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14/06/2016 | CEDH | N°001-164182

CEDH | CEDH, AFFAIRE STEPANIAN c. ROUMANIE, 2016, 001-164182


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE STEPANIAN c. ROUMANIE

(Requête no 60103/11)

ARRÊT

STRASBOURG

14 juin 2016

DÉFINITIF

14/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Stepanian c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzys

ztof Wojtyczek,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE STEPANIAN c. ROUMANIE

(Requête no 60103/11)

ARRÊT

STRASBOURG

14 juin 2016

DÉFINITIF

14/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Stepanian c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60103/11) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Angela Stepanian et M. Dorel Stepanian (« les requérants »), ont saisi la Cour le 7 septembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me N. Popescu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent que S.N., respectivement fils de la requérante et père du requérant, a subi des mauvais traitements à l’hôpital psychiatrique et que l’enquête n’a pas été effective.

4. Le 18 décembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1942 et en 1990 et résident à Bucarest.

6. En 1994, on diagnostiqua chez S.N., né en 1968, une schizophrénie paranoïde. Il suivait un traitement et était périodiquement interné à l’hôpital psychiatrique pour les malades chroniques de Gura Ocniței. La requérante, qui était sa mère et sa curatrice, lui rendait fréquemment visite à l’hôpital et suivait son état auprès de son médecin traitant, qui était aussi la directrice de l’établissement.

7. Le 18 janvier 2010, S.N. fut interné à l’hôpital psychiatrique pour des examens et traitements.

8. Le 14 février 2010 le soir, S.N. refusa le traitement prescrit et poussa la main de l’assistante médicale qui le lui offrait. La directrice de l’établissement décida que le traitement devait lui être administré et prescrit une injection à chlorpromazine. L’assistante médicale alla demander l’aide de ses collègues pour administrer le traitement à S.N.

Selon les requérants, trois employés de l’hôpital vinrent alors, plaquèrent S.N. contre une balustrade et lui infligèrent de nombreux coups de poing à la tête, à l’œil gauche et à l’oreille droite. L’assistante médicale lui injecta ensuite le traitement et l’enferma dans une pièce isolée, connue, en roumain, sous le nom d’« izolator », pendant douze heures, sans aucune surveillance. Aucun traitement médical ne lui fut donné pour ses blessures pendant le laps de temps en question. S.N. ne reçut alors que de l’eau ; il dût faire ses besoins dans un seau qui avait été placé dans la pièce où il se trouvait, laquelle n’était pas dotée de toilettes.

9. S., l’assistante médicale, n’a pas informé le médecin du fait que S.N. avait été immobilisé par force et placé à l’isolement. Elle n’a pas non plus fait mention de l’incident dans la fiche d’observation clinique du patient.

A. Traitement médical à la suite de l’incident du 14 février 2010

10. Le 15 février 2010, S.N. fut examiné par un médecin qui constata, dans son rapport, qu’il présentait une tuméfaction généralisée au niveau de la tête et une ecchymose localisée au niveau de l’œil gauche. Le 16 février 2010, un médecin ophtalmologue constata qu’il présentait un hématome et qu’il souffrait d’une hémorragie au niveau oculaire. Un examen radiologique effectué le même jour releva qu’il avait des fractures aux niveaux de trois côtes.

11. Le 17 février 2010, S.N. fut transféré d’urgence, compte tenu de son état de santé très grave, à l’hôpital de Târgovişte. Les médecins qui l’examinèrent décidèrent qu’il devait subir d’urgence une opération aux poumons, pour laquelle le consentement de la requérante, en sa qualité de curatrice, était obligatoire. Un véhicule de l’hôpital de Târgovişte alla chercher la requérante à Bucarest et l’amena à Târgovişte. Elle prit alors connaissance de la gravité de l’état de santé de son fils, et donna son consentement à l’opération. Le 19 février 2010, S.N. subit un drainage chirurgical des poumons et une pleurotomie du poumon gauche, au cours de laquelle une quantité de 2 500 millilitres de sang coagulé fut évacuée. Il resta à l’hôpital jusqu’au 24 février 2010.

12. Le 15 mars 2010, un médecin légiste du service départemental de Médecine légale de Dâmboviţa examina S.N. à la demande de la police de Gura Ocniței. Dans son rapport, elle constata qu’il avait subi des blessures le 14 février 2010 qui avaient nécessité des soins pendant vingt-deux à vingt-quatre jours et qui avaient mis sa vie en danger.

B. Action disciplinaire contre le personnel de l’hôpital

13. Une enquête administrative fut ouverte dans le cadre de l’hôpital, à la suite de l’incident du 14 février 2010.

14. Le 1er mars 2010, les personnes impliquées dans les incidents du 14 février 2010 déclarèrent que S.N. n’avait pas été violent envers eux au cours des incidents et qu’ils étaient au courant de la prohibition absolue, instituée dans le règlement de l’hôpital, de recourir aux violences envers les patients.

15. Deux des personnes responsables pour les violences furent licenciées et la troisième se vit infliger une retenue sur salaire pendant trois mois. Sur recours des intéressés, les licenciements furent confirmés par le tribunal.

C. Plainte pénale contre le personnel de l’hôpital

16. Une enquête pénale fut ouverte d’office par la police de Gura Ocniţei contre les employés de l’hôpital. À la demande de la police, le 26 mars 2010, la requérante fit une déclaration et réclama également des dommages et intérêts pour le préjudice subi par S.N.

17. Le 1er avril 2010, la requérante déposa une plainte pénale contre les trois employés de l’hôpital de Gura Ocniței qui avaient infligé des coups à son fils le 14 février 2010, pour tentative d’homicide involontaire et conduite abusive. Elle réitéra sa demande de constitution de partie civile dans la procédure, au nom de son fils.

18. Le parquet près la Haute Cour de Cassation et de Justice entendit les employés mis en cause et la requérante. Les employés déclarèrent avoir été appelés afin d’immobiliser S.N. qui serait devenu agité et violent.

19. Le 5 juillet 2010, le parquet rendit une décision de non-lieu, au motif que les éléments constitutifs d’une infraction pénale n’étaient pas réunis en l’espèce. Se fondant sur les déclarations recueillies et sur les conclusions du rapport médico-légal du 15 mars 2010, il estima que l’utilisation de la force avait été nécessaire pour immobiliser S.N. et lui administrer le traitement médical prescrit, et ne visait pas à le tuer :

« Pour immobiliser le patient, les mis sous accusation ont été appelés et quand ils sont entrés dans la pièce où se trouvait S.N., celui-ci s’est élancé vers eux en essayant de les frapper. Étant donné le comportement agressif du patient, les trois intéressés ont essayé de l’immobiliser et une échauffourée éclata dans le hall.

Selon le rapport médico-légal, ... il ressort que [S.N.] présentait des lésions traumatiques qui auraient pu être infligées le 14 février 2010 par des coups... nécessitant 22-24 jours de soins médicaux, les lésions ayant mis sa vie en danger.

Les preuves recueillies font apparaître qu’il y a eu une empoignade entre la victime et les trois responsables, à la suite de laquelle les personnes impliquées dans l’incident ont subi des lésions plus ou moins graves.

Il est à noter que cette empoignade entre la partie lésée et les trois prévenus ne pouvait pas être évitée en raison du comportement de la partie lésée qui refusait le traitement injectable obligatoire. Pour immobiliser la partie lésée, les trois prévenus ont utilisé la force, seule option possible à ce moment-là...

Quant à l’intensité et aux effets des coups, il est à noter que les blessures subies par la partie lésée à la suite de l’incident, ont été graves, mais qu’elles n’ont pas été infligées avec l’intention de mettre fin à sa vie. »

20. Le 2 août 2010, la requérante fit appel de cette décision auprès du procureur hiérarchiquement supérieur, en soulignant plusieurs lacunes dans le déroulement de l’enquête menée par le procureur qui l’avait réalisée. Elle souligna que les employés de l’hôpital mis en cause s’étaient rendus coupables d’atteinte grave à l’intégrité physique de son fils et que, dans le cadre de l’enquête administrative l’un d’entre eux avait reconnu les faits ; elle indiqua également que le médecin traitant de son fils n’avait pas été entendue par le parquet, bien qu’elle puisse apporter des précisions pertinentes sur le comportement prétendument agressif de la victime et, par conséquent, sur le besoin de l’immobiliser. Le 6 août 2010, le parquet rejeta sa plainte, en estimant, par ailleurs, que les coups infligés à la victime n’avaient pas été portés à ses organes vitaux et qu’ils n’avaient pas été donnés avec l’intention de la tuer.

21. Sur plainte de la requérante du 1er septembre 2010, cette décision de non-lieu fut confirmée par un jugement définitif du tribunal de première instance de Dâmboviţa du 25 mars 2011, qui reprit les motifs indiqués par le parquet. La requérante fut condamnée à payer de frais de justice de 30 Lei Roumains (RON).

D. Décès de S.N.

22. Le 11 mars 2011, S.N. fut admis à l’hôpital Sf. Ştefan pour une pneumonie. Deux jours plus tard, le 13 mars 2011, il décéda à l’hôpital d’un arrêt cardiaque.

23. Le 24 avril 2013, à la demande du Gouvernement, une commission de l’hôpital Sf. Ştefan, dont faisaient partie le directeur et le médecin qui avait traité S.N., estima qu’aucun lien ne pouvait être établi entre l’incident de 2010 et le décès du patient.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

24. Les articles pertinents des codes pénal et de procédure pénale ainsi que la réglementation sur la santé mentale sont résumés dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie ([GC], no 47848/08, §§ 49, 50, 53-63, CEDH 2014).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

25. Les requérants allèguent que S.N. a subi de la part d’employés de l’État des traitements qu’ils qualifient d’actes de torture, lors de son séjour à l’hôpital psychiatrique. En outre, ils estiment que l’enquête menée en l’espèce par les autorités n’a pas été effective. Ils se fondent sur l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur la qualité pour agir

26. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas qualité pour soumettre au nom de S.N. la présente requête, qu’il considère dès lors irrecevable pour incompatibilité ratione personae en application de l’article 34 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

a) Position des parties

27. Le Gouvernement relève que le requérant n’a pas participé aux procédures internes et, par conséquent, n’en a pas subi leurs conséquences. Il note ensuite que les requérants ne se plaignent pas d’une atteinte à leurs droits, mais s’adressent à la Cour au nom de S.N. De ce point de vue, cette affaire se distingue des affaires de disparition et décès dans lesquelles la Cour a accepté la qualité pour agir des proches parents des victimes. Qui plus est, à la différence de ces affaires, le décès de S.N., en l’espèce, n’est pas lié aux violations alléguées de la Convention.

28. Le Gouvernement soutient que les situations dans lesquelles les héritiers d’une personne décédée peuvent saisir la Cour devraient rester exceptionnelles. Cette prérogative doit se limiter aux parties de la requête qui soulèvent des questions d’intérêt général. Or, le Gouvernement observe que la Cour a déjà eu l’occasion d’examiner les questions posées sous l’angle de l’article 3 par la présente requête. Il se réfère aux arrêts Filip c. Roumanie, no 41124/02, 14 décembre 2006 pour ce qui est de l’effectivité de l’enquête à la suite des allégations de mauvaise traitement et Parascineti c. Roumanie, no 32060/05, 13 mars 2012 pour ce qui est de l’internement psychiatrique.

29. Le Gouvernement souligne, enfin, que les requérants n’ont pas non plus allégué avoir un intérêt matériel en l’espèce.

30. Les requérants s’opposent à cette thèse. Ils rappellent tout d’abord l’existence d’un lien de parenté étroit entre eux et S.N. En outre, la requérante a été la curatrice de S.N. de son vivant et en cette qualité, elle avait l’obligation d’engager et poursuivre toute action devant les autorités concernant les incidents du 14 février 2010. Le requérant, quant à lui, n’avait aucune qualité pour agir lorsque son père était toujours en vie. S.N. étant décédé au cours des procédures internes, le requérant avait la possibilité de poursuivre toute démarche juridique engagée. Cependant, les recours effectifs ayant été rapidement épuisés, le requérant, objectivement, n’a pas eu l’occasion de se constituer partie dans les procédures internes.

31. Les requérants soutiennent ensuite qu’il pourrait y avoir un lien de causalité entre la mort de S.N. et l’incident du 14 février 2010, étant donné la cause du décès. Ils estiment que la gravité des incidents dont a été victime S.N. justifie la saisine de la Cour par les requérants en son nom.

b) Appréciation par la Cour

i) Principes généraux

32. La Cour s’est déjà penchée dans le passé sur la question de savoir si les proches parents de victimes décédées avaient qualité pour saisir la Cour en leur nom. Dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu (précité, § 98, références à la jurisprudence omises), elle a considéré :

« 98. La situation est en revanche variable lorsque la victime directe est décédée avant l’introduction de la requête devant la Cour. En pareil cas, la Cour, s’appuyant sur une interprétation autonome de la notion de « victime », s’est montrée disposée à reconnaître la qualité pour agir d’un proche soit parce que les griefs soulevaient une question d’intérêt général touchant au « respect des droits de l’homme » (article 37 § 1 in fine de la Convention) et que les requérants en tant qu’héritiers avaient un intérêt légitime à maintenir la requête, soit en raison d’un effet direct sur les propres droits du requérant. Il y a lieu de noter que ces dernières affaires avaient été portées devant la Cour à la suite ou à propos d’une procédure interne à laquelle la victime directe avait elle-même participé de son vivant. »

33. Dans des affaires où le décès de la victime directe s’est produit dans des circonstances dont il était allégué qu’elles engageaient la responsabilité de l’État, la Cour a accepté, notamment, que les griefs tirés de l’article 3 de la Convention soient portés devant elle par un proche parent (Bazorkina c. Russie (déc.), no 69481/01, 15 septembre 2005). La Cour est arrivé à la même conclusion pour d’autres griefs, par exemple l’article 5 (Lykova c. Russie, no 68736/11, §§ 63-66, 22 décembre 2015).

34. Dans des affaires où la violation alléguée de la Convention n’était pas étroitement liée à des disparitions ou décès engageant la responsabilité de l’État, la Cour a suivi une approche bien plus restrictive, s’appuyant sur la notion de droits non transférables (notamment Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000‑XI, concernant les articles 2, 3, 5, 8, 9 et 14 de la Convention, ou Fairfield et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI, concernant les articles 9 et 10). Dans d’autres affaires concernant des griefs tirés des articles 5, 6 et 8, la Cour a reconnu la qualité de victime à des proches qui avaient démontré l’existence d’un intérêt moral (Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 33, série A no 123, et Grădinar c. Moldova, no 7170/02, §§ 95 et 97-98, 8 avril 2008) ou un intérêt matériel dans l’affaire (Ressegatti c. Suisse, no 17671/02,
§§ 23-25, 13 juillet 2006, Marie-Louise Loyen et Bruneel c. France, no 55929/00, §§ 29-30, 5 juillet 2005, Nölkenbockhoff, précité, § 33, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009,). L’existence d’un intérêt général nécessitant la poursuite de l’examen des griefs a également été prise en considération (Marie-Louise Loyen et Bruneel, § 29, Ressegatti, § 26, Micallef, §§ 46 et 50, tous trois précités, et Biç et autres c. Turquie, no 55955/00, §§ 22-23, 2 février 2006).

35. S’agissant plus particulièrement des griefs tirés de l’article 3 de la Convention soulevés par les proches parents dans des affaires où le décès de la victime directe n’était pas strictement lié au mauvais traitement allégué, la Cour n’a pas exclu la possibilité de reconnaître la qualité pour agir à ces victimes indirectes. Ces requérants doivent montrer un intérêt moral fort, mis à part l’éventuel intérêt pécuniaire qu’ils pourraient avoir à l’issue des procédures internes, ou d’autres raisons impérieuses, par exemple un intérêt général important qui exige que l’affaire soit examinée (Boacă et autres c. Roumanie, no 40355/11, §§ 45-50, 12 janvier 2016 et Kaburov c. Bulgarie (déc.), no 9035/06, § 56, 19 juin 2012). La Cour rappelle également que l’effectivité de l’enquête pénale menée à la suite d’allégations de mauvais traitements infligés par les agents de l’État, constitue le plus important si ce n’est le seul aspect d’intérêt général dans ces affaires (Kaburov, précitée, § 57).

36. Plus particulièrement, dans l’affaire Kaburov précitée, la Cour a estimé que le requérant (le fils de la victime directe) n’avait pas démontré avoir « un intérêt moral fort » ou « d’autres raisons impérieuses » pour se plaindre devant la Cour, car il n’avait qu’un intérêt strictement pécuniaire dans la procédure interne, notamment l’octroi des dommages-intérêts (Kaburov, précitée, § 57 ; voir aussi, mutatis mutandis, Brūzītis c. Lettonie (déc.), no 15028/04, §49, 26 août 2014). La victime directe qui avait été prétendument battue par la police lors de son arrestation, était décédée au cours des procédures internes et son héritier avait saisi la Cour un mois après la date de la décision interne définitive portant sur l’allocation de dommages-intérêts pour les mauvais traitements ; à cette date-là, l’enquête pénale était déjà terminée depuis presque cinq ans (Kaburov, précitée, §§ 23-34 et 38-42).

37. Dans l’affaire Sotirova c. Bulgarie ((déc.), no 55401/07, §§ 19, 29 et 57, 21 octobre 2014), la Cour a estimé que la victime directe aurait dû la saisir elle-même de son vivant, compte tenu du fait que même au moment de l’introduction de la requête par la veuve de la victime, onze mois après le décès, l’enquête pénale était toujours en cours.

38. Enfin, dans l’affaire Tomaszewscy c. Pologne (no 8933/05, §§ 30 et 79, 15 avril 2014), la Cour, après avoir rappelé qu’il peut y avoir un intérêt moral pour les proches parents à introduire une requête au nom de la victime, entre temps décédée, de mauvais traitement par la police, notamment pour la voir blanchie de toute déclaration de culpabilité, n’a pas reconnu la qualité pour agir à la mère de la victime, observant que les procédures internes pertinentes avaient pris fin du fait du décès de la victime (l’argument tiré de la nature personnelle des procédures pénales contre la victime directe a été utilisé, sous l’angle de l’article 5, pour ne pas reconnaitre la qualité à agir aux proches parents dans l’affaire Biç et autres, précitée, § 23).

ii) Application de ces principes en l’espèce

39. En l’espèce, la Cour note que les requérants se plaignent de mauvais traitements infligé à S.N. par les employés d’un hôpital psychiatrique public où il était interné pour traitement. La victime directe des violations alléguées de la Convention est décédée avant l’introduction de la présente requête. Les requérants allèguent que le décès de S.N. a été causé par les mauvais traitements subis à l’hôpital, mais cette thèse est combattue par le Gouvernement. La Cour note que le seul avis sur ce point est celui exprimé par les médecins trois ans après le décès, sans qu’une expertise médico‑légale ait été effectuée ; qui plus est, les requérants n’ont jamais eu la possibilité de contester les conclusions des médecins (paragraphe 23
ci-dessus). Les éléments en sa possession ne permettent pas à la Cour d’établir avec certitude s’il y a ou non un lien de causalité entre les incidents de 2010 et le décès de la victime.

40. La Cour observe que, la requérante, en tant que curatrice de S.N., a déposé la plainte pénale, a participé activement aux procédures internes en tant que représentante de la victime, et a continué ces procédures après le décès de S.N. (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 54, CEDH 2000‑VII). Toujours en tant que curatrice, elle avait l’obligation légale de veiller au respect de ses intérêts (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 60). Par conséquent, elle a été directement concernée par l’issue de la procédure, puisqu’elle avait un intérêt moral supérieur à voir les responsables identifiés et punis. Son intérêt dans l’affaire va au-delà d’un simple intérêt pécuniaire (İlhan, précité, § 54, et a contrario Nassau Verzekering Maatschapij N.V. c. Pays-Bas (déc.), no 57602/09, §§ 23-24, 4 octobre 2011, Kaburov, précitée, §§ 57-58, et Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11, 62110/11, 62129/11, 62312/11 et 62338/11, §§ 18-21 et 132, 24 juillet 2014 ainsi que paragraphe 36 ci-dessus). Compte tenu de cet intérêt de la requérante, la procédure interne visée va au-delà d’une procédure strictement liée à la personne de S.N. et acquiert ainsi une dimension morale propre (a contrario Tomaszewscy, précité, § 79 et Biç et autres, précitée, § 23).

41. Le requérant, quant à lui, n’a pu participer aux procédures internes car à l’époque son père était toujours vivant. Au décès de la victime, il s’est manifesté conjointement avec la requérante, en introduisant la présente requête. Il a montré, dès lors, au même titre que la requérante, son intérêt à voir les auteurs des mauvaises traitements infligés à son père correctement identifiés et punis. Sa participation à la présente procédure, compte tenu de l’enjeu qu’elle représente pour les requérants et pour la mémoire de la victime, est justifiée par son intérêt moral propre (a contrario Tomaszewscy, précité, § 79 et Biç et autres, précitée, § 23). Dès lors, la Cour estime que les conclusions auxquelles elle est arrivée dans le paragraphe 40 au sujet de la requérante sont également valables pour le requérant.

42. En outre, la responsabilité de l’État est engagée pour des traitements contraires à l’article 3 subis dans un hôpital public (mutatis mutandis Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 134 ; et Atudorei c. Roumanie, no 50131/08, § 139, 16 septembre 2014).

43. La victime étant décédée très peu de temps avant le prononcé de la décision interne définitive, les requérants ont porté leur plainte devant la Cour dans le délai de six mois qui a suivi. La procédure devant les juridictions internes n’étant pas achevée avant le décès de S.N., celui-ci n’aurait pas pu valablement saisir la Cour pendant sa vie (voir, a contrario, Sotirova, précité, § 57 et paragraphe 37 ci-dessus). De plus, les tribunaux internes ont examiné le fond de l’affaire même après le décès de la victime directe (a contrario, Tomaszewscy, précité, §§ 30 et 79 et, mutatis mutandis, Biç et autres, précitée, § 16).

44. Pour toutes ces raisons, la Cour estime que les requérants ont qualité pour se plaindre devant la Cour des mauvais traitements prétendument subis par S.N. et de l’absence d’effectivité de l’enquête menée par les autorités.

45. Il convient, dès lors, de rejeter l’exception du Gouvernement.

2. Sur l’épuisement des voies de recours internes

a) Arguments des parties

46. Le Gouvernement admet que, bien qu’il ait reconnu que S.N. a subi une agression et qu’il ait puni les responsables, l’hôpital n’a pas versé à la victime de dommages-intérêts pour le préjudice subi. Il estime, toutefois, qu’il aurait été loisible à S.N. d’engager une action à l’encontre de l’hôpital. Il estime que cette voie de recours aurait été plus efficace qu’un recours individuel contre toutes les personnes responsables. Le Gouvernement s’appuie sur les affaires Stihi-Boos c. Roumanie (déc.), no 7823/06, § 64, 11 février 2011, et Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, 2 juin 2009.

47. Il rappelle enfin que s’agissant du système de santé, les voies de recours relevant du droit pénal ne sauraient être considérées comme la seule option.

48. Les requérants rappellent que la requérante s’est constituée partie civile dans la procédure pénale diligentée contre les responsables des violences infligées à S.N. Ils réfutent les allégations du Gouvernement selon lesquelles ils auraient pu obtenir de l’hôpital, au nom de S.N., des dommages-intérêts pour le préjudice subi, estimant qu’il s’agit d’une construction juridique hypothétique et illusoire, contraire aux normes de procédure pénale interne et à la Convention. Ils rappellent ensuite qu’ils n’avaient pas été informés du déroulement ni de l’issue de la procédure administrative engagée par l’hôpital contre les personnes responsables. Dès lors, ils n’ont pas eu de possibilité réelle de demander une réparation sur le fondement des conclusions de cette procédure.

49. En tout état de cause, les requérants considèrent que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il y avait un recours effectif à épuiser, et n’a présenté aucune décision juridictionnelle permettant à la Cour de vérifier le caractère effectif d’une éventuelle voie de recours.

50. Ils font enfin valoir que seule une sanction pénale peut avoir un caractère préventif pour éviter des incidents similaires.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes généraux

51. La Cour se réfère aux principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes tels qu’ils ont été récemment réitérés dans l’affaire Gherghina c. Roumanie ((déc.) [GC], no 42219/07, §§ 83-89, 9 juillet 2015.

52. L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], no 17153/11 et 29 autres requêtes, § 72, 25 mars 2014, avec les références qui s’y trouvent citées).

ii) Application en l’espèce de ces principes

53. Se tournant vers les circonstances concrètes de la présente espèce, la Cour observe que la requérante a déposé, au nom de S.N., une plainte pénale contre les personnes responsables des mauvais traitements, qu’elle a accusées de tentative d’homicide involontaire et de conduite abusive et ultérieurement d’atteinte grave à l’intégrité physique de son fils et qu’elle a manifesté dès le début son souhait de se voir allouer des dommages-intérêts (paragraphes 17 et 20 ci-dessus). Ce grief a été examiné par les autorités internes, procureur et tribunaux. Cette procédure constitue en principe un recours disponible, adéquat et relatif à la violation incriminée (mutatis mutandis, Stoica c. Roumanie, no 42722/02, §§ 105-109, 4 mars 2008). Dans ces conditions, la requérante ayant utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante au nom de S.N., l’on ne saurait exiger d’elle ni du requérant après le décès de S.N., qu’ils tentent d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 142, CEDH 2012).

54. Il convient, dès lors, de rejeter l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.

c) Sur le bien-fondé

55. Par ailleurs, la Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention

a) Position des parties

56. Les requérants prient la Cour de constater que le traitement subi par S.N. le 14 février 2010 et dans les jours suivants constitue de la torture, pour les raisons expliquées en détails dans leurs observations. En particulier, ils font référence à l’état de vulnérabilité de S.N. malade mental interné dans un hôpital psychiatrique, à l’intensité de la force utilisée et de la souffrance ainsi infligée, au but de l’agression visant à punir la victime. Ils relèvent aussi les conditions précaires du placement à l’isolement pendant douze heures, sans nourriture ni traitement médical, sans chauffage ni accès aux toilettes, l’absence de traitement médical dans les deux jours suivant l’altercation et les séquelles pulmonaires subies par la victime.

57. Le Gouvernement reconnaît que S.N. a subi des mauvais traitements à l’hôpital.

58. Il fait valoir que S.N. a été admis de son propre gré à l’hôpital, qui offrait de très bonnes conditions matérielles d’accueil et traitement pour les patients. Bien qu’il s’agisse d’un hôpital public, il accueillait également des patients relevant du système privé. Dès lors, le personnel ne pourrait être assimilé à la fonction publique.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes généraux

59. La Cour rappelle tout d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (M.S. c. Croatie (no 2), no 75450/12, § 95, 19 février 2015 et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 135, 23 mars 2016). Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV).

60. Enfin, la Cour réitère qu’il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur vulnérabilité et de leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court des effets d’un traitement donné sur leur personne, pour apprécier si le traitement concerné était incompatible avec les exigences de l’article 3 (Keenan
c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 111, CEDH 2001‑III ; Bureš c. République tchèque, no 37679/08, § 85, 18 octobre 2012).

ii) Application de ces principes en l’espèce

61. La Cour rappelle que, le 14 février 2010, S.N. a été frappé par trois employés de l’hôpital psychiatrique, et qu’il a subi des blessures à la tête et des fractures à trois côtes qui ont entraîné une intervention chirurgicale aux poumons (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). De toute évidence, cette réaction violente a été le résultat de son refus de prendre son traitement. Les autorités internes, lors des enquêtes effectuées sur les faits, ainsi que le Gouvernement dans ses observations ont reconnu l’existence de sévices (respectivement aux paragraphes 12, 19 et 20 in fine et 57 ci‑dessus).

62. Les violences subies par S.N. ont été suffisamment graves pour rentrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. En outre, le traitement contraire à la Convention a été infligé par le personnel d’un hôpital public, entraînant ainsi la responsabilité de l’État (paragraphes 39 et 42 ci-dessus).

63. La Cour note que les trois personnes mises en cause ont fait des déclarations contradictoires concernant la justification de leur comportement : d’une part, lors de la procédure disciplinaire ils ont admis que la victime n’avait pas été violente et, d’autre part, lors de l’enquête pénale, ils ont invoqué son comportement agressif (respectivement aux paragraphes 14 et 18 ci‑dessus). Toutefois, rien ne semble justifier le degré de force utilisé pour immobiliser S.N. (mutatis mutandis, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII). Les éléments du dossier n’indiquent pas que S.N. aurait été violent ou qu’il aurait représenté un danger pour lui-même ou pour les autres (personnel ou malades internés à l’hôpital). Ainsi, malgré sa prétendue agitation, il a été laissé sans surveillance particulière pendant le laps de temps nécessaire à l’assistante médicale pour obtenir de l’aide de la part de ses collègues. En outre, aucune autre personne, y compris l’assistante médicale ayant appelé à l’aide ne semble avoir subi de lésions lors des incidents. Qui plus est, les blessures infligées à S.N. ont été très graves, mettant, selon l’expertise médicale, sa vie en danger (paragraphe 12 ci-dessus).

64. Pour ces raisons, la Cour est convaincue que ce dernier a été soumis à des violences physiques qui constituaient un traitement inhumain et dégradant qui n’a pas été rendu strictement nécessaire par son comportement (paragraphe 60 ci-dessus ainsi que, mutatis mutandis Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, §§ 36 et 38 série A no 336). Elle arrive à cette conclusion même sans prendre en compte la vulnérabilité de S.N., personne souffrant d’une maladie psychique se trouvant internée dans un hôpital psychiatrique.

65. La Cour tient également compte du fait qu’après l’incident, S.N. a été placé à l’isolement sans aucun accès à des soins médicaux de base, malgré la gravité des lésions subies lors de l’incident et dans des conditions matérielles déplorables (paragraphe 8 ci-dessus).

66. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du traitement auquel a été soumis S.N. le 14 février 2010 à l’hôpital psychiatrique en ce qui concerne l’agression subie et son placement ultérieur à l’isolement.

2. Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention

a) Arguments des parties

67. Les requérants soutiennent que les autorités internes, parquet et tribunal, ont traité l’affaire de façon superficielle. Ils font remarquer qu’aucun témoin de l’incident n’a été entendu par les procureurs et que seules les personnes mises en cause ont fait des déclarations.

68. Le Gouvernement estime que l’enquête administrative a pleinement rempli les conditions posées par la Convention, car elle a abouti à l’identification et à la punition adéquate des responsables des sévices infligés à la victime. Il réitère ensuite son argument selon lequel la plainte pénale n’était pas la voie de recours la plus adéquate dans le cas d’espèce.

b) Appréciation de la Cour

i) Principes généraux

69. La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi un traitement contraire à l’article 3, ces allégations doivent faire l’objet d’une enquête officielle et effective qui doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables et qui répond aux critères énoncés notamment dans l’arrêt M.S., précité (§§ 74-77).

ii) Application de ces principes aux faits de la présente affaire

70. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que lors de l’enquête pénale ouverte à la suite de la plainte déposé par la requérante, les autorités du parquet ont conclu à un non-lieu, au motif que les coups infligés à S.N. n’avaient pas visés ses organes vitaux et que les auteurs n’avaient pas eu l’intention de le tuer. Cette décision a été confirmée par un jugement définitif du tribunal de première instance.

71. Ni le parquet, ni le tribunal en cause n’ont cherché à examiner si l’utilisation de la force avait été strictement nécessaire et si elle avait été proportionnée à la gravité de la situation. Elles n’ont pas non plus essayé de corroborer les déclarations contradictoires faites par les trois responsables dans les deux procédures ouvertes à leur encontre (notamment paragraphes 14 et 18 ci-dessus). En outre, il n’apparait pas que le parquet ait entendu d’autres personnes dont le témoignage aurait pu apporter des éléments pertinents, comme, par exemple, le médecin traitant de la victime, et cela, malgré une demande expresse de la requérante (paragraphe 20
ci-dessus).

72. La Cour note également que les autorités semblent s’être contentées de disculper les responsables des allégations les plus graves, sans pour autant chercher à établir ce qui s’était réellement passé et leur responsabilité pénale pour les évènements.

73. La Cour rappelle que la victime était vulnérable et estime que cet élément n’a pas été suffisamment pris en compte par les autorités d’enquête (paragraphe 64 ci-dessus et, mutatis mutandis, M.S., précité, § 76).

74. La Cour ne perd pas de vue le fait qu’aucune investigation n’a été menée sur la nécessité et l’opportunité de placer S.N. à l’isolement après les incidents.

75. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené une enquête effective. Elle conclut en conséquence à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

77. La requérante réclame, au titre du préjudice matériel, le remboursement de la somme de 30 RON qu’elle a payé, preuve à l’appui, au titre des frais de justice dans la procédure interne. Elle réclame également la somme de 1 790,68 RON que l’hôpital, qui a traité en urgence son fils pour les blessures subies le 14 février 2010, pourrait lui réclamer. Elle estime son préjudice à 409,11 euros (EUR).

78. Chaque requérant réclame 20 000 EUR au titre du préjudice moral du fait des sévices subis par S.N. et de la manière dont les autorités ont mené l’enquête. Ils décrivent l’impact émotionnel majeur que les violences subies par S.N. ont eu sur eux ainsi que la douleur et tristesse profondes qu’ils ont senties face à ses souffrance et au manque de réponse des autorités. En plus, la requérante évoque l’humiliation à laquelle elle a été soumise par les autorités en raison de l’obligation de payer des frais de justice dans la procédure pénale. Le requérant quant à lui soutient qu’il a été profondément marqué par la souffrance de son père et que cette souffrance a été augmentée par la façon dont son père a été humilié et abaissé.

79. Le Gouvernement note que la somme exigée au titre du préjudice matériel constitue, en effet, des frais de justice encourus dans la procédure interne et estime que ce montant n’est pas pertinent pour les violations alléguées devant la Cour. Il soutient également que la demande n’est pas étayée. Le Gouvernement estime enfin qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la somme demandée au titre du préjudice moral et les violations alléguées. En tout état de cause, il demande à la Cour de prendre en considération les sommes octroyées dans d’autres affaires similaires.

80. La Cour estime que la demande de remboursement de frais de justice devant les tribunaux internes tombe dans le champ d’application de l’article 41. De ce fait, la Cour estime raisonnable d’octroyer à la requérante 7 EUR à ce titre.

Elle considère également qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 12 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

81. Les requérants demandent également 6 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, détaillés comme suit :

. 5 900 EUR à titre d’honoraires d’avocat devant la Cour, détaillés selon la convention conclue entre les requérants et l’avocate ; ils demandent que cette somme soit versée directement à son avocate, Me N. Popescu ;

. 300 EUR à titre de frais encourus par la fondation Centre de Ressources Juridiques représentant notamment des coûts de l’activité de secrétariat (taxes postales, téléphone, photocopies). Selon une convention signée par les requérants et cette fondation, celle-ci s’est chargée de toutes les activités de secrétariat exigées par le traitement de l’affaire. Les requérants demandent que cette somme soit versée directement à la fondation.

82. Le Gouvernement estime que la somme demandée à titre d’honoraires d’avocat est excessive et note qu’aucun élément de preuve n’a été produit concernant les frais de secrétariat. Il demande à la Cour d’allouer une somme raisonnable à ce titre.

83. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable les sommes de 5 900 EUR et 300 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde aux requérants. Les sommes sont à verser directement sur les comptes en banque respectifs.

C. Intérêts moratoires

84. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR :

1. Rejette, à l’unanimité, l’objection du Gouvernement quant à la qualité pour agir de la requérante et déclare la requête recevable pour autant qu’elle a été introduite par la requérante ;

2. Rejette, à la majorité, l’objection du Gouvernement quant à la qualité pour agir du requérant et déclare la requête recevable pour autant qu’elle a été introduite par le requérant ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;

5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i) 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, conjointement aux requérants ;

ii) 7 EUR (sept euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour dommage matériel, à la requérante ;

iii) 6 200 EUR (six mille deux cents euros) plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens engagés devant la Cour, à verser directement sur les comptes en banque indiqués par la représentante du requérant et la fondation, selon les souhaits des requérants;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliAndrás Sajó
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve jointe, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de la juge Kucsko-Stadlmayer, à laquelle se rallient le juge Sajó et la juge Tsotsoria.

A.S.
M.T.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE LA JUGE KUCSKO-STADLMAYER, À LAQUELLE
SE RALLIENT LES JUGES SÁJO ET TSOTSORIA

(Traduction)

Nous sommes d’accord avec nos collègues qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en l’espèce.

Cependant, nous ne pouvons nous associer au paragraphe 41 de l’arrêt, dans lequel la Cour attribue au second requérant la qualité de victime.

L’article 34 exclut les requêtes par voie d’actio popularis (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 33, série A no 28). La Cour a créé la notion de « victime indirecte » afin de permettre l’examen d’une requête lorsque la « victime directe » est décédée ou a disparu. Selon sa jurisprudence constante, les proches d’une personne décédée ne peuvent prétendre à la qualité de victime que dans des conditions restreintes. Dans son arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, CEDH 2014, la Cour a exigé qu’il y ait soit un effet direct sur les propres droits du requérant, soit une question d’intérêt général touchant au « respect des droits de l’homme » et un intérêt légitime pour le requérant à maintenir la requête (§ 98). Lorsque la violation alléguée de la Convention ne se rattache pas étroitement au décès de la victime directe, le requérant doit établir l’existence d’un intérêt moral solide ou d’autres motifs impérieux nécessitant la poursuite de l’examen des griefs (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000‑XI, Kaburov c. Bulgarie (déc.), no 9035/06, § 56, 19 juin 2012, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 100). Dans tous ces groupes d’affaires, il était indispensable que le grief fût recevable pour clarifier la question qui se posait sur le terrain des droits de l’homme. La jurisprudence pertinente est citée in extenso aux paragraphes 32 à 38 de l’arrêt.

En l’espèce, la première requérante, en tant que curatrice de son fils, se plaint de coups intentionnels et abusifs portés à lui par des employés de l’hôpital de Gura Ocniţei. Déjà avant le décès de son fils elle avait introduit ces griefs pour le compte de celui-ci. Le second requérant n’a pas participé à cette procédure. C’est seulement dans le cadre de la requête introduite devant la Cour sur le terrain de l’article 3 (et non pas de l’article 2) de la Convention, qu’il comparaît en qualité de fils de la victime. Il n’apparaît y avoir aucune raison exceptionnelle pour laquelle ce volet de la requête – en sus de celui concernant sa grand-mère – nécessiterait la poursuite de l’examen de la Cour.

Pour des raisons de méthodologie et afin de ne pas préjudicier les futures affaires, il aurait été important d’examiner plus minutieusement pour chacun des requérants les critères de recevabilité restreints fixés par la Cour.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-164182
Date de la décision : 14/06/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation of Article 3 - Prohibition of torture (Article 3 - Degrading treatment;Inhuman treatment) (Substantive aspect);Violation of Article 3 - Prohibition of torture (Article 3 - Effective investigation) (Procedural aspect)

Parties
Demandeurs : STEPANIAN
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : POPESCU N.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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