TROISIÈME SECTION
AFFAIRE Y c. SUISSE
(Requête no 22998/13)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juin 2017
DÉFINITIF
06/09/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Y c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22998/13) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, Y (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 mars 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a décidé d’accorder d’office l’anonymat au requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour) et de le maintenir afin de protéger les tiers concernés.
2. Le requérant a été représenté par Me C. Poncet, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann, de l’Office fédéral de la justice.
3. Le requérant alléguait que sa condamnation à payer une amende pénale pour avoir publié des informations relevant du secret de l’instruction avait violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
4. Le 29 août 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1965 et réside en Suisse. Il est journaliste de profession.
6. En janvier 2009, le requérant fit paraître dans un hebdomadaire un article concernant une procédure pénale dirigée contre « un important régisseur immobilier » à la suite de l’inculpation de ce dernier, soupçonné de pédophilie. L’article se présentait sous la forme d’une interview du père de l’une des victimes présumées. Celui-ci se disait surpris par la libération provisoire du coupable présumé et racontait avoir approché le requérant dans le but de défendre l’honneur de sa fille et d’alerter d’autres victimes éventuelles.
7. Dans cet article, le requérant, après avoir narré la manière dont la jeune fille était entrée en contact avec l’auteur présumé des faits et comment ceux-ci avaient été découverts, dénonçait la remise en liberté du prévenu en citant une partie du recours du ministère public contre la décision du juge instructeur, désigné nommément, de mettre un terme à la détention préventive. Ce recours avait été formé par le ministère public en raison du risque de collusion et de récidive du prévenu. Le ministère public craignait notamment que ce dernier exerce une influence sur les victimes présumées.
8. L’article se poursuivait par la description détaillée des faits incriminés.
9. Il décrivait ensuite la réaction du coupable présumé face aux accusations dont il faisait l’objet ainsi que le maintien de sa relation avec la plaignante dans l’affaire en cause, à savoir la compagne de l’intéressé et la mère de l’une des victimes présumées. Il reproduisait également des déclarations faites devant la police par la plaignante, ayant notamment trait à ses relations sexuelles avec le prévenu et à sa dépendance financière à son égard. L’article s’achevait sur les raisons ayant poussé le père de l’une des victimes à approcher le requérant (paragraphe 6 ci-dessus).
10. Il était notamment accompagné d’une photographie de profil du père interviewé, le regard légèrement tourné vers l’horizon.
11. La plaignante requit et obtint du magazine un dédommagement conséquent à la suite de la publication de l’article litigieux.
12. Le coupable présumé ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents protégés par le secret de l’instruction en vertu de l’article 293 du code pénal (paragraphe 17 ci-dessous). Par une ordonnance pénale du 20 janvier 2011, le procureur condamna le requérant, en tenant compte des antécédents judiciaires de l’intéressé, à une amende pénale de 5 000 francs suisses (CHF – environ 3 850 euros (EUR) à l’époque des faits).
13. Sur opposition du requérant, le tribunal de police le condamna, par un jugement du 15 juin 2011, à une amende de 5 000 CHF.
14. Le requérant fit appel du jugement du tribunal de police devant la cour d’appel pénale du tribunal cantonal vaudois, qui le débouta le 21 février 2012.
15. Le requérant forma alors un recours en matière pénale contre l’arrêt de la cour d’appel. Le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant par un arrêt du 27 septembre 2012. Après avoir retenu que les documents publiés par le requérant étaient, ainsi que le reconnaissait lui-même ce dernier, protégés par le secret de l’instruction, le Tribunal fédéral effectua une mise en balance des intérêts en jeu. Il considéra notamment que :
« 3.3 (...) Tant le contenu, la forme de l’article que l’optique adoptée (le point de vue du père de l’une des victimes) présentaient d’emblée l’auteur présumé comme coupable en laissant aussi entendre que d’autres victimes seraient demeurées inconnues. Les critiques adressées au juge d’instruction, désigné nommément dans la publication, en relation avec la libération de la détention préventive, laissant entendre que celle-ci était justifiée par le statut social de l’accusé, étaient de nature à influencer, par la suite, ce magistrat et, surtout, à discréditer sa décision ainsi que, plus généralement, son action voire celle des autorités pénales vaudoises aux yeux des lecteurs. On peut aussi relever, dans ce contexte, que le tribunal de police, au moment de fixer la peine, a dû prendre en considération, à décharge, le fait « que l’accusé a beaucoup perdu, plus particulièrement sur un plan professionnel du fait notamment du lynchage médiatique et de la campagne de dénigrement dont il a fait l’objet après les faits » (jugement du Tribunal d’arrondissement (...), du 11 mars 2010, p. 20). En ce qui concerne les intérêts de la plaignante, le premier juge a constaté que celle-ci avait requis et obtenu [du magazine] un dédommagement conséquent ensuite de la publication (jugement, p. 13). Mais surtout, les victimes mineures pouvaient, de toute évidence, prétendre à ne pas voir les détails les plus sordides des atteintes subies à leur intégrité sexuelle étalés dans la presse, même si elles étaient présentées sous pseudonymes. Du reste, la photographie de profil du père de l’une des victimes, accompagnée du prénom réel et de l’initiale du nom de l’homme pouvaient permettre à un cercle indéterminé de personnes de l’identifier et, par là-même, de reconnaître sa fille. En affirmant que les documents litigieux étaient, de toute manière, appelés à être évoqués lors de débats publics, le recourant méconnaît, par ailleurs, la nature même de l’affaire, qui avait trait à des atteintes à l’intégrité sexuelle d’enfants. Dans de telles causes, la protection de la personnalité des victimes constitue un impératif qui s’impose aux autorités pénales à tous les stades de la procédure. Les victimes peuvent en effet prétendre à ne pas voir leur histoire et leurs souffrances les plus intimes étalées sur la place publique. Ce droit s’étend jusqu’aux débats (art. 70 al. 1 let. a CPP ; art. 334 CPP/VD et 35 let. e aLAVI) et il n’appartient pas à la presse de décider ex ante de les en priver. On peut ajouter d’office (art. 105 al. 2 LTF) que, selon les pièces du dossier, les victimes mineures ont, d’entrée de cause, fait usage de leur droit de demander le huis clos lors de l’audience de jugement de l’auteur et que cette requête a été admise (procès-verbal de l’audience du 9 mars 2010 du Tribunal (...), p. 3). Il résulte de ce qui précède que la publication litigieuse a non seulement mis concrètement en péril nombre d’intérêts légitimement protégés par le secret de l’enquête mais qu’elle les a irrémédiablement atteints. (...)
(...)
3.4.1 (...) la publicité d’éléments d’une enquête ne saurait être la règle lorsque l’instruction a pour objet des infractions à l’intégrité sexuelle d’enfants. Il s’agit, au contraire, d’un domaine dans lequel les intérêts de la justice, d’une part, mais aussi ceux – opposés ou non –, du prévenu, des plaignants et victimes, d’autre part, revêtent une importance toute particulière. L’objet même de telles enquêtes et de leur contenu est susceptible de susciter une curiosité qui, à elle seule, ne saurait fonder le droit du public à recevoir des informations. On ne saurait donc reprocher à la cour cantonale d’avoir considéré que le seul fait que l’enquête avait pour objet des infractions à l’intégrité sexuelle d’enfants ne pouvait justifier un intérêt à la publication. Rien n’indique, en l’espèce, que l’affaire avait, auparavant, déjà été rendue publique et qu’elle ait fait l’objet d’un débat, moins encore qu’elle ait suscité un intérêt particulier ou des craintes dans la population. Tels qu’ils ressortent de l’article du recourant, les faits se sont déroulés dans un cadre essentiellement familial et, en tout cas très restreint, même si l’une des victimes était l’amie de la fille – elle-même victime – de la plaignante et ex-compagne de l’auteur présumé. La situation n’était, dès lors, pas comparable, à celles dans lesquelles un auteur s’en prend à des victimes qui lui sont totalement inconnues ou, au contraire, qu’il connaît en nombre en raison de sa situation sociale ou professionnelle, par exemple dans un contexte scolaire ou associatif, au risque que certaines victimes demeurent inconnues. La situation de l’auteur, décrit comme « un homme de 41 ans, qui gère des milliers de logements dans le canton de Vaud » et dont l’article précisait aussi qu’il était aisé, qu’il s’était fait construire une villa de 7 pièces, possédait un appartement dans une station valaisanne et un bateau sur le lac Léman, ne présentait non plus aucun intérêt au-delà de la simple curiosité qu’elle pouvait susciter au sein du lectorat du recourant. Rien n’indique en effet qu’il se soit agi d’un personnage connu du grand public. L’affaire en cause ne constituait guère qu’un fait divers parmi d’autres affaires du même genre. L’article a, du reste, paru sous la rubrique « Faits divers ». On comprend certes que le statut social du prévenu fondait, aux yeux du père de l’une des victimes, une critique quant à la remise en liberté de l’intéressé (« Un maçon qui aurait commis les mêmes actes serait toujours en prison dans l’attente de son procès »). Mais, hormis ces propos relayés par le recourant, aucun autre élément de la publication n’ouvre, sur cette question, un quelconque débat général. Le recourant justifie aussi l’intérêt de la publication par son intention « de faire sortir de l’ombre » d’autres victimes. Indépendamment du fait que ce but n’a pas été atteint, le recourant n’expose pas ce qui, en l’espèce, aurait pu fonder un tel soupçon, à part les suspicions du père interviewé, ni en quoi l’on aurait pu objectivement reprocher au juge chargé de l’enquête d’avoir omis de prendre des mesures en vue de découvrir de telles victimes cachées, en communiquant, par exemple, volontairement par l’intermédiaire de la presse (cf. art. 185b al. 1 CPP/VD). Or, la seule volonté d’informer du recourant ne saurait justifier une telle démarche que les autorités pénales peuvent entreprendre par elles-mêmes lorsque les besoins de l’enquête la justifient. À l’inverse, la mention des soupçons du père interviewé et de son sentiment de n’avoir pas été entendu, pouvaient faire présumer une attitude partiale ou laxiste du magistrat chargé de l’instruction qui n’aurait remis l’intéressé en liberté qu’en raison de son statut social et n’aurait pas suffisamment recherché d’éventuelles victimes demeurées inconnues. Ces éléments, ainsi présentés, étaient donc de nature à saper la confiance du public dans les autorités d’instruction vaudoises en général et, en particulier, dans le magistrat chargé de l’affaire, qui était cité nommément.
3.4.2 On ne peut ignorer non plus, dans la pesée des intérêts, la forme de la publication, du vocabulaire utilisé, de la mise en page ainsi que des titres et sous-titres ou encore de la précision des informations (arrêt CEDH Stoll précité, §§ 146 ss, spéc. 146, 147 et 149).
À cet égard, le titre (...) ainsi que le sous-titre (...) suggéraient d’emblée, sans réserve, la culpabilité de l’auteur. Dans la suite, si le recourant a indiqué que l’intéressé était présumé innocent jusqu’à son jugement, cette simple précaution rédactionnelle ne suffit pas à restituer un caractère objectif au texte. Elle était, de surcroît, immédiatement suivie de l’indication, toute d’ambiguïté, qu’il était « présumé pédophile ». On doit également souligner, dans ce contexte, la description inutilement détaillée des actes subis par les victimes ainsi que des rapports que le prévenu a continué à entretenir avec la plaignante après l’ouverture de l’enquête pénale. L’ensemble de ces éléments suggère plus une intention de sensationnalisme qu’une volonté d’informer de manière objective ou d’ouvrir un débat sur un thème de société. »
16. Le 26 novembre 2013, l’employeur du requérant s’est acquitté pour ce dernier de l’amende de 5 000 CHF.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937
17. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur à partir du 1er janvier 2007) se lisent ainsi :
Article 293 – Publication de débats officiels secrets
« 1 Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni de l’amende.
2 La complicité est punissable.
3 Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »
18. Quant à l’initiative parlementaire demandant l’abrogation de l’article 293 du code pénal suisse, il ressort du rapport du 23 juin 2016 de la Commission des affaires juridiques du Conseil national que cet organe a choisi l’adaptation dudit article à la jurisprudence de la Cour et non son abrogation.
B. Le code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 septembre 1967
19. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale du canton du Vaud du 12 septembre 1967 (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2010) sont libellées comme suit :
Article 166 – Secret
« Les recherches préliminaires de la police judiciaire sont secrètes. Les articles 184 à 186 sont applicables par analogie. »
Article 184 – Secret de l’enquête
« 1Toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive.
2Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques. »
Article 185 – Personnes tenues
« Les magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni pièces, ni renseignements sur l’enquête à quiconque n’a pas accès au dossier, sinon dans la mesure où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. »
Article 185a
« 1Les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins sont tenus de respecter le secret de l’enquête envers quiconque n’a pas accès au dossier.
2La révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. »
Article 185b
« 1En dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment dans l’un des cas suivants :
a. lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable ;
b. lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ;
c. lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public.
2Lorsqu’une conférence de presse est organisée, les conseils des parties et le Ministère public sont conviés à y participer.
3Lorsqu’une information inexacte a été transmise à la presse, la radio ou la télévision, les parties peuvent requérir du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la même voie. »
Article 186 – Sanction
« 1Celui qui aura violé le secret de l’enquête sera puni d’une amende jusqu’à cinq mille francs, à moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres dispositions protégeant le secret.
2Dans les cas de très peu de gravité, il pourra être exempté de toute peine (...) »
C. Les directives du Conseil suisse de la presse
20. Les directives relatives à la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste émises par le Conseil suisse de la presse se lisent ainsi, en leurs passages pertinents en l’espèce :
Directive 7.3 – Enfants
« Les enfants sont dignes d’une protection particulière, y compris les enfants de personnages publics ou de personnalités qui sont l’objet de l’attention des médias. Une retenue extrême est indiquée dans les enquêtes et les comptes rendus portant sur des actes violents et qui touchent des enfants (que ce soit comme victimes, comme auteurs présumés ou comme témoins). »
Directive 7.4 – Comptes rendus judiciaires ;
présomption d’innocence et réinsertion sociale
« Lors des comptes rendus judiciaires, les journalistes soupèsent avec une attention particulière la question de l’identification. Ils tiennent compte de la présomption d’innocence. Après une condamnation, ils portent attention à la famille et aux proches de la personne condamnée, ainsi qu’aux chances de réinsertion sociale de cette dernière. »
Directive 7.7 – Affaires de mœurs
« Dans les affaires de mœurs, les journalistes tiennent particulièrement compte des intérêts des victimes. Ils ne donnent pas d’indication permettant de les identifier. »
D. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
21. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres, sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« (...)
Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres :
1. de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives,
2. de diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexés, en les accompagnant le cas échéant d’une traduction, et
3. de les porter notamment à l’attention des autorités judiciaires et des services de police, et de les mettre à la disposition des organisations représentatives des juristes praticiens et des professionnels des médias.
Annexe à la Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales
Principe 8 : Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours
La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
22. Le requérant allègue que sa condamnation pénale constitue une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
23. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
24. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des Parties
a) Le requérant
25. Le requérant admet que sa condamnation pénale avait une base légale mais estime qu’elle n’était nullement nécessaire dans une société démocratique.
26. Il soutient que la conception formelle du secret, telle que définie par le Tribunal fédéral, entre manifestement en contradiction avec la jurisprudence européenne selon laquelle il serait nécessaire de mettre en balance l’intérêt de l’État à la protection du secret et celui des médias à le révéler, et selon laquelle la publicité des documents devrait être la règle et le secret l’exception.
27. Le requérant estime que l’incrimination du détenteur initial du secret suffit à elle seule pour sauvegarder les intérêts que l’État défendeur cherche à protéger par le secret des débats. Il soutient que l’incrimination du journaliste, en sus de celle du détenteur initial du secret, est disproportionnée.
28. Il souligne l’intérêt de la société démocratique à la liberté de la presse et l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale.
29. Il dit également que, selon la jurisprudence de la Cour, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des question d’intérêt général. Il ajoute que l’article 10 protège le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts, et qu’ils fournissent des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique. Il soutient que les informations publiées étaient exactes, fiables et précises et qu’il avait agi conformément à son devoir de journaliste d’informer le public sur une question d’intérêt général et pour permettre éventuellement à d’autres victimes du prévenu de sortir de l’ombre.
30. Le requérant avance que l’article litigieux mentionnait à deux reprises la présomption d’innocence et qu’il ne pouvait échapper au lecteur objectif du journal que l’enquête était en cours et que la culpabilité de l’accusé, dont l’identité n’était d’ailleurs pas révélée dans l’article, n’était pas encore établie. Il ajoute que la liberté journalistique comprend aussi le libre choix de la façon d’exprimer une opinion. Selon le requérant, la présomption d’innocence est une notion appliquée devant les autorités judiciaires qui ne saurait empêcher les particuliers de se forger une opinion avant l’issue d’un procès.
31. Le requérant estime que l’article litigieux n’a pas pu influencer l’issue du procès. Il indique que le juge d’instruction nommé dans l’article était un juge professionnel et que l’accusé n’a pas été jugé par le juge d’instruction, mais par le Tribunal, qui pouvait statuer en toute indépendance. Quant à l’indépendance du juge d’instruction, le requérant estime que des faits déjà connus de celui-ci ne pouvaient l’influencer dans son analyse juridique. Il trouve en revanche que le public a un intérêt à connaître le fonctionnement de la justice pénale, et notamment le fait que l’auteur présumé d’infractions aussi graves que celles commises dans le cas d’espèce peut être libéré avant l’audience de jugement.
32. S’agissant de l’intérêt présumé des victimes des actes en cause, le requérant redit que leur identité n’était pas non plus révélée dans l’article. Il reproche aux autorités nationales d’avoir totalement ignoré qu’il avait été approché par le père de l’une des victimes supposées, lequel lui aurait explicitement demandé de publier l’article dans l’intérêt de sa fille – dont il voulait défendre l’honneur – ainsi que dans celui d’autres victimes potentielles. Pour le requérant, il n’existe de surcroît aucune contradiction entre les propos tenus dans son article et le fait que les victimes ont par la suite demandé le huis clos lors de l’audience de jugement. En effet, selon le requérant, s’il était dans l’intérêt des victimes de dénoncer la remise en liberté de l’auteur présumé des faits au cours de sa détention préventive, ce qui les exposait au risque de le croiser dans la rue, et d’attirer l’attention d’autres victimes potentielles sur la procédure pénale en cours, il est tout aussi compréhensible qu’elles n’aient pas souhaité une audience publique. Le requérant assure, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, que le cercle des personnes susceptibles de se reconnaître dans l’article en raison du prénom du père de l’une des victimes et de la photographie de profil de ce dernier se limitait aux personnes qui étaient de toute façon au courant de la procédure pénale en raison de leur proximité avec les familles concernées.
33. En ce qui concerne la question de l’intérêt de la plaignante, à savoir la compagne de l’auteur présumé des infractions, le requérant est d’avis que cet intérêt était suffisamment protégé par le droit civil et pénal. Il indique qu’il avait contacté la plaignante avant de publier l’article litigieux et qu’il lui avait ainsi offert la possibilité de s’opposer à la publication en introduisant une action civile en ce sens, ce qu’elle n’aurait pas fait. Il estime en outre que, les audiences d’enquête n’étant pas publiques, la publication de l’article ne pouvait avoir pour conséquence d’engendrer des réticences à s’exprimer librement dans le cadre de l’enquête.
34. Par ailleurs, le requérant ne conteste pas avoir été conscient de la portée des articles 293 du code pénal et 184 du code de procédure pénale du canton de Vaud, mais il soutient que cela est sans pertinence pour juger de l’admissibilité de la condamnation pénale dont il a fait l’objet.
35. Finalement, le requérant déclare qu’une sanction pénale est en cause et que l’article 293 du code pénal suisse exerce indéniablement un effet de censure. Il ajoute que le non-paiement de l’amende aurait donné lieu à l’exécution d’une peine privative de liberté de substitution de 50 jours.
b) Le Gouvernement
36. Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, mais il estime que la publication litigieuse a mis concrètement en péril nombre d’intérêts légitimement protégés par le secret de l’enquête et les a même irrémédiablement atteints. Il soutient que la restriction en cause était par conséquent nécessaire dans une société démocratique pour protéger des intérêts légitimes.
37. Le Gouvernement observe que le secret de l’enquête poursuit plusieurs buts légitimes tels que la nécessité de protéger les intérêts de l’action pénale (en prévenant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve), la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision au sein d’un organe de l’État, ou encore la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles. Il renvoie à la jurisprudence de la Cour selon laquelle de tels buts, visant à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, sont en soi légitimes. De plus, selon le Gouvernement, il s’ajoute à ces buts certains intérêts privés tels que les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et de ses relations et intérêts personnels, ainsi que les intérêts d’autres parties à la procédure, à savoir les personnes lésées, les plaignants et tout particulièrement les victimes.
38. Le Gouvernement considère que, si la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique, elle ne doit toutefois pas franchir certaines limites tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui et à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
39. Le Gouvernement est d’avis que le Tribunal fédéral a effectué la mise en balance des intérêts en présence conformément à la jurisprudence de la Cour.
40. Il renvoie aux conclusions énoncées par le Tribunal fédéral dans son arrêt du 27 septembre 2012, à savoir que rien n’indiquait en l’espèce que l’affaire avait déjà été rendue publique, qu’elle avait fait l’objet d’un débat ou qu’elle avait suscité un intérêt particulier ou des craintes dans la population et que les faits s’étaient déroulés dans un cadre essentiellement familial et, en tout cas, très restreint. Il expose en outre que l’auteur présumé des faits en cause n’était pas un personnage connu du grand public. S’appuyant sur l’arrêt Axel Springer AG c. Allemagne ([GC] no 39954/08, § 91, 7 février 2012), le Gouvernement allègue que la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage constituaient des critères importants lors de la mise en balance des intérêts et qu’un particulier inconnu du public pouvait prétendre à une protection particulière de son droit à la vie privée.
41. Le Gouvernement indique que le Tribunal fédéral a constaté que l’affaire en cause constituait un simple fait divers et que, hormis les propos selon lesquels le statut social du prévenu fondait une critique quant à la remise en liberté de l’intéressé, aucun élément de la publication n’ouvrait un quelconque débat d’intérêt général. Le Gouvernement ajoute à cet égard, en se référant à l’arrêt Axel Springer AG précité, que la contribution d’un article à un débat d’intérêt général est un premier élément essentiel dans la mise en balance des intérêts.
42. En ce qui concerne les allégations du requérant selon lesquelles la publication de l’article était justifiée par son intention « de faire sortir de l’ombre » d’autres victimes, le Gouvernement indique, comme l’a retenu le Tribunal fédéral, que ce but n’a pas été atteint et que le requérant n’a pas démontré ce qui, à part les suspicions du père interrogé, aurait pu fonder de tels soupçons, ni en quoi l’on aurait pu reprocher au juge chargé de l’enquête d’avoir omis de prendre des mesures en vue d’identifier de nouvelles victimes potentielles.
43. Le Gouvernement avance que la présomption d’innocence de l’accusé n’a pas été respectée. Il renvoie aux considérants du Tribunal fédéral selon lesquels tant le contenu que la forme de l’article présentaient d’emblée l’auteur présumé comme coupable en laissant entendre que d’autres victimes seraient demeurées inconnues. Il estime que les deux références expresses à la présomption d’innocence figurant dans l’article ne suffisaient clairement pas à infirmer cette impression globale. Il ajoute que le requérant avait d’ailleurs toujours dit n’avoir jamais eu aucun doute quant à la culpabilité de l’accusé. Il allègue en outre que, selon le jugement du tribunal d’arrondissement, aucune autre victime en dehors de celles mentionnées dans l’article n’était concernée et qu’un non-lieu définitif avait été rendu en faveur de l’accusé s’agissant d’actes qu’on lui avait reprochés à l’égard d’un autre enfant. Il indique que le casier judiciaire de l’accusé était vierge avant ladite affaire. Finalement, il soutient qu’on ne peut admettre que le journaliste était avant tout animé par la volonté d’informer le public de l’activité étatique que constituait l’enquête pénale.
44. En ce qui concerne l’indépendance du juge d’instruction, le Gouvernement déclare que, selon l’arrêt du Tribunal fédéral, les critiques portées contre ce juge, désigné nommément dans la publication, étaient de nature à saper la confiance du public dans les autorités d’instruction vaudoises en général et, en particulier, dans le magistrat chargé de l’affaire. Il ajoute que, pour la fixation de la peine, les effets du lynchage médiatique et de la campagne de dénigrement avaient dû être pris en considération à la décharge de l’accusé.
45. Le Gouvernement estime de plus que la publication des déclarations de la plaignante à la police était susceptible d’entraver le bon fonctionnement de la justice car cette publication pouvait avoir pour conséquence qu’une partie à la procédure, se sentant dépourvue d’une certaine protection de sa sphère privée, soit réticente à s’exprimer librement dans le cadre de l’enquête. Le Gouvernement observe d’ailleurs sur ce point que la plaignante a requis et obtenu de l’hebdomadaire en question un dédommagement conséquent à la suite de la publication.
46. Le Gouvenement indique que les victimes bénéficient d’une protection accrue de leur personnalité à tous les stades de la procédure pénale, a fortiori si celle-ci a pour objet des infractions contre l’intégrité sexuelle et que les victimes sont des enfants. À l’instar du Tribunal fédéral, il estime que l’intérêt des victimes mineures commandait que les détails les plus sordides des atteintes à leur intégrité sexuelle ne soient pas relatés dans la presse, même si les victimes en question étaient désignées par des pseudonymes. Le Gouvernement déclare par ailleurs que la photographie de profil du père de l’une des victimes présumées, accompagnée du vrai prénom et de l’initiale du nom de l’intéressé, pouvait permettre à un cercle indéterminé de personnes d’identifier le père interviewé et, par là même, de reconnaître sa fille. Il avance en outre que les victimes mineures ont d’emblée fait usage de leur droit de demander le huis clos lors de l’audience de jugement et que cette requête a été admise.
47. Le Gouvernement estime que le requérant connaissait la confidentialité des documents dont il faisait état dans son article et qu’il était conscient de commettre un acte illégal.
48. Il est d’avis que la forme de l’article suggère plus une intention de sensationnalisme qu’une volonté d’informer de manière objective ou d’ouvrir un débat sur un thème de société.
49. Enfin, le Gouvernement considère que l’amende infligée au requérant n’a pas empêché ce dernier de s’exprimer puisque celle-ci a été prononcée après la publication de l’article litigieux. De plus, il indique que la sanction prononcée relève des contraventions, que son montant a été fixé en fonction des antécédents pénaux et de la capacité économique du requérant, et que sa quotité n’excédait pas le revenu mensuel de ce dernier.
2. Appréciation de la Cour
50. La Cour relève que le requérant a été condamné au paiement d’une amende en raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans l’article en cause. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation pénale constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression et si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
a) Sur l’existence d’une ingérence
51. La Cour observe que l’existence d’une atteinte à la liberté d’expression du requérant n’est pas contestée par les parties. Elle estime elle aussi que la condamnation litigieuse s’analyse sans conteste en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) « Prévue par la loi »
52. La Cour note que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir le code pénal suisse et le code de procédure pénale du canton de Vaud (paragraphes 17 et 19 ci-dessus), ce qui, par ailleurs, ne prête pas à controverse entre les parties.
c) But légitime
53. La Cour relève que les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur la violation du secret de l’enquête. Le Tribunal fédéral a notamment considéré que le secret de l’enquête était motivé par la nécessité de protéger tant les intérêts de l’action pénale que ceux du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence, ainsi que les intérêts légitimes d’autres parties à la procédure, en l’occurrence les victimes présumées, mineures, et la plaignante. Ces buts correspondent à la protection de « la réputation et des droits d’autrui » et à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (A.B. c. Suisse, no 56925/08, § 41, 1er juillet 2014, confirmé par Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 46 et 47, CEDH 2016, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Kurier Zeitungsverlag und Druckerei GmbH c. Autriche, no 3401/07, § 49, 17 janvier 2012). La Cour les considère donc comme légitimes.
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
54. La présente affaire est similaire à l’affaire Bédat (précitée), jugée par la Grande Chambre le 29 mars 2016. Dans cette affaire, la Cour a rappelé les principes pertinents applicables dans de telles circonstances (§§ 48-54). La Cour se limite, dans la présente affaire, à résumer ce qui suit.
55. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
56. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (Bédat, précité, § 50).
57. En particulier, on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, dans la presse généraliste ou au sein du public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 66, 24 novembre 2005) et le droit d’être présumé innocent (ibidem, § 68). Comme la Cour l’a déjà souligné à plusieurs reprises (ibidem, § 66, Worm, précité, § 50, et Bédat, précité, § 51) : « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale ».
58. Selon la jurisprudence de la Cour, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doit se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, pour un exemple récent, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 158, CEDH 2016).
59. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, par exemple, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 150, 18 janvier 2011).
60. La Cour rappelle ensuite que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV, et Baka, précité, § 159).
ii. Application des principes susmentionnés à la présente espèce
61. La Cour note que le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret d’instruction. Ces intérêts sont notamment l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale, le droit du prévenu à la présomption d’innocence et le droit d’autres parties à la procédure à la protection de leur vie privée.
62. La Cour a déjà eu l’occasion de poser les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans l’appréciation du caractère « nécessaire » d’une ingérence s’agissant d’affaires de violation du secret de l’instruction par un journaliste (Bédat, précité, §§ 55-81). Les critères pertinents ainsi définis sont le mode d’obtention des informations (titre α ci-dessous), la teneur de l’article (titre β ci-dessous), la contribution à un débat d’intérêt général (titre γ ci-dessous), l’influence de l’article sur la conduite de la procédure pénale (titre δ ci-dessous), l’atteinte à la vie privée du prévenu (titre ε ci-dessous), l’atteinte à la vie privée d’autres parties à la procédure, qui est un critère supplémentaire (titre ζ), et la proportionnalité de la sanction prononcée (titre η) ci-dessous) (ibidem).
α) La manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses
63. La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10 § 2 de la Convention (Bédat, précité, § 56, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 141, CEDH 2007‑V).
64. Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant avait obtenu les documents litigieux du père de l’une des victimes, lequel lui avait demandé, dans l’intérêt de sa fille, de publier les informations contenues dans lesdits documents. Elle constate donc que le requérant ne s’est pas procuré les informations litigieuses de manière illicite. Il découle par ailleurs du dossier dont dispose la Cour qu’une enquête pénale a été ouverte à l’encontre du père de cette victime, mais la Cour ignore si elle a abouti à une condamnation.
65. Néanmoins, elle juge que l’absence de comportement illicite de la part du requérant concernant la prise de possession des documents n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir s’il a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication de ces informations (Bédat, précité, § 57, et Stoll, précité, § 144). Le requérant, en tant que journaliste professionnel, ne pouvait ignorer de bonne foi que la divulgation des informations litigieuses était réprimée par l’article 293 du code pénal suisse (ibidem). Par ailleurs, la Cour relève que le requérant ne conteste pas avoir su que les informations en cause provenaient du dossier d’instruction et qu’elles relevaient du secret de l’enquête.
β) La teneur de l’article litigieux
66. La Cour rappelle que la garantie offerte par l’article 10 de la Convention aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises », dans le respect de la déontologie journalistique. Par ailleurs, outre la substance des idées et des informations exprimées, l’article 10 protège aussi le mode d’expression des journalistes. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Bédat, précité, § 58, et les affaires qui y sont citées).
67. Dans la présente affaire, la Cour note que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 27 septembre 2012, a constaté que l’article suggérait la culpabilité du prévenu et décrivait de manière inutilement détaillée des actes subis par les victimes présumées ainsi que la poursuite des rapports entre le prévenu et la plaignante après l’ouverture de l’enquête pénale. Elle ajoute que le Tribunal fédéral a conclu que « l’ensemble de ces éléments sugg[érait] plus une intention de sensationnalisme qu’une volonté d’informer de manière objective ou d’ouvrir un débat sur un thème de société » (paragraphe 15 ci-dessus).
68. La Cour partage l’opinion du Tribunal fédéral selon laquelle l’article litigieux contenait des détails qui, même s’ils étaient précis, n’étaient nullement nécessaires pour atteindre les buts allégués par le requérant. Elle juge que la publication de pareils détails, qui avaient notamment trait aux infractions examinées et à la relation entre la plaignante et le prévenu, n’était pas justifiée par un intérêt public et dénotait une tendance au sensationnalisme.
γ) La contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général
69. La Cour rappelle que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent a priori un sujet d’intérêt général (voir, pour un exemple récent, Bédat, précité, § 63).
70. Le requérant allègue qu’il a agi conformément à son devoir de journaliste consistant à informer le public sur une question d’intérêt général, à savoir le fait qu’un auteur présumé d’infractions aussi graves puisse être libéré avant l’audience de jugement, et à permettre éventuellement à d’autres victimes du prévenu de sortir de l’ombre.
71. La Cour note que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 27 septembre 2012, a constaté que les faits s’étaient déroulés dans un cadre essentiellement familial et, en tout état de cause, très restreint, et que rien n’indiquait que le prévenu était un personnage connu du grand public (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour conclut donc qu’il n’existait aucun débat public préexistant sur le sujet auquel l’article litigieux était consacré. Cependant, elle admet que la mise en liberté de l’auteur présumé d’infractions portant atteinte à l’intégrité sexuelle d’enfants pendant la procédure préliminaire relevait a priori de l’intérêt général.
72. La question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui relevaient du secret de l’instruction, étaient de nature à nourrir concrètement le débat public sur le sujet en question (Bédat, précité, § 64, et Stoll, précité, § 121). À cet égard, la Cour constate que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 27 septembre 2012, a conclu que, à part la critique du père de l’une des victimes présumées selon laquelle le prévenu avait été remis en liberté à cause de son statut social, relayée par le requérant, aucun autre élément de la publication n’ouvrait un quelconque débat général sur cette question (le raisonnement complet du Tribunal fédéral à ce sujet est cité au paragraphe 15 ci-dessus).
73. Pour sa part, la Cour constate qu’une partie des extraits tirés du recours du ministère public concernait la remise en liberté du prévenu, à laquelle le ministère public s’opposait, et était donc de nature à contribuer à un débat public sur cette question. Par contre, elle estime que ni les nombreuses informations détaillées sur les actes reprochés au prévenu, ni les extraits de la déclaration de la plaignante devant la police n’étaient susceptibles de nourrir un débat public sur le fonctionnement de la justice. La Cour rappelle que l’intérêt qu’il y a à satisfaire une certaine curiosité du public ne saurait suffire pour légitimer la diffusion d’informations de nature confidentielle (voir, par exemple, Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, § 72, 9 novembre 2006).
74. Quant à l’intention du requérant « de faire sortir de l’ombre » d’autres victimes éventuelles, la Cour estime que les défauts d’une enquête pénale relèvent également du bon fonctionnement de la justice et qu’ils constituent, dès lors, a priori une question d’intérêt général. En revanche, la Cour souscrit à l’avis du Tribunal fédéral selon lequel, à part les suspicions du père interviewé, le requérant n’expose pas dans l’article litigieux ce qui aurait pu fonder le soupçon que d’autres victimes soient demeurées inconnues, ni en quoi l’on aurait pu objectivement reprocher au juge chargé de l’enquête d’avoir omis de prendre des mesures en vue de découvrir d’autres victimes éventuelles. La Cour constate également que les éléments provenant du dossier d’instruction publiés dans l’article en cause ne laissaient en rien entendre que des actes d’instruction qui auraient permis de découvrir d’autres victimes avaient été omis.
75. Par conséquent, elle estime que la contribution de l’article litigieux à un débat public sur d’éventuelles omissions au cours de l’enquête était extrêmement limitée.
δ) L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale
76. La Cour observe qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Bédat, précité, § 68). Elle relève également qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte a posteriori la preuve que ce type de publication a eu une influence réelle sur la suite de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales (Bédat, précité, § 70).
77. S’agissant du cas d’espèce, la Cour constate d’abord que, lors de la parution de l’article litigieux, l’enquête était encore en cours.
78. Elle observe également que, selon le Tribunal fédéral, le titre et le sous-titre de l’article en cause suggéraient d’emblée, sans réserve, la culpabilité du prévenu. En outre, elle note que le Tribunal fédéral a conclu que l’indication publiée dans la suite de l’article selon laquelle l’intéressé était présumé innocent jusqu’à son jugement ne suffisait pas à restituer un caractère objectif au texte.
79. La Cour estime que, en mentionnant à deux reprises la présomption d’innocence, le requérant a respecté les règles déontologiques à cet égard. Toutefois, elle considère que le ton général de l’article ne laissait guère de place au doute quant à l’opinion du requérant concernant la culpabilité du prévenu. Par ailleurs, la Cour note que, selon la constatation du Tribunal fédéral, les juridictions nationales ont dû prendre en considération, à la décharge du prévenu, le fait que ce dernier avait beaucoup perdu sur le plan professionnel en raison notamment du lynchage médiatique et de la campagne de dénigrement dont il avait fait l’objet après la publication de l’article (paragraphe 15 ci-dessus).
80. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il existait dans la présente affaire un risque d’influence de l’article litigieux sur la procédure pénale en cours.
ε) L’atteinte à la vie privée du prévenu
81. La Cour note que les juridictions nationales n’ont pas fondé leurs décisions sur la nécessité de protéger la vie privée du prévenu.
82. La Cour a déjà relevé que la campagne médiatique était susceptible d’avoir une influence sur l’appréciation de la peine du prévenu (paragraphe 79, renvoyant au paragraphe 15 ci‑dessus). En outre, à l’instar des juridictions nationales, elle estime que, dans la présente affaire, la protection de la vie privée du prévenu n’a pas joué un rôle déterminant dans la mise en balance des intérêts en présence.
ζ) L’atteinte à la vie privée d’autres parties à la procédure
83. La Cour constate que l’article litigieux contenait notamment des informations sur les autres parties à la procédure pénale, à savoir sur les deux victimes mineures présumées et sur la plaignante. Par conséquent, elle estime nécessaire d’ajouter, par rapport à l’affaire Bédat précitée, un critère supplémentaire pour l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence dans la présente affaire : « l’atteinte à la vie privée d’autres parties à la procédure ».
84. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels que l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010).
85. La Cour rappelle qu’il convient de lire la Convention comme un tout (voir, parmi d’autres, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 83, CEDH 2009). La Cour note que, pour remplir son obligation positive de garantir à une personne les droits tirés de l’article 8 de la Convention, l’État peut être amené à restreindre dans une certaine mesure les droits garantis par l’article 10 à une autre personne. Lors de l’examen de la nécessité de cette restriction dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre ces deux valeurs protégées par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression consacrée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, Axel Springer AG, précité, § 84, et Bédat, précité, § 74).
86. La Cour rappelle également qu’il incombe aux États de protéger les enfants, qui sont particulièrement vulnérables, contre des actes de violence tombant sous le coup des articles 3 et 8 de la Convention, en adoptant des mesures efficaces qui doivent viser le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, de manière générale, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 81, CEDH 2013, et C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012). Par ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de juger que l’identité d’une victime nécessite une protection particulière du fait de sa position vulnérable, cela d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un enfant victime de violences et d’abus (Kurier Zeitungsverlag und Druckerei GmbH, précité, § 53).
87. À cet égard, la Cour relève également que les directives du Conseil suisse de la presse énoncent que « les enfants sont dignes d’une protection particulière » et qu’une « retenue extrême est indiquée dans les enquêtes et les comptes rendus portant sur des actes violents et qui touchent des enfants ». Ces directives indiquent également que, dans les affaires de mœurs, les journalistes doivent tenir particulièrement compte des intérêts des victimes et ne pas donner d’indication permettant d’identifier celles-ci (paragraphe 20 ci-dessus, Directive 7.3 et 7.7). Le principe 8 de l’annexe à la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 21 ci-dessus) prévoit également une protection particulière pour les parties mineures et pour les victimes et il énonce que, « dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe ».
88. La Cour note également que les victimes d’une atteinte à leur intégrité sexuelle bénéficient, selon la législation interne, d’une protection accrue de leur personnalité à tous les stades de la procédure pénale et qu’elles peuvent notamment demander le huis clos lors de l’audience de jugement de l’auteur de l’infraction. La Cour observe également que, selon le Tribunal fédéral, la demande des victimes présumées en ce sens a été admise en l’espèce (paragraphe 15 ci-dessus).
89. La Cour constate que le Tribunal fédéral a souligné dans son arrêt du 27 septembre 2012 que les victimes mineures pouvaient « prétendre à ne pas voir les détails les plus sordides des atteintes subies à leur intégrité sexuelle étalés dans la presse, même si elles étaient [désignées par] des pseudonymes ». Elle observe par ailleurs que l’article litigieux décrivait de manière extensive et détaillée les atteintes à l’intégrité sexuelle des victimes qui avaient été reprochées au prévenu, en reproduisant des extraits tirés du dossier de l’instruction. Aux yeux de la Cour, ce type d’information appelait un haut degré de protection sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
90. La Cour note également que l’article litigieux désignait les victimes uniquement par des pseudonymes. Toutefois, à l’instar du Tribunal fédéral, elle estime que les indications contenues dans l’article litigieux permettaient dans leur ensemble l’identification des victimes. Le requérant n’a pas seulement publié, comme le Tribunal fédéral l’a constaté à juste titre, le prénom et l’initiale du nom de famille du père de l’une des victimes et une photo de profil de ce dernier, mais également l’âge des victimes présumées et des informations sur leur relation et sur leurs familles.
91. Le fait pour le requérant d’avoir publié l’article en cause après avoir été approché par le père de l’une des victimes présumées n’exonère pas l’intéressé de son devoir déontologique selon lequel il devait agir avec une extrême retenue et veiller aux intérêts des victimes mineures, notamment en protégeant leur identité.
92. Quant à l’intérêt de la plaignante, la Cour estime que le Tribunal fédéral a considéré à juste titre que « la circonstance que l’enquête faisait état du maintien des rapports entre [le prévenu] et sa compagne après qu’elle eut déposé plainte pouvait justifier le maintien du secret en faveur de cette dernière quant aux faits relevant de sa vie privée ». La Cour note en outre que le requérant, en faisant référence aux pièces du dossier de l’instruction, a repris des déclarations de la plaignante consignées dans un procès-verbal établi par la police ayant trait, notamment, à la vie sexuelle de l’intéressée et à sa dépendance financière à l’égard du prévenu. La Cour estime dès lors que l’article litigieux a divulgué des informations relevant de la vie strictement privée – voire intime – de la plaignante, informations qui sont protégées de manière accrue par l’article 8 de la Convention (voir, a contrario, G.S.B. c. Suisse, no 28601/11, § 93, 22 décembre 2015).
93. À cet égard, il convient encore de rappeler que la plaignante a requis et obtenu du magazine un dédommagement conséquent à la suite de la publication de l’article en cause.
η) La proportionnalité de la sanction prononcée
94. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Bédat, précité, § 79). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique sur des questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, ibidem, § 79).
95. La Cour constate que les juridictions nationales ont condamné le requérant à une amende de 5 000 CHF (environ 3 850 EUR à l’époque des faits), que le montant de l’amende a été fixé en tenant compte des antécédents judiciaires du requérant et de sa situation financière, et que l’amende s’élève à environ un mois de salaire moyen du requérant. La Cour note toutefois que l’employeur du requérant s’est acquitté de l’amende pour l’intéressé.
96. Dans la présente affaire, la sanction punissait la violation du secret d’une instruction pénale et protégeait le bon fonctionnement de la justice, les droits du prévenu à un procès équitable et les droits de la plaignante et des victimes présumées au respect de leur vie privée. Dans ces conditions, la Cour estime qu’on ne saurait considérer qu’une telle sanction risquait d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression dans le chef du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours.
97. Quant à l’argument du requérant selon lequel sa condamnation en sus de celle du détenteur initial du secret était disproportionnée, la Cour note que, dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe dont la législation a été prise en compte dans le cadre de l’affaire Bédat précitée (§§ 22-23), les sanctions qui sont prévues pour la violation du secret de l’instruction ont une portée générale et ne visent pas uniquement les personnes impliquées dans l’enquête pénale. La Cour estime que cette question relève donc de la marge d’appréciation des États contractants.
θ) Conclusion
98. La Cour observe que les juridictions nationales ont condamné le requérant après avoir soigneusement mis en balance les droits concurrents dans la présente affaire, et, surtout, en tenant compte des intérêts légitimes des deux victimes mineures présumées. La Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui du Tribunal fédéral.
99. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue dans une telle affaire. Il s’ensuit que la condamnation du requérant était proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge López Guerra.
H.J.
J.S.P.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA
Je suis d’accord avec l’arrêt de la chambre en ce qu’il conclut à la non‑violation de l’article 10 de la Convention. En revanche, je ne suis pas d’accord avec une partie du raisonnement qui le sous-tend. Je considère que ce raisonnement n’était pas nécessaire pour conclure à la non-violation et que, de plus, il peut s’interpréter comme établissant une tolérance excessive de certaines restrictions de la liberté d’expression. Mon point de désaccord avec la chambre porte sur l’affirmation selon laquelle l’article du requérant risquait d’influer sur la procédure pénale en cours (§ 82), thèse présentée comme l’un des motifs justifiant une restriction de la liberté d’expression.
Certes, comme cela ressort de la jurisprudence de la Cour citée dans l’arrêt, le droit interne peut légitimement imposer des restrictions à la liberté d’expression pour protéger le secret des enquêtes pénales. Pour importante que soit cette liberté tant du point de vue individuel que du point de vue social, il est possible d’en soumettre l’exercice à des limites prévues à l’article 10 § 2 de la Convention afin de protéger d’autres droits et valeurs. En l’espèce, j’admets que le droit des mineurs au respect de leur vie privée était en jeu et qu’il n’y avait pas de raison de mettre ce droit en péril. Les informations figurant dans l’article du requérant n’apportaient pas de contribution à un débat public sur des questions revêtant une importance sociale, elles visaient surtout à satisfaire la curiosité des lecteurs. À cet égard, je ne doute pas que les autorités suisses aient procédé à une mise en balance adéquate des différents droits en jeu lorsqu’elles ont appliqué les dispositions du droit interne, et ce constat suffit à lui seul pour conclure à la non-violation de l’article 10.
En revanche, je ne considère pas la possibilité que l’article du requérant influe sur la procédure judiciaire en cours comme un motif distinct et autonome de restreindre la liberté d’expression de l’intéressé.
D’un point de vue purement formel (et comme indiqué au paragraphe 81 de l’arrêt), le requérant a rappelé expressément par deux fois dans son article que la personne visée par l’enquête était présumée innocente. Mais sur le fond, il y a des raisons plus déterminantes de conclure que cet article ne menaçait nullement l’équité de la procédure. En ce qui concerne l’avis du Tribunal fédéral selon lequel « les critiques adressées au juge d’instruction (...) étaient de nature à influencer, par la suite, ce magistrat et, surtout, à discréditer sa décision ainsi que, plus généralement, son action (...) aux yeux des lecteurs » (paragraphe 3.3 de l’arrêt du tribunal, cité au paragraphe 15 de l’arrêt de la chambre), il faut rappeler que la critique des décisions des autorités judiciaires relève indubitablement de l’empire de liberté d’expression, tout comme la critique de n’importe quelle autorité publique, pour autant qu’elle ne dépasse pas les limites énoncées à l’article 10 § 2 de la Convention. De plus, dans un système où les juges sont professionnels et où l’indépendance de la justice à l’égard de toute autorité publique ou privée est garantie, on a du mal à croire que la critique des décisions de justice puisse (sauf circonstances tout à fait extraordinaires) influer indûment sur le cours de la procédure. De même, il est hautement improbable que le « ton général » d’un article de presse exprimant une opinion de culpabilité puisse exercer sur des juges professionnels expérimentés une pression dangereuse de nature à modifier le cours de la procédure.