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01/06/2017 | CEDH | N°001-173777

CEDH | CEDH, AFFAIRE GIESBERT ET AUTRES c. FRANCE, 2017, 001-173777


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE GIESBERT ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes no 68974/11, 2395/12 et 76324/13)

ARRÊT

STRASBOURG

1er juin 2017

DÉFINITIF

13/11/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Giesbert et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko

Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir dél...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE GIESBERT ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes no 68974/11, 2395/12 et 76324/13)

ARRÊT

STRASBOURG

1er juin 2017

DÉFINITIF

13/11/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Giesbert et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 68974/11, 2395/12 et 76324/13) dirigées contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, MM. Franz-Olivier Giesbert et Hervé Gattegno, et une société de droit français, la société d’exploitation de l’hebdomadaire Le Point, (« les requérants »), ont saisi la Cour les 28 octobre 2011, 6 janvier 2012 et 28 novembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me R. Le Gunehec, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants se plaignent de ce que les condamnations prononcées à leur égard par les juridictions nationales pour avoir publié, dans le cadre de deux articles de presse, des extraits d’actes de procédure pénale avant leur lecture en audience publique, portent atteinte à leur droit à la liberté d’expression.

4. Le 15 mai 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant, Franz-Olivier Giesbert, est directeur de publication du journal Le Point. Le second requérant, Hervé Gattegno, est journaliste au Point. La troisième requérante est la société d’exploitation de l’hebdomadaire Le Point.

A. Genèse et contexte des affaires

6. Les procédures intentées contre les requérants à l’origine des trois requêtes sont en relation avec les évènements couramment désignés comme « l’affaire Bettencourt ».

7. Mme Liliane Bettencourt, principale actionnaire du groupe l’Oréal, est l’une des plus grosses fortunes françaises. À partir de la fin des années 1990, elle consentit à son ami B., écrivain et photographe, de nombreux dons pour un total de plusieurs centaines de millions d’euros.

8. En décembre 2007, la fille de Mme Bettencourt, Mme Bettencourt‑Meyers, déposa plainte à l’encontre de B. pour abus de faiblesse auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre. Une enquête préliminaire fut ouverte. Dans ce cadre, de nombreuses auditions furent diligentées, notamment dans l’entourage des personnes proches de Mme Bettencourt, et des perquisitions furent réalisées. En septembre 2008, B. fut placé en garde à vue.

9. Sans attendre l’issue de cette enquête, Mme Bettencourt-Meyers fit citer directement B. devant le tribunal correctionnel de Nanterre, sous la même prévention d’abus de faiblesse. À cette occasion, elle sollicita et obtint que soient versés à la procédure les pièces et procès-verbaux de l’enquête préliminaire.

10. En septembre 2009, le parquet décida de classer sans suite la plainte de Mme Bettencourt-Meyers.

11. L’affaire initiée sur citation directe fut appelée à l’audience du tribunal pour la première fois le 3 septembre 2009 puis, de nouveau, le 11 décembre 2009. À cette date, une expertise médicale de Mme Bettencourt fut décidée et l’affaire à nouveau renvoyée au 15 avril 2010 (sur la suite de la procédure pénale, voir paragraphes 52 et 53 ci-dessous).

12. Mme Bettencourt fit savoir publiquement qu’elle refusait de se soumettre à l’expertise ordonnée par le tribunal. Elle déposa également des conclusions d’intervention volontaire comportant à titre subsidiaire une constitution de partie civile au cas où l’action publique serait considérée par le tribunal comme étant valablement engagée. Elle fit valoir que cette constitution de partie civile avait pour objet de convaincre le tribunal qu’elle n’était pas diminuée et que les dons consentis à B. l’avaient été en toute lucidité

13. De nombreux organes de presse rendirent compte du déroulement de l’affaire. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les articles litigieux du Point.

B. Les articles litigieux

1. L’article du 10 décembre 2009

14. Le 10 décembre 2009, la troisième requérante publia, sous la signature du deuxième requérant, un article de quatre pages intitulé « Enquête sur un ami très cher » et sous-titré : « Trésor. A-t-il spolié Liliane Bettencourt ? [B.] nie mais des indices l’accusent ».

15. L’article relatait différents aspects de l’affaire et notamment les très importants dons faits par « l’héritière de l’Oréal », à hauteur d’un total d’un milliard d’euros, à B. Le journaliste écrivait, en citant un témoignage de l’ancienne comptable de Liliane Bettencourt : « Elle aussi décrit la domination psychologique imposée à une vieille dame plus fragile qu’elle ne voudrait ». Il reproduisait un extrait de « l’acte de poursuite » qui résumait cette situation ainsi :

« Usant de son influence ainsi que de la situation de faiblesse de Liliane Bettencourt, [B.] a obtenu de celle-ci, alors que son état de santé se dégradait, qu’elle dispose à son profit de sommes et valeurs qui dépassent l’entendement ».

16. L’article était émaillé de propos entre guillemets, présentés comme des extraits de dépositions faites aux enquêteurs saisis par le procureur de la République. Il précisait que l’enquête avait été classée par celui-ci. Étaient notamment citées les explications fournies par B. placé en garde à vue en septembre 2008, déclarations dont le journaliste affirmait qu’elles étaient souvent contredites par les faits :

« Liliane Bettencourt, jure-t-il a agi auprès de lui « en tant que mécène ». Leur première rencontre remonte aux années 70 mais leur amitié date d’un portrait réalisé d’elle en 1987 (...) « J’étais alors suffisamment argenté pour ne pas avoir besoin de l’aide financière de Mme Bettencourt, a-t-il lancé aux enquêteurs. J’étais déjà propriétaire de cinq appartements rue Servandoni [Paris 6e], d’une collection de tableaux importante et de la copropriété des Brouzet [un vaste domaine situé dans le Gard] ainsi que de droits d’auteur et d’un pourcentage sur la vente par Dior du parfum Poison. Vérification faite, l’inventaire paraît au moins exagéré : en fait c’est grâce à une série de chèques de la milliardaire et d’abandon de créances astronomiques à des SCI détenues par lui que B. a multiplié son patrimoine jusqu’à posséder sept appartements dans le quartier huppé de Saint Sulpice. Le tout forme aujourd’hui un hôtel particulier biscornu avec piscine, caméra de surveillance et passages secrets dans les bibliothèques.

Contredit par les chiffres et les dates, le photographe a dû expliquer plus modestement, que Mme Bettencourt voulait qu’il « s’agrandisse » afin de pouvoir « installer toutes ses œuvres et peut-être réaliser un musée ». Mais curieusement la bienfaitrice n’a pas même évoqué un tel projet lors de sa propre audition le 13 mai 2008. Explication de B. « C’est une femme de pudeur ; elle ne veut pas dire les choses qui sont le profond de son cœur ».

L’enquête policière démontre aussi la munificence de sa propriété gardoise (...) « Mme Bettencourt n’a pas participé à ce financement » avançait-il. Or la comptable de la milliardaire a témoigné que de « nombreux chèques » avaient été signés par celle-ci au profit d’entreprises chargées de travaux sur le domaine, « d’un montant minimal de 150 0000 euros, jusqu’à un chèque de 10 millions d’euros en décembre 2006 ».

Plusieurs employés ont attesté qu’à la même époque la santé de la vieille dame s’était dégradée (...). Tout l’enjeu du procès est là : l’héritière de l’Oréal avait-elle réellement conscience de l’ampleur de ses largesses ? (...)

B. a proclamé n’avoir « jamais aperçu la moindre altération de son comportement ». Il est même allé jusqu’à prêter à l’octogénaire, sur procès-verbal « une forme intellectuelle remarquable » (...) Au reste, il a volontiers livré au policier les noms d’autres bénéficiaires richement dotés – « peut-être pas pour les mêmes montants », a-t-il néanmoins concédé. (...)

Le reste de la défense est plus osé encore : à l’entendre, Liliane Bettencourt l’aurait couvert d’or malgré lui, insistant pour qu’il accepte des dons dont il s’échinait à refuser. « Je n’ai eu connaissance de ces donations que lors de la signature des actes chez le notaire » a-t-il prétendu à propos des toiles de maître qu’elle lui a offertes. Le notaire n’a t-il émis aucune réserve ? « Non, au contraire a-t-il répondu à la police. Le notaire m’a dit que cet argent provenait des revenus de Mme Bettencourt et qu’elle était suffisamment responsable pour être maître de ce qu’elle faisait ».

Ici encore, la réalité est moins nette. Ledit notaire fut d’abord introduit auprès de Liliane Bettencourt pour régulariser les achats immobiliers du photographe. Puis il se substitua au notaire de la famille et tous les documents relatifs aux assurances vie furent transférés à son étude. Je ne sais plus si je le connaissais avant qu’il ne travaille pour Mme Bettencourt », a dit B. dans un demi-aveu embarrassé bien que plusieurs employés assurent qu’il fut à l’origine de son choix. (...).

Ses protestations de désintéressement jurent en outre avec plusieurs indices (...) surtout cette réponse de Liliane Bettencourt elle-même à la police, qui lui demandait si son favori avait parfois refusé ses largesses : « non ». Comme les enquêteurs lui opposaient cette réponse, le photographe a dû concéder : « je n’ai jamais refusé les donations déjà établies par actes notariés ». Nuance, en effet...

A ces étrangetés s’ajoutent deux dépositions accablantes. (...) ».

17. Ces deux dépositions sont des extraits des témoignages de « l’ancien dirigeant de l’Oréal chargé naguère de gérer le patrimoine de Liliane Bettencourt » et de l’ancienne comptable de celle-ci. Le premier parle « d’emprise » sur Mme Bettencourt ; demandant à être relevé de ses fonctions, il avait indiqué : « Je prenais le risque d’être complice des agissements de M. [B] en le cautionnant par mon silence ». La seconde décrit les « pressions » du photographe et ses incessantes « sollicitations d’argent. (...) A la fin de 2006, elle fut alertée par un projet de cession d’une assurance-vie (dont le montant dépassait 260 millions d’euros). J’ai essayé de raisonner Mme Bettencourt mais elle n’était plus elle-même, s’est-elle souvenue. J’ai alors croisé B. dans la résidence et je lui ai dit : «vous avez vu son état, vous savez qu’elle est très malade. Il m’a répondu : de toute façon, tant qu’elle n’est pas sous tutelle elle peut signer ».

18. L’article reproduisait également les propos de Mme Bettencourt du 13 mai 2008 dans un encart titré « Exclusif : ce que Liliane Bettencourt a dit à la police » : le journaliste, après avoir cité des extraits de la déposition desquels il ressort que Mme Bettencourt ne se souvenait pas des contrats signés avec B., écrit que « ces trous de mémoire tranchent nettement avec le portrait que B. brossera d’elle devant les mêmes enquêteurs ».

19. Dans un autre encart relatant la saisine du juge des tutelles d’une demande de « protection judiciaire » par la fille de Mme Bettencourt, il citait un extrait du « rapport du neurologue P.A. », « chargé par le procureur d’examiner le dossier médical de la milliardaire », qui faisait état d’une « vulnérabilité liée à une vraisemblable affection neurologique dégénérative affectant ses facultés individuelles ».

20. L’article indiquait que de cet épisode et de bien d’autres, la brigade financière avait conclu, dans un rapport du 1er décembre 2008, qu’existait « un faisceau de présomptions quant à la réalité d’un abus de faiblesse commis par B. » et que le photographe, lui, avait dénoncé l’« atteinte odieuse » portée à « un artiste de renommée internationale ». Il se terminait ainsi : « le tribunal dira si la fortune qu’il doit à Liliane Bettencourt fut une aubaine ou une arnaque – dans les deux cas c’est un chef d’œuvre ».

2. L’article du 4 février 2010

21. Le 4 février 2010, la troisième requérante publia, sous la signature du deuxième requérant, un article annoncé sur la pleine page de couverture du journal sous le titre « Affaire Bettencourt : comment gagner un milliard (sans se fatiguer) ». Les sous-titres annonçant l’article étaient ainsi intitulés : « l’incroyable histoire d’un photographe mondain qui a fait fortune en « séduisant » Liliane Bettencourt, la femme la plus riche de France » et « les accusations du personnel de Madame ». Un photomontage montrant Mme Bettencourt « avec son ami B. » figurait sur la pleine page de couverture du journal.

22. Le sujet de l’article, développé en huit pages, était annoncé en ces termes : « Affaire Bettencourt. La femme la plus riche de France a-t-elle été flouée par le photographe [B.] ? Plusieurs de ses anciens employés l’ont affirmé à la police. « Le Point » révèle leurs témoignages et livre les secrets de cet incroyable thriller mondain ». Le début de l’article était ainsi libellé :

« Est-ce une affaire d’argent ou de sentiments ? Une querelle d’héritage ou une question de principe ? Un règlement de comptes familial ou la plus parfaite des escroqueries ? Tout cela à la fois, peut-être et même davantage, car les millions s’y évanouissent par centaines dans l’atmosphère d’un roman d’Agatha Christie et un décor digne de Scott Fitzgerald (...) Même le procès qui doit en être l’épilogue aura l’allure d’un évènement huppé : les 15 et 16 avril, le tribunal de Nanterre examinera les incroyables largesses consenties durant près de dix ans par la femme la plus riche de France, à celui dont elle a fait son favori, le photographe [B.]. »

23. L’article se poursuivait ainsi :

« Depuis que la fille de la milliardaire a saisi la justice, accusant le protégé de sa mère d’« abus de faiblesse », un frisson de dégoût parcourt les allées majestueuses de Neuilly et au-delà, le Tout-Paris de la finance, de l’industrie et de la politique, inquiet que l’on puisse un jour déplorer que personne n’ait rien vu - ou en tout cas rien dit.

Car l’enquête a mis au jour des donations faramineuses, dont l’addition avoisinerait 1 milliard d’euros. Un tel trésor pouvait-il passer pour inaperçu ? Détail troublant : les sommes les plus importantes ont été cédées à B. au printemps 2003 et à l’été 2006, au moment où la santé de Liliane Bettencourt se dégradait fortement... ».

Gourou. De multiples témoignages ont surgi depuis lors – Le Point en publie en exclusivité plusieurs extraits (voir pages suivantes). Femmes de chambre, infirmières, secrétaires, chauffeur comptable, tous décrivent « l’emprise » exercées par [B.] sur l’héritière de L’Oréal (âgée de 87 ans), sa façon bien à lui de solliciter sa générosité, les équivoques de son comportement. Devant le tribunal, le défilé de ces employés indignés rappellera le spectacle de l’affaire von Bülow – du nom de cet aristocrate américain libertin et cynique qui fut accusé, au début des années 80 à Rhodes Island, d’avoir empoisonné sa femme pour s’en approprier la fortune. Encore la perspective n’est-elle pas la pire pour [B.] : condamné en première instance, von Bülow avait été acquitté en appel...

Pour l’heure, le photographe oppose aux soupçons un mépris sardonique. « Faire une œuvre de sa vie, voilà ce qui compte » a-t-il proclamé dans Le Monde, résumant les charges réunies contre lui à des « rumeurs minables ». Sa bienfaitrice ? « Une femme intelligente qui sait choisir les hommes, prendre des risques », a-t-il dit aux policiers, balayant un peu vite les incertitudes sur son état de santé. Certes, l’héritière affirmait il y a un an, dans Le Journal du dimanche, son attachement à [B.] et son dédain du qu’en dira-t-on. (...)

Elle s’est depuis murée dans le silence, laissant ses avocats s’exprimer à sa place, refusant toute expertise médicale et abrégeant ses apparitions lors de cocktails ou de cérémonies. Ce mutisme n’a fait que renforcer l’impression d’une femme sous influence».

24. Au milieu de l’article, furent reproduits sous le titre « Exclusif : les femmes qui accusent » de longs extraits (sur trois pages) de dépositions du personnel travaillant au domicile de Mme Bettencourt (comptable, secrétaire, femme de chambre, infirmière), recueillies lors de l’enquête préliminaire. Les déclarations suivantes furent notamment mises en avant :

« C’est comme si [B.] avait tissé sa toile autour de Mme Bettencourt. »

« Il m’a répondu : « Tant qu’elle n’est pas sous tutelle, elle peut signer. » »

« [B.] profite de la faiblesse de Madame pour bénéficier de ses largesses. »

25. Après le rappel de propos de B. et de Mme Bettencourt parus dans la presse, l’article ajoutait que « plusieurs dépositions forment une version moins idyllique : sous serment, employés et domestiques ont évoqué des demandes d’argent insistantes jusqu’au harcèlement, des brutalités de langage, des manigances flirtant avec le sordide. [...] ».

26. Sous l’intertitre « Stratégie » furent ensuite évoqués et partiellement cités des documents découverts par la brigade financière au domicile parisien de B.

27. L’article se terminait par un bref encart indiquant que B. avait refusé de répondre au Point, préférant « réserver ses réponses à la justice ».

C. Les procédures engagées à l’encontre des requérants à la suite de la publication des articles litigieux

1. La procédure en référé engagée par Mme Bettencourt (requête no 68974/11)

28. Le 11 février 2010, à la suite de la publication du 4 février 2010, Mme Bettencourt assigna les requérants en référé devant le TGI de Paris en invoquant un trouble manifestement illicite sur le fondement des articles 808 et 809 du code de procédure civile (paragraphe 56 ci-dessous). Elle demanda au juge des référés de dire que la reproduction d’actes de procédure extraits de l’enquête préliminaire diligentée par le parquet de Nanterre méconnaissait l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse (ci-après « l’article 38 », paragraphe 54 ci-dessous), qui réprime le délit de publication d’actes de procédure pénale avant leur lecture en audience publique, et l’article 9 du code civil, qui garantit le droit au respect de la vie privée (paragraphe 55 ci-dessous). Elle demanda la publication sous astreinte d’un communiqué judiciaire dans Le Point et requit la condamnation des requérants à lui verser, à titre de provision, une somme en réparation de son préjudice moral, du fait de sa présentation comme une personne dupée et intellectuellement diminuée.

29. Les requérants contestèrent la recevabilité à agir de Mme Bettencourt, la poursuite du délit prévu par l’article 38 précité étant réservée au ministère public selon l’article 47 de la même loi (paragraphes 54, 57 et 58 ci‑dessous). Sur le fond, ils firent valoir qu’il était contradictoire, d’une part, d’exiger des journalistes qu’ils établissent la véracité des informations qu’ils publient et, d’autre part, de les sanctionner pour avoir justifié de leur enquête.

30. Par une ordonnance du 2 mars 2010, le vice-président du TGI de Paris considéra Mme Bettencourt recevable à agir dès lors qu’elle soutenait que la publication des actes incriminés sur le fondement de cette disposition lui avait causé un préjudice personnel. Il indiqua que si l’article 47 de la loi de 1881 réserve au ministère public la poursuite du délit prévu à l’article 38, la personne qui prétend avoir éprouvé un préjudice matériel ou moral à la suite d’une publication peut se porter partie civile dans la poursuite ou saisir le juge des référés sur le fondement de l’article 809 du code de procédure civile, pour solliciter les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour faire cesser le trouble illicite résultant d’une telle publication ou pour réclamer une provision. Il précisa : « il suffit que la publication des actes avant leur lecture en audience publique ait causé à cette personne un préjudice actuel et direct, peu important que celle-ci soit ou non partie à l’instance où ces actes seront lus ». Il condamna in solidum les requérants à lui payer une provision de 3 000 euros (EUR), et la même somme au titre des frais par application de l’article 700 du code de procédure civile.

31. S’agissant de l’application de l’article 38 de la loi de 1881, le magistrat considéra que les procès-verbaux contenant les dépositions du personnel de Mme Bettencourt (paragraphe 24 ci-dessus) constituaient des « actes de procédure » qui faisaient partie de l’enquête préliminaire, certes classée sans suite, mais qui avaient été joints à la procédure pénale en cours, leur communication ayant été sollicitée et obtenu par Mme Bettencourt‑Meyers au soutien de sa propre citation directe. Il ajouta que ces dépositions allaient toutes dans le sens de l’accusation, comme le présentait notamment l’annonce en couverture « les accusations du personnel de Madame » et souligna que « la diffusion de larges extraits émanant de proches tend à conférer aux faits alors décrits une apparence d’authenticité et d’objectivité (que l’article ne cherche pas à nuancer mais au contraire à renforcer) ; le lecteur est ainsi amené à considérer ces faits comme avérés, puisqu’ils sont livrés sous le prisme, forcément teinté de subjectivité ou d’opinion, de l’analyse d’un journaliste. Pour ces motifs, la violation invoquée de l’article 38 ne pourrait se confondre avec celles prévues par l’article 9-1 du code civil (présomption d’innocence) ou 9 du code civil (vie privée) ou 29 de la loi de 29 juillet 1881 [action en diffamation, paragraphe 54 ci‑dessous], ni être réparée sur ces fondements légaux distincts ». Il en conclut que la publication était susceptible de porter atteinte aux droits de Mme Bettencourt en ce qu’elle la présentait, avant que ne débute l’examen de l’affaire pénale devant le tribunal correctionnel de Nanterre, comme une femme manipulée et affaiblie, ce qu’elle contestait catégoriquement.

32. Le magistrat estima en outre que les requérants étaient mal fondés à invoquer les dispositions de l’article 10 de la Convention et les nécessités de l’information. À cet égard, il indiqua que l’article 38 visait principalement à préserver l’indépendance et la sérénité de la justice comme à protéger les droits des personnes concernées, en sauvegardant notamment la présomption d’innocence. Il souligna le caractère limité et temporaire de la restriction à la liberté d’expression, cette disposition n’empêchant pas l’analyse ou le commentaire des actes de procédure ni la publication d’une information dont la teneur a été puisée dans la procédure elle-même, mais interdisant seulement la reproduction d’actes ayant vocation à être rendus publics dans le cadre d’un processus judiciaire qui s’accompagne de garanties. Parmi ces garanties, figure le respect des droits de la défense et du principe du contradictoire, « ce qu’une diffusion journalistique préalable, ponctuelle et partielle, ne saurait apporter ». Il précisa « que la restriction litigieuse ne pouvait être assimilée au cas du recel du secret professionnel et du secret de l’enquête et de l’instruction, du chef de la détention par un journaliste de pièces couvertes par le secret et utilisées par lui pour des publications contribuant à l’information du public, dès lors que le journaliste, qui n’est pas soumis [à ces secrets], est tenu de détenir ces pièces pour justifier de la vérité des faits rapportés ou du sérieux de son enquête, mais aussi de les utiliser dans le respect des lois en vigueur ».

33. Mme Bettencourt fut déboutée de l’ensemble de ses demandes au titre d’une atteinte à sa vie privée au motif que cette atteinte n’était pas caractérisée avec suffisamment d’évidence, eu égard au droit et à l’intérêt légitime du public à être informé des évènements d’actualité ou d’intérêt général : « la demanderesse n’invoque pas d’atteintes à sa vie privée spécifiques qui dépasseraient les éléments qu’il est permis d’évoquer en lien avec l’affaire correctionnelle pendante devant le tribunal de Nanterre, le Point n’ayant pas fourni de détails particuliers quant à ses éventuelles difficultés de santé notamment ».

34. Les requérants interjetèrent appel. Ils firent notamment valoir que les actes de procédure en cause, versés au dossier sur la seule initiative de la partie poursuivante, et non celle du parquet, ne pouvaient être considérés comme revêtus de l’autorité qui justifie, par dérogation au principe de la liberté d’expression, l’interdiction posée par l’article 38. Ils soulignèrent également que ni le droit à un procès équitable de Mme Bettencourt, ni l’atteinte au crédit ou à l’impartialité de la justice n’était en cause.

35. Par un arrêt du 19 mars 2010, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance pour l’essentiel et porta le montant de la provision à la somme de 10 000 EUR, outre 5 000 EUR au titre des frais de la procédure d’appel. Elle confirma que les procès-verbaux de déposition de témoins constituaient « à l’évidence » des « actes de la procédure », même si l’enquête préliminaire avait été classée sans suite, dès lors qu’ils avaient été communiqués par le parquet à la demande de la partie civile et faisaient donc corps avec la procédure correctionnelle. Elle précisa à cet égard que « la circonstance qu’ils ont été communiqués à la demande de la partie civile et non d’initiative par le parquet [importe] peu à cet égard ». Elle en déduisit que leur publication, sous forme de larges extraits, constituait une violation de l’article 38, et donc un trouble illicite au sens de l’article 809 du CPC. Elle ajouta : « l’exigence pesant sur le journaliste de vérifier ses sources et de confronter les différents éléments dont il dispose sur un sujet dans le cadre d’une enquête sérieuse avant de livrer des informations au public n’implique nullement la reproduction littérale de documents utilisés pour son enquête, lorsque, comme en l’espèce, cette publication se heurte à une prohibition édictée par la loi gouvernant le régime de la presse, qu’il ne saurait méconnaître » et conclut que la prétention des requérants de voir déclarer l’incompatibilité de l’article 38 avec l’article 10 de la Convention était infondée. Elle estima que Mme Bettencourt pouvait se prévaloir d’un préjudice moral dès lors qu’elle était présentée « comme une femme dans un état de santé psychologique dégradé, aisément manipulable et soumise à l’influence de [B.], ce que le lecteur est d’autant plus porté à tenir pour vrai qu’ils lui sont présentés comme émanant de personnes ayant occupé une place particulière les rendant observateurs privilégiés de sa vie privée ». Enfin, la cour d’appel confirma l’absence d’atteinte à la vie privée de Mme Bettencourt en ces termes :

« (...) le simple constat de l’évocation de l’état de santé psychologique de Mme Bettencourt dans le corps de l’article, exempt à ce sujet de tout détail relevant de la sphère intime, et dans les témoignages publiés, au demeurant pour l’essentiel consacrés à la relation du comportement et des manœuvres prêtés à [B.] ne suffit pas à caractériser une atteinte particulière à la vie privée de l’intimée, qui excède les limites de l’information légitime que le public est en droit d’attendre sur une affaire, déjà largement médiatisée, soumise à la justice (...) ».

36. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Dans leur mémoire, ils soutinrent, au regard de l’article 10 de la Convention, qu’ils avaient le devoir d’informer le public d’une affaire judiciaire en cours relancée sur citation directe après classement sans suite du parquet, à laquelle était donnée une large publicité en raison notamment de la personnalité et du patrimoine de Mme Bettencourt ; que l’arrêt de la cour d’appel les condamnait pour la seule publication des extraits, et non en raison de leur contenu ; qu’il n’y avait aucune atteinte aux intérêts protégés par l’article 38 alinéa 1 puisque Mme Bettencourt n’était pas la personne poursuivie ; qu’il y avait une contradiction manifeste dans la position de la cour d’appel, celle-ci déclarant recevable l’action de Mme Bettencourt, compte tenu du préjudice subi, tout en considérant qu’elle n’était pas présentée comme une femme affaiblie et manipulée sous l’angle de son droit au respect de sa vie privée.

37. Par un arrêt du 28 avril 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants et les condamna à payer à Mme Bettencourt une somme de 4 000 EUR au titre des frais. Elle motiva sa décision comme suit :

« (...) l’arrêt constate qu’ont été publiés de larges extraits des témoignages recueillis dans les procès-verbaux dressés lors de l’enquête préliminaire ouverte (...), lesquels la [Mme Bettencourt] présentaient comme une femme manipulée et affaiblie ; que faisant une exacte application de l’article 10 de la Convention (...), la cour d’appel a, sans se contredire, pu en déduire, dès lors que des actes dressés par les services de police au cours d’une enquête sont des actes de procédure au sens de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, que [Mme Bettencourt] était fondée à invoquer, du seul fait de cette publication, un préjudice personnel (...) ».

2. La procédure en référé engagée par B. (requête no 2395/12)

38. Le 11 février 2010, B. assigna les requérants en référé devant le TGI de Paris à la suite de la publication du 4 février 2010, estimant que celle-ci lui causait un trouble manifestement illicite, comme portant atteinte à la fois à ses droits d’auteur sur les photographies illustrant les propos, à ses droits de la défense et au respect de la présomption d’innocence.

39. Par une ordonnance du 2 mars 2010, le vice-président du TGI de Paris, outre la reprise de la motivation figurant aux paragraphes 31 et 32 ci‑dessus, considéra que la publication litigieuse allait dans le sens de l’accusation et portait atteinte au droit de B. à un procès équitable et à son droit au respect de la présomption d’innocence. La demande de B. concernant le caractère prétendument contrefaisant de la reproduction des photographies fut rejetée comme appelant une appréciation excédant les pouvoirs du juge des référés. Le magistrat ordonna des mesures de publication judiciaire en page intérieure du magazine avec annonce en couverture (à effectuer sur la moitié d’une page en caractère gras et sous le titre « Le Point condamné à la demande de [B.] ») ainsi que sur le site internet de l’hebdomadaire. Les requérants furent, en outre, condamnés in solidum à payer à B. une provision de 3 000 EUR à valoir sur la réparation de son préjudice moral, outre une somme équivalente au titre des frais irrépétibles.

40. Les requérants interjetèrent appel.

41. Par un arrêt du 19 mars 2010, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance déférée, pour l’essentiel dans les mêmes termes que ceux indiqués au paragraphe 35 ci-dessus. Elle réitéra que les procès-verbaux de déposition des témoins, « abstraction faite de toute interprétation extensive de ce texte [l’article 38] », pouvaient être qualifiés d’acte de procédure, même si l’enquête avait été classée sans suite : « la circonstance qu’ils ont été communiqués à la demande de la partie civile poursuivante et non d’initiative par le parquet important peu à cet égard puisqu’ils viennent au soutien de l’acte de poursuite. » Elle poursuivit ainsi : « dès lors, la seule publication de larges extraits de ces procès-verbaux, avant qu’ils aient été évoqués ou lus en audience publique constitue bien une violation de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, et par là, un trouble illicite ». La cour d’appel s’exprima encore ainsi :

« (...) les quatre témoignages ainsi livrés au public présentent [B.] comme un homme intrigant et sans scrupule, usant de séduction, de manœuvres et de pressions psychologiques pour amener Liliane Bettencourt à lui consentir d’importantes et fréquentes libéralités, à une période où elle était affaiblie et où l’état de santé de son époux était dégradé ;

(...) le lecteur est d’autant plus porté à tenir pour vrais ces témoignages, tous orientés dans le sens de l’accusation portée contre [B.] devant le tribunal correctionnel de Nanterre, qu’ils lui sont présentés comme émanant de personnes ayant, de par leurs fonctions auprès d’elle (infirmière, femme de chambre, secrétaire), occupé une place particulière les rendant observateurs privilégiés de sa vie privée ;

(...) le lecteur est ainsi amené à adhérer à cette accusation, avant même que la juridiction saisie soit à même de se prononcer, dans des conditions de nature à porter atteinte à la présomption d’innocence et aux droits de la défense de l’intimé (...) ».

42. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation.

43. Par un arrêt du 7 juillet 2011, la Cour de cassation rejeta leur pourvoi dans des termes identiques à ceux de son arrêt du 28 avril 2011 (paragraphe 37 ci-dessus).

3. La procédure au fond engagée par B. (requête no 76324/13)

44. Le 9 mars 2010, B. assigna au fond les requérants devant le TGI de Paris en demandant réparation du dommage subi du fait de la publication des articles des 10 décembre 2009 et 4 février 2010, en violation de l’article 38 alinéa 1 de la loi de 1881.

45. Par un jugement du 21 juin 2010, le TGI débouta B. de toutes ses demandes. Sur la recevabilité de son action, le tribunal fit observer que les requérants faisaient valoir à juste titre qu’une personne qui s’estime victime de l’infraction prévue à l’article 38 de la loi de 1881 n’est pas autorisée à mettre en mouvement elle-même l’action publique de ce chef. Il souligna que, pour autant, les dispositions de cette loi ne faisaient pas obstacle à l’exercice par la partie lésée d’une action devant le juge civil, un seul article de cette loi (l’article 46) prohibant l’exercice de l’action civile séparément de l’action publique pour les infractions de diffamations envers les administrations, corps constitués et les fonctionnaires publics. Après avoir rappelé que l’article 38 contribuait utilement à préserver la sérénité et l’impartialité de la justice et à garantir la tenue d’un procès équitable, dans la mesure où la publication intégrale et littérale d’actes d’une procédure pénale avant le procès pouvait entraver le déroulement d’investigations encore en cours ou influencer les personnes ultérieurement appelées à témoigner, voire les juges non professionnels qui seront amenés à connaître de l’affaire, le tribunal motiva sa décision comme suit :

« (...) La prohibition qu’il instaure ne doit cependant pas restreindre la capacité des journalistes à informer sur les affaires pénales, même non encore publiquement examinées par une juridiction, et spécialement sur celles qui, soulevant des questions d’intérêt général, mettant en cause des intérêts importants ou concernant des personnes qui exercent des responsabilités éminentes notamment dans les domaines politiques, économiques ou artistiques, méritent particulièrement d’être portées à la connaissance du public.

En particulier, l’application de ce texte ne saurait avoir pour effet d’interdire aux journalistes de livrer, en pareil cas, à leurs lecteurs tout ou partie des ressources documentaires auxquelles ils ont puisé leurs informations, pour en asseoir la crédibilité, ou qui nourrissent leurs commentaires et analyses, pour les soumettre à une libre contradiction. Tel est le cas en l’espèce : les extraits (..) de procès-verbaux qui ont été établis par un service de police agissant sur instructions du procureur de la République et qui ont été joints, après classement sans suite de la procédure ainsi constituée, à la poursuite directement engagée par une partie civile devant un tribunal correctionnel, ces extraits, donc, ont été inclus par [le deuxième requérant] au sein de deux articles successifs qui sont chacun le fruit d’une enquête journalistique et ambitionnent de présenter aux lecteurs des informations, des analyses et des commentaires sur une affaire pénale qui doit être prochainement soumise à une juridiction, met en jeu des intérêts financiers considérables et concerne la détentrice d’une des principales fortunes françaises et un photographe et écrivain ayant ainsi qu’il le fait lui-même écrire, « un succès et une notoriété incontestables ».

Dans le premier des textes litigieux, de courtes citations d’actes de procédure sont reproduites entre guillemets dans le corps même de l’article et donc totalement intégrées à l’écrit du journaliste, qui y évoque des faits et y propose des analyses. Dans le second texte, les trois pages d’extraits d’actes de procédure sont incluses dans un ensemble éditorial plus vaste, essentiellement composé d’un article de quatre pages et d’une grande photographie de la personne mise en cause, dont ils sont indissociables ; le journaliste y renvoie, en effet, expressément dans son article où il les analyse et appuie sur eux ses conclusions.

Admettre dans ces conditions que ces deux ensembles journalistiques ne soient examinés par la présente juridiction que sur le fondement de l’infraction purement matérielle réprimée par l’article 38 de la loi sur la liberté de la presse conduirait, ainsi que le soutiennent à juste titre les défendeurs, à empêcher ceux-ci d’engager le débat que mérite le travail journalistique dont les reproductions litigieuses ne sont qu’un élément, en les privant, au cas présent, des moyens de défense reconnus par la loi aux personnes poursuivies pour diffamation ou pour atteinte à la présomption d’innocence c’est-à-dire en leur interdisant de prouver la vérité des faits imputés ou, à tout le moins, la bonne foi du journaliste, comme de faire valoir que les textes litigieux ne contiennent pas de conclusions définitives exprimant un préjugé tenant pour acquise la culpabilité de la personne mise en cause.

Il sera relevé à cet égard, que le demandeur stigmatise principalement dans son assignation les commentaires et analyses qu’inspirent au journaliste, sous sa propre plume, les actes de procédure cités (....) et qu’il ne reproduit pour l’essentiel dans cet acte introductif d’instance que ces commentaires et pas les citations qu’il est censé incriminer. Il sera surtout observé qu’il fait avant tout grief aux dépositions citées en extrait – en réalité aux analyses qu’en fait le journaliste – de porter atteinte à sa présomption d’innocence et d’être présentées comme « accablantes » et « particulièrement accusatrices ».

Il s’en déduit que B. admet lui-même qu’à défaut du fondement qu’il a choisi, il lui était loisible, à son choix, d’engager soit une poursuite pénale ou civile en diffamation, soit une action civile fondée sur une atteinte au respect dû à sa présomption d’innocence, toutes deux de nature à permettre, dans le respect de l’égalité des armes, un débat équitable, et qu’il n’était donc pas privé du droit de saisir un tribunal pour obtenir le respect de ses droits.

Dans ces conditions, faire droit au cas présent aux demandes qu’il a formées sur le fondement de l’article 38 constituerait une restriction à la liberté d’expression dénuée de toute nécessité dans une société démocratique».

46. Par un arrêt du 22 février 2012, la cour d’appel de Paris infirma ce jugement. Elle jugea que les publications litigieuses portaient atteinte au droit de B. à un procès équitable dans le respect des droits de sa défense et de la présomption d’innocence et méconnaissaient l’article 38 de la loi de 1881. La cour d’appel les condamna in solidum à verser à B. la somme de 1 EUR pour chaque publication à titre de réparation et celle de 6 000 EUR au titre des frais en application de l’article 700 du code de procédure civile. Elle ordonna, par ailleurs, la publication judiciaire sous astreinte d’un communiqué du dispositif de la décision dans Le Point et sur le site internet du journal.

47. La cour d’appel précisa que l’examen de la publication litigieuse dépassait « à l’évidence le cadre de celui réservé aux infractions dites formelles » et qu’il devait se faire à la lumière de l’article 10 de la Convention, et du point de savoir si l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants était nécessaire pour protéger la réputation et les droits d’autrui et garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

48. S’agissant de l’article du 10 décembre 2009, elle constata qu’il avait été publié la veille de la comparution de B. devant le tribunal correctionnel et qu’il suggérait clairement que ce dernier était coupable, étant présenté comme une personne à l’égard de laquelle « existe un faisceau de présomptions quant à la réalité de l’abus de faiblesse ». Elle estima que le tribunal avait à tort fait prévaloir le but informatif poursuivi sur les moyens employés, à savoir des procédés illégaux consistant à choisir au sein de procès-verbaux d’une enquête des extraits présentant B. comme auteur d’abus de faiblesse, alors qu’aucune décision de justice n’était intervenue en ce sens. Elle considéra qu’il était compris par le lecteur que B. ne disait pas la vérité à propos de l’état de santé mentale de Mme Bettencourt, et que sa culpabilité était « doublement suggérée » dans l’introduction (qui citait un extrait de l’acte de poursuite, lequel relève de l’article 38) et dans la conclusion. Elle ajouta ce qui suit :

« (...) La motivation du tribunal équivaut à légitimer la pratique, légalement prohibée, de publication d’extraits d’une procédure avant leur lecture publique à l’audience d’une part, en fonction de l’intérêt du sujet traité et d’autre part, en retenant que B. invoque une atteinte à sa présomption d’innocence.

La cour ne souscrit pas à la motivation du tribunal (...)

L’article du 10 décembre 2009 en ce qu’il présente [B.] comme auteur d’abus de faiblesse envers Mme Bettencourt dans le contexte précité attente à l’évidence à son droit à un procès équitable dans le respect de sa présomption d’innocence.

Cette atteinte selon l’article est exclusivement fondée sur la publication d’extraits de procès-verbaux qui légalement ne compte pas les journalistes comme leurs destinataires obligés quand ils ne sont pas partie à la procédure.

La Cour rappelle qu’est attaché pour le lecteur moyennement informé du fonctionnement judiciaire, aux actes d’enquêtes judiciaires, un crédit renforcé et un effet probatoire certain.

Pour la Cour en définitive, la date de parution, les choix de citation, et la présentation de [B.] comme coupable selon les pièces d’une enquête judiciaire, toutefois classée sans suite, a eu la conséquence d’influencer l’exercice, légalement et conventionnellement garanti, de ses droits de la défense, qui suppose qu’avant d’être entendu par un juge il ne soit pas présenté comme coupable d’abus de faiblesse envers Mme Bettencourt. [B.] est placé dans la nécessité de s’expliquer sur des éléments à charge non encore publiquement débattus dans une enceinte de justice et contenus dans une enquête, alors secrète, accomplie sous la direction d’un magistrat (...).

Il n’y a lieu de considérer, comme le tribunal, que [B.] disposait d’autres possibilités pour agir. Ayant le droit de saisir le juge civil sur le fondement de l’article 38, le demandeur ne peut se voir suggérer d’agir par d’autres voies de procédure au motif erroné que son action contreviendrait à l’article 10 de la Convention (...). »

49. S’agissant de l’article du 4 février 2010, la cour d’appel considéra que les choix éditoriaux - une du magazine, présentation de pans entiers de déclarations, annonce en exclusivité des dépositions de témoins -, constituaient une communication d’importance directement dirigée contre B. qui n’avait pu s’expliquer « sur les accusations du personnel » devant un juge. Elle ajouta que la publication présentait B. « comme accusé en des termes probants par des tiers » et que l’article était « une charge accusatrice réitérée envers [B.] deux mois avant une audience au cours de laquelle « l’épilogue » de l’affaire devait avoir lieu ».

50. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Dans leur mémoire en cassation, ils firent notamment valoir que l’interdiction de publier des actes de la procédure visait la défense de l’intérêt général, relevant de la seule compétence du ministère public, et qu’un simple particulier ne pouvait demander réparation de son préjudice sur ce fondement. Ils ajoutèrent que cela était d’autant plus vrai que B. disposait, en vertu de l’article 9-1 du code civil d’une autre voie de droit de nature à permettre la protection de ses intérêts et que l’ingérence dans la liberté d’expression et d’information n’était de ce fait ni justifiée ni proportionnée.

51. Par un arrêt du 29 mai 2013 ainsi motivé, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants :

« Mais attendu qu’ayant constaté, d’une part, que l’article du 10 décembre 2009 s’appuyait sur une analyse des extraits de divers procès-verbaux de police judiciaire pour présenter [B] comme ayant abusé de la faiblesse de Mme Bettencourt, à la veille de sa comparution devant le tribunal correctionnel appelé à se prononcer sur la pertinence et le bien-fondé des accusations portées contre lui par la fille de celle-ci, d’autre part, que l’article du 4 février 2010, fondé sur la reproduction partielle de dépositions recueillies par la police judiciaire, tendait à présenter [B.] comme accusé par des tiers en des termes probants à l’effet d’amener le lecteur à estimer avérés les faits reprochés à celui-ci, deux mois avant une audience constituant, selon l’article, « l’épilogue de l’affaire », la cour d’appel (...) en a déduit que celle-ci portait atteinte au droit de [B.] à un procès équitable dans le respect de son droit à la présomption d’innocence et des droits de sa défense ; (... ) ».

D. Déroulement de l’affaire Bettencourt depuis la publication des articles litigieux

52. À compter de juin 2010, l’affaire connut de nombreux rebondissements et prolongements politico-financiers largement relayés par les médias. Le 17 novembre 2010, la Cour de cassation ordonna le dépaysement de tous les volets du dossier Bettencourt au TGI de Bordeaux. Après un désistement de la fille de Mme Bettencourt, la procédure reprit, et le 14 décembre 2011, B. fut mis en examen pour abus de faiblesse.

53. Par un jugement du 28 mai 2015, il fut déclaré coupable d’abus de faiblesse et condamné à trois ans de prison, dont trente mois de prison ferme, 350 000 EUR d’amende et 158 millions d’EUR au titre des dommages et intérêts au profit de Mme Bettencourt. Par arrêt du 24 août 2016, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement sur l’action publique et infirma la peine, condamnant B. à quatre ans d’emprisonnement avec sursis, 375 000 EUR d’amende et la confiscation d’une partie de ses biens immobiliers. La cour d’appel considéra également qu’il n’y avait pas lieu au versement de dommages et intérêts en raison de protocoles transactionnels intervenus entre les parties.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

54. Les dispositions pertinentes de la loi de 1881 sont ainsi libellées :

Article 29

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.

Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».

Article 38 alinéa 1

« Il est interdit de publier les actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique et ce, sous peine d’une amende de 3 750 euros. »

Article 47

« La poursuite des délits et contraventions de police commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication aura lieu d’office et à la requête du ministère public (...)».

B. Le code civil

55. Les dispositions pertinentes du code civil sont ainsi libellées :

Article 9

« Chacun a droit au respect de sa vie privée.

Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé ».

Article 9-1

« Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence.

Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte ».

C. Le code de procédure civile

56. Les articles 808 et 809 du code de procédure civile sont ainsi libellés :

Article 808

« Dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal de grande instance peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend. »

Article 809

« Le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire ».

D. Jurisprudence pertinente

57. Concernant la jurisprudence interne pertinente, il est renvoyé à la partie « Droit et pratique interne pertinents » de l’arrêt Tourancheau et July c. France (no 53886/00, §§ 26 à 32, 24 novembre 2005). Il y est rappelé que la poursuite du délit prévue par l’article 38 alinéa 1 est réservée à l’initiative du ministère public et qu’une personne, même non inculpée, peut se porter partie civile dans une poursuite exercée à raison d’une publication qui lui cause un préjudice matériel et moral (§§ 27, 28 et 30). Il y est également indiqué que, selon la jurisprudence, l’interdiction de publication litigieuse s’applique à la reproduction partielle comme à la reproduction complète des documents visés par l’article 38 de la loi de 1881 (§ 26).

58. Plus récemment, la Cour de cassation a rendu un arrêt relatif à la publication d’extraits de procès-verbaux d’audition d’un témoin dans le cadre d’une information relative à un problème de santé publique. Elle a estimé que l’application de l’article 38 alinéa 1 à la publication litigieuse constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression au motif que « l’affaire avait trait à un problème de santé publique et qu’informer à son sujet revêtait un caractère d’intérêt général » et que la cour d’appel avait justifié sa décision en relevant « que la publication des citations extraites des procès-verbaux d’audition contenait le témoignage non décisif d’une visiteuse médicale, recueilli au cours d’une information complexe et de longue durée, sans que soient connues l’échéance ni même la certitude d’un procès » (Civ. 1er, 11 mars 2014, Bull. crim. no 36). Dans un arrêt du 11 mai 2016, cette cour a souligné que « (...) l’article 47 de la loi du 29 juillet 1881(...) ne méconnaît aucune disposition conventionnelle dès lors que le pouvoir exclusif conféré au ministère public de mettre en mouvement l’action publique, auquel n’est apportée aucune dérogation concernant l’infraction prévue par l’article 38, alinéa 1er, de ladite loi, n’a pas pour effet de priver la victime de l’accès à un juge pour voir statuer sur sa demande de réparation civile » (Crim, no 15-82 365).

III. TEXTES EUROPÉENS PERTINENTS

59. Il est renvoyé à la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales adoptée par le Comité des Ministres le 10 juillet 2003 (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 21, CEDH 2016).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUETES

60. La Cour considère que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il y a lieu, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

61. Les requérants allèguent que leurs condamnations civiles, fondées sur l’article 38 alinéa 1 de la loi de 1881, a entraîné une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

62. La Cour constate que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle les déclare donc recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

63. Les requérants reconnaissent que leurs condamnations sont fondées sur un texte de loi, l’article 38 de la loi de 1881, mais ils soutiennent, en premier lieu, que cette disposition ne présente pas un caractère de prévisibilité suffisant. Sur son libellé, ils font valoir que les notions d’« acte de procédure correctionnelle » et de « lecture en audience publique » ne sont pas claires. De plus, il serait impossible pour un journaliste de savoir ce qu’il est possible ou non de reproduire, et à partir de combien de lignes tirées d’un procès-verbal correctionnel et reproduites dans son article il sera considéré comme violant l’interdiction extrêmement formelle de la loi. Selon les requérants, il est incontestable que la citation assez brève de procès-verbaux dans des articles de presse consacrés aux procédures judiciaires est une chose extrêmement courante et que cette situation ne donne la plupart du temps pas lieu à poursuite. Ils rappellent que les journalistes sont fondés à donner du crédit aux informations qu’ils communiquent au public. Or, l’article 38 les oblige paradoxalement à s’éloigner de la stricte réalité du dossier judiciaire dont ils rendent compte.

64. Les requérants font valoir que l’interdiction litigieuse est générale, formelle et imprévisible. Le fait que B. ait eu recours de préférence à l’article 38, peu usité, s’explique par une volonté de bénéficier d’un texte de loi d’application quasi-automatique. Selon eux, cette disposition a permis à B. et à Mme Bettencourt d’obtenir facilement leur condamnation alors qu’une poursuite sur le fondement des articles 9 et 9-1 du code civil protégeant la vie privée et la présomption d’innocence, ou une action en diffamation s’agissant de B. aurait échoué. Mme Bettencourt ayant agi également au visa de l’article 9 du code civil a d’ailleurs été déboutée à cet égard. Leurs démarches visaient ainsi à occulter tout débat sur la légitimité de l’information, la réalité des faits évoqués dans les documents litigieux, la qualité du travail d’enquête du journaliste ou encore la manière dont est réellement rédigé l’article dans sa globalité. Or, les requérants soulignent qu’ils n’ont pas cherché à dissimuler le contexte de l’affaire, qu’ils ont pris des précautions pour faire apparaître les dénégations des intéressés, et que les lecteurs étaient à même d’apprécier la portée et le sens des procès‑verbaux évoqués. Il a en outre été rappelé que B. refusait de parler au Point.

65. Les requérants font par ailleurs valoir que la procédure engagée par B. est l’illustration de cette imprévisibilité : deux formations distinctes de la chambre spécialisée en droit de la presse, en référé et au fond, ont statué de manière rigoureusement opposée sur le même article.

66. En deuxième lieu, les requérants estiment que les juridictions nationales n’ont pas défini de manière convaincante le but légitime poursuivi. D’une part, le droit de Mme Bettencourt à ne pas être présentée comme « une femme manipulée et affaiblie » est vague et son état de santé est le sujet central de l’affaire, ce qui n’a pas été pris en compte. D’autre part, la présomption d’innocence de B. n’était pas atteinte puisqu’il aurait agi en cas contraire sur le fondement de l’article 9-1 du code civil. Enfin, ils affirment que l’article 38 ne servait pas à protéger l’atteinte au crédit de la justice et de ses actes et l’impartialité de la justice car le droit de Mme Bettencourt et de B. à un procès équitable n’était pas en cause, ceux-ci ayant eu accès au dossier et aux mêmes pièces du dossier avec toutes les garanties procédurales prévues par la loi. Les requérants soutiennent que le législateur français pensait surtout à préserver l’indépendance des jurys populaires en adoptant l’article 38 de la loi sur la presse. Or, en l’espèce, la juridiction de jugement était composée de magistrats professionnels qui allaient de surcroît statuer sur les demandes formulées par une partie poursuivante privée.

67. En troisième lieu, les requérants font valoir que leur condamnation n’était ni nécessaire dans une société démocratique, ni proportionnée au regard des impératifs de l’information sur une affaire médiatique. Relatant des développements ultérieurs de l’affaire (son dépaysement notamment, paragraphe 52 ci-dessus), en produisant un échantillon représentatif de ce qui a été publiquement diffusé, les requérants parlent de centaines, voire de milliers d’articles, et considèrent que cette affaire est l’exemple parfait du rôle de « chien de garde de la démocratie » assuré par la presse. Ils soutiennent que le débat public, à ce niveau, ne laisse que peu de place à des restrictions à la liberté d’expression. Ils soulignent à cet égard la différence des présentes requêtes avec l’affaire Tourancheau et July précitée qui portait sur un article relatif à un simple fait divers criminel, soumis à une cour d’assises et concernant des justiciables anonymes.

68. Les requérants font enfin observer que la presse doit rendre compte des affaires judiciaires en cours, de manière étayée et documentée, sans avoir à attendre un épilogue judiciaire qui peut se retrouver retardé de plusieurs années (en l’occurrence sept ans), délai difficilement compatible dans l’affaire Bettencourt avec les nécessités de l’information.

b) Le Gouvernement

69. Le Gouvernement soutient que l’ingérence était prévue par la loi. En effet, l’article 38 alinéa 1 de la loi de 1881se trouve intégré dans la loi de 1881, qui est publiée et accessible. Par ailleurs, la jurisprudence précise que l’interdiction litigieuse s’applique à tous les actes de procédure correctionnelle ou criminelle, et en fixe l’étendue en y incluant les extraits de ces actes (Tourancheau et July, précité, § 26). Enfin, les juridictions nationales examinent les publications concernées à la lumière de l’article 10 de la Convention (paragraphe 47 ci-dessus).

70. En l’espèce, il rappelle que les documents publiés étaient des actes dressés par les services enquêteurs au cours d’une enquête préliminaire, peu importe que celle-ci ait été classée sans suite, et que les requérants en connaissaient l’origine. Il précise que l’interdiction de publication des actes avant leur « lecture en audience publique » vise clairement l’audience au cours de laquelle les parties pourront s’exprimer sur leur contenu devant une juridiction judiciaire en audience publique. Le Gouvernement note, à cet égard, que les articles litigieux font eux-mêmes référence aux audiences correctionnelles à venir. Enfin, la divergence de solution entre la décision rendue par le juge des référés le 2 mars 2010 et celle du TGI du 21 juin 2010 ne peut être interprétée comme une démonstration de l’imprévisibilité de la loi : une ordonnance de référé ne préjuge en rien de la solution qui va être rendue au fond, d’une part, et l’exercice des recours a permis une interprétation uniforme de l’article 38 conforme à la jurisprudence de la Cour, d’autre part. Le Gouvernement conclut que l’ingérence était prévue par la loi après avoir précisé, en tout état de cause, que les requérants font partie des professionnels avertis qui connaissent la jurisprudence et peuvent recourir le cas échéant aux conseils éclairés d’un avocat.

71. Le Gouvernement considère en outre que l’ingérence poursuivait l’objectif de « protection des droits d’autrui », car elle visait le droit de Mme Bettencourt à un procès équitable, les témoignages publiés la présentant comme une femme manipulable alors qu’elle avait déposé devant le tribunal une demande d’intervention volontaire (paragraphe 12 ci-dessus), et la protection des droits de la défense et du respect de la présomption d’innocence de B. Elle permettait en outre de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, les articles litigieux étant susceptibles d’influencer les juges correctionnels. Il précise que, quelle que soit sa composition, magistrats professionnels ou jurés, la juridiction appelée à statuer doit pouvoir présenter une apparence d’impartialité pour la personne appelée à s’expliquer sur les faits qui lui sont opposés. Or, tel n’est pas le cas lorsqu’un « préjugement » sur les faits s’est déjà formé dans l’opinion publique et la presse.

72. Quant à la nécessité de l’ingérence litigieuse, le Gouvernement rappelle que, à la date de publication du premier article, le tribunal devait se prononcer le lendemain sur la recevabilité de cette action, tandis qu’au moment de la publication du second, il n’avait toujours pas examiné l’affaire au fond. Il considère que les juridictions nationales ont parfaitement analysé la teneur des articles, le choix de présentation et le contenu des procès-verbaux, ainsi que le contexte de leur publication pour constater qu’étaient atteints le droit à un procès équitable de Mme Bettencourt d’une part, et la présomption d’innocence de B d’autre part. Après avoir relevé le caractère partial de la présentation des procès‑verbaux manifestement orientés dans le sens de l’accusation, les juridictions ont notamment pris en considération le fait que les lecteurs étaient portés à tenir pour vrai les faits rapportés, en raison du crédit particulier qui s’attache aux actes de procédure judiciaire et de la mise en valeur des témoignages et de leurs auteurs. Selon le Gouvernement, les motifs retenus par les juridictions nationales dans les trois affaires apparaissent ainsi « pertinents et suffisants ».

73. Contrairement aux requérants, le Gouvernement considère que le choix du fondement de la poursuite, l’article 38 plutôt que l’article 9-1 du code civil, était pertinent en l’espèce. Il explique que les intérêts protégés par la première disposition ne se limitent pas au respect de la présomption d’innocence et que, en l’espèce, le droit à un procès équitable, les droits de la défense et le respect de l’autorité et de la sérénité de la justice étaient également en cause. Le Gouvernement souligne à cet égard que c’est la publication même des procès-verbaux de témoignages qui, de par sa présentation, a porté atteinte au droit de Mme Bettencourt et de B. à un procès équitable et à l’impartialité de la justice. Il estime dès lors que l’application de l’article 38 était nécessaire et que les requérants ne sauraient faire grief aux juridictions nationales de les avoir condamnés sur ce fondement car cette disposition n’a pas pour objet de sanctionner des faits de diffamation.

74. Selon le Gouvernement, l’intérêt des informations publiées doit être apprécié à la date de leur publication. L’interdiction de celle-ci reste pertinente tant que les actes de procédure concernés n’ont pas été examinés en audience, et la durée de celle-ci est strictement proportionnée aux buts poursuivis. Il importe donc peu que les débats n’aient finalement pas eu lieu devant le tribunal, que l’affaire ait été dépaysée, que la fille de Mme Bettencourt se soit désistée de son action et que la lecture en « audience publique » des procès-verbaux ne soit jamais advenue.

75. Le Gouvernement insiste sur le fait que les juridictions internes ont pleinement apprécié à la fois les enjeux et les exigences inhérents à la liberté d’expression dans ce contexte. En l’espèce, les limites du commentaire admissible ont été franchies : les articles litigieux étaient manifestement orientés dans le sens de l’accusation et laissaient croire au lecteur que les faits contenus dans les procès-verbaux publiés étaient vrais alors que Mme Bettencourt et B. n’avaient pas encore été entendus par un juge. Outre l’atteinte portée à ces personnes, les publications ne répondaient donc pas à l’obligation de la presse d’informer objectivement le public. Par ailleurs, les accusations d’abus de faiblesse portées à l’encontre de B. ne soulevaient pas une question d’intérêt général dont le public devait être informé. Il s’agissait d’un simple fait divers. Les faits étaient sans rapport avec la question de la gestion du groupe L’Oréal et ne présentaient, dès lors, aucun enjeu pour le public.

76. Le Gouvernement soutient enfin que les condamnations pécuniaires prononcées ne sauraient être considérées comme excessives ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté des médias.

2. Appréciation de la Cour

77. Dans la présente affaire, les condamnations litigieuses s’analysent clairement en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, comme en conviennent d’ailleurs les parties. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi »

78. La Cour l’a dit à maintes reprises dans ses arrêts : les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne ; ils visent aussi la qualité de la loi, l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)). En outre, la prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier (Tourancheau et July précité, § 56).

79. Dans les présentes affaires, les parties s’opposent sur le point de savoir si l’article 38 est suffisamment prévisible. Or, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que ces dispositions revêtaient la prévisibilité requise au sens de l’article 10 § 2 de la Convention et ne voit aucune raison de s’écarter de cette analyse. Elle renvoie à l’arrêt Tourancheau et July sur ce point (§§ 59 et 60). En outre, les deux premiers requérants sont des professionnels avertis du monde de la presse et ils étaient en position d’évaluer le risque auquel ils s’exposaient au moment de la publication des articles (idem, précité, § 61). Enfin, comme le Gouvernement l’a indiqué, l’appréciation faite par un juge des référés et un juge du fond, qui n’exercent pas le même office, ne traduisent pas le caractère imprévisible et contradictoire des décisions judiciaires.

80. En conclusion, les requérants ne sauraient soutenir qu’ils ne pouvaient prévoir « à un degré raisonnable » les conséquences que les publications en cause étaient susceptibles d’avoir pour eux sur le plan judiciaire. La Cour en déduit que l’ingérence était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

b) Sur l’existence d’une ingérence visant un « but légitime »

81. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur les buts légitimes poursuivis par cette ingérence, qui ne seraient pas clairement définis selon les requérants. Ces derniers affirment que l’atteinte portée aux droits de Mme Bettencourt n’est pas précisément définie, que la présomption d’innocence de B. n’était pas en jeu, faute de saisine du juge sur le fondement de l’article 9-1 du code civil, et que le but de protéger la sérénité de la justice n’était pas réaliste en présence de juges professionnels.

82. La Cour estime que les arguments des requérants relèvent de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence et ne sont pas de nature à remettre en cause les buts légitimes. Elle relève à cet égard que les juridictions nationales ont avancé que l’article 38 visait à préserver l’indépendance et la sérénité de la justice, comme à protéger les droits des personnes concernées, en sauvegardant notamment la présomption d’innocence (paragraphes 32, 41, 45, 48 et 49 ci-dessus). Elle considère, avec le Gouvernement, que l’ingérence en cause avait pour but, s’agissant de B., de protéger son droit à un procès équitable dans le respect de la présomption d’innocence. Quant à Mme Bettencourt, qui n’était certes pas « accusée » dans la procédure, la Cour retient que, contestant être la femme affaiblie et manipulée présentée par l’article litigieux, elle avait déposé des conclusions aux fins de se constituer partie civile devant le tribunal correctionnel à qui il revenait nécessairement d’apprécier le degré de conscience qu’elle avait eu lors des libéralités consenties par elle à M. B. L’ingérence avait donc pour objet, en ce qui la concerne, la protection de ses droits en garantissant une bonne administration de la justice, afin d’éviter toute influence extérieure sur le cours de celle-ci. Ces buts correspondent à la protection « de la réputation et des droits d’autrui » et à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » dans la mesure où ce dernier membre de phrase a été interprété comme englobant les droits dont les individus jouissent à titre de plaideurs en général (Tourancheau et July précité, § 63).

c) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

83. Dans l’arrêt Bédat (précité, §§ 48-54), la Cour a précisé les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans la mise en balance des droits protégés par l’article 10, d’une part, et des intérêts publics et privés protégés par le secret de l’instruction, d’autre part.

84. Bien que les requérants ne soient pas poursuivis pour violation du secret de l’instruction, auquel les journalistes français ne sont pas astreints, ni pour recel de violation de ce secret (Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, §§ 57 et 58, 28 juin 2012), la Cour estime que les critères dégagés dans l’arrêt Bédat sont applicables mutatis mutandis aux cas d’espèce, dans la mesure où les griefs soulevés par les requérants, condamnés pour publication d’actes de la procédure correctionnelle avant leur lecture en audience publique, soulèvent des questions similaires relatives aux droits concurrents découlant des articles 6 et 10 de la Convention.

85. Ces critères sont les suivants : la manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses, la teneur de l’article litigieux, la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général, l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale, l’atteinte à la vie privée du prévenu et la proportionnalité de la sanction prononcée.

i. Quant à la manière dont les requérants sont entrés en possession des informations litigieuses

86. La Cour constate, appréciant la manière dont les requérants ont eu connaissance des actes de procédure litigieux, et rappelant que celle-ci n’est pas déterminante dans l’appréciation de la question de savoir si un journaliste a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication (Bédat, précité, § 57), qu’il n’a pas été allégué qu’ils se les seraient procurés de manière illicite ou frauduleuse. Toutefois, les requérants ne pouvaient ignorer l’origine des pièces en question ni le caractère confidentiel des informations qu’il s’apprêtait à publier. L’article 38 ne réprime et ne vise pas les conditions dans lesquelles un document issu d’une procédure a été obtenu mais la simple publication d’un tel document. Cela étant, les requérants devaient savoir que la publication littérale d’une partie des actes litigieux se heurtait à la prohibition de cette disposition.

ii. Quant à la teneur des articles litigieux

α) L’article du 10 décembre 2009

87. Rappelant que l’article 10 protège outre la substance des idées et informations exprimées, leur mode d’expression, et le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Bédat, précité, § 58 et les affaires qui y sont citées), la Cour relève que l’appréciation du contenu de l’article litigieux n’a pas été le même en première instance et en appel. Pour le juge de première instance, le choix de la publication, de courtes citations de procès-verbaux intégrés à l’analyse du journaliste, et la médiatisation de l’affaire, justifiaient le refus de faire droit aux demandes de B. sur le fondement de l’article 38, ce dernier ne pouvant empêcher les journalistes d’informer sur les affaires pénales soulevant des questions d’intérêt général (paragraphe 45 ci-dessus). La cour d’appel a considéré que l’article litigieux présentait B. comme auteur d’abus de faiblesse (paragraphe 48 ci-dessus), ce que la Cour de cassation a confirmé (paragraphe 51 ci-dessus).

88. Pour sa part, la Cour observe que si le journaliste reste prudent en ne formulant aucune conclusion explicite dans l’article du 10 décembre 2009, tout le contenu de celui-ci converge vers la culpabilité de B. Celle-ci apparaît dans le sous-titre de la publication litigieuse intitulé « A-t-il spolié Liliane Bettencourt ? [B.] nie, mais des indices l’accusent » mais également dans les commentaires orientés des citations choisies de l’acte de poursuite, des extraits des déclarations de B. alors qu’il était en garde à vue et de témoignages ainsi que du rapport de la Brigade financière estimant « qu’il existe un faisceau de présomption quant à la réalité d’un abus de faiblesse commis par B. ». L’article utilise ces citations pour souligner de façon récurrente les contradictions et les faiblesses des positions de B. et présenter au public des informations orientées par le choix d’expressions comme, par exemple, « Ici encore la réalité est moins nette », un « demi aveu embarrassé » ou « deux dépositions accablantes ».

β) L’article du 4 février 2010 vis-à-vis de Mme Bettencourt et de B.

89. La Cour note que le juge des référés a examiné le contenu de l’article pour en conclure que Mme Bettencourt était présentée, alors qu’elle le contestait fermement, comme une « femme manipulée et affaiblie » et « dans un état de santé psychologique dégradé ». La Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de remettre en cause la décision des juridictions nationales quant à la teneur de l’article : la lecture de celui-ci donne en effet à penser que Mme Bettencourt, psychologiquement diminuée, a été manipulée par B.

90. Quant à B., la Cour constate que les juridictions nationales, juge du référé et juge du fond, ont estimé que l’article litigieux n’était pas neutre, ni nuancé, et allait dans le sens de son accusation, au mépris de sa présomption d’innocence (paragraphes 39, 41 et 49 ci-dessus). La Cour relève à ce titre que, sous le titre : « Exclusif : les femmes qui accusent », l’article litigieux comporte trois pages exclusivement constituées d’extraits de dépositions défavorables à B. faites par des personnes ayant été au service de Mme Bettencourt.

γ) Conclusion

91. Quant à la teneur des articles litigieux, la Cour ne voit pas de raisons de substituer son avis à celui de la cour d’appel et de la Cour de cassation.

iii. La contribution des articles litigieux à l’intérêt général

92. En l’espèce, la Cour ne peut souscrire à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les articles litigieux n’ont trait qu’à la publication d’un simple fait divers dénué de toute contribution à un débat d’intérêt général (paragraphe 75 ci-dessus). Les articles du Point s’inscrivaient dans le cadre d’un procès commencé en 2007 et ayant un fort retentissement médiatique. Ainsi que l’a rappelé le TGI, le procès met en cause des personnes publiques dont la notoriété sur la scène sociale et politique est fortement établie et l’affaire Bettencourt occupait déjà une place significative dans l’opinion publique au moment de leur publication (paragraphe 45 ci-dessus). Par ailleurs, rappelant que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale, et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 152, 23 avril 2015 et Bédat, précité, § 63 ; voir, également, la Recommandation Rec (2003)13 précitée, paragraphe 59 ci-dessus), la Cour relève sur ce point que l’intérêt du public à être informé de cette affaire dépasse largement le cadre du conflit familial entre Mme Bettencourt et sa fille ou les relations de cette dernière avec B.

93. La Cour estime en conséquence que les propos reprochés aux requérants, qui concernaient des personnes publiques et le fonctionnement du pouvoir judiciaire, s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général qui allait au-delà de la simple curiosité d’un certain public sur un évènement ou un procès anonyme (comparer avec Bédat précité, §§ 65 et 66 et Tourancheau et July, précité, § 74 ; voir, mutatis mutandis, Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, § 35, CEDH 2000‑X et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 39, 7 juin 2007). L’intérêt du public de recevoir des informations d’intérêt général dépassait le cadre du procès, et cette circonstance devait être prise en compte dans l’exercice de la mise en balance des divers intérêts en jeu.

94. En l’espèce, la Cour observe que le juge de première instance, dans la procédure au fond, a considéré que la teneur des articles des 10 décembre 2009 et 4 février 2010 était constitutive d’une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général, s’agissant d’une affaire pénale mettant en jeu des intérêts financiers considérables et concernant des personnes publiques. Les autres juridictions nationales, statuant au fond et en référé, n’ont pas contesté que les publications litigieuses avaient pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Elles ont cependant estimé que ce dernier, compte tenu des dispositions de l’article 38 de la loi de 1881, pouvait être nourri autrement que par la citation d’actes de procédures auxquels le lecteur attache « un crédit renforcé et un effet probatoire certain ». De l’avis de la Cour, la mise en balance des intérêts de Mme Bettencourt et de B. ainsi que ceux visant la bonne administration de la justice avec le moyen de justification tiré de l’intérêt général invoqué par les requérants aurait pu faire l’objet d’une motivation plus explicite, à l’instar de ce qui a été fait au regard de l’atteinte à la vie privée alléguée (paragraphes 33 et 35 ci-dessus). Cela étant, la Cour ne saurait déduire des décisions rendues que les juridictions nationales n’ont pas pris en considération l’éclairage que pouvait apporter les publications pour le débat public et l’intérêt du public ; le fait qu’elles ne l’aient pas trouvé suffisamment pertinent relève de leur marge d’appréciation (Bédat, précité, § 54).

iv. L’influence des articles litigieux sur la conduite de la procédure pénale

95. Concernant l’influence des articles litigieux, la Cour rappelle l’importance pour les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours de ne pas réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable, y compris celui du prévenu au respect de la présomption d’innocence, ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice, y compris le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire (Tourancheau et July, précité, §§ 66 et 68 ; Bédat, précité, 68). En la matière, un simple risque d’influence sur les suites d’une procédure peut suffire, et ce risque doit pouvoir s’apprécier au moment où les autorités prennent des mesures dissuasives en la matière (Bédat, précité, § 70).

α) Les articles du 10 décembre 2009 et du 4 février 2010 vis-à-vis de B

96. La Cour observe que, lors de la procédure au fond, le juge de première instance a considéré que l’intérêt d’informer le public de l’affaire Bettencourt l’emportait sur tout autre intérêt digne de protection sous l’angle de l’article 38 de la loi de 1881 et relevant de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire sous l’angle de cette disposition. La cour d’appel, elle, a indiqué que le parti pris dont témoignaient les articles litigieux à l’encontre de B. réduisait ses chances de bénéficier d’un procès équitable et le plaçait dans la nécessité de s’expliquer sur des éléments à charge non encore débattus devant un juge. Telle fut également la position du juge des référés (paragraphe 41 ci-dessus).

97. En l’espèce, la Cour a déjà indiqué que les articles litigieux livrent au lecteur un portrait négatif de B. à partir d’informations extraites d’actes de procédure reproduits in extenso. De l’avis de la Cour, la publication de tels articles, celui du 10 décembre 2009 à la veille de la comparution de B. devant le tribunal correctionnel de Nanterre et celui du 4 février 2010 deux mois avant l’audience prévue le 15 avril 2010, risquait d’influer de façon significative sur la suite de la procédure. Elle pouvait avoir des répercussions sur les personnes ultérieurement appelées à témoigner devant la juridiction voire sur les juges amenés à connaître de l’affaire. La Cour rappelle à cet égard que la publication d’un article orienté peut avoir des effets sur la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause, indépendamment de la composition d’une telle juridiction (Bédat, précité, § 69). Par ailleurs, s’il est vrai que B. disposait de voies de recours spécifiques pour faire respecter son droit à la présomption d’innocence, comme celle prévue à l’article 9-1 du code civil qui s’adresse en particulier aux médias, la Cour constate que la saisine par B. du juge civil a été déclarée recevable et que celui-ci a souligné la « charge accusatrice » des publications litigieuses.

98. En définitive, la Cour ne partage pas l’avis des requérants selon lequel la large couverture médiatique de l’affaire autorisait la publication in extenso de nombreux et longs extraits d’actes de procédure. Au vu des questions complexes que les autorités judiciaires avaient à trancher quant à la vulnérabilité de Mme Bettencourt d’une part, et quant à l’élément matériel du délit d’abus de faiblesse reproché à B. d’autre part, la publication de ces actes insérés dans des articles orientés comportait les risques que le bon déroulement du procès soit perturbé et que le droit de l’intéressé à un procès équitable soit menacé. La Cour réitère à cet égard que l’interdiction posée par l’article 38 de la loi de 1881 n’a pas de caractère général et absolu et n’entrave pas de manière totale le droit pour la presse d’informer le public en raison de son caractère temporaire et limité (Tourancheau et July, précité, § 73). En conséquence, elle estime que les requérants, professionnels de la presse, étaient à même de prévenir les risques précités sans que la substance des informations qu’ils souhaitaient diffuser ne soit atteinte.

β) L’article du 4 février 2010 vis-à-vis de Mme Bettencourt

99. S’agissant de l’article du 4 février 2010 vis-à-vis de Mme Bettencourt, la Cour constate que la procédure en référé a abouti à une reconnaissance de son préjudice dès lors que la publication était susceptible de porter atteinte à ses droits en ce qu’elle la présentait, avant que ne débute l’examen de l’affaire pénale devant le tribunal correctionnel de Nanterre, comme une femme manipulée et affaiblie, ce qu’elle contestait (paragraphe 31 ci-dessus). Alors que Mme Bettencourt avait déposé des conclusions d’intervention volontaire comportant à titre subsidiaire une constitution de partie civile devant le tribunal correctionnel, et compte tenu de la teneur des informations livrées au lecteur, la Cour admet que la publication litigieuse pouvait avoir des répercussions négatives sur la bonne administration de la justice.

v. Quant à l’atteinte à la vie privée

100. Force est de constater qu’au cours des procédures, aucune atteinte à la vie privée de B. n’a été constatée par les juridictions nationales. Celui-ci, très connu, n’a d’ailleurs pas invoqué la violation de sa vie privée dans ses recours. Quant à Mme Bettencourt, les juridictions nationales n’ont retenu aucune atteinte à sa vie privée, en raison de sa situation qui l’exposait à l’attention du public et de l’intérêt que celui-ci pouvait avoir à prendre connaissance de ses actes.

vi. Quant à la proportionnalité de la sanction prononcée

101. En l’espèce, s’agissant des procédures initiées par B., les requérants ont été condamnés, dans la procédure en référé, au paiement d’une provision de 3 000 EUR ainsi qu’à une mesure de publication judiciaire, et dans la procédure au fond, 1 EUR en réparation du préjudice moral et une autre mesure de publication judiciaire. Dans la procédure en référé introduite par Mme Bettencourt, les requérants se sont vus condamnés à verser une provision de 10 000 EUR.

102. La Cour estime que ces sanctions ne sauraient être considérées comme excessives ni de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté des médias.

vii. Conclusion

103. La Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression découlant de leur condamnation étaient pertinents et suffisants aux fins de l’article 10 § 2. En particulier, l’intérêt des requérants et celui du public à communiquer et recevoir des informations au sujet d’une question d’intérêt général n’était pas de nature à l’emporter sur les considérations invoquées par les juridictions nationales quant aux conséquences sur la protection des droits d’autrui et sur la bonne administration de la justice. La Cour conclut que les condamnations répondaient à un besoin social assez impérieux pour primer l’intérêt public s’attachant à la liberté de la presse et qu’elles ne sauraient passer pour disproportionnées au regard des buts légitimes poursuivis.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-173777
Date de la décision : 01/06/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : GIESBERT ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : LE GUNEHEC R.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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