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09/05/2017 | CEDH | N°001-173597

CEDH | CEDH, AFFAIRE MURTAZALIYEVA c. RUSSIE, 2017, 001-173597


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MURTAZALIYEVA c. RUSSIE

(Requête no 36658/05)

ARRÊT

STRASBOURG

9 mai 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 18/12/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Murtazaliyeva c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena

Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 m...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MURTAZALIYEVA c. RUSSIE

(Requête no 36658/05)

ARRÊT

STRASBOURG

9 mai 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 18/12/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Murtazaliyeva c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mars 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36658/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Zara Khasanovna Murtazaliyeva (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La requérante a été représentée par Me K. Koroteyev, avocat à Moscou.

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie près la Cour européenne des droits de l’homme

3. Dans sa requête, Mme Murtazaliyeva se plaignait en particulier de ne pas avoir eu la possibilité d’examiner effectivement les enregistrements de vidéosurveillance qui ont été utilisés comme éléments à charge au cours de la procédure interne, ni de faire interroger à l’audience un témoin à décharge et deux témoins instrumentaires.

4. Le 10 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1983 et réside à Paris.

6. Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit.

A. L’opération de surveillance secrète

7. La requérante est d’origine tchétchène. En septembre 2003, elle arriva de Tchétchénie à Moscou et commença à travailler dans une compagnie d’assurance. En octobre 2003, elle se rendit dans une mosquée où elle fit la connaissance de V. et Ku., deux jeunes femmes russes qui s’étaient converties à l’islam.

8. En décembre 2003, la requérante fut interpellée dans la rue par deux policiers, qui lui disaient vouloir contrôler son identité. Elle fut ensuite conduite au poste de police aux fins de la vérification de son identité. Dans l’intervalle, elle fut licenciée pour absence non autorisée. La requérante déclare qu’elle ne fut libérée que quelques jours plus tard grâce à l’intervention d’un certain A., également d’origine tchétchène et policier au sein du service de lutte contre la criminalité organisée de la police de Moscou.

9. En février 2004, A. aida la requérante à se faire réintégrer dans son emploi et à trouver un logement, où il lui rendit visite à plusieurs reprises. Cet appartement, qu’elle partageait avec V. et Ku., était situé dans un immeuble dortoir qui appartenait aux services de police et il était équipé de dispositifs secrets d’enregistrement vidéo et audio. La requérante avait été placée sous surveillance policière car elle était soupçonnée d’appartenir à un groupe terroriste en lien avec le mouvement d’insurrection tchétchène. Le tribunal municipal de Moscou autorisa l’utilisation d’un dispositif secret de surveillance dans l’appartement du 5 février au 4 mars 2004.

B. L’arrestation et la fouille de la requérante, et l’enquête préliminaire

10. Le soir du 4 mars 2004, la requérante fut interpellée dans la rue par une patrouille de police pour un contrôle d’identité, au motif que son apparence physique semblait correspondre au profil d’une suspecte figurant dans un avis de recherche. La requérante téléphona immédiatement à A., qui s’entretint brièvement avec les policiers qui l’avaient interpellée. Elle fut conduite au poste de police au motif que l’enregistrement officiel de son séjour à Moscou avait expiré, fait constitutif d’une infraction administrative en vertu du droit russe.

11. Au poste de police, la requérante fut informée de son arrestation (задержана). Une agente de police, I., fouilla son sac en présence de deux témoins instrumentaires, B. et K., et prit ses empreintes digitales. Selon le procès-verbal établi à cette occasion, la fouille de la requérante dura de 20 h 35 à 21 h 03. Au cours de la fouille, I. trouva dans le sac de la requérante deux paquets carrés emballés dans du papier aluminium et contenant une substance inconnue. Cette substance ainsi que la doublure du sac de la requérante et des poches de sa veste furent soumis à une expertise scientifique, dont le rapport indiquait que les empreintes digitales de la requérante avaient été prises à 21 h 30. La police ne rechercha ni la présence éventuelle de résidus de la substance en cause sur les mains de la requérante, ni ses empreintes digitales sur les paquets trouvés dans son sac. Plus tard au cours de la même journée, la requérante fut placée en garde à vue pour des faits de terrorisme et interrogée par la police. Une enquête pénale fut ouverte.

12. Le 12 mars 2004, une expertise fut pratiquée sur la substance trouvée dans le sac de la requérante. Selon le rapport d’expertise, la substance contenait 196 grammes de Plastit-4, un explosif industriel préparé à base d’hexogène. Les explosifs furent détruits au cours de l’expertise. L’examen du sac de la requérante et de la doublure des poches de sa veste révélèrent la présence d’hexogène.

13. La police effectua une perquisition dans l’appartement où la requérante vivait avec V. et Ku. et saisit une note manuscrite de la requérante, dans laquelle celle-ci condamnait la politique russe en Tchétchénie, glorifiait les attentats suicides, prônait le djihad et critiquait vivement les Russes. La police découvrit également plusieurs photographies d’un escalier roulant du centre commercial d’Okhotnyi Ryad, au centre de Moscou.

14. La transcription des conversations enregistrées dans l’appartement au moyen des caméras de surveillance révéla que la requérante faisait du prosélytisme islamiste auprès de V. et Ku., qu’elle leur exposait sa haine envers les Russes, leur expliquait qu’il était nécessaire de mener contre eux une « guerre sainte » et leur parlait des camps des insurgés tchétchènes dans le Caucase.

15. À la demande de la requérante, A. fut interrogé par l’enquêteur au cours de l’enquête préliminaire. Il déclara que fin décembre 2003, sur ordre de ses supérieurs, il avait établi une relation de confiance avec la requérante, qui lui avait également présenté V. et Ku. Il confirma avoir aidé la requérante à trouver un logement grâce aux services de police, logement dans lequel elle avait emménagé avec V. et Ku. Il indiqua que la requérante l’avait appelé le 4 mars 2004 à la suite de son interpellation par une patrouille de police, et qu’il lui avait conseillé d’obtempérer aux ordres des policiers et de les suivre au poste de police.

16. Le 2 décembre 2004, la requérante reçut une copie de son dossier pour examen. Elle était poursuivie pour préparation d’un acte de terrorisme (une explosion) au centre commercial d’Okhotniy Ryad et incitation de V. et Ku. au terrorisme.

C. Le procès

17. Le 22 décembre 2004, le tribunal municipal de Moscou ouvrit le procès contre la requérante, qui était représentée par deux avocats, U. et S.

1. La déposition de la requérante au cours du procès

18. Au procès, la requérante plaida non coupable des charges retenues contre elle. Elle déclara que le 4 mars 2004, après avoir été conduite au poste de police par une patrouille, elle avait tout d’abord été emmenée dans une pièce où un policier, S., remplissait des papiers. Celui-ci lui avait signifié son arrestation et l’avait informée que ses empreintes digitales allaient être prises. Elle avait laissé sa veste et son sac dans cette pièce pour suivre un autre policier, B., dans une autre pièce où un autre policier, L., avait pris ses empreintes digitales avec de l’encre. Elle était ensuite allée se laver les mains aux toilettes pour y retirer l’encre, puis elle était revenue dans la première pièce où elle avait été informée qu’elle allait être soumise à une fouille en présence de deux témoins instrumentaires, B. et K. Le policier avait alors fouillé son sac et trouvé deux paquets enveloppés dans du papier aluminium qui, selon elle, ne lui appartenaient pas. Elle affirma que ses empreintes digitales avaient été prises avant et après la fouille mais que seul le deuxième épisode avait été consigné.

19. La requérante indiqua également que les policiers l’avaient interrogée en l’absence de son avocat et avaient ensuite décidé de la placer en garde à vue. Elle affirma qu’ils avaient menacé de lui faire subir des mauvais traitements si elle ne signait pas le procès-verbal de son interrogatoire. Elle ajouta que les jours suivants les policiers qui l’avaient interrogée l’avaient frappée, mais qu’elle avait continué à nier son implication dans des activités terroristes.

20. Elle avança que les paquets trouvés dans son sac ne lui appartenaient pas, qu’ils y avaient été placés par la police et qu’elle n’avait jamais incité V. et Ku. à commettre un attentat terroriste. Lorsque le procureur lui demanda si elle avait constaté, avant la fouille, que son sac, plutôt petit, était plus lourd, elle répondit n’avoir rien remarqué de flagrant.

21. Elle confirma être l’auteur des six photos de l’escalier roulant qui avaient été saisies dans son appartement. Elle expliqua toutefois qu’elle n’avait pas photographié l’escalier roulant mais des personnes au hasard et qu’elle l’avait fait dans le cadre de ses loisirs.

22. Elle reconnut avoir écrit la note saisie dans son appartement mais affirma avoir copié le texte sur Internet parce qu’il lui avait plu et qu’elle voulait simplement en avoir une copie. L’avocate de la requérante argua que les propos de sa cliente avaient été mal interprétés et qu’ils ne démontraient en rien qu’elle était liée à une activité terroriste. Elle estima que l’amertume ressentie par la requérante quant à la situation en Tchétchénie était absolument normale pour une personne qui avait vécu dans une zone en guerre depuis son enfance et que ses propos auraient dû être analysés avec plus d’attention.

2. Les dépositions concernant les circonstances de l’espèce

a) Les dépositions des connaissances de la requérante, V. et Ku.

i. La déposition de V.

23. Au procès, V. déclara qu’elle et Ku. avaient rencontré la requérante pour la première fois dans une mosquée en octobre 2003. Elle dit qu’elles étaient devenues amies et avaient commencé à prendre part à des chats islamistes et à naviguer sur des sites en faveur de l’insurrection. Quelque temps plus tard, elles avaient décidé de former une communauté religieuse (dzhamaat) pour étudier l’islam et vivre ensemble. Elle affirma qu’au cours de leurs conversations, la requérante avait glorifié l’islam et approuvé les attentats suicides, les méthodes et les cibles des insurgés tchétchènes, leur avait parlé d’un camp en Azerbaïdjan, près de Bakou, où des musulmans étaient entraînés à devenir kamikazes et où elle connaissait quelqu’un et leur avait indiqué avoir elle-même participé à la guerre en Tchétchénie aux côtés des insurgés. V. dit qu’elles s’étaient souvent rendues ensemble dans un café Internet du centre commercial d’Okhotniy Ryad où la requérante avait pris des photos d’un escalier roulant sous différents angles.

24. V. déclara que le 3 mars 2004 la requérante leur avait dit, à elle et à Ku., que s’il lui arrivait quelque chose, elles devraient faire disparaître de l’appartement toute la littérature islamiste ainsi que son agenda, et appeler sa mère en Tchétchénie. Elle aurait ajouté qu’elle venait de recevoir un appel d’un ami qui était arrivé à Moscou pour « se faire exploser » et qu’elle (la requérante) était « en danger » et « soupçonnée » (par les autorités). V. affirma que la requérante ne les avait ni menacées ni incitées à se livrer à des actes de terrorisme, mais qu’elle leur avait demandé si elles en seraient capables. Elle dit que la requérante prônait constamment « le djihad » et leur avait donné des cassettes audio et des livres islamistes, dont certains lui avaient été remis par A., une de ses connaissances.

25. V. nia avoir vu des explosifs dans l’appartement où elles vivaient.

26. À la demande du procureur, le juge autorisa la lecture à l’audience du témoignage livré par V. au stade de l’enquête préliminaire au motif qu’il contredisait en partie les déclarations qu’elle avait faites au cours du procès. Pendant son interrogatoire au cours de l’enquête préliminaire, elle avait en particulier déclaré que la requérante avait elle-même suivi un entraînement terroriste dans un camp près de Bakou et qu’elle les avait endoctrinées, elle et Ku., afin de les préparer à devenir kamikazes. Lorsque le procureur interrogea V. sur ces déclarations contradictoires, celle-ci répondit qu’elle n’était pas sûre que la requérante eût réellement participé à un camp d’entraînement terroriste mais confirma qu’elle les préparait, elle et Ku., à devenir kamikazes.

ii. Les déclarations de Ku.

27. Ku. confirma qu’avec V. et la requérante elles avaient pris des photographies au centre commercial d’Okhotniy Ryad, à l’initiative de cette dernière, qui « photographiait au hasard », en particulier l’escalier roulant et les personnes qui l’empruntaient. Ku. déclara que la requérante désapprouvait la politique des forces fédérales russes dans le Caucase. Elle affirma toutefois que la requérante ne l’avait jamais incitée à devenir kamikaze. Selon elle, elles avaient simplement voulu vivre ensemble pour prier, lire et se libérer du contrôle de leurs parents.

28. Ku. confirma également que A., une des connaissances de la requérante, était un policier, qu’il payait l’appartement où elles vivaient toutes les trois et qu’il leur donnait occasionnellement de l’argent. Elle indiqua que la requérante leur avait dit un jour qu’elle aimait bien A.

29. Ku. ajouta qu’au cours de son interrogatoire avant le procès, l’enquêteur avait mal interprété ses propos concernant un attentat suicide et qu’elle n’avait jamais envisagé d’en commettre un. Elle nia avoir témoigné sous la contrainte avant le procès.

b) Les dépositions des policiers P., S., B., I. et Ke.

30. Le tribunal interrogea plusieurs policiers qui avaient participé à l’interpellation et à la fouille de la requérante (P., S., B., I. et Ke.). Ils affirmèrent que celle-ci avait été appréhendée au cours d’une opération ordinaire de patrouille et qu’ils ne savaient pas que son sac contenait des explosifs.

i. Les dépositions des policiers P., S. et B.

31. P. déclara que le jour de l’interpellation de la requérante, il avait décidé de vérifier les papiers de celle-ci car « elle marchait sans but vers la station de métro de Prospekt Vernadskogo ». Elle leur avait présenté son passeport et le tampon d’enregistrement qui confirmait que son droit de séjour à Moscou avait expiré. Les policiers l’avaient alors conduite au poste de police. P. affirma qu’au moment de son interpellation, la requérante s’était montrée nerveuse et agressive et qu’ils avaient décidé de fouiller son sac, cette mesure étant « conforme au droit ». Il expliqua qu’il avait interpellé la requérante « parce qu’on ne savait pas très bien où elle allait », qu’elle « ressemblait à une fille qui faisait l’objet d’un avis de recherche » et à cause « de son origine caucasienne [c’est-à-dire du Caucase du Nord] ». Il ajouta que l’expiration de son enregistrement suffisait à l’arrêter et qu’il s’agissait là d’un contrôle de routine visant à rechercher les personnes dont l’enregistrement avait expiré.

32. S. fit une déposition similaire. Il ajouta que la requérante marchait vite et qu’elle avait menacé les policiers de sanctions disciplinaires lorsqu’ils l’avaient interpellée.

33. B. déclara qu’ils avaient décidé d’interpeller la requérante parce qu’elle était vêtue de noir et était d’« origine caucasienne ». Il ajouta que l’apparence de l’intéressée correspondait à celle d’une personne faisant l’objet d’un avis de recherche. Il affirma que la requérante avait gardé son sac avec elle jusqu’au moment où elle avait été soumise à une fouille au poste de police.

ii. Les déclarations des policiers I. et Ke.

34. Le tribunal interrogea également les policiers qui étaient en service au poste de police de Prospekt Vernadskogo le jour de l’arrestation de la requérante.

35. I. déclara avoir fouillé la requérante en présence de deux témoins instrumentaires et avoir trouvé dans son sac deux objets carrés de couleur jaune enveloppés dans du papier aluminium, qui s’étaient par la suite révélés être des explosifs. Elle ajouta que les empreintes digitales de la requérante n’avaient été prises qu’une fois, après la découverte des objets dans son sac.

36. Ke. affirma que la requérante avait gardé tous ses effets personnels avec elle jusqu’à la fouille et qu’il avait fallu une vingtaine de minutes pour trouver des témoins instrumentaires pour y assister avant qu’elle ne pût commencer.

3. Les demandes formées par la requérante et ses avocats pendant le procès

a) La demande concernant les enregistrements vidéo

37. Doutant de la fidélité de la transcription des enregistrements vidéo réalisés par la police dans l’appartement, dont il fut donné lecture devant le tribunal, la requérante demanda la projection de ces enregistrements à l’audience. Le tribunal y consentit. Il ressort du procès‑verbal d’audience que la requérante n’a formulé aucune demande ou objection au sujet de la qualité de ces enregistrements ou de la manière dont ils avaient été projetés.

b) Les demandes concernant les témoins absents

i. Le policier A.

38. Les avocats de la requérante demandèrent au tribunal de citer le policier A. à comparaître, sans toutefois préciser les motifs de cette demande. La juridiction de jugement la rejeta au motif que A. était en mission hors de Moscou.

39. Selon la requérante, le tribunal ne tenta pas de vérifier si A. était réellement en mission, ni s’il serait possible de l’entendre à son retour.

40. Il ressort du procès-verbal de l’audience que la requérante et ses avocats n’ont soulevé aucune objection à la lecture à l’audience du procès‑verbal de l’interrogatoire de A. réalisé au stade de l’enquête préliminaire.

ii. Les témoins instrumentaires B. et K.

41. La requérante demanda également au tribunal l’autorisation d’interroger les deux témoins instrumentaires, B. et K., présentes lors de la fouille dont elle avait fait l’objet au poste de police.

42. Ainsi qu’il ressort du dossier, le tribunal refusa de faire droit à cette demande au motif que les témoins instrumentaires ne pouvaient de toute manière pas corroborer les allégations de la requérante puisque cette dernière affirmait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée.

43. Après quatre jours d’audience, le juge proposa aux parties de clore l’examen des éléments de preuve et de passer aux plaidoiries malgré la non‑comparution de certains témoins. Les parties y consentirent.

4. La condamnation de la requérante

44. Au cours de la procédure, le tribunal admit comme moyen de preuve les éléments suivants :

a) les dépositions faites au cours du procès par les connaissances de la requérante, V. et Ku. ;

b) les dépositions faites au cours du procès par les policiers P., S., B., I. et Ke. ;

c) un rapport d’expertise des explosifs ;

d) le procès-verbal de la fouille ;

e) six photographies de l’escalier roulant du centre commercial d’Okhotniy Ryad, saisies dans l’appartement où la requérante vivait ;

f) une note manuscrite de la requérante saisie dans l’appartement où elle vivait ;

g) les transcriptions des vidéos enregistrées dans l’appartement où la requérante vivait ;

h) la déposition faite par A. au stade de l’enquête préliminaire.

45. Le tribunal examina et rejeta l’allégation de la requérante selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac. Il s’appuya à cette fin sur les dépositions des policiers de la patrouille et du poste de police qui avaient démenti cette allégation et sur le fait que, selon le rapport officiel, la fouille de la requérante avait précédé la prise de ses empreintes digitales et que rien ne prouvait que celles-ci avaient été prises deux fois, comme l’affirmait l’intéressée.

46. Le tribunal considéra par ailleurs qu’au vu des modifications et corrections contenues dans la note manuscrite qui avait été saisie, le texte avait certainement été rédigé par la requérante elle-même, et non copié de sites islamistes sur Internet comme elle l’affirmait.

47. Le 17 janvier 2005, le tribunal condamna la requérante à une peine de neuf ans d’emprisonnement pour préparation d’un acte de terrorisme (une explosion), incitation au terrorisme et port d’explosifs.

5. La procédure d’appel

48. La requérante et ses avocats firent appel de la condamnation. Ils alléguèrent notamment qu’un seul des seize enregistrements vidéo de surveillance avait été projeté à l’audience et que, pour des « raisons techniques », la requérante n’avait pas pu signaler les divergences entre les transcriptions et les enregistrements vidéo des conversations. Ils se plaignaient également du rejet, qu’ils jugeaient abusif, de leur demande de convocation du policier A. en vue de son interrogatoire et affirmèrent que rien dans le dossier ne prouvait que celui-ci était effectivement en mission au moment de l’audience. Ils reprochèrent en outre au tribunal de ne pas avoir entendu les deux témoins instrumentaires, B. et K., qui auraient, selon eux, pu témoigner des circonstances qui avaient précédé la fouille dont la requérante avait fait l’objet au poste de police.

49. Le 17 mars 2005, la Cour suprême de Russie confirma le verdict de culpabilité, mais ramena la peine à huit ans et demi d’emprisonnement.

50. Elle déclara notamment que les enregistrements vidéo avaient été projetés à la demande de la défense, laquelle n’avait soulevé aucune objection ni aucun grief après leur projection au procès, même en ce qui concerne le fait que toutes les vidéos n’aient pas été projetées.

51. Elle considéra en outre que A. n’avait pu déposer à l’audience puisqu’il était en mission professionnelle mais que la déclaration qu’il avait faite avant le procès avait été lue à l’audience avec le consentement de la défense, et que la présence des deux témoins instrumentaires B. et K. n’avait pas été nécessaire puisque la requérante affirmait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée. Elle releva que, quoi qu’il en soit, la défense avait accepté de passer aux conclusions et n’avait soulevé aucune objection ou demande complémentaire concernant l’examen de l’affaire.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code pénal russe

52. L’article 30 (Préparation et tentative d’infraction) est ainsi libellé :

« 1. La préparation d’une infraction consiste à réunir, fabriquer ou utiliser les moyens ou les armes nécessaires à la commission d’une infraction, solliciter des co‑auteurs et conspirer en vue de la commission d’une infraction ou [de faciliter la commission d’] une infraction, [même] si celle-ci n’a pas été perpétrée en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur (...) »

53. L’article 205 (Terrorisme), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. Constitue un acte de terrorisme le fait de provoquer une explosion ou un incendie volontaire ou d’accomplir un autre acte mettant en danger la vie des personnes, causant des dommages matériels considérables ou entraînant d’autres conséquences socialement dangereuses, dans le but de porter atteinte à la sûreté publique, de menacer la population ou d’influer sur les décisions des autorités. Le fait de commettre un tel acte ou la menace de le commettre dans ce but est passible d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre huit ans et douze ans (...) »

54. L’article 205.1 (Incitation au terrorisme ou autre forme de complicité dans la commission d’un acte de terrorisme), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. L’incitation à commettre l’une des infractions prévues aux articles 205, 206, 208, 211, 277 et 360 du présent code ou la tentative de faire participer une personne aux activités d’une organisation terroriste, la fourniture d’armes ou la formation d’une personne en vue de la commission de l’une des infractions énumérées, ainsi que le financement d’actes de terrorisme ou d’une organisation terroriste sont passibles d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre quatre ans et huit ans (...) »

55. L’article 222 (Acquisition, transfert, vente, conservation, transport et port illégaux d’armes à feu, de leurs principales pièces, de munitions, d’explosifs et d’engins explosifs), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. L’acquisition, le transfert, la vente, la conservation, le transport et le port illégaux d’armes à feu [ou] de leurs principales pièces, de munitions, d’explosifs et d’engins explosifs sont passibles d’une peine restrictive de liberté d’une durée maximale de trois ans, d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six mois ou d’une peine privative de liberté d’une durée maximale de quatre ans et/ou d’une amende d’un montant maximal de 80 000 roubles ou d’un montant correspondant à trois mois de salaire (ou de tout autre revenu) de la personne condamnée. »

B. Le code de procédure pénale russe

56. L’article 56 (Témoins), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. Un témoin est une personne qui peut avoir connaissance de faits pertinents pour l’enquête ou la résolution d’une affaire pénale et qui est cité à comparaître pour témoigner.

(...)

7. En cas de non-comparution sans motif valable, le témoin peut faire l’objet d’une comparution forcée. »

57. L’article 60 (Témoins instrumentaires), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« Un témoin instrumentaire est une personne qui n’a aucun intérêt à l’issue de la procédure pénale et qui est invitée par l’enquêteur à certifier qu’un acte d’enquête a été exécuté et à attester de son contenu ainsi que de la procédure suivie et des résultats dudit acte. Ne peuvent être témoins instrumentaires les mineurs impliqués dans une affaire pénale, leurs parents et les membres de leur famille, de même que les enquêteurs. »

58. L’article 119 (Personnes autorisées à formuler une demande procédurale), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. L’exécution d’un acte de procédure ou l’adoption d’une décision de nature procédurale peut être demandée par le suspect, l’accusé, la victime, l’auteur de poursuites privées, la partie civile, le défendeur et leurs représentants aux fins de l’établissement des circonstances pertinentes pour l’affaire pénale et de la garantie du respect des droits et intérêts légitimes du demandeur. »

59. L’article 120 (Formulation d’une demande procédurale), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. Une demande procédurale peut être formulée à tout moment au cours de la procédure pénale. Toute demande écrite est versée au dossier, toute demande orale est mentionnée dans le procès-verbal de l’acte d’enquête ou de l’audience. »

60. L’article 235 (Demande d’exclusion d’éléments de preuve), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. Les parties à une affaire pénale peuvent demander au tribunal d’exclure tout élément de preuve présenté devant lui.

(...)

4. Si l’accusé demande l’exclusion d’éléments de preuve obtenus en violation des dispositions du code de procédure pénale, il incombe au parquet de prouver le contraire. Dans tous les autres cas, la charge de la preuve repose sur la partie qui a formulé la demande d’exclusion de la preuve. »

61. L’article 271 (Présentation d’une demande et décision), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. Le président de la juridiction de jugement s’enquiert des demandes présentées par les parties en vue de la citation de nouveaux témoins, experts ou spécialistes, du versement au dossier de preuves ou de documents ou de l’exclusion de preuves obtenues en violation des dispositions du code de procédure pénale. L’auteur d’une demande est tenu de la motiver.

(...)

3. L’auteur d’une demande qui a été rejetée peut la présenter à nouveau au cours de la procédure. »

62. L’article 281 du code de procédure pénale (Lecture d’une déposition à l’audience), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 2. En cas de non-comparution d’une victime ou d’un témoin à l’audience, le tribunal [saisi de l’affaire] peut décider, à la demande d’une partie à la procédure ou de son propre chef, de donner lecture de la déposition précédemment faite par la victime ou le témoin lors de l’enquête préliminaire si [la victime ou le témoin] :

a) (...) est décédé ; ou

b) n’est pas en mesure de comparaître à l’audience pour cause de maladie grave ; ou

c) est un ressortissant étranger et refuse de comparaître devant le tribunal ;

d) [a été empêché] de comparaître en raison d’une catastrophe naturelle ou (...) d’autres circonstances exceptionnelles (...) »

63. L’article 291 (Fin de l’examen judiciaire), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé :

« 1. Au terme de l’examen judiciaire des éléments de preuve présentés par les parties, le président de la juridiction de jugement demande si les parties souhaitent ajouter des observations à la procédure. Le tribunal examine toutes les demandes en ce sens et statue sur chacune d’entre elles. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION (PROCÈS ÉQUITABLE)

64. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 b) et d) de la Convention, la requérante allègue que l’impossibilité pour elle, d’une part, de voir l’écran installé dans le prétoire pour le visionnage des enregistrements vidéo réalisés au cours de l’opération de surveillance dont elle aurait fait l’objet et, d’autre part, d’interroger un témoin à décharge et deux témoins instrumentaires a compromis l’équité globale de la procédure pénale dirigée contre elle.

A. L’examen des enregistrements vidéo de surveillance

65. Alléguant qu’elle n’a pas eu la possibilité de voir et d’examiner effectivement les enregistrements vidéo de surveillance projetés lors de l’audience, la requérante se plaint que son procès n’a pas été équitable. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« 1 Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3 Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; (...) »

1. Sur la recevabilité

66. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Les thèses des parties

i. Le Gouvernement

67. Le Gouvernement soutient que, compte tenu de l’important laps de temps qui s’est écoulé depuis les événements en cause, il lui est impossible d’indiquer avec exactitude l’emplacement de l’écran dans la salle d’audience et la position de la requérante par rapport à celui-ci ou de fournir un plan du prétoire. Il ajoute qu’après la projection de l’enregistrement vidéo, la requérante a indiqué qu’elle n’y avait « rien vu d’illégal ». Il estime que cette déclaration montre sans équivoque que l’intéressée avait compris le contenu de l’enregistrement. Il considère qu’en tout état de cause la partie audio de l’enregistrement était plus importante que la partie vidéo aux fins de la demande de l’intéressée.

ii. La requérante

68. La requérante conteste ces arguments. Elle invite en particulier la Cour à tirer les conclusions qui s’imposent du défaut de réponse du Gouvernement à la demande de communication d’un plan du prétoire que la Cour lui avait adressée. Elle indique également avoir soulevé des objections au dispositif technique installé dans le prétoire et que celles-ci n’ont pas été correctement consignées dans le procès-verbal d’audience mais qu’elle n’a pas pu le contester, le tribunal n’ayant pas autorisé ses avocats à réaliser un enregistrement sonore de l’audience.

b) L’appréciation de la Cour

69. La Cour note d’emblée que, les exigences de l’article 6 § 3 de la Convention s’analysant en éléments particuliers du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1, elle étudiera l’ensemble des griefs de la requérante tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 b) sous l’angle de ces deux textes combinés (Vacher c. France, 17 décembre 1996, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

70. Elle rappelle également que l’article 6, lu comme un tout, reconnaît à l’accusé le droit de participer réellement à son procès. Cela inclut, entre autres, le droit non seulement d’y assister, mais aussi d’entendre et suivre les débats (Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, § 26, série A no 282‑A). Elle rappelle aussi que le principe de l’égalité des armes constitue un élément de la notion plus large de procès équitable, qui englobe aussi le droit fondamental au caractère contradictoire de la procédure pénale. Le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie. En outre, l’article 6 § 3 b) protège le droit de « disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense » et suppose donc que la défense de l’accusé puisse mettre en œuvre tout ce qui est « nécessaire » pour préparer le procès. L’accusé doit avoir la possibilité d’organiser sa défense de manière appropriée et sans restrictions, ainsi que d’avancer tous les arguments pertinents devant la juridiction de jugement afin de peser sur l’issue du procès. Seule l’impossibilité de le faire peut emporter violation de ladite disposition (OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, § 538, 20 septembre 2011, et la jurisprudence citée).

71. Concernant les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si la requérante était en mesure de voir l’écran dans la salle d’audience (voir, cependant, Stanford, précité, § 25, où les parties ne contestaient pas le fait que le requérant n’avait pas pu entendre certains des éléments de preuve présentés au cours du procès) et si elle signalé aux juges ses difficultés à visionner l’enregistrement vidéo (contrairement par exemple à l’affaire Stanford, précité, § 27). En effet, il n’est nullement mentionné dans le procès-verbal de l’audience que la requérante aurait formulé une demande ou un grief concernant la qualité des enregistrements ou la manière dont ils avaient été projetés (paragraphes 37 et 50 ci-dessus). La requérante indique toutefois, dans ses observations à la Cour qu’elle a soulevé des objections à cet égard, que celles-ci n’ont pas été correctement consignées dans le procès-verbal d’audience mais qu’elle n’a pas pu le contester, le tribunal n’ayant pas autorisé ses avocats à réaliser un enregistrement sonore de l’audience (paragraphe 68 ci-dessus). La Cour observe également que dans son appel, la requérante n’a pas allégué que ni elle ni ses avocats n’avaient été en mesure de voir l’enregistrement vidéo, même si elle a évoqué, de manière plutôt ambiguë, des « raisons techniques », sans autre précision, qui l’auraient empêchée de comparer les transcriptions aux enregistrements, (paragraphe 48 ci-dessus).

72. Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure de statuer sur la question litigieuse ni d’établir si la requérante l’a portée à l’attention des juridictions internes avec suffisamment de clarté. Toutefois, elle n’a plus à se prononcer sur cette question puisqu’elle considère, en tout état de cause, que même si la requérante n’était pas en mesure de voir l’écran, elle a tout de même pu suivre les débats. Le droit de l’intéressée découlant de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention n’a donc pas été compromis.

73. En particulier, la Cour observe tout d’abord que la requérante n’a contesté à aucun stade de la procédure, que ce soit devant les juridictions internes ou devant elle, la légalité ou l’authenticité des enregistrements vidéo et qu’elle a reconnu que ceux-ci les montraient, elle-même, V. et Ku., et qu’ils avaient été réalisés dans l’appartement qu’elles occupaient toutes les trois à l’époque en cause. Il apparaît donc que la requérante n’avait aucun grief concernant la recevabilité des enregistrements vidéo. Elle a toutefois avancé que les transcriptions de ses conversations avec V. et Ku. enregistrées au cours de l’opération de surveillance n’étaient pas fidèles. À cet égard, il ressort des éléments du dossier que si la requérante a demandé au tribunal que la vidéo soit projetée, c’est précisément parce qu’elle souhaitait comparer les transcriptions avec l’enregistrement audio des conversations, et non avec les images (paragraphes 37 et 48 ci‑dessus). D’après la Cour, il n’était pas absolument indispensable de voir les enregistrements vidéo pour confirmer l’authenticité de la transcription, étant donné qu’il aurait suffi pour cela que la requérante et ses avocats écoutassent l’enregistrement audio en le comparant avec la transcription, sauf si quelque chose les empêchait d’écouter les enregistrements audio ou si ceux-ci étaient de mauvaise qualité. La Cour observe toutefois que la requérante ne s’est plainte, ni devant les juridictions nationales ni devant elle, d’une mauvaise qualité des enregistrements audio et qu’elle n’a pas avancé qu’elle-même ou ses avocats n’avaient pas pu les entendre ou qu’ils n’étaient pas authentiques. Il s’ensuit que même si la requérante n’était pas en mesure de voir l’écran dans la salle d’audience, elle aurait pu, le cas échéant, contester le contenu des transcriptions puisqu’elle n’a pas été empêchée d’écouter les enregistrements audio de ses conversations avec V. et Ku.

74. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime que la requérante n’a pas été sérieusement désavantagée par rapport au ministère public en ce qui concerne le visionnage et l’examen des enregistrements vidéo de surveillance. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention à cet égard.

B. L’absence de témoins

75. Alléguant qu’elle s’est trouvée dans l’impossibilité d’interroger un témoin à décharge, A., et deux témoins instrumentaires, B. et K., présents lors de la fouille dont elle a fait l’objet, la requérante soutient par ailleurs que l’équité de la procédure pénale dirigée contre elle a été compromise. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1 Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3 Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »

1. L’absence du témoin A.

a) Sur la recevabilité

76. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

i. Les thèses des parties

77. Le Gouvernement estime que la procédure dirigée contre la requérante a été équitable. Il argue en particulier que le témoin A. n’a pas pu être entendu par le tribunal dans l’affaire de la requérante parce qu’il était en mission au moment de l’audience. Il ajoute que la requérante a, quoi qu’il en soit, accepté qu’il fût donné lecture à l’audience de la déposition faite par ce témoin au stade de l’enquête préliminaire et qu’elle n’a formulé aucune observation après la lecture de la déposition de A.

78. La requérante reconnaît qu’elle a accepté qu’il fût donné lecture de la déposition de A. mais elle estime que, ce faisant, elle n’a pas renoncé à son droit à l’interroger. Elle affirme en outre que A. n’était pas un témoin de l’accusation, que le parquet n’avait pas eu l’intention de le citer à comparaître et qu’il avait été interrogé au cours de l’enquête préliminaire à la demande de la défense. Elle indique par ailleurs que la juridiction de jugement n’a pas suspendu l’audience jusqu’au retour de A. de son déplacement professionnel, qu’elle n’a pas assuré la comparution de A. et qu’aucune preuve concernant le lieu où se trouvait A. n’a été apportée. Elle argue enfin qu’elle n’a pas été en mesure d’interroger A. dans le cadre d’une confrontation au stade de l’enquête préliminaire et que la comparution de celui-ci s’imposait afin qu’elle pût l’interroger sur le rôle d’agent provocateur qu’il aurait pu jouer dans la procédure pénale dirigée contre elle car, selon elle, « toute l’affaire [reposait] sur ses agissements.

ii. L’appréciation de la Cour

α) Principes généraux

79. La Cour note d’emblée que, les exigences de l’article 6 § 3 de la Convention s’analysant en éléments particuliers du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1, elle étudiera l’ensemble des griefs de la requérante tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 d) sous l’angle de ces deux textes combinés.

80. Elle rappelle que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne. Il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les défendeurs souhaitent la production (Popov c. Russie, no 26853/04, § 176, 13 juillet 2006, et la jurisprudence citée).

81. À cet égard, la Cour exige que l’accusé qui se plaint « de ne pas avoir pu interroger certains témoins (...) étaye sa demande d’audition de témoins en en précisant l’importance et que cette audition soit nécessaire à la manifestation de la vérité » (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 29, CEDH 2003‑V).

82. En particulier, pour ce qui concerne les témoins de la défense, la Cour a dit ceci :

« (...) le droit de citer des témoins de la défense n’est pas absolu et peut être limité dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. (...) L’article 6 § 3 laisse en premier lieu aux juridictions internes le soin d’apprécier s’il est opportun de citer des témoins ; il n’exige pas la convocation ou l’interrogation de tout témoin à décharge : ainsi que l’indiquent les mots « dans les mêmes conditions », il a pour but essentiel une complète égalité des armes en la matière. (...) [S]eules des circonstances exceptionnelles pourraient conduire la Cour à conclure que le refus d’entendre des témoins à décharge emporte violation de l’article 6 de la Convention » (Dorokhov c. Russie, no 66802/01, § 65, 14 février 2008).

83. La Cour rappelle que le principe de l’égalité des armes implique « d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de désavantage par rapport à son adversaire ». La notion d’« égalité des armes » n’épuise pourtant pas le contenu du paragraphe 3 d) de l’article 6, pas plus que du paragraphe 1 dont cet alinéa représente une application parmi beaucoup d’autres. La tâche de la Cour européenne consiste à rechercher si la procédure litigieuse, considérée dans son ensemble, revêtit un caractère équitable (Popov, précité, §§ 177-78).

84. Par conséquent, pour déterminer si, en l’espèce, la requérante s’est vu offrir la possibilité de plaider sa cause sans être placée dans une situation de désavantage par rapport au parquet, et si le procès a été conduit de manière équitable, la Cour examinera :

a) si la demande de la requérante était suffisamment motivée et pertinente par rapport à l’objet de l’accusation et était de nature à renforcer la position de la défense, voire à aboutir à l’acquittement de la requérante (Dorokhov, précité, § 72, Perna, précité, §§ 29 et 32, et Poliakov c. Russie, no 77018/01, § 34, 29 janvier 2009) ; et

b) si la juridiction de jugement, faute d’avoir assuré la comparution d’un témoin à décharge, a porté atteinte au droit de la requérante découlant de l’article 6 § 3 d) (Popov, précité, § 180, Dorokhov, précité, § 71).

β) Application de ces principes au cas d’espèce

85. Quant aux faits de l’espèce, la Cour observe que A. a été interrogé par la police à la demande de la requérante au stade de l’enquête préliminaire. À cette occasion, A. déclara avoir aidé la requérante à trouver un logement dans le cadre d’une opération de police et avoir reçu un appel de sa part le jour de son arrestation (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour relève que la déposition de A. portait sur les faits de l’espèce, qui, dans l’ensemble, ne sont pas contestés par la requérante.

86. La requérante souhaitait cependant interroger A. à l’audience car, selon elle, les agissements de ce dernier pouvaient être constitutifs d’une provocation policière (paragraphe 78 ci-dessus). La Cour note que la demande de la requérante concernait les circonstances qui avaient conduit à son arrestation et l’influence que A. aurait indûment exercée sur elle. Il apparaît donc que le comportement de A. à l’égard de la requérante avant son arrestation a pour le moins revêtu une certaine importance dans les accusations portées contre l’intéressée. Toutefois, la Cour juge en même temps que la demande de la requérante était injustifiée.

87. La Cour observe en particulier que selon le procès-verbal d’audience – dont la requérante ne conteste pas la partie pertinente – la requérante n’a allégué à aucun moment au cours du procès ou dans le cadre de l’appel que A. l’avait incitée à commettre l’infraction en cause. Elle note que la requérante n’a commencé à formuler ces allégations que dans ses observations devant elle. Dans leur demande tendant à faire entendre le témoin A. à l’audience, les avocats de la requérante n’indiquaient pas en quoi la comparution de ce témoin était importante pour leur défense, si ses agissements pouvaient s’analyser en un guet-apens policier ou s’il avait exercé une pression quelconque sur la requérante, ni si son témoignage aurait pu permettre de disculper la requérante ou, tout au moins, de renforcer sa position de quelque manière que ce fût. Ils ne précisaient aucunement pourquoi ils souhaitaient que A. fût cité à comparaître (paragraphe 38 ci-dessus). Par conséquent, les éléments du dossier ne permettent pas à la Cour de conclure que la requérante a suffisamment étayé sa demande tendant à faire entendre le témoin A. à l’audience.

88. Par ailleurs, la Cour note que la condamnation de la requérante pour préparation d’un acte de terrorisme et incitation au terrorisme a été prononcée sur la base d’abondantes preuves à charge, dont des rapports d’expertise scientifique, des transcriptions d’enregistrements vidéo de surveillance (ordonnés par un tribunal), ainsi que les dépositions faites à l’audience par V. et Ku. (paragraphes 12, 14, 23-27 et 44 ci-dessus). La Cour estime que face à cet important faisceau de preuves à charge, le témoignage de A. (qui portait sur les faits de l’espèce, déjà établis et non contestés par la requérante, paragraphe 85 ci-dessus) n’aurait vraisemblablement pas pesé plus lourd ou renforcé la position de la requérante.

89. La Cour observe enfin que malgré la non-comparution de A., les droits de la défense de la requérante ont été respectés. Celle-ci a en particulier pu présenter ses observations sur la déposition faite par A. lors de l’enquête préliminaire et sur les transcriptions de ses conversations avec V. et Ku., et elle a pu interroger ces dernières sur les événements dans lesquels A. a été impliqué et qui ont finalement conduit à son arrestation. La Cour considère donc que la juridiction de jugement n’a pas porté atteinte au droit de la requérante découlant de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention et que la requérante n’a pas été placée dans une situation de désavantage par rapport au parquet du fait de son impossibilité d’interroger A.

90. Partant, à la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime que le refus de la juridiction interne de citer un témoin de la défense n’a pas compromis l’équité globale du procès en l’espèce. En conséquence, elle conclut à la non-violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.

2. Absence des témoins instrumentaires B. et K.

a) Sur la recevabilité

91. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

i. Les thèses des parties

92. Le Gouvernement soutient que la comparution des témoins instrumentaires B. et K., présents lors de la fouille de la requérante au poste de police n’était pas nécessaire. Il expose en effet que la requérante ne contestait pas le fait que les explosifs eussent été saisis dans son sac mais soutenait qu’ils y avaient été placés avant la fouille. Il ajoute que la requérante n’a pas insisté pour que B. et K. fussent citées à comparaître.

93. La requérante reconnaît avoir eu des doutes sur le fait que B. et K. eussent pu confirmer que les explosifs avaient été placés dans son sac, considérant que cela se serait produit avant leur arrivée. Elle affirme toutefois avoir convenu avec son avocat qu’il était nécessaire de les interroger afin « d’élucider ce qui s’était passé immédiatement après [son] arrestation (...) [et] développer des arguments concernant le placement allégué d’armes dans [son] sac ».

ii. L’appréciation de la Cour

94. La Cour rappelle que le droit russe distingue les témoins importants des témoins instrumentaires, lesquels sont invités par l’enquêteur à assister en tant qu’observateurs neutres au déroulement d’une mesure d’enquête. Contrairement aux premiers, les témoins instrumentaires ne sont censés ni connaître l’affaire ni témoigner sur les circonstances de la cause ou sur la culpabilité ou l’innocence des prévenus (Shumeyev c. Russie (déc.), no 29474/07, 8669/09 et 55413/10, § 31, 22 septembre 2015, et paragraphes 56-57 ci‑dessus).

95. La Cour a par ailleurs jugé que la non-comparution de témoins instrumentaires devant le tribunal ne porte pas atteinte aux garanties de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, à moins qu’il ne soit démontré, entre autres, que la juridiction interne s’est appuyée de manière déterminante sur leurs dépositions ou que celles-ci ont influé d’une autre manière sur l’issue du procès dirigé contre le requérant (Shumeyev, précité, § 37).

96. Quant aux faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que le tribunal ne s’est pas appuyé sur les déclarations que B. et K. ont faites au cours de la procédure, que ce soit en faveur de la requérante ou en sa défaveur (paragraphe 44 ci-dessus).

97. Elle estime en outre que leur témoignage n’aurait pas pu influer sur l’issue de la procédure engagée contre la requérante. Cette dernière a en effet argué que si B. et K. avaient pu témoigner, elles auraient pu confirmer que les explosifs avaient été placés dans son sac. Or, la Cour observe que la requérante a déclaré que les explosifs avaient été placés dans son sac alors qu’elle l’avait laissé sans surveillance dans l’une des pièces du poste de police, donc avant que les témoins instrumentaires ne fussent invités par la police à assister à la fouille de la requérante (paragraphes 18 et 93 ci‑dessus). Le policier Ke. a en outre déclaré qu’avant le début de la fouille il avait fallu une vingtaine de minutes pour convoquer des témoins instrumentaires (paragraphe 36 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour considère que les témoins instrumentaires n’auraient vraisemblablement pas été en mesure de confirmer ou d’infirmer les allégations de la requérante puisqu’ils ont été invités à assister à la fouille juste avant son commencement. Ils n’auraient donc pu témoigner que de la manière dont la fouille avait été pratiquée et de ses résultats, ce que la requérante ne conteste pas.

98. La Cour considère également que même si la requérante n’a pas pu interroger B. et K., l’équité globale de la procédure dirigée contre l’intéressée ne s’en trouve pas compromise puisque, d’après elle, la requérante a pu faire valoir efficacement ses moyens de défense. La requérante a, par exemple, eu la faculté de demander au tribunal d’exclure le procès-verbal de la fouille ou d’autres actes de procédure, de poser des questions détaillées à V. et Ku. et aux policiers qui avaient participé à son arrestation et à la fouille, de soulever le cas échéant des objections et de contester l’ordonnance du tribunal autorisant la surveillance de l’appartement (paragraphes 43, 58-61 et 63 ci‑dessus).

99. La Cour conclut par conséquent à la non-violation de l’article 6 §§ 1 d) de la Convention quant à l’absence des témoins instrumentaires B. et K. au procès de la requérante.

II. AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

100. Enfin, la requérante a soulevé des griefs supplémentaires tirés d’autres articles de la Convention. Toutefois, eu égard aux éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles en ce qui concerne cette partie de la requête. Il s’ensuit qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’impossibilité d’examiner effectivement les enregistrements vidéo et de l’absence des témoins A., B. et K. au procès de la requérante, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne le grief tiré de l’absence du témoin A. ;

4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne le grief tiré de l’absence des témoins instrumentaires B. et K.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 9 mai 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıHelena Jäderblom
Greffière adjointePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– l’opinion en partie concordante du juge Serghides ;

– l’opinion en partie dissidente commune aux juges López Guerra, Keller et Serghides ;

– l’opinion dissidente commune aux juges López Guerra et Serghides.

H.J.
F.A.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

1. Si je souscris à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention en ce qui concerne le grief tiré par la requérante de l’impossibilité pour elle d’examiner effectivement les enregistrements vidéo, je me dissocie toutefois, très respectueusement, du raisonnement suivi pour y aboutir.

2. Plus spécifiquement, je ne puis me rallier, pour les raisons suivantes, à mes éminents collègues lorsqu’ils jugent qu’il n’était pas absolument indispensable pour la défense de la requérante de visionner les enregistrements vidéo :

a) Les transcriptions des vidéos enregistrées dans l’appartement où la requérante vivait ont été admises comme éléments de preuve au cours de la procédure devant le tribunal municipal de Moscou (paragraphe 44 g) de l’arrêt) et ont, entre autres, servi de base à la condamnation de la requérante à une peine de neuf ans d’emprisonnement pour préparation d’un acte de terrorisme, incitation au terrorisme et port d’explosifs.

b) Les enregistrements vidéo ont été, selon moi, réalisés dans des circonstances très suspectes, comme le montrent les faits exposés dans l’arrêt et dans les deux opinions dissidentes.

3. Au vu des considérations qui précèdent, il me semble que la requérante avait un droit procédural découlant de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention de voir et d’examiner tous les enregistrements vidéo qui la concernaient.

4. Comme il est indiqué au paragraphe 50 de l’arrêt, la Cour suprême de Russie, saisie du pourvoi de la requérante, a toutefois relevé que :

a) « les enregistrements vidéo avaient été projetés à la demande de la défense », et que celle-ci

b) « n’avait soulevé aucune objection ni aucun grief après leur projection au procès, même en ce qui concerne le fait que toutes les vidéos n’avaient pas été projetées ».

5. Il convient en outre de noter que la requérante n’a contesté le bien‑fondé de cette décision de la Cour suprême de Russie ni dans son formulaire de requête ni dans ses observations devant la Cour.

6. Enfin, eu égard à ce qui a été exposé dans les deux paragraphes qui précèdent et considérant que la décision de la Cour suprême de Russie a mis un terme à la question de fait et de droit pertinente (faute d’objections ou de griefs soulevés par la requérante, comme indiqué ci-dessus), il serait superflu de poursuivre la discussion et je conclus donc à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention à cet égard.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LÓPEZ GUERRA, KELLER ET SERGHIDES

(Traduction)

1. Nous sommes au regret de ne pouvoir suivre l’opinion de la majorité en ce qui concerne le refus opposé à la demande de convocation du policier A. en qualité de témoin formulée par la requérante. Les raisons pour lesquelles ce policier était un témoin important dans la procédure pénale dirigée contre la requérante nous semblent évidentes. Dès lors, il n’est pas nécessaire d’avancer d’autres éléments à l’appui d’une demande de comparution d’un témoin. Nous estimons donc qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d). Abstraction faite de la conclusion différente à laquelle nous parvenons dans le cas concret, nous estimons que se pose une importante question d’interprétation de la Convention concernant l’équité globale de la procédure pénale.

A. Le droit interne

2. Nous considérons, tout d’abord, que la mission professionnelle du policier A. ne relève pas de l’une des catégories mentionnées à l’article 281 § 2 du code de procédure pénale russe, qui est ainsi libellé (paragraphe 62 de l’arrêt) :

« 2. En cas de non-comparution d’une victime ou d’un témoin, le tribunal [saisi de l’affaire] peut décider, à la demande d’une partie à la procédure ou de son propre chef, de donner lecture de la déposition précédemment faite par la victime ou le témoin lors de l’enquête préliminaire si [la victime ou le témoin] :

a) (...) est décédé ; ou

b) n’est pas en mesure de se présenter à l’audience pour cause de maladie grave ; ou

c) est un ressortissant étranger et refuse de comparaître devant le tribunal ;

d) [a été empêché] de comparaître en raison d’une catastrophe naturelle ou (...) d’autres circonstances exceptionnelles (...) »

3. Le seul motif dont pourrait relever la mission professionnelle de A. serait celui des « autres circonstances exceptionnelles », qui est toutefois dans la même catégorie que les catastrophes naturelles. Il semblerait donc correspondre à la force majeure. Or, la mission de A. peut difficilement passer pour un cas de force majeure. Nous estimons donc que le droit russe n’énonçait aucun motif suffisant de nature à justifier le refus de citer A. à comparaître. Nous sommes pleinement conscients qu’il n’appartient pas à la Cour d’interpréter le droit national (Roche c. Royaume‑Uni [GC], no 32555/96, § 120, CEDH 2005‑X). Toutefois, compte tenu du libellé clair et sans équivoque de l’article 281 § 2, l’application concrète de cette disposition au cas d’espèce nous semble si ce n’est arbitraire, du moins manifestement abusive.

B. Les raisons de citer le policier A. à comparaître en qualité de témoin

4. La jurisprudence pertinente de la Cour est clairement exposée aux paragraphes 80 et 84 de l’arrêt. Le paragraphe 48 de l’arrêt se lit ainsi :

« [La requérante et ses avocats] se plaignaient également du rejet, qu’ils jugeaient abusif, de leur demande de convocation du policier A. en vue de son interrogatoire et affirmèrent que rien dans le dossier ne prouvait que celui-ci était effectivement en mission au moment de l’audience. »

Premièrement, la question de savoir comment la juridiction russe a eu connaissance de la mission de A. sans avoir aucun document prouvant la véracité de ce fait n’a pas été élucidée.

5. Deuxièmement, tout en reconnaissant qu’il aurait été dans l’intérêt de la requérante d’expliquer davantage pourquoi le témoignage de A. était important pour le procès (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, CEDH 2003‑V), il n’est pas possible de comparer directement l’affaire Perna c. Italie avec le cas d’espèce. La première affaire concernait un journaliste italien, M. Perna, qui avait écrit un article diffamatoire sur M. Caselli, à l’époque chef du parquet de Palerme. M. Perna avait demandé que M. Caselli fût entendu en qualité de témoin. La différence avec la présente affaire tient au fait que le défaut allégué d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité de M. Caselli n’était pas un moyen de défense de M. Perna. Au contraire, ce dernier s’était défendu en soutenant qu’il n’y avait pas lieu de prouver des jugements critiques (ibidem, § 31). En l’espèce, la situation est différente en ce que le policier A. jouait un rôle essentiel dans la défense de la requérante.

6. Au cours de la procédure interne, la requérante a qualifié d’« abusif » le rejet de sa demande de convocation du policier A. Dans la présente affaire, les raisons pour lesquelles le témoignage de ce dernier revêtait une certaine importance dans la procédure pénale dirigée contre la requérante paraissent évidentes. C’est en effet grâce à l’intervention de A. que celle-ci fut libérée de sa garde à vue en décembre 2003. C’est également A. qui l’a ensuite aidée à se faire réintégrer dans son emploi et à trouver un logement, qui était équipé de dispositifs secrets d’enregistrement vidéo et audio et où il lui rendit visite à plusieurs reprises. La requérante lui ayant accordé sa confiance, c’est lui qu’elle appela immédiatement lorsqu’elle fut interpellée le soir du 4 mars 2004 par une patrouille de police. S’il est justifié d’exiger une motivation approfondie à l’appui d’une demande de convocation d’un témoin dont la pertinence n’apparaît pas de prime abord, le rôle crucial que le policier A. aurait pu jouer en l’espèce est sans équivoque. Le rôle douteux joué par ce dernier est forcément clairement apparu à tous au procès et la requérante n’aurait fait qu’énoncer une évidence si elle avait exposé de manière détaillée les raisons pour lesquelles elle considérait A. comme un témoin clé. Si l’allégation de la requérante selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac s’était révélée exacte (ce que nous n’insinuons évidemment pas), A. aurait effectivement joué un rôle essentiel. En d’autres termes, la défense de la requérante reposait implicitement sur l’idée d’une mise en scène dans laquelle A. aurait été nécessairement impliqué : si les explosifs avaient réellement été placés dans le sac de la requérante, les éléments de preuve recueillis grâce à A. dans l’appartement équipé de dispositifs secrets d’enregistrement vidéo et audio et où vivait l’intéressée auraient servi de base à la condamnation ultérieure de celle-ci. Par conséquent, dans la présente affaire, l’importance du témoignage de A. semble si évidente et clairement liée à la défense de la requérante que la faible motivation avancée à l’appui de sa demande (ayant fait l’objet d’un rejet « abusif ») devrait être considérée comme suffisante.

7. En outre, comme nous l’avons exposé ci-dessus en ce qui concerne les questions relatives à l’article 281 § 2 du code russe de procédure pénale, il est difficile de considérer que la non-convocation du policier A. relève de l’une des catégories énumérées dans ladite disposition. L’application de cet article semblant problématique, le refus de convoquer A. en qualité de témoin peut effectivement être jugé « abusif », d’autant que le Gouvernement n’a pas été en mesure de prouver que A. était réellement en mission au moment de l’audience.

8. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Dorokhov c. Russie (no 66802/01, § 65, 14 février 2008), la Cour a jugé que « (...) le droit de citer des témoins de la défense n’est pas absolu et peut être limité dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice ». En l’espèce, toutefois, la citation à comparaître du témoin A. n’aurait pas porté atteinte à la « bonne administration de la justice » : cette mesure n’aurait entraîné ni coûts ni retards excessifs, d’autant que la procédure concernait des allégations graves de faits de terrorisme. Il aurait donc été justifié de maintenir la requérante quelques jours de plus en détention provisoire afin d’attendre le retour de A. Quoi qu’il en soit, il n’y avait aucune urgence particulière à poursuivre l’examen de l’affaire.

9. Dans l’affaire Destrehem c. France (no 56651/00, 18 mai 2004), dans laquelle des témoins de la défense avaient été entendus en première instance et leurs dépositions utilisées en appel sans examen complémentaire, la Cour a conclu à une violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d). Elle a en effet jugé que les droits de la défense avaient subi une limitation telle que le requérant n’avait pas pu bénéficier d’un procès équitable (ibidem, §§ 43-47). Le seuil qui a déterminé un constat de violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) était ainsi plus bas que dans la présente affaire. En effet, en l’espèce, le témoin A. n’a été interrogé que lors de l’enquête préliminaire et seulement par un enquêteur, sans que la requérante ne pût en faire autant, alors que dans l’affaire Destrehem c. France, les témoins avaient été entendus au cours du procès devant le tribunal de première instance. La Cour a pourtant conclu à une violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) dans l’affaire Destrehem, mais pas dans l’affaire qui nous occupe. Nous estimons que si les circonstances de l’affaire Destrehem peuvent s’analyser en une violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d), la violation est a fortiori constituée dans la présente affaire.

C. Conclusion

10. Eu égard à ce que nous venons d’exposer, nous pensons que le rejet de la demande de la requérante de convoquer le policier A. en qualité de témoin au procès n’était pas justifié et que l’équité globale de la procédure ne se trouve pas établie. Nous considérons donc qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d).

11. D’après nous, la jurisprudence de la Cour doit être développée quant aux motifs qui pourraient être considérés comme suffisants pour demander la convocation d’un témoin dont le rôle apparaît, pour des raisons évidentes, essentiel pour la défense.

Le critère tel qu’il a été défini par la Cour dans l’affaire Perna c. Italie (précité) n’est pas adapté à la situation du cas d’espèce. Appliqué rigoureusement, il pourrait compromettre l’équité globale de la procédure pénale. En définitive, la Convention ne fait peser sur la défense aucune obligation de justifier l’évidence dans une procédure pénale.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LÓPEZ GUERRA ET SERGHIDES

(Traduction)

Comme nous l’avons exprimé dans notre opinion dissidente commune avec la juge Keller, nous considérons que le refus de convoquer le policier A. en qualité de témoin à l’audience a emporté violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention. Nous estimons également que le refus de la juridiction russe de citer les témoins B. et K. à comparaître a porté atteinte à ces mêmes garanties prévues par la Convention.

De notre point de vue, cette violation supplémentaire découle de la nature de l’affaire elle-même et des allégations de la requérante concernant l’existence d’un guet-apens policier qui aurait conduit à son arrestation puis à sa condamnation pour terrorisme. Selon ces allégations, tant les activités du policier A. en tant qu’agent provocateur (paragraphe 78 de l’arrêt de la chambre) que les explosifs placés dans le sac de l’intéressée pendant sa garde à vue (paragraphe 93 de l’arrêt de la chambre) étaient constitutifs d’un guet-apens. Suivant cette ligne de défense, la requérante a avancé que le témoignage du policier A. aurait permis de clarifier le premier point et que celui des témoins B. et K. auraient élucidé le second. Toutes ses demandes étaient donc étroitement liées et visaient à obtenir la preuve de l’existence d’un guet-apens policier.

Du fait du rejet de sa demande tendant à faire citer les témoins instrumentaires B. et K., la requérante a été privée de toute chance ou possibilité d’obtenir directement ou indirectement, en faisant interroger ces témoins, les seuls éléments susceptibles de confirmer son allégation selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac pendant qu’elle l’avait laissé sans surveillance dans une pièce du poste de police.

La requérante affirme que ses empreintes digitales ont été prises avant et après la fouille et que seul le deuxième épisode a été consigné, alors que le moment crucial pour son allégation était celui du premier épisode, lorsqu’elle avait laissé son sac sans surveillance.

La requérante n’avait aucun moyen de connaître l’heure exacte à laquelle les deux témoins instrumentaires étaient arrivées au poste de police. Elle avait donc le droit de les interroger pour faire la lumière sur cette question et éventuellement contester les preuves apportées par les policiers I. et Ke., qui affirmaient que les empreintes digitales de la requérante n’avaient été prises qu’une seule fois, et qu’au moment de la fouille l’intéressée avait avec elle tous ses effets personnels.

Il ressort clairement de l’arrêt (paragraphe 44 b) de l’arrêt) que la condamnation de la requérante a, entre autres, été fondée sur les dépositions faites au cours du procès par les policiers I. et Ke. Ce dernier a en particulier déclaré qu’avant le début de la fouille il avait fallu une vingtaine de minutes pour convoquer les témoins instrumentaires B. et K. (paragraphes 36 et 97 de l’arrêt).

Nous estimons que, dans les circonstances de l’espèce, la requérante avait le droit de contre-interroger ces deux témoins instrumentaires sur l’heure de leur arrivée au poste de police et sur les circonstances qui avaient précédé la fouille. Avec tout le respect que nous lui devons, il nous semble qu’en l’espèce la juridiction nationale a arbitrairement jugé le témoignage du policier Ke. irréprochable.

En dépit de la pertinence évidente des témoignages que la défense de la requérante sollicitait concernant l’allégation de guet-apens, les juridictions russes ont rejeté toutes ses demandes pour des motifs qui, d’après nous, sont très peu convaincants. Comme nous l’avons souligné dans notre opinion commune avec la juge Keller, les juridictions nationales n’ont pas motivé de manière appropriée leur refus de citer le témoin A. à comparaître. Elles ne l’ont pas non plus fait quant à leur refus de convoquer les témoins B. et K., empêchant ainsi que soient pris en compte au procès des éléments de preuve pertinents concernant le guet-apens allégué. Comme dans le cas de A., aucun motif d’urgence ou de célérité de la procédure ne justifiait le refus de permettre à ces témoins de déposer. Concernant les motifs de fond avancés pour rejeter la demande de la requérante, les juridictions russes ont préjugé des dépositions des témoins dont la comparution était demandée, estimant a priori que celles-ci « ne pouvaient de toute manière pas corroborer les allégations de la requérante » (paragraphe 42 de l’arrêt). Toutefois, compte tenu de la nature des allégations formulées par la requérante sur le guet-apens dont elle se disait victime, cette conclusion était assurément prématurée, tout comme l’est l’avis de la chambre selon lequel « les témoins instrumentaires n’auraient vraisemblablement pas été en mesure de confirmer ou d’infirmer les allégations de la requérante » (paragraphe 97 de l’arrêt). Au contraire, les dépositions que les témoins appelés par la défense auraient pu faire sur les circonstances dans lesquelles ils avaient été interrogés lors de l’enquête préliminaire auraient grandement contribué à confirmer ou à infirmer les allégations de guet-apens formulées par la requérante.

En conclusion, le refus des juridictions internes d’autoriser les témoins B., K. à déposer, de même que le refus de citer le policier A. à comparaître au procès ont eu pour effet d’empêcher la requérante d’exposer efficacement ses moyens de défense qui, compte tenu des circonstances de fait, n’étaient pas manifestement abusifs ou infondés au point de justifier le rejet de ses demandes. Plus précisément, ce refus a : a) privé la requérante d’une possibilité raisonnable de faire valoir efficacement ses moyens de défense, b) porté atteinte au principe de l’égalité des armes et c) compromis l’équité globale de la procédure interne.


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