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12/05/2017 | CEDH | N°001-173704

CEDH | CEDH, AFFAIRE SIMEONOVI c. BULGARIE, 2017, 001-173704


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SIMEONOVI c. BULGARIE

(Requête no 21980/04)

ARRÊT

STRASBOURG

12 mai 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Simeonovi c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

András Sajó, président,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
Nebojša Vučinić,

André Potocki
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom,
Ksenija Turković, >Dmitry Dedov,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Yonko Grozev,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Sergh...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SIMEONOVI c. BULGARIE

(Requête no 21980/04)

ARRÊT

STRASBOURG

12 mai 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Simeonovi c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

András Sajó, président,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
Nebojša Vučinić,

André Potocki
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Yonko Grozev,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2016 et le 18 janvier 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21980/04) dirigée contre la République de Bulgarie et dont trois ressortissants de cet État, M. Lyuben Filipov Simeonov, Mme Nelly Nikolova Simeonova et M. Filip Lyubenov Simeonov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 8 juin 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me S. Margaritova-Vuchkova, avocate à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.

3. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 23 août 2011, une chambre de cette section a déclaré la requête partiellement irrecevable, en rejetant tous les griefs formulés par les deuxième et troisième requérants et une partie des griefs soulevés par le premier requérant, M. Lyuben Filipov Simeonov (« le requérant »). Les griefs du requérant tirés de l’article 3, concernant l’absence de soins médicaux en milieu carcéral, ses conditions de détention et la rigueur selon lui excessive de son régime pénitentiaire, ainsi que le grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 c), relatif à l’absence d’assistance par un avocat pendant les premiers jours de sa détention, ont été communiqués au Gouvernement.

4. Le 20 octobre 2015, une chambre de la quatrième section composée de Guido Raimondi, président, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Ledi Bianku, Paul Mahoney, Krzysztof Wojtyczek, Yonko Grozev, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière de section, a rendu un arrêt dans lequel, à l’unanimité, elle déclarait la requête en partie recevable et concluait à la violation de l’article 3 en raison des conditions de détention et du régime carcéral imposés au requérant, et à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) en raison de l’absence d’assistance par un avocat pendant les premiers jours de détention du requérant.

5. Le 12 janvier 2016, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 14 mars 2016.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Le 20 mai 2016, le président de la Grande Chambre a autorisé l’organisation non gouvernementale Association pour la prévention de la torture, basée à Genève, en Suisse, à présenter des observations écrites sur le droit à l’assistance d’un avocat.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 juillet 2016 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
Mmes M. KOTSEVA,agente,
M. DIMITROVA,agente,

– pour le requérant
MeJ. MCBRIDE,conseil,
MeS. MARGARITOVA-VUCHKOVA,conseil,
MmeN. SIMEONOVA.

La Cour a entendu Me McBride et Mmes Kotseva et Dimitrova en leurs déclarations et Me McBride et Mme Dimitrova en leurs réponses aux questions posées par les juges.

9. Le 15 juillet 2016, le président de la Grande Chambre a décidé d’admettre le requérant au bénéfice de l’assistance judiciaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Le requérant est né en 1975. Il est détenu à la prison de Sofia.

A. Les poursuites pénales contre le requérant

1. L’arrestation du requérant et sa garde à vue

11. Le 2 juillet 1999, deux personnes armées firent irruption dans un bureau de change à Burgas. Des coups de feu furent tirés et deux membres du personnel furent tués. Les malfaiteurs s’enfuirent avec une somme d’argent. Le même jour, le service de l’instruction à Burgas entama des poursuites pénales contre X pour vol à main armée et homicide.

12. Les organes chargés de l’enquête pénale effectuèrent un certain nombre de mesures d’instruction : inspection des lieux, autopsie des corps des victimes, interrogatoire des témoins. Très vite, elles firent le rapprochement avec le requérant et un dénommé A.S.

13. Par une décision du 9 juillet 1999, un officier de police ordonna la détention du requérant pour une durée de vingt-quatre heures, en vertu des dispositions pertinentes de la loi sur le ministère de l’Intérieur. Cette ordonnance mentionnait le droit du détenu à l’assistance d’un avocat dès son arrestation. Elle indiquait aussi qu’une copie de l’ordonnance devait être remise à la personne arrêtée. L’exemplaire de cette ordonnance contenu dans le dossier de l’affaire n’est pas signé par le requérant, qui à cette époque était en fuite et recherché par les forces de l’ordre.

14. Le 3 octobre 1999, le requérant fut arrêté à Sofia. Aucun document du dossier n’indique si après son arrestation il a reçu une copie de l’ordonnance du 9 juillet 1999. Il fut gardé à Sofia ce jour-là et le lendemain.

15. Le 4 octobre 1999, un enquêteur de Burgas, se fondant sur l’article 202 du code de procédure pénale, ordonna sa détention pour une durée de vingt-quatre heures à compter de 20 heures.

16. Le 5 octobre 1999, le requérant fut transféré à Burgas. Le même jour, sa détention fut prolongée par un procureur.

17. Le document contenant les deux décisions du 4 et du 5 octobre 1999 ne mentionne pas le droit du requérant à être assisté par un avocat et ne porte pas sa signature.

18. Le requérant affirme avoir demandé à quatre reprises – les 3, 4, 5 et 6 octobre 1999 – à prendre contact avec un certain Me V. Mihailov. Les autorités n’auraient pas donné suite à ces demandes.

19. Pendant la période comprise entre le 3 et le 6 octobre, il aurait été interrogé par les responsables de l’enquête. Lors de ces interrogatoires, il aurait expliqué qu’il avait participé au braquage du bureau de change mais aurait nié avoir commis les deux meurtres.

20. Le dossier de l’affaire pénale ne contient aucune trace écrite de tels interrogatoires. En revanche il renferme une déclaration manuscrite d’A.S., le complice présumé du requérant, datée du 3 octobre 1999, dans laquelle A.S. explique que l’instigateur du braquage était le requérant, que lui-même avait accepté de collaborer avec le requérant et que c’était ce dernier qui avait utilisé un pistolet au cours du braquage.

21. Le 6 octobre 1999, l’enquêteur chargé de l’instruction désigna un défenseur d’office pour le requérant. À 12 heures, assisté par son avocat commis d’office, le requérant fut formellement inculpé du double meurtre et du braquage au bureau de change à Burgas. Interrogé juste après, en présence de son avocat, il déclara ce qui suit :

« J’ai pris connaissance de l’ordonnance d’inculpation en la lisant en présence de mon avocat commis d’office, D. Todorov.

J’ai été informé de mes droits et obligations en tant qu’inculpé et de mon droit de refuser de déposer.

Je ne livrerai pas de déposition sur l’accusation tant que mes parents, qui ont été informés, n’auront pas engagé un avocat. »

2. La suite des poursuites pénales ayant visé le requérant

22. Le 7 octobre 1999, A.S. fut interrogé par l’enquêteur en présence d’un avocat. A.S. relata les circonstances qui avaient entouré les préparatifs, la mise en œuvre et les suites du braquage, et expliqua la façon dont il avait aidé le requérant dans toutes ces étapes. Il affirma que c’était le requérant qui avait tué les deux victimes.

23. Le 8 octobre 1999, le requérant engagea un avocat du barreau de Burgas, Me Kanev. Interrogé en présence de cet avocat le 12 octobre 1999, il garda le silence et déclara qu’il s’expliquerait plus tard.

24. Le 21 octobre 1999, le requérant passa aux aveux en présence de son avocat, Me Kanev. Il admit avoir préparé et commis le braquage du bureau de change et soutint que les deux victimes avaient été tuées par A.S.

25. Le 22 décembre 1999, le requérant engagea un deuxième avocat du barreau de Sofia, Me Jeleva.

26. Par la suite, les responsables de l’enquête rassemblèrent plusieurs types de preuves : des témoignages et des preuves médicales, scientifiques, matérielles et documentaires.

27. Le 4 janvier 2000, le requérant et A.S., assistés de leurs défenseurs, prirent connaissance des documents contenus dans le dossier de l’enquête. Ils rétractèrent leurs aveux et leurs avocats demandèrent un nouvel interrogatoire de leurs clients.

28. Le 16 février 2000, le procureur régional de Burgas renvoya le dossier à l’enquêteur en vue d’un complément d’enquête. Il lui demanda en particulier de procéder à plusieurs mesures d’instruction et à une nouvelle inculpation formelle des deux suspects.

29. Le 7 mars 2000, le requérant fut inculpé d’un chef supplémentaire, à savoir l’acquisition illégale de l’arme à feu ayant servi lors du vol commis le 2 juillet 1999. Le même jour, les deux suspects furent interrogés en présence de leurs avocats. Dans sa déposition, le requérant avança la version selon laquelle le vol et les meurtres en question avaient été commis par un certain V., ressortissant iranien, aidé par un inconnu.

30. Le 17 mai 2000, le parquet régional dressa l’acte d’accusation et renvoya le requérant et son complice présumé en jugement devant le tribunal régional de Burgas.

31. Le tribunal régional examina l’affaire pénale du 25 juillet 2000 au 14 juin 2001. Au cours du procès, le requérant, qui était assisté par un avocat, soutint que lui-même et son complice présumé étaient bien à Burgas le 1er juillet 1999, qu’ils avaient bien eu l’intention de commettre un vol au bureau de change, mais qu’ils avaient reconsidéré leur décision et étaient rentrés à Sofia le jour même.

32. Le 14 juin 2001, le tribunal régional de Burgas rendit son jugement. Le requérant fut reconnu coupable du vol à main armée perpétré au bureau de change de Burgas, crime accompagné du meurtre de deux personnes et commis en réunion avec A.S., ainsi que de l’acquisition illicite d’un pistolet et de munitions pour celui-ci. Le tribunal régional lui infligea la plus lourde des peines prévues par le code pénal bulgare, à savoir la réclusion criminelle à perpétuité non commuable. Conformément à l’article 127 b), alinéa 1, de la loi sur l’exécution des peines, le tribunal régional ordonna que le requérant fût soumis au régime pénitentiaire dit « spécial ».

33. Sur la base des preuves rassemblées au cours de l’instruction préliminaire et en audience, le tribunal régional établit les faits comme suit. L’ex-compagne du requérant, D.K., avait commencé à travailler comme caissière au bureau de change en question en 1997, alors qu’elle était en couple avec l’intéressé. Elle y avait rencontré la première victime, un dénommé N.B., proche parent du propriétaire et employé dans le même établissement. En juin 1999, D.K. avait quitté le requérant et s’était installée en couple avec N.B. à Burgas. Le requérant avait alors décidé de tuer N.B. et de voler l’argent de la caisse du bureau de change. Il s’était procuré un pistolet « Makarov », un silencieux et des munitions. Il avait persuadé un de ses amis, A.S., de participer au vol. Le 1er juillet 1999, dans l’après-midi, le requérant et A.S. étaient arrivés en autocar à Burgas. Ils s’étaient ensuite rendus dans le bâtiment où se trouvait le bureau de change, étaient montés au dernier étage et y avaient passé la nuit. Le lendemain matin, un peu avant 9 heures, ils étaient descendus à l’étage où était situé le bureau de change et avaient vu que N.B. y était seul. A.S., qui portait le pistolet, avait fait irruption dans le local et avait tiré une fois à bout portant sur la tempe gauche de la victime. La victime était morte sur le coup. Les deux complices avaient ensuite mis l’argent trouvé sur place dans le sac qu’ils portaient avec eux. Entre-temps, le vigile armé du bureau de change, un dénommé P.I., s’était précipité vers le local où se trouvait la première victime. A.S. avait tiré deux fois dans sa direction et l’avait touché au visage. Le gardien avait été tué sur le coup. A.S. et le requérant étaient sortis du bâtiment. Ils avaient ensuite caché l’arme du crime sous un conteneur poubelle, s’étaient débarrassés des vêtements qu’ils portaient et avaient caché l’argent volé. Quelque temps plus tard, les deux hommes avaient chargé un dénommé E.E. de leur apporter l’argent, ce que ce dernier avait fait.

34. Le requérant interjeta appel de ce jugement. Il se plaignit que la condamnation n’était pas suffisamment motivée, que sa culpabilité n’était pas établie, que le tribunal de première instance avait pris une décision erronée, qu’il y avait eu plusieurs manquements aux règles procédurales et matérielles du droit interne et que le tribunal n’était pas impartial.

35. L’avocat du requérant demanda la récusation de tous les juges de la cour d’appel de Burgas. Il avança que la médiatisation de cette affaire pénale avait créé un climat d’intolérance et d’hostilité vis-à-vis de son client. La défense demanda la convocation d’un témoin supplémentaire, un nouvel interrogatoire d’un des témoins qui avaient été interrogés en première instance, ainsi que plusieurs expertises supplémentaires. Le 4 décembre 2001, le juge rapporteur chargé de l’affaire pénale rejeta pour défaut de pertinence les demandes relatives à la collecte de nouvelles preuves. Il écarta la demande de récusation des juges de la cour d’appel pour absence d’un quelconque indice de parti pris.

36. La cour d’appel examina l’affaire pénale de février à juillet 2002. Elle interrogea un nouveau témoin et recueillit des expertises psychiatriques supplémentaires sur les deux accusés.

37. Le 6 août 2002, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal de première instance en souscrivant pleinement aux conclusions factuelles et juridiques de celui-ci. Elle estima que les preuves rassemblées au cours de l’instruction préliminaire, celles présentées devant le tribunal de première instance et celles produites pour la première fois devant elle démontraient que les deux accusés avaient planifié et commis le vol au bureau de change et qu’A.S. avait tué les deux victimes. Elle précisa que le requérant était cependant l’instigateur de ces crimes et qu’il s’était procuré l’arme utilisée par son complice. La cour d’appel s’appuyait sur les dépositions des multiples témoins interrogés pendant l’examen de l’affaire, sur les résultats des expertises balistiques, comptables, techniques, médicales et psychiatriques, ainsi que sur les preuves matérielles et documentaires recueillies.

38. La cour d’appel observa que les dépositions initiales des accusés, livrées au cours de l’instruction préliminaire, différaient considérablement de leurs dépositions devant le tribunal de première instance. Elle exposa que les premières dépositions corroboraient la conclusion relative à leur participation à la commission des crimes en cause, tandis que les deuxièmes dépositions avançaient une version imputant les crimes à un ressortissant iranien. La cour d’appel indiqua qu’elle ajoutait foi aux premières dépositions des accusés, qui avaient été livrées en présence de leurs avocats, devant un enquêteur et après inculpation formelle des intéressés. Selon la juridiction, les inculpés avaient été avertis que leurs témoignages pourraient servir devant les tribunaux pour l’établissement des faits et leur examen médical préalable avait démontré l’absence de toute trace de violence physique, ce qui allait à l’encontre de l’affirmation de la défense selon laquelle la première déposition du requérant lui avait été extorquée.

39. La cour d’appel se pencha sur la version des faits exposée par le requérant, selon laquelle le double meurtre et le vol avaient été commis par un dénommé V., ressortissant iranien, pendant que le requérant était à son poste de travail à Sofia. La cour d’appel indiqua que les vérifications effectuées dans la base de données du ministère de l’Intérieur avaient démontré qu’aucune personne d’origine iranienne portant le nom indiqué n’était entrée sur le territoire bulgare. Elle ajouta que le requérant était en effet à son poste de travail à Sofia le 2 juillet 1999 mais qu’il travaillait alors comme vigile de nuit et que le vol et les meurtres avaient été commis tôt le matin, ce qui lui avait laissé le temps nécessaire pour parcourir la distance entre Burgas et Sofia et se rendre ce soir-là à son travail. La cour d’appel estimait peu convaincante la déposition du seul témoin qui corroborait la version des faits livrée par le requérant.

40. La juridiction d’appel constata que le jugement du tribunal de première instance n’était entaché d’aucun des vices de procédure évoqués par la défense. Elle déclara que les conclusions factuelles et juridiques du tribunal régional ne reposaient pas exclusivement sur les aveux des accusés, mais aussi sur l’ensemble des preuves concordantes rassemblées au cours de la procédure pénale. Elle indiqua que le requérant avait participé activement à la procédure et que ses avocats avaient formulé plusieurs demandes liées au déroulement du procès et à la collecte des preuves. Elle estima que le tribunal régional avait répondu à toutes ces demandes et avait pleinement motivé ses décisions procédurales, et que par ailleurs il n’y avait aucun indice de parti pris de la part des juges ayant examiné l’affaire et que la procédure avait été menée de façon à protéger les intérêts des parties.

41. La cour d’appel refusa d’admettre comme preuve, pour non‑observation des règles de procédure, la déposition d’un des témoins mais estima que celle-ci n’était pas décisive pour les conclusions factuelles et juridiques dans cette affaire. Elle jugea que si le tribunal régional avait retardé la délivrance des motifs de son jugement, la défense avait néanmoins pu présenter des observations complémentaires en appel, après obtention d’une copie desdits motifs.

42. Le requérant se pourvut en cassation, réitérant les arguments qu’il avait mis en avant devant la cour d’appel. Dans son pourvoi en cassation, sur quarante pages, son avocat souleva soixante-quatorze objections concernant la collecte et l’interprétation de différentes preuves, ainsi que les constats factuels et juridiques des juridictions inférieures. Au paragraphe 33 de son exposé, l’avocat contestait la recevabilité d’un procès-verbal de reconstitution des événements du 7 octobre 1999, avançant que ce jour-là son client n’avait pas été assisté par un avocat de son choix. Il précisa qu’à cette époque son client était assisté par un avocat commis d’office et que ce dernier n’avait pas été proposé par le barreau local, comme l’exigeait la législation en vigueur. L’avocat du requérant ajouta que son client avait incontestablement été privé d’un défenseur le 4 octobre 1999, quand il avait été détenu ; il y voyait une atteinte aux dispositions de l’article 70, alinéa 4, de la loi sur le ministère de l’Intérieur et de la Constitution. C’était la seule phrase qui concernait les événements entourant la garde à vue du requérant.

43. Par un arrêt du 17 décembre 2003, la Cour suprême de cassation rejeta le pourvoi du requérant. La haute juridiction estima qu’aucune des circonstances invoquées par la défense ne démontrait l’existence d’un parti pris de la part des juges ayant examiné l’affaire pénale. Elle déclara que le requérant avait eu la possibilité de se défendre de manière effective au cours de la procédure pénale, en ce qu’il avait présenté des preuves à décharge et contesté les preuves à charge. Elle ajouta qu’une partie de ses demandes, visant à l’obtention de nouvelles preuves, avait été accueillie par les juridictions inférieures et que leurs refus de recueillir d’autres preuves souhaitées par la défense avaient été adéquatement motivés.

44. Faisant siens les autres motifs de la cour d’appel, la Cour suprême de cassation estima encore que les faits étaient bien établis, que les règles matérielles et procédurales avaient été correctement appliquées et que les droits de l’accusé avaient été pleinement respectés.

B. Les conditions de détention du requérant

45. Le requérant séjourna au centre de détention provisoire de Burgas du 5 octobre 1999 au 27 janvier 2000, puis du début du mois de mars au 14 avril 2000. Il séjourna à la prison de Burgas du 27 janvier 2000 au début du mois de mars 2000, puis du 14 avril 2000 au 25 février 2004. À cette dernière date, il fut transféré à la prison de Sofia, où il est toujours détenu.

1. Le centre de détention provisoire de Burgas

46. Le requérant expose qu’il était enfermé dans une cellule sans fenêtre, sans toilettes et sans eau courante. Le local aurait été mal ventilé et mal éclairé. Le requérant n’aurait eu accès à aucune sortie en plein air. L’accès aux équipements sanitaires aurait été limité et le temps imparti pour la toilette des détenus insuffisant. Le requérant insiste sur les conditions d’hygiène, qui auraient été déplorables dans cet établissement pénitentiaire. Plus tard, il aurait été placé dans une autre cellule avec deux autres détenus. Il n’y aurait eu qu’un seul banc dans cette cellule, de sorte que ses codétenus et lui auraient été contraints de dormir à tour de rôle.

47. D’après un rapport du directeur général des établissements pénitentiaires présenté par le Gouvernement, à cette époque-là chaque cellule du centre de détention provisoire de Burgas possédait un banc pour unique meuble. Les cellules auraient été dépourvues de fenêtres et la lumière du jour y aurait pénétré par les trous des plaques métalliques fixées aux portes. L’établissement en cause aurait disposé d’un seul bloc sanitaire et n’aurait pas comporté d’espace à ciel ouvert aménagé pour les détenus. Selon le même rapport, de 2002 à 2009 l’établissement fut entièrement rénové et aménagé de manière à assurer des conditions de détention respectant la dignité des détenus.

2. La prison de Burgas

48. Le requérant allègue que sa cellule à la prison de Burgas avait une superficie de 6 m2. Il aurait disposé d’un lit et d’un casier métallique. Il n’y aurait eu ni eau courante ni toilettes dans sa cellule. Il aurait utilisé un seau en plastique pour ses besoins naturels. Comme tous les détenus, il aurait eu la possibilité de sortir de sa cellule trois fois par jour, pendant trente minutes, pour vider son seau et remplir sa bouteille d’eau. À l’appui de ces allégations, l’intéressé présente une déclaration de son coaccusé A.S., qui aurait été détenu avec lui dans les mêmes conditions à la prison de Burgas. Le requérant aurait de surcroît été obligé de porter un uniforme de condamné alors que la réglementation interne lui aurait permis de porter ses propres vêtements.

49. Le requérant expose qu’au début de son séjour dans cette prison, il fut privé d’exercice en plein air. D’après la déclaration d’A.S. (paragraphe 48 ci-dessus), les détenus pouvaient sortir en plein air une fois tous les deux jours, pendant une heure. Le requérant n’aurait été associé à aucune activité organisée dans l’enceinte de la prison de Burgas. À plusieurs reprises, il aurait demandé à l’administration pénitentiaire à pouvoir participer aux différents programmes de formation et d’activités professionnelles et à être transféré à la prison de Sofia pour être plus près de sa famille, mais ses demandes seraient restées sans suite.

50. Selon un rapport du directeur de la prison de Burgas présenté par le Gouvernement, le requérant avait eu du mal à s’adapter au règlement pénitentiaire et avait affiché un comportement contestataire et irrespectueux vis-à-vis des surveillants et de l’administration pénitentiaire. Le requérant aurait néanmoins bénéficié de tous les droits accordés aux personnes privées de liberté. Il aurait été logé et nourri conformément aux normes pénitentiaires. Il aurait bénéficié quotidiennement d’une sortie en plein air et aurait joui du libre accès à la bibliothèque de la prison. Il aurait consulté à plusieurs reprises un psychologue et aurait eu plusieurs entrevues avec le responsable des activités à la prison.

3. La prison de Sofia

51. À la suite de son transfert à la prison de Sofia, le requérant fut soumis au régime pénitentiaire dit « spécial », qui se caractérise par un isolement quasi total d’avec le reste de la population carcérale.

52. L’intéressé expose que, de février 2004 jusqu’à l’été 2006, il fut enfermé dans une cellule mesurant 4 x 2 m, qu’il partageait avec un autre prisonnier. Les deux lits auraient occupé l’essentiel de la surface au sol, ce qui aurait laissé aux deux détenus un espace libre d’à peine 2 m2. Il n’y aurait pas eu d’eau courante dans la cellule et les prisonniers auraient utilisé un seau en guise de toilettes.

53. Le requérant aurait passé la majeure partie de la journée assis sur son lit, faute d’espace libre dans la cellule. Il aurait pris ses repas dans la cellule et aurait été autorisé à se promener dans la cour de la prison une fois par jour, pendant une heure. Son accès à la bibliothèque de la prison se serait limité aux quelques minutes nécessaires pour choisir et emprunter un livre, et immédiatement après il aurait été raccompagné jusqu’à sa cellule. Il aurait eu la possibilité de se rendre à la chapelle de la prison deux fois par an, pendant les fêtes de Pâques et de Noël, mais en dehors de la messe afin de ne pas rencontrer les autres prisonniers.

54. Jusqu’en 2005, le quartier de haute sécurité de la prison aurait été surpeuplé et les détenus malades n’auraient pas été séparés des autres prisonniers, ce qui aurait favorisé la transmission de maladies infectieuses. Les conditions matérielles se seraient améliorées quelque peu, après les travaux effectués en 2005 et 2006 dans cette aile de la prison. En décembre 2008, il aurait bénéficié d’un assouplissement de son régime pénitentiaire. Cependant, comme tous les prisonniers de sa catégorie, il aurait continué à être séparé du reste de la population carcérale et sa cellule serait restée fermée à clé pendant la journée. En 2004 et 2005, il aurait effectué dans sa cellule un travail occasionnel consistant à plier des enveloppes. Depuis 2010, il aurait la possibilité de se rendre dans une salle d’activités, où il pourrait discuter avec d’autres prisonniers condamnés à la perpétuité et lire des livres.

55. Selon un rapport du directeur de la prison de Sofia daté du 11 octobre 2011, l’aile de haute sécurité de la prison de Sofia fut entièrement rénovée en 2005 et 2006. À la date du rapport en question, le requérant aurait été détenu dans une cellule individuelle d’une superficie de 7,7 m2 disposant d’un lit, d’une table, d’un casier, d’une douche et de toilettes privatives. Sa cellule aurait disposé de chauffage et de l’accès à l’eau chaude, et aurait été bien éclairée.

56. En dehors des contraintes liées à son régime pénitentiaire, le requérant bénéficierait des activités offertes aux autres détenus : il aurait la possibilité de travailler, d’aller à la bibliothèque ou à la chapelle de la prison, de recevoir les visites de ses proches, d’écrire et de recevoir des lettres. Il pourrait par ailleurs bénéficier d’un assouplissement de son régime pénitentiaire conformément à l’article 198 de la loi pénitentiaire, sous réserve d’un avis favorable d’une commission spéciale, et rejoindre à terme le reste de la population carcérale.

57. Par ailleurs, en 2010 le requérant demanda l’annulation d’un certain nombre de dispositions du règlement d’application de la loi pénitentiaire relatives aux modalités d’exécution de sa peine perpétuelle. Son recours fut rejeté de manière définitive par un arrêt du 14 septembre 2011 de la Cour administrative suprême, qui jugea que les dispositions attaquées du règlement d’application n’étaient pas contraires à la loi pénitentiaire et que l’adoption du règlement n’était pas entachée d’irrégularités susceptibles de justifier leur annulation.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les modalités d’exécution des peines perpétuelles et les recours indemnitaires fondés sur la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage

58. Le droit et la jurisprudence internes pertinents concernant le régime d’exécution des peines perpétuelles et les actions en dommages et intérêts en vue de la réparation du préjudice causé par de mauvaises conditions de détention se trouvent résumés dans l’arrêt Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie (nos 15018/11 et 61199/12, §§ 108-135 et §§ 136-146 respectivement, CEDH 2014 (extraits)).

B. Le droit d’être assisté par un avocat dans le cadre de poursuites pénales et les informations à communiquer au détenu concernant ses droits

1. La loi sur le ministère de l´Intérieur et son règlement d´application

59. La loi de 1997 sur le ministère de l’Intérieur et son règlement d’application de 1998 permettaient à la police d’arrêter et de détenir pendant vingt-quatre heures les personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales. Les personnes arrêtées avaient le droit d’être assistées par un avocat dès leur arrestation. Les articles pertinents de la loi et du règlement, dans leur rédaction en vigueur à l’époque de l’arrestation du requérant, se lisaient comme suit :

Article 70 de la loi de 1997

« 1) Les services de police peuvent détenir les personnes :

1. qui ont commis des infractions pénales (...)

4) Dès le moment de leur arrestation, les personnes détenues ont droit à l’assistance d’un avocat. »

Article 54 du règlement d’application de la loi

« 1) Une ordonnance de détention est délivrée pour les personnes mentionnées à l’article 53, alinéa 1.

2) L’ordonnance délivrée en vertu de l’alinéa 1 mentionne :

(...)

5. les droits reconnus à l’intéressé en vertu de l’article 70, alinéas 3 et 4, de la loi sur le ministère de l’Intérieur.

3) L’ordonnance est signée par le service de police et la personne détenue.

(...)

6) Une copie de l’ordonnance est remise à la personne détenue. »

60. À l’époque de l’arrestation du requérant, la législation interne ne prévoyait pas la remise au détenu d’un document séparé énumérant ses droits, dont le droit à être assisté par un avocat.

61. Le 6 mars 2002, le ministre de l’Intérieur émit une instruction interne en vertu de laquelle le détenu devait signer, immédiatement après son arrestation, une déclaration en deux exemplaires énumérant ses droits, y compris le droit à être assisté par un avocat.

62. En 2003, l’alinéa 3 de l’article 54 du règlement d’application de la loi sur le ministère de l’Intérieur (paragraphe 59 ci-dessus) fut modifié. L’alinéa en question prévoyait la remise d’une « déclaration des droits » au détenu, que celui-ci devait signer, en indiquant entre autres son intention de se prévaloir de son droit à l’assistance d’un avocat ou de renoncer à ce droit. La nouvelle rédaction de cet alinéa se lisait comme suit :

« 3) Le détenu remplit une déclaration indiquant qu’il a été informé de ses droits et s’il entend ou non exercer ses droits découlant de l’aliéna 2, point 5, lettres b à e. »

63. Les actes législatifs et règlementaires internes adoptés en la matière depuis cette époque ont repris cette « déclaration des droits » que le détenu doit signer après son arrestation.

2. Le code de procédure pénale

64. Le code de procédure pénale de 1974 permettait à l´époque de la procédure litigieuse à l’enquêteur chargé d’une affaire pénale d’ordonner la détention du suspect pour vingt-quatre heures. Cette détention pouvait être prolongée par le procureur jusqu’à atteindre une durée totale de trois jours. Les dispositions législatives relatives à cette détention et aux droits conférés au suspect pendant celle-ci étaient libellées comme suit :

Article 202

« 1) L’enquêteur, même sans autorisation du procureur, peut ordonner la détention préliminaire pour un crime poursuivi d’office pour lequel l’instruction préliminaire est obligatoire quand :

1. l’intéressé a été appréhendé au moment de la commission du crime ou juste après ;

2. un témoin oculaire a désigné l’intéressé comme l’auteur du crime ;

3. des traces visibles du crime ont été découvertes sur le corps ou les vêtements ou dans le logement de l’intéressé ;

4. l’intéressé a tenté de s’enfuir (...) »

Article 203

« 1) L’enquêteur doit dans un délai de vingt-quatre heures informer le procureur de la mise en détention et lui indiquer le fondement de celle-ci.

2) Le procureur est tenu de confirmer ou d’annuler sur-le-champ la décision de mise en détention. Dans les circonstances prévues à l’article 202, alinéa 1, points 1 et 3, si la détention a été ordonnée pour un crime grave poursuivi d’office, le procureur peut proroger le délai jusqu’à trois jours.

3) Si, à l’expiration du délai prévu aux alinéas 1 et 2, aucune accusation n’a été notifiée à l’intéressé, l’enquêteur est tenu de libérer celui-ci.

(...) »

Article 206

« 1) La personne qui fait l’objet d’une mesure (...) fondée sur l’article 202 jouit des droits suivants : connaître les actes dont elle est soupçonnée ; livrer des dépositions ; faire des démarches (...) en vue de contester les actes des organes chargés de l’instruction préliminaire (...)

2) Concernant les dépositions (...) mentionnées à l’alinéa précédent, les dispositions des articles 73, 87 (...) trouvent à s’appliquer mutatis mutandis. »

65. Au cours de l’instruction préliminaire, les accusations formulées à l’encontre du suspect lui sont officiellement notifiées au moyen d’un acte d’inculpation. Celui-ci lui confère la qualité procédurale d’inculpé (обвиняем). À partir de ce moment-là, la déposition de l’intéressé peut être recueillie pour servir d’élément de preuve dans le cadre de la procédure pénale. L’inculpé dispose de plusieurs droits procéduraux, y compris le droit d’être assisté par un avocat au stade de l’instruction préliminaire. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale de 1974 sont ainsi libellées :

Article 50

« L’inculpé est la personne à l’encontre de laquelle a été formulée l’accusation, dans les conditions et selon les modalités prévues par le présent code. »

Article 51

« 1) L’inculpé jouit des droits suivants : savoir de quoi il est accusé et sur la base de quelles preuves, livrer des dépositions sur l’accusation, prendre connaissance du dossier et en obtenir les extraits nécessaires, présenter des preuves, participer à la procédure pénale, formuler des demandes (...), prendre la parole en dernier, contester les décisions des tribunaux et des organes chargés de l’instruction préliminaire qui portent atteinte à ses droits et intérêts légitimes, et être assisté par un défenseur. À la demande de l’inculpé, le défenseur est présent pendant la mise en œuvre des mesures d’instruction.

(...) »

Article 67

« 1) Le défenseur peut être une personne qui exerce la profession d’avocat.

(...) »

Article 70

« 1) La participation d’un défenseur à la procédure pénale est obligatoire lorsque :

(...)

3. l’affaire pénale concerne un crime passible de la peine capitale, de l’emprisonnement à vie ou de la privation de liberté pour une durée d’au moins dix ans.

3) Quand la participation d’un défenseur est obligatoire, l’organe compétent est tenu de désigner comme défenseur une personne qui exerce la profession d’avocat.

4) Le défenseur commis d’office est écarté de la procédure pénale si l’inculpé a mandaté un autre défenseur. »

Article 72

« 1) À tout stade de la procédure, l’inculpé peut renoncer à son droit à être assisté par un défenseur, excepté dans les cas de figure prévus à l’article 70, alinéa 1, points 1 à 3.

(...) »

Article 73

« 1) Le défenseur peut prendre part à la procédure pénale dès l’arrestation ou l’inculpation de l’intéressé.

2) L’organe chargé de l’instruction préliminaire est tenu d’informer l’inculpé de son droit à être assisté par un défenseur-avocat et de lui donner la possibilité de prendre contact avec celui-ci. Il ne peut effectuer aucune mesure d’instruction avant d’avoir rempli cette obligation.

(...) »

Article 85

« 1) Les preuves sont établies par la déposition de l’inculpé, la déposition du suspect, les dépositions des témoins, les procès-verbaux des mesures d’enquête et de procédure, et par d’autres moyens prévus par le présent code.

2) Sont irrecevables les moyens de preuve qui ne sont pas recueillis ou rédigés conformément aux règles du présent code.

(...) »

Article 87

« 1) L’inculpé dépose oralement et directement devant l’organe compétent. Les dépositions sont livrées en présence d’un défenseur si l’inculpé le demande. La demande est consignée dans un procès-verbal et le défenseur est convoqué à l’interrogatoire.

(...)

3) L’inculpé peut refuser de déposer.

(...) »

Article 91

« 1) L’accusation et la condamnation ne peuvent pas reposer sur les seuls aveux de l’inculpé.

2) Les aveux de l’inculpé ne libèrent pas les organes compétents de leur obligation de rassembler d’autres preuves au cours de la procédure. »

3. La jurisprudence

66. En vertu de la jurisprudence constante de la Cour suprême de cassation bulgare, si les organes chargés de l’enquête pénale omettent d’inculper formellement le suspect conformément aux exigences du code de procédure pénale, cette omission engendre une restriction des droits de la défense et oblige les tribunaux à renvoyer l’affaire au stade de l’instruction préliminaire et à ces mêmes organes afin qu’ils y remédient (Тълкувателно решение № 2 от 7.10.2002 г. на ВКС по т. н. д. № 2/2002 г., ОСНК).

67. De même, l’absence d’un défenseur lors de l’inculpation du suspect et lors des mesures d’instruction subséquentes, lorsque l’assistance d’un avocat est obligatoire en vertu du code de procédure pénale, s’analyse en un manquement procédural majeur qui impose le renvoi de l’affaire aux organes chargés de l’instruction préliminaire (Решение № 68 от 21.04.1992г. по н.д. № 986/91г. на ВС, I н.о.). Dans ce cas, lesdits organes sont tenus de renouveler les mesures d’instruction en cause en présence d’un défenseur (Решение № 604 от 31.10.1991г. по н.д. № 436/91г. на ВС, I н.о.).

68. Conformément à la jurisprudence constante des tribunaux bulgares, les éléments de preuve recueillis en méconnaissance des règles du code de procédure pénale, y compris les déclarations faites devant la police, n’ont aucune valeur probante et sont écartés du dossier pénal (Решение № 179 от 21.11.1997г. на ВКС по н.д. № 182/1997г. ВК ; Решение № 361 от 8.07.2003г. на ВКС по н.д. № 123/2003г.,III н.о. ; Решение № 518 от 21.01.2009г. на ВКС по н.д. № 435/2008г., II н.о., НК).

III. LE DROIT INTERNATIONAL ET LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE PERTINENTS

A. L’Organisation des Nations unies

69. L’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (« le Pacte ») protège le droit à un procès équitable. La partie pertinente de cet article se lit comme suit :

Article 14

« (...)

3. Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

(...)

b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

(...)

d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un, et, chaque fois que l’intérêt de la justice l’exige, à se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, si elle n’a pas les moyens de le rémunérer (...) »

70. Le Comité des droits de l’homme (CDH) est l’organe qui surveille la mise en œuvre du Pacte, à travers les rapports périodiques des États et les communications individuelles.

71. Le CDH considère que l’assistance d’un avocat doit être possible non pas uniquement à partir du procès mais à toutes les étapes de la procédure (voir les affaires Kelly c. Jamaïque, 1991, 253/1987, § 5.10., et Borisenko c. Hongrie, 2002, 852/1999, § 7.5), y compris lors des interrogatoires de police (voir l’affaire Gridin c. Fédération de Russie, 2000, 770/1997, § 8.5.). Cependant, dans l’affaire Levinov c. Bélarus (2011, 1812/2008, § 8.3), le CDH a estimé qu’en l’absence de tout acte d’enquête pendant la période où le suspect n’avait pas eu accès à un avocat, l’article 14 § 3 b) du Pacte n’avait pas été enfreint par les autorités.

72. Pour ce qui est du droit d’être informé du droit à un avocat, dans ses observations finales du quatrième rapport périodique concernant les Pays‑Bas ((2009) UN doc. CCPR/C/NDL/CO/4, § 11), le CDH a estimé que les États doivent donner pleinement effet au droit de prendre contact avec un conseil avant un interrogatoire de police et veiller à ce que les personnes soupçonnées d’une infraction pénale soient informées, dès le moment de leur arrestation, de leur droit à l’assistance d’un avocat.

73. Par ailleurs, dans un certain nombre d’affaires, le CDH a conclu à une violation de l’article 14 § 3 d) du Pacte en raison de l’absence d’information de l’accusé quant à son droit à l’assistance d’un avocat (Saidova c. Tadjikistan, 2004, 964/2001 ; Khoroshenko c. Fédération de Russie, 2011, 1304/2004).

B. L’Union européenne

74. Le 22 mai 2012 fut adoptée la Directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil relative au droit à l’information dans les procédures pénales. Son délai de transposition dans les législations des États membres de l’Union était fixé au 2 juin 2014. Les dispositions pertinentes de cette directive se lisent comme suit :

Article premier
Objet

« La présente directive définit des règles concernant le droit des suspects ou des personnes poursuivies d’être informés de leurs droits dans le cadre des procédures pénales et de l’accusation portée contre eux (...) »

Article 2
Champ d’application

« 1. La présente directive s’applique dès le moment où des personnes sont informées par les autorités compétentes d’un État membre qu’elles sont soupçonnées d’avoir commis une infraction pénale ou qu’elles sont poursuivies à ce titre, et jusqu’au terme de la procédure (...) »

Article 3
Droit d’être informé de ses droits

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent rapidement des informations concernant, au minimum, les droits procéduraux qui figurent ci-après, tels qu’ils s’appliquent dans le cadre de leur droit national, de façon à permettre l’exercice effectif de ces droits :

a) le droit à l’assistance d’un avocat (...)

2. Les États membres veillent à ce que les informations fournies au titre du paragraphe 1 soient données oralement ou par écrit, dans un langage simple et accessible, en tenant compte des éventuels besoins particuliers des suspects ou des personnes poursuivies vulnérables. »

Article 4
Déclaration de droits lors de l’arrestation

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies qui sont arrêtés ou détenus reçoivent rapidement une déclaration de droits écrite. Ils sont mis en mesure de lire la déclaration de droits et sont autorisés à la garder en leur possession pendant toute la durée où ils sont privés de liberté (...) »

75. Le 22 octobre 2013 fut adoptée la Directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil relative, entre autres, au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales. Son délai de transposition dans les législations des États membres de l’Union était fixé au 27 novembre 2016. Les dispositions pertinentes de cette directive se lisent ainsi :

Article premier
Objet

« La présente directive définit des règles minimales concernant [le droit] dont bénéficient les suspects et les personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales (...) d’avoir accès à un avocat (...) »

Article 2
Champ d’application

« 1. La présente directive s’applique aux suspects ou aux personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, dès le moment où ils sont informés par les autorités compétentes d’un État membre, par notification officielle ou par tout autre moyen, qu’ils sont soupçonnés ou poursuivis pour avoir commis une infraction pénale, qu’ils soient privés de liberté ou non. Elle s’applique jusqu’au terme de la procédure (...) »

Article 3
Le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies disposent du droit d’accès à un avocat dans un délai et selon des modalités permettant aux personnes concernées d’exercer leurs droits de la défense de manière concrète et effective.

2. Les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat sans retard indu. En tout état de cause, les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat à partir de la survenance du premier en date des événements suivants :

a) avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire ;

b) lorsque des autorités chargées des enquêtes ou d’autres autorités compétentes procèdent à une mesure d’enquête ou à une autre mesure de collecte de preuves conformément au paragraphe 3, point c) ;

c) sans retard indu après la privation de liberté ;

d) lorsqu’ils ont été cités à comparaître devant une juridiction compétente en matière pénale, en temps utile avant leur comparution devant ladite juridiction.

3. Le droit d’accès à un avocat comprend les éléments suivants :

a) les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient le droit de rencontrer en privé l’avocat qui les représente et de communiquer avec lui, y compris avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire ;

b) les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient droit à la présence de leur avocat et à la participation effective de celui-ci à leur interrogatoire. Cette participation a lieu conformément aux procédures prévues par le droit national, à condition que celles-ci ne portent pas atteinte à l’exercice effectif et à l’essence même des droits concernés. Dans le cas où l’avocat participe à un interrogatoire, le fait que cette participation ait eu lieu est consigné conformément à la procédure de constatation prévue par le droit de l’État membre concerné ;

c) les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient droit au minimum à la présence de leur avocat lors des mesures d’enquête ou des mesures de collecte de preuves suivantes, lorsque ces mesures sont prévues par le droit national et si le suspect ou la personne poursuivie est tenu d’y assister ou autorisé à y assister :

i) séances d’identification des suspects ;

ii) confrontations ;

iii) reconstitutions de la scène d’un crime.

4. Les États membres s’efforcent de rendre disponibles des informations générales afin d’aider les suspects ou les personnes poursuivies à trouver un avocat.

Nonobstant les dispositions du droit national relatives à la présence obligatoire d’un avocat, les États membres prennent les dispositions nécessaires afin que les suspects ou les personnes poursuivies qui sont privés de liberté soient en mesure d’exercer effectivement leur droit d’accès à un avocat, à moins qu’ils n’aient renoncé à ce droit conformément à l’article 9.

(...) »

Article 9
Renonciation

« 1. Sans préjudice du droit national qui requiert obligatoirement la présence ou l’assistance d’un avocat, les États membres veillent, en ce qui concerne toute renonciation à un droit visé aux articles 3 et 10, à ce que :

a) le suspect ou la personne poursuivie ait reçu, oralement ou par écrit, des informations claires et suffisantes, dans un langage simple et compréhensible, sur la teneur du droit concerné et les conséquences éventuelles d’une renonciation à celui‑ci ; et

b) la renonciation soit formulée de plein gré et sans équivoque.

2. La renonciation, qui peut être effectuée par écrit ou oralement, est consignée, ainsi que les circonstances dans lesquelles elle a été formulée, conformément à la procédure de constatation prévue par le droit de l’État membre concerné.

3. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies puissent révoquer une renonciation à la suite de chaque étape de la procédure pénale et à ce qu’ils soient informés de cette possibilité. Cette révocation prend effet à partir du moment où elle est effectuée. »

IV. LES RAPPORTS DU COMITÉ EUROPÉEN POUR LA PRÉVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DÉGRADANTS (CPT)

76. Le centre de détention provisoire de Burgas fut visité en 1999 par une délégation du CPT. La partie pertinente du rapport publié à l’issue de cette visite a été citée au paragraphe 54 de l’arrêt de la chambre.

77. La prison de Burgas fut visitée par une délégation du CPT en avril 2002. La partie pertinente du rapport publié de la délégation a été reproduite au paragraphe 55 de l’arrêt de la chambre.

78. La prison de Sofia fut visitée par une délégation du CPT en septembre 2006, en décembre 2008, en mars et avril 2014 et en février 2015. Les quatre rapports de visite ont été publiés. Les parties pertinentes des rapports des trois premières visites ont été reproduites aux paragraphes 57-59 de l’arrêt de la chambre.

79. La partie pertinente du dernier rapport de visite de cette prison, datant de 2015, se lit comme suit :

[Traduction du greffe]

« 3. Les conditions de détention

a) Les conditions matérielles

(...)

39. Au moment de la visite, la section fermée de la prison de Sofia hébergeait 816 détenus pour une capacité officielle de 650 places. La section fermée de la prison de Varna accueillait 422 détenus pour une capacité officielle de 350 places. Quant à la prison de Burgas, elle comptait au moment de la visite 579 détenus hébergés dans la section fermée pour une capacité officielle de 371 places.

Dans les trois prisons, l’écrasante majorité des cellules était extrêmement surpeuplée (...) Dans les prisons de Sofia et de Varna, la situation était restée semblable à celle observée précédemment, la plupart des détenus disposant d’à peine plus de 2 m² d’espace vital par personne.

40. La situation s’était encore aggravée du fait que les conditions matérielles dans les trois prisons visitées en 2015 présentaient toujours un état de délabrement et d’insalubrité avancé qui allait en empirant, malgré quelques efforts superficiels de dernière minute observés par la délégation. La plupart des installations sanitaires communes dans les prisons de Sofia, de Burgas et de Varna étaient totalement délabrées et dépourvues d’hygiène. De plus, elles n’étaient accessibles aux détenus que pendant la journée ; la nuit, la majorité des détenus devaient utiliser des seaux (un par cellule).

Les cellules étaient généralement équipées de lits superposés sur deux ou trois niveaux, et l’accès à la lumière naturelle et l’aération y étaient médiocres. Les murs étaient couverts de moisissure, le sol était endommagé et il y avait des fuites au plafond ; les cellules étaient infestées de cafards, de punaises des lits et autre vermine. Il convient de noter à cet égard que les détenus ne disposaient pas de produits de nettoyage.

Le chauffage ne fonctionnait que quelques heures par jour (à la prison de Sofia, la délégation a mesuré environ 14o C dans les cellules et 10o C dans les toilettes des cellules (...)

On peut donc affirmer que ces établissements étaient en grande partie impropres à l’hébergement de détenus et présentaient un risque sérieux pour la santé de ceux-ci et du personnel. Malgré les critiques répétées, aucun progrès n’a été observé concernant la mise en œuvre des recommandations formulées par le CPT à la suite de ses visites en 2010, 2012 et 2014. En résumé, le CPT estime que les conditions matérielles régnant dans les trois prisons visitées pourraient à elles seules être considérées comme constituant un traitement inhumain et dégradant.

(...)

b) Le régime

(...)

43. Les possibilités d’activités motivantes dans les prisons de Sofia, de Varna et de Burgas étaient très limitées. Les cellules étaient déverrouillées pendant la journée (excepté les unités de haute sécurité et les unités d’admission) et la plupart des détenus déambulaient simplement dans les couloirs ou restaient dans leurs cellules à regarder la télévision ou jouer à des jeux de société avec d’autres détenus. Tous les détenus avaient accès à une bibliothèque et à un espace multiconfessionnel.

La seule activité organisée pour la plupart des détenus était l’exercice quotidien en plein air, accordé généralement pour une heure à la prison de Varna, une heure et demie à la prison de Sofia et deux heures à la prison de Burgas.

44. Concernant le travail, à la prison de Sofia 258 détenus avaient un emploi (120 postes de travail étant toutefois non rémunérés), la plupart d’entre eux dans les services généraux d’entretien de la prison (...) Des activités éducatives étaient proposées à 78 détenus à Sofia et à 49 détenus à la prison de Varna. Parmi d’autres activités figuraient des cours de langues et des cours d’informatique (225 détenus y participaient à la prison de Sofia) (...) »

80. Le 26 mars 2015, le CPT a publié une déclaration relative à la Bulgarie en vertu de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cette déclaration se lit comme suit (notes de bas de page omises) :

« 1. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a effectué dix visites en Bulgarie depuis 1995. Au cours de ces visites, les délégations du Comité se sont rendues dans toutes les prisons sauf une, plusieurs établissements de détention provisoire (IDF) et de nombreux établissements de police dans le pays.

2. De graves manquements ont été mis en évidence au cours des visites susmentionnées, notamment en ce qui concerne les établissements de police et les établissements pénitentiaires. Des recommandations ont été formulées à maintes reprises au cours des 20 dernières années en ce qui concerne ces deux domaines.

Dans ses rapports, le CPT a maintes fois attiré l’attention des autorités bulgares sur le fait que le principe de coopération entre les États parties et le CPT, tel qu’il est énoncé à l’article 3 de la Convention établissant le Comité, ne se limite pas aux mesures prises pour faciliter la tâche d’une délégation qui effectue une visite. Il exige aussi que des mesures résolues soient prises pour améliorer la situation à la lumière des recommandations formulées par le CPT.

Dans leur très grande majorité, ces recommandations n’ont pas été suivies d’effet ou ne l’ont été que partiellement. Au cours des visites du Comité en Bulgarie en 2010, 2012, 2014 et 2015, les délégations du CPT ont constaté l’absence de mesures résolues prises par les autorités, menant à une détérioration constante de la situation des personnes privées de liberté.

3. Dans le rapport relatif à sa visite de 2012, le Comité avait fait part de son extrême préoccupation concernant l’absence de progrès constatée dans le système pénitentiaire bulgare et il a souligné que cela pourrait obliger le CPT à envisager de recourir à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

La procédure susmentionnée a été lancée après la visite de mars/avril 2014 ; en effet, les constatations faites par le Comité au cours de cette visite ont montré le manquement persistant des autorités bulgares à remédier à certaines défaillances fondamentales concernant la manière dont sont traitées les personnes privées de liberté et les conditions dans lesquelles celles-ci sont détenues. Le rapport de visite a mis en lumière un certain nombre de préoccupations de longue date, dont certaines remontent à la toute première visite périodique en Bulgarie en 1995, en ce qui concerne le phénomène des mauvais traitements (tant dans le contexte de la police que dans celui des établissements pénitentiaires), la violence entre détenus, le surpeuplement carcéral, les mauvaises conditions matérielles de détention dans les IDF et les prisons, les services médicaux pénitentiaires insuffisants et le faible niveau des effectifs en personnel de surveillance, ainsi que des préoccupations concernant la discipline, le placement à l’isolement et les contacts avec le monde extérieur.

4. Les préoccupations du CPT n’ont, c’est le moins qu’on puisse dire, pas été apaisées par les réponses des autorités bulgares tant au rapport relatif à la visite de 2014 du CPT qu’à la lettre par laquelle le Comité a informé les autorités du déclenchement de la procédure prévue à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention. En effet, celles-ci étaient succinctes, contenaient très peu d’informations nouvelles et n’abordaient pas la plupart des recommandations du Comité, se contentant généralement de citer la législation en vigueur et/ou d’expliquer l’inaction en faisant référence aux restrictions budgétaires. En outre, la plupart des informations figurant dans le rapport du CPT au sujet des mauvais traitements et de la violence entre détenus ont été tout simplement rejetées.

La visite de 2015 a donc été pour le Comité l’occasion d’évaluer les progrès réalisés dans la mise en œuvre de ses recommandations de longue date et d’examiner, en particulier, le traitement et les conditions de détention des personnes détenues dans les prisons de Sofia, Burgas et Varna, ainsi qu’à l’IDF de Sofia (situé Boulevard G.M. Dimitrov).

Malheureusement, les constatations faites lors de la visite susmentionnée montrent qu’il n’y a eu guère ou pas de progrès réalisés dans la mise en œuvre des principales recommandations formulées à maintes reprises par le CPT.

Pour ces raisons, le Comité n’a pas d’autre choix que de faire une déclaration publique, conformément à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention. Il a pris cette décision à l’occasion de sa 86e réunion plénière, en mars 2015.

Mauvais traitements infligés par la police

5. Au cours de la visite de 2015, la délégation du Comité a recueilli un nombre considérable d’allégations de mauvais traitements physiques infligés délibérément à des personnes détenues par la police ; le nombre de ces allégations n’avait pas diminué depuis la visite de 2014, il était même en hausse à Sofia et à Burgas. Les violences alléguées consistaient généralement en des gifles, des coups de pied et, dans certains cas, des coups de matraque. La délégation en a conclu que les personnes des deux sexes (y compris les mineurs) placées en garde à vue continuaient à courir un risque considérable d’être maltraitées, que ce soit au moment de l’arrestation ou pendant l’interrogatoire ultérieur.

6. Il n’y avait guère eu de progrès, si tant est qu’il y en ait eu, concernant les garanties juridiques contre les mauvais traitements susceptibles d’être infligés par la police, et les recommandations cruciales du CPT dans ce domaine n’avaient toujours pas été suivies d’effet. En particulier, l’accès à un avocat restait exceptionnel pendant les 24 premières heures de garde à vue, et les avocats commis d’office ne jouaient pas leur rôle de garantie contre les mauvais traitements. En outre, les personnes placées en garde à vue continuaient d’être rarement mises à même d’informer sans délai une personne de leur choix de leur détention ; elles n’étaient pas non plus informées systématiquement de leurs droits dès le tout début de leur privation de liberté.

(...)

Détention dans les établissements relevant du ministère de la Justice

8. La situation concernant les mauvais traitements physiques infligés à des détenus par des membres du personnel reste alarmante dans les trois prisons visitées en 2015. De nombreuses allégations de mauvais traitements physiques infligés délibérément (consistant généralement en des gifles, des coups de poing, de pied et de matraque) ont été à nouveau recueillies dans les prisons de Sofia et de Burgas ; à Varna, la délégation du Comité a été submergée par de telles allégations. Dans un certain nombre de cas, la délégation a trouvé des indices médicaux compatibles avec les allégations recueillies.

(...)

12. Le surpeuplement reste une question très problématique dans le système pénitentiaire bulgare. Par exemple, à la prison de Burgas, dans leur grande majorité, les détenus disposaient de moins de 2 m² d’espace vital dans les cellules collectives, à l’exception notable de celles du quartier pour prévenus. La situation à la prison de Sofia restait analogue à celle observée dans le passé, la plupart des détenus ayant à peine plus de 2 m² d’espace vital par personne.

13. Les conditions matérielles dans les prisons de Sofia, Burgas et Varna restaient caractérisées par un état de délabrement qui ne faisait qu’empirer. En particulier, la plupart des sanitaires de ces trois prisons étaient totalement décrépits et insalubres, et le chauffage ne fonctionnait que quelques heures par jour. Dans leur majorité, les détenus ne bénéficiaient toujours pas d’un accès facile à des toilettes pendant la nuit et devaient recourir à des seaux ou à des bouteilles pour satisfaire leurs besoins naturels. Les cuisines des prisons de Burgas et de Varna (de même que le réfectoire de la prison de Varna) restaient répugnantes de saleté et insalubres, infestées de vermine, avec des canalisations qui fuyaient et débordaient, et des murs et des plafonds couverts de moisissures. La plupart des quartiers des établissements visités étaient impropres à l’hébergement d’êtres humains et représentaient un risque grave pour la santé tant des détenus que du personnel. En résumé, de l’avis du Comité, les conditions matérielles dans les trois prisons visitées pourraient, à elles seules, être considérées comme constituant un traitement inhumain et dégradant.

14. La grande majorité des détenus (y compris la quasi-totalité des prévenus) des trois établissements pénitentiaires visités en 2015 continuait de n’avoir aucun accès à des activités organisées hors cellule et restait dans l’oisiveté jusqu’à 23 heures sur 24.

(...)

Conclusions

17. Dans ses précédents rapports, le Comité a dûment pris acte des assurances données à maintes reprises par les autorités bulgares selon lesquelles des mesures seraient adoptées pour améliorer la situation des personnes placées en garde à vue ou détenues dans des établissements relevant de la responsabilité du ministère de la Justice. Néanmoins, les constatations faites par le CPT lors de la visite de 2015 montrent à nouveau que rien ou quasiment rien n’a été fait en ce qui concerne tous les problèmes susmentionnés qui durent depuis longtemps. Cette situation met en lumière le manquement persistant des autorités bulgares à remédier à la plupart des défaillances fondamentales concernant le traitement et les conditions de détention des personnes privées de liberté, malgré les recommandations formulées expressément et à maintes reprises par le Comité. Le CPT estime qu’une action à cet égard n’a que beaucoup trop tardé et que l’approche concernant l’ensemble de la question de la privation de liberté en Bulgarie doit changer radicalement.

18. Le Comité reconnaît tout à fait les difficultés auxquelles se heurtent les autorités bulgares. De l’avis du CPT, il y a une nécessité réelle de concevoir une politique pénitentiaire globale, au lieu de se concentrer exclusivement sur les conditions matérielles (qui, ainsi qu’il convient de le souligner, ne se sont améliorées que dans une mesure extrêmement limitée). Il est indéniablement important d’avoir un cadre législatif solide. Cependant, si les lois ne sont pas appuyées par des mesures décisives, concrètes et efficaces pour leur mise en œuvre, elles resteront lettre morte et le traitement et les conditions de détention des personnes privées de liberté en Bulgarie se dégraderont encore davantage. S’agissant de la manière dont sont traitées les personnes détenues par les forces de l’ordre, des mesures résolues sont nécessaires pour assurer le fonctionnement réel et efficace des garanties fondamentales contre les mauvais traitements (y compris l’information d’un proche ou d’un tiers concernant le placement en garde à vue, l’accès à un avocat, l’accès à un médecin, et les informations relatives aux droits).

En faisant la présente déclaration publique, le Comité entend motiver les autorités bulgares, en particulier les ministères de l’Intérieur et de la Justice, et souhaite les aider à prendre des mesures décisives conformément aux valeurs fondamentales auxquelles a souscrit la Bulgarie, en sa qualité d’État membre du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Dans ce contexte, les recommandations de longue date du CPT doivent être envisagées comme un outil permettant d’aider les autorités bulgares à mettre en évidence les dysfonctionnements et à procéder aux changements indispensables. En exécution de son mandat, le Comité s’engage pleinement à poursuivre son dialogue avec les autorités bulgares à cet effet. »

EN DROIT

I. SUR L’ÉTENDUE DE LA COMPÉTENCE DE LA GRANDE CHAMBRE

81. Dans son mémoire adressé à la Grande Chambre, ainsi qu’à l’audience, le requérant a demandé à la Grande Chambre de revenir sur la décision du 23 août 2011 par laquelle la chambre avait déclaré irrecevable le grief tiré de l’article 3 de la Convention, relatif à l’imposition de la peine perpétuelle.

82. Le Gouvernement s’oppose à cette demande. Pour lui, elle se heurte à la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre.

83. La Cour rappelle que le contenu et l’objet de l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité (voir, notamment, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140 et 141, CEDH 2001‑VII, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 235 et 236, CEDH 2012 (extraits), et Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 86, CEDH 2016). Cela signifie que la Grande Chambre ne peut pas examiner les parties de la requête que la chambre a déclarées irrecevables. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter en l’espèce de ce principe.

84. Dès lors, dans le cadre de la présente affaire, la Cour n’est pas compétente pour connaître du grief soulevé sous l’angle de l’article 3 de la Convention, relatif à l’imposition au requérant de la peine perpétuelle.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

85. Le requérant se plaint des conditions matérielles de sa détention et du régime pénitentiaire subi dans le centre de détention provisoire de Burgas et dans les prisons de Burgas et de Sofia. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est libellé comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

86. Le requérant invite la Grande Chambre à faire sienne la conclusion de la chambre selon laquelle il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

87. Le Gouvernement n’a pas formulé d’observations devant la Grande Chambre au sujet de ce grief. En revanche, il a indiqué qu’un vaste programme de réforme du système pénitentiaire bulgare était en cours. Selon lui, ce programme permettra à terme de faire appliquer les normes européennes de traitement des prisonniers, y compris en ce qui concerne les conditions de détention.

B. Appréciation de la Cour

88. La Cour relève que la chambre a conclu qu’il y avait eu violation de l’article 3 de la Convention (paragraphes 88-95 de l’arrêt de la chambre). La chambre s’est notamment exprimée ainsi :

« 89. Le requérant est incarcéré depuis octobre 1999. Depuis cette date, il est passé par trois établissements pénitentiaires différents : le centre de détention provisoire de Burgas, la prison de Burgas et la prison de Sofia.

90. La Cour relève que les parties s’accordent sur le caractère inadéquat des conditions matérielles qui régnaient au centre de détention provisoire de Burgas entre octobre 1999 et avril 2000, période durant laquelle le requérant y était incarcéré (...) Le rapport de visite du CPT de 1999 corrobore ce constat (...)

91. Le requérant a été ensuite transféré à la prison de Burgas, où il est resté entre 2000 et 2004 (...) Dans son rapport de visite de 2002, la délégation du CPT a indiqué que le quartier destiné aux prisonniers condamnés à la perpétuité à la prison de Burgas, où le requérant a séjourné, avait été récemment réaménagé, que les cellules individuelles avaient une superficie de 6 m2 et étaient pourvues d’une ventilation et d’un éclairage adéquats. Le problème principal constaté par la délégation du CPT était l’accès restreint aux équipements sanitaires communs et l’utilisation de seaux hygiéniques par les prisonniers (...)

92. Le 25 février 2004, le requérant a été transféré à la prison de Sofia, où il continue de purger sa peine. Selon les rapports des visites de 2006, 2008 et 2014 du CPT dans cet établissement pénitentiaire, toutes les cellules dans le quartier de haute sécurité de la prison de Sofia avaient des équipements sanitaires intégrés (...) Selon les informations présentées par le Gouvernement, cette partie de la prison a été rénovée en 2005 et 2006 et le requérant y est installé dans une cellule individuelle de superficie convenable (...) Cependant, le rapport de visite du CPT de 2014 fait de nouveau état d’un délabrement général du quartier de la prison de Sofia destiné aux condamnés à perpétuité, de l’absence de lumière naturelle et de l’hygiène insuffisante des locaux (...)

93. La Cour constate que tout au long de ces années, les modalités d’exécution de la peine perpétuelle du requérant, déterminées par le régime pénitentiaire appliqué à celui-ci, sont restées très contraignantes. Le requérant a été initialement placé sous le régime pénitentiaire dit « spécial » : il passait vingt-trois heures par jour enfermé dans sa cellule, la plupart du temps sur son lit ; son accès à la bibliothèque de la prison se limitait aux quelques minutes nécessaires pour choisir et emprunter un livre ; il pouvait aller à la chapelle de la prison deux fois par an, avec interdiction de rencontrer les autres prisonniers (...) En 2008, il a bénéficié d’un allègement de son régime pénitentiaire (...) Toutefois sa cellule continue à être fermée à clé pendant la journée et il continue à être isolé du reste de la population carcérale (...) Les rapports successifs du CPT font apparaître que les prisonniers du quartier de haute sécurité de la prison de Sofia ont très peu d’activités en dehors de leurs cellules et sont isolés du reste des prisonniers (...)

94. Au vu des éléments susmentionnés, et à l’instar de son constat dans le récent arrêt Harakchiev et Toloumov, précité, §§ 203-214, la Cour estime que les mauvaises conditions de détention du requérant, prises ensemble avec le régime restrictif d’exécution de sa peine perpétuelle et avec la longueur de la période d’incarcération concernée, ont soumis le requérant à une épreuve allant au-delà des souffrances inhérentes à l’exécution d’une peine privative de liberté. La Cour estime donc que le seuil de gravité nécessaire à l’application de l’article 3 de la Convention a été dépassé en l’occurrence. Le requérant a été mis dans une situation continue de méconnaissance de son droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants.

95. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention. »

89. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre. Elle observe de surcroît que le dernier rapport de visite du CPT en Bulgarie et la déclaration publiée par le CPT en 2015 témoignent de la persistance de mauvaises conditions de détention à la prison de Sofia (paragraphes 79 et 80 ci-dessus).

90. À l’instar de la chambre, la Cour considère que les conditions de détention du requérant, combinées avec le régime restrictif d’exécution de sa peine et la durée de son incarcération (depuis 1999), ont soumis le requérant à une épreuve qui va au-delà des souffrances inhérentes à l’exécution d’une peine privative de liberté et qui s’analyse en un traitement inhumain et dégradant.

91. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 C) DE LA CONVENTION

92. Le requérant allègue qu’il n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat pendant les premiers jours de sa détention. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 c), libellé comme suit :

Article 6

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent (...) »

93. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. L’arrêt de la chambre

94. Après avoir rappelé les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour concernant l’assistance d’un avocat, la chambre a estimé notamment que la présente espèce se distinguait de l’affaire Dayanan c. Turquie (no 7377/03, 13 octobre 2009) en ce que, à la différence de la législation turque à l’époque des faits, la législation bulgare pertinente n’imposait aucune restriction au droit des détenus à être assistés par un avocat de leur choix dès leur arrestation. La chambre a relevé que, pourtant, le requérant n’avait pas en pratique bénéficié de cette garantie pendant les trois premiers jours de sa détention. Elle a toutefois considéré qu’elle n’était pas en mesure de déterminer si cela était dû à la mauvaise foi des autorités où à la passivité du requérant.

95. La chambre a finalement conclu qu’il n’y avait pas eu atteinte à l’équité de la procédure, et ce pour les raisons suivantes : i) aucune pièce du dossier n’indiquait que le requérant avait été interrogé pendant les trois premiers jours de sa détention ; ii) tous ses interrogatoires avaient eu lieu après son inculpation du 6 octobre 1999 et en présence d’un avocat ; iii) aucune autre mesure d’instruction impliquant le requérant n’avait été effectuée pendant cette période initiale de détention ; iv) le requérant était passé aux aveux quelques jours plus tard, à un moment où il était assisté par un avocat de son choix et savait que sa déposition pourrait être utilisée à l’appui d’une éventuelle condamnation ; v) sa condamnation ne reposait pas uniquement sur ces aveux, mais sur un ensemble de preuves concordantes ; vi) le requérant avait amplement bénéficié de son droit de se défendre avec l’aide d’un avocat, et les juridiction internes avaient motivé leurs jugements (paragraphes 113-116 de l’arrêt de la chambre).

B. Thèses des parties

1. Le requérant

96. Le requérant invite la Grande Chambre à conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 en ce qu’il n’a pas été assisté par un avocat pendant sa garde à vue, du 3 au 6 octobre 1999 à 12 heures.

97. Il soutient qu’à plusieurs reprises, entre le 3 et le 6 octobre 1999, il a demandé à consulter un avocat mais que les autorités ont rejeté ses demandes. Il dit avoir été interrogé pendant cette période. Il maintient que ses allégations ne sont pas mal fondées. Il considère qu’il aurait été tout à fait illogique que les autorités d’enquête n’essayent pas de l’interroger pendant ce laps de temps et que l’absence de toute trace écrite de ces interrogatoires corrobore son allégation selon laquelle les enquêteurs l’ont pressé de passer aux aveux.

98. Le requérant estime que le fait qu’il ait gardé le silence pendant ses interrogatoires des 6 et 12 octobre 1999 ne peut être déterminant dans son cas. Il expose qu’il n’a pas eu la possibilité de consulter les avocats avant les interrogatoires et d’obtenir leurs conseils avisés. Pour cette même raison, le fait qu’il ait été assisté par un avocat de son choix au moment de livrer des aveux, le 21 octobre 1999, ne peut à ses yeux être retenu contre lui. Ainsi, la présence d’avocats lors de ces interrogatoires ne signifierait pas qu’il a bénéficié de l’assistance effective de ceux-ci.

99. Enfin, le droit d’être assisté par un avocat, énoncé à l’article 6 § 3 c), aurait une portée autonome par rapport à l’exigence d’un procès équitable consacrée à l’article 6 § 1. Le constat de violation ou de non-violation de ce droit autonome dans le cas d’espèce dépendrait uniquement de la réponse donnée à la question suivante : y avait-il ou non des raisons justifiant la restriction de l’accès à un avocat pendant sa garde à vue ? En l’absence de telles raisons, le fait que la condamnation ne reposait pas exclusivement sur les aveux du requérant ou le fait qu’il ait pu bénéficier de l’assistance effective d’un ou de plusieurs avocats pendant le reste de la procédure pénale seraient sans conséquence au regard de l’article 6 § 3 c).

2. Le Gouvernement

100. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à déclarer, à l’instar de la chambre, qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de ces dispositions de la Convention.

101. Il observe qu’en vertu de la législation interne le requérant avait droit à l’assistance d’un avocat dès son arrestation et que la police avait l’obligation légale de l’en informer. Il estime que, faute de preuve contraire, cette obligation a été respectée. Les allégations mêmes du requérant indiqueraient en tout état de cause qu’il savait que la législation interne lui conférait ce droit.

102. De plus, aucune pièce du dossier ne corroborerait les allégations du requérant selon lesquelles, pendant sa garde à vue, il a demandé à appeler un avocat et a essuyé un refus des autorités. À l’époque des faits, la législation interne n’aurait pas prévu la rédaction de documents écrits consignant le souhait du détenu de consulter un avocat ou la renonciation à ce droit. En outre, à aucun stade de la procédure pénale devant les juridictions internes le requérant n’aurait soulevé le grief relatif à l’absence d’un avocat pendant la garde à vue.

103. Par ailleurs, aucune pièce du dossier n’étayerait l’allégation du requérant selon laquelle il a été interrogé pendant sa garde à vue et avant son inculpation. Pendant l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a ajouté qu’à supposer même qu’une conversation ou un interrogatoire impliquant le requérant aient pu avoir lieu pendant la garde à vue, ceux-ci ont été informels et n’ont pu avoir d’incidence sur le cours des poursuites pénales. À aucun stade de la procédure, les autorités ne se seraient référées à d’éventuelles dépositions livrées par le requérant entre le 3 et le 6 octobre 1999 à 12 heures. De surcroît, le comportement de l’intéressé pendant cette période n’aurait pas été pris en compte lors des poursuites pénales subséquentes. Pendant ce laps de temps, le requérant aurait été arrêté, transféré à Burgas, conduit au centre de détention de cette ville et soumis à des examens médicaux. Il n’aurait jamais dit pendant la procédure interne qu’il avait été interrogé lors de sa garde à vue, et ses observations devant la Cour à ce sujet seraient incohérentes, contradictoires et très peu circonstanciées.

104. Le Gouvernement déclare enfin que le droit à un avocat énoncé à l’article 6 § 3 c) est l’un des éléments du droit à un procès pénal équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Dès lors, la Cour devrait selon lui chercher à établir s’il y a eu atteinte à l’équité globale de la procédure pénale menée en l’espèce du fait que le requérant n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat pendant sa garde à vue. À cet égard, le Gouvernement invite la Grande Chambre à entériner la conclusion de la chambre selon laquelle le requérant a bénéficié d’un procès pénal globalement équitable. Il estime que l’intéressé a été assisté par des avocats de son choix, que divers éléments de preuve ont été recueillis, que l’affaire a été minutieusement examinée par des juridictions de trois niveaux distincts, qui ont répondu aux arguments soulevés par la défense. Aucune déclaration du requérant ou autre élément de preuve pouvant être utilisés pour fonder sa condamnation n’auraient été recueillis pendant la période où il était en garde à vue et non assisté par un avocat.

3. Le tiers intervenant

105. Dans ses observations adressées à la Grande Chambre, l’Association pour la prévention de la torture souligne que l’assistance d’un avocat dès le début de la détention est l’une des garanties fondamentales liées à l’équité de la procédure pénale. Selon le tiers intervenant, il ressort de la jurisprudence de la Cour que celle-ci a conclu à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) quand des aveux obtenus au cours de la détention en l’absence d’un avocat avaient été utilisés par la suite pour motiver la condamnation (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, CEDH 2008), mais aussi quand les détenus avaient choisi de garder le silence (Dayanan c. Turquie, précité) ou de nier leur implication dans les faits qui leur étaient reprochés (Yeşilkaya c. Turquie, no 59780/00, 8 décembre 2009). Les organes chargés de veiller à la défense des droits de l’homme dans le système des Nations unies auraient également souligné l’importance de l’assistance d’un avocat dès les premières heures de détention.

106. L’assistance d’un avocat, à ce stade précoce des poursuites pénales, avant même le premier interrogatoire, serait essentielle pour garantir le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination dans les cas où la personne arrêtée n’a pas été informée des charges pesant sur elle. L’assistance d’un avocat servirait également de garantie pour l’exercice d’autres droits fondamentaux de l’accusé, comme par exemple ceux garantis par l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention. Ainsi, même si le détenu ne fait pas de déposition, l’absence même d’un avocat pendant les premières heures de détention serait préjudiciable à l’équité de la procédure. Cela serait d’autant plus vrai lorsque les charges sont particulièrement graves et lorsque le détenu se trouve dans une position particulièrement vulnérable.

107. Faisant référence à différents textes juridiques européens, nationaux et internationaux, le tiers intervenant remarque qu’il est largement admis que le droit effectif d’accès à un avocat implique : que l’accusé soit informé au préalable de son droit de s’entretenir avec un défenseur ; que l’accès au défenseur soit possible dès l’arrestation et, en tout état de cause, avant le premier interrogatoire de police ; que l’avocat puisse assurer tous les services inhérents à son rôle, comme par exemple s’entretenir en privé avec son client, discuter des faits, participer aux interrogatoires, poser des questions et demander des clarifications.

108. Le tiers intervenant rappelle à la Grande Chambre l’approche adoptée par la chambre dans Leonid Lazarenko c. Ukraine (no 22313/04, § 57, 28 octobre 2010), affaire dans laquelle celle-ci aurait estimé qu’il était porté une atteinte irrémédiable au droit à la défense dès lors que les aveux obtenus en l’absence d’un avocat, même dénués d’importance décisive pour la condamnation, avaient un lien avec elle.

109. Enfin, le tiers intervenant considère que même dans le cas où le refus des autorités de permettre au suspect de s’entretenir avec un avocat au début de sa détention n’a pas porté préjudice à l’équité globale de la procédure, cette situation peut néanmoins s’analyser en une violation de l’article 6 § 3 c).

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

a) L’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal

110. Les garanties offertes par l’article 6 §§ 1 et 3 s’appliquent à tout « accusé » au sens autonome que revêt ce terme sur le terrain de la Convention. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Deweer c. Belgique, 27 février 1980, §§ 42-46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010, et, plus récemment, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 249, CEDH 2016.

111. Ainsi, à titre d’exemple, une personne qui a été arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale (voir, parmi d’autres, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 42, CEDH 2000‑XII, et Brusco c. France, no 1466/07, §§ 47-50, 14 octobre 2010), une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale (Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, §§ 41-43, 18 février 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no 4570/05, § 23, 23 septembre 2010, et Ibrahim et autres, précité, § 296) ou une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 66, CEDH 1999‑II, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 44, CEDH 2004‑XI) peuvent toutes être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention. C’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal.

b) Le droit à l’assistance d’un avocat et l’équité globale de la procédure pénale

112. La Cour rappelle que le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, garanti à l’article 6 § 3 c), figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable (Salduz, précité, § 51, et Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 76, CEDH 2015). L’accès à bref délai à un avocat constitue un contrepoids important à la vulnérabilité des suspects en garde à vue, offre une protection essentielle contre la coercition et les mauvais traitements dont ils peuvent être l’objet de la part de la police et contribue à la prévention des erreurs judiciaires et à l’accomplissement des buts poursuivis par l’article 6, notamment l’égalité des armes entre l’accusé et les autorités d’enquête ou de poursuite (Salduz, précité, §§ 53‑54, et Ibrahim et autres, précité, § 255).

113. L’article 6 § 3 c) ne garantit donc pas un droit autonome, mais doit être lu et interprété à la lumière de l’exigence plus générale d’équité de la procédure pénale, vue dans son ensemble, garantie à l’article 6 § 1 de la Convention. En particulier, le respect des exigences du procès équitable s’apprécie au cas par cas à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident, bien que l’on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce (Ibrahim et autres, précité, §§ 250 et 251). L’article 6 § 3 c) laisse ainsi aux États contractants le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire d’assurer son respect, la tâche de la Cour consistant à rechercher si la voie qu’ils ont empruntée cadre avec les exigences d’un procès équitable (Salduz, précité, § 51).

114. Tout comme les autres garanties de l’article 6, le droit à l’assistance d’un avocat est applicable dès qu’il existe une « accusation en matière pénale » au sens donnée à cette notion par la jurisprudence de la Cour (paragraphes 110 et 111 ci-dessus), et il peut donc jouer un rôle à un stade antérieur à la phase de jugement si et dans la mesure où son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275, Dvorski, précité, § 76, et Ibrahim et autres, précité, § 253).

c) La renonciation au droit à l’assistance d’un avocat

115. La Cour rappelle que ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré, de manière expresse ou tacite, aux garanties d’un procès équitable. Cela s’applique également au droit à l’assistance d’un avocat (voir, parmi d’autres, Dvorski, précité, §§ 100 et 101, et Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 90, 2 novembre 2010). Cependant, pour entrer en ligne de compte sous l’angle de la Convention, la renonciation doit se trouver établie de manière non équivoque et être entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. Elle n’a pas besoin d’être explicite mais elle doit être volontaire, consciente et éclairée (Pishchalnikov c. Russie, no 7025/04, § 77, 24 septembre 2009 ; voir aussi le paragraphe 119 ci-dessous). Avant qu’un accusé puisse être réputé avoir implicitement renoncé, par son comportement, à un droit important énoncé à l’article 6, il doit être établi qu’il aurait pu raisonnablement prévoir les conséquences de son comportement (Pishchalnikov, précité, § 77 in fine). De plus, cette renonciation ne doit se heurter à aucun intérêt public important (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 66, série A no 171‑A, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 86, CEDH 2006‑II).

d) La restriction temporaire de l’accès à un avocat pour des « raisons impérieuses »

116. La Cour rappelle également que l’accès à un avocat pendant la phase de l’enquête peut être temporairement restreint lorsqu’il y a des « raisons impérieuses » de le faire. Au paragraphe 55 de son arrêt Salduz (précité), la Cour a dit ce qui suit concernant la restriction de l’accès à un avocat pour des « raisons impérieuses » pendant la garde à vue :

« (...) [L]a Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (...), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (...) Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation. »

117. Dans son récent arrêt Ibrahim et autres (précité), la Cour a complété et précisé les critères énoncés dans l’arrêt Salduz. Elle a notamment indiqué que les restrictions de l’accès à une assistance juridique ne sont permises que dans des cas exceptionnels, doivent être de nature temporaire et doivent reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce. Dès lors qu’un gouvernement défendeur a démontré de façon convaincante l’existence d’un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique dans un cas donné, cette nécessité peut s’analyser en une raison impérieuse de restreindre l’accès à l’assistance juridique aux fins de l’article 6 de la Convention. En pareilles circonstances, les autorités doivent impérativement protéger les droits garantis aux victimes ou aux victimes potentielles par les articles 2, 3 et 5 § 1 de la Convention en particulier. Pour déterminer si l’existence de raisons impérieuses a été démontrée, il est important de vérifier si la décision de restreindre l’assistance juridique avait une base en droit interne et si la portée et la teneur de toutes les restrictions à cet accès étaient suffisamment encadrées par la loi de manière à aider les personnes chargées de leur application concrète dans leur prise de décisions (ibidem, §§ 258 et 259).

118. La Cour a ensuite rappelé que l’absence de « raisons impérieuses » de restreindre l’accès à un avocat n’emporte pas à elle seule violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention (ibidem, § 262). En cas d’absence de « raisons impérieuses », la Cour doit opérer un contrôle très strict de l’équité de la procédure pénale : l’incapacité du gouvernement défendeur à établir l’existence de raisons impérieuses pèse lourdement dans la balance lorsqu’il s’agit d’apprécier globalement l’équité du procès et elle peut faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c). C’est alors au gouvernement défendeur qu’il incombe d’expliquer de façon convaincante pourquoi, à titre exceptionnel et au vu des circonstances particulières du cas d’espèce, la restriction de l’accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès (ibidem, § 265). Si, au contraire, l’existence de raisons impérieuses de restreindre l’accès à un avocat est jugée établie, un examen global de l’ensemble de la procédure doit être conduit de manière à déterminer si celle-ci a été « équitable » au sens de l’article 6 § 1 (ibidem, § 264).

e) Le droit d’être informé du droit à l’assistance d’un avocat

119. Dans le même arrêt Ibrahim et autres (précité, §§ 272 et 273), la Cour a jugé inhérent au droit de ne pas témoigner contre soi‑même, au droit de garder le silence et au droit à une assistance juridique que tout « accusé » au sens de l’article 6 ait le droit d’être informé de ces droits. Par conséquent, l’article 6 § 3 c) de la Convention doit être interprété comme garantissant également le droit pour un accusé d’être informé immédiatement du contenu du droit à un avocat, indépendamment de l’âge ou de la situation particulière de l’intéressé, et indépendamment du point de savoir s’il est représenté par un avocat d’office ou un avocat de son choix. Le respect de ce droit n’est d’ailleurs pas sans répercussions sur la validité d’une éventuelle renonciation au droit à l’assistance d’un avocat (paragraphe 115 ci-dessus).

f) Les facteurs pertinents pour l’analyse de l’équité globale de la procédure

120. L’appréciation de l’équité de la procédure pénale s’effectuant au cas par cas et à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble, dans son arrêt Ibrahim et autres (précité, § 274) la Cour a fourni une liste non exhaustive de facteurs devant être pris en compte, s’il y a lieu, pour mesurer les conséquences de lacunes procédurales survenues au stade de l’enquête sur l’équité globale du procès pénal. On y retrouve les facteurs suivants :

a) la vulnérabilité particulière du requérant, par exemple en raison de son âge ou de ses capacités mentales ;

b) le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement et l’admissibilité des preuves au cours de cette phase, ainsi que le respect ou non de ce dispositif, étant entendu que, quand s’applique une règle dite d’exclusion, il est très peu vraisemblable que la procédure dans son ensemble soit jugée inéquitable ;

c) la possibilité ou non pour le requérant de contester l’authenticité des preuves recueillies et de s’opposer à leur production ;

d) la qualité des preuves et l’existence ou non de doutes quant à leur fiabilité ou à leur exactitude compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues ainsi que du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée ;

e) lorsque les preuves ont été recueillies illégalement, l’illégalité en question et, si celle-ci procède de la violation d’un autre article de la Convention, la nature de la violation constatée ;

f) s’il s’agit d’une déposition, la nature de celle-ci et le point de savoir s’il y a eu prompte rétractation ou rectification ;

g) l’utilisation faite des preuves, et en particulier le point de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles s’est fondée la condamnation, ainsi que la force des autres éléments du dossier ;

h) le point de savoir si la culpabilité a été appréciée par des magistrats professionnels ou par des jurés et, dans ce dernier cas, la teneur des instructions qui auraient été données au jury ;

i) l’importance de l’intérêt public à enquêter sur l’infraction particulière en cause et à en sanctionner l’auteur ;

j) l’existence dans le droit et la pratique internes d’autres garanties procédurales.

2. Application de ces principes au cas d’espèce

a) Sur le point de départ de l’application de l’article 6 au cas d’espèce

121. En ce qui concerne les faits de l’espèce, la Cour observe que le requérant était recherché par les autorités chargées de l’enquête pénale et la police depuis le début du mois de juillet 1999 lorsque son arrestation a été ordonnée parce qu’il était soupçonné d’avoir commis un vol à main armé et deux meurtres et était en fuite depuis presque trois mois (paragraphe 13 ci‑dessus). La Cour considère cependant que c’est l’arrestation de l’intéressé par la police, le 3 octobre 1999, qui doit être prise comme point de départ pour l’application des garanties énumérées à l’article 6 de la Convention. L’arrestation reposait sur des soupçons selon lesquels le requérant avait commis des infractions pénales et elle a eu des répercussions importantes sur sa situation en permettant aux autorités de procéder à des mesures d’instruction avec sa participation. C’est donc à la date du 3 octobre 1999 que le droit à l’assistance d’un avocat, énoncé à l’article 6 § 3 c), est devenu applicable en l’espèce.

b) Sur le point de savoir si le requérant a renoncé à son droit à l’assistance d’un avocat

122. La Cour constate que si le requérant n’a pas été assisté par un avocat pendant sa garde à vue, cette limitation ne découlait pas du droit interne puisque la législation bulgare l’autorisait à avoir accès à un avocat dès le moment de son arrestation, à savoir le 3 octobre 1999 (paragraphe 59 ci-dessus). Si le requérant avait demandé à s’entretenir avec un avocat les 3, 4, 5 et 6 octobre 1999 (avant 12 heures), les autorités auraient été dans l’obligation légale de donner suite à cette requête.

123. Les parties sont en désaccord sur la question de savoir si le requérant a demandé à voir un avocat (paragraphes 97 et 102 ci-dessus). Force est de constater qu’aucun document du dossier pénal ne corrobore l’affirmation du requérant selon laquelle il a fait une telle demande. À l’époque des faits, la législation bulgare ne prévoyait pas encore que le souhait du détenu de consulter un avocat ou sa renonciation à ce droit devaient être consignés par écrit (paragraphes 60-62 ci-dessus).

124. La Cour rappelle que, pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi beaucoup d’autres, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). La Cour estime regrettable que l’on n’ait pas dûment consigné les trois premiers jours de détention du requérant de manière à dissiper tout doute sur le point de savoir s’il a demandé un avocat (voir, mutatis mutandis, Dvorski, précité, § 105 in fine). En conséquence, plusieurs années après les faits en cause, et en l’absence de tout commencement de preuve, la Cour n’est pas en mesure d’établir avec certitude si le requérant avait demandé à consulter un avocat.

125. La Cour se doit néanmoins de rechercher si, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, l’absence de tout indice objectif montrant que l’intéressé a demandé à être assisté par un avocat pendant sa garde à vue pourrait révéler une renonciation implicite à ce droit.

126. À cet égard, elle observe que dans un système où, comme dans le droit bulgare à l’époque des faits, l’assistance d’un avocat pendant la garde à vue dépend de la demande expresse du suspect, il est essentiel que celui-ci soit informé de ce droit le plus tôt possible pour qu’il soit en mesure de s’en prévaloir (paragraphe 119 ci-dessus). À plus forte raison lorsque, comme en l’espèce, l’accusé est soupçonné de crimes graves et encourt une lourde peine. En effet, c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz, précité, § 54). Il se pose donc la question de savoir si le requérant a été dûment informé de son droit à l’assistance d’un avocat dès son arrestation, comme le prévoyait d’ailleurs le droit interne (paragraphe 59 ci-dessus).

127. Dans ses observations et à l’audience, le Gouvernement, se référant aux dispositions pertinentes du droit interne qui obligeaient les autorités à informer un accusé de ses droits (paragraphe 101 ci-dessus), a soutenu que le requérant avait reçu cette information juste après son arrestation. Or le dossier de l’affaire pénale ne contient aucune trace écrite à ce sujet et le Gouvernement n’a pas étayé son allégation par d’autres éléments de preuve. Force est de constater que l’ordonnance de détention du requérant, qui énonçait son droit à l’assistance d’un avocat, n’a pas été signée par lui et qu’aucun document ne permet de constater qu’elle lui a été remise après son arrestation (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Il faut donc en conclure qu’elle ne lui a pas été dûment notifiée. Il en résulte que le requérant n’a pas été informé de manière vérifiable de ses droits procéduraux avant le jour de son inculpation, à savoir le 6 octobre 1999 (paragraphe 21 ci-dessus).

128. La Cour rappelle que l’obtention de cette information par l’accusé constitue l’une des garanties qui permettent à celui-ci d’exercer les droits de la défense et aux autorités de veiller notamment à ce qu’une éventuelle renonciation par l’accusé au droit à l’assistance d’un avocat soit volontaire, consciente et éclairée. Cette information garantit donc la possibilité effective d’exercer ce droit et – en outre – la validité d’une éventuelle renonciation au regard de la Convention (paragraphes 115 et 119 ci-dessus). Dès lors, à supposer même que le requérant n’ait pas fait de demande expresse en vue d’obtenir l’assistance d’un avocat pendant sa garde à vue, comme le prévoyait le droit bulgare à l’époque, il ne saurait passer pour avoir implicitement renoncé à son droit à l’assistance d’un avocat, faute pour lui d’avoir reçu promptement une telle information après son arrestation. Son droit à l’assistance d’un avocat a donc été restreint.

c) Sur le point de savoir s’il y avait des « raisons impérieuses » de restreindre l’accès à un avocat

129. La Cour rappelle que les restrictions de l’accès à un avocat pour des « raisons impérieuses » ne sont permises que dans des cas exceptionnels, doivent être de nature temporaire et doivent reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce (paragraphe 117 ci-dessus).

130. Or le Gouvernement n’a pas fait état de telles circonstances exceptionnelles et il n’appartient pas à la Cour de rechercher de son propre chef si elles existaient en l’espèce. La Cour ne voit donc aucune « raison impérieuse » qui aurait pu justifier de restreindre l’accès du requérant à un avocat pendant sa garde à vue : il n’a pas été allégué qu’il existait un risque imminent pour la vie, l’intégrité physique ou la sécurité d’autrui (voir, a contrario, Ibrahim et autres, précité, § 276). Par ailleurs, la législation interne régissant l’accès à un avocat pendant la garde à vue ne prévoyait pas explicitement d’exceptions à l’application de ce droit (paragraphes 59 et 64 ci-dessus). Il semble en effet que le déroulement des faits en l’espèce corresponde à une pratique des autorités qui a été vivement critiquée aussi par le CPT (voir la déclaration publiée par le CPT en 2015, paragraphe 80 ci‑dessus).

131. La Cour observe à cet égard qu’une telle pratique des autorités est difficilement conciliable avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à tous les articles de celle-ci (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 63, CEDH 2002‑IV).

d) Sur le point de savoir si l’équité globale de la procédure a été respectée

132. La Cour doit à présent rechercher si l’absence d’un avocat pendant la garde à vue a eu pour effet de nuire irrémédiablement à l’équité du procès pénal du requérant considéré dans son ensemble. L’absence en l’espèce de « raisons impérieuses » oblige la Cour à se livrer à un examen très strict de l’équité de la procédure. Il appartient au Gouvernement de démontrer de manière convaincante que le requérant a néanmoins bénéficié d’un procès pénal équitable (paragraphe 118 ci‑dessus).

133. À cet égard, le Gouvernement a invoqué les circonstances suivantes : le requérant n’aurait pas été formellement interrogé en l’absence d’un avocat lors de sa garde à vue ; aucune déclaration éventuellement faite par le requérant pendant cette période n’aurait été prise en compte ou utilisée par la suite pour motiver sa condamnation ; son comportement pendant la garde à vue n’aurait pas été pris en considération par les autorités de poursuite ou les juridictions saisies ; auprès des autorités, le requérant n’aurait jamais allégué avoir été contraint de passer aux aveux lors de sa garde à vue ; il aurait bénéficié d’un large éventail de garanties procédurales au cours d’une procédure pénale qui aurait présenté tous les attributs du procès équitable (paragraphes 103 ci-dessus).

134. La Cour note que les positions des parties divergent sur le point de savoir si le requérant a été interrogé en l’absence d’un avocat pendant la période comprise entre le 3 et le 6 octobre 1999. S’appuyant sur l’absence de tout document à ce sujet, le Gouvernement soutient qu’à supposer même qu’une conversation ou un interrogatoire aient pu avoir lieu pendant la garde à vue du requérant, ceux-ci auraient été informels et n’auraient pu avoir aucune incidence sur le cours des poursuites pénales (paragraphe 103 ci‑dessus). Le requérant, de son côté, affirme devant la Grande Chambre qu’il a été interrogé et estime qu’il aurait été illogique que les autorités ne saisissent pas cette occasion pour rassembler davantage de preuves (paragraphe 97 ci-dessus).

135. La Cour relève à cet égard que la version des faits présentée par le requérant au cours de la procédure devant elle a évolué au fur et à mesure de l’avancement de celle-ci : dans sa requête auprès de la Cour, le requérant a été très vague à ce sujet ; puis, dans son mémoire adressé à la Grande Chambre, il a pour la première fois exposé certains détails plus concrets, comme par exemple la circonstance qu’il aurait fait des déclarations pendant sa garde à vue, le contenu de celles-ci et le nom de l’avocat qu’il aurait demandé à voir. La Cour observe également que le requérant n’a pas plaidé l’absence d’un avocat pendant la garde à vue devant la cour d’appel de Burgas (paragraphe 34 ci-dessus) et que son pourvoi en cassation mentionnait l’absence d’un avocat pendant la journée du 4 octobre 1999 de manière tout à fait marginale et dans le contexte d’un autre argument ayant visé à exclure une preuve obtenue en la présence de son avocat commis d’office (paragraphe 42 ci-dessus). Par ailleurs, alors que la déclaration manuscrite de son complice présumé, A.S., en date du 3 octobre 1999, se trouve dans le dossier pénal (paragraphe 20 ci-dessus), il n’existe aucun commencement de preuve permettant à la Cour de conclure que le requérant a été interrogé de manière formelle ou informelle pendant sa garde à vue.

136. Quoi qu’il en soit, la Cour attache en l’espèce une importance décisive au fait que pendant cette période d’environ trois jours aucun élément de preuve qui aurait pu être utilisé contre le requérant n’a été obtenu et versé au dossier pénal. Aucune déclaration du requérant n’a été recueillie. Aucune pièce du dossier pénal ne permet d’affirmer que l’intéressé a pris part à d’autres mesures d’instruction pendant cette période, comme par exemple une parade d’identification ou le prélèvement de matériel biologique. Par ailleurs, le requérant lui-même n’a pas allégué devant la Cour que les tribunaux auraient disposé d’un quelconque élément de preuve produit pendant cette même période et qu’ils l’auraient utilisé dans le cadre de son procès pour motiver sa condamnation.

137. À cet égard il convient de souligner que le droit et la jurisprudence des tribunaux internes prévoyaient l’exclusion de toute preuve qui n’aurait pas été obtenue dans le respect des règles du code de procédure pénale (paragraphe 68 ci-dessus). Dans le cas du requérant, qui encourait la peine perpétuelle, l’assistance d’un avocat pendant l’interrogatoire aurait été une condition sine qua non de la recevabilité, en tant que preuve au cours du procès, d’une éventuelle déclaration de sa part (paragraphe 65 ci-dessus).

138. Qui plus est, l’espèce se distingue des affaires John Murray c. Royaume‑Uni (8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I) et Averill c. Royaume-Uni (no 36408/97, CEDH 2000‑VI) en ce que dans la présente affaire l’absence de déclaration de la part de l’inculpé n’aurait eu aucune incidence pendant les étapes suivantes de la procédure pénale. Le requérant aurait même pu tirer profit du fait qu’il avait gardé le silence, s’il n’avait pas choisi de passer aux aveux à un stade ultérieur de la procédure, alors qu’il était assisté par un avocat de son choix.

139. Le 21 octobre 1999, soit deux semaines après son inculpation formelle, le requérant est volontairement passé aux aveux (paragraphes 21 et 24 ci-dessus). Pour conclure au caractère volontaire de ces aveux, la Cour prend en compte le fait que le requérant avait déjà été interrogé à deux reprises, les 6 et 12 octobre 1999, en étant assisté par un avocat, et qu’il avait gardé le silence en ces deux occasions (paragraphes 21 et 23 ci‑dessus). Lors de chacun de ces interrogatoires, ainsi que lors des aveux du 21 octobre 1999, il était informé de ses droits procéduraux, notamment du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (paragraphe 21 ci‑dessus). Au surplus, à cette époque il bénéficiait des conseils et de l’assistance d’un avocat de son choix (paragraphes 23 et 24 ci-dessus).

140. Il n’est pas contesté que seuls les aveux livrés par le requérant le 21 octobre 1999 ont été utilisés pour motiver sa condamnation. Aucun lien de cause à effet n’a été évoqué, ni devant les tribunaux internes ni devant la Cour, entre l’absence d’un avocat du 3 au 6 octobre 1999 et les aveux formulés par le requérant deux semaines après la fin de cette période, en présence d’un avocat de son choix (voir, mutatis mutandis, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 180, CEDH 2010). Par conséquent, l’absence d’un avocat au cours de la garde à vue n’a aucunement nui au droit du requérant de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

141. La Cour constate ensuite que le requérant a activement participé à toutes les étapes de la procédure pénale : il s’est rétracté de ses dépositions initiales en présentant une autre version des faits, ses défenseurs ont obtenu la collecte de preuves à décharge et ont contesté les preuves à charge (paragraphes 27, 29, 31, 35, 42 ci-dessus).

142. En outre, la condamnation du requérant ne reposait pas uniquement sur ses aveux du 21 octobre 1999, livrés en présence de l’avocat de son choix, mais sur un ensemble de preuves concordantes, parmi lesquelles les dépositions des multiples témoins interrogés pendant l’examen de l’affaire, les résultats d’expertises balistiques, comptables, techniques, médicales et psychiatriques, ainsi que les preuves matérielles et documentaires (paragraphes 26, 33, 36-41 et 43 ci-dessus).

143. L’affaire a été examinée au cours de trois instances : par un tribunal régional, par une cour d’appel et par la Cour suprême de cassation. Toutes ces juridictions ont dûment pris en compte les preuves recueillies, parmi lesquelles les dépositions des multiples témoins interrogés pendant l’examen de l’affaire, les résultats d’expertises balistiques, comptables, techniques, médicales et psychiatriques, ainsi que les preuves matérielles et documentaires rassemblées. Dans leurs décisions, qui étaient adéquatement motivées sur le plan factuel et juridique, elles ont aussi dûment examiné la question de savoir si les droits procéduraux du requérant avaient été respectés (paragraphes 31-44 ci‑dessus).

144. À la lumière de ces constatations, la Cour estime que le Gouvernement a présenté des éléments pertinents et suffisants pour démontrer qu’il n’a pas été porté une atteinte irrémédiable à l’équité de la procédure pénale contre le requérant considérée dans son ensemble du fait de l’absence d’assistance d’un avocat pendant sa période de garde à vue, du 3 au 6 octobre 1999.

e) Conclusion

145. En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION

146. Le requérant demande à la Cour d’indiquer au Gouvernement, comme elle l’a fait dans l’affaire Harakchiev et Tolumov (précitée, § 280), des mesures d’exécution en cas de constat de violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions matérielles de détention et du régime applicable aux détenus à vie.

147. Le Gouvernement n’a pas pris position sur ce point.

148. L’article 46 de la Convention est libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution (...) »

149. Au titre de cet article, les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment qu’un arrêt dans lequel la Cour constate une violation de la Convention ou de ses Protocoles impose à l’État défendeur l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes qui leur ont été allouées à titre de satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles qu’il lui paraît approprié d’inscrire dans son droit interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en réparer autant que possible les effets. C’est au premier chef à l’État concerné qu’il revient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son droit interne pour remplir cette obligation. Afin d’aider l’État défendeur dans cette tâche, la Cour peut toutefois chercher à lui indiquer le type de mesures individuelles et/ou générales qui pourraient être prises pour mettre un terme à la situation constatée (voir, entre autres, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, §§ 254-255, CEDH 2012).

150. La Cour rappelle qu’elle a exprimé les recommandations suivantes dans l’arrêt Harakchiev et Tolumov (précité, § 280) :

« La violation de l’article 3 de la Convention constatée en l’espèce relativement au régime et aux conditions de détention des requérants résulte en grande partie des dispositions pertinentes de la loi de 2009 sur l’exécution des peines et la détention préventive et de son règlement d’application (...) Il s’agit en réalité d’un problème systémique, qui a déjà donné lieu à des requêtes similaires (Chervenkov [c. Bulgarie, no 45358/04], §§ 50 et 69-70[, 27 novembre 2012], et Sabev [c. Bulgarie, nº 27887/06], §§ 72 et 98‑99, [28 mai 2013]) et qui pourrait en amener d’autres. La nature de la violation ici constatée indique que, pour exécuter correctement cet arrêt, l’État défendeur devrait réformer, de préférence par le biais de la loi, le cadre juridique régissant le régime de détention applicable aux personnes condamnées à la réclusion à perpétuité avec ou sans libération conditionnelle. Cette réforme, invariablement recommandée par le CPT depuis 1999 (...), devrait entraîner a) la suppression de l’application automatique du régime pénitentiaire le plus restrictif actuellement applicable, en règle générale, à tous les détenus à vie pour une période initiale de cinq ans au moins et b) mettre en place des dispositions prévoyant que le régime spécial de sécurité ne peut être imposé – et maintenu – sur la base d’une évaluation du risque individuel de chaque détenu à vie que pour la durée strictement nécessaire. »

151. La Cour rappelle qu’en l’espèce elle a constaté une violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions de détention du requérant, combinées avec le régime restrictif d’exécution de sa peine et la durée de son incarcération (paragraphes 90 et 91 ci-dessus). Ces circonstances, ainsi que la législation interne applicable, sont identiques à celles qui ont amené la Cour à constater une violation de l’article 3 en raison des conditions matérielles de détention et du régime carcéral dans l’arrêt Harakchiev et Tolumov (précité). Elle estime donc opportun de réitérer ses recommandations contenues au paragraphe 280 dudit arrêt, portant sur : a) la suppression de l’application automatique du régime spécial aux détenus à vie et b) la mise en place de dispositions permettant l’imposition de ce régime sur la base d’une évaluation du risque individuel.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

152. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

153. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’il aurait subi du fait de son régime carcéral et de ses conditions de détention.

154. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement n’a pas formulé d’observations sur cette question.

155. Dans son arrêt du 20 octobre 2015, la chambre a alloué au requérant 8 000 EUR à ce titre.

156. La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral du fait des mauvaises conditions auxquelles il s’est trouvé exposé dans les établissements pénitentiaires où il a été incarcéré et du régime pénitentiaire contraignant auquel il a été soumis. À l’instar de la chambre, la Cour considère qu’il y a lieu de lui octroyer 8 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

157. Le requérant demande 2 160 EUR pour les honoraires d’avocat et 767 levs bulgares (BGN) pour les autres frais et dépens engagés pendant la procédure devant la chambre, ainsi que 6 420 EUR pour les honoraires d’avocat, 927,27 EUR pour les frais de déplacement et 1 929 BGN pour les autres frais et dépens exposés pendant la procédure devant la Grande Chambre.

158. Le Gouvernement n’a pas formulé d’observations sur ce point.

159. Dans son arrêt, la chambre a octroyé au requérant 2 589,50 EUR pour frais et dépens.

160. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 8 000 EUR pour tous les frais engagés pendant les procédures devant la chambre et la Grande Chambre, moins les 2 952,52 EUR perçus du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

161. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;

3. Dit, par quatorze voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :

i) 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 8 000 EUR (huit mille euros), moins les 2 952,52 EUR (deux mille neuf cent cinquante-deux euros et cinquante-deux centimes) versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens exposés devant les organes de la Convention ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme le 12 mai 2017.

Johan CallewaertAndrás Sajó
Adjoint au GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement dissidente des juges Sajó, Lazarova-Trajkovska et Vučinić à laquelle se rallie la juge Turković;

– opinion partiellement dissidente du juge Serghides.

A.S.
J.C.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ, LAZAROVA-TRAJKOVSKA ET VUČINIĆ À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE TURKOVIĆ

(Traduction)

À notre grand regret, nous ne pouvons conclure avec la majorité qu’en l’espèce le Gouvernement s’est acquitté de la charge de la preuve qui lui incombait en vertu des critères énoncés dans Ibrahim et autres c. Royaume‑Uni ([GC], nos 50541/08 et 3 autres, CEDH 2016). Si nous estimons avec la majorité qu’il y a eu violation de l’article 3, nous exprimons respectueusement notre désaccord concernant l’article 6 § 3 combiné avec l’article 6 § 1, terrain sur lequel nous aurions conclu à la violation.

Nous sommes préoccupés par les implications de cet arrêt. Aujourd’hui, la Cour non seulement ferme les yeux sur des pratiques qui touchent au cœur même des droits d’une personne accusée au niveau pénal, mais de plus elle offre aux policiers et aux procureurs de larges possibilités d’abus non recensés et non régulés. Si l’on suit le raisonnement de la majorité, on peut détenir, maintenir à l’isolement et éventuellement intimider un suspect, tant que l’on n’en garde pas de trace écrite. De plus, le présent arrêt projette involontairement les conclusions de l’arrêt Ibrahim au-delà des contours de celui-ci. Dans Ibrahim, les restrictions aux droits de la défense découlant de l’article 6 § 3 pouvaient être justifiés à titre exceptionnel lorsqu’il y avait à cela des « raisons impérieuses ». Ici, au contraire, il n’y a pas de faits exceptionnels ou de circonstances particulières, pas de raisons présentées par le Gouvernement pour justifier des restrictions aux droits du requérant et une série d’omissions inexpliquées dans les observations du Gouvernement.

Le critère applicable de l’équité globale d’un procès pénal

Le critère applicable tel qu’établi dans le récent arrêt Ibrahim et autres est très clair : en l’absence de raisons impérieuses de restreindre l’assistance juridique, la Cour doit évaluer l’équité du procès en opérant un contrôle très strict. L’incapacité du gouvernement défendeur à établir l’existence de raisons impérieuses pèse lourdement dans la balance lorsqu’il s’agit d’apprécier globalement l’équité du procès et elle peut faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c). C’est alors au gouvernement défendeur qu’il incombe d’expliquer de façon convaincante pourquoi, à titre exceptionnel et au vu des circonstances particulières du cas d’espèce, la restriction à l’accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès (Ibrahim et autres, précité, § 265).

L’objectif primordial de l’article 6 est de garantir les droits procéduraux qui assurent un procès équitable à toute personne accusée. Pour que l’article 6 demeure « concret et effectif » (voir, parmi beaucoup d’autres, Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 51, 27 novembre 2008, et Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 82, 20 octobre 2015), les droits procéduraux minimums garantis à chaque individu ne sauraient être restreints en l’absence de raisons impérieuses et convaincantes[1].

La question essentielle en l’espèce est de savoir si le Gouvernement a prouvé, conformément aux critères d’un contrôle très strict, qu’il n’y a pas eu une atteinte irrémédiable à l’équité globale de la procédure du fait que les autorités bulgares n’ont pas : i) dûment informé le requérant de ses droits de la défense et des accusations portées contre lui lors de son arrestation ; ii) consigné adéquatement la période de garde à vue du requérant du 3 au 6 octobre 1999 ; iii) accordé au requérant l’accès à un avocat pendant sa garde à vue ; iv) donné au requérant la possibilité de désigner un avocat de son choix ; v) protégé le droit du requérant de ne pas témoigner contre lui‑même afin de garantir que ses aveux fussent pleinement volontaires, éclairés et formulés avec le bénéfice d’un accès adéquat aux conseils et services d’un avocat. En outre, les juridictions bulgares n’ayant pas recherché si ces nombreuses violations procédurales avaient constitué une atteinte irrémédiable dans cette affaire, nous ne sommes pas en mesure de souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle le Gouvernement a établi qu’il n’y a pas eu d’atteinte irrémédiable à l’équité globale de la procédure.

Circonstances ayant entouré la garde à vue et la détention provisoire du requérant

Le requérant fut arrêté et mis en détention le 6 octobre 1999. Le Gouvernement a observé que le requérant avait droit à l’assistance d’un avocat dès son arrestation et que la police avait l’obligation légale de l’en informer (paragraphe 101 de l’arrêt). Cependant, la seule décision de détention (du 9 juillet 1999) qui ait mentionné son droit à être assisté par un avocat n’a pas été signée par le requérant ; il y a donc lieu de penser que celui-ci ne s’est jamais vu notifier adéquatement cette décision (paragraphes 60 et 128 de l’arrêt). De plus, le requérant ne s’est pas vu offrir l’aide d’un avocat lors de son arrestation ou de sa mise en détention.

Par la suite, le requérant fut maintenu en détention pendant trois jours. Pendant cette période, il aurait été détenu au secret ; de fait, ses parents ne furent informés de son arrestation que trois jours après son placement en détention (observations du requérant, § 56). Le récit du requérant et celui du Gouvernement divergent sur le point de savoir si l’intéressé a été interrogé pendant cette période. Le requérant allègue avoir été questionné à plusieurs reprises, à l’occasion d’invitations informelles à venir fumer dans le bureau de l’enquêteur. Le Gouvernement affirme qu’il n’y a pas eu d’« interrogatoire formel » mais ne rejette pas expressément l’allégation selon laquelle il y a des questions « informelles » (plaidoiries orales du gouvernement bulgare, p. 6).

Le 6 octobre 1999, un défenseur d’office fut désigné pour le requérant ; or celui-ci affirme avoir demandé à quatre reprises, du 3 au 6 octobre 1999, à être assisté par un avocat de son choix, demandes auxquelles les autorités n’auraient pas donné suite (paragraphe 18 de l’arrêt). Le 6 octobre 1999, à 12 heures, le requérant fut formellement inculpé puis interrogé. Pendant cet interrogatoire il garda le silence, comme le montre le procès-verbal. Le 7 octobre, le coaccusé du requérant avoua sa complicité dans le double meurtre et le braquage et affirma que c’était le requérant qui avait tué les deux victimes. Le 8 octobre, le requérant engagea un avocat privé du barreau de Burgas. Cet avocat et le requérant ne se rencontrèrent pas avant le second interrogatoire, qui eut lieu le 12 octobre ; ce jour-là, en présence de l’avocat qu’il avait choisi, le requérant décida à nouveau de garder le silence. Le 21 octobre, il passa aux aveux en présence de son avocat, avec lequel il n’avait eu aucune possibilité d’avoir une conversation, confidentielle ou non. Il déclara alors que c’était son coaccusé qui avait tué les victimes. Par la suite, le 22 décembre, le requérant engagea un deuxième avocat du barreau de Sofia. Le 4 janvier 2000, le requérant et son coaccusé, assistés de leurs défenseurs, rétractèrent leurs aveux et leurs avocats demandèrent un nouvel interrogatoire de leurs clients.

La Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes blessées en garde à vue, cela donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 83, CEDH 2015, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, et Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004 ; voir aussi, entre autres, Turan Cakir c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2011, et El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (voir, entre autres, El-Masri, précité, § 152).

Diverses considérations justifient de faire peser la charge de la preuve sur le gouvernement défendeur. Tout d’abord, les personnes qui sont en détention se trouvent dans une situation de vulnérabilité, comme la Cour l’a reconnu maintes fois, et les autorités sont tenues de les protéger (voir, entre autres, Salman, précité, § 99). Le stade de l’enquête peut être particulièrement déterminant pour la tournure que va prendre la procédure pénale consécutive (John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 63, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I, Martin c. Estonie, no 35985/09, § 79, 30 mai 2013). Le fait d’isoler les détenus et de les priver d’informations peut être aggravé par une législation complexe en matière de procédure pénale, notamment en ce qui concerne les règles régissant la collecte et l’utilisation des preuves (Salduz, précité, §§ 52 et 54, Dvorski, précité, § 77, et Ibrahim et autres, précité, § 253). Les personnes détenues ne peuvent pas recueillir de preuves de leur traitement autres que celles que l’État peut fournir (examens médicaux, comptes rendus écrits, etc.). Enfin, étant donné qu’en l’espèce les droits de la défense du requérant ont été restreints (paragraphe 128 de l’arrêt) en l’absence de raisons impérieuses, c’est au gouvernement défendeur qu’il incombe d’expliquer de façon convaincante pourquoi la restriction à l’accès à l’assistance juridique n’a pas porté atteinte à l’équité globale du procès (Ibrahim et autres, précité, § 265).

Pour ces raisons, une bonne application du cadre établi par Ibrahim aurait obligé le gouvernement bulgare à prouver qu’aucune coercition ni contrainte n’a été exercée sur le requérant pendant la période de trois jours ayant précédé son inculpation formelle et son interrogatoire.

Les droits de la défense du requérant

Il est bien établi que l’article 6 garantit à l’individu le droit de se voir notifier ses droits de la défense une fois qu’il fait l’objet d’une « accusation pénale »[2] ; parmi ces droits figurent celui de garder le silence et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 92, 10 mars 2009, John Murray, précité, § 45, Serves c. France, 20 octobre 1997, § 47, Recueil 1997‑VI). Deuxièmement, il a droit à l’assistance d’un avocat une fois qu’il fait l’objet d’une accusation pénale (Deweer c. Belgique, 27 février 1980, §§ 42-46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010). Ces droits se retrouvent dans le droit de l’Union européenne[3] et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[4].

L’équité de la procédure requiert aussi généralement que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil : la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer (Dayanan c. Turquie, no 7377/03, § 32, 13 octobre 2009, et Bogumil c. Portugal, no 35228/03, §§ 48-49, 7 octobre 2008). Les droits de la défense protégés par l’article 6 servent à préserver l’égalité des armes entre l’État et les personnes accusées d’infractions pénales (Foucher c. France, 18 mars 1997, § 34, Recueil 1997‑II, Bulut c. Autriche, 22 février 1996, § 47, Recueil 1996‑II, Bobek c. Pologne, no 68761/01, § 56, 17 juillet 2007, Klimentïev c. Russie, no 46503/99, § 95, 16 novembre 2006).

La Cour a jugé que la vulnérabilité d’une personne détenue au stade de l’enquête « ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même » (Salduz, précité, § 54).

Si l’accès à un avocat est retardé, il y a une nécessité accrue pour les autorités enquêtrices de signifier au suspect son droit à un avocat, son droit de garder le silence et son droit de ne pas témoigner contre soi-même. Il est d’autant plus important, a fortiori, qu’une personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat que les autorités ne l’ont pas préalablement informée de son droit de se taire (Brusco c. France, no 1466/07, § 54, 14 octobre 2010, Navone et autres c. Monaco, nos 62880/11 et 2 autres, § 74, 24 octobre 2013)[5]. De plus, le fait de ne pas notifier à un requérant ses droits de la défense est considéré comme une déficience particulièrement importante (Ibrahim et autres, précité, § 303) et fera qu’il sera encore plus difficile au gouvernement de lever le haut niveau de présomption de manque d’équité qui naît en l’absence de raisons impérieuses de retarder l’assistance juridique (Ibrahim et autres, précité, §§ 273 et 311).

En droit bulgare, le droit à l’assistance d’un avocat est un droit existant dès l’arrestation (article 70 de la loi de 1997 sur le ministère de l’Intérieur ; articles 70 et 73 du code de procédure pénale de 1974). Le droit à un avocat est un droit auquel il n’est pas possible de renoncer dans les affaires concernant des infractions passibles d’une peine de plus de dix ans d’emprisonnement, comme en l’espèce (article 70 du code de procédure pénale de 1974). Selon la jurisprudence constante de la Cour suprême de cassation bulgare, si les autorités ont omis d’inculper formellement le suspect conformément aux exigences du code de procédure pénale, cette omission engendre une restriction des droits de la défense et oblige le tribunal à renvoyer l’affaire au stade de l’instruction préliminaire (paragraphe 66 de l’arrêt).

Appréciation de l’équité globale du procès

Nous ne saurions adhérer à la conclusion de la majorité selon laquelle l’équité globale du procès se trouve établie de manière convaincante dès lors que les éléments sur la foi desquels le requérant a été condamné n’ont pas été touchés par l’absence d’un avocat lorsqu’il était détenu. Le Gouvernement a fourni peu – voire n’a pas fourni – d’éléments concernant la détention provisoire du requérant, pendant laquelle il a reconnu qu’il y avait eu violation des droits de l’intéressé au regard de la législation interne et du droit de l’Union européenne ainsi que de la Convention (paragraphes 59 et 101 de l’arrêt). Le Gouvernement n’a pas réfuté les allégations du requérant selon lesquelles il a été interrogé de manière informelle en détention, de sorte que les informations ainsi obtenues auraient pu être utilisées pour l’inculper dès le début. Le Gouvernement n’a pas non plus démontré que les violations procédurales qu’il a commises, de manière combinée, n’ont pas porté atteinte au caractère volontaire des aveux de l’accusée, aveux par la suite rétractés. Le requérant ayant plusieurs fois allégué qu’il avait été interrogé par les autorités pendant sa garde à vue, nous ne pouvons souscrire à l’avis de la majorité selon lequel il n’a évoqué aucun lien de cause à effet, devant les tribunaux internes ou devant la Cour, entre l’absence d’un avocat pendant sa détention du 3 au 6 octobre et les aveux formulés par lui-même le 21 octobre (paragraphe 140 de l’arrêt). En outre, nous ne sommes pas d’accord avec la conclusion de la majorité selon laquelle, par conséquent, l’absence d’un avocat au cours de la garde à vue n’a aucunement nui au droit du requérant de ne pas contribuer à sa propre incrimination (arrêt, § 140).

La Cour reconnaît habituellement que restreindre l’accès à l’assistance juridique au stade de l’enquête, moment où l’intéressé est le plus vulnérable, peut porter atteinte à l’équité globale de la procédure. Ni l’assistance juridique ultérieure ni le caractère contradictoire de la suite de la procédure ne vont forcément porter remède aux vices ayant entaché la période de détention provisoire de l’intéressé (Mehmet Şerif Öner c. Turquie, no 50356/08, § 21, 13 septembre 2011, Leonid Lazarenko c. Ukraine, no 22313/04, § 57, 28 octobre 2010, Salduz, précité, § 58, et Płonka c. Pologne, no 20310/02, § §§ 39-41, 31 mars 2009)[6].

L’approche de la majorité est orientée uniquement vers les éléments ayant servi à condamner le requérant, ce qui ne cadre pas avec l’exigence selon laquelle une procédure doit s’apprécier dans son ensemble et non sur la base de l’examen isolé de tel ou tel aspect (Ibrahim, précité, § 251). De plus, cette approche permet au Gouvernement de se concentrer uniquement sur les éléments utilisés pour condamner le requérant lorsqu’il s’emploie à prouver que l’équité globale a été préservée. Cette approche, tout d’abord, ne concorde pas avec les exigences posées dans Ibrahim, selon lesquelles la Cour doit tenir compte de l’effet cumulatif des lacunes procédurales lorsqu’elle recherche si le Gouvernement a démontré en quoi la décision de ne pas notifier d’avertissement à l’intéressé et de restreindre son accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité du procès dans son ensemble (Ibrahim, précité, § 311)[7]. Deuxièmement, cette approche risque de rendre théoriques et illusoires les droits procéduraux protégés par l’article 6, en joignant la question de la preuve que le requérant a bénéficié d’un procès équitable et la question de fond qu’est la culpabilité de l’intéressé.

Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’accusation doit fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou au mépris de la volonté de l’accusé (voir, parmi beaucoup d’autres, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil 1996‑VI, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 100, CEDH 2006‑IX, et Schmid-Laffer c. Suisse, no 41269/08, § 38, 16 juin 2015). Le caractère volontaire et la valeur des aveux ultérieurs de l’intéressé sont remis en question lorsque, comme en l’espèce, il y a eu violation des droits procéduraux de l’intéressé pendant la détention provisoire (voir, mutatis mutandis, Bouyid, précité, § 83, John Murray, précité, § 45, Mehmet Şerif Öner, précité, § 21, Lopata, précité, §§ 137, 140‑144, Averill, précité, § 60).

Dans cette affaire, certains droits du requérant reconnus par la jurisprudence de la Cour et le droit interne ont été violés par les autorités d’enquête bulgares, comme le reconnaît la Cour (paragraphes 122, 124 et 127 de l’arrêt). Le Gouvernement n’a pas présenté l’ordonnance de détention au requérant et ne l’a pas informé des droits de la défense lors de son arrestation (paragraphe 127 de l’arrêt), n’a pas mis d’avocat à sa disposition lors de son arrestation (paragraphe 101 de l’arrêt), n’a pas promptement signalé sa détention à ses parents et n’a pas consigné sa garde à vue comme il se devait[8]. La Cour a jugé constitutif d’une violation de l’article 5 le fait qu’un État ne consigne pas adéquatement les circonstances, les motifs et la durée de la détention d’un accusé, ainsi que le point de savoir si l’accusé a été dûment informé de ses droits de la défense au moment de son arrestation (Smolik c. Ukraine, no 11778/05, § 45, 19 janvier 2012, et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 87, CEDH 2006‑III)[9].

De plus, le requérant s’est d’abord vu attribuer un avocat commis d’office, qu’il n’avait donc pas choisi, et a été interrogé presque immédiatement après cela, de sorte qu’il lui a été impossible à ce stade de s’entretenir avec son conseil pour préparer sa défense. À cet égard, la déclaration du requérant selon laquelle il n’a pu avoir d’entrevues confidentielles avec son avocat, un enquêteur ayant toujours été présent lors des entretiens avec son conseil, sonne presque comme une idée venue après coup. Le Gouvernement n’ayant pas présenté de preuves contraires, ces circonstances s’analysent en une violation du droit du requérant à l’assistance effective d’un conseil (Bogumil, précité, § 48, Dvorski, précité, § 79, Dayanan, précité, § 32, Bonzi c. Suisse, décision de la Commission, no 7854/77, 12 juillet 1978, Can c. Autriche, rapport de la Commission, § 52, no 9300/81, 30 septembre 1985).

Selon la jurisprudence constante de la Cour, les autorités nationales doivent tenir compte des souhaits de l’accusé quant à son choix de représentation en justice mais elles peuvent passer outre s’il existe des motifs pertinents et suffisants de juger que les intérêts de la justice le commandent (Dvorksi, précité, § 79 ; voir aussi Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96 et 2 autres, § 45, CEDH 2002‑VII, Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 66, 20 janvier 2005, Klimentïev, précité, § 116, Vitan c. Roumanie, no 42084/02, § 59, 25 mars 2008, Pavlenko c. Russie, no 42371/02, § 98, 1er avril 2010, Zagorodniy c. Ukraine, no 27004/06, § 52, 24 novembre 2011, et Martin, précité, § 90). Faute de tels motifs, comme en l’espèce, une restriction au libre choix d’un défenseur emporterait violation du paragraphe 1 de l’article 6, ainsi que de son paragraphe 3 c), si la défense du requérant, au vu de la procédure dans son ensemble, s’en trouvait lésée (Dvorski, précité, § 79 ; voir aussi Meftah et autres, précité, §§ 46‑47, Vitan, précité, §§ 58-64, Zagorodniy, précité, §§ 53-55, et Martin, précité, §§ 90‑97). Considérés ensemble, ces facteurs donnent des raisons de douter que le requérant a bénéficié d’un accès effectif à un avocat avant de livrer des aveux, eu égard tout particulièrement au fait que son coaccusé et lui ont rétracté leurs aveux immédiatement après avoir engagé un autre avocat et avoir pris connaissance de leurs dossiers (paragraphe 27 de l’arrêt).

Au-delà de ces violations manifestes, les propres observations du Gouvernement sont émaillées d’erreurs et d’omissions. L’affirmation du Gouvernement selon laquelle il n’y a pas eu d’interrogatoire du requérant du 3 au 6 octobre est contredite non seulement par l’arrêt de la chambre (« Pendant ce temps, les responsables (...) [ont] interrogé [le requérant] sur le cambriolage et les deux meurtres commis à Burgas » – paragraphe 9 de l’arrêt de la chambre), mais aussi par ses propres plaidoiries (« Monsieur le président, il est possible qu’il y ait eu une conversation, voire un entretien, entre le requérant et des policiers ou un enquêteur à Sofia. Pareil entretien, toutefois, n’a pas été objectivé sous une forme quelconque » (plaidoiries orales du gouvernement bulgare, p. 6)). Selon la Cour, toute conversation entre un suspect détenu et la police doit être considérée comme un contact formel et ne peut être qualifiée d’« entretien informel », même si les autorités affirment ne pas s’être appuyées sur des informations issues d’un tel entretien (Martin, précité, §§ 95-97, Titarenko c. Ukraine, nº 31720/02, § 87, 20 septembre 2012).

D’autres faits établis en l’espèce donnent des raisons de douter que le requérant a librement exercé son droit de ne pas témoigner contre lui-même. Tout d’abord, pendant les trois jours en question, il y a eu des interrogatoires du témoin du crime et coaccusé du requérant, dont les aveux signés ont été versés au dossier le 3 octobre 1999 (paragraphe 20 de l’arrêt). À la lumière de ces interrogatoires, le requérant, détenu séparément de son coaccusé, s’est sûrement trouvé piégé dans le classique dilemme du prisonnier – situation visant expressément à faire pression sur un détenu dans le but d’obtenir des aveux ou une autre déclaration auto-incriminante. Dans cette situation, la restriction de l’accès du requérant à l’assistance d’un avocat l’a exposé à cette pression de manière incompatible avec le droit de ne pas témoigner contre soi-même (Brusco, précité, § 54). Le rapport du Comité pour la prévention de la torture (CPT) de 1999 confirme que pour les policiers bulgares il était courant à l’époque d’avoir une première « conversation », laquelle pouvait durer jusqu’à trois heures, avec une personne conduite au poste de police[10]. Souvent, les personnes détenues n’étaient pas informées de leur droit d’accès à un avocat, et cet accès « n’était que rarement – voire jamais – accordé aux personnes pendant la durée de leur détention »[11]. En 2015, le CPT a mis à jour son rapport et s’est dit préoccupé que « les autorités bulgares ne se soient toujours pas penchées sur la plupart des défaillances fondamentales dans le traitement » des personnes détenues. En particulier, l’accès à un avocat pendant la phase initiale de la garde à vue était fréquemment refusé aux détenus (paragraphe 79 de l’arrêt). La Cour admet qu’« [i]l semble (...) que le déroulement des faits en l’espèce corresponde à une pratique des autorités qui a été vivement critiquée » (paragraphe 130 de l’arrêt). Elle observe en outre qu’« une telle pratique des autorités est difficilement conciliable avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à tous les articles de celle-ci » (paragraphe 131 de l’arrêt), mais elle ne va pas au-delà de ces brefs commentaires.

Par ailleurs, la majorité s’appuie sur l’argument selon lequel la condamnation du requérant ne reposait pas uniquement sur ses aveux du 21 octobre 1999, mais sur un ensemble de preuves (paragraphe 142 de l’arrêt). La Cour juge « regrettable que l’on n’ait pas dûment consigné les trois premiers jours de détention du requérant » (paragraphe 124 de l’arrêt) de manière à éviter les lacunes dans les preuves auxquelles elle est confrontée en l’espèce, mais elle conclut sommairement qu’il n’existe « aucun lien de cause à effet » (paragraphe 140 de l’arrêt) entre l’absence d’un avocat et les aveux formulés par le requérant deux semaines plus tard. L’absence de lien de cause à effet entre ce large ensemble de preuves, les aveux du requérant et l’absence d’un avocat pendant la garde à vue du requérant est loin d’être évidente. Comme indiqué ci-dessus, la police avait obtenu les aveux d’un témoin des faits et coaccusé du requérant pendant la garde à vue de ce dernier. De plus, la police n’a rassemblé ce large ensemble de preuves qu’après les aveux livrés par le requérant le 21 octobre (paragraphe 26 de l’arrêt). Le Gouvernement n’a pas démontré que ces preuves avaient été recueillies indépendamment de toute connaissance ou indication que la police aurait tirée des aveux du requérant.

Étant donné le caractère inadéquat des informations présentées par le Gouvernement et le fait que les juridictions nationales n’ont examiné aucun de ces points de manière satisfaisante dans leurs jugements respectifs, la Cour n’est pas en mesure d’établir que les aveux en question n’ont pas été décisifs dans la condamnation du requérant. La Cour a souligné que pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut aussi rechercher si les droits de la défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. À ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 164 et 165, CEDH 2010, et Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, §§ 35 et 37, CEDH 2000‑V). La Cour ayant jugé que le droit pour un détenu de garder le silence et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l’article 6 (Brusco, précité, § 44, et John Murray, précité, § 45), nous ne saurions considérer que le Gouvernement a établi le caractère équitable du procès puisqu’il n’est pas en mesure de montrer qu’il n’a pas violé les droits du requérant découlant de l’article 6 en recueillant ses aveux puis des éléments de preuve.

Nous soulignons que, malgré de sérieux doutes sur la conduite de l’enquête, nous ne sommes pas appelés à établir la mauvaise foi des autorités d’enquête. Cependant, en l’absence de raisons de retarder l’accès à un avocat, l’invocation par le Gouvernement de l’absence de preuve d’une violation du droit du requérant à l’assistance effective d’un avocat (paragraphe 101 de l’arrêt) ne suffit pas à démontrer qu’il n’y a pas eu d’atteinte irrémédiable au droit de l’intéressé à un procès équitable. La Cour a jugé que le fait qu’un gouvernement ne fournisse pas d’explication sur les raisons pour lesquelles un accusé a été privé de l’assistance d’un avocat pendant sa garde à vue emporte violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 (Galip Doğru c. Turquie, no 36001/06, §§ 83‑85, 28 avril 2015)[12]. Ces omissions et équivoques sont particulièrement graves eu égard aux multiples violations procédurales commises par les autorités bulgares pendant la période de détention provisoire du requérant, comme l’a reconnu la Cour.

Il y a aussi eu atteinte au droit du requérant à un procès équitable au regard de l’article 6, en raison du contrôle effectué par les juridictions bulgares, qui n’ont ni constaté ni apprécié certaines violations procédurales. Premièrement, la défense avait évoqué devant la cour d’appel diverses atteintes aux règles procédurales découlant du droit interne, mais ladite juridiction ne semble pas les avoir abordées dans son arrêt (paragraphes 37‑41 de l’arrêt). En outre, dans son recours auprès de la Cour suprême de cassation, le requérant a allégué qu’il y avait eu violation de son droit à être assisté par un avocat en vertu de la législation nationale et de la Constitution, mais cet argument n’a pas non plus été examiné (paragraphes 43-44 de l’arrêt). La Cour suprême de cassation a estimé que les faits étaient bien établis et que les règles procédurales pertinentes avaient été correctement appliquées (paragraphe 44 de l’arrêt). Nous voyons mal comment elle a raisonnablement pu parvenir à cette conclusion, puisque le Gouvernement n’a fourni aucune preuve à l’appui de l’affirmation selon laquelle il avait dûment respecté toutes les étapes procédurales qui s’étaient imposées à lui sur le plan légal. En droit bulgare, lorsque les autorités d’enquête ne se conforment pas à l’obligation d’informer l’accusé de la base légale de l’accusation conformément à la procédure, ou ne mettent pas un avocat à la disposition de l’accusé, la juridiction de jugement est fondée à mettre fin à la procédure et à renvoyer l’affaire au stade de l’instruction (paragraphe 66 de l’arrêt). Ainsi, nous ne pouvons conclure avec la majorité que les juridictions nationales ont à tous les niveaux dûment examiné la question de savoir si les droits procéduraux du requérant avaient été respectés (paragraphe 143 de l’arrêt).

Deuxièmement, le Gouvernement n’a fourni aucun élément susceptible de réfuter les allégations du requérant selon lesquelles il avait été questionné en l’absence d’un avocat avant d’être inculpé pour meurtre. Dans l’arrêt Martin, précité, la Cour a dit que rien n’empêchait d’utiliser des dépositions recueillies avant le procès comme « connaissances générales » pour donner une base à l’accusation formulée contre un accusé et aux mesures d’enquête mises en œuvre par la suite. Ainsi, l’utilisation de telles dépositions à l’appui d’une accusation porterait forcément atteinte à l’équité globale de la procédure et rendrait irrecevable toute preuve ultérieure (comme des aveux) (Martin, précité, § 95). Le Gouvernement ayant admis qu’il y avait peut-être eu un « entretien informel », concession corroborée par le rapport du CPT qui atteste l’existence d’une telle pratique systématique parmi les enquêteurs, nous ne sommes pas d’accord avec la majorité lorsqu’elle dit qu’aucune preuve susceptible d’être utilisée contre le requérant n’a été recueillie par les autorités pendant les trois jours du début de sa détention, même si la décision de justice finale ne s’appuie pas de manière décisive sur de telles preuves (paragraphe 137 de l’arrêt).

Troisièmement, les tribunaux nationaux n’ont de toute évidence pas abordé sérieusement la question de l’assistance juridique, que le requérant a régulièrement soulevée devant eux, et les parties s’accordent à dire que l’intéressé a été privé de l’assistance d’un avocat pendant sa période de garde à vue. Dans des circonstances factuelles similaires, la Cour a jugé que lorsque « les décisions judiciaires [internes] pertinentes ne contiennent pas de jugement valable sur la question de l’assistance juridique (...), la Cour ne peut pas établir que le grief du requérant a reçu une réponse appropriée de la part des juridictions nationales et elle considère qu’une procédure équitable permettant d’apprécier la question de l’assistance juridique a été inexistante dans le cas d’espèce » (Vanfuli c. Russie, no 24885/05, §§ 103-105, 3 novembre 2011, et Nechto c. Russie, no 24893/05, §§ 111-113, 24 janvier 2012).

En conséquence, nous concluons que les juridictions nationales n’ont pas procédé à un examen adéquat de la cause du requérant en vertu du droit interne. Dès lors, en l’absence d’éléments émanant du Gouvernement qui prouveraient que les aveux en question ont été livrés de façon pleinement éclairée et volontaire, nous soutenons que le Gouvernement n’a pas établi que le traitement réservé au requérant par les autorités bulgares n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès.

Implications du cadre de l’équité globale dans le contexte de l’article 6 § 3

Dans un arrêt très récent, la Cour a souligné qu’il est « nécessaire de s’attacher à cerner la réalité par-delà les apparences et le vocabulaire employé » (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 180, CEDH 2016). L’arrêt d’aujourd’hui fait fi de cette invitation précise, ce qui a des implications fort inquiétantes. On peut se demander quelles sont les incitations données aux policiers lorsque, comme aujourd’hui, la Cour légitime le potentiel trou noir juridique dans lequel le requérant est détenu pour une période indéterminée sans droit à l’information ou à l’assistance d’un avocat, tant qu’il n’est pas officiellement interrogé ?

La Cour reconnaît que le droit d’accès à un avocat, « garantie fondamentale contre les mauvais traitements », doit être consenti « dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police » (Salduz, précité, §§ 54, 55). Cependant, comme le juge Bratza l’a écrit dans une opinion concordante presciente annexée à l’arrêt Salduz, « [i]l serait regrettable que l’arrêt donne l’impression qu’aucune question ne peut se poser sur le terrain de l’article 6 dès lors que le suspect a pu se faire assister par un avocat dès le début de ses interrogatoires ou que l’article 6 ne peut jouer que si le refus de l’accès à un avocat a nui à l’équité de l’interrogatoire du suspect »[13]. Refuser à un accusé l’accès à un avocat dès le début de sa détention risque de porter une atteinte irrémédiable aux droits de la défense de cette personne, que l’atteinte découle ou non de l’interrogatoire du suspect.

Les termes de l’article 6 § 3 sont clairs : tout accusé a le droit d’être « informé, dans le plus court délai » des accusations portées contre lui et de disposer « du temps et des facilités nécessaires » à la préparation de sa défense. Dans Ibrahim, le gouvernement britannique a invoqué une « raison impérieuse » de retarder l’accès à un avocat, à savoir un « besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique » (§§ 258-259). Dans cette affaire, une menace « imminente », attestée par le gouvernement d’un État membre, a conduit à l’assouplissement exceptionnel du droit de quatre personnes soupçonnées de terrorisme à être interrogées uniquement en présence d’un avocat. Dans la présente espèce, nous n’avons aucune situation exceptionnelle, aucun intérêt public impérieux à limiter les droits du requérant à un procès équitable et aucune explication du Gouvernement sur les raisons qui justifiaient de s’écarter de la procédure. L’analyse de l’équité globale telle qu’effectuée en l’espèce risque de remplacer l’évaluation de l’équité d’un procès par celle de la plausibilité d’une condamnation.

Il est vrai bien sûr que l’absence de raisons impérieuses ne suffit pas à elle seule à constituer une violation (Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 47, CEDH 2000‑XII, Weh c. Autriche, no 38544/97, § 46, 8 avril 2004, O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC], nos 15809/02 et 25624/02, § 53, CEDH 2007‑III, et Dvorski, précité, § 79). Cependant, comme nous l’avons dit, le constat d’une violation est surdéterminé en l’espèce, compte tenu de la viciation du droit « concret et effectif » de l’accusé à l’assistance d’un avocat et des violations flagrantes de la loi commises par la police bulgare, non repérées par les juridictions nationales.

En l’espèce, il y a eu violation des droits fondamentaux de la défense du requérant, et ce sans raison impérieuse et sans éléments compensateurs. Les prévenus se trouvent dans l’une des pires situations de vulnérabilité auxquelles un individu puisse être confronté dans un procès, tout particulièrement lorsqu’ils se voient refuser l’accès à un avocat et aux informations concernant leurs droits. Nous déplorons que l’arrêt d’aujourd’hui ne fasse que contribuer à rendre cette situation encore plus critique.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

1. À l’instar de mes collègues, je considère qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention ; en revanche, je ne puis souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, et ce pour les raisons que j’exposerai ci‑dessous.

A. Sur la nécessité d’une analyse de l’équité globale en l’absence de raisons impérieuses de restreindre le droit d’accès à un avocat

2. J’estime comme la majorité qu’il n’y avait pas de raisons impérieuses de restreindre le droit d’accès du requérant à un avocat pendant trois jours (du 3 au 6 octobre 1999), mais, avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne suis pas d’avis qu’il faille répondre par l’affirmative à la question de la nécessité d’une analyse de l’équité globale.

3. J’examinerai ci-après, dans l’ordre chronologique, les arrêts de principe de la Grande Chambre sur cette question.

4. Dans John Murray c. Royaume-Uni (8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I), l’accusé avait été privé d’avocat pendant deux jours (période plus courte que pour le requérant en l’espèce) et avait choisi de garder le silence pendant son interrogatoire. Dans son arrêt, la Cour a clairement déclaré (ibidem, § 66 – italique ajouté) qu’un tel déni était incompatible avec les dispositions de l’article 6 de la Convention, « quelle qu’en soit la justification » – c’est-à-dire indépendamment du point de savoir s’il y avait ou non des raisons impérieuses à la restriction de l’accès à un avocat :

« Dénier cet accès pendant les quarante-huit premières heures de [l’interrogatoire de police], alors que les droits de la défense peuvent fort bien subir une atteinte irréparable, est – quelle qu’en soit la justification – incompatible avec les droits que l’article 6 reconnaît à l’accusé. »

Dans le même arrêt, la Cour a également dit ceci (ibidem, § 68 – italique ajouté) :

« La Cour n’a toutefois pas à spéculer sur la réaction du requérant ou sur le conseil que lui aurait donné son avocat dans l’hypothèse où l’accès n’aurait pas été refusé pendant cette période initiale. Dans ces conditions, le requérant fut à n’en pas douter directement affecté par le refus de cet accès et l’ingérence dans les droits de la défense qui en a résulté. Le constat de la Cour quant aux conclusions tirées n’y change rien (...) »

5. Dans Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008), la Cour a précisé qu’elle procéderait à une évaluation de l’équité globale uniquement si la restriction était justifiée, ou bien s’il y avait des raisons impérieuses à cette restriction.

6. Les extraits suivants de Salduz (ibidem, §§ 52 et 55) sont intéressants, en particulier les formules que je mets ici en italique et qui illustrent clairement ce qui a été dit ci-dessus :

« Il s’agit donc, dans chaque cas, de savoir si la restriction litigieuse est justifiée et, dans l’affirmative, si, considérée à la lumière de la procédure dans son ensemble, elle a ou non privé l’accusé d’un procès équitable, car même une restriction justifiée peut avoir pareil effet dans certaines circonstances (...) »

« (...) la Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (paragraphe 51 ci‑dessus), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (...) »

7. Les termes « dans l’affirmative » (« if so » dans la version anglaise de l’arrêt) et « [m]ême lorsque des raisons impérieuses » (« [e]ven where compelling reasons » en anglais) qui figurent dans ces passages de Salduz ne laissent aucun doute à mes yeux sur le fait qu’une appréciation globale est nécessaire uniquement lorsqu’il y a des raisons impérieuses à la restriction. Les formules en question indiquent à quel moment s’ouvre la possibilité de procéder à un examen de l’équité globale, c’est-à-dire seulement en cas de raisons impérieuses à la restriction.

8. À la fin du paragraphe 56 de l’arrêt Salduz, sous le titre « b) Application en l’espèce des principes énoncés ci-dessus », la Cour a déclaré ce qui suit, et qui est parfaitement conforme au principe déjà énoncé au paragraphe 52 et répété au paragraphe 55 (italique ajouté) :

« Pour justifier le refus au requérant de l’accès à un avocat, le Gouvernement s’est borné à dire qu’il s’agissait de l’application sur une base systématique des dispositions légales pertinentes. En soi, cela suffit déjà à faire conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 à cet égard, telles qu’elles ont été décrites au paragraphe 52 ci-dessus. »

9. Au lieu de s’arrêter à la fin du paragraphe 56 compte tenu de ce qui précède – c’est-à-dire après avoir conclu qu’il n’y avait pas de raisons impérieuses à la restriction et que cela suffisait à faire conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 –, la Cour dans Salduz a néanmoins examiné le fond de l’affaire. De toute évidence, ses très brèves déclarations sur le fond étaient simplement inspirées par une précaution excessive, ex abundanti cautela. En attestent les arguments suivants :

a) Le paragraphe 57 commence par les mots « [l]a Cour observe par ailleurs que » (italique ajouté) ; puis, jusqu’à la fin de la section en question, la Cour formule un certain nombre d’observations, probablement, selon moi, a) pour souligner que dans cette affaire-ci il y a eu violation du principe selon lequel les garanties de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention doivent être concrètes et effectives, dès lors que le requérant n’a pas bénéficié de l’aide d’un avocat, et b) pour montrer que les circonstances de l’affaire permettent d’étayer ce constat. Cela est renforcé par ce que la Cour dit au paragraphe 55 de l’arrêt :

« Dans ces conditions, la Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (paragraphe 51 ci-dessus), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti (...) » (italique ajouté)

b) Il serait déraisonnable d’affirmer que dans Salduz la Cour a voulu se contredire et, plus précisément, révoquer le principe qu’elle avait si clairement énoncé auparavant.

c) Même si elle a examiné le fond de l’affaire, la Cour n’a pas mentionné la nécessité d’un « examen de l’équité globale » ni employé une terminologie semblable.

d) Dans Salduz, elle a précisé que ce qu’elle disait n’était pas de nature à changer ou à avoir une incidence sur sa conclusion selon laquelle il y avait eu violation en raison de l’absence de raisons impérieuses à la restriction. En témoignent le passage tiré du paragraphe 56 (cité plus haut) et cet extrait du paragraphe 58 :

« Il n’appartient toutefois pas à la Cour de spéculer sur l’impact qu’aurait eu sur l’aboutissement de la procédure la possibilité pour le requérant de se faire assister par un avocat pendant sa garde à vue. »

10. Dans Dvorski c. Croatie ([GC], no 25703/11, CEDH 2015), le principe formulé dans Salduz semble avoir été inversé, et ce sans aucune explication.

11. En effet, le principe établi dans Dvorski veut que la Cour examine l’équité globale uniquement s’il n’y a pas de motifs suffisants à la restriction, comme le confirme cet extrait du paragraphe 82 de l’arrêt en question (italique ajouté) :

« (...) la Cour considère qu’il lui faut commencer par déterminer s’il a été ou non démontré, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existait des motifs pertinents et suffisants de passer outre ou de contrecarrer le souhait de l’accusé quant à sa représentation en justice. Dans la négative, il lui faudra ensuite rechercher si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable. Ce faisant, la Cour pourra tenir compte de divers facteurs tels que la nature de la procédure et l’application de certaines conditions professionnelles (...) »

12. L’affaire Dvorski se distingue toutefois de Salduz et de la présente espèce, car la question qui était soulevée dans la première n’était pas la restriction du droit du requérant à un avocat, mais à un avocat de son choix.

13. Le principe énoncé dans Ibrahim et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09, §§ 263-265 et 301, CEDH 2016) est différent des principes formulés respectivement dans les trois affaires précédentes. Selon Ibrahim et autres, un examen de l’équité globale s’impose dans chaque affaire, qu’il y ait eu ou non des raisons impérieuses à la restriction. La seule différence entre des affaires où il y avait des raisons impérieuses à la restriction et des affaires où il n’y en avait pas réside dans le critère de la preuve et le point de savoir laquelle des parties doit y satisfaire.

14. L’approche suivie par la Cour dans Ibrahim et autres ressort clairement des passages suivants (italique ajouté) :

« 256. Toutefois, il est reconnu depuis longtemps que, dans des circonstances exceptionnelles, l’assistance juridique peut être reportée (voir, par exemple, John Murray, précité, O’Kane c. Royaume-Uni (déc.), no 30550/96, 6 juillet 1999, et Magee et Brennan, tous deux précités). Après avoir passé en revue la jurisprudence existante en la matière, la Cour, au paragraphe 55 de l’arrêt précité Salduz, a dit :

« (...) [L]a Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (...), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (...). Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation. »

257. Le principe, énoncé dans l’arrêt Salduz, servant à déterminer la compatibilité d’une restriction à l’accès à un avocat avec le droit à un procès équitable se compose de deux critères. La Cour doit premièrement rechercher si la restriction en question était justifiée par des raisons impérieuses. Elle doit deuxièmement apprécier le préjudice que cette restriction a pu causer aux droits de la défense. Autrement dit, il lui faut examiner l’incidence de la restriction sur l’équité globale de la procédure et dire si, oui ou non, celle-ci a été équitable dans son ensemble (...)

262. Dès lors, la Cour réaffirme qu’il faut statuer sur l’existence ou non d’une violation du droit à un procès équitable en tenant compte de la procédure dans son ensemble et en considérant que les droits énoncés à l’article 6 § 3 sont non pas des fins en soi mais des aspects particuliers du droit général à un procès équitable (paragraphes 250-251 ci-dessus). L’absence de raisons impérieuses n’emporte donc pas à elle seule violation de l’article 6 de la Convention.

iv. Les conséquences de l’existence ou non de raisons impérieuses sur l’examen de l’équité

263. Ce n’est pas parce que l’absence de raisons impérieuses ne suffit pas à elle seule à emporter violation de l’article 6 de la Convention que l’issue de l’examen de ce critère – à savoir l’existence ou non de telles raisons – n’entre pas en ligne de compte dans l’appréciation de l’équité du procès dans son ensemble.

264. Dès lors que l’existence de raisons impérieuses est jugée établie, un examen global de l’ensemble de la procédure doit être conduit de manière à déterminer si celle-ci a été « équitable » au sens de l’article 6 § 1 (...)

265. En l’absence de raisons impérieuses de restreindre l’assistance juridique, la Cour doit évaluer l’équité du procès en opérant un contrôle très strict. L’incapacité du gouvernement défendeur à établir l’existence de raisons impérieuses pèse lourdement dans la balance lorsqu’il s’agit d’apprécier globalement l’équité du procès et elle peut faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) (pour un raisonnement similaire concernant l’article 6 §§ 1 et 3 d), voir Schatschaschwili, précité, § 113). C’est alors au gouvernement défendeur qu’il incombe d’expliquer de façon convaincante pourquoi, à titre exceptionnel et au vu des circonstances particulières du cas d’espèce, la restriction à l’accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès. »

15. Le fait que la charge de la preuve soit renversée et incombe à l’État défendeur en l’absence de raisons impérieuses ressort clairement du paragraphe 301 de Ibrahim et autres (précité) :

« Il incombe à la Cour d’examiner l’ensemble de la procédure pénale dirigée contre le quatrième requérant de manière à déterminer si celle-ci a été équitable au sens de l’article 6 § 1. Toutefois, ainsi qu’il a déjà été noté ci-dessus (paragraphe 265), aucune raison impérieuse n’ayant justifié la restriction du droit de ce requérant à l’assistance juridique, la charge de la preuve est renversée et pèse sur le Gouvernement, qui doit démontrer de manière convaincante pourquoi, exceptionnellement et au vu des circonstances particulières de l’espèce, cette restriction n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité de la procédure dans son ensemble. » (italique ajouté)

16. Si dans Ibrahim et autres la Cour n’a employé ni la terminologie de la norme de la preuve appliquée dans les affaires civiles (le « critère de la plus forte probabilité ») ni la terminologie appliquée dans les affaires pénales (« au-delà de tout doute raisonnable »), ce qu’elle semble dire toutefois, c’est que – pour dire les choses simplement – le premier critère s’applique au requérant lorsqu’il y avait des raisons impérieuses, et le second à l’État défendeur lorsqu’il n’y avait pas de raisons impérieuses.

17. Cependant, avec tout le respect que je dois à la Cour, j’estime que dans Ibrahim et autres elle a perdu de vue notamment le sens littéral clair des mots « dans l’affirmative » et « [m]ême lorsque des raisons impérieuses », contenus respectivement dans les paragraphes 52 et 55 de Salduz, comme si ces formules n’y figuraient pas. En omettant celles-ci, elle n’a assurément pas suivi la maxime juridique latine relative à l’interprétation, à savoir interpretatio fienda est ut res magis valeat quam pereat (l’interprétation doit être faite de sorte que la chose tienne debout et non qu’elle tombe – voir Jenkins, Centuries or Reports, 198). Cette maxime s’applique habituellement dans l’interprétation des lois et des contrats mais constitue également l’une des expressions du principe d’effectivité, et s’applique donc dans l’interprétation d’un traité et se trouve d’ailleurs consacrée à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (voir The Vienna Convention on the Law of Treaties – Travaux Préparatoires, Francfort, 1978, pp. 239‑240 ; voir aussi, concernant la « règle de l’effet utile » et la « règle de l’efficacité », Georges Berlia, « Contribution à l’interprétation des traités », Collected Courses of the Hague Academy of International Law, 114 (1965‑1), pp. 396 et suivantes).

Quel meilleur principe pourrait-on appliquer à la compréhension ou à l’interprétation de termes parfaitement clairs contenus dans un arrêt que ce principe, qui donne tout son poids et tout son sens à chaque mot employé ? Sont également fort pertinentes ces maximes juridiques relatives à l’interprétation, qui reposent sur le bon sens et ne laissent aucun doute sur le point dont il s’agit : interpretatio cessat in claris (l’interprétation cesse lorsque le texte est clair) ; quoties in verbis nulla est ambiguitas ibi nulla expositio contra verba fienda est (s’il n’y a pas d’ambiguïté dans les termes, il ne faut pas faire une interprétation contraire aux mots – voir Coke, On Littleton, 147 a) ; absoluta sententia expositione non indiget (une phrase absolue ne nécessite pas d’interprétation – voir 2 Justinian, Institutes, 533, et Emer De Vattel, Le droit des gens, livre 2, § 263 : « Il n’est pas permis d’interpréter ce qui n’a pas besoin d’interprétation ») ; expressio facit cessare tacitum (énoncer un point expressément ferme la possibilité qu’une chose incompatible avec ce point soit implicite – voir Coke, On Littleton, 210 a, et F.A.R. Bennion, Bennion on Statutory Interpretation: A Code, cinquième édition, Londres, 2008, article 389, pp. 1249-1250).

Mais ce n’est pas seulement les formules susmentionnées de Salduz qui sont importantes : en aucun cas l’arrêt Salduz ne dit ni ne donne à entendre que les deux critères du principe auquel se réfère Ibrahim et autres sont obligatoires ou indispensables dans chaque affaire.

18. Dans le présent arrêt, sous le titre « d) La restriction temporaire de l’accès à un avocat pour des « raisons impérieuses » (paragraphes 116‑118), la majorité suit l’approche adoptée dans Ibrahim et autres, en citant encore (comme ledit arrêt) le même passage de Salduz (§ 55) qui, à mon sens, non seulement ne corrobore pas l’interprétation livrée dans Ibrahim et autres et suivie en l’espèce, mais de plus dit quelque chose de complètement différent.

19. La majorité n’expose aucune raison pour justifier le fait qu’elle s’écarte de Salduz, et ce probablement parce qu’elle suit tout simplement Ibrahim et autres. Je dirais qu’elle réitère la lecture incorrecte de Salduz en se référant à deux critères obligatoires de l’appréciation, alors que Salduz indique clairement que le deuxième critère est nécessaire uniquement s’il y a des raisons impérieuses à la restriction.

20. Soulignons que Ibrahim et autres et Salduz sont tous deux des arrêts de Grande Chambre. Ibrahim et autres est postérieur à Salduz. Salduz a été adopté à l’unanimité en ce qui concerne la question pertinente, tandis que Ibrahim et autres a été adopté à une écrasante majorité (quinze voix contre deux).

21. En fait, les arrêts de Grande Chambre ont une valeur et une force hautement convaincantes, et la Cour ne peut s’écarter d’un précédent arrêt que si elle le justifie par des raisons valables dans une affaire ultérieurement portée devant la Grande Chambre. Dans la présente affaire, qui est une nouvelle affaire de Grande Chambre, la Cour, avec tout le respect que je lui dois, aurait dû, premièrement, reconnaître que Ibrahim et autres reposait sur une lecture incorrecte de Salduz ; deuxièmement, admettre que des approches différentes avaient été suivies dans les deux affaires ; enfin, décider laquelle des deux, le cas échéant, il convenait d’épouser, et justifier son choix par des raisons valables. Si l’arrêt Ibrahim et autres a été adopté à la suite d’une mauvaise lecture de Salduz ou per incuriam, il suffisait en l’espèce à la Cour de l’expliquer et de s’écarter de Ibrahim et autres en appliquant la bonne lecture de Salduz ; à moins que, indépendamment de la mauvaise interprétation de Salduz, elle ne trouve l’approche de Ibrahim et autres – c’est-à-dire celle des deux critères obligatoires – plus justifiable et juridiquement plus correcte, et la suive en donnant d’autres raisons de s’écarter de Salduz et en appliquant une nouvelle approche.

22. Par ailleurs, la Cour aurait pu distinguer la présente affaire de Ibrahim et autres sur le plan factuel et épouser la bonne interprétation de Salduz. Le cas d’espèce est plus proche de Salduz que de Ibrahim et autres, puisque la Cour a décidé qu’il n’y avait pas de raisons impérieuses à la restriction. Elle s’était prononcée dans le même sens dans Salduz, mais non dans Ibrahim et autres, où elle avait jugé au sujet des trois premiers requérants qu’il y avait eu des raisons impérieuses à la restriction. Concernant le quatrième requérant dans Ibrahim et autres, même s’il n’y avait pas eu de raisons impérieuses à la restriction, l’affaire était différente de la présente espèce en ce que l’intéressé n’avait pas au départ été interrogé par la police comme suspect mais comme témoin. Ainsi, puisque dans Ibrahim et autres il y avait des raisons impérieuses à la restriction, ce que la Cour a dit dans cette affaire en interprétant et en appliquant Salduz, sur le point de savoir si elle devait procéder à une analyse de l’équité globale même dans l’hypothèse où elle constaterait l’absence de raisons impérieuses à la restriction, ne constituait pas la ratio decidendi de l’arrêt mais simplement un obiter dictum. Dès lors, même si la Cour devait suivre en l’espèce la stricte approche de common law du stare decisis, elle ne serait pas tenue de suivre le principe posé dans Ibrahim et autres pour l’appliquer dans une affaire où, comme en l’espèce, il n’y avait pas de raisons impérieuses à la restriction.

B. Sur le point de savoir si l’approche Ibrahim (deux critères ou principes obligatoires dans toute affaire) doit être considérée comme plus justifiable ou juridiquement défendable ou correcte que l’approche Salduz (un seul critère ou principe obligatoire)

23. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je pense qu’il convient de répondre par la négative à la question ci-dessus, et ce pour les raisons que j’exposerai ci-après.

24. S’il n’y a pas de raisons impérieuses de restreindre le droit pour une personne de se défendre avec l’assistance d’un défenseur de son choix, qui est l’un des droits minimaux découlant de l’article 6 § 3 c) de la Convention pour toute personne accusée d’une infraction, alors pareille restriction s’analyse en soi en une grave violation de la disposition en question et va à l’encontre de la prééminence du droit, et il n’y a pas lieu de poursuivre l’examen. C’était la logique de Salduz et c’est la raison pour laquelle une situation où il y avait des raisons impérieuses à une telle restriction doit être distinguée d’une situation où il n’y avait pas de raisons impérieuses. En revanche, l’approche Ibrahim, qui exige une analyse de l’équité globale même dans les affaires où il n’y avait pas de raisons impérieuses à la restriction, n’établit pas de grande distinction entre ces affaires-là et celles où il existait des raisons impérieuses.

25. L’approche Ibrahim, à mon sens, ne tient pas dûment compte du fait que non seulement le droit à l’assistance d’un avocat a été refusé, mais aussi que l’État défendeur a violé la prééminence du droit, l’un des plus importants principes de la Convention et d’une société démocratique. La tentative de la Cour, dans Ibrahim et autres, pour trouver une manière de distinguer les conséquences de restrictions sans raisons impérieuses et les conséquences de restrictions avec raisons impérieuses – outre le constat d’une violation dans le premier cas et l’analyse de l’équité globale dans le second cas – montre bien qu’il est difficile de procéder différemment de l’approche Salduz, et ramène en fin de compte la question de fond à une question de preuve.

26. Bien que le droit à être représenté par un avocat découlant de l’article 6 § 3 c) de la Convention soit un droit minimum (et non pas simplement un facteur ou élément d’appréciation pertinent) faisant partie intégrante du droit à un procès équitable, lequel est un droit absolu (hormis l’aspect relatif au prononcé public des arrêts) et ne doit donc pas être grevé de réserves ou de restrictions implicites, la jurisprudence considère néanmoins qu’il ne s’agit pas d’un droit absolu (Poitrimol c. France, 23 novembre 1993, § 34, série A no 277‑A, et Demeboukov c. Bulgarie, no 68020/01, § 50, 28 février 2008).

27. La jurisprudence considère cependant, et à juste titre, que le droit à l’assistance d’un avocat « figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable ». Dans Poitrimol (précité, § 34), la Cour a dit que « [q]uoique non absolu, le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable ». Dans Panovits c. Chypre (no 4268/04, §§ 65 et 66, 11 décembre 2008), elle a jugé que le droit à l’assistance d’un avocat doit être donné dès les premiers stades de la procédure et constitue un aspect particulièrement important dans l’appréciation de questions telles que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

28. L’importance du rôle de l’avocat dans la défense d’une personne en matière pénale a été soulignée par la Cour dans le passage suivant, tiré de l’arrêt Artico c. Italie (13 mai 1980, § 33, série A no 37) et repris dans de nombreuses autres affaires (voir, par exemple, Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 65, série A no 168, et Luchaninova c. Ukraine, no 16347/02, § 63, 9 juin 2011) :

« La Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs ; la remarque vaut spécialement pour ceux de la défense eu égard au rôle éminent que le droit à un procès équitable, dont ils dérivent, joue dans une société démocratique (arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 12-13, § 24, et paragraphe 32 ci-dessus). L’article 6 § 3 c), les délégués de la Commission l’ont souligné à bon escient, parle d’« assistance » et non de « nomination ». Or la seconde n’assure pas à elle seule l’effectivité de la première car l’avocat d’office peut mourir, tomber gravement malade, avoir un empêchement durable ou se dérober à ses devoirs. Si on les en avertit, les autorités doivent le remplacer ou l’amener à s’acquitter de sa tâche. Adopter l’interprétation restrictive avancée par le Gouvernement conduirait à des résultats déraisonnables, incompatibles avec le libellé de l’alinéa c) comme avec l’économie de l’article 6 considéré dans son ensemble ; l’assistance judiciaire gratuite risquerait de se révéler un vain mot en plus d’une occasion. »

29. En outre, la nécessité de bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de l’enquête préliminaire a été mise en exergue par l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme dans Can c. Autriche (no 9300/81, rapport de la Commission du 12 juillet 1984, § 55), affaire dans laquelle la Commission a aussi énuméré les tâches que doit accomplir un avocat à ce stade préliminaire :

« Pour déterminer si l’article 6 § 3 c) exige que le prévenu se voie accorder le droit de communiquer en privé avec son défenseur au début de l’enquête préliminaire, il est important de prendre en considération les tâches dont le conseil doit s’acquitter pendant cette étape de la procédure. Celles-ci englobent non seulement la préparation du procès lui-même, mais également le contrôle de la légalité de toute mesure prise au cours de la procédure d’enquête, l’identification et la présentation de tout moyen de preuve à un stade précoce où il est encore possible de trouver de nouveaux faits pertinents et où les témoins ont des souvenirs vivaces, toute autre aide à l’accusé relativement à d’éventuels griefs qu’il pourrait souhaiter formuler quant à la justification, la durée et les conditions de sa détention, et de façon générale assister l’accusé qui, de par sa détention, se trouve hors de son environnement normal. »

Par ailleurs, dans A.T. c. Luxembourg (no 30460/13, § 64, 9 avril 2015), la Cour a fait cette déclaration fort pertinente :

« L’équité d’une procédure pénale requiert d’une manière générale, aux fins de l’article 6 de la Convention, que le suspect jouisse de la possibilité de se faire assister par un avocat dès le moment de son placement en garde à vue ou en détention provisoire, et indépendamment des interrogatoires qu’il subit. La Cour a souligné à cet égard que l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil, indiquant que la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer (...) »

30. Le fait que l’assistance d’un avocat soit crucial pour un accusé dès les premiers stades de l’enquête de police ressort aussi clairement de l’extrait ci-dessus de John Murray (§§ 66 et 68 – voir paragraphe 4).

31. Un très bon aperçu de l’importance du droit à l’assistance d’un avocat, de l’objet de l’assistance juridique et du rôle de l’avocat d’un accusé nous est donné par Stephanos Stavros dans The Guarantees for Accused Persons Under Article 6 of the European Convention on Human Rights – An Analysis of the Application of the Convention and a Comparison with Other Instruments, Dordrecht/Boston/Londres, 1993 (International Studies in Human Rights, vol. 24), pp. 201-202 :

(Traduction du greffe)

« Le droit à l’assistance d’un avocat est l’un des droits les plus importants parmi ceux que garantit la disposition relative au procès équitable dans les instruments relatifs aux droits de l’homme à l’étude. L’assistance juridique, comme l’a reconnu la Commission européenne dans les requêtes nos 7572/76, 7586/76 et 7587 c. RFA, a pour objet d’assurer « le respect effectif du contradictoire ». Cependant, l’assistance professionnelle non seulement permet d’assurer que la défense de l’accusé soit adéquatement préparée et présentée, mais de plus garantit le respect des droits procéduraux de ce dernier, qui peuvent être menacés par inadvertance, voire délibérément. Le rôle de l’avocat, « témoin vigilant de la régularité du procès » comme l’a reconnu la Commission dans les requêtes nos 7572/76, 7586/76 et 7587/76, est inestimable. »

32. Compte tenu de ce qui précède, il convient de se montrer très réticent lorsqu’il s’agit d’aliéner le droit à l’assistance d’un avocat ou d’en altérer l’essence. Il est regrettable que – comme le montre l’analyse chronologique ci‑dessus des affaires de Grande Chambre – le niveau de protection de ce droit ait cependant connu un déclin progressif.

33. Bien que l’article 6 § 3 c) de la Convention ne fasse pas de distinction entre les raisons impérieuses et les raisons non impérieuses de restreindre le droit à être représenté par un avocat – et selon la maxime latine ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus (7 Coke’s Reports, 5), les garanties de ce droit doivent être appliquées dans toute affaire de manière inconditionnelle, comme la Cour l’a dit dans John Murray (précité) –, le principe énoncé dans Ibrahim et autres selon lequel l’analyse de l’équité doit être effectuée dans toutes les affaires, que les raisons de la restriction aient été impérieuses ou non, s’analyse en une réserve sévère, voire en une restriction, à un droit qui, bien que non absolu, « figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable ». Comme indiqué ci‑dessus, cette réserve est sévère, premièrement parce qu’elle fait fi de ce que l’État défendeur a peut-être bafoué la prééminence du droit et, deuxièmement, parce qu’elle impose au requérant de prouver que globalement sa cause n’a pas été équitable, négligeant le fait que celui-ci a peut-être été privé de son droit à l’assistance d’un avocat.

34. Il faut également reconnaître que l’approche Salduz, dans la mesure où elle appelle un examen de l’équité globale dans les affaires où il y a des raisons impérieuses à une restriction, s’analyse en une réserve ou une restriction au droit à l’assistance d’un avocat ; en effet, tout ce qui importe s’agissant de respecter strictement et à la lettre l’article 6 § 3 c) de la Convention, c’est l’accès à un avocat, sans exception, « quelle qu’en soit la justification », comme la Cour l’a bien justement déclaré dans John Murray (précité au paragraphe 4 ci-dessus). Il est vrai que l’article 6 ne contient pas de disposition exigeant la mise en balance de l’intérêt général et des intérêts privés. En particulier, il n’y a pas de formule telle que « [nécessaire], dans une société démocratique, (...) à la sécurité nationale, à la sûreté publique, (...) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, (...) à la protection des droits et libertés d’autrui », que l’on trouve à l’article 8 § 2 de la Convention et de façon similaire aux articles 9 § 2, 10 § 2 et 11 § 2, pour justifier de limiter à n’importe quel titre le droit à l’assistance d’un avocat.

35. Un juge seul ne peut pas cependant revenir sur l’approche Salduz et suivre John Murray, qui est une affaire relativement ancienne. Seule la Grande Chambre peut le faire. Mais ces réflexions ne sont pas que théoriques. Elles peuvent servir à expliquer et montrer que le droit à être représenté par un avocat ne peut pas faire l’objet d’une autre réserve. Dans Salduz, la Cour n’a pas dit à qui revenait la tâche de prouver l’équité globale – ou l’absence d’équité globale – d’une procédure où il y avait des raisons impérieuses à la restriction. On pourrait arguer que c’est au requérant que revient la tâche générale de prouver ses allégations, mais on pourrait dire aussi que c’est l’État défendeur qui a privé le requérant de son droit, indépendamment de l’existence ou de l’absence de raisons impérieuses à cette privation. En cas de privation de biens, comme dans toutes les affaires patrimoniales relevant de l’article 1 du Protocole no 1, l’octroi d’une satisfaction équitable est nécessaire. Il serait contraire à la notion d’équité découlant de l’article 6 § 3 c) de la Convention qu’un requérant qui a été privé de son droit à l’assistance d’un avocat pour des raisons impérieuses ait à prouver lui-même que la procédure n’a pas été globalement équitable pour lui, au lieu d’être indemnisé d’une manière ou d’une autre à raison de cette privation.

36. Logiquement, l’examen de l’équité ne peut être appliqué qu’à des faits déterminés et non à des suppositions ou hypothèses. Toute autre approche, avec tout le respect que je dois à mes collègues, altérerait le droit garanti par l’article 6 § 3 c) de la Convention. Ainsi, l’approche suivie dans Ibrahim et autres, qui insiste sur l’examen de l’équité dans chaque affaire, même si le requérant s’est trouvé privé d’avocat pendant une certaine période en l’absence de toute raison impérieuse, est à mes yeux précaire et incompatible avec la portée de la disposition en question.

37. La notion d’équité globale ne doit pas être prise au sens d’équité en général, mais présuppose que toutes les parties constitutives de la procédure soient équitables, à commencer par l’arrestation comme nous le verrons ci‑après. Le laps de temps qui s’écoule entre l’arrestation d’un accusé et l’arrêt définitif de la Cour devrait être aussi compact, du point de vue de la protection du requérant, que la vie d’un embryon. L’article 6 § 3 c) de la Convention confère à une personne accusée le droit de se défendre avec l’assistance d’un avocat à tous les stades de la procédure dès le moment de l’arrestation, y compris l’arrestation elle-même, et, bien sûr, la période de détention avant l’interrogatoire, qui en soi fait partie intégrante de la procédure. Si cette protection s’arrête à un moment donné, le droit cesse d’exister. Ainsi, les trois jours de détention pendant lesquels le requérant a été privé de son droit à l’assistance d’un avocat ne doivent pas être considérés simplement comme un moment, une période ou une procédure indépendants et être détachés du reste du temps et de la procédure pendant lesquels le requérant a bien été assisté par un avocat. Pendant ces trois jours, bien des choses ont pu se passer en l’absence d’un avocat mais ne peuvent être établies, et bien des choses auraient dû se passer si un avocat avait été présent mais ne se sont pas passées en raison du défaut d’accès à un avocat. On ne peut excuser l’illégalité liée à l’absence de raisons impérieuses à la restriction en adoptant par la suite un critère d’équité globale qui ferait fi de la première partie de la procédure. Il y a de la vérité et de la sagesse dans la maxime latine quod ab initio non valet, in tractu temporis non convalescet (ce qui n’est pas bon au début ne peut pas le devenir avec le temps – voir Coke, On Littleton, 35 a), qui semble s’appliquer en l’espèce. L’importance du « début » est également évoquée dans les maximes latines quod non habet principium non habet finem (ce qui n’a pas de début n’a pas de fin – voir Coke, On Littleton, 345 a) et cujusque rei potissima pars principium est (dans toute chose la partie principale est le commencement – voir 10 Coke’s Reports, 49). Sont également pertinentes les maximes latines parte quacunque integrante sublata tollitur totum (supprimer une partie intégrante revient à supprimer le tout – voir 9 Coke’s Reports, 41), et sublato fundamento cadit opus (ôtez les fondations et l’ouvrage s’effondre – voir Jenkins, Centuries or Reports, 106). On trouvera encore de la sagesse dans cette autre maxime latine pouvant s’appliquer au cas d’espèce : quae mala sunt inchoata in principio vix bono peragandur exitu (les choses qui sont mauvaises au commencement finissent rarement bien – 4 Coke’s Reports 2).

38. Comme nous l’avons dit plus haut, la notion d’équité va de pair avec la prééminence du droit, qui est inhérente au système de la Convention ; elle est également associée à l’obligation positive pour l’État défendeur de protéger le droit du requérant à ne pas être privé de l’accès à un avocat en l’absence de raisons impérieuses, obligation qui découle de la prééminence du droit et des articles 1 et 6 § 3 c) de la Convention. L’idée d’équité et la prééminence du droit doivent s’étendre et s’appliquer à toutes les phases pendant lesquelles les garanties énoncées à l’article 6 de la Convention sont applicables. Au paragraphe 121 de l’arrêt, la Cour déclare à juste titre que la date de l’arrestation du requérant est le « point de départ pour l’application des garanties énumérées à l’article 6 de la Convention ». Autrement dit, c’est l’arrestation qui déclenche la protection du droit à une assistance juridique. S’il n’en était pas ainsi, ce droit n’aurait pas de signification concrète et effective dans la situation où une personne arrêtée et mise en détention se trouverait privée d’avocat. Si le moment crucial pour le début de l’exercice du droit à être assisté par un avocat n’était pas le moment de l’arrestation mais un moment ultérieur – disons le moment de l’inculpation ou celui de l’interrogatoire formel –, il n’y aurait aucune nécessité à l’existence de règles de procédure pénale régissant l’arrestation, et la police serait libre de faire ce qu’elle veut en la matière et d’ignorer les dispositions des articles 3 et 5 de la Convention. En conséquence, il n’est possible ni de détacher notion d’équité et prééminence du droit de l’exigence relative à des motifs valables de restreindre le droit, ni d’appliquer le principe d’équité à partir d’un stade autre que celui de la naissance des garanties du droit, sans que cela ait un effet dévastateur sur l’affaire.

39. Étant donné que les garanties énoncées à l’article 6 s’appliquaient dès le moment de l’arrestation du requérant, il est clair que son droit à la présomption d’innocence a également débuté à ce moment-là ; dès lors, il était impératif qu’un avocat protégeât la présomption d’innocence du requérant en le conseillant et en déterminant avec lui sa ligne de défense.

40. Les règles de procédure pénale s’appliquent à un suspect dès son arrestation. Le requérant, qui s’est trouvé sans avocat pendant trois journées entières, a été privé de la possibilité prévue à l’article 5 § 4 de la Convention de contester la légalité de sa détention. Ce point a également été soulevé en ces termes par l’Association pour la prévention de la torture, tiers intervenant dans la présente affaire : « L’assistance d’un avocat [sert] également de garantie pour l’exercice d’autres droits fondamentaux de l’accusé, comme par exemple ceux garantis par l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention » (paragraphe 106 de l’arrêt).

41. On peut également comprendre la nécessité de disposer d’un avocat immédiatement après l’arrestation au regard du fait que la bonne préparation de l’affaire est essentielle à son succès. Parmi les droits minimums garantis à toute personne accusée d’une infraction, l’article 6 § 3 b) de la Convention inclut celui de disposer du temps nécessaire à la préparation de sa défense. Nul ne peut être certain que, privé de l’assistance d’un avocat pendant les trois premiers jours de sa détention, l’intéressé sera à même de préparer convenablement le procès par la suite. Les trois jours en question auraient pu être cruciaux pour le déroulement futur de sa défense s’il avait disposé d’un avocat dès le moment de son arrestation.

42. Si l’absence de raisons impérieuses de restreindre ce droit ne constitue pas en soi une violation, alors cela encourage les autorités à restreindre le droit de manière injustifiable et à maintenir les suspects en détention indéfiniment et sans avocat.

43. Le principe d’effectivité, qui est inhérent au système de la Convention et sous-tend chaque disposition de celle-ci, exige que les garanties de l’article 6 § 3 c) de la Convention soient concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires. Comme nous l’avons indiqué, dans Salduz la Cour a évoqué cette manifestation du principe d’effectivité, si je puis décrire cela ainsi. Les garanties de la disposition en question ne seraient pas concrètes et effectives si, malgré l’absence de raisons impérieuses à la restriction, la Cour procédait néanmoins à l’examen de l’équité globale de la procédure. L’effectivité de l’article 6 § 3 c) de la Convention, comme pour toute autre disposition de la Convention, est assurée par la prise en compte, de bonne foi, de son objet et de son but. Ainsi que la Commission du droit international l’a expliqué avec pertinence dans son rapport de 1966 (Yearbook of the International Law Commission [YBILC], 1966, vol. II, p. 219, § 6) :

(Traduction du greffe)

« (...) Lorsqu’un traité se prête à deux interprétations, l’une permettant au traité d’avoir des effets appropriés et l’autre ne le permettant pas, la bonne foi ainsi que les objets et buts du traité commandent l’adoption de la première interprétation. »

44. À mes yeux, la bonne foi ainsi que les objets et buts de l’article 6 § 3 c) de la Convention exigent qu’une restriction au droit en question ne puisse pas être injustifiable. À ce sujet, on citera les propos très profonds tenus par le professeur Rudolf Bernhardt, ancien président de la Cour, dans son article intitulé « Evolutive Treaty Interpretation, Especially of the European Convention on Human Rights » (German Yearbook of International Law, vol. 42 (1999), 11, p. 14) :

(Traduction du greffe)

« [Les] articles [31 et 32] de la Convention de Vienne [sur le droit des traités] sont remarquables à plus d’un titre. Il se trouve tout d’abord qu’un principe relatif à l’interprétation des traités qui était souvent invoqué dans les manuels plus anciens n’y est pas même mentionné. Il s’agit du principe selon lequel les traités doivent être interprétés restrictivement et de manière favorable à la souveraineté de l’État, in dubio mitius. Ce principe n’est plus pertinent, il n’est pas mentionné dans la Convention de Vienne et n’a jamais été invoqué dans la jurisprudence récente des cours et tribunaux internationaux. Les obligations découlant des traités ne doivent pas, en cas de doute et en principe, être interprétées en faveur de la souveraineté de l’État. Il est évident que cette conclusion peut avoir des conséquences notables sur les conventions relatives aux droits de l’homme. Toute protection effective des libertés individuelles restreint la souveraineté de l’État, et ce n’est aucunement la souveraineté de l’État qui est prioritaire en cas de doute. Bien au contraire, l’objet et le but des traités relatifs aux droits de l’homme peuvent souvent conduire à une interprétation plus large, d’un côté des droits de la personne et, de l’autre côté, des restrictions aux activités de l’État. »

45. Ainsi, même dans l’hypothèse où l’on se trouverait face à deux interprétations également valables ou défendables de l’article 6 § 3 c) de la Convention, il serait préférable d’opter pour celle qui est favorable à l’essence du droit (in dubio in favorem pro libertate) et en même temps n’en limite pas la portée et l’application. Toute interprétation restrictive contredit le principe d’effectivité et est étrangère au droit international (voir Hersch Lauterpacht, « Restrictive Interpretation and Effectiveness in the Interpretation of Treaties », BYIL (1945), 48, pp. 50-51, 69, et Alexander Orakhelashvili, The Interpretation of Acts and Rules in Public International Law, Oxford 2008, réédité en 2013, p. 414). En l’espèce, si le principe Salduz était appliqué suivant sa véritable signification, il y aurait en soi violation de l’article 6 § 3 c), compte tenu de l’absence de raisons impérieuses à la restriction. Cette interprétation favoriserait la préservation de l’essence du droit du requérant. Si par contre on suivait l’approche Ibrahim, avec la lecture incorrecte qui y est faite de Salduz, l’essence du droit de requérant ne serait pas préservée, car l’absence de raisons impérieuses à la restriction n’emporterait pas en soi violation et l’on parviendrait au final à un constat de non-violation, comme cela s’est en fait produit.

46. Observons qu’en tout état de cause il ne serait pas juste d’appliquer le principe énoncé dans Ibrahim et autres dans une affaire qui est depuis longtemps pendante, comme la présente espèce, dans laquelle le principe applicable à tous les moments pertinents, sauf le moment du prononcé de l’arrêt, est celui de Salduz, d’autant que la Cour aurait dû à mon sens reconnaître que la lecture de Salduz faite dans Ibrahim et autres était erronée et qu’une possibilité s’offrait à elle de la revoir.

47. Dans l’arrêt, le principe d’effectivité est à juste titre utilisé et appliqué à propos de la renonciation au droit du requérant à un avocat :

« Cependant, pour entrer en ligne de compte sous l’angle de la Convention, la renonciation doit se trouver établie de manière non équivoque et être entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. » (paragraphe 115 de l’arrêt)

Pour être cohérent d’un bout à l’autre de l’arrêt, ce principe d’effectivité aurait également dû servir à un constat de violation, puisqu’il n’y avait pas de raisons impérieuses à la restriction du droit à l’assistance d’un avocat, comme la Cour l’a clairement dit dans Salduz.

48. La dignité humaine se trouve à la base de presque tous les droits consacrés par la Convention et la Cour devrait en tenir compte lorsqu’elle interprète les dispositions de celle-ci (voir David Feldman, « Human Dignity as a Legal Value » – part II, Public Law, printemps 2000, p. 75). Si l’on tenait compte de la dignité humaine pour interpréter l’article 6 § 3 c) de la Convention, la privation du droit du requérant à un avocat, pendant trois jours entiers et en l’absence de raisons impérieuses, serait considérée comme une violation flagrante de la disposition en question.

49. L’arrêt de la chambre en l’espèce a été rendu avant le prononcé de l’arrêt Ibrahim et autres (13 septembre 2016). De même, la demande de renvoi de la présente affaire devant la Grande Chambre et les observations écrites de l’ensemble des parties, y compris du tiers intervenant, ont été soumises avant que l’affaire Ibrahim et autres fût tranchée. L’audience devant la Grande Chambre en l’espèce, tenue le 6 juillet 2016, s’est également tenue avant le prononcé de l’arrêt Ibrahim et autres. Comme nous l’avons déjà expliqué, sur le fondement de l’arrêt Salduz le requérant aurait probablement obtenu gain de cause en ce qui concerne ses griefs relatifs à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, tandis que la majorité, se basant sur Ibrahim et autres, a décidé de rejeter les griefs en question. Bien sûr, la Cour a pour habitude de suivre sa jurisprudence récente et applicable au moment du prononcé de l’arrêt. Cependant, avec tout le respect que je lui dois, j’estime qu’en l’espèce les considérations suivantes rendent l’application de cette règle ou pratique injuste vis-à-vis du requérant : a) une violation probable, selon l’interprétation correcte de Salduz, a en fin de compte été transformée – à cause peut-être du délai de traitement de l’affaire – par la majorité, suivant l’approche Ibrahim, en un constat de non-violation, et ce dans le non-respect du principe de sécurité juridique ; b) une interprétation de Salduz défavorable au requérant a été suivie par la majorité à la lumière de Ibrahim et autres, sans que l’ensemble des parties aient eu la possibilité de livrer des commentaires sur ledit arrêt, voire de demander instamment un retour à la bonne interprétation de Salduz, dans l’exercice de leur droit découlant de l’article 6 de la Convention ; c) la prise en compte de tout ce qui a été dit plus haut au sujet du contre-texte ou de l’interprétation per incuriam de Salduz dans Ibrahim et autres.

50. Par analogie avec l’argument ci-dessus, qui se fonde sur le principe de sécurité juridique, l’article 7 § 1 de la Convention, qui énonce que « [n]ul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international » (italique ajouté) et qu’ « [i]l n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise » (italique ajouté), repose également sur ce principe de sécurité, et constitue l’une des dispositions les plus fondamentales de la Convention. Remarquons que le fait que le dénouement d’une affaire ayant trait à une accusation pénale et ayant abouti à la condamnation du requérant à la réclusion à perpétuité dépende d’un éventuel changement dans la jurisprudence, avec pour conséquence qu’une probable violation fait place à un constat de non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, pourrait en dernière analyse avoir des répercussions qui ne seraient pas bien différentes de celles interdites par l’article 7 de la Convention.

51. Le préambule de la Convention énonce que le but du Conseil de l’Europe est « de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Cette considération exprime le dynamisme nécessaire et cultive l’idée d’un progrès des droits de l’homme. Tout abaissement du niveau de protection des droits de l’homme, ou tout recul que l’on pourrait qualifier de « dévolution » (voir Christian Djeffal, Static and Evolutive Treaty Interpretation – A Functional Reconstruction, Cambridge, 2016, p. 309), non seulement n’est pas souhaitable mais de plus sort à mon avis du cadre de la Convention. Le juge Oliver Wendell Holmes a judicieusement déclaré que « la grandeur ne se mesure pas à l’endroit où nous sommes mais à la direction vers laquelle nous tendons ». Cela vaut également pour l’avenir des droits de l’homme. Je pense que le navire de la Convention doit aller en avant et non en arrière et qu’à chaque fois qu’une affaire arrive devant la Cour, en particulier devant la Grande Chambre, comme la présente espèce, un nouveau voyage du navire de la Convention débute et le compas doit toujours l’orienter de manière effective vers sa destination promise.

C. Sur le point de savoir si, en suivant l’approche Ibrahim, l’analyse de l’équité globale aurait aussi conduit à un constat de violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention

52. En l’espèce, la chambre et la majorité de la Grande Chambre ont répondu par la négative à la question de savoir si une analyse de l’équité globale conduisait à un constat de violation de la disposition susmentionnée.

53. Dans son arrêt rendu en l’espèce (Simeonovi c. Bulgarie, no 21980/04, § 116, 20 octobre 2015), la chambre a conclu comme suit à l’unanimité :

« La Cour constate dès lors que le fait que l’intéressé n’a pas été assisté d’un avocat au cours des trois premiers jours de sa détention n’a pas porté atteinte à son droit de se défendre de manière effective dans le cadre des poursuites pénales. Son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination a été respecté et l’équité de la procédure pénale a bel et bien été assurée. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention. »

54. La majorité en l’espèce a conclu comme suit (paragraphe 144 de l’arrêt) :

« À la lumière de ces constatations, la Cour estime que le Gouvernement a présenté des éléments pertinents et suffisants pour démontrer qu’il n’a pas été porté une atteinte irrémédiable à l’équité de la procédure pénale contre le requérant considérée dans son ensemble du fait de l’absence d’assistance d’un avocat pendant sa période de garde à vue, du 3 au 6 octobre 1999. »

55. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, j’estime que la question ci-dessus appelait une réponse affirmative.

56. On ne peut soutenir que les droits matériels et procéduraux du requérant ont été respectés alors que l’intéressé s’est trouvé sans avocat pendant trois jours cruciaux, comme je l’expliquerai ci-dessous.

57. D’emblée je me permets de souligner que l’équité globale d’un procès ne dépend pas de son dénouement. Autrement, nous aboutirions à l’inacceptable conclusion qu’il y aurait non-violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention à chaque fois qu’un requérant a été acquitté, quand bien même il aurait été privé du droit à l’assistance d’un avocat pendant toute la durée de la procédure préliminaire et du procès. En pareille hypothèse, dès lors, le fait que les autorités de poursuite aient été dans l’incapacité d’assumer la charge de la preuve de manière effective et que le requérant ait été acquitté ne signifie pas que les garanties auxquelles l’intéressé avait droit au regard de l’article 6 § 3 c) de la Convention ont été mises en œuvre.

58. La tâche de la Cour est de statuer sur la base des faits qui lui ont été soumis et non d’imaginer les faits, comme un romancier a le droit de le faire pour améliorer son histoire. Sur cette tâche d’une juridiction, voir les maximes juridiques latines pertinentes : judicis est judicare, secundum allegata et probata (c’est le devoir d’un juge que de décider sur la base des faits allégués et établis – Dyer’s Reports, 12) ; judex debet judicare secundum allegata et probate (le juge doit décider sur la base des allégations et des preuves – 2 Βouvier’s Law Dictionary, 133) ; nihil habet forum ex scena (le tribunal ne s’occupe pas de ce qui ne lui a pas été soumis – 2 Βοuvier’s Law Dictionary, 141).

En l’espèce, la Cour n’était pas en situation d’émettre des conjectures sur l’effet qu’aurait eu sur le dénouement du procès la présence d’un avocat aux côtés du requérant pendant les trois premiers jours de sa détention, car : a) cela était impossible, b) cela n’était pas son rôle, et c) cela reviendrait dans l’abstrait à nier ou minimiser le rôle de tout avocat. Le fait que les conjectures de ce genre ne relèvent pas du rôle de la Cour ne pourrait pas être exprimé de manière plus claire que dans ce passage de Salduz (précité, § 58) : « il n’appartient (...) pas à la Cour de spéculer sur l’impact qu’aurait eu sur l’aboutissement de la procédure la possibilité pour le requérant de se faire assister par un avocat pendant sa garde à vue ». De même, dans John Murray (précité, § 68), la Cour a déclaré ceci : « La Cour n’a (...) pas à spéculer sur la réaction du requérant ou sur le conseil que lui aurait donné son avocat dans l’hypothèse où l’accès n’aurait pas été refusé pendant cette période initiale ».

59. À mon sens, les conjectures de ce type ne sont pas comparables à la variable inconnue X dans un exercice de mathématiques simple, où à la fin ladite variable peut être déterminée ou établie. En l’espèce, la « variable X » inconnue ne pouvait pas être révélée ou établie ; dès lors, son effet inconnu a dû en lui-même avoir un certain impact négatif sur l’analyse de l’équité globale du procès.

60. Chaque minute supplémentaire de détention à partir de l’arrestation rend pareille prévision ou spéculation ex post facto non seulement plus incertaine, mais aussi au final totalement impossible. Il est pertinent à mon avis de relever les arguments convaincants avancés par le requérant aux paragraphes 72-73 de ses observations :

« 72. Il est possible d’imaginer que la présence d’un avocat pendant les trois premiers jours de la détention n’aurait pas nécessairement conduit à l’acquittement du requérant. Cependant, rien ne permet d’en avoir la certitude. Le requérant aurait pu fournir des informations qui auraient pu modifier le cours de l’enquête ou l’approche adoptée lors du procès, et qui auraient pu influer sur l’appréciation des preuves.

73. Le requérant n’affirme pas que cela se serait nécessairement produit, car pas plus que la Cour, il ne peut prédire ce qui se serait passé s’il avait bénéficié de l’assistance d’un avocat (qu’il a demandée à plusieurs reprises et pour laquelle il avait fait des démarches préalables) pendant les trois premiers jours de sa détention. »

61. Dans une note de bas de page portant sur le paragraphe 73 de ses observations, le requérant renvoie au paragraphe 29 des observations, où il est dit ceci :

« Lorsque l’interrogatoire a débuté, dans la soirée du 3 octobre, le requérant a demandé au Colonel X, chargé de l’enquête, de pouvoir contacter un avocat de son choix. L’avocat en question était M. Viktor Mihailov, qui avait accepté de défendre le requérant dès le mois de juillet précédent, à la demande du père du requérant. Le requérant a donné le nom et le numéro de téléphone de M. Mihailov au Colonel X, mais celui-ci lui a simplement répondu qu’il avait vu trop de films et que « nous ne sommes pas en Amérique » »

62. Au paragraphe 75 de ses observations, le requérant à cet égard fait bien justement remarquer qu’ « (...) il est dangereux de mettre en parallèle le droit à l’assistance d’un avocat pendant la détention provisoire et les conclusions de l’enquête, car cela pourrait encourager à ignorer le droit à l’assistance d’un avocat lors de la garde à vue ». Et, à raison, il ajoute : « ce qui aurait des conséquences non seulement sur les procédures pénales mais également sur la protection effective du droit de toute personne à ne pas être exposée à la torture ou à un traitement inhumain et dégradant ».

63. L’arrêt (paragraphes 119 et 127-128 – à noter que le paragraphe 119 renvoie à Ibrahim et autres, précité, §§ 272-273) souligne à juste titre l’importance du droit à être informé du droit à l’assistance juridique. Comme l’expose à raison le paragraphe 127 de l’arrêt :

« (...) Il en résulte que le requérant n’a pas été informé de manière vérifiable de ses droits procéduraux avant le jour de son inculpation, à savoir le 6 octobre 1999 (...) »

64. Le fait que les autorités nationales n’aient pas consigné les trois premiers jours de détention du requérant (du 3 au 6 octobre 1999) ni établi que, comme elles l’allèguent, elles ont bien informé l’intéressé de son droit à l’assistance d’un avocat de son choix, a un impact négatif dans l’examen de l’équité. En effet, les autorités avaient une obligation positive de consigner la détention. Comme cela a été indiqué plus haut, cette obligation découle de la prééminence du droit ainsi que des articles 1 et 6 § 3 c) de la Convention. Dans Panovits (précité, §§ 72-73), la Cour a déclaré ceci à ce sujet :

« (...) Les autorités en l’espèce ont adopté une attitude trop passive pour que l’on puisse considérer qu’elles se sont acquittées de l’obligation positive qui leur incombait de fournir au requérant toutes les informations nécessaires pour qu’il pût se faire représenter par un conseil.

73. La Cour en conclut que l’insuffisance des informations communiquées sur le droit qu’avait le requérant de consulter un avocat avant d’être interrogé par la police, d’autant plus que l’intéressé était alors mineur et n’a pas été assisté de son tuteur au cours de son interrogatoire, a porté atteinte aux droits de la défense. »

65. Il est clair que ce qui a été dit plus haut ne s’applique pas seulement aux mineurs mais particulièrement à eux, de sorte que cela vaut également pour le requérant en l’espèce.

66. Le requérant a allégué qu’il n’avait pas été informé de ses droits. Étant donné que la charge de la preuve reposait sur l’État défendeur, qui avait l’obligation de consigner la détention, la version du requérant est plus défendable que celle du Gouvernement. Dès lors, l’omission des autorités nationales d’informer le requérant de son droit à être assisté par un avocat de son choix signifie que l’équité a fait défaut dès le début. Par analogie, l’absence d’un registre de détention est considérée comme impliquant la négation complète des garanties fondamentales contenues à l’article 5 de la Convention, qui consacrent le droit à la liberté et à la sûreté. Cette absence révèle une très grave violation de cette disposition et est incompatible avec l’exigence de légalité et le but même de l’article 5 (Fedotov c. Russie, no 5140/02, § 78, 25 octobre 2005, Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 87, CEDH 2006‑III, Smolik c. Ukraine, no 11778/05, § 45, 19 janvier 2012, et Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 125, Recueil 1998‑III). Le fait que l’arrestation et la détention d’une personne ne soient pas dûment consignées suffit donc à la Cour pour conclure à la violation de l’article 5 § 1 (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 157, CEDH 2002‑IV, et Menecheva, précité, §§ 87-89). Si cette formalité d’enregistrement officiel est indispensable pour garantir un droit non absolu, comme elle l’est pour le droit consacré par l’article 5 § 1 de la Convention, alors on peut se demander pourquoi une telle formalité ne devrait pas être indispensable a fortiori pour garantir un droit absolu, à savoir le droit à un procès équitable découlant de l’article 6 de la Convention.

67. Si les autorités ne conservent pas de trace attestant qu’elles ont informé l’accusé de son droit à l’assistance d’un avocat, il n’y a pas lieu de le leur reprocher, mais elles doivent alors prouver par d’autres moyens, selon le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », qu’elles ont bien fourni cette information ; or pareille preuve n’a pas été apportée en l’espèce.

68. Le fait que le requérant ait passé trois jours sans assistance juridique alors qu’il affirme avoir demandé à bénéficier d’un avocat constitue un vice de procédure. Les autorités nationales ont contesté que l’intéressé avait demandé un avocat. L’arrêt corrobore à juste titre l’avis que le requérant n’a pas renoncé à son droit, et je souscris sans réserve à ce constat. Mais j’irais plus loin et dirais que, dès lors que l’État défendeur n’a pas conservé de trace alors qu’il en avait l’obligation positive, la version du requérant ne doit pas être négligée, d’autant plus que l’intéressé a été privé des services d’un avocat pendant l’intégralité des trois premiers jours de sa détention.

69. En d’autres termes, comment peut-on considérer que le Gouvernement s’est acquitté de la stricte tâche consistant à prouver que le procès a été globalement équitable, alors qu’il n’a pas rempli son obligation positive d’informer le requérant de son droit à bénéficier d’un avocat de son choix et qu’il n’a pas été en mesure de produire un procès-verbal à l’appui de son allégation selon laquelle il avait bien fourni cette information ?

70. Le requérant a dit qu’on l’avait interrogé au cours des trois jours où il avait été privé de l’accès à un avocat. Cette allégation a été contestée par le gouvernement défendeur. N’oublions pas que le requérant se trouvait dans une situation de vulnérabilité. On ne pouvait s’attendre à ce qu’il ait les moyens de fournir – en dehors de sa propre version – la preuve qu’au cours de ses trois premiers jours de détention : a) il avait demandé un avocat et n’en avait pas obtenu ; b) il avait été informé de son droit à bénéficier d’un avocat de son choix ; c) il avait été interrogé. Seul le gouvernement défendeur, qui avait la maîtrise de l’ensemble du dispositif et des éléments de preuve pertinents, pouvait réfuter les allégations du requérant et établir le contraire. Comme la Cour l’a dit dans Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, § 83, CEDH 2015), renvoyant à sa jurisprudence constante sur ce point :

« (...) lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (voir Salman, précité, § 100, Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004, ainsi que, notamment, Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2012, Gäfgen, précité, § 92 et El-Masri, précité, § 152). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (voir, notamment, El-Masri, précité, § 152). Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (voir, notamment, Salman, précité, § 99). »

71. Ce qui est dit dans l’extrait ci-dessus au sujet des allégations de traitement contraire à l’article 3 de la Convention peut logiquement s’appliquer à toute affaire où une personne est en détention et se plaint de la violation d’une disposition quelconque de la Convention – comme le requérant en l’espèce, qui alléguait la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention – et où les faits litigieux sont dans leur totalité ou pour une large part connus exclusivement des autorités, lesquelles n’ont toutefois pas gardé trace de ce qui s’est passé et sont donc dans l’incapacité de réfuter les allégations de l’intéressé.

72. Comme nous l’avons indiqué, l’existence de la protection offerte par les garanties de l’article 6 § 3 c) de la Convention débute au moment de l’arrestation. Les trois jours pendant lesquels le requérant n’avait pas d’avocat l’ont privé de l’assistance juridique prévue à l’article 6 § 3 c) de la Convention pendant un laps de temps non négligeable qui était nécessaire à la préparation de sa défense. Cette préparation dès le moment de l’arrestation est extrêmement importante pour la détermination de la ligne de défense ainsi que son évolution et son utilisation à venir.

73. Le Gouvernement ayant violé son obligation de conserver une trace de l’information donnée au requérant quant à son droit à bénéficier d’un avocat, pourquoi faudrait-il tabler sur une trace permettant de déterminer si les autorités ont interrogé l’intéressé alors que l’on peut s’attendre au même manque de diligence sur ce plan ? Qui plus est, il est fort improbable que, enquêtant sur un cas de meurtre et de vol à main armée, la police ait arrêté le requérant en tant que suspect et ne se soit pas empressée de lui poser ne fût-ce qu’une seule question au cours des trois premiers jours consécutifs à son arrestation et, au lieu de cela, ait fait preuve d’une totale apathie alors qu’avant l’arrestation de l’intéressé, comme le Gouvernement l’a indiqué au paragraphe 6 de ses observations, elle avait procédé à de nombreux interrogatoires et recueilli des preuves de manière systématique :

« (...) Entre le 2 juillet et le 3 octobre 1999, date de l’arrestation du requérant, les autorités procédèrent à toute une série d’investigations. Elles interrogèrent le complice du requérant, des témoins, des amis des suspects et toute personne susceptible d’être impliquée à un titre ou à un autre dans les évènements. Elles recueillirent des preuves de manière systématique (...) »

74. En outre, le Gouvernement a déclaré au paragraphe 11 de ses observations que le 5 octobre 1999 le requérant avait subi deux examens médicaux, effectués par deux médecins distincts, et également fait l’objet d’une fouille corporelle. Il est donc fort improbable que, dans le cadre des mesures ayant visé le requérant et les témoins, on n’ait pas interrogé l’intéressé sur le braquage et les deux meurtres.

75. La version présentée dans les observations du Gouvernement sur la question pertinente se caractérise par un certain flou. En voici quelques extraits : « Nous n’avons trouvé aucune information quant au moment où le requérant est entré dans le centre de détention de Sofia et celui où il l’a quitté » (paragraphe 10 des observations), et « Rien dans le dossier d’instruction n’indique que le requérant fut interrogé par la police ou par l’autorité d’enquête entre le 3 octobre à 12 heures 10 et le 6 octobre 1999 (...) » (paragraphe 13 des observations). Un État de droit se doit de savoir à quel moment une personne arrêtée est entrée dans un lieu de détention et à quel moment elle l’a quitté, et doit pouvoir établir à l’aide de preuves ce qui s’est passé pendant les trois jours en question, et non se borner à renvoyer à l’absence de toute trace d’interrogatoire de l’intéressé dans le dossier de l’enquête.

76. Il ressort de l’analyse effectuée jusqu’ici que la version du requérant selon laquelle il a été interrogé est plus défendable ou, plus précisément, que la version de l’État défendeur n’est pas défendable du tout. Le Gouvernement a indiqué au paragraphe 7 de ses observations que pendant la période du 2 juillet au 3 octobre 1999 le requérant « était encore en liberté et se cachait » et qu’il y avait eu un « avis de recherche ». Il paraît donc improbable et illogique que l’intéressé n’ait pas été questionné après son arrestation. Le requérant a allégué (paragraphe 64 de ses observations) que le colonel X avait été chargé le 3 octobre 1999 de prendre les mesures d’enquête nécessaires dans cette affaire. Il a également indiqué (paragraphe 64 de ses observations) que l’approche des autorités « ne sembl[ait] pas correspondre aux pratiques habituelles des services de police ni à leur obligation prévue par l’article 5 § 3 de la Convention de garantir que la privation de liberté demeur[ât] justifiée par des soupçons raisonnables après l’arrestation d’un suspect ». Il a dit encore (paragraphe 65 de ses observations) que « l’affirmation selon laquelle aucun interrogatoire n’[avait] été conduit pendant les trois premiers jours suivant [son arrestation] ne sembl[ait] pas conforme aux pratiques habituelles en Bulgarie, ainsi qu’en témoign[ai]ent les arrêts de la Cour suprême de Bulgarie, les rapports du CPT et d’autres documents, dont il ressort[ait] qu’il [était] fréquent que des suspects [fussent] interrogés en l’absence d’un avocat ». Il a ajouté (paragraphe 66 de ses observations) que « [l’]absence de mention d’un interrogatoire dans un dossier d’enquête sembl[ait] davantage prouver l’exercice de pressions sur un suspect afin d’obtenir des aveux, ainsi [qu’il] affirm[ait] que cela [se fût] passé, que l’absence véritable d’interrogatoire » . Et, sur ce point, il a conclu ainsi (paragraphe 67 de ses observations) :

« Dès lors, l’affirmation du requérant selon laquelle il a été interrogé par le Colonel X le 3 octobre 1999 et par d’autres enquêteurs les 4 et 5 octobre 1999 doit être considérée comme fondée en l’absence de toute autre explication convaincante relative à l’absence d’interrogatoire lors des trois premiers jours de détention. »

77. L’une des questions que la Cour a adressées aux parties (question no 5) était la suivante :

« Le requérant a-t-il été interrogé par la police et les organes de l’enquête pénale pendant la période comprise entre le 3 et le 6 octobre 1999 ? Dans l’affirmative, à quel moment ? A-t-il gardé le silence ou a‑t‑il fait des déclarations ? Dans ce dernier cas, quel était le contenu de ses déclarations ? Le Gouvernement est invité à fournir une copie de l´éventuel dossier de la police ou de l´enquête. »

78. La réponse du requérant à cette question est présentée aux paragraphes 39-43 de ses observations et, si ce qu’il affirme est vrai, elle est très importante pour l’analyse de l’équité globale de la procédure :

« Question 5 – Garde à vue du 3 au 6 octobre 1999

39. Ainsi qu’indiqué dans la réponse à la troisième question, la garde à vue du requérant a débuté dans la soirée du 3 octobre 1999 et s’est poursuivie les jours suivants.

40. Pendant la garde à vue, le Colonel X a déclaré au requérant que personne ne savait où il se trouvait et qu’il n’avait d’autre choix que de faire des aveux. Telle était bien la situation du requérant puisqu’il n’a pas été autorisé à contacter ses proches ou l’avocat qu’il souhaitait désigner pour assurer sa défense. En outre, ses parents n’ont été informés de son arrestation que trois jours plus tard, lorsqu’ils ont appris qu’il était détenu dans les locaux du service d’enquête du district de Burgas.

41. Pendant la garde à vue, le requérant a fourni des explications en réponse à certaines des questions qui lui ont été posées concernant les délits allégués. Il a en effet reconnu avoir participé au cambriolage avec son complice, mais a nié avoir commis les meurtres.

42. Ainsi qu’indiqué précédemment, le requérant n’a jamais été informé de ses droits, ni même de son droit de contacter un avocat de son choix.

43. Aucun procès-verbal des interrogatoires conduits pendant la garde à vue du 3 au 6 octobre 1999 ne lui a jamais été fourni, et il n’a signé aucun document relatif auxdits interrogatoires. En outre, le requérant ne sait pas si le dossier de police contenait des documents ou d’autres supports (vidéos ou enregistrements) mais il pense que l’enquêteur du service d’enquête du district de Burgas avait très probablement connaissance de ses aveux car celui-ci l’aurait menacé d’utiliser les aveux faits à Sofia s’il ne s’expliquait pas. De plus, au vu des questions posées par l’enquêteur, il semble évident que celui‑ci connaissait les déclarations faites par le requérant à Sofia. »

79. La réponse du Gouvernement à la même question, simple réfutation et déni, figure à la page 9 de ses observations :

« Question no 5 : en s’appuyant sur les documents trouvés dans le dossier de police et le dossier pénal, le Gouvernement affirme que le requérant a été interrogé pour la première fois le 6 octobre 1999 à 12 h 10 en présence d’un avocat. Les allégations du requérant selon lesquelles il aurait été interrogé auparavant ne sont pas étayées par des documents. Les recherches auprès du ministère de l’Intérieur à cet effet n’ont donné aucun résultat. Le dossier de la procédure pénale ne contient pas le moindre document évoquant un interrogatoire mené et des dépositions faites au cours de cette période.

On trouvera aux annexes nos 1 et 2 le dossier relatif à la garde à vue. Celui de l’instruction préliminaire se trouve à l’annexe 4. »

80. L’arrêt de la chambre (précité, § 9) présente clairement l’allégation du requérant selon laquelle il a été interrogé au cours de ses trois premiers jours de détention :

« Le requérant expose que malgré ses demandes expresses, il n’a pas été assisté d’un avocat pendant les trois premiers jours de sa détention. Pendant ce temps, les responsables de l’enquête l’auraient interrogé sur le cambriolage et les deux meurtres commis à Burgas le 2 juillet 1999. »

81. Les paragraphes 103 et 134 de l’arrêt de la Grande Chambre renvoient à la thèse présentée par le Gouvernement lors de l’audience, à savoir l’absence de preuves étayant l’allégation du requérant selon laquelle il a été interrogé en garde à vue avant d’être inculpé. Le paragraphe 103 évoque également une hypothèse ainsi formulée par le Gouvernement : « à supposer même qu’une conversation ou un interrogatoire impliquant le requérant aient pu avoir lieu pendant la garde à vue, ceux-ci ont été informels et n’ont pu avoir d’incidence sur le cours des poursuites pénales ».

82. Ainsi qu’il ressort de la diffusion web de l’audience, disponible sur le portail internet de la Cour, le Gouvernement a exposé oralement l’argument suivant sur le point de savoir si le requérant avait été questionné :

« Cela étant dit, le Gouvernement maintient qu’il n’y a pas eu violation des droits du requérant découlant de l’article 6 de la Convention, et ce pour les raisons suivantes :

Nous soutenons tout d’abord que, à en juger par l’ensemble des documents dont nous disposons et par les observations du requérant, M. Simeonov n’a pas été formellement interrogé au cours des trois premiers jours de sa détention.

(...) À supposer même qu’il ait été questionné, cela n’a été que de façon orale et informelle et n’a pas eu d’incidence sur la procédure pénale contre le requérant.

(...)

Deuxièmement, l’absence d’un avocat pendant la période litigieuse n’a pas conduit à des restrictions arbitraires des droits procéduraux du requérant. Le Gouvernement soutient que, à supposer même qu’on ait interrogé M. Simeonov, ainsi qu’il l’affirme, cela n’a été qu’oral et informel et n’a eu absolument aucune incidence sur la procédure pénale (...)

Monsieur le président, il est possible qu’il y ait eu une conversation, voire un entretien, entre le requérant et des policiers ou un enquêteur à Sofia. Pareil entretien, toutefois, n’a pas été objectivé sous une forme quelconque. »

83. Cette dernière déclaration montre clairement que le Gouvernement admet finalement la possibilité que le requérant ait été questionné, concession importante qui est pourtant absente de l’arrêt.

84. Ce que le représentant du Gouvernement a dit, à savoir que l’ « entretien n’a pas été objectivé sous une forme quelconque », est totalement dénué de pertinence et contraire à la jurisprudence de la Cour. Dans Titarenko c. Ukraine (no 31720/02, § 87, 20 septembre 2012), la Cour a déclaré ceci :

« Pour la Cour, une conversation entre un suspect détenu et la police doit être considérée comme un contact formel et ne peut être qualifiée d’« interrogatoire informel ». »

85. Ce qui précède vaut même si les autorités affirment ne pas s’être appuyées sur des informations obtenues par le biais de ce qu’elles tiennent pour un « interrogatoire informel ». Dans Martin c. Estonie (no 35985/09, §§ 95-97, 30 mai 2013), la Cour a dit ceci :

« 95. La Cour observe à cet égard que la cour d’appel, bien qu’elle ait écarté les déclarations livrées par le requérant avant son procès, a considéré que rien n’empêchait l’utilisation de ces « connaissances générales » (...)

96. La Cour estime que l’exclusion des déclarations antérieures au procès de l’ensemble des éléments de preuve révèle l’importance que la cour d’appel accorde à la garantie des droits de la défense d’un suspect dès les premiers stades de la procédure. Bien que des éléments de preuve viciés puissent en tant que tels être écartés de la suite de la procédure, en l’espèce la décision de la cour d’appel a néanmoins montré que les conséquences de l’atteinte aux droits de la défense n’avaient pas été totalement réparées.

97. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il y a eu une atteinte irrémédiable aux droits de la défense du requérant en raison de l’impossibilité où il s’est trouvé de se défendre avec l’aide d’un avocat de son choix. »

86. Rien n’indique qu’une quelconque parole prononcée par le requérant au cours des trois premiers jours ait été utilisée lors du procès et ait pesé ou influé sur son dénouement. En réponse à la question no 6 que la Cour avait adressée aux parties au sujet de l’utilisation faite des déclarations du requérant, celui-ci a déclaré ce qui suit (paragraphes 44-45 de ses observations) :

« 44. Les déclarations faites par le requérant devant les services de police avant sa mise en examen auraient pu être utilisées pour l’enquête préliminaire car le requérant avait la qualité de « suspect » au sens de ce terme tiré de l’article 206 du code de procédure pénale. Cependant, ces déclarations ne figurent pas dans le dossier d’enquête (affaire no 662/1999).

45. En outre, ces déclarations constituaient la base des aveux faits par le requérant le 21 octobre 1999 (...) »

87. Selon la version du requérant, celui-ci a livré des déclarations qui l’impliquaient dans les crimes dont il a par la suite été inculpé, et révélé des informations concernant ces crimes, et ce sans être assisté par un avocat. À mon sens, cela était en soi de nature à rendre inéquitable l’ensemble de la procédure. Le requérant a pensé logiquement que ces déclarations formulées en dehors de la présence d’un avocat pourraient plus tard être utilisées lors du procès. Ayant probablement cela à l’esprit, il n’a pu éviter de livrer des aveux officiels par la suite, même en présence de son avocat. Si la version du requérant est exacte, il ne fait aucun doute qu’on l’a piégé pour obtenir des aveux.

88. En conséquence, les circonstances que le requérant a été privé de l’assistance d’un avocat pendant sa garde à vue de trois jours, à partir de son arrestation, et que de plus – si ses allégations sont exactes – il a été interrogé, a avoué sa participation au braquage et a livré d’autres informations importantes dans l’affaire, ont entaché l’ensemble de la procédure et donc porté atteinte à l’équité du procès pénal.

89. Comme l’Association pour la prévention de la torture, tiers intervenant dans la présente affaire, l’a déclaré, « [l]’assistance d’un avocat, à ce stade précoce des poursuites pénales, avant même le premier interrogatoire, [est] essentielle pour garantir le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination dans les cas où la personne arrêtée n’a pas été informée des charges pesant sur elle » (paragraphe 106 de l’arrêt).

90. S’il est vrai que, en l’absence d’un avocat, le requérant a donné comme il l’allègue d’autres informations et détails – outre l’aveu de sa participation au braquage – qui ont pu aider la police à rassembler des éléments contre lui relativement aux deux meurtres, on peut de manière justifiable parvenir à la conclusion opposée au constat de la chambre, selon lequel le droit du requérant « de ne pas contribuer à sa propre incrimination a été respecté » et « l’équité de la procédure pénale a bel et bien été assurée » (paragraphe 116 de l’arrêt de la chambre). On observera que le paragraphe de conclusion de l’arrêt de la Grande Chambre sur la question (paragraphe 144) est formulé autrement que le paragraphe correspondant de l’arrêt de la chambre et n’indique pas spécifiquement, comme l’a fait la chambre, que le droit du requérant « de ne pas contribuer à sa propre incrimination a été respecté ».

91. Il faut dire tout à fait clairement que ce qui importe le plus, en dehors de la garantie procédurale du droit du requérant à l’assistance d’un avocat, c’est de savoir si la procédure dans son ensemble est susceptible d’avoir été entachée par le fait qu’aucun avocat n’était présent lorsque le requérant a été interrogé, a livré des aveux et fourni des informations que les autorités ont habilement utilisées contre lui plus tard lors du procès. Cette question est bien sûr distincte du point de savoir si le dénouement du procès eût été différent dans le cas où le requérant aurait eu un avocat, point dénué de pertinence.

92. Eu égard à ce qui précède, on peut se demander si le principe de l’égalité des armes a été respecté et garanti dans la présente affaire. Le requérant a été privé d’un important laps de temps qui était nécessaire à la préparation de sa défense, et il est défendable de soutenir que beaucoup de choses ont pu se passer pendant cette intervalle, aboutissant à l’utilisation d’éléments contre lui, ainsi que nous l’avons expliqué.

93. À supposer même qu’il n’y ait pas eu d’interrogatoire pendant les trois premiers jours de détention du requérant, cette absence d’interrogatoire n’étayerait guère l’argument du Gouvernement ; en effet, selon la jurisprudence de la Cour, le fait qu’il y ait ou non des interrogatoires est dénué de pertinence pour l’équité de la procédure pénale au regard de l’article 6 de la Convention (A.T. c. Luxembourg, précité, § 64, extrait pertinent au paragraphe 29 ci-dessus ; voir, dans le même sens, Dayanan c. Turquie, no 7377/03, § 32, 13 octobre 2009).

94. La quasi-totalité des dix facteurs énumérés dans Ibrahim et autres comme étant pertinents pour l’analyse de l’équité globale d’une procédure n’ont soit pas été pris en considération soit pas été dûment appréciés par la majorité dans la présente affaire.

95. Le facteur a) de la liste donnée dans Ibrahim, qui concerne la vulnérabilité d’un requérant, n’a pas été suffisamment pris en compte. Dans Salduz (précité, § 54), la Cour a dit clairement :

« (...) Parallèlement, un accusé se trouve souvent dans une situation particulièrement vulnérable à ce stade de la procédure (...) »

La Cour a également déclaré ceci dans Salman c. Turquie ([GC], no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII) :

« (...) Les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger (...) »

De la même manière, dans Bouyid (précité, § 107), la Cour a indiqué ce qui suit :

« Par ailleurs, les personnes placées en garde à vue ou même simplement conduites ou convoquées dans un commissariat pour un contrôle d’identité ou pour un interrogatoire – tels les requérants –, et plus largement les personnes qui se trouvent entre les mains de la police ou d’une autorité comparable, sont en situation de vulnérabilité. Les autorités ont en conséquence le devoir de les protéger (...) »

Concernant la vulnérabilité des détenus, voir aussi Mehmet Şerif Öner c. Turquie, no 50356/08, 13 septembre 2011, Płonka c. Pologne, no 20310/02, §§ 39-41, 31 mars 2009, et Leonid Lazarenko c. Ukraine, no 22313/04, § 57, 28 octobre 2010.

96. De même, avec tout le respect que je dois à la majorité, j’estime que celle-ci n’a ni apprécié ni appliqué le facteur b) de la liste Ibrahim, qui concerne le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement. Eu égard à ce facteur, il eût fallu se pencher sérieusement sur les différents rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) (un rapport récent, de 2015, est évoqué par le requérant au paragraphe 24 de ses observations) montrant que l’exercice du droit d’accès à une assistance juridique pendant la phase de l’interrogatoire demeure problématique. Au paragraphe 130 de l’arrêt, la Cour déclare ceci : « (...) Il semble (...) que le déroulement des faits en l’espèce corresponde à une pratique des autorités qui a été vivement critiquée aussi par le CPT (voir la déclaration publiée par le CPT en 2015, paragraphe 80 ci‑dessus) ». Mais, surtout, on aurait pu établir aisément que les autorités bulgares avaient bafoué la prééminence du droit en violant l’article 70 § 4 de la loi de 1997 sur le ministère de l’Intérieur, qui dispose que « [d]ès le moment de leur arrestation, les personnes détenues ont droit à l’assistance d’un avocat » (concernant cette disposition et le règlement d’application pertinent, voir le paragraphe 59 de l’arrêt).

97. Par ailleurs, le facteur d) de la liste Ibrahim, à savoir « la qualité des preuves et l’existence ou non de doutes quant à leur fiabilité ou à leur exactitude compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues ainsi que du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée », aurait conduit en l’espèce, s’il avait été dûment apprécié et appliqué, à un constat de violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention.

98. Pour apprécier l’équité globale de la procédure, la majorité a tenu compte des aveux du requérant (comme l’avaient fait les juridictions nationales), mais n’a pris en considération ni le retrait ou la rétractation de ces aveux ni aucun des vices de procédure susmentionnés qui ont touché la défense du requérant pendant les trois premiers jours et qui ont pu d’emblée peser sur ses aveux. Il n’est peut-être pas superflu à cet égard de se pencher sur ce que le requérant dit au paragraphe 69 de ses observations : « Dès lors, il est possible de considérer que s’il avait subi une pression de la part des enquêteurs, en vue d’obtenir des aveux, cette pression demeurait alors effective ». L’intéressant facteur f) de la liste dressée par la Cour dans Ibrahim et autres pour l’analyse de l’équité globale d’une procédure – liste reprise dans le présent arrêt –, à savoir « s’il s’agit d’une déposition, la nature de celle-ci et le point de savoir s’il y a eu prompte rétractation ou rectification », aurait dû être étudié et appliqué en l’espèce par la Cour, mais la majorité n’en a rien fait. J’estime que les aveux du requérant puis leur rétractation dans les conditions douteuses de la présente espèce auraient dû être pris en considération dans le cadre du facteur f) de la liste Ibrahim.

Un autre de mes points de désaccord avec la majorité concerne l’importance que celle-ci accorde aux aveux du requérant dans l’appréciation de l’équité globale de la procédure, oubliant toutefois que, indépendamment même du fait que l’intéressé a rétracté ses aveux, a) celui‑ci n’a jamais avoué avoir commis les deux meurtres, ses aveux s’étant limités à la commission du braquage du bureau de change, et b) il a cependant été déclaré coupable d’un vol à main armé ayant entraîné le meurtre de deux personnes et a été condamné à la réclusion à perpétuité.

99. Le facteur g) de la liste Ibrahim, c’est-à-dire « l’utilisation faite des preuves (...) », est un autre facteur qui aurait pu appeler une appréciation adéquate si l’on avait considéré comme défendable la version du requérant sur les faits survenus pendant les trois premiers jours où il s’est trouvé sans avocat. Autrement dit, et au-delà des aveux officiels du requérant, le facteur g) pourrait être pertinent.

100. En outre, le facteur i) de la liste Ibrahim, à savoir « l’importance de l’intérêt public à enquêter sur l’infraction particulière en cause et à en sanctionner l’auteur », n’a pas été apprécié par la majorité. J’estime que l’intérêt public ne va pas dans le sens d’un procès où une atteinte à la prééminence du droit s’est produite dès le début de la procédure. Je ne peux tolérer qu’un individu ait été détenu pendant trois jours entiers sans être assisté par un avocat – trois jours pendant lesquels il aurait témoigné contre lui-même et fourni des informations à la police –, alors qu’il avait demandé à bénéficier des services de son avocat et avait vu rejeter sa demande.

101. La liste des dix facteurs pertinents pour l’analyse de l’équité globale de la procédure est non exhaustive (Ibrahim et autres, précité, § 124). À mon sens, les circonstances de l’espèce auraient pu justifier l’ajout à la liste Ibrahim d’un autre facteur qui n’en aurait pas trahi l’esprit : je veux parler de la longue durée d’une détention sans que l’intéressé ait accès à un avocat alors qu’il a souhaité en avoir un. Rappelons-nous que chaque minute passée en détention sans assistance juridique risque d’affaiblir la défense à un stade ultérieur, avec les conséquences imprévisibles que cela implique. Bien sûr, en l’espèce ce facteur aurait dû être pris en compte avec celui de la vulnérabilité du requérant – l’un des facteurs de la liste – et avec la probabilité qu’il ait été interrogé pendant sa détention sans bénéficier d’un avocat.

102. Un requérant qui s’est trouvé privé d’avocat pendant une période non négligeable ayant débuté par son arrestation, même s’il a ensuite bénéficié de l’aide d’un avocat, peut être considéré comme une personne qui n’a pas été défendue du tout. Et une procédure concernant une personne privée contre sa volonté de toute défense ne peut déboucher sur un procès équitable. C’est pourquoi l’analyse de l’équité globale peut porter sur toutes les questions relevant de l’article 6, mais non sur la question de la privation du droit à un avocat subie par un requérant, à moins qu’il y ait des raisons impérieuses à la restriction (conformément à l’interprétation correcte de l’arrêt Salduz). N’oublions pas que la détention du requérant hors la présence d’un avocat a duré trois jours, soit un jour de plus que la détention du requérant dans John Murray (précité), affaire dans laquelle la Cour avait conclu à la violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention.

103. La présente opinion mentionne plusieurs fois que le Gouvernement a violé la prééminence du droit ainsi que ses obligations positives. Je ne puis concevoir la notion d’« équité » indépendamment de la prééminence du droit, et j’ai là un désaccord majeur avec la majorité. L’« équité » et l’« atteinte à la prééminence du droit » s’opposent. Pour moi, la notion d’« équité » implique le respect de la prééminence du droit et l’exécution de l’ensemble des obligations qui incombent au Gouvernement en vertu de la Convention en matière de respect et de garantie des droits de l’homme, conditions qui n’ont pas été remplies en l’espèce.

104. Il ressort clairement de tout ce qui précède que le Gouvernement n’a pas satisfait aux strictes exigences de preuve posées par Ibrahim et autres.

D. Conclusion

105. En conclusion, j’estime que l’État défendeur a violé l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, et ce quelle que soit l’approche suivie : l’approche Salduz (selon l’interprétation correcte), impliquant un seul critère obligatoire, ou l’approche Ibrahim, qui comporte deux critères obligatoires.

E. Somme allouée au titre du préjudice moral pour les violations de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention et les frais et dépens

106. Ma conclusion ci-dessus, à savoir qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, aurait impliqué de revoir à la hausse le montant à allouer au titre du préjudice moral et des frais et dépens. Or la fixation de cette somme ne peut être que théorique puisque je suis dans la minorité.

* * *

[1]. Nous ne prenons pas position sur la question de savoir dans quelle mesure les droits fondés sur l’article 6 § 3 sont des droits spécifiques ou des droits indépendants. Cependant, dans un certain nombre d’affaires le défaut d’accès à un avocat pendant la période initiale de garde à vue a suffi à la Cour – indépendamment du point de savoir si l’intéressé avait témoigné contre lui-même – pour conclure à la violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 (John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I, Mehmet Şerif Öner c. Turquie, no 50356/08, § 21, 13 septembre 2011, Lopata c. Russie, no 72250/01, §§ 137, 140-144, 13 juillet 2010, et Averill c. Royaume-Uni, no 36408/97, § 60, CEDH 2000‑VI).

[2]. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (paragraphes 110-111 de l’arrêt ; voir aussi Ibrahim, précité, § 249).

[3]. Voir, en particulier, la Directive 2012/13/UE relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales et la Directive 2013/48/UE relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales (paragraphes 74-75 de l’arrêt).

[4]. Voir, en particulier, l’article 14 du Pacte et les décisions du Comité des droits de l’homme (paragraphe 71 de l’arrêt).

[5]. Voir le paragraphe 74 de Navone et autres : « En effet, [la Cour] rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence précitée qu’une personne gardée à vue bénéficie, d’une part, du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et de garder le silence et, d’autre part, du droit à l’assistance d’un avocat pendant tous les interrogatoires. Ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, il s’agit de droits distincts : dès lors, une éventuelle renonciation à l’un d’eux n’entraîne pas renonciation à l’autre. Par ailleurs, la Cour souligne que ces droits n’en sont pas moins complémentaires, puisqu’elle a déjà jugé que la personne gardée à vue doit a fortiori bénéficier de l’assistance d’un avocat lorsqu’elle n’a pas été préalablement informée par les autorités de son droit de se taire (Brusco, précité, § 54). »

[6]. Dans ses observations adressées à la Grande Chambre, l’Association pour la prévention de la torture a déclaré que, dans les cas de détention provisoire, même si le détenu ne fait pas de déposition, l’absence même d’un avocat pendant les premières heures de détention est préjudiciable à l’équité de la procédure. Cela serait d’autant plus vrai lorsque les charges sont particulièrement graves et lorsque le détenu se trouve dans une position particulièrement vulnérable (paragraphe 106 de l’arrêt).

[7]. Observons que, dans Ibrahim, une violation des articles 6 §§ 1 et 3 c) a été constatée dans le chef du quatrième requérant aux motifs que le gouvernement britannique : i) n’avait pas de raisons impérieuses de restreindre son accès à l’assistance juridique pendant sa détention provisoire, ii) n’avait pas notifié d’avertissement au requérant, iii) et ne l’avait pas informé de ses droits de la défense. Le gouvernement défendeur n’était donc pas en mesure de réfuter la présomption d’inéquité ou de montrer en quoi il n’y avait pas eu d’atteinte irrémédiable à l’équité du procès dans son ensemble (§§ 301 et 311).

[8]. Selon le rapport du CPT de 1999, la législation bulgare alors en vigueur ne prévoyait pas le droit de notification d’une garde à vue aux proches, notification qui était souvent refusée ou largement retardée (§§ 29-30). Le CPT rapportait également le défaut systématique de tenue des registres de garde à vue par la police (§ 43).

[9]. Nous estimons que le fait que les autorités bulgares n’aient pas prouvé que le requérant s’était vu notifier promptement les raisons de son arrestation et les accusations portées contre lui constitue en soi une violation de l’article 5 § 2 (« Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai (...), des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle »). Malheureusement, dans ses observations présentées à la Cour, le requérant n’a pas allégué pareille violation.

[10]. Rapport du CPT de 1999, § 11.

[11]. Ibidem, §§ 33-34.

[12]. « 83. La Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de se prononcer sur le grief tiré de l’absence d’un avocat durant la garde à vue d’un requérant et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 et 3 c) de la Convention de ce fait (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 45-63, CEDH 2008). De même, elle rappelle avoir précisé que l’équité de la procédure requiert qu’un accusé puisse bénéficier de toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil (Dayanan c. Turquie, no 7377/03, § 32, 13 octobre 2009). À cet égard, l’absence d’un avocat lors de l’accomplissement des actes d’enquête constitue un manquement aux exigences de l’article 6 de la Convention (voir, notamment, İbrahim Öztürk c. Turquie, no 16500/04, §§ 48‑49, 17 février 2009, et Karadağ c. Turquie, no 12976/05, § 46, 29 juin 2010).

84. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour constate que le requérant a pu s’entretenir avec un avocat et bénéficier de l’assistance de celui‑ci durant une partie de sa garde à vue. Cela étant, au vu des pièces du dossier, il apparaît que l’intéressé n’a pas bénéficié d’une telle assistance à l’occasion de certains actes de procédure accomplis durant sa garde à vue, tels que le transport sur les lieux avec reconstitution des faits et sa déposition faite à la police. Le Gouvernement ne fournit par ailleurs aucune explication quant aux raisons d’être de ce défaut d’assistance.

85. Ayant examiné la présente affaire à la lumière des principes définis dans sa jurisprudence (paragraphe 83 ci-dessus), la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente en l’espèce. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention. »

[13] Opinion concordante du juge Bratza. Voir aussi l’opinion concordante du juge Zagrebelsky, à laquelle se rallient les juges Casadevall et Türmen.


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