulgarie, no 7031/05, § 131, 2 juin 2016, et la jurisprudence qui y est citée. En revanche, la Cour a déjà explicitement dit qu’il ne lui appartient pas d’écarter l’application d’autres critères de recevabilité, comme la règle des six mois, au seul motif qu’un gouvernement n’a pas formulé d’exception préliminaire à cet effet (voir, par exemple, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 67-68, CEDH 2006‑III). Si la Cour dispose du pouvoir d’invoquer d’office cette règle, c’est parce qu’il est nécessaire d’éviter que des décisions anciennes ne soient remises en cause après un délai indéfini et parce que cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer. Pourtant, comme la Grande Chambre l’a démontré au paragraphe 70 de l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, 25 mars 2014), l’importance du principe d’épuisement n’en est pas moins impérieuse : « Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne (…) La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes » (italique ajouté). Il y a lieu de se demander si la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes ne devrait pas elle aussi être considérée comme une règle d’ordre public que la Cour pourrait invoquer d’office lorsque c’est nécessaire.

[5]. Pour la pertinence du choix, voir aux paragraphes 76-77 de l’arrêt l’appréciation effectuée par la majorité sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1.

[6]. Paragraphe 30 de l’arrêt.

[7]. On peut déceler une tendance analogue au flou et à la généralisation dans les éléments de droit comparé présentés aux paragraphes 31-43 de l’arrêt.

[8]. Paragraphe 22 de l’arrêt.

[9]. Paragraphes 60-84 de l’arrêt.

[10]. Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94.

[11]. Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, § 10, série A no 6.

[12]. Voir les précédents cités au paragraphe 113 de l’arrêt.

[13]. Voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI.

[14]. La Cour a conclu à l’existence d’une « autre situation », entre autres, lorsque la distinction litigieuse reposait sur le grade militaire (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, série A no 22), sur le type de certificat préalable d’urbanisme détenu par le requérant (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, série A no 222), sur le type de propriétaire (l’État ou un propriétaire privé) auprès duquel le requérant louait un bien (Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, CEDH 1999‑I), sur le mode d’établissement de la paternité du requérant (Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, CEDH 2006‑XI (extraits)), sur le type de peine infligée à un détenu (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, 13 juillet 2010), sur la nationalité ou la situation du fils du requérant au regard du droit des étrangers (Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, CEDH 2011), ou sur la propriété de parcelles de terrain petites ou étendues (Chassagnou, précité).

[15]. Voir aussi M. Bell, « Direct Discrimination » in D. Schiek, L. Waddington et M. Bell, Cases, Materials and Texts on National, Supranational and International Non‑Discrimination Law, Hart Publishing, 2007, pp. 205-215, ou A. McColgan, « Cracking the Comparator Problem: Discrimination, ‘Equal’ Treatment and the Role of Comparisons » (2006) E.H.R.L.R. 650.

[16]. En l’espèce, la chambre (paragraphes 32-33) n’a admis le but légitime (compris comme la volonté de réduire les dépenses publiques) que dans une certaine mesure. Étant donné que les membres des deux catégories percevaient un salaire et que les pensions versées à ceux qui continuaient de travailler dans le secteur privé pouvaient également être considérées comme une dépense redondante, la chambre n’a pas considéré que la différence de traitement obéissait à une justification objective et raisonnable.

[17]. Voir, pour l’intérêt particulier qu’elle revêt dans le contexte de la présente affaire, la décision Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, § 28, 20 mars 2012 : « (…) ces deux catégories de personnes peuvent difficilement passer pour se trouver dans des situations analogues ou comparables au sens de l’article 14, étant donné que la distinction essentielle, qui est pertinente pour le contexte dans lequel se sont inscrites les mesures litigieuses, tient à ce qu’elles tirent leurs revenus de sources différentes, à savoir respectivement un budget privé et le budget de l’État. Il y a également lieu de noter à cet égard que, à un certain nombre d’occasions, la Cour a admis les distinctions qu’opèrent certains États contractants, dans le domaine des retraites, entre fonctionnaires et salariés du secteur privé (Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04 et 8 autres, § 117, 25 octobre 2011, et les citations qui y sont contenues). » (italique ajouté)

[18]. Voir par exemple Arcelor Atlantique, EU:C:2008:728, paragraphes 25-26 : « Les éléments qui caractérisent différentes situations et ainsi leur caractère comparable doivent, notamment, être déterminés et appréciés à la lumière de l’objet et du but de l’acte communautaire qui institue la distinction en cause. Doivent, en outre, être pris en considération les principes et objectifs du domaine dont relève l’acte en cause (…) » ; voir également, dans le même ordre d’idées, dans le domaine spécifique de l’égalité entre hommes et femmes, Test-Achats, EU:C:2011:100, paragraphe 29 : « À cet égard, il convient de souligner que la comparabilité des situations doit être appréciée à la lumière de l’objet et du but de l’acte de l’Union qui institue la distinction en cause. »

[19]. Pour des exemples de cette approche plus nuancée tirés de la propre jurisprudence de la Cour, voir Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, §§ 90-95, CEDH 2011, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, §§ 83-90, CEDH 2010, B. c. Royaume-Uni, no 36571/06, 14 février 2012, Giavi c. Grèce, no 25816/09, §§ 50-53, 3 octobre 2013, Valkov et autres, précité, § 117, et Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 73-74, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV.

[20]. Paragraphe 103 de l’arrêt.

[21]. Paragraphes 130-132 de l’arrêt.

[22]. C’est bien sûr l’effet discriminatoire de toute mesure litigieuse qui doit être justifié plutôt que la mesure elle-même, mais ce type d’appréciation intervient après qu’une différence de traitement a été établie.

[23]. Comme l’indiquent le requérant et l’opinion dissidente, le requérant relevait de la même caisse de retraite que la catégorie à laquelle il se compare. Se reporter toutefois au paragraphe 23 ci-dessous pour une réserve importante à propos de la responsabilité de l’État relativement à cette caisse.

[24]. Voir, par exemple, Stubbings, précité, § 73. À notre avis, avec tout le respect que nous devons aux juges dissidents, c’est le piège dans lequel tombe l’opinion dissidente commune.

[25]. Paragraphe 12 de l’arrêt.

[26]. Paragraphe 20 de l’arrêt de la chambre.

[27]. Paragraphe 21 de l’arrêt.

[28]. Voir la jurisprudence citée au paragraphe 116 de l’arrêt.

[29]. Paragraphes 118-134 de l’arrêt.


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