La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/05/2016 | CEDH | N°001-163460

CEDH | CEDH, AFFAIRE BIAO c. DANEMARK, 2016, 001-163460


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BIAO c. DANEMARK

(Requête no 38590/10)

ARRÊT

STRASBOURG

24 mai 2016

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Biao c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Dean Spielmann,
Josep Casadevall,
Mark Villiger,
Boštjan M. Zupančič,
Ján Šikuta,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
André P

otocki,
Helena Jäderblom,
Paul Mahoney,
Ksenija Turković,
Iulia Antoanella Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Aprè...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BIAO c. DANEMARK

(Requête no 38590/10)

ARRÊT

STRASBOURG

24 mai 2016

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Biao c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Dean Spielmann,
Josep Casadevall,
Mark Villiger,
Boštjan M. Zupančič,
Ján Šikuta,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Paul Mahoney,
Ksenija Turković,
Iulia Antoanella Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er avril 2015 et le 22 février 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38590/10) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont un ressortissant de cet État, M. Ousmane Biao (« le requérant »), et son épouse, Mme Asia Adamo Biao (« la requérante »), une ressortissante ghanéenne, ont saisi la Cour le 12 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me S. Petersen, avocat au barreau de Copenhague. Le gouvernement danois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. J. Bering Liisberg, du ministère des Affaires étrangères, et par son coagent, Mme N. Holst-Christensen, du ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient que le refus des autorités danoises de leur accorder le bénéfice du regroupement familial au Danemark emportait violation de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 25 mars 2014, une chambre composée de Guido Raimondi, président, Peer Lorenzen, András Sajó, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Egidijus Kūris, Robert Spano, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel elle déclarait la requête recevable et concluait, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 8 de la Convention et, par quatre voix contre trois, à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 8. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion concordante des juges Raimondi et Spano et de l’opinion dissidente des juges Sajó, Vučinić et Kūris.

5. Le 23 juin 2014, les requérants ont sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 8 septembre 2014.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des dernières délibérations, Helena Jäderblom et Iulia Antoanella Motoc, juges suppléants, ont remplacé Elisabeth Steiner et Päivi Hirvelä, empêchées (article 24 § 3 du règlement).

7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire.

8. Des observations ont également été reçues du Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe, que le président de la Grande Chambre avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 1er avril 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.J. Bering Liisberg, du ministère des Affaires
étrangères,agent,
MmeN. Holst-Christensen, du ministère
de la Justice,coagent ;
MM.K. Lunding, du ministère de la Justice,
A. Herping Nielsen, du ministère de la Justice,
M. Bang, du ministère des Affaires étrangères,
MmeM.A. Sander Holm, du ministère de la Justice, conseillers ;

– pour les requérants
MM.S. Petersen, avocat,conseil,
N.-E. Hansen,
H.K. Nielsen,conseillers.

La Cour a entendu M. Bering Liisberg et Me Petersen en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Les requérants sont nés respectivement en 1971 au Togo et en 1979 au Ghana. Ils résident à Malmö (Suède).

11. Le requérant vécut au Togo jusqu’à l’âge de six ans, puis de vingt et un à vingt-deux ans. De six à vingt et un ans, il vécut avec son oncle au Ghana. Il fut scolarisé pendant dix ans dans ce pays, dont il parle la langue. Il arriva au Danemark le 18 juillet 1993, à l’âge de vingt-deux ans, et il y demanda l’asile. Sa demande fut rejetée par une décision définitive le 8 mars 1995.

12. Entre-temps, le requérant avait épousé une ressortissante danoise le 7 novembre 1994. En raison de ce mariage, il obtint le 1er mars 1996 un permis de séjour en application de l’ancien article 9 § 1 ii) de la loi sur les étrangers (Udlændingeloven), permis qui devint permanent le 23 septembre 1997.

13. Le 25 septembre 1998, le requérant et son épouse danoise divorcèrent.

14. Le 22 avril 2002, le requérant acquit la nationalité danoise. Il satisfaisait alors aux conditions fixées par la circulaire pertinente relativement à la durée de séjour au Danemark (neuf ans au minimum), à l’âge, au comportement général, à l’absence de dettes envers la collectivité nationale et à la connaissance de la langue danoise.

15. Le 22 février 2003, il se maria au Ghana avec la requérante, qu’il avait rencontrée lors de l’un des quatre séjours qu’il avait effectués dans ce pays au cours des cinq ans avant leur mariage.

16. Le 28 février 2003, la requérante, qui était alors âgée de vingt-quatre ans, sollicita un permis de séjour au Danemark auprès de l’ambassade du Danemark à Accra (Ghana), expliquant qu’elle était mariée avec le requérant, qu’elle ne s’était jamais rendue au Danemark et que ses parents résidaient au Ghana. Dans le formulaire de demande de permis de séjour, le requérant indiquait qu’il n’avait jamais été scolarisé au Danemark, mais qu’il y avait suivi des cours de langue et des formations de courte durée dans les domaines de l’entretien, du service à la clientèle, du nettoyage industriel, de l’hygiène et des méthodes de travail, qu’il travaillait dans un abattoir depuis le 15 février 1999, qu’il n’avait pas de famille proche au Danemark, qu’il parlait et écrivait le danois, qu’il avait rencontré son épouse au Ghana et qu’il communiquait avec elle en haoussa et en twi.

17. À l’époque pertinente, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers prévoyait que le bénéfice du regroupement familial ne pouvait être accordé qu’à des conjoints âgés d’au moins vingt-quatre ans et dont les attaches cumulées avec le Danemark étaient plus fortes que leurs liens avec un autre pays (« la condition des attaches »).

18. Le 1er juillet 2003, l’office de l’immigration (Udlændingestyrelsen) refusa d’accorder le permis de séjour sollicité, estimant qu’il n’était pas établi que les attaches cumulées des conjoints avec le Danemark étaient plus fortes que celles qu’ils avaient avec le Ghana.

19. En juillet ou en août 2003, la requérante entra au Danemark avec un visa de tourisme.

20. Le 28 août 2003, elle attaqua la décision prise le 1er juillet 2003 par l’office de l’immigration devant ce qui était alors le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration (Ministeriet for Flygtninge, Indvandrere og Integration). Ce recours n’était pas suspensif.

21. Le 15 novembre 2003, les intéressés s’installèrent à Malmö (Suède), ville reliée depuis le 1er juillet 2000 à Copenhague (Danemark) par un pont de 16 kilomètres (Øresundsforbindelsen).

22. Le 27 décembre 2003, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers fut modifié par la loi no 1204, laquelle dispense les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans de la condition des attaches (« la règle des vingt-huit ans » – 28-års reglen). La même exception est applicable aux personnes qui sont nées au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge, à condition qu’elles y résident légalement depuis au moins vingt-huit ans.

23. Le 6 mai 2004, les requérants eurent un fils. Quoique né en Suède, celui-ci est danois par son père.

24. Le 27 août 2004, le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration confirma la décision par laquelle l’office de l’immigration avait refusé le 1er juillet 2003 d’accorder un permis de séjour à la requérante. Il souligna qu’en pratique, le conjoint résident devait avoir séjourné pendant une douzaine d’années au Danemark et avoir fait des efforts pour s’y intégrer. En l’espèce, il estima que les attaches cumulées des requérants avec le Danemark n’étaient pas plus fortes que leurs liens avec le Ghana et qu’il suffisait que le requérant trouvât un emploi au Ghana pour que le couple pût s’y installer. Pour se prononcer ainsi, le ministère releva que le requérant était arrivé au Danemark en juillet 1993, qu’il avait obtenu la nationalité danoise le 22 avril 2002 et qu’il avait des liens avec le Ghana, observant qu’il y avait été élevé et scolarisé et qu’il s’y était rendu à quatre reprises au cours des six dernières années. Il ajouta que la requérante avait toujours vécu au Ghana, où elle avait de la famille.

25. Le 18 juillet 2006, les intéressés attaquèrent la décision du ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration devant la cour d’appel du Danemark oriental (Østre Landsret) en invoquant l’article 8 de la Convention – pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention – et l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité. Dans leur recours, ils se disaient notamment victimes d’une discrimination indirecte, déclarant que tous les Danois de naissance candidats au regroupement familial étaient dispensés de la condition des attaches alors que les personnes qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance devaient satisfaire à la règle des vingt-huit ans pour bénéficier de la même dérogation. Ils avançaient en particulier que le requérant ne pourrait par conséquent être dispensé de la condition des attaches qu’en 2030, lorsqu’il aurait la nationalité danoise depuis vingt-huit ans et aurait cinquante-neuf ans.

26. Par un arrêt du 25 septembre 2007, la cour d’appel du Danemark oriental conclut, à l’unanimité, que le refus des autorités d’accorder aux requérants le bénéfice du regroupement familial en application de la règle des vingt-huit ans et de la condition des attaches n’enfreignait pas les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention européenne sur la nationalité invoquées par les intéressés. Elle s’exprima ainsi :

« (...) les faits exposés dans les décisions rendues en l’espèce par les autorités d’immigration ne prêtent pas à controverse.

Il en ressort que [la requérante], une ressortissante ghanéenne, avait vingt‑quatre ans lorsqu’elle a sollicité un permis de séjour, le 28 février 2003, et qu’elle n’avait avec le Danemark aucun autre lien que le mariage qu’elle avait contracté depuis peu avec [le requérant]. [Elle] avait toujours vécu au Ghana, où elle a de la famille. [Le requérant] a des attaches avec le Ghana, où il a vécu avec son oncle et où il a été scolarisé pendant dix ans. Il est arrivé au Danemark en 1993, à l’âge de vingt-deux ans, et il a obtenu la nationalité danoise le 22 avril 2002. [Les requérants] se sont mariés au Ghana le 22 février 2003 et ils résident en Suède depuis le 15 novembre 2003 avec leur enfant, né le 6 mai 2004. [Le requérant] a indiqué à la cour d’appel que sa famille et lui-même pourraient s’établir légalement au Ghana s’il y trouvait un emploi rémunéré.

Par un arrêt du 13 avril 2005 publié à la page 2086 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence danoise [Ugeskrift for Retsvæsen] de 2005, la Cour suprême a jugé que l’article 8 de la Convention ne comportait pas, pour un État, l’obligation générale de respecter le choix, par des immigrés, de leur résidence matrimoniale sur son territoire et de permettre le regroupement familial sur celui-ci.

Au vu des informations dont elle dispose en ce qui concerne la situation [des requérants] et leurs attaches avec le Ghana, la cour d’appel n’aperçoit aucune raison d’annuler la décision par laquelle le défendeur a établi que ces attaches cumulées étaient plus fortes que celles avec le Danemark et en a conclu que [les requérants] ne satisfaisaient pas à la condition des attaches posée par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers. À cet égard, elle estime que le rejet de leur demande n’empêche pas [les requérants] d’exercer leur droit à la vie familiale dans un autre pays que le Danemark, au Ghana ou ailleurs. Le fait que [le requérant] ne pourra s’établir au Ghana que s’il y trouve un emploi rémunéré ne peut conduire la cour à en décider autrement. Partant, la cour d’appel conclut que la décision du ministère n’enfreint pas l’article 8 de la Convention.

Bien qu’elle ait conclu à la non-violation de l’article 8 en l’espèce, la cour d’appel doit examiner le grief [des requérants] selon lequel, en ce qui concerne les droits protégés par cette disposition, la décision du ministère viole l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

La cour d’appel observe d’emblée que [le requérant] résidait au Danemark depuis onze ans lorsque le ministère a rendu la décision litigieuse. Bien qu’il eût acquis la nationalité danoise en 2002, soit neuf ans après son arrivée au Danemark, [le requérant] ne satisfaisait pas à cette époque à la règle des vingt-huit ans de possession de la nationalité danoise applicable à tous les ressortissants danois en vertu de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, qu’ils soient d’origine étrangère ou d’origine danoise. Il n’avait pas non plus avec le Danemark des attaches comparables à celles qui découlent de vingt-huit années de résidence dans ce pays, lesquelles doivent normalement conduire, selon les travaux préparatoires de la réforme législative de 2003, à une dispense de la condition des attaches.

La règle des vingt-huit ans apporte à la condition des attaches un assouplissement formulé en termes généraux et fondé sur un critère objectif. Toutefois, elle peut impliquer en pratique que des ressortissants danois d’origine étrangère ne pourront satisfaire à la condition qu’elle pose qu’à un âge plus avancé que des Danois d’origine danoise. L’application de cette règle peut donc parfois entraîner une discrimination indirecte.

Il ressort du rapport explicatif de la Convention européenne sur la nationalité que le premier paragraphe de l’article 5 de cet instrument doit être interprété comme portant sur les conditions d’acquisition de la nationalité, tandis que le second paragraphe concerne le principe de non-discrimination. D’après ce rapport, il ne s’agit pas là d’une disposition contraignante que les États seraient tenus d’observer en toutes circonstances. Il en résulte que la protection contre la discrimination offerte par l’article 5 ne va pas au-delà de celle que l’article 14 de la Convention garantit en la matière.

En conséquence, pour déterminer si le refus du ministère s’analyse ou non en une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il faut rechercher si la différence de traitement opérée en application de la condition des attaches nonobstant la nationalité [du requérant] peut passer pour objectivement justifiée et proportionnée.

Selon les travaux préparatoires de la loi, la condition des attaches – qui exige l’existence de liens durables et solides avec le Danemark – vise de manière générale à réglementer le regroupement familial de conjoints au Danemark afin d’assurer aux immigrants la meilleure intégration possible dans ce pays. Il s’agit là d’un but objectif en lui-même. En conséquence, la cour d’appel estime qu’une différence de traitement opérée entre Danois d’origine danoise et Danois d’origine étrangère en ce qui concerne le droit des conjoints au regroupement peut être justifiée par cet objectif si ces derniers n’ont pas d’attaches fortes et durables avec le Danemark.

L’appréciation des circonstances particulières de l’espèce au regard de cette considération générale appelle un examen approfondi. La cour d’appel estime que l’analyse et la décision du ministère sont conformes à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et à la manière dont les travaux préparatoires expliquent l’application de cette disposition. Dans ces conditions, et eu égard aux informations particulières dont elle dispose sur la situation [du requérant], la cour d’appel n’aperçoit pas de raisons suffisantes pour conclure que la décision du ministère de refuser à [la requérante] un permis de séjour pour non-respect de la condition des attaches posée par la loi sur les étrangers a entraîné une atteinte disproportionnée aux droits [du requérant] découlant de sa citoyenneté danoise et à son droit au respect de sa vie familiale. Partant, elle conclut que la décision attaquée n’est pas entachée de nullité et qu’elle n’est pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. »

27. Les requérants se pourvurent contre l’arrêt de la cour d’appel devant la Cour suprême (Højesteret) qui, le 13 janvier 2010, rendit un arrêt de confirmation.

28. Statuant en formation de sept juges, la Cour suprême conclut, à l’unanimité, que le refus des autorités d’accorder à la requérante un permis de séjour au Danemark n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention. Elle s’exprima comme suit :

« Par une décision du 27 août 2004, le ministère de l’Intégration a rejeté la demande de permis de séjour présentée par [la requérante] au motif que les attaches cumulées de l’intéressée et de son époux [le requérant] avec le Danemark n’étaient pas plus fortes que leurs attaches cumulées avec le Ghana (voir l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers).

À titre principal, [les requérants] avancent que cette décision est illégale en ce qu’elle contrevient à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. à titre subsidiaire, ils soutiennent qu’elle enfreint l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 combiné avec l’article 8, et qu’ils sont de ce fait éligibles à un regroupement familial au Danemark sans devoir satisfaire à la condition des attaches énoncée à l’article 9 § 7 de la loi.

Faisant siens les motifs retenus par la cour d’appel, la Cour suprême confirme la décision du ministère de l’Intégration selon laquelle le refus d’accorder un permis de séjour à [la requérante] ne porte pas atteinte à l’article 8. »

29. Par ailleurs, la majorité de la Cour suprême (soit quatre juges) estima que la règle des vingt-huit ans était conforme à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Les juges majoritaires s’exprimèrent ainsi :

« L’article 9 § 7, tel que modifié par la loi no 1204 du 27 décembre 2003, dispose que la condition selon laquelle les attaches cumulées des époux ou des concubins avec le Danemark doivent être plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays (la condition des attaches) ne s’applique pas lorsque le conjoint ou le concubin qui réside au Danemark possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (règle des vingt-huit ans).

Jusqu’en 2002, les ressortissants danois étaient tous dispensés de la condition des attaches. La loi no 365 du 6 juin 2002 a durci les conditions du regroupement familial, notamment en étendant cette condition au regroupement familial de conjoints dont l’un a la nationalité danoise. L’une des raisons de cette extension de la condition des attaches aux ressortissants danois, qui se trouve exposée dans les travaux préparatoires (Journal officiel 2001-2002 (2e session), annexe A, page 3982), tient au fait que certains citoyens danois sont mal intégrés dans la société danoise, si bien que l’intégration d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait poser d’importants problèmes.

Il est rapidement apparu que ce durcissement avait des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des citoyens danois ayant choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et y ayant fondé une famille. C’est pourquoi il a été décidé d’assouplir les règles pertinentes à compter du 1er janvier 2004, de façon à ce que le regroupement familial de conjoints dont l’un avait la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne fût plus soumis à la condition que ceux-ci eussent avec le Danemark des attaches cumulées plus fortes qu’avec un autre pays.

D’après les travaux préparatoires de la disposition assouplissant la condition des attaches, le gouvernement a estimé que l’objectif principal ayant conduit au durcissement de cette condition en 2002 n’était pas invalidé par la non-applicabilité de celle-ci aux personnes résidant au Danemark et possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (Journal officiel 2003-2004, annexe A, page 49). à cet égard, il a indiqué que les Danois expatriés qui envisageaient de retourner au Danemark avec leur famille maintenaient souvent avec le Danemark de fortes attaches qu’ils partageaient avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants en parlant le danois dans leur foyer, en passant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il a considéré que pareilles circonstances étaient en principe propices à une intégration réussie dans la société danoise des membres de la famille de ces Danois expatriés.

Les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui sont nées et qui ont grandi au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées sont en principe dispensées de la condition des attaches si elles résident légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

Il découle des règles de droit actuellement applicables que différentes catégories de citoyens danois ne sont pas soumises au même traitement en matière de regroupement familial au Danemark, ceux qui ont la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans étant mieux placés que ceux qui l’ont acquise depuis moins de vingt-huit ans.

D’après la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les ressortissants d’un pays ne disposent pas d’un droit inconditionnel au regroupement familial dans leur pays d’origine avec un étranger, des éléments de rattachement pouvant entrer en ligne de compte à leur égard. Le fait qu’un pays soumette ses diverses catégories de ressortissants à des régimes juridiques différents en ce qui concerne la possibilité d’obtenir un regroupement familial avec un étranger sur son territoire n’est pas en soi contraire à la Convention.

À cet égard, il convient de renvoyer au paragraphe 88 de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 28 mai 1985 dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni. Dans l’arrêt en question, la Cour a jugé qu’il n’était pas contraire à la Convention de traiter une personne née en Égypte et devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies après son installation au Royaume-Uni moins favorablement sur le plan du droit au regroupement familial avec un étranger qu’un citoyen britannique né au Royaume-Uni ou dont l’un au moins des parents y était né. Sur ce point, la Cour s’est exprimée ainsi :

« À la vérité, une personne vivant dans un pays depuis plusieurs années, telle Mme Balkandali, peut avoir noué avec lui des liens étroits même sans y être née. Néanmoins, il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire. On doit donc considérer que la distinction dénoncée avait une justification objective et raisonnable ; en particulier, rien ne montre que ses conséquences aient enfreint le principe de proportionnalité. »

La Cour en a conclu que Mme Balkandali n’avait pas été victime d’une discrimination fondée sur la naissance.

Dans le cas de Mme Balkandali, citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies, la Cour a jugé que le fait de subordonner le regroupement familial à une condition supplémentaire de naissance au Royaume-Uni n’était pas contraire à la Convention. Le droit danois impose une condition supplémentaire différente tenant à la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. La question qui se pose est de savoir si [le requérant] a fait l’objet d’une discrimination interdite par la Convention du fait de cette condition.

La Cour suprême estime que la condition de possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans poursuit le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni, que la Cour [européenne] a jugée non contraire à la Convention dans son arrêt de 1985, ce but consistant à établir une distinction entre une catégorie de ressortissants qui, de manière générale, ont avec leur pays des attaches fortes et durables et d’autres catégories de ressortissants du même pays.

En général, les personnes âgées de vingt-huit ans qui possèdent la nationalité danoise depuis la naissance ont en réalité des attaches plus fortes et une meilleure connaissance de la société danoise que les personnes du même âge qui, à l’instar [du requérant], n’ont tissé des liens avec la société danoise qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. Il en va de même des citoyens danois ayant séjourné à l’étranger pendant une période plus ou moins longue, par exemple pour y suivre des études ou pour des raisons professionnelles. La Cour suprême considère que la règle des vingt-huit ans repose sur un critère objectif, car il est objectivement justifié de choisir une catégorie de ressortissants danois ayant des attaches aussi fortes avec le Danemark si l’on considère, de manière générale, que leur regroupement familial au Danemark avec un conjoint ou un concubin étranger ne posera pas de problèmes puisqu’il sera normalement possible à ce dernier de bien s’intégrer dans la société danoise.

S’il est concevable qu’une personne ayant la nationalité danoise depuis vingt-huit ans puisse en fait avoir des attaches plus ténues avec le Danemark qu’une personne possédant la nationalité danoise depuis moins longtemps, le respect de la Convention n’implique pas pour autant qu’il faille écarter la règle des vingt-huit ans. à cet égard, il convient de renvoyer à l’affaire examinée par la Cour européenne des droits de l’homme dans laquelle était en cause la condition supplémentaire du lieu de naissance alors applicable en droit anglais, qui avait été opposée à une ressortissante britannique née à l’étranger, alors pourtant qu’elle entretenait avec le Royaume-Uni des attaches plus fortes que d’autres citoyens britanniques satisfaisant à la condition du lieu de naissance, mais qui s’étaient établis à l’étranger avec leurs parents dans leur prime jeunesse ou qui étaient nés à l’étranger. La condition en question était réputée remplie dès lors que l’un au moins des parents de la personne concernée était né au Royaume-Uni.

Par ailleurs, la Cour suprême juge que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard [du requérant] ne sont pas disproportionnés. Né au Togo en 1971, [le requérant] est arrivé au Danemark en 1993. Après avoir résidé neuf ans dans ce pays, il a acquis la nationalité danoise en 2002. En 2003, il a épousé [la requérante], et le couple a formulé une demande de regroupement familial au Danemark qui fut rejetée en 2004 par une décision rendue en dernier ressort. Les circonstances factuelles de l’espèce sont donc pour l’essentiel identiques à celles de l’affaire de Mme Balkandali, que la Cour [européenne] a examinées dans un arrêt de 1985 par lequel elle a conclu à la non-violation du principe de proportionnalité. Née en Égypte en 1946 ou en 1948, Mme Balkandali avait effectué un premier séjour au Royaume-Uni en 1973 et elle était devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies en 1979. En 1981, elle avait épousé M. Bekir Balkandali, un ressortissant turc. Le couple avait alors présenté une demande tendant à l’octroi d’un permis d’établissement à titre d’époux d’une femme installée au Royaume-Uni, qui fut rejetée plus tard la même année. On relèvera en comparant ces deux affaires que ce n’est qu’à l’âge adulte que [le requérant] et Mme Balkandali sont arrivés au Danemark et au Royaume-Uni respectivement. On observera aussi que la demande [du requérant] a été rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali avait été déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique.

Dans ces conditions, la Cour suprême conclut que la thèse selon laquelle la règle des vingt-huit ans opère à l’égard [du requérant] une discrimination interdite par la Convention ne trouve aucun appui dans la jurisprudence.

Quant à la question de savoir comment il convient d’interpréter la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, la Cour suprême estime, pour les mêmes raisons que celles retenues par la cour d’appel, que l’article 5 § 2 de cet instrument ne saurait avoir pour effet d’étendre la portée de l’interdiction de la discrimination faite par l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8 au-delà de ce qui est justifié par l’arrêt de 1985.

Au vu de ce qui précède, la Cour suprême conclut que la décision du ministère de l’Intégration rejetant la demande de permis de séjour présentée par [la requérante] ne peut être annulée au motif qu’elle serait contraire à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8.

En conséquence, la Cour suprême confirme l’arrêt rendu par la cour d’appel. »

30. Pour leur part, les trois juges minoritaires estimèrent que la règle des vingt-huit ans opérait une discrimination indirecte entre les Danois de naissance et les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance. Relevant que les Danois de naissance étaient généralement d’origine ethnique danoise alors que les personnes qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance étaient généralement d’origine ethnique étrangère, ils jugèrent que cette règle opérait aussi une discrimination indirecte entre les premiers et les seconds. Plus précisément, ils s’exprimèrent ainsi :

« Comme la majorité l’a indiqué, la condition posée par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers selon laquelle les attaches cumulées des conjoints ou des concubins avec le Danemark doivent être plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays (la condition des attaches) ne s’applique pas aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (la règle des vingt-huit ans).

Si la règle des vingt-huit ans vaut tant pour les Danois de naissance que pour les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, ses effets diffèrent grandement en pratique selon qu’elle s’applique à l’une ou à l’autre de ces deux catégories de ressortissants danois. Pour les Danois de naissance, cette règle implique seulement que la condition des attaches leur est applicable jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. En revanche, pour les personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, elle signifie que la condition des attaches s’applique pendant vingt-huit ans après l’acquisition de la nationalité danoise. Il s’ensuit que [le requérant], qui est devenu danois à trente et un ans, sera soumis à la condition des attaches jusqu’à son cinquante-neuvième anniversaire. La règle des vingt-huit ans a donc pour effet que l’importante restriction au regroupement familial de conjoints résultant de la condition des attaches touche beaucoup plus fréquemment et durement ceux qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance que les Danois de naissance. Partant, elle entraîne une différence de traitement indirecte manifeste entre ces deux catégories de ressortissants danois.

La grande majorité des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise tandis que les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance sont généralement d’une autre origine ethnique. Il s’ensuit que la règle des vingt-huit ans opère aussi une différence de traitement indirecte manifeste entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’origine étrangère en ce qui concerne le droit au regroupement familial de conjoints.

L’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers prévoit la possibilité d’une dispense de la condition des attaches lorsque des raisons exceptionnelles le justifient. D’après les travaux préparatoires de la loi de 2003, cette possibilité de dispense doit être appliquée de manière à ce que les étrangers qui sont nés et qui ont été élevés au Danemark ou qui y sont arrivés en bas âge et qui y ont été élevés soient traités d’une manière comparable aux citoyens danois, ce qui signifie qu’ils doivent être dispensés de la condition des attaches après vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark. Toutefois, pour ce qui est des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, cette possibilité de dispense n’a aucune incidence sur la situation dont il a été fait état ci-dessus en ce qui concerne la différence de traitement indirecte qui résulte de la règle des vingt-huit ans.

Lorsque la condition des attaches fut introduite par la loi no 424 du 31 mai 2000, elle ne s’appliquait pas aux ressortissants danois. Par la suite, elle fut étendue à l’ensemble des citoyens danois par la loi no 365 du 6 juin 2002. Les travaux préparatoires de la loi en question expliquent cette extension notamment ainsi :

« Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement des personnes de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents (...) Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. »

La loi no 1204 du 27 décembre 2003 a instauré la règle des vingt-huit ans pour restreindre le champ d’application de la condition des attaches en vue notamment, selon ses travaux préparatoires, de « permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays ». Ces explications établissent que la différence de traitement indirecte induite par la règle des vingt-huit ans entre les Danois selon qu’ils sont d’origine ethnique danoise ou d’une autre origine ethnique est un effet voulu par le législateur.

En vertu de l’article 14 de la Convention, la jouissance des droits et libertés reconnus par cet instrument, notamment le droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8, doit être « assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Comme indiqué ci-dessus, la règle des vingt-huit ans opère une différence de traitement indirecte entre les Danois de naissance et les personnes qui n’ont acquis la nationalité danoise qu’après la naissance et, par la même occasion, entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique. Ces deux différences de traitement indirectes découlant de la règle des vingt-huit ans doivent être considérées comme relevant de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 et sont, en conséquence, contraires à l’article 14 à moins qu’elles ne soient objectivement justifiées et proportionnées.

La Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, que le Danemark a ratifiée, énonce en son article 5 § 2 que « [c]haque État partie doit être guidé par le principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils soient ressortissants à la naissance ou aient acquis sa nationalité ultérieurement ». Le mémorandum établi par le ministère de l’Intégration le 14 janvier 2005 et celui rédigé en novembre 2006 par un groupe de travail composé de représentants des ministères de la Justice, des Affaires étrangères et de l’Intégration indiquent que cette disposition ne concerne que les questions relatives au retrait et à la perte de la nationalité. Toutefois, nous doutons qu’une interprétation aussi restrictive puisse se justifier, car le libellé de cette disposition englobe toute différence de traitement découlant des modalités et du moment de l’acquisition de la nationalité. Il ressort du rapport explicatif que cette disposition ne comporte pas d’interdiction absolue et qu’elle doit être interprétée comme étant susceptible de dérogation si la différence de traitement est objectivement justifiée et proportionnée. Cela étant, pour apprécier la règle des vingt-huit ans au regard de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il est selon nous nécessaire de tenir compte du fait que, à en juger par son libellé, l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité pose une règle générale interdisant par principe toute différence de traitement entre les diverses catégories de ressortissants d’un État partie.

Du point de vue de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il convient également de tenir compte de l’importance cruciale du droit des personnes de s’établir avec leur conjoint dans le pays dont elles sont ressortissantes.

Comme indiqué ci-dessus, lors de son instauration, la condition des attaches n’était pas applicable aux Danois. Par un arrêt publié à la page 2086 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence danoise de 2005, la Cour suprême a jugé qu’une discrimination en matière de droit au regroupement familial opérée entre les conjoints résidant au Danemark selon qu’ils étaient citoyens danois ou ressortissants étrangers ne contrevenait pas à l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. À cet égard, la Cour suprême a renvoyé aux paragraphes 84 à 86 de l’arrêt adopté par la Cour européenne des droits de l’homme (...) dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali [précitée]. Nous estimons qu’une différence de traitement fondée sur la nationalité doit être examinée au regard notamment du droit des citoyens danois de s’établir au Danemark, et qu’il est sans importance que pareille différence de traitement ne soit pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 lorsqu’il s’agit d’apprécier la licéité d’un dispositif entrainant une différence de traitement entre diverses catégories de ressortissants danois. À notre avis, il n’y a pas non plus lieu d’accorder une importance cruciale aux paragraphes 87 à 89 de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali aux fins de cette appréciation, notamment parce qu’une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité n’est pas comparable à une différence de traitement fondée sur le lieu de naissance.

Dans les cas où la condition des attaches trouve à s’appliquer, on recherchera notamment si le conjoint résidant au Danemark a de fortes attaches avec ce pays pour y avoir passé son enfance et y avoir été scolarisé. La plupart des personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans présentent de telles attaches avec le Danemark. Toutefois, pour déterminer si la différence de traitement découlant de la règle des vingt-huit ans est ou non objectivement justifiée, on ne peut se borner à comparer la situation des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance avec celle des nombreux Danois de naissance ayant été élevés au Danemark. Si la dispense de la condition des attaches ne se justifiait qu’à l’égard de cette dernière catégorie de ressortissants danois, elle aurait dû être définie autrement. Il faut donc prendre pour élément de comparaison la situation des Danois de naissance qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui n’ont pas été élevés au Danemark et qui peuvent n’y avoir jamais résidé. Or il ne nous paraît pas évident que les ressortissants danois de cette catégorie possèdent de manière générale des attaches plus fortes avec le Danemark que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après être arrivées dans ce pays et y avoir résidé pendant plusieurs années. À cet égard, il convient de relever que pour acquérir la nationalité danoise par naturalisation, il faut en principe résider au Danemark depuis au moins neuf ans, connaître la langue et la société danoises et être capable de subvenir à ses besoins.

Au vu de ce qui précède, nous estimons que la différence de traitement indirecte découlant de la règle des vingt-huit ans ne peut passer pour objectivement justifiée et qu’elle est donc contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Il s’ensuit que les autorités appelées à appliquer l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers à des ressortissants danois doivent ramener la règle des vingt-huit ans à une simple condition d’âge et écarter en conséquence la condition des attaches lorsque le conjoint qui réside au Danemark est un ressortissant danois âgé d’au moins vingt-huit ans.

En conséquence, nous votons en faveur de la demande par laquelle [les requérants] invitent le ministère de l’Intégration à annuler la décision du 27 août 2004 et à ordonner un nouvel examen de leur dossier.

Eu égard à la conclusion à laquelle nous sommes parvenus quant à cette demande, nous estimons qu’il n’y pas lieu de statuer sur la demande en réparation. »

31. Les requérants sont restés en Suède et ils n’ont pas renouvelé leur demande de regroupement familial au Danemark, alors qu’ils auraient pu le faire en application de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers si le requérant avait décidé de se réinstaller au Danemark. Le requérant travaille toujours au Danemark, à Copenhague, et fait quotidiennement la navette entre Malmö et cette ville pour se rendre à son travail.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. La condition des attaches (article 9 § 7 de la loi sur les étrangers)

32. Introduit dans la législation danoise le 3 juin 2000, le critère des attaches était initialement l’une des conditions auxquelles les étrangers résidant au Danemark devaient satisfaire pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial.

33. Le 1er juillet 2002, cette condition fut étendue aux Danois résidant au Danemark. Les travaux préparatoires expliquent notamment cette extension comme suit :

« (...) L’expérience montre que l’intégration est particulièrement difficile pour les familles dont les membres, génération après génération, font venir leur conjoint au Danemark depuis leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement une personne de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents. Cette pratique contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise. Elle constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark. Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. »

34. Cette nouvelle disposition, qui s’applique aux requérants, énonce que les attaches cumulées des conjoints avec le Danemark doivent être plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays. Elle a été insérée dans l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et se lit ainsi :

Article 9 § 7

« Le permis de séjour mentionné au paragraphe 1 i) ne peut être délivré que si les attaches cumulées des conjoints ou concubins avec le Danemark sont plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. »

D’après les travaux préparatoires, les « motifs exceptionnels » en question peuvent correspondre à des obligations découlant de l’article 8 de la Convention.

2. La règle des vingt-huit ans (disposition dérogatoire introduite dans l’article 9 § 7)

35. Il est rapidement apparu que ce durcissement avait des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des citoyens danois ayant choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et y ayant fondé une famille. C’est pourquoi il a été décidé d’assouplir ces règles par la loi no 1204 du 27 décembre 2003 entrée en vigueur le 1er janvier 2004, de façon à ce que le regroupement familial de conjoints dont l’un avait la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne fût plus soumis à la condition des attaches. Depuis lors, les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

Article 9

« 1. Un permis de séjour est délivré, sur demande,

i) à tout étranger âgé de plus de vingt-quatre ans qui cohabite, sous le régime du mariage ou du concubinage durable, avec une personne âgée de plus de vingt-quatre ans résidant de manière permanente au Danemark et

a) possédant la nationalité danoise ;

(...)

7. Lorsqu’un permis de séjour est demandé au titre du paragraphe 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou que le permis est sollicité au titre du paragraphe 1 i) b) à d), il ne pourra être délivré que si les attaches cumulées des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. Les Danois résidant au Danemark qui ont été adoptés à l’étranger avant leur sixième anniversaire et qui ont acquis la nationalité danoise au plus tard au moment de leur adoption sont réputés être Danois depuis leur naissance. »

36. Les passages pertinents des travaux préparatoires de la loi no 1204 sont ainsi libellés :

« Les Danois expatriés qui ont fondé une famille et qui ont de façon prolongée résidé avec leur conjoint ou concubin étranger – et, le cas échéant, avec leurs enfants – dans le pays d’origine de celui-ci auront souvent du mal à prouver que leurs attaches et celles de leur conjoint avec le Danemark sont plus fortes que celles qu’ils entretiennent avec un autre pays. Il peut donc arriver que les Danois qui ont choisi de quitter le Danemark de manière prolongée et de fonder une famille au cours de leur séjour à l’étranger éprouvent des difficultés pour satisfaire à la condition des attaches.

C’est pourquoi le gouvernement propose que les personnes désireuses de faire venir leur conjoint ou concubin au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans soient dispensées à l’avenir de la condition des attaches.

La disposition proposée vise à permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays. Il s’agit donc d’une mesure de soutien en faveur d’une catégorie de personnes auxquelles l’actuel article 9 § 7 de la loi sur les étrangers n’offre pas les mêmes possibilités qu’aux Danois et aux étrangers résidant au Danemark d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays. L’assouplissement qu’il est proposé d’apporter à la condition des attaches donnerait aux Danois expatriés une réelle possibilité de revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger et offrirait aux jeunes Danois désireux de voyager à l’étranger et d’y séjourner pendant un certain temps la certitude de pouvoir revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger sans en être empêchés par la condition des attaches.

Le gouvernement estime que l’objectif principal de l’amendement apporté à la condition des attaches par la loi no 365 du 6 juin 2002 n’est pas invalidé par la non-applicabilité de cette condition aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. À cet égard, il indique que les Danois expatriés qui envisagent de revenir au Danemark avec leur famille maintiennent souvent avec ce pays de fortes attaches qu’ils partagent avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants en parlant le danois dans leur foyer, en passant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il considère que pareilles circonstances sont en principe propices à l’intégration dans la société danoise des membres de la famille de ces Danois expatriés. »

37. Les travaux préparatoires comportent une évaluation de la compatibilité de la loi no 1204 avec un certain nombre de traités internationaux, notamment la Convention européenne des droits de l’homme. S’agissant de l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 de la Convention, les travaux préparatoires indiquent expressément que le fait, pour un étranger, de justifier d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark depuis sa prime jeunesse constitue un « motif exceptionnel » au sens de l’article 9 § 7. En conséquence, les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark, ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées, sont elles aussi dispensées de la condition des attaches dès lors qu’elles résident régulièrement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

38. Une modification apportée à la loi sur les étrangers entrée en vigueur le 15 mai 2012 a ramené de vingt-huit à vingt-six ans la durée de possession de la nationalité danoise.

3. La disposition générale applicable aux permis de séjour (article 9 c) § 1)

39. La disposition générale applicable aux permis de séjour introduite en 2002, à savoir l’article 9 c) § 1, est ainsi libellée :

« Un permis de séjour peut être délivré à un étranger, à sa demande, si des motifs exceptionnels le justifient. »

Selon les notes explicatives consacrées à cette disposition, celle-ci autorise la délivrance d’un permis de séjour à un étranger non éligible à un tel permis en vertu d’une autre disposition de la loi sur les étrangers à condition que le Danemark soit tenu de le lui accorder au titre de ses engagements internationaux. Ces notes se lisent ainsi :

« La proposition d’article 9 c) § 1 première phrase autorise la délivrance d’un permis de séjour à un étranger, à sa demande, si des motifs exceptionnels le justifient (...) Tel est notamment le cas lorsqu’un regroupement familial qui ne peut être accordé en vertu de l’actuel article 9 § 1 de la loi sur les étrangers doit l’être au titre des engagements internationaux contractés par le Danemark, notamment ceux qui découlent de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La pratique actuelle permet également, après un examen très approfondi, d’autoriser le regroupement familial dans d’autres situations exceptionnelles où pareille mesure ne peut pas être accordée en vertu de l’actuel article 9 § 1 de la loi sur les étrangers. »

4. Le débat juridique ultérieur sur la condition des attaches et la règle des vingt-huit ans

40. L’introduction de la condition des attaches et de la règle des vingt-huit ans donna lieu à un débat juridique et politique au Danemark. Par exemple, l’Institut danois des droits de l’homme publia en 2004 un mémorandum critiquant la législation applicable. Le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration y répliqua en publiant le 14 janvier 2005 un mémorandum consacré aux questions juridiques qui se posaient. En outre, le gouvernement danois constitua un groupe de travail composé de représentants du ministère de la Justice, du ministère des Affaires étrangères et du ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration. Ce groupe de travail prépara un mémorandum qui fut publié le 14 novembre 2006 et qui portait notamment sur la compatibilité de la règle des vingt-huit ans avec les engagements internationaux du Danemark.

5. La pratique des autorités danoises en matière de regroupement familial

41. Le Gouvernement a soumis à la Cour des informations sur la pratique des autorités danoises en matière de regroupement familial, sous la forme d’une note du 1er décembre 2005 portant sur l’application au regroupement familial de conjoints de la condition des attaches prévue par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, ainsi que des données statistiques.

42. Il ressort de la note en question que les conjoints ayant été élevés dans des pays différents et n’ayant pas de liens communs avec un autre pays que le Danemark satisfont en principe à la condition des attaches, et ce indépendamment du fait que l’un d’eux ait été élevé au Danemark ou qu’ils aient tous deux été élevés dans d’autres pays. Toutefois, le conjoint étranger doit avoir effectué au moins un séjour au Danemark auparavant et le conjoint résidant au Danemark doit s’être efforcé de s’intégrer dans la société danoise.

43. En revanche, si les conjoints ont été élevés dans le même pays (comme les requérants dans la présente affaire, qui ont grandi au Ghana) ou s’ils ont des liens communs avec un autre pays que le Danemark, la condition des attaches exige que le conjoint résidant au Danemark ait des liens essentiels avec ce pays. On considère en général que le conjoint qui réside au Danemark possède de tels liens dès lors qu’il a été autorisé à séjourner pendant au moins douze ans dans le pays – même s’il n’a pas acquis la nationalité danoise – et qu’il a fourni des efforts pour s’intégrer dans la société danoise. Si le conjoint qui réside au Danemark a été naturalisé, il satisfera en principe à la condition des attaches trois ans après avoir acquis la nationalité danoise.

44. Le Gouvernement indique que les données statistiques qu’il a produites comportent une part d’incertitude, précisant que le système informatique utilisé par le service danois de l’immigration est conçu pour l’enregistrement et le traitement des dossiers, et non comme un système statistique à proprement parler. Il ajoute que ce service ne consigne pas d’informations sur l’origine ethnique, puisque celle-ci n’entre pas en ligne de compte pour l’examen des demandes d’application de la règle dérogatoire des vingt-huit ans et que la collecte de pareilles informations serait illégale au regard du droit administratif danois. Il explique qu’il lui est en conséquence impossible de fournir des renseignements sur le nombre de citoyens danois d’origine ethnique danoise ayant bénéficié de la règle des vingt-huit ans ou des chiffres sur le regroupement familial ventilés selon l’origine ethnique.

45. Les données produites par le Gouvernement montrent que sur les 43 320 demandes de permis de séjour – hors demandes d’asile – enregistrées sur une période de plus de dix ans (du 1er janvier 2004 au 10 décembre 2014), 12 539 ont été rejetées tandis que 30 781 ont été acceptées.

46. Les 30 781 permis accordés comprennent, d’une part, 20 732 permis délivrés à des demandeurs ayant satisfait à la condition des attaches ou ayant bénéficié de la règle des vingt-huit ans et, d’autre part, 10 049 permis accordés à des demandeurs ayant été dispensés de la condition des attaches pour des « motifs exceptionnels » au titre de l’article 9 § 7 ou de la clause générale contenue dans l’article 9 c) § 1 de la loi sur les étrangers. Autrement dit, près d’un tiers des permis de séjour accordés l’ont été pour des « motifs exceptionnels ». Les permis en question ont été délivrés, entre autres, à des étrangers qui bénéficiaient de la dispense de la condition des attaches prévue par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers (paragraphe 37 ci-dessus) parce qu’ils justifiaient d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark et parce qu’ils y étaient nés et qu’ils y avaient été élevés ou parce qu’ils étaient arrivés en bas âge dans ce pays et qu’ils y avaient grandi.

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT EUROPÉEN ET DE DROIT INTERNATIONAL

A. Conseil de l’Europe

1. La Convention européenne sur la nationalité

47. Adoptée le 6 novembre 1997 par le Conseil de l’Europe, la Convention européenne sur la nationalité est entrée en vigueur le 1er mars 2000. Elle a été ratifiée par vingt États membres du Conseil de l’Europe, dont le Danemark (ratification le 24 juillet 2002, entrée en vigueur le 1er novembre 2002). Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi :

Article 1 – Objet de la Convention

« Cette Convention établit des principes et des règles en matière de nationalité des personnes physiques et des règles déterminant les obligations militaires en cas de pluralité de nationalités, auxquels le droit interne des États parties doit se conformer. »

Article 4 – Principes

« Les règles sur la nationalité de chaque État partie doivent être fondées sur les principes suivants :

a) chaque individu a droit à une nationalité ;

b) l’apatridie doit être évitée ;

c) nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ;

d) ni le mariage, ni la dissolution du mariage entre un ressortissant d’un État partie et un étranger, ni le changement de nationalité de l’un des conjoints pendant le mariage ne peuvent avoir d’effet de plein droit sur la nationalité de l’autre conjoint. »

Article 5 – Non-discrimination

« 1. Les règles d’un État partie relatives à la nationalité ne doivent pas contenir de distinction ou inclure des pratiques constituant une discrimination fondée sur le sexe, la religion, la race, la couleur ou l’origine nationale ou ethnique.

2. Chaque État partie doit être guidé par le principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils soient ressortissants à la naissance ou aient acquis sa nationalité ultérieurement. »

48. Les passages pertinents du rapport explicatif de la Convention européenne sur la nationalité qui portent sur les articles précités sont ainsi libellés :

Article 4 – Principes

« 30. Le titre et la phrase introductive de l’article 4 reconnaissent qu’il existe en matière de nationalité certains principes généraux sur lesquels doivent être fondées les règles plus détaillées concernant l’acquisition, la conservation, la perte et l’attestation de nationalité ainsi que la réintégration dans la nationalité. Les mots « doivent être fondées » ont été choisis pour indiquer l’obligation de considérer les principes internationaux suivants comme le fondement des dispositions nationales en matière de nationalité.

(...) »

Article 5 – Non-discrimination

« Paragraphe 1

39. Cette disposition tient compte de l’article 14 de la CEDH, qui emploie en anglais le terme « discrimination », et de l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui emploie en français comme en anglais le terme « distinction ».

40. En tout état de cause, la nature même de l’attribution de la nationalité oblige les États à fixer certains critères pour déterminer quels sont leurs ressortissants. Ces critères pourraient aboutir, dans certains cas, à un traitement plus favorable dans le domaine de la nationalité. Parmi les exemples courants de motifs justifiés de traitement différentiel ou préférentiel, on peut citer l’obligation de connaître la langue nationale pour être naturalisé et l’acquisition facilitée de la nationalité en raison de la filiation ou du lieu de naissance. La Convention elle-même prévoit, à son article 6, paragraphe 4, une acquisition facilitée de la nationalité dans certains cas.

41. Les États parties peuvent accorder un traitement plus favorable aux ressortissants de certains autres États. Par exemple, un État membre de l’Union européenne peut demander une durée de résidence habituelle plus courte pour la naturalisation des ressortissants d’autres États de l’Union européenne que celle qu’il exige en règle générale. Cela constituerait un traitement préférentiel fondé sur la nationalité et non pas une discrimination fondée sur l’origine nationale.

42. Il a donc été nécessaire d’envisager différemment, en ce qui concerne le traitement, les distinctions qui ne sont pas équivalentes à une discrimination et les distinctions qui constitueraient une discrimination interdite dans le domaine de la nationalité.

43. Les termes « origine nationale ou ethnique » sont repris de l’article premier de la Convention de 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et d’une partie de l’article 14 de la CEDH. Ils visent aussi l’origine religieuse. L’« origine sociale » n’a pas été incluse parmi les motifs car sa signification a été jugée trop vague. Étant donné que certains des différents motifs de distinction/discrimination énumérés à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme ont été considérés comme ne constituant pas une discrimination dans le domaine de la nationalité, ils ont été exclus des motifs de discrimination énoncés au paragraphe 1 de l’article 5. En outre, on a fait remarquer que, dans la mesure où la Convention européenne des droits de l’homme n’était pas destinée à s’appliquer aux questions de nationalité, tous les motifs de distinction/discrimination énoncés à l’article 14 étaient pertinents uniquement pour les droits et libertés reconnus par cette convention.

44. La liste du paragraphe 1 contient donc les éléments clés des discriminations interdites en matière de nationalité et elle vise à assurer l’égalité devant la loi. En outre, la Convention contient de nombreuses dispositions destinées à empêcher l’exercice arbitraire de pouvoirs (par exemple, les articles 4 c), 11 et 12) pouvant aussi donner lieu à des discriminations.

Paragraphe 2

45. Les termes « doit être guidé par (...) » indiquent une déclaration d’intention et non pas une règle impérative à suivre dans tous les cas.

46. Ce paragraphe vise à éliminer l’application discriminatoire des règles relatives à la nationalité entre les ressortissants dès la naissance et les autres ressortissants, y compris les personnes naturalisées. L’article 7, paragraphe 1 b), de la Convention prévoit une exception à ce principe directeur dans le cas des personnes naturalisées qui ont acquis leur nationalité par un comportement répréhensible. »

2. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

49. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a adressé au Danemark des recommandations au sujet de la loi sur les étrangers, notamment en ce qui concerne la règle des vingt-huit ans. Dans son rapport du 8 juillet 2004 (CommDH(2004)12), M. Alvaro Gil-Robles invitait le Danemark à :

« [r]econsidérer certaines dispositions de la loi sur les étrangers de 2002 relatives au regroupement familial, en particulier

– l’âge minimum de 24 ans requis pour les deux conjoints dans le cas d’un ressortissant danois demandant le regroupement familial, et les 28 ans de citoyenneté nécessaires pour que soit levée la condition relative aux attaches cumulées des deux conjoints avec le Danemark ; »

Le Commissaire estimait que les dispositions en question ne garantissaient pas le principe d’égalité devant la loi.

Le 15 octobre 2004, le Commissaire a adressé au gouvernement danois une lettre où il précisait sa position de la manière suivante :

[Traduction du greffe]

« Je crains que ce critère n’impose des restrictions indues à des citoyens danois naturalisés et qu’il ne les place dans une situation très défavorable par rapport à celle des Danois nés au Danemark. Il est bien sûr exact que la règle des vingt-huit ans s’applique de la même manière à tous les ressortissants danois. Toutefois, il découle de cette règle qu’un citoyen danois né au Danemark pourra être dispensé de la condition des attaches cumulées à l’âge de vingt-huit ans, tandis qu’un citoyen qui s’est installé pour la première fois dans ce pays à l’âge de vingt ans ne pourra se prévaloir de cette dispense qu’à cinquante-sept ans, étant entendu qu’il faut actuellement justifier de neuf ans de séjour pour obtenir une naturalisation. Le fait que la condition des attaches cumulées ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé en ce qui concerne les citoyens naturalisés, qui auront inévitablement plus de difficultés à y satisfaire à cause de leur origine étrangère, constitue selon moi une restriction excessive au droit à la vie familiale et opère manifestement une discrimination entre les citoyens danois dans l’exercice de ce droit fondamental fondée sur leur origine. »

Dans son évaluation de suivi menée du 5 au 7 décembre 2006 (CommDH(2007)11), M. Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme, a notamment formulé les observations suivantes :

« Il est incontestable, de l’avis du Commissaire, que cette exigence implique une différence de traitement entre les Danois qui ont obtenu leur citoyenneté à la naissance et ceux qui l’ont acquise ultérieurement et doivent encore attendre 28 ans avant de pouvoir vivre au Danemark avec leur partenaire étranger. Il note que, lors d’une rencontre entre sa délégation et la Commission des affaires juridiques du Parlement danois, il a été reconnu que cette législation était effectivement discriminatoire et que cette situation correspondait à une décision politique. Le Commissaire recommande au Gouvernement de réduire la période de 28 ans, qui est très longue. »

En conséquence, le Commissaire a notamment recommandé aux autorités danoises :

« de réduire les 28 ans de citoyenneté requis pour la personne résidant au Danemark pour que soit levée la condition que les deux conjoints aient avec le Danemark des attaches plus fortes qu’avec tout autre pays, pour la délivrance d’un permis de séjour à son partenaire étranger ;) »

3. Le Comité des Ministres

50. Le 26 mars 2002, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation Rec(2002)4 aux États membres sur le statut juridique des personnes admises au regroupement familial, dans laquelle il déclare

« [avoir] à l’esprit que le regroupement familial est l’une des principales sources d’immigration dans la plupart des États européens, et que le statut de résidence et les autres droits accordés aux membres de la famille admis constituent des éléments essentiels qui faciliteront l’intégration des nouveaux arrivants dans la société d’accueil ».

Il précise également que

« les règles dans les États membres régissant le regroupement familial font partie intégrante d’une politique d’immigration et d’intégration cohérente, et qu’à ce titre elles devraient suivre des principes communs ».

Il recommande aux gouvernements d’adopter dans leurs législations et leurs pratiques administratives respectives un certain nombre de principes à appliquer après l’admission au regroupement familial et portant notamment sur le statut de résidence du membre de famille, l’autonomie du statut de résidence du membre de famille par rapport à celui du regroupant, la protection efficace contre l’expulsion des membres de famille, la libre circulation, la participation politique des personnes admises au regroupement familial et l’acquisition de la nationalité.

4. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

51. Le 23 novembre 2004, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté sa Recommandation 1686 (2004) relative à la mobilité humaine et au droit au regroupement familial, qui recommande notamment au Comité des Ministres :

« i. de renforcer la surveillance du respect des instruments juridiques internationaux par les États membres en ce qui concerne le regroupement familial, en particulier le respect de la Convention européenne des droits de l’homme et des recommandations pertinentes du Comité des Ministres dans ce domaine ;

ii. de préparer des propositions sur l’harmonisation des politiques des États membres en matière de regroupement familial et leur application, et d’établir une définition commune de l’unité familiale et des règles concernant des situations spécifiques fondées sur les recommandations énoncées à l’alinéa 12 iii ;

(...) »

5. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

52. L’ECRI a établi des rapports concernant le Danemark en 2001 (CRI(2001)4), en 2006 (CRI(2006)18) et en 2012 (CRI(2012)25) notamment.

53. Le paragraphe 23 du second rapport de l’ECRI sur le Danemark (CRI (2001)4) se lit ainsi :

« Au Danemark, la tendance visant à adopter des politiques plus strictes relatives à l’entrée sur le territoire danois des immigrés, des réfugiés et des demandeurs d’asile, comme l’avait remarqué l’ECRI dans son premier rapport, s’est poursuivie. Les amendements à la loi sur les étrangers ont institué de nouvelles restrictions à l’octroi du permis de séjour permanent et dans le domaine du regroupement familial. La longueur pendant laquelle un immigré doit avoir vécu de manière légale au Danemark est passée à six ans (au lieu de cinq précédemment), et certaines exigences, dont la participation à un cours d’introduction, doivent normalement être remplies. Dans le domaine du regroupement familial, les derniers amendements exigent que les personnes souhaitant ramener leur épouse au Danemark soient âgées de plus de 25 ans et disposent d’un logement de taille raisonnable, à moins que des raisons particulières ne les en empêchent. La limite d’âge, qui, selon les autorités danoises, vise à protéger les jeunes contre les mariages forcés, peut être levée si l’étude d’un cas individuel permet de prouver sans aucun doute que le mariage se fonde sur la libre volonté de la personne vivant au Danemark. Certains membres de groupes minoritaires ont beaucoup critiqué cette exigence d’âge minimum ; ils estiment que cette modification se fonde sur une vision stéréotypée et négative de la pratique du mariage chez certaines minorités et qu’elle viole leur droit à la vie privée, dont celui de choisir un époux/une épouse. L’ECRI craint qu’un tel critère dans le domaine du regroupement familial n’ait un effet discriminatoire sur certaines minorités, comme les musulmans, et invite les autorités danoises à étudier cette question avec attention. »

54. Dans son troisième rapport sur le Danemark (CRI(2006)18), l’ECRI s’est exprimée comme suit :

« 49. (...) L’ECRI est vivement préoccupée par le fait que la règle relative aux liens cumulés de vingt-huit ans avec le Danemark constitue une discrimination indirecte entre les personnes nées au Danemark et celles ayant acquis la citoyenneté de ce pays ultérieurement. Le but déclaré de la limite d’âge fixée à 24 ans, qui est d’éviter les mariages forcés, ne concerne en fait que très peu de personnes. Selon une enquête récemment menée auprès de membres des communautés turque, libanaise, pakistanaise, somalie et ex-yougoslave, 80 % des personnes interrogées ont fait savoir qu’elles choisissaient elles-mêmes leur conjoint, 16 % ont déclaré qu’elles le faisaient avec leurs parents et seuls 4 % ont indiqué que leurs parents choisissaient leur conjoint à leur place. (...)

(...)

Recommandations :

53. L’ECRI exhorte le gouvernement danois à réexaminer les dispositions de la loi sur les étrangers relatives au regroupement des conjoints et des familles, en tenant compte de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle exhorte également le Danemark à ne pas adopter de lois qui, dans les faits, constituent une discrimination indirecte à l’encontre de groupes minoritaires. Elle recommande vivement au gouvernement danois de tenir compte des recommandations formulées par diverses instances nationales et internationales au sujet de la loi sur les étrangers. »

55. Dans son quatrième rapport sur le Danemark (CRI(2012)25), l’ECRI a déclaré ce qui suit (notes de bas de page omises) :

« 124. Dans son troisième rapport, l’ECRI a exhorté les autorités danoises à réexaminer les dispositions de la loi sur les étrangers relatives au regroupement des conjoints et des familles, en tenant compte de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle les a également exhortées à ne pas adopter de lois qui, dans les faits, constituent une discrimination indirecte à l’encontre de groupes minoritaires.

125. L’ECRI note avec inquiétude que le Parlement danois a adopté de nouvelles règles le 1er juin 2011 (entrées en vigueur le 1er juillet 2011) en matière de regroupement avec un(e) conjoint(e), dont l’effet a été de durcir davantage les règles strictes qui étaient déjà en vigueur. (...)

126. (...) Les attaches combinées des conjoints/partenaires avec le Danemark doivent être nettement plus fortes que leurs attaches combinées avec tout autre pays. Ce critère ne s’applique toutefois pas aux personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis plus de 28 ans, qui sont nées et ont grandi au Danemark, qui sont venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résident légalement depuis plus de 28 ans. Afin de remplir la condition relative aux attaches avec le Danemark, le conjoint/partenaire demandeur doit normalement avoir visité le pays au moins à deux reprises avec ou sans visa et doit avoir suivi un cours de danois de niveau A1, au minimum. Le conjoint/partenaire résidant au Danemark doit avoir fait des efforts pour s’intégrer dans la société danoise. (...)

(...)

129. (...) En ce qui concerne la règle selon laquelle le regroupement familial ne peut avoir lieu avant l’âge de 24 ans, dans le but déclaré d’empêcher les mariages forcés, l’ECRI note que selon les recherches 84 % des mariages sont contractés librement par les parties concernées. L’ECRI considère en outre que cette mesure est disproportionnée par rapport à l’objectif visé. Même si la condition selon laquelle les attaches combinées des conjoints/partenaires avec le Danemark doivent être nettement plus fortes que leurs attaches combinées avec tout autre pays est modifiée afin qu’il ne s’agisse plus que de leurs attaches combinées susmentionnées, cela demeure sujet à une interprétation subjective. La règle selon laquelle les personnes qui possèdent la nationalité danoise, que ce soit depuis plus de 28 ans ou 26 ans, qui sont nées au Danemark, qui sont venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résident légalement, que ce soit depuis plus de 28 ans ou 26 ans, ne sont pas concernées par ce critère risque aussi de toucher de manière disproportionnée les Danois d’origine étrangère. Les autorités danoises ont informé l’ECRI que la loi sur les étrangers contient un mécanisme de dérogation. Un exemple d’une raison exceptionnelle pour autoriser le regroupement familial bien que toutes les conditions relatives au regroupement avec un(e) conjoint(e) ne soient pas remplies est que son refus interférerait avec les obligations internationales du Danemark (par exemple, le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme). Les autorités danoises ont indiqué que des dérogations peuvent, par exemple, être accordées si le/la conjoint(e) vivant au Danemark a un titre de séjour en tant que réfugié(e) et serait autrement contraint(e) d’exercer son droit à une vie familiale dans un pays où il/elle risque la persécution. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles les enfants jugés incapables de s’intégrer au Danemark ne pourront rejoindre leur(s) parent(s) dans ce pays dans le cadre du regroupement familial ou seront expulsés de ce pays.

(...)

131. L’ECRI exhorte les autorités danoises à revoir en profondeur les règles relatives au regroupement avec un(e) conjoint(e) afin d’en supprimer tout élément équivalent à une discrimination directe ou indirecte et/ou qui soit disproportionné à l’objectif déclaré. (...) »

B. Union européenne

56. Les articles pertinents de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sont ainsi libellés :

Article 7 – Respect de la vie privée et familiale

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »

Article 21 – Non-discrimination

« 1. Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.

2. Dans le domaine d’application des traités et sans préjudice de leurs dispositions particulières, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite. »

57. L’article 20 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne institue la citoyenneté européenne dans les termes suivants :

« Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. »

L’article 21 § 1 dudit traité se lit ainsi :

« Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application. »

58. Les règles du droit de l’Union européenne relatives au regroupement familial n’étaient pas applicables en l’espèce. Toutefois, dans un souci d’exhaustivité, il convient de signaler qu’elles dépendent du statut de la personne qui reçoit l’étranger à cette fin (voir, par exemple, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 69, 3 octobre 2014).

59. En outre, dans l’affaire Blaise Baheten Metock et autres c. Minister for Justice, Equality and Law Reform (C-127/08, EU:C:2008:449), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 25 juillet 2008 un arrêt par lequel elle a précisé les conditions d’exercice et les limites du droit de séjour des conjoints des citoyens de l’Union. L’affaire concernait quatre ressortissants de pays tiers qui avaient en vain demandé l’asile politique en Irlande avant de se marier avec des citoyens de l’Union qui résidaient en Irlande sans toutefois posséder la nationalité irlandaise. Par la suite, ces quatre ressortissants demandèrent un titre de séjour en leur qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union. Leurs demandes furent rejetées par le ministère de la Justice au motif qu’ils ne satisfaisaient pas à la condition de séjour légal préalable dans un autre État membre posée par le droit irlandais. Les intéressés exercèrent devant la High Court un recours en annulation du rejet de leurs demandes. Estimant qu’aucun des mariages qui étaient en cause n’était un mariage de complaisance, la High Court présenta à la CJUE une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de la Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Par cette demande, la High Court invitait la CJUE à dire si la directive en question s’opposait à ce que la réglementation d’un État membre subordonnât le droit de séjour d’un ressortissant d’un pays tiers à la condition qu’il eût au préalable séjourné légalement dans un autre État membre et qu’il eût acquis la qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union avant son entrée dans l’État membre d’accueil. La CJUE a jugé que les affaires dont elle était saisie relevaient du champ d’application du droit communautaire dès lors qu’elles portaient sur l’exercice, par les intéressés, de leur droit de libre circulation. Elle a déclaré qu’il était indifférent que les ressortissants de pays tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, fussent entrés dans l’État membre d’accueil avant ou après être devenus membres de la famille de ce citoyen de l’Union, et que l’application de la directive n’était pas subordonnée à la condition que ses bénéficiaires – les membres de la famille d’un citoyen de l’Union – eussent au préalable séjourné dans un État membre. Elle a ajouté que la directive relative au regroupement familial n’exigeait pas non plus que le citoyen de l’Union eût déjà fondé une famille au moment d’exercer son droit de libre circulation dans un autre État membre ou que le ressortissant d’un pays tiers fût entré dans l’État membre d’accueil avant de devenir membre de la famille de ce citoyen. Elle a conclu que le ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, qui accompagnait ce citoyen bénéficiait des dispositions de la directive quels que fussent le lieu et la date de leur mariage ainsi que la manière dont ce ressortissant d’un pays tiers était entré dans l’État membre d’accueil.

C. Nations unies

60. Dans les observations finales concernant le Danemark qu’il a adoptées à l’issue de sa soixante-neuvième session (ONU, documents officiels, CERD/C/DEN/CO/17), tenue en 2006, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale est notamment parvenu aux conclusions suivantes :

« 15. Le Comité se déclare de nouveau préoccupé par les restrictions qu’impose la législation danoise au regroupement familial. En particulier, le fait que les deux conjoints doivent avoir atteint l’âge de 24 ans pour avoir droit au regroupement familial et que l’ensemble des liens des conjoints avec le Danemark doivent être plus forts que ceux qu’ils ont noués avec tout autre pays, sauf si le conjoint vivant au Danemark est un ressortissant danois ou réside au Danemark depuis plus de 28 ans, risque de conduire à une situation où des personnes appartenant à une minorité ethnique ou nationale sont victimes de discrimination dans l’exercice de leur droit à la vie familiale, ainsi que de leur droit de se marier et de choisir leur conjoint. Le Comité regrette aussi que le droit au regroupement familial soit limité aux enfants de moins de 15 ans (art. 5 d) iv)).

Le Comité recommande à l’État partie de réexaminer sa législation pour faire en sorte que le droit à la vie familiale, le droit de se marier et le droit de choisir son conjoint soient garantis à chacun, sans discrimination aucune fondée sur l’origine nationale ou ethnique. Il recommande aussi que le droit au regroupement familial soit accordé aux enfants âgés de moins de 18 ans. L’État partie devrait veiller à ce que les mesures qu’il adopte pour prévenir les mariages forcés n’aient pas une incidence disproportionnée sur les droits des personnes appartenant à des minorités ethniques ou nationales. Il devrait aussi évaluer dans quelle mesure le fait de n’autoriser le regroupement des conjoints qu’à la condition que le conjoint résidant au Danemark fournisse une garantie bancaire et n’ait reçu aucune assistance publique pour assurer sa subsistance dans l’année précédant le regroupement constitue une discrimination indirecte à l’encontre des groupes minoritaires, qui sont généralement victimes d’une marginalisation socioéconomique. »

IV. DROIT COMPARÉ

61. Les éléments dont la Cour dispose, notamment une étude de droit comparé portant sur vingt-neuf États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, l’Espagne, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Finlande, la France, la Hongrie, l’Italie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la République de Moldova, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine), montrent que les conditions de base que les citoyens de tel ou tel État doivent remplir pour obtenir un regroupement familial avec des ressortissants étrangers sont globalement similaires dans les pays étudiés, bien que les pratiques puissent varier considérablement d’un pays à l’autre, et d’un cas à l’autre selon les circonstances.

Il apparaît que bon nombre de pays exigent en règle générale que les personnes demandant un regroupement familial relèvent de l’une des catégories de bénéficiaires prévues par leur droit interne et qu’elles soient en possession de documents d’identité en cours de validité, ainsi que d’attestations prouvant l’existence de liens familiaux avec l’un de leurs ressortissants. Par ailleurs, les intéressés doivent en principe disposer de moyens de subsistance suffisants, d’un logement adéquat, d’une assurance maladie, et le conjoint ressortissant de l’État d’accueil doit y être domicilié. Certains États exigent que les conjoints soient âgés d’au moins dix-huit ou vingt et un ans. En outre, il est courant que les candidats au regroupement familial doivent justifier d’une connaissance minimale de la langue de l’État d’accueil.

Un mariage de complaisance, le fait de décliner une fausse identité ou de présenter de faux papiers à l’appui d’une demande de regroupement, ou des préoccupations de sécurité et d’ordre publics ou encore de santé publique peuvent justifier le rejet d’une telle demande.

Certains pays refusent le regroupement familial aux demandeurs qui ont des antécédents judiciaires ou qui seraient à la charge du système de protection sociale, d’autres sanctionnent tout particulièrement le recours à une fausse identité et la formulation de déclarations mensongères dans le cadre de la procédure de regroupement. Dans un certain nombre de pays, l’entrée ou le séjour irréguliers de l’étranger sur le territoire font obstacle à la délivrance d’un permis de séjour, alors que tel n’est pas le cas dans d’autres pays.

Certains pays prévoient des conditions particulières visant par exemple à prévenir la polygamie ou le trafic d’êtres humains.

En général, les conditions posées pour le regroupement familial diffèrent selon le type de permis de séjour demandé. La durée du mariage ainsi que l’existence d’une véritable communauté de vie et d’un domicile dans l’État d’accueil figurent parmi les éléments entrant en ligne de compte pour les demandes de permis de longue durée et l’acquisition de la nationalité.

Aucun des États membres pour lesquels la Cour dispose d’informations n’établit de distinction, aux fins du regroupement familial, entre les « citoyens de naissance » et les « citoyens ayant acquis la nationalité après la naissance ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8

62. Les requérants allèguent que le refus des autorités danoises de leur accorder le bénéfice du regroupement familial au Danemark emporte violation de leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14. Sur le terrain de cette dernière disposition, ils soutiennent que la modification de la loi sur les étrangers en vigueur depuis le 1er janvier 2004, qui, selon eux, dispense de la condition des attaches les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (dérogation appelée « la règle des vingt-huit ans »), opère une différence de traitement injustifiée entre deux catégories de citoyens danois, à savoir entre les Danois de naissance et ceux qui – comme M. Biao – ont acquis la nationalité danoise après la naissance, ainsi qu’entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique.

63. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

L’article 14 de la Convention se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. L’arrêt de la chambre

64. Dans son arrêt du 25 mars 2014, la chambre a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 8 pris isolément. Elle a notamment estimé que les autorités danoises avaient ménagé un juste équilibre entre, d’une part, l’intérêt général qu’il y avait à assurer un contrôle effectif de l’immigration et, d’autre part, la nécessité pour les requérants d’obtenir un regroupement familial au Danemark. Elle a observé que M. Biao avait de fortes attaches avec le Togo, le Ghana et le Danemark, et que Mme Biao avait de très fortes attaches avec le Ghana tandis que son seul lien avec le Danemark résultait de son mariage avec le requérant, qui vivait dans ce pays et qui avait la nationalité danoise. En outre, la chambre a constaté que les requérants n’avaient jamais obtenu l’assurance des autorités danoises que Mme Biao se verrait accorder un droit de séjour. Après avoir relevé que la condition des attaches était aussi applicable aux ressortissants danois depuis juillet 2002, elle a jugé que les requérants ne pouvaient ignorer, lors de leur mariage en février 2003, que la situation de Mme Biao au regard du droit des étrangers rendait d’emblée la perspective d’une vie familiale au Danemark incertaine. Par ailleurs, elle a estimé que dès lors que les requérants s’étaient vu notifier la décision de rejet de leur demande de regroupement familial prise par les autorités en juillet 2003, Mme Biao ne pouvait espérer se voir accorder une autorisation de séjour simplement parce qu’elle était entrée au Danemark au moyen d’un visa de tourisme. Enfin, ayant relevé que M. Biao avait lui-même indiqué qu’il pourrait s’installer au Ghana avec sa famille s’il y obtenait un emploi rémunéré, la chambre a conclu que le refus des autorités de délivrer à Mme Biao un permis de séjour au Danemark n’empêchait pas les conjoints d’exercer leur droit à la vie familiale au Ghana ou dans un autre pays.

65. En ce qui concerne le grief des requérants tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8, la chambre a conclu, par quatre voix contre trois, qu’il n’y avait pas eu violation de ces dispositions considérées ensemble.

66. Pour se prononcer ainsi, elle a estimé, en premier lieu, que les requérants n’avaient pas démontré que la règle des vingt-huit ans avait opéré une discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique à leur égard. Elle a rappelé qu’un grief analogue avait été soulevé dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni (28 mai 1985, §§ 84-86, série A no 94), et que celui-ci avait été rejeté. Après avoir jugé que le raisonnement suivi par la Cour dans l’affaire en question était applicable en l’espèce, la chambre a souligné que les étrangers qui étaient nés et qui avaient grandi au Danemark – ou qui y étaient arrivés en bas âge et qui y avaient été élevés – et qui y résidaient légalement depuis au moins vingt-huit ans étaient eux aussi dispensés de la condition des attaches.

67. En revanche, la majorité de la chambre a conclu qu’il y avait eu une différence de traitement entre M. Biao, qui était titulaire de la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans, et les personnes qui possédaient cette nationalité depuis au moins vingt-huit ans. À cet égard, la chambre a relevé qu’il était manifeste que les attaches cumulées des requérants avec le Danemark n’étaient pas plus fortes que leurs liens avec un autre pays à l’époque pertinente. Elle a également observé que M. Biao possédait la nationalité danoise depuis moins de deux ans lorsque sa demande de regroupement familial avait été rejetée en 2004. Elle a jugé que le refus de dispenser le requérant de la condition des attaches après un laps de temps aussi bref ne pouvait être considéré comme disproportionné au but poursuivi par la règle des vingt-huit ans, laquelle visait à favoriser une catégorie de citoyens qui avaient généralement avec le Danemark des attaches si durables et depuis si longtemps qu’un regroupement familial dans ce pays avec un conjoint étranger ne présentait pas de problème, puisqu’il était en principe possible à ce conjoint de bien s’intégrer dans la société danoise.

B. Thèses des parties

1. Les requérants

68. Les requérants se disent victimes d’une discrimination indirecte. Ils soutiennent en premier lieu qu’il existe en matière de regroupement familial une différence de traitement flagrante entre les Danois de naissance et les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, considérant que les Danois de naissance sont dispensés de la condition des attaches dès qu’ils atteignent l’âge de vingt-huit ans, tandis que les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance doivent attendre vingt-huit ans avant de pouvoir bénéficier de la même dispense. Ils avancent en second lieu que cette différence de traitement s’analyse également en une discrimination indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique, affirmant que la plupart des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise alors que les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance sont très majoritairement d’une autre origine ethnique.

69. Reprenant un argument qu’ils avaient exposé devant la chambre, les requérants plaident que la règle des vingt-huit ans ne poursuit pas un but légitime en ce qui concerne les citoyens danois candidats au regroupement familial avec un conjoint n’ayant pas la nationalité danoise et résidant à l’étranger, alléguant qu’elle cible les citoyens danois qui ne sont pas d’origine ethnique ou nationale danoise et qu’elle n’a pas pour but, comme voudrait selon eux le faire admettre le Gouvernement, de faciliter l’intégration des nouveaux arrivants et de contrôler l’immigration. Ils contestent en outre la thèse selon laquelle cette règle tend également à préserver le bien-être économique du pays, arguant que le regroupement familial de conjoints n’a pas d’incidences financières pour l’État dès lors que le conjoint qui réside au Danemark doit subvenir aux besoins de l’autre.

70. Par ailleurs, les requérants renvoient à l’avis des juges minoritaires de la chambre, qui, à leurs yeux, conforte leur thèse selon laquelle il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

71. Les requérants avancent que le Gouvernement n’a donné aucune justification objective au traitement défavorable réservé à une catégorie de citoyens danois, à savoir les citoyens naturalisés. Ils ajoutent qu’il n’a pas non plus fourni de motif raisonnable justifiant l’établissement d’une différence de traitement fondée sur le motif factuel que constitue, selon eux, l’origine ethnique ou nationale, et ils estiment que cette différence doit reposer sur des raisons d’autant plus solides que les États membres disposent d’une marge d’appréciation assez limitée en matière de regroupement familial.

72. Le refus des autorités danoises d’accorder aux requérants le bénéfice du regroupement familial aurait contraint les intéressés à s’« exiler » en Suède, pays dont la législation serait plus accueillante à l’égard des étrangers. Cet exil serait pour les requérants source d’humiliation et de souffrance.

73. Contestant l’ensemble des arguments avancés par le Gouvernement, les requérants affirment que la règle des vingt-huit ans rend presque impossible le regroupement de M. Biao avec son épouse au Danemark. Ils soutiennent qu’ils ne pourront pas vivre ensemble dans ce pays avant 2030 et que cette situation affecte aussi leur enfant, bien que celui-ci soit danois. Ils renvoient à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphe 56 ci-dessus).

2. Le Gouvernement

74. Le Gouvernement soutient que la non-application de la règle des vingt-huit ans au requérant est conforme au droit en vigueur, c’est-à-dire à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers. Il avance que la règle en question poursuit un but légitime, à savoir permettre aux Danois expatriés ayant des attaches fortes et durables avec le Danemark d’obtenir un regroupement familial dans ce pays, et qu’elle repose sur le postulat voulant que le conjoint étranger d’un Danois expatrié peut en principe bien s’intégrer dans la société danoise et que le regroupement familial de ces personnes ne posera donc pas de problèmes. Il ajoute que, du point de vue politique, le durcissement de la condition des attaches opéré en 2002 avait été perçu comme une mesure involontairement et injustement défavorable à cette catégorie de citoyens danois. De manière plus générale, il plaide que la règle des vingt-huit ans poursuit un but légitime, à savoir contrôler l’immigration et faciliter l’intégration, considérations d’ordre économique et social qu’il juge importantes. Par ailleurs, il estime que le refus d’accorder à la requérante le bénéfice d’un regroupement familial au Danemark ménage un juste équilibre et qu’il est nécessaire dans une société démocratique.

75. Le Gouvernement affirme que la condition des attaches constitue la règle générale et qu’elle vise à garantir une bonne intégration dans la société danoise par l’application de critères de compétences linguistiques, d’éducation, de formation et d’emploi, le principe étant, selon lui, que le conjoint qui réside au Danemark sera d’autant plus à même d’aider son conjoint étranger à s’intégrer qu’il sera lui-même bien intégré.

76. Le Gouvernement ajoute que la condition des attaches peut être écartée en présence de « motifs exceptionnels » (articles 9 § 7 et 9 c) § 1 de la loi sur les étrangers, paragraphes 37 et 39 ci-dessus), motifs qui pourraient découler, entre autres, des obligations internationales contractées par le Danemark, notamment au titre de l’article 8 de la Convention.

77. Le Gouvernement explique que cette condition peut également être levée en application de la règle dérogatoire des vingt-huit ans, et que celle-ci a été introduite en 2004 pour assouplir la condition des attaches au profit des personnes qui ont de manière générale des liens forts et durables avec le Danemark. Il en déduit que la règle des vingt-huit ans ne constitue pas une condition mise au regroupement de conjoints mais une exception à la condition des attaches.

78. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que les citoyens naturalisés, y compris les personnes qui sont arrivées au Danemark après la naissance, auront de bonnes chances d’y obtenir un regroupement familial avec un conjoint étranger s’ils satisfont à la condition des attaches ou si des « motifs exceptionnels » les en dispensent. Il réaffirme que des époux dont les attaches cumulées avec un autre pays ne sont pas plus fortes que celles qu’ils ont avec le Danemark satisferont en principe à la condition en question dès le premier séjour de l’époux étranger au Danemark, sans autre exigence. Il avance que lorsque des conjoints ont tous deux été élevés dans un même pays étranger, situation qui est selon lui celle des requérants, et que le conjoint résident a fait des efforts pour s’intégrer, la condition des attaches sera normalement remplie au plus tard quand ce dernier aura séjourné douze ans au Danemark au titre d’un permis de séjour, soit en général après trois ans de possession de la nationalité, et dans de nombreux cas beaucoup plus tôt. Il indique que les requérants ont été informés de cette pratique dans la décision rendue le 27 août 2004 par le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration (paragraphes 24 et 43 ci-dessus). En conséquence, il affirme que les requérants auraient eu des chances de satisfaire dès 2005 à la condition des attaches si M. Biao était resté au Danemark et s’ils avaient renouvelé leur demande de regroupement familial. Dans ces conditions, le Gouvernement estime qu’il est inexact de présumer que les requérants ne seront autorisés à vivre ensemble au Danemark que lorsque M. Biao aura cinquante-neuf ans, en 2030.

79. Le Gouvernement ajoute que la règle des vingt-huit ans poursuit le même but que la condition de naissance dans le pays, que la Cour avait selon lui jugée compatible avec la Convention dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité, § 88) au motif qu’« il exist[ait] en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découl[ai]ent de leur naissance sur son territoire ». Il renvoie à l’affaire Ponomaryov et autres c. Bulgarie ((déc), no 5335/05, 18 septembre 2007), dans laquelle la Cour aurait jugé qu’« il exist[ait] en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux qui [avaient] des attaches particulières avec un pays ».

80. En outre, le Gouvernement déclare que selon un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, de contrôler l’entrée des étrangers sur leur sol dans l’intérêt de leur bien-être économique. Il expose que le modèle de société danois repose sur un régime de protection sociale universelle caractérisé, selon lui, par des prestations généreuses, notamment la gratuité des soins médicaux et de l’éducation pour tous à tous les niveaux, et une aide financière substantielle pour les familles avec enfants et les soins aux enfants et aux personnes âgées. Il indique en outre que ces prestations sont financées dans une faible mesure par les régimes d’assurance et les contributions acquittées par les usagers, et dans une très large mesure par les prélèvements et impôts généraux, qui seraient parmi les plus élevés au monde. Selon le Gouvernement, les dépenses de protection sociale consacrées à un citoyen donné sont donc dans de nombreux cas, selon l’usage que celui-ci fait des services offerts, plus élevées que le montant de l’impôt payé par ce même citoyen. Les contribuables seraient donc loin d’être tous des contributeurs nets à l’économie nationale. Il en irait de même des conjoints admis au regroupement familial lorsque celui qui réside au Danemark assure la sécurité financière et subvient aux besoins de son conjoint nouvellement arrivé. La volonté des Danois de financer le système de protection sociale universelle et le niveau élevé de redistribution reposerait notamment sur des valeurs telles que le profond esprit de solidarité et le souci du bien commun qui caractériseraient la société danoise. En conséquence, selon le Gouvernement, si un grand nombre de personnes sont mal intégrées financièrement et/ou socialement dans cette société, l’adhésion au modèle sur lequel celle-ci repose actuellement pourrait s’en trouver compromise à long terme. Ces considérations susciteraient des questions particulières concernant le contrôle de l’immigration et l’intégration, et conduiraient à accorder une grande importance à la perspective d’une intégration réussie des nouveaux arrivants, du point de vue des individus concernés comme d’un point de vue plus général. Les règles subordonnant le regroupement familial à l’existence d’attaches avec le Danemark devraient être envisagées notamment à la lumière de ces considérations.

81. En ce qui concerne le moment à retenir aux fins de l’appréciation de l’affaire des requérants, le Gouvernement affirme que les intéressés se sont installés en Suède en novembre 2003 et qu’ils n’ont pas présenté de nouvelle demande de regroupement familial au Danemark depuis lors, bien qu’ils eussent pu le faire. Il avance que, conformément à la législation danoise, leur situation ne pourra être réexaminée que s’ils déposent une nouvelle demande de regroupement. Selon lui, la procédure judiciaire interne a porté sur la situation telle qu’elle se présentait au moment où les autorités administratives se sont prononcées sur la demande des requérants. La Cour suprême aurait donc jugé, par un arrêt du 13 janvier 2010 rendu en dernier ressort, qu’il n’y avait pas lieu d’annuler la décision de rejet rendue le 27 août 2004 par le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration (l’instance administrative suprême) puisqu’elle n’était pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. La Cour suprême se serait donc prononcée sur la base de la situation de 2004, et non sur celle de 2010. À cet égard, il découlerait de la règle subordonnant la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme à l’épuisement des voies de recours internes (article 35 § 1 de la Convention) et de la jurisprudence constante de la Cour que le moment où la décision litigieuse – en l’occurrence la décision administrative – a été rendue est déterminant pour l’appréciation d’une affaire que la Cour est appelée à examiner au regard de la Convention. Dans ces conditions, l’année 2004 serait la période à retenir aux fins de l’appréciation de la Cour, et non les années 2010 ou 2015.

82. Par ailleurs, comme la Cour suprême, le Gouvernement estime que la règle des vingt-huit ans n’a pas eu d’effets disproportionnés à l’égard du requérant, né au Togo en 1971 et entré au Danemark en 1993. Il indique que l’intéressé a obtenu la nationalité danoise en 2002, après avoir vécu neuf ans au Danemark, qu’il a épousé la requérante en 2003 et que le couple a aussitôt introduit une demande de regroupement familial de conjoints au Danemark, qui aurait été rejetée par une décision définitive en août 2004. D’après le Gouvernement, le requérant possédait donc la nationalité danoise depuis moins de deux ans lorsqu’il s’est vu refuser le regroupement familial demandé.

83. Le Gouvernement ajoute que les intéressés ne pouvaient ignorer que la situation de la requérante au regard du droit des étrangers était telle que le maintien de leur vie familiale au Danemark était d’emblée très incertain, expliquant que, d’une part, la condition des attaches avait été étendue aux ressortissants danois candidats à un regroupement familial de conjoints un an avant le mariage des requérants et le dépôt de leur demande de regroupement et que, d’autre part, la règle dérogatoire des vingt-huit ans n’avait été introduite que dix mois après la demande de permis de séjour formulée par la requérante.

84. Le Gouvernement indique que la Cour l’a invité à répondre à la question suivante dans ses observations devant la Grande Chambre :

« La Cour invite le Gouvernement à lui indiquer combien de personnes ont bénéficié de la règle des vingt-huit ans énoncée à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et combien d’entre elles étaient des citoyens danois d’origine ethnique danoise, ainsi qu’à lui communiquer les autres données statistiques dont il pourrait disposer relativement à l’application de la règle des vingt-huit ans. »

85. Le Gouvernement a répondu qu’il n’était malheureusement pas en mesure de fournir les informations spécifiques sollicitées par la Cour (paragraphe 44 ci-dessus). Toutefois, il a adressé un mémorandum établi le 1er décembre 2005 et portant sur l’application de la condition des attaches dans le cadre du regroupement familial de conjoints au titre de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, ainsi que des statistiques générales sur le regroupement familial au Danemark (paragraphes 41-46 ci-dessus).

86. Enfin, dans le cadre de la procédure suivie devant la Grande Chambre, le Gouvernement a déclaré que, du fait de l’installation du requérant en Suède le 15 novembre 2003, « on p[ouvait] à juste titre supposer que les requérants et leur enfant aur[aient] des chances d’obtenir un permis de séjour au Danemark s’ils en [faisaient] la demande depuis la Suède » en application de la Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, et au regard de l’arrêt rendu le 25 juillet 2008 par la CJUE dans l’affaire Blaise Baheten Metock et autres c. Minister for Justice, Equality and Law Reform (C-127/08, EU:C:2008:449) (paragraphe 59 ci-dessus).

3. Le tiers intervenant

87. Les observations du Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (Centre AIRE) portent principalement sur les dispositions du droit de l’Union européenne relatives à la citoyenneté de l’Union et au droit de libre circulation.

Le Centre AIRE soutient que l’article 53 de la Convention s’oppose à ce que le droit au respect de la vie privée et familiale soit interprété par la Cour d’une manière plus restrictive que le respect de la vie familiale garanti par les dispositions pertinentes du droit de l’Union européenne. Il estime en conséquence que, dans la mesure où le droit de l’Union européenne trouve selon lui à s’appliquer, la Convention ne peut recevoir une interprétation conduisant à accorder à la vie familiale (et privée) une protection moins généreuse que celle dont elle bénéficie en vertu des dispositions pertinentes du droit de l’Union.

Renvoyant, mutatis mutandis, à l’arrêt de la CJUE du 7 juillet 1992 dans Mario Vicente Micheletti et autres c. Delegación del Gobierno en Cantabria (C-369/90, EU:C:1992:295), le Centre AIRE avance que le droit de l’Union européenne n’établit aucune distinction entre les personnes selon qu’elles ont acquis une nationalité par la naissance, par enregistrement ou par naturalisation. Il en déduit que le fait d’opérer, dans la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales, une distinction fondée sur le mode d’acquisition de la nationalité ou l’ancienneté de celle-ci contrevient au droit de l’Union européenne.

S’appuyant sur l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire Metock et autres, précité (paragraphe 59 ci-dessus), le Centre AIRE soutient que les citoyens de l’Union qui ont migré dans un État membre ont le droit de retourner dans leur pays d’origine avec les membres de leur famille ressortissants de pays tiers après avoir exercé dans cet État membre les droits qui leur sont reconnus par les traités et qu’ils ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination à rebours au motif qu’ils ont la nationalité de leur pays d’origine.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

88. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39-40, CEDH 2005‑X, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).

89. Selon la jurisprudence établie de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV, et Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23). L’article 14 énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » en anglais) (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, série A no 22, et Carson et autres, précité, § 70), ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » en anglais). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large (Carson et autres, précité, § 70) ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-58, 13 juillet 2010).

90. Une différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 82).

91. Une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable » (voir, entre autres, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 161, CEDH 2014, et D.H. et autres c. République tchèque, précité, §§ 175 et 184-185).

92. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà statué que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 177).

93. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement (voir, par exemple, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 108, CEDH 2014, X et autres c. Autriche, [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013, et Vallianatos et autres, précité, § 76). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Burden, précité, § 60, Carson et autres, précité, § 61, Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 70, 2 novembre 2010, et Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 89, CEDH 2011). Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003-X, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 87, CEDH 2009, et Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 52, CEDH 2011).

94. Aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour justifiée dans une société démocratique contemporaine. La discrimination fondée, notamment, sur l’origine ethnique d’une personne constitue une forme de discrimination raciale (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 176, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005-XII, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

a) Applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

95. Les parties ne disconviennent pas que les faits litigieux, à savoir le rejet de la demande de regroupement familial formulée par les requérants et la non-application en l’espèce de la règle des vingt-huit ans, tombent sous l’emprise de l’article 8. La Cour souscrit à cette appréciation. En conséquence, renvoyant aux principes exposés au paragraphe 88 ci-dessus, elle conclut que l’article 14 combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce (voir, par exemple, Hode et Abdi c. Royaume-Uni, no 22341/09, § 43, 6 novembre 2012).

b) Observation de l’article 14 combiné avec l’article 8

i. Les faits de l’espèce révèlent-ils une discrimination ?

96. Il ne prête pas à controverse que les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle d’autres couples composés d’un citoyen danois et d’un ressortissant étranger désireux d’obtenir un regroupement familial au Danemark. En outre, à l’instar des juridictions internes, le Gouvernement reconnaît que la règle des vingt-huit ans opère effectivement une différence de traitement entre les citoyens danois selon l’ancienneté de leur nationalité danoise. Les Danois qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans peuvent bénéficier de la dérogation à la condition des attaches, contrairement à ceux qui ne la possèdent pas depuis au moins vingt-huit ans. En conséquence, la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, comme les requérants l’affirment, la règle des vingt-huit ans entraîne aussi entre les Danois de naissance et les Danois qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance une différence de traitement constitutive d’une discrimination indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique.

97. La Cour rappelle que le 1er juillet 2003, l’office de l’immigration a rejeté la demande de permis de séjour présentée par la requérante au motif que les requérants ne satisfaisaient pas à la condition des attaches et que le 27 août 2004 le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a débouté les intéressés de leur recours pour le même motif. Faute pour le requérant de posséder la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, les intéressés n’ont pas bénéficié de la règle des vingt-huit ans, dérogatoire à la condition des attaches, qui avait été introduite depuis peu et qui était entrée en vigueur le 1er janvier 2004.

98. La Cour observe que la règle des vingt-huit ans a été instaurée par la loi no 1204 du 27 décembre 2003, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, pour assouplir l’application de la condition des attaches au profit des personnes résidant au Danemark et possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. Depuis lors, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers se lit ainsi (paragraphe 35 ci-dessus) :

« Lorsqu’un permis de séjour est demandé au titre du paragraphe 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou que le permis est sollicité au titre du paragraphe 1 i) b) à d), il ne pourra être délivré que si les attaches cumulées des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. Les Danois résidant au Danemark qui ont été adoptés à l’étranger avant leur sixième anniversaire et qui ont acquis la nationalité danoise au plus tard au moment de leur adoption sont réputés être Danois depuis leur naissance. »

Il convient de relever que le libellé de cette disposition opère une distinction uniquement entre les personnes résidant au Danemark qui sont titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans et celles qui ne la possèdent pas depuis au moins vingt-huit ans.

99. D’après les travaux préparatoires (paragraphe 36 ci-dessus), cet amendement visait à permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement familial de conjoints dans ce pays. Il ciblait une catégorie de personnes auxquelles le libellé de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers n’offrait alors pas les mêmes possibilités qu’aux Danois et aux étrangers résidant au Danemark d’obtenir un regroupement familial de conjoints dans ce pays. Cet assouplissement à la condition des attaches devait donner

« aux Danois expatriés une réelle possibilité de revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger et offr[ir] aux jeunes Danois désireux de voyager à l’étranger et d’y séjourner pendant un certain temps la certitude de pouvoir revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger sans en être empêchés par la condition des attaches ».

100. En outre, toujours selon les travaux préparatoires (paragraphe 37 ci-dessus), la dérogation pour « motifs exceptionnels » prévue par l’article en question devait englober les situations couvertes par les obligations internationales contractées par le Danemark. Les travaux préparatoires indiquent expressément que le fait, pour un étranger, de justifier d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark depuis sa prime jeunesse devait constituer un « motif exceptionnel » au sens de l’article 9 § 7. En conséquence, les personnes qui ne possédaient pas la nationalité danoise mais qui étaient nées et qui avaient été élevées au Danemark – ou qui y étaient arrivées en bas âge et y avaient été élevées – devaient elles aussi être dispensées de la condition des attaches dès lors qu’elles résidaient légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

101. Pour les raisons exposées ci-après, la Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement voulant que la différence de traitement en cause s’explique exclusivement par la durée de possession de la nationalité danoise et que si les requérants n’ont pas été traités de la même façon que l’eût été un couple candidat au regroupement familial dont l’un des membres aurait été danois depuis au moins vingt-huit ans, c’est parce que le requérant était danois depuis moins longtemps.

102. Les requérants soutiennent que la règle des vingt-huit ans entraîne en pratique une différence de traitement entre les Danois de naissance et les Danois qui acquièrent la nationalité danoise après la naissance. En outre, ils avancent que la plupart des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise tandis que les personnes qui acquièrent la nationalité danoise après la naissance sont très majoritairement d’une autre origine ethnique et que cette différence de traitement s’analyse donc en une discrimination indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique. À cet égard, ils renvoient notamment à l’opinion exprimée par les juges minoritaires de la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessus), qui ont estimé que la règle des vingt-huit ans opérait une différence de traitement indirecte entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique en matière de droit au regroupement familial de conjoints.

103. Par le passé, la Cour a déjà admis qu’une différence de traitement pouvait consister en un effet préjudiciable disproportionné occasionné par une politique ou une mesure qui, bien que formulée de manière neutre, opère une discrimination à l’égard d’un groupe (voir, par exemple, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001). Une telle situation s’analyse en une « discrimination indirecte » qui n’exige pas nécessairement qu’il y ait une intention discriminatoire (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 184).

104. Il importe donc en l’espèce de rechercher si l’application de la règle des vingt-huit ans a en pratique un effet préjudiciable disproportionné sur les personnes qui, comme le requérant, ont acquis la nationalité danoise après la naissance et qui ne sont pas d’origine ethnique danoise (ibidem, § 185).

105. À cette fin, la Cour estime qu’il convient d’examiner la disposition pertinente de la loi sur les étrangers d’un point de vue historique. Elle observe que, lorsqu’il a été introduit dans la législation danoise le 3 juin 2000, le critère des attaches était initialement l’une des conditions auxquelles les étrangers résidant au Danemark devaient satisfaire pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial.

106. Le 1er juillet 2002, la condition des attaches a été étendue aux ressortissants danois. Les travaux préparatoires (paragraphe 33 ci-dessus), expliquent notamment cette extension comme suit :

« (...) L’expérience montre que l’intégration est particulièrement difficile pour les familles dont les membres, génération après génération, font venir leur conjoint au Danemark depuis leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement une personne de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents. Cette pratique contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise. Elle constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark. Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. »

107. Toutefois, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 35 ci-dessus), il est rapidement apparu que l’extension de la condition des attaches aux citoyens danois n’était pas sans conséquences pour les Danois expatriés, qui éprouvaient des difficultés à revenir au Danemark avec leur conjoint étranger.

108. Dans le cadre de la procédure suivie devant la Grande Chambre, la Cour a invité le Gouvernement à lui indiquer combien de personnes avaient bénéficié de la règle des vingt-huit ans énoncée à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et combien d’entre elles étaient des citoyens danois d’origine ethnique danoise (paragraphe 84 ci-dessus).

109. Comme indiqué ci-dessus, le Gouvernement a répondu à la Cour qu’il n’était malheureusement pas en mesure de lui fournir les informations spécifiques demandées (paragraphe 44 ci-dessus). Toutefois, il lui a adressé un mémorandum daté du 1er décembre 2005 et portant sur l’application au regroupement familial de conjoints de la condition des attaches prévue par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, ainsi que des données statistiques générales sur le regroupement familial au Danemark.

110. Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure de déterminer le nombre exact de personnes qui ont bénéficié de la règle des vingt-huit ans énoncée à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers ni combien d’entre elles étaient des Danois d’origine ethnique danoise ou des Danois d’une autre origine ethnique.

111. Néanmoins, elle estime pouvoir conclure en l’espèce, sans être exhaustive en ce qui concerne les catégories de personnes concernées, que :

a) conformément à ce qui était prévu, tous les Danois de naissance expatriés qui, en l’absence de la règle des vingt-huit ans, auraient eu des difficultés à satisfaire à la condition des attaches à leur retour au Danemark avec un conjoint étranger peuvent bénéficier de la règle en question dès l’âge de vingt-huit ans ;

b) tous les autres Danois de naissance résidant au Danemark peuvent bénéficier de cette règle dès l’âge de vingt-huit ans ;

c) en outre, il ressort des travaux préparatoires (paragraphe 37 ci-dessus) que les personnes d’origine étrangère qui ne possèdent pas la nationalité danoise mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge peuvent elles aussi bénéficier de cette règle à l’âge de vingt-huit ans ou peu après leur vingt-huitième anniversaire dès lors qu’elles justifient d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark ;

d) la plupart, sinon la totalité, des personnes qui, comme M. Biao, ont acquis la nationalité danoise après la naissance ne peuvent pas bénéficier de la règle des vingt-huit ans puisque la dérogation qu’elle prévoit ne déploiera ses effets que vingt-huit ans après qu’elles auront acquis la nationalité danoise.

Le Gouvernement soutient que cela ne signifie pas, contrairement à ce qu’affirment les requérants, que les personnes relevant de cette catégorie doivent effectivement attendre vingt-huit ans avant de pouvoir bénéficier d’un regroupement familial. À cet égard, il explique que lorsque des conjoints, à l’instar des requérants, ont tous deux été élevés dans le même pays et que l’un d’entre eux a acquis la nationalité danoise après la naissance, ils satisferont en principe à la condition des attaches trois ans après l’acquisition par ce dernier de la nationalité danoise ou après douze ans de séjour régulier au Danemark (paragraphe 78 ci-dessus).

La Cour relève que les notes explicatives consacrées à la règle des vingt-huit ans ne précisent pas que celle-ci n’aura pas d’effets préjudiciables disproportionnés sur les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, puisqu’elles satisferont toujours à la condition des attaches dans un délai beaucoup plus bref. Par ailleurs, la Cour observe qu’il n’existe pas de statistiques sur ce point. En outre, elle note que la condition des attaches n’est pas automatiquement remplie après trois ans de possession de la nationalité danoise ou douze années de séjour régulier au Danemark. Qui plus est, il importe de relever que si une personne acquiert la nationalité danoise (catégorie d)) à vingt-huit ans, par exemple, soit après neuf ans de séjour régulier au Danemark (paragraphes 14 et 30 ci-dessus), elle devra normalement encore attendre trois ans pour satisfaire à la condition des attaches. En revanche, les Danois de naissance âgés de vingt-huit ans qui résident au Danemark (catégorie b)) sont dispensés de la condition des attaches dès leur vingt-huitième anniversaire, de même que les Danois de naissance expatriés âgés de vingt-huit ans (catégorie a)) même s’ils n’ont résidé que peu de temps au Danemark. Dans ces conditions, bien que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance puissent devoir attendre non pas vingt-huit ans pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial mais seulement trois ans ou guère plus, la Cour estime que cela n’enlève rien au fait que la règle des vingt-huit ans a un effet préjudiciable sur les citoyens danois qui se trouvent dans la situation des requérants.

112. Par ailleurs, la Cour estime raisonnable de supposer qu’au moins la plupart des Danois expatriés relevant de la catégorie a) et des Danois de naissance résidant au Danemark relevant de la catégorie b), qui peuvent bénéficier de la règle des vingt-huit ans, sont généralement d’origine ethnique danoise, tandis que les personnes de la catégorie d) – qui, comme M. Biao, ont acquis la nationalité danoise après la naissance et auxquelles la règle des vingt-huit ans ne s’applique pas – sont en général d’origine ethnique étrangère.

113. Il ne faut pas perdre de vue que la possibilité offerte aux personnes relevant de la catégorie c) – qui sont d’origine ethnique étrangère – de bénéficier de la règle des vingt-huit ans ne change rien au fait que celle-ci a pour conséquence indirecte de favoriser les Danois d’origine ethnique danoise et de désavantager les personnes d’origine ethnique étrangère qui, comme le requérant, ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou d’avoir à leur égard un effet préjudiciable disproportionné (paragraphe 103 ci-dessus).

114. Dans ces conditions, il y a lieu de renverser la charge de la preuve et de la faire peser sur le Gouvernement, qui doit démontrer que cette différence d’effet de la législation poursuit un but légitime et qu’elle est le résultat de facteurs objectifs qui ne sont pas liés à l’origine ethnique (paragraphes 115-137 ci-dessous). Aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne pouvant passer pour justifiée dans une société démocratique contemporaine et une différence de traitement fondée exclusivement sur la nationalité ne pouvant être admise que si elle repose sur des considérations impérieuses ou très fortes (paragraphes 93-94 ci-dessus), il incombe au Gouvernement de prouver qu’il existait de telles considérations, qui n’étaient pas liées à l’origine ethnique, pour que cette discrimination indirecte puisse être considérée comme compatible avec l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

ii. Légitimité du but poursuivi

115. Le Gouvernement avance que la règle des vingt-huit ans a pour but de dispenser de la condition des attaches des personnes qui, de manière générale, ont des attaches fortes et durables avec le Danemark, et que cette règle repose sur le postulat selon lequel le regroupement familial de ces personnes avec un conjoint étranger ne poserait pas de problèmes puisque, selon lui, ce conjoint pourrait en principe bien s’intégrer dans la société danoise. Il ajoute que cette règle vise en particulier à permettre aux Danois expatriés d’obtenir un regroupement familial au Danemark, ceux-ci ayant été involontairement et injustement désavantagés par le durcissement de la condition des attaches opéré en 2002. Enfin, et de manière plus générale, il plaide que la règle des vingt-huit ans poursuit un but légitime consistant à contrôler l’immigration et à faciliter l’intégration (paragraphe 80 ci-dessus).

116. Pour leur part, les requérants soutiennent que les autorités danoises ont introduit la disposition juridique litigieuse dans le but délibéré de cibler les Danois qui ne sont pas d’origine ethnique ou nationale danoise, de sorte que le but poursuivi ne peut à leurs yeux passer pour légitime. Ils renvoient à cet égard aux conclusions des juges minoritaires de la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessus).

117. La Cour rappelle qu’en matière d’immigration, l’article 8 pris isolément ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela étant, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général (voir, entre autres, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 107, 3 octobre 2014). En outre, la Cour a maintes fois admis que le contrôle de l’immigration, qui sert l’intérêt général du bien-être économique du pays, poursuit un but légitime au sens de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Zakayev et Safanova c. Russie, no 11870/03, § 40, 11 février 2010, Osman c. Danemark, 38058/09, § 58, 14 juin 2011, J.M. c. Suède (déc.), no 47509/13, § 40, 8 avril 2014, et F.N. c. Royaume-Uni (déc.), no 3202/09, § 37, 17 septembre 2013).

118. Cela étant, la Cour relève que la présente affaire porte sur le respect de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 et que des mesures de contrôle de l’immigration qui peuvent passer pour compatibles avec l’article 8 § 2, au regard notamment du critère du but légitime, peuvent néanmoins s’analyser en une discrimination injustifiée contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8. La jurisprudence est peu abondante sur cette question. Dans l’arrêt Hode et Abdi (précité, § 53), la Cour a conclu que le fait d’avantager certains groupes d’immigrants pouvait passer pour un but légitime aux fins de l’application de l’article 14 de la Convention. En outre, dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité, § 87), elle a jugé légitime le but invoqué par le gouvernement défendeur, qui consistait à « épargner aux femmes ayant des liens étroits avec le Royaume-Uni les épreuves qu’elles auraient traversées si, après leur mariage, il leur avait fallu se rendre à l’étranger pour pouvoir rester avec leur mari » ou, en d’autres termes, à distinguer une catégorie de citoyens ayant de manière générale des attaches fortes et durables avec le pays.

119. Pour leur part, les juges majoritaires de la Cour suprême ont considéré que la règle des vingt-huit ans poursuivait le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni jugée légitime dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité) : distinguer une catégorie de citoyens ayant de manière générale des attaches fortes et durables avec leur pays (paragraphe 29 ci-dessus).

120. Sans aborder expressément la question de la légitimité du but poursuivi, les juges minoritaires de la Cour suprême ont précisé que la différence de traitement indirecte entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique découlant de l’application de la règle des vingt-huit ans était un effet voulu par le législateur (paragraphe 30 ci-dessus).

121. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les questions de savoir si la discrimination indirecte dont elle a constaté l’existence en l’espèce est ou non un effet voulu par le législateur, comme l’affirment les requérants, et si le but invoqué par le Gouvernement pour justifier l’introduction de la règle des vingt-huit ans est ou non légitime au regard de la Convention. Dans les circonstances de l’espèce, elle juge approprié de se borner à rechercher si la différence de traitement incriminée repose sur des considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique, question qu’elle examinera ci-après.

iii. Justification des buts poursuivis

122. La Cour observe que l’instauration de la règle des vingt-huit ans (paragraphes 29, 35 et 74 ci-dessus) tenait notamment au fait que la modification apportée précédemment, en juillet 2002, à la loi sur les étrangers, qui avait étendu la condition des attaches aux citoyens danois, s’était révélée avoir des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des Danois qui avaient choisi de vivre pendant une période prolongée à l’étranger en y fondant une famille et qui avaient des difficultés à satisfaire à la condition des attaches à leur retour au Danemark. Les autorités danoises ont estimé que les conditions requises pour une bonne intégration des membres de famille des Danois expatriés dans la société danoise étaient en principe réunies, puisque ces derniers maintenaient souvent avec le Danemark de fortes attaches qu’ils partageaient avec leur conjoint ou concubin et, le cas échéant, avec les enfants issus de leur union.

123. La Cour rappelle que les travaux préparatoires consacrés à la règle dérogatoire des vingt-huit ans énoncent que « l’objectif principal ayant conduit au durcissement de [la] condition [des attaches] en 2002 », qui consistait à faciliter l’intégration des étrangers, n’était pas invalidé par l’introduction de cette dérogation. L’« objectif principal » du durcissement de la condition des attaches opéré en 2002 est exposé dans les travaux préparatoires de la modification en question (paragraphe 33 ci-dessus).

124. De l’avis de la Cour, il ressort des documents de la procédure législative que le gouvernement danois entendait, d’une part, contrôler l’immigration et faciliter l’intégration des « étrangers et [d]es Danois d’origine étrangère résidant au Danemark » chez qui l’on avait constaté une « pratique matrimoniale répandue » consistant à « épouser une personne de leur pays d’origine » et, d’autre part, s’assurer que la condition des attaches n’aurait pas d’effets non voulus « notamment à l’égard des citoyens danois ayant choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et y ayant fondé une famille » (paragraphes 33 et 36 ci-dessus).

125. La Cour estime que le motif invoqué par le Gouvernement pour justifier l’introduction de la règle des vingt-huit ans repose dans une large mesure sur des arguments spéculatifs, notamment en ce qui concerne le point de savoir à quel moment on peut considérer, de manière générale, qu’un citoyen danois a créé avec le Danemark des liens suffisamment forts pour qu’un regroupement familial avec un conjoint étranger présente des chances de succès du point de vue de l’intégration de ce dernier. Pour la Cour, la réponse à cette question ne peut dépendre exclusivement de la durée depuis laquelle l’individu concerné possède la nationalité danoise, qu’il s’agisse de vingt-huit ans ou d’une durée moindre. En conséquence, la Cour ne peut souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard du requérant ne peuvent passer pour disproportionnés au regard de la situation de celui-ci dès lors qu’il ne possédait la nationalité danoise que depuis deux ans au moment du rejet de sa demande de regroupement familial. Elle relève que pareil raisonnement semble ne pas tenir compte du fait que, pour obtenir la nationalité danoise, le requérant avait résidé au moins neuf ans au Danemark, qu’il avait justifié de sa connaissance de la langue et de la société danoises, et qu’il avait fait la preuve de sa capacité à subvenir à ses besoins.

Plus précisément, lorsque la demande de regroupement familial présentée par M. Biao a été rejetée en août 2004, non seulement celui-ci était citoyen danois depuis près de deux ans mais il vivait au Danemark depuis plus de dix ans, avait été marié à une citoyenne danoise pendant quatre ans environ, avait suivi plusieurs formations, travaillait au Danemark depuis plus de six ans et son enfant, né le 6 mai 2004, était danois par filiation paternelle. Aucun de ces éléments n’a été ni ne pouvait être pris en considération aux fins de l’application de la règle des vingt-huit ans au requérant alors même que, de l’avis de la Cour, ils étaient pertinents pour apprécier si M. Biao avait tissé avec le Danemark des attaches suffisamment fortes pour qu’un regroupement familial avec son épouse étrangère présentât des chances de succès du point de vue de l’intégration de celle-ci.

126. La Cour considère que certains des arguments avancés par le Gouvernement au cours des travaux préparatoires de la loi qui a étendu, à compter du 1er juillet 2002, la condition des attaches aux Danois résidant au Danemark, reflètent une perception négative du mode de vie des Danois d’origine ethnique étrangère, notamment en ce qui concerne leur « pratique matrimoniale » qui, selon lui, « contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise (...) [et] constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark » (paragraphe 33 ci-dessus). À cet égard, la Cour renvoie à la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Konstantin Markin c. Russie ([GC], no 30078/06, §§ 142‑143, CEDH 2012), selon laquelle des présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Elle estime qu’il convient d’appliquer un raisonnement analogue à la discrimination dirigée contre les personnes qui ont acquis leur nationalité par naturalisation.

127. En conséquence, à ce stade de l’examen, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas établi, par les arguments qu’il a exposés et les documents qu’il a produits devant elle, que la différence de traitement découlant de la législation incriminée était fondée sur des facteurs objectifs non liés à l’origine ethnique.

128. Dans le cadre de son contrôle juridictionnel de l’application aux requérants de la règle des vingt-huit ans, la Cour suprême danoise a jugé, à la majorité, que cette règle dérogatoire reposait sur un critère objectif, au motif selon elle qu’il était objectivement justifié de choisir une catégorie de citoyens danois ayant de fortes attaches avec le Danemark dès lors que, de manière générale, un regroupement familial ne poserait pas de problèmes en ce qui les concerne. Pour se prononcer ainsi, elle est partie du principe qu’il était normalement possible au conjoint ou concubin étranger des citoyens danois relevant de cette catégorie de bien s’intégrer dans la société danoise. En outre, les juges majoritaires de la Cour suprême ont estimé que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard du requérant ne pouvaient passer pour disproportionnés (paragraphe 29 ci-dessus).

129. Dans son arrêt, la majorité de la Cour suprême s’est amplement référée à l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité), estimant que les circonstances factuelles de la présente affaire étaient pour l’essentiel identiques à celles de Mme Balkandali. À cet égard, elle a relevé que Mme Balkandali et M. Biao étaient arrivés dans leurs pays hôtes respectifs à l’âge adulte, que la demande de regroupement familial de conjoints présentée par M. Biao avait été rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali avait été déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique. En outre, s’appuyant notamment sur la conclusion de la Cour selon laquelle « il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire » (ibidem, § 88), les juges majoritaires de la Cour suprême ont estimé, comme indiqué ci-dessus, que

« la condition de possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans poursui[vait] le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni, que la Cour [européenne] a[vait] jugée non contraire à la Convention dans son arrêt de 1985, ce but consistant à établir une distinction entre une catégorie de ressortissants qui, de manière générale, ont avec leur pays des attaches fortes et durables ».

130. Toutefois, la Cour tient à souligner qu’elle a conclu que la règle des vingt-huit ans a un effet indirectement discriminatoire en ce qu’elle favorise les citoyens Danois d’origine ethnique danoise et qu’elle désavantage les personnes d’origine ethnique étrangère qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou qu’elle a à leur égard un effet préjudiciable disproportionné (paragraphe 113 ci-dessus). La Cour suprême a, au contraire, considéré que la discrimination alléguée était fondée exclusivement sur l’ancienneté de la nationalité des personnes concernées, circonstance assimilable selon elle à une « autre situation » au sens de l’article 14 de la Convention. En d’autres termes, le critère de proportionnalité employé par la Cour suprême n’est pas le même que celui appliqué par la Cour, lequel exige que l’effet indirectement discriminatoire de la règle des vingt-huit ans soit justifié par des considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique (paragraphe 114 ci-dessus).

131. En matière de discrimination indirecte opérée par un État entre ses propres ressortissants selon leur origine ethnique, il est très difficile de concilier l’octroi d’un traitement spécial avec les normes et les évolutions internationales actuelles. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit en outre tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 47, 8 avril 2014, Konstantin Markin, précité, § 126, et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013).

132. À cet égard, la Cour observe que les requérants invoquent l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité. Il importe de relever que cet instrument a été ratifié par vingt États membres du Conseil de l’Europe, dont le Danemark (paragraphe 47 ci-dessus). En outre, en ce qui concerne le second paragraphe de l’article 5, le rapport explicatif de cette convention (paragraphe 48 ci-dessus) précise que bien que cette clause ne soit pas une règle impérative à suivre dans tous les cas, elle constitue une déclaration d’intention visant à éliminer l’application discriminatoire des règles relatives à la nationalité entre les ressortissants dès la naissance et les autres ressortissants, y compris les personnes naturalisées. Aux yeux de la Cour, cela laisse entrevoir une tendance à l’émergence d’une norme européenne dont il convient de tenir compte en l’espèce.

133. Par ailleurs, il existe parmi les États membres du Conseil de l’Europe certaines différences en ce qui concerne les conditions à satisfaire pour un regroupement familial (paragraphe 61 ci-dessus). Toutefois, s’agissant de la fixation des conditions du regroupement familial, il apparaît qu’aucun des vingt-neuf États étudiés n’établit, comme le fait le Danemark, une distinction entre ses propres ressortissants selon qu’ils relèvent de telle ou telle catégorie.

134. En ce qui concerne le droit de l’Union européenne, la Cour tient en outre à souligner que les conclusions qu’elle a formulées dans des affaires telles que Ponomaryovi (précité, § 54) et C. c. Belgique (7 août 1996, § 38, Recueil 1996‑III), selon lesquelles « on peut considérer que le traitement préférentiel dont bénéficient les nationaux des États membres de l’Union européenne (...) repose sur une justification objective et raisonnable, l’Union européenne constituant un ordre juridique particulier, qui a en outre établi sa propre citoyenneté », se rapportaient à la question d’un traitement préférentiel fondé sur la nationalité, non à celle d’un traitement plus favorable réservé aux « citoyens de naissance » par rapport aux « citoyens ayant acquis leur nationalité après la naissance » ou à une discrimination indirecte opérée par un pays entre ses propres ressortissants selon leur origine ethnique. La Cour relève également que les règles du droit de l’Union européenne relatives au regroupement familial n’établissent aucune distinction entre les personnes selon qu’elles ont acquis une nationalité par la naissance, par enregistrement ou par naturalisation (paragraphe 87 ci-dessus).

135. En août 2004, les règles du droit de l’Union européenne relatives au regroupement familial n’étaient pas applicables à la situation des requérants (paragraphe 58 ci-dessus). Toutefois, il est intéressant de considérer les dispositions de la législation danoise incriminées à la lumière du droit de l’Union européenne. Du fait de l’installation du requérant en Suède, les intéressés et leur enfant ont désormais des chances d’obtenir un permis de séjour au Danemark s’ils en font la demande depuis la Suède, en application de la Directive 2004/38/CE relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, et au regard de l’arrêt rendu le 25 juillet 2008 par la CJUE dans l’affaire Metock et autres, précitée (paragraphe 59 ci-dessus).

136. En outre, il importe de noter que plusieurs organes indépendants se sont déclarés préoccupés par la discrimination indirecte découlant de la règle des vingt-huit ans. À cet égard, la Cour renvoie entre autres aux passages des rapports précités de l’ECRI, dans lesquels celle-ci a déclaré qu’elle était « vivement préoccupée par le fait que la règle relative aux liens cumulés de vingt-huit ans avec le Danemark constitu[ait] une discrimination indirecte entre les personnes nées au Danemark et celles ayant acquis la citoyenneté de ce pays ultérieurement » (paragraphe 54 ci-dessus, point 49) et que « [l]a règle selon laquelle les personnes qui poss[édaient] la nationalité danoise, que ce [fût] depuis plus de 28 ans ou 26 ans, qui [étaient] nées au Danemark, qui [étaient] venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résid[ai]ent légalement, que ce [fût] depuis plus de 28 ans ou 26 ans, [n’étaient] pas concernées par ce critère risqu[ait] aussi de toucher de manière disproportionnée les Danois d’origine étrangère » (paragraphe 55 ci-dessus, point 129). Le CERD a exprimé des préoccupations analogues (paragraphe 60 ci-dessus, point 15).

137. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a lui aussi fait part de son inquiétude au sujet de l’application de la règle des vingt-huit ans (paragraphe 49 ci-dessus), estimant que celle-ci plaçait les citoyens danois naturalisés dans une situation très défavorable par rapport aux citoyens danois nés au Danemark. Il s’est exprimé dans les termes suivants :

« (...) Le fait que la condition des attaches cumulées ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé en ce qui concerne les citoyens naturalisés, qui auront inévitablement plus de difficultés à y satisfaire à cause de leur origine étrangère, constitue selon moi une restriction excessive au droit à la vie familiale et opère manifestement entre les citoyens danois une discrimination dans l’exercice de ce droit fondamental fondée sur leur origine. »

iv. Conclusion de la Cour

138. En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation très étroite dont jouit l’État défendeur en l’espèce, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique propres à justifier l’effet indirectement discriminatoire de la règle des vingt-huit ans. En effet, celle-ci favorise les citoyens danois d’origine ethnique danoise et désavantage les citoyens danois d’une autre origine ethnique qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou a un effet préjudiciable disproportionné à l’égard de ces derniers.

139. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

140. Invoquant également l’article 8 de la Convention pris isolément, les requérants allèguent que le refus d’accorder à la requérante un permis de séjour au Danemark emporte violation de leur droit au respect de la vie familiale. Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue au paragraphe précédent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la requête sous l’angle de l’article 8 lu isolément.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

141. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

142. Le 12 juillet 2010, date de l’introduction de leur requête devant la Cour, les requérants ont demandé une indemnité pour préjudice moral, sans autre précision.

143. Le 31 mai 2011, ils ont réclamé 5 000 couronnes danoises (DKK) pour le préjudice moral résultant selon eux de la violation alléguée de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14.

144. Le 14 décembre 2012, ils ont demandé, pour préjudice moral, une réparation d’un montant au moins égal à celui de l’indemnité accordée par la Cour dans l’arrêt Hode et Abdi (no 22341/09, § 66, 6 novembre 2012), soit 6 000 euros (EUR). Ils alléguaient que leur départ pour la Suède, qu’ils qualifiaient d’exil, leur avait causé souffrance et humiliation.

145. Enfin, le 15 janvier 2015, dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre, ils ont réclamé, en sus de la réparation pour préjudice moral, la somme de 84 000 EUR pour « la durée de la procédure », renvoyant également aux prétentions qu’ils avaient formulées devant la chambre.

146. Pour sa part, le Gouvernement considère que le constat d’une violation constituerait en soi une satisfaction équitable pour le préjudice moral allégué, avançant notamment que les requérants n’ont jamais été séparés, sauf pendant quelques mois en 2003 juste après leur mariage, période durant laquelle Mme Biao se trouvait encore au Ghana.

147. La Cour souligne que dans l’arrêt Hode et Abdi (précité, § 64), où était également en cause une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, elle a accordé aux requérants les sommes qu’ils réclamaient. En l’espèce, elle estime équitable d’octroyer aux requérants le même montant en réparation du préjudice moral, soit 6 000 EUR.

B. Frais et dépens

148. Devant la chambre, les requérants n’ont pas demandé le remboursement de leurs frais et dépens. Toutefois, il convient de relever qu’au Danemark, conformément à la loi relative à l’assistance judiciaire (Lov 1999-12-20 nr. 940 om retshjælp til indgivelse og førelse af klagesager for internationale klageorganer i henhold til menneskerettighedskonventioner), les justiciables peuvent se voir accorder une assistance judiciaire gratuite pour l’introduction et l’instruction de leurs plaintes devant les organes internationaux institués par les conventions internationales de défense des droits de l’homme (voir, par exemple, Valentin c. Danemark, no 26461/06, § 82, 26 mars 2009, et Vasileva c. Danemark, no 52792/99, § 50, 25 septembre 2003).

149. Dans leurs observations du 15 janvier 2015 adressées à la Grande Chambre, les requérants n’avaient formulé aucune prétention au titre des frais et dépens.

150. Le 16 avril 2015, ils ont réclamé 398 437,50 DKK, somme censée couvrir les 187,5 heures de travail effectué par leur avocat entre 2010 et 2015. Malgré la tardiveté de cette demande, le président de la Grande Chambre a décidé d’en autoriser le versement au dossier (article 60 § 2 du règlement), sans préjudice de la décision qu’il appartiendrait à la Grande Chambre de prendre sur cette question (article 60 § 3 du règlement).

151. Les requérants ont déjà reçu 388 330 DKK en application de la loi relative à l’aide judiciaire, somme destinée à couvrir les frais de justice exposés dans le cadre de la procédure suivie devant la chambre et devant la Grande Chambre et qui inclut notamment le remboursement de frais de déplacement (5 634,70 DKK) et d’autres frais (3 258 DKK).

152. La Cour observe que les prétentions des requérants concernant la procédure suivie devant la Grande Chambre ont été reçues après l’expiration du délai visé à l’article 60 § 2 du règlement (voir, par exemple, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 376, CEDH 2007‑II). La décision du président de la Grande Chambre d’accepter néanmoins que ces prétentions soient versées au dossier ne préjuge pas de la décision ultérieure de la Grande Chambre sur la question de savoir s’il convient ou non de les rejeter en tout ou en partie en application de l’article 60 § 3 du règlement.

153. En l’espèce, les requérants ont déjà reçu 388 330 DKK en application de la loi relative à l’aide judiciaire. Dans ces conditions, et eu égard à la nature de l’affaire, la Cour estime que le remboursement des frais de justice obtenu par les requérants en vertu de la loi interne est suffisant et qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer une somme quelconque au titre des frais et dépens (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 125, CEDH 2013, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 163, CEDH 2013, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 427, CEDH 2012, Valentin c. Danemark, no 26461/06, § 82, 26 mars 2009, et Vasileva c. Danemark, no 52792/99, § 50, 25 septembre 2003).

C. Intérêts moratoires

154. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

2. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la requête sous l’angle de l’article 8 de la Convention pris isolément ;

3. Dit, par douze voix contre cinq,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 6 000 EUR (six mille euros) pour dommage moral, à convertir en couronnes danoises au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 24 mai 2016.

Lawrence EarlyIşıl Karakaş
JurisconsultePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ;

– opinion partiellement dissidente de la juge Jäderblom ;

– opinion dissidente commune aux juges Villiger, Mahoney et Kjølbro ;

– opinion dissidente de la juge Yudkivska.

A.I.K.
T.L.E.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE
PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. Bien que je souscrive au constat de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 opéré en l’espèce, je ne partage pas entièrement le raisonnement ayant abouti à cette conclusion. En particulier, je doute fort que l’effet discriminatoire du choix politique incriminé n’ait pas été voulu par les autorités nationales, comme l’indique l’arrêt. J’estime pour ma part que le raisonnement suivi par les trois juges minoritaires de la formation de sept juges de la Cour suprême danoise qui a examiné la présente affaire – et notamment par le président de la Cour suprême, Torben Melchior – est très convaincant sur ce point. En outre, je considère que le temps est venu de revoir les conclusions et le raisonnement exposés dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali[1], notamment le principe selon lequel « il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire », énoncé il y a plus de trente ans. Si la Cour avait franchi ce pas, elle aurait trouvé dans la présente affaire l’occasion idéale de mettre fin à son approche casuistique de l’épineuse question de la protection de la vie familiale dans le contexte des politiques d’immigration, particulièrement en matière de réunification ou de regroupement familial[2]. Malheureusement, elle ne l’a pas fait. Dans la présente opinion, j’exposerai les raisons pour lesquelles je pense que les principes juridiques énoncés dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali ne sont plus valables au regard de l’évolution du droit international et de la jurisprudence de la Cour elle-même.

Sur l’étendue du contrôle de la Cour

2. Le moment que la Cour doit prendre en considération pour apprécier une affaire de regroupement familial sous l’angle de l’article 8 pris isolément ou combiné avec l’article 14 est celui où le requérant est affecté par la décision administrative interne lui refusant le bénéfice du regroupement. Ce moment peut dépendre des recours internes à épuiser, et notamment de la question de savoir si les juridictions nationales doivent exercer leur contrôle sur la base des faits établis par l’autorité administrative de dernière instance. Toutefois, rien n’empêche la Cour de prendre en compte des faits postérieurs à la décision administrative définitive[3].

3. En l’espèce, la décision administrative définitive est celle par laquelle le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a rejeté le 27 août 2004 la demande de regroupement familial des intéressés, après avoir examiné la décision de l’office de l’immigration intervenue le 1er juillet 2003 au regard de l’ensemble des faits survenus depuis cette décision. Les requérants n’ont pas introduit par la suite de nouvelle demande de regroupement familial. Au lieu de cela, ils ont engagé le 18 juillet 2006 une action civile contre le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration devant la cour d’appel du Danemark oriental. Dans leurs arrêts respectivement rendus le 25 septembre 2007 et le 13 janvier 2010, la cour d’appel et la Cour suprême ont contrôlé le refus opposé aux requérants par le ministère en se fondant sur la situation de ces derniers telle qu’elle se présentait à l’époque où le ministère avait pris sa décision, c’est-à-dire en août 2004.

Devant la Grande Chambre, le Gouvernement souligne que les requérants n’ont pas renouvelé leur demande de regroupement familial au Danemark, alors qu’ils auraient pu le faire. Il avance que les intéressés auraient satisfait à la condition des attaches après douze ans de séjour régulier de M. Biao au Danemark ou à l’expiration d’une période de trois ans après l’acquisition par celui-ci de la nationalité danoise, soit le 18 juillet 2005 (si le délai applicable avait commencé à courir le 18 juillet 1993, date à laquelle M. Biao est entré au Danemark en tant que demandeur d’asile), le 1er mars 2008 (si ce délai avait commencé à courir le 1er mars 1996, date de l’obtention par M. Biao d’un permis de séjour), ou le 22 avril 2005 (s’il avait commencé à courir le 22 avril 2002, date à laquelle M. Biao a acquis la nationalité danoise)[4]. Toutefois, il indique que les intéressés n’ont pas formulé de nouvelle demande de regroupement familial au Danemark et que la législation danoise n’impose nullement aux autorités de réexaminer d’office et en permanence si les personnes déboutées d’une première demande de regroupement familial peuvent satisfaire par la suite aux conditions requises, un tel réexamen n’intervenant que sur dépôt d’une nouvelle demande. En conséquence, il soutient que la période pertinente pour l’appréciation de l’affaire par la Cour est l’année 2004. Les requérants ne formulent pas d’observations sur ce point.

4. J’estime que le moment que la Cour doit en principe prendre en considération pour apprécier la présente affaire est celui où le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a rendu sa décision, c’est-à-dire le 27 août 2004. La portée temporelle du contrôle de la Cour s’étend donc à l’entrée en vigueur de la loi no 1204 du 27 décembre 2003 portant instauration de la règle des vingt-huit ans, au transfert du domicile des requérants vers la Suède, intervenu le 15 novembre 2003, et à la naissance de l’enfant des requérants en Suède, survenue le 6 mai 2004. Toutefois, la Cour peut également faire porter son contrôle sur tout événement postérieur au mois d’août 2004. À cet égard, je relève que les intéressés et leur enfant résident toujours à Malmö (Suède), ville reliée depuis le 1er juillet 2000 à Copenhague par un pont de 16 kilomètres, et que le requérant fait quotidiennement la navette entre Malmö et cette ville en train pour se rendre à son travail. Aussi convient-il d’accorder un poids considérable à cette situation qui perdure et qui implique un certain nombre de sacrifices non seulement pour M. Biao, mais également pour son fils qui, bien qu’étant de nationalité danoise, ne peut vivre avec sa famille dans son propre pays. Je ne peux fermer les yeux sur les sacrifices imposés à la famille Biao.

Sur le fondement de la différence de traitement

5. La principale divergence entre la majorité et la minorité de la Cour suprême danoise tient au choix du groupe auquel le requérant est comparé et, par conséquent, à la question de savoir si, du point de vue de l’article 14, la différence de traitement litigieuse est fondée sur une « autre situation » – à savoir la durée de possession de la nationalité danoise – ou sur la « race » ou l’« origine ethnique ». On rappellera que les juges majoritaires de la Cour suprême ont constaté l’existence d’une différence de traitement entre, d’une part, les personnes qui, comme M. Biao, possèdent la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans et, d’autre part, les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis plus de vingt-huit ans. De ce fait, ils ont apprécié l’affaire du strict point de vue de la durée depuis laquelle le requérant possédait la nationalité danoise. Autrement dit, ils ont considéré que le requérant relevait d’une « autre situation » au sens de l’article 14.

6. Pour leur part, les juges minoritaires de la Cour suprême danoise ne s’en sont pas tenus à cette conception limitée et superficielle de l’affaire. Ils sont allés beaucoup plus loin dans leur analyse pluridimensionnelle de l’espèce, sans s’arrêter au libellé apparemment neutre de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers. Ils ont constaté que la règle des vingt-huit ans induisait deux formes de discrimination indirecte. Ils ont relevé que, bien que la règle en question valût tant pour les Danois de naissance que pour les personnes qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance, ses effets différaient grandement en pratique selon qu’elle s’appliquait à l’une ou à l’autre de ces deux catégories de ressortissants danois. Ils ont précisé que pour les Danois de naissance, cette règle impliquait que la condition des attaches leur était applicable jusqu’à l’âge de vingt-huit ans et qu’ils en étaient dispensés passé cet âge, tandis qu’à l’égard des personnes qui n’avaient pas été élevées au Danemark et qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance, il découlait de cette règle que la condition des attaches s’appliquait pendant vingt-huit ans après l’acquisition de la nationalité danoise. Ils ont signalé que le requérant, qui avait acquis la nationalité danoise à trente et un ans, serait ainsi soumis à la condition des attaches jusqu’à son cinquante-neuvième anniversaire. Ils en ont conclu que la règle des vingt-huit ans touchait beaucoup plus fréquemment et durement les personnes qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance que les Danois de naissance, et qu’elle entraînait de ce fait une différence de traitement indirecte entre ces deux catégories de ressortissants danois.

Qui plus est, les juges minoritaires de la Cour suprême danoise ont également estimé que la règle des vingt-huit ans opérait une différence de traitement indirecte entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique, puisque la grande majorité des Danois de naissance étaient d’origine ethnique danoise tandis que les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance étaient généralement d’une autre origine ethnique. En conséquence, ils ont examiné l’affaire en partant du principe que les différences de traitement indirectes étaient fondées à la fois sur une « autre situation » et sur la « race » ou l’« origine ethnique ».

7. Je tiens à signaler que la question de savoir sur quoi porte la différence de traitement dont les requérants ont fait l’objet et si celle-ci est fondée sur une « autre situation » ou sur la « race » ou l’« origine ethnique » est importante pour l’appréciation de la présente affaire. En l’état actuel de la jurisprudence de la Cour, les états bénéficient en principe d’une ample marge d’appréciation pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale[5], tandis que cette marge est étroite lorsque la différence de traitement est fondée sur l’origine « nationale », car pareille différence ne peut se justifier que par des « considérations très fortes »[6]. Enfin, aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur la « race » ou l’origine ethnique d’une personne ne saurait être justifiée dans une société démocratique contemporaine, que la discrimination en cause soit directe ou indirecte[7]. Ce point de principe doit être souligné : le fait qu’une discrimination fondée sur la « race » ou sur des considérations ethniques revête un caractère indirect ne permet pas d’appliquer un critère d’appréciation moins strict que s’il s’agissait d’une discrimination directe fondée sur les mêmes motifs. La discrimination raciale ou ethnique est si abjecte et dégradante que toute disposition législative ou réglementaire ou politique publique qui la provoque ou l’encourage est injustifiable, que la discrimination en question soit directe ou indirecte et que la preuve d’une intention discriminatoire soit ou non établie. Ce principe s’accompagne d’une importante réserve : des mesures de « discrimination positive » fondées sur une caractéristique raciale ou ethnique identifiable prises en application d’une loi, d’un règlement ou d’une politique en faveur d’une catégorie de personnes défavorisées peuvent être admises lorsque la loi, le règlement ou la politique en question sont essentiels pour faire cesser ou atténuer une discrimination de facto dans la jouissance d’un droit découlant de la Convention[8].

Sur le but poursuivi par la différence de traitement

8. La majorité de la Cour suprême danoise a jugé établi que la règle dérogatoire des vingt-huit ans avait pour objectif de distinguer une catégorie de citoyens ayant de manière générale des attaches fortes et durables avec leur pays. En d’autres termes, elle a constaté que la disposition juridique en question visait à accorder un traitement favorable aux personnes titulaires de la nationalité danoise depuis vingt-huit ans, ou qui ne possédaient pas la nationalité danoise mais qui étaient nées ou qui avaient été élevées au Danemark et qui y résidaient légalement depuis vingt-huit ans, au motif que ces personnes avaient en général des attaches si fortes avec le Danemark qu’un regroupement familial dans ce pays avec un conjoint ou un concubin étranger ne présenterait pas de problèmes d’intégration. Toutefois, lorsqu’elle a recherché une justification à la différence de traitement en question, la majorité de la Cour suprême a très clairement admis que le postulat avancé par le Gouvernement, selon lequel les citoyens titulaires de la nationalité danoise depuis vingt-huit ans ont avec le Danemark des liens plus étroits que les citoyens titulaires de la nationalité danoise depuis moins longtemps, pouvait ne pas correspondre à la réalité des faits :

« En général, les personnes âgées de vingt-huit ans qui possèdent la nationalité danoise depuis la naissance ont en réalité des attaches plus fortes et une meilleure connaissance de la société danoise que les personnes du même âge qui, à l’instar [du requérant], n’ont tissé des liens avec la société danoise qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. Il en va de même des citoyens danois ayant séjourné à l’étranger pendant une période plus ou moins longue, par exemple pour y suivre des études ou pour des raisons professionnelles. (...)

S’il est concevable qu’une personne ayant la nationalité danoise depuis vingt-huit ans puisse en fait avoir des attaches plus ténues avec le Danemark qu’une personne possédant la nationalité danoise depuis moins longtemps, le respect de la Convention n’implique pas pour autant qu’il faille écarter la règle des vingt-huit ans. (...) »

9. Il importe de noter qu’à la page 27 de ses observations du 15 janvier 2015, le Gouvernement a fait sienne la position adoptée par la majorité de la Cour suprême :

« Le Gouvernement partage donc l’avis de la Cour suprême, qui estime qu’en général, les personnes âgées de vingt-huit ans qui possèdent la nationalité danoise depuis leur naissance ont des attaches réelles plus étroites et une meilleure connaissance de la société danoise que les personnes du même âge qui – comme [le requérant] – n’ont tissé des attaches avec la société danoise qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. Il en va de même des citoyens danois ayant séjourné à l’étranger pendant une période plus ou moins longue pour y suivre un enseignement ou pour des raisons professionnelles. Comme l’indiquent les travaux préparatoires, les personnes concernées peuvent tisser ces liens en parlant danois dans leur foyer, en prenant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc., ce qui sera propice à une intégration réussie des proches de Danois expatriés dans la société danoise. »

10. Le gouvernement danois fait preuve de cohérence en soutenant cette thèse qu’il avait déjà défendue devant d’autres instances internationales. Dans les rapports présentés par les États parties conformément à l’article 9 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[9], il s’était exprimé ainsi :

« Conformément aux notes explicatives relatives aux conditions concernant les liens, l’intégration est particulièrement difficile dans le cas des familles où les générations successives vont chercher un conjoint dans leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Parmi les étrangers et les ressortissants danois d’origine étrangère vivant au Danemark, il existe une tendance très répandue à épouser une personne provenant du pays d’origine, notamment à cause des pressions parentales. (...) »

Dans le cadre de l’examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 18 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[10], le gouvernement danois a indiqué ce qui suit :

« Age minimum de 24 ans exigé pour la réunification de deux époux et efforts déployés pour combattre les mariages contractés contre la volonté de l’une des parties

La loi no 365 du 6 juin 2002 portant modification de la loi sur les étrangers, de la loi sur le mariage et d’autres lois encore apporte, notamment, les changements ci-après aux conditions relatives à la réunification des époux :

– La réunification des époux ne sera en général pas autorisée si l’un des époux n’a pas 24 ans ;

– La réunification des époux ne sera en général pas autorisée s’il faut considérer comme douteux que le mariage ait été contracté ou la cohabitation décidée avec le consentement des deux parties.

Le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration ne voit pas qu’il y ait lieu d’annuler la décision qui a été prise en 2002 de porter de 18 à 24 ans l’âge exigé pour la réunification de deux époux. On en indique ci-dessous la raison.

Le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a, en 2003, poursuivi ses efforts dans la lutte qu’il mène contre les mariages contractés sous la force ou les pressions exercées sur l’une des parties.

En plus de ces efforts, le gouvernement danois a, le 15 août 2003, lancé un plan d’action pour 2003-2005 concernant les mariages forcés, quasi forcés ou arrangés, plan qui comprend 21 initiatives qui visent à :

• Empêcher les mariages forcés ;

• Décourager les réunifications malheureuses de familles fondées sur des mariages arrangés ;

• Contribuer à une meilleure intégration et à un renforcement de l’égalité entre les sexes ;

• Faire qu’une attention plus grande soit portée aux problèmes matrimoniaux des jeunes issus des minorités ethniques du Danemark ;

• Informer sur les principaux sujets de préoccupation tous ceux qui entrent en contact avec des minorités ethniques, comme les médecins, les travailleurs sociaux, les dispensateurs de soins ou conseils à domicile et le personnel enseignant.

Avec le plan d’action, le gouvernement danois veut mettre l’accent sur la liberté du choix, la protection de l’individu et l’égalité entre les sexes ainsi que sur la mise en place de mesures de prévention afin de faire en sorte que nul ne soit amené, par la force ou sous l’effet de pressions, à se marier contre son gré. Des fonds sont prévus pour le financement de ces initiatives.

La loi no 365 du 6 août 2002 a établi la règle générale selon laquelle les mariages qui n’ont pas été contractés avec le consentement des deux parties ne peuvent pas donner lieu à réunification d’époux et elle a fixé à 24 ans, pour les deux parties, l’âge minimum à avoir pour que le droit à réunification puisse être accordé.

En apportant ces quelques modifications aux conditions de réunification des époux, on a voulu réduire le nombre de personnes d’origine étrangère qui ont été réunifiées avec leur famille dans le but d’obvier à des problèmes d’intégration et agir plus résolument pour combattre les mariages contractés contre la volonté des jeunes.

En exigeant que les deux parties aient au moins 24 ans, on a voulu réduire le nombre de mariages forcés et arrangés en vue d’une réunification familiale. Plus on est âgé, plus on est à même de résister aux pressions exercées par la famille ou d’autres personnes pour que l’on contracte un mariage dont on ne veut pas. On veut ainsi protéger les jeunes contre ce type de pressions à but matrimonial tout en leur permettant d’être libres de ne pas se sentir obligés d’expliquer au personnel du service de l’immigration qu’ils veulent une réunification d’époux alors qu’en réalité tel n’est pas du tout le cas. »

11. En outre, bien que le Gouvernement sache qu’il n’existe aucune preuve statistique directe d’une quelconque corrélation entre l’instauration d’un âge minimum et le nombre de mariages forcés, il établit chaque année un rapport statistique intitulé « Tal og fakta – befolkningsstatistik om udlændinge » et publié par le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration à des fins d’évaluation des pratiques matrimoniales des immigrants et de leurs descendants. Par exemple, le rapport paru en 2006 fait état, dans le tableau 12.2, de statistiques concernant l’âge du mariage entre 1999 et 2005 et, dans le tableau 12.3, d’autres statistiques portant sur les mariages contractés en 2001, 2003 et 2005 par les immigrants originaires de « pays non occidentaux » et leurs descendants résidant au Danemark, ainsi que sur le statut de leurs conjoints respectifs (en ce qui concerne la question de savoir si ceux-ci vivent à l’étranger, s’ils ont la nationalité danoise, s’ils sont immigrants ou descendants d’immigrants), précisant au préalable que la catégorie des « pays non occidentaux » regroupe les pays autres que les États de l’Union européenne, les États-Unis d’Amérique, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Andorre, le Lichtenstein, Monaco, Saint-Marin, la Suisse et le Vatican.

12. Les juges minoritaires de la Cour suprême ont prouvé que le raisonnement suivi par la majorité était fallacieux en comparant la situation des requérants avec celle des Danois de naissance titulaires de la nationalité danoise depuis vingt-huit ans et n’ayant pas été élevés au Danemark, de la manière suivante :

« (...) Toutefois, pour déterminer si la différence de traitement découlant de la règle des vingt-huit ans est ou non objectivement justifiée, on ne peut se borner à comparer la situation des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance avec celle des nombreux Danois de naissance ayant été élevés au Danemark. Si la dispense de la condition des attaches ne se justifiait qu’à l’égard de cette dernière catégorie de ressortissants danois, elle aurait dû être définie autrement. Il faut donc prendre pour élément de comparaison la situation des Danois de naissance qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui n’ont pas été élevés au Danemark et qui peuvent n’y avoir jamais résidé. Or il ne nous paraît pas évident que les ressortissants Danois de cette catégorie possèdent de manière générale des attaches plus fortes avec le Danemark que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après être arrivées dans ce pays et y avoir résidé pendant plusieurs années. (...) »

13. En outre, la différenciation litigieuse reflète et renforce un stéréotype négatif quant au mode de vie des étrangers résidant au Danemark et des Danois d’origine ethnique non danoise, notamment en ce qui concerne leur « pratique matrimoniale ». Comme le souligne très justement la minorité de la Cour suprême,

« Lorsque la condition des attaches fut introduite par la loi no 424 du 31 mai 2000, elle ne s’appliquait pas aux ressortissants danois. Par la suite, elle fut étendue à l’ensemble des citoyens danois par la loi no 365 du 6 juin 2002. Les travaux préparatoires de la loi en question expliquent cette extension notamment ainsi :

« Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement des personnes de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents (...) Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. »

La loi no 1204 du 27 décembre 2003 a instauré la règle des vingt-huit ans pour restreindre le champ d’application de la condition des attaches en vue notamment, selon ses travaux préparatoires, de « permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays ». Ces explications établissent que la différence de traitement indirecte induite par la règle des vingt-huit ans entre les Danois selon qu’ils sont d’origine ethnique danoise ou d’une autre origine ethnique est un effet voulu par le législateur. »

14. Je souscris à la conclusion des juges minoritaires de la Cour suprême selon laquelle la différence de traitement prévue par la règle des vingt-huit ans est fondée sur une distinction ethnique visant une catégorie de ressortissants danois[11]. Plutôt que de chercher à favoriser une catégorie de ses ressortissants titulaires de la nationalité danoise depuis vingt-huit ans, à laquelle appartiennent les Danois expatriés, le gouvernement s’en est pris en réalité aux citoyens danois naturalisés d’origine ethnique étrangère. Cette règle opère délibérément une différence de traitement entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique, puisque la grande majorité des Danois de naissance sont de fait d’origine ethnique danoise alors que les personnes qui acquièrent la nationalité danoise après la naissance sont généralement d’origine ethnique étrangère. Je me rallie également à la conclusion de la minorité de la Cour suprême selon laquelle la règle des vingt-huit ans touche beaucoup plus durement les Danois ayant acquis la nationalité danoise après la naissance que les Danois de naissance[12]. À vrai dire, les premiers ont nettement moins de chances que les seconds de réussir à faire venir leur conjoint étranger au Danemark et à y fonder une famille, pareil projet pouvant même paraître illusoire lorsque le conjoint qui réside au Danemark a acquis la nationalité danoise à l’âge adulte.

15. Les évaluations de la compatibilité avec la Convention de la condition des attaches et de la règle des vingt-huit ans respectivement menées par le gouvernement avant le dépôt des projets de loi pertinents devant le Parlement et par celui-ci n’excluent évidemment pas tout risque d’erreur d’appréciation de la part de ces organes. La seule procédure d’examen d’une loi par le gouvernement ou le Parlement avant l’adoption de celle-ci et le contrôle juridictionnel ultérieur dont elle a pu faire l’objet n’ont pas pour effet de limiter la responsabilité de supervision de la Cour. Quelle que soit l’étendue des débats juridiques et politiques internes auxquels une législation a pu donner lieu, la succession des divers contrôles parlementaires, administratifs ou même juridictionnels auxquels elle a pu être soumise ne saurait suffire en soi à étendre la marge d’appréciation de l’État. Dans le cas contraire, il serait très facile pour celui-ci de s’abriter derrière un processus d’élaboration des normes internes artificiellement long et complexe.

16. En l’espèce, le Gouvernement s’est lui-même placé dans la situation délicate d’avoir à s’acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe en fournissant des données statistiques dont la collecte aurait en soi emporté violation de la Convention puisqu’elles auraient servi des buts politiques fondés sur des motifs ethniques. En tout état de cause, le Gouvernement n’a apporté aucune preuve statistique scientifiquement vérifiée à l’appui de ses arguments concernant le mode de vie des étrangers qui résident au Danemark et des citoyens danois d’origine étrangère vivant dans ce pays[13].

17. La thèse contraire, qui consiste à dire qu’il n’existe pas de base suffisante pour conclure que la perspective d’un regroupement familial est en pratique illusoire pour les requérants et que ceux-ci auraient eu de bonnes chances de bénéficier de pareille mesure s’ils avaient attendu quelques années avant d’en faire la demande, est irrecevable sur le plan logique et éthique. Du point de vue de la logique, elle ne résiste pas à l’examen, pour la simple raison qu’elle repose sur un « appel à l’ignorance » (argumentum ad ignorantiam), argument selon lequel une proposition (en l’occurrence, le fait que les requérants auraient eu de bonnes chances de bénéficier d’un regroupement familial) est vraie tant qu’elle n’est pas prouvée fausse. Sur le plan éthique, le caractère fallacieux de cette thèse est tout aussi évident puisqu’elle tient pour acquis un fait incertain (la possibilité pour les requérants de satisfaire à la condition des attaches d’application générale dans un délai de « quelques années ») et évite ainsi la confrontation avec une réalité certaine (l’obligation, pour la famille Biao, d’attendre le cinquante-neuvième anniversaire du requérant avant de pouvoir vivre ensemble au Danemark).

18. Le Gouvernement n’a pas fourni la moindre preuve effective de ce que les Danois de naissance auraient une « meilleure connaissance de la société danoise » que les personnes qui sont arrivées au Danemark dans leur prime jeunesse ou à l’âge adulte. Par ailleurs, il présume sans aucune raison objective que les Danois expatriés nés au Danemark « maintiennent souvent avec ce pays de fortes attaches qu’ils partagent avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants ». En outre, l’hypothèse simpliste voulant que les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis vingt-huit ans soient mieux à même de réunir leur famille au Danemark que celles qui possèdent cette nationalité depuis moins de vingt-huit ans est elle aussi arbitraire. Enfin, aucune preuve tangible ne confirme le préjugé selon lequel les étrangers résidant au Danemark et les Danois d’origine étrangère seraient des jeunes gens sans défense qui se verraient contraints d’épouser des personnes de leur pays d’origine ou qui auraient tendance à se soumettre à une pratique matrimoniale « répandue » et étrange caractérisée par une sorte de consanguinité culturelle qui aboutirait à la constitution de familles « malheureuses » et serait source de « problèmes matrimoniaux », ainsi que de problèmes d’intégration sociale. En résumé, la politique de regroupement familial incriminée repose sur un amalgame confus d’hypothèses erronées et partiales qui brossent un tableau surréaliste des étrangers résidant au Danemark, ainsi que des citoyens danois d’origine étrangère – et plus précisément, chose très inquiétante, de ceux qui sont originaires de « pays non occidentaux » – à l’opposé de l’image idéalisée qui est donnée des bons et loyaux citoyens danois nés au Danemark et résidant à l’étranger. À dire vrai, la thèse du Gouvernement n’est pas seulement insuffisante sur le plan factuel, elle est tout simplement dénuée de fondement.

Sur l’illégitimité de la différence de traitement litigieuse au regard du droit international général

19. Au paragraphe 121 de l’arrêt, la majorité de la Grande Chambre s’abstient de se prononcer de manière explicite sur la question cruciale de la « légitimité du but poursuivi » par la législation interne, alors qu’elle dispose de tous les éléments pour ce faire. Elle ne s’explique pas sur ce point. Pourtant, cette approche méthodologique insolite aurait mérité une explication, car la question de la légitimité du but poursuivi par la législation ne doit pas être confondue avec celle de la justification de la mesure à l’origine de la différence de traitement litigieuse. En effet, si le caractère illégitime de ce but avait été établi d’emblée, il n’y aurait pas eu lieu d’apprécier ensuite la justification de la mesure incriminée. Toutefois, au paragraphe 126 de l’arrêt, la majorité déclare de manière très éloquente que la mesure critiquée procède d’un stéréotype idéologique négatif et partial. Cette déclaration audacieuse et directe supplante l’opinion timorée et empreinte de retenue formulée au paragraphe 121.

20. À mon avis, le constat – déjà opéré par la Cour – de ce que la règle des vingt-huit ans visait à instaurer une différence de traitement entre les citoyens Danois selon leurs caractéristiques raciales et ethniques respectives aurait dû suffire à faire conclure à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8. La Convention n’offre aux États aucune possibilité de mener ce genre de politique fondée sur des motifs raciaux ou ethniques, sauf si celle-ci est conçue et mise en œuvre en faveur d’un groupe racial ou ethnique défavorisé, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Toutefois, pour les seuls besoins de la discussion, je partirai du principe que l’existence d’une intention discriminatoire n’est pas établie et que l’affaire doit être appréciée sur le terrain de l’« autre situation » invoquée par la majorité de la Cour suprême et par le Gouvernement, à savoir l’ancienneté de la nationalité.

21. La majorité de la Cour suprême a fait siens les constats de la cour d’appel, qui avait relevé, d’une part, que le premier paragraphe de l’article 5 de la Convention européenne sur la nationalité devait être interprété comme portant sur les conditions d’acquisition de la nationalité, tandis que le second paragraphe de cette disposition concernait le principe de non-discrimination et, d’autre part, qu’il ne s’agissait pas là d’une disposition contraignante que les États étaient tenus d’observer en toutes circonstances[14]. Pour ces motifs, la majorité de la Cour suprême a jugé que l’article 5 § 2 de cette convention ne pouvait avoir pour effet d’étendre la portée de l’interdiction de la discrimination faite par l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8 au-delà de ce qui était justifié par l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité).

22. J’estime que cette position ne correspond pas à l’état actuel du droit international général. Comme les juges minoritaires de la Cour suprême, je considère que l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité pose une règle générale interdisant par principe toute différence de traitement entre les diverses catégories de ressortissants d’un État partie, qu’ils aient acquis la nationalité de cet État par la naissance ou après la naissance[15]. Ce principe fondamental a conduit la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)[16], le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe[17], le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD)[18], le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) et le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) à critiquer très vigoureusement la politique d’immigration mise en œuvre par le Danemark en matière de regroupement familial[19]. Il est utile de rappeler la fermeté des termes employés par ces instances. Très directe, l’ECRI n’a pas manqué de fustiger la discrimination frappant les citoyens danois naturalisés et ceux d’entre eux qui sont d’origine ethnique étrangère, dans un rapport de 2012 :

« (...) La règle selon laquelle les personnes qui possèdent la nationalité danoise, que ce soit depuis plus de 28 ans ou 26 ans, qui sont nées au Danemark, qui sont venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résident légalement, que ce soit depuis plus de 28 ans ou 26 ans, ne sont pas concernées par ce critère risque aussi de toucher de manière disproportionnée les Danois d’origine étrangère. (...) »

et dans un rapport antérieur datant de 2006 :

« (...) L’ECRI est vivement préoccupée par le fait que la règle relative aux liens cumulés de vingt-huit ans avec le Danemark constitue une discrimination indirecte entre les personnes nées au Danemark et celles ayant acquis la citoyenneté de ce pays ultérieurement. (...) »

Dans une lettre adressée le 15 octobre 2004 au gouvernement danois, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe s’est penché sur la discrimination subie par les citoyens danois naturalisés :

« Je crains que ce critère n’impose des restrictions indues à des citoyens danois naturalisés et qu’il ne les place dans une situation très défavorable par rapport à celle des Danois nés au Danemark. (...) »

Dans ses observations finales concernant le Danemark adoptées à l’issue de sa soixante-neuvième session, tenue en 2006, le CERD est parvenu aux conclusions suivantes :

« (...) En particulier, le fait que les deux conjoints doivent avoir atteint l’âge de 24 ans pour avoir droit au regroupement familial et que l’ensemble des liens des conjoints avec le Danemark doivent être plus forts que ceux qu’ils ont noués avec tout autre pays, sauf si le conjoint vivant au Danemark est un ressortissant danois ou réside au Danemark depuis plus de 28 ans, risque de conduire à une situation où des personnes appartenant à une minorité ethnique ou nationale sont victimes de discrimination dans l’exercice de leur droit à la vie familiale, ainsi que de leur droit de se marier et de choisir leur conjoint. (...) »

Ces déclarations concernant la règle des vingt-huit ans s’inscrivent dans le contexte des réactions internationales extrêmement négatives suscitées par la politique d’immigration danoise – et plus particulièrement par une règle dite « des vingt-quatre ans » introduite depuis peu, qui ne sauraient être négligées. Dans son rapport de 2004, le CESCR a fait part de ses principaux sujets de préoccupation dans les termes suivants :

« 16. Le Comité note avec préoccupation que la modification apportée en 2002 à la loi sur l’intégration des étrangers, selon laquelle le droit au regroupement des conjoints ne peut être exercé désormais que par les conjoints âgés de 25 ans au moins, constitue une entrave à l’obligation de l’État partie de garantir l’exercice du droit à la vie familiale au Danemark.

(...)

29. Le Comité invite l’État partie à prendre des mesures appropriées pour abroger ou modifier la règle dite des 24 ans figurant dans la loi de 2002 sur l’intégration des étrangers, conformément à l’obligation qui lui incombe de garantir l’exercice du droit à la vie familiale de toutes les personnes vivant au Danemark, sans distinction. À cet égard, le Comité encourage l’État partie à envisager d’autres moyens pour lutter contre le phénomène des mariages forcés qui touche les femmes immigrées. »

Dans son rapport de 2005, le CESCR a exprimé d’autres inquiétudes, indiquant notamment ce qui suit :

« 387. Le Comité s’inquiète de constater que l’augmentation du nombre des immigrants et des réfugiés arrivés au Danemark, ces dernières années, a suscité des attitudes négatives et hostiles à l’égard des étrangers. Il est également préoccupé par les incidents xénophobes survenus dans l’État partie.

(...)

390. Le Comité note avec préoccupation que la règle des vingt-quatre ans, introduite par la modification apportée en 2002 à la loi sur les étrangers, apporte des restrictions au droit au regroupement familial et peut constituer une entrave à la jouissance du droit à la vie familiale au Danemark. »

Les passages pertinents des observations finales du CEDAW concernant le Danemark, adoptées le 25 août 2006, sont ainsi libellés :

« 30. Tout en prenant note du plan d’action que l’État partie a lancé en 2003 pour lutter contre les mariages forcés et les mariages arrangés (initiatives pour le dialogue, la coopération, le conseil et la recherche), le Comité s’inquiète des conséquences que pourrait avoir sur les femmes la décision qui a été prise de porter de 18 à 24 ans l’âge minimum requis pour le rapprochement des conjoints. Il note l’absence de statistiques sur l’incidence des mariages forcés.

31. Le Comité recommande à l’État partie d’évaluer les conséquences qu’a eues sur les femmes la décision qui a été prise de relever l’âge minimum requis pour le rapprochement des conjoints et de continuer à étudier d’autres moyens de lutter contre les mariages forcés. » (Original en gras.)

Les observations finales du CEDAW en date du 7 août 2009 concernant le Danemark et portant sur le regroupement familial se lisent ainsi :

« 40. Tout en notant les effets positifs de la campagne de sensibilisation contre les mariages forcés et les mariages arrangés dans l’État partie, le Comité réitère les préoccupations exprimées dans ses précédentes observations finales, à savoir que la décision de porter à 24 ans l’âge minimum requis pour le rapprochement des conjoints pourrait constituer un obstacle au droit à la vie en famille dans l’État partie.

41. Tout en demandant à l’État partie de continuer à accorder une place de choix à la question des mariages forcés dans son programme politique, le Comité lui recommande de revoir l’âge minimum fixé à 24 ans afin de l’harmoniser avec les règles applicables aux couples danois. Par ailleurs, vu les effets positifs de la campagne de sensibilisation, le Comité encourage l’État partie à continuer à étudier d’autres moyens de lutter contre les mariages forcés. » (Original en gras.)

23. La thèse selon laquelle la politique d’immigration relève du pouvoir discrétionnaire des États est indiscutablement erronée du point de vue du droit international, le regroupement familial faisant au contraire partie des domaines où la politique d’immigration est soumise à de strictes obligations internationales. Le fait de laisser la politique d’immigration à la discrétion des États ne peut que conduire à la marchandisation des personnes concernées et est totalement incompatible avec les règles de droit universelles édictées par les articles 9 et 10 de la Convention internationale des Nations unies relative aux droits de l’enfant (1989)[20], l’article 44 de la Convention internationale des Nations unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (1990)[21], les articles 1 et 3 de la Déclaration sur les principes sociaux et juridiques applicables à la protection et au bien-être des enfants (1986)[22] et, au niveau européen, avec plusieurs normes du Conseil de l’Europe telles que l’article 19 § 6 de la Charte sociale européenne (1961)[23], l’article 19 § 6 de la Charte sociale européenne révisée (1996)[24], l’article 12 de la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant (1977)[25], la Recommandation Rec(2002)4 du Comité des Ministres aux États membres sur le statut juridique des personnes admises au regroupement familial[26], la Recommandation no R (99) 23 du Comité des Ministres aux États membres sur le regroupement familial pour les réfugiés et les autres personnes ayant besoin de la protection internationale, la Recommandation 1686 (2004) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la mobilité humaine et le droit au regroupement familial[27] et sa note de position sur le regroupement familial[28], plus récente, ainsi qu’avec la Directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial[29], normes qui encouragent les États à favoriser l’exercice du droit au regroupement familial et à garantir aux personnes concernées l’égalité de traitement avec les nationaux. Même dans le domaine du droit international humanitaire, les États sont disposés à assumer davantage de responsabilités à l’égard des familles séparées en s’engageant à faciliter le regroupement familial « de toutes les façons possibles »[30].

24. En résumé, il existe des éléments clairs et incontestés montrant l’existence d’une tendance continue du droit international général, qui a évolué au point de placer le regroupement familial bien avant les intérêts des politiques d’immigration, ce qui a pour conséquence inéluctable d’interdire toute politique de regroupement familial qui imposerait des conditions ou des critères tenant au genre, à l’orientation sexuelle, à la race, à l’origine ethnique, à la langue, à la religion, aux opinions politiques ou aux autres opinions, à l’origine nationale ou sociale, à l’appartenance à une minorité nationale, à la fortune, à la naissance ou à l’ancienneté de la nationalité des personnes concernées[31]. Les États ne disposent d’aucune latitude pour apprécier si et dans quelle mesure ces motifs, dans des situations à d’autres égards analogues, justifient des distinctions de traitement entre des candidats au regroupement familial, puisqu’ils doivent s’efforcer d’éliminer tous les obstacles directs ou indirects au regroupement familial et d’étendre le bénéfice de ce droit fondamental pour le moins à tous leurs nationaux et à tous les étrangers résidant régulièrement sur leur territoire. En conséquence, même si l’on interprète la règle des vingt-huit ans de manière littérale, au pied de la lettre, force est de conclure qu’une mesure opérant une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité poursuit un but illégitime au regard du droit international général. Comme je le montrerai ci-dessous, les normes de la Convention en la matière ne sont pas différentes de celles du droit international.

L’illégitimité de la différence de traitement au regard de la Convention

25. La majorité de la Cour suprême danoise a jugé que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard du requérant n’étaient pas disproportionnés, ignorant les conséquences qu’elle a eues sur la vie de l’épouse et du fils de celui-ci. À cet égard, elle a observé que les circonstances factuelles de l’espèce étaient en 2004 essentiellement identiques à celles de Mme Balkandali dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précitée), relevant, d’une part, que celle-ci et le requérant étaient arrivés dans le pays hôte à l’âge adulte et, d’autre part, que la demande de regroupement familial formulée par M. Biao avait été rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali avait été déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique.

26. La majorité de la chambre a souscrit à ces conclusions, admettant que le principe posé dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali s’appliquait également aux attaches fortes avec un pays découlant de la durée de possession de la nationalité de celui-ci. Elle a rejeté le grief de discrimination indirecte en se fondant sur l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali et elle a conclu que la discrimination litigieuse était fondée sur une « autre situation », à savoir l’ancienneté de la nationalité, se dispensant ainsi d’appliquer le critère des « considérations très fortes ». Elle a en outre observé que les principes et les conclusions énoncés dans l’arrêt en question, d’où il ressort notamment qu’« il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire ou de leur qualité de ressortissant ou de résident de longue durée de ce pays [sic] »[32], n’avaient pas été remis en cause par sa jurisprudence récente. En conséquence, elle a admis que le but avancé par le Gouvernement pour introduire la règle des vingt-huit ans dérogatoire à la condition des attaches était légitime au regard de la Convention.

27. À l’inverse, la minorité de la Cour suprême danoise a estimé qu’il n’y avait pas lieu en l’espèce d’accorder une importance cruciale à l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali, au motif qu’une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité n’était pas comparable à une différence de traitement fondée sur le lieu de naissance. Bien que la minorité ait strictement parlant eu raison de distinguer la présente affaire de l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali, on pourrait considérer que les similitudes factuelles entre les situations en cause dans l’une et l’autre affaire justifiaient un raisonnement analogue. Quoi qu’il en soit, le fait est que la Cour n’a jamais réaffirmé dans un autre arrêt ou dans une autre décision le principe énoncé au paragraphe 88 de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali, selon lequel « il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire » en matière de regroupement familial. Qui plus est, ce principe, énoncé en 1985, n’est plus valable au regard de l’évolution du droit international dont il a été fait état ci-dessus. La tolérance dont la Cour a fait preuve à l’époque envers une législation qui visait à « réduire le nombre des immigrants de couleur »[33] n’est plus admissible aujourd’hui.

28. Pour dire les choses clairement, je suis fermement convaincu qu’il est grand temps de revenir sur le principe regrettable énoncé dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali. Cette remise en cause porte sur la légitimité des buts poursuivis par la législation nationale en matière de regroupement familial, et non sur la proportionnalité de l’application qui a été faite d’une disposition législative dans un cas concret. J’estime que toute différence de traitement opérée entre des nationaux ou des étrangers en situation régulière sur la base de leur lieu de naissance, de leur nationalité ou de l’ancienneté de celle-ci est par principe arbitraire dès lors que l’on interprète l’article 14 de la Convention à la lumière de l’évolution des principes généraux de droit international[34]. Les arguments du Gouvernement ne sont pas assez solides pour infirmer pareille interprétation, l’idée – quelque peu mythique – selon laquelle les Danois de naissance ont une meilleure « connaissance de la société danoise » que les personnes arrivées au Danemark dans leur enfance ou à l’âge adulte n’y apportant aucune réfutation convaincante. De même, l’« intégration normalement réussie » des membres de famille des Danois expatriés dans la société danoise n’est qu’une vue de l’esprit.

29. Jusqu’à présent, la Grande Chambre n’est pas allée jusqu’à dire que la Convention reconnaissait le droit au regroupement familial et que celui-ci devait prévaloir sur les considérations de politique d’immigration ou même de politique pénale[35]. Mais comme elle l’a fait dans l’arrêt Jeunesse (précité), la Cour aurait dû se poser la question de savoir si « des considérations générales se rapportant à la politique d’immigration [pouvaient] en elles-mêmes être considérées comme un motif suffisant pour refuser » le droit d’entrée ou de résidence dans un pays européen[36]. Au lieu d’adopter une approche de principe normative sur la question de la protection de la famille dans le cadre de la politique d’immigration, la Cour a jusqu’ici préféré se retrancher derrière un traitement purement casuistique des « circonstances exceptionnelles » des cas d’espèce dont elle a eu à connaître en résolvant parfois les problèmes humains des requérants, donnant ainsi l’impression de ne pas remettre en cause l’idée générale selon laquelle l’État dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans cette branche du droit.

30. Or, en réalité, la Cour érode progressivement le principe apparemment intangible selon lequel l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les familles, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays[37]. L’effet de cette remise en cause est manifeste : l’intérêt personnel d’un requérant au maintien de sa vie familiale sur le territoire de tel ou tel État n’est plus subordonné à l’intérêt d’ordre public de celui-ci à contrôler l’immigration[38]. Le jour viendra – et le plus tôt sera le mieux – où la Cour fera la démarche simple mais courageuse de conclure sans ambages que le droit à la vie familiale justifie le regroupement familial. Les membres d’une même famille sont censés vivre ensemble lorsqu’aucun obstacle pratique ne s’y oppose. Les États devraient s’abstenir de créer ce genre d’obstacles. Le paragraphe 132 du présent arrêt franchit presque le pas en faisant état d’« une tendance à l’émergence d’une norme européenne dont il convient de tenir compte en l’espèce », mais sa formulation finale manque de précision[39]. La limite que la Cour s’est pour l’instant fixée est précisée dans le paragraphe 138 du présent arrêt, où elle accepte l’argument des requérants, exposé au paragraphe 71, selon lequel « les États membres disposent d’une marge d’appréciation assez limitée en matière de regroupement familial », point de vue qui avait déjà été exprimé dans l’opinion dissidente jointe à l’arrêt rendu par la chambre.

31. Prendre la vie familiale au sérieux implique concrètement l’adoption de mesures d’action positive visant à la faciliter et à la protéger. Les gouvernements ne peuvent se borner à débattre des questions d’égalité, ils doivent joindre le geste à la parole. Les déclarations de principe éloquentes qui ne débouchent pas sur une pratique juridique cohérente révèlent non seulement l’hypocrisie et l’incohérence des services d’immigration européens mais aussi l’existence d’un fossé grandissant entre le droit et la réalité. L’analyse parfois insensée de la possibilité de mener une vie familiale « ailleurs » conduit à une conclusion fictive, qui ne trouve aucun appui dans la réalité et qui impose aux membres d’une même famille un changement de vie radical et impitoyable[40]. L’existence d’« obstacles insurmontables »[41] à ce que les requérants s’installent dans un autre pays est un facteur qui entre souvent en ligne de compte, même s’il est très probable que tel ou tel requérant et sa famille se trouveraient dans une situation plutôt difficile s’ils étaient contraints de recourir à cette solution.

32. Qui pis est, les craintes suscitées par les tensions culturelles, l’exclusion sociale et l’inadaptation professionnelle en Europe ont la plupart du temps pour objectif caché d’interdire l’accès des sociétés européennes aux personnes les plus vulnérables et les plus démunies. On sait d’expérience que les membres de famille les plus vulnérables, telles que les personnes qui souffrent d’une maladie ou d’un handicap, les personnes âgées ou dont le niveau d’instruction est faible, celles qui vivent dans des pays en guerre ou en situation de postconflit éprouvent les plus grandes difficultés à satisfaire aux critères d’intégration et de connaissances[42]. Cette situation est aggravée lorsque les complexités techniques du régime juridique applicable visent à placer certaines catégories de personnes dans une situation très défavorable par rapport à d’autres pour l’exercice de leurs droits conventionnels, notamment le droit à la vie familiale. Les gouvernements et les services d’immigration ont tendance à oublier que « [l]a reconstitution de l’unité familiale des migrants (...) légalement établis par la procédure du regroupement familial renforce la politique d’intégration dans la société d’accueil et va dans l’intérêt de la cohésion sociale », comme l’indique la Recommandation 1686 (2004) de l’APCE. Cette considération s’applique a pari aux familles des nationaux et des personnes naturalisées.

33. Enfin, il convient de rappeler que le fils des requérants est né en Suède le 6 mai 2004. Il est danois par son père. Les époux Biao n’ont pas agi en son nom dans le cadre de la procédure interne et de celle suivie devant la Cour, mais sa situation n’est pas inconnue des autorités nationales[43] et la Cour ne peut l’ignorer. à l’instar de la minorité de la chambre, j’estime que le fait que le Gouvernement fasse application de la règle des vingt-huit ans sans se soucier des effets collatéraux de la loi à l’égard des enfants danois qui ne peuvent vivre avec leur parent étranger dans le pays dont ils sont ressortissants – alors même que leur autre parent est un Danois naturalisé[44] – constitue un facteur aggravant. En l’espèce, pour pouvoir vivre ensemble avec leur enfant, les parents ont dû quitter le Danemark pour un autre pays, la Suède. Autrement dit, deux citoyens danois ont dû s’installer en Suède pour pouvoir vivre avec leur épouse et mère, qui n’a pas la nationalité danoise.

Conclusion

34. Au regard du droit international et de la Convention, la disposition juridique litigieuse (l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers tel que modifié par la loi no 1204 du 27 décembre 2003) traite les citoyens danois naturalisés et les citoyens danois d’origine ethnique étrangère différemment des autres citoyens danois, sans aucune raison valable. Cette disposition est le fruit d’un choix politique opéré par l’État défendeur dans le but de lutter contre une « pratique matrimoniale » censée avoir cours chez les étrangers et les citoyens danois d’origine étrangère et d’avantager les citoyens danois qui ont choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et qui y ont fondé une famille. Le fait que ce choix politique prenne la forme d’une dérogation à la condition des attaches, et que la discrimination qu’il induit revête en conséquence un caractère indirect, ne change rien aux buts politiques et sociaux qu’il vise. En conséquence, cette différence de traitement voulue et fondée sur des motifs ethniques s’analyse en une discrimination ethnique inacceptable, ce qui constitue une raison suffisante pour faire conclure à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. À supposer même, pour un examen exhaustif de la présente affaire, que seule une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité des personnes concernées puisse être établie en l’espèce, celle-ci n’en constituerait pas moins une discrimination fondée sur une « autre situation », qui serait inacceptable au regard de la Convention, puisque cet instrument interdit toute différence de traitement opérée entre des nationaux ou des étrangers en situation régulière sur la base de leur lieu de naissance, de leur nationalité ou de l’ancienneté de celle-ci en matière de regroupement familial.

35. Tel un navire voguant à contre-courant du flot tumultueux de la rhétorique populiste, la Cour doit aujourd’hui adopter une position cohérente en faveur du droit au regroupement familial, comme elle l’a fait récemment dans l’arrêt Jeunesse, précité. La logique du présent arrêt, qui tend à protéger les citoyens danois naturalisés et les citoyens danois d’origine ethnique étrangère placés par la législation actuelle dans une situation extrêmement défavorable, serait évidemment bafouée si une nouvelle loi devait durcir les conditions requises pour bénéficier d’un regroupement familial au Danemark, en se bornant par exemple à abroger la dérogation à la condition des attaches[45] qui s’applique à tous. L’exécution de bonne foi du présent arrêt appelle un réexamen général du régime juridique du regroupement familial, notamment en ce qui concerne la condition des attaches. C’est pourquoi j’aurais pour ma part indiqué au gouvernement danois, sur le fondement de l’article 46 de la Convention, qu’il devait apporter à la règle des vingt-huit ans (désormais ramenés à vingt-six ans) une modification qui ne puisse en aucun cas se traduire par un recul de la protection juridique du droit à la vie familiale des personnes potentiellement concernées.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE LA JUGE JÄDERBLOM

(Traduction)

Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis souscrire au constat de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 auquel elle est parvenue, et je partage à cet égard le point de vue exprimé par les juges Villiger, Mahoney et Kjølbro (paragraphes 2-45 de leur opinion dissidente commune). Toutefois, j’estime comme la majorité qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la requête sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES VILLIGER, MAHONEY ET KJØLBRO

(Traduction)

1. Avec tout le respect que nous devons à la majorité, nous ne pouvons souscrire au constat de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 auquel elle est parvenue. En conséquence, nous estimons que la requête doit être examinée séparément sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Nous nous proposons d’exposer brièvement ci-dessous les raisons pour lesquelles nous considérons qu’il n’y a eu en l’espèce violation ni de l’article 14 combiné avec l’article 8, ni de l’article 8 pris isolément.

Applicabilité de l’article 14

2. Nous souscrivons pleinement à la conclusion de la majorité selon laquelle les faits de la cause (à savoir le refus de délivrance d’un permis de séjour à la requérante aux fins d’un regroupement familial avec le requérant au Danemark) relèvent du champ d’application de l’article 8 de la Convention et que l’article 14 est en conséquence applicable en l’espèce (paragraphe 95 du présent arrêt).

Différence de traitement (discrimination directe ou indirecte)

3. Il ne prête pas à controverse qu’il y a eu une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations comparables aux fins de l’application de l’article 14 de la Convention. Toutefois, la question du critère ou de la « situation » ayant donné lieu à cette différence de traitement fait débat.

4. L’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers impose une condition dite « des attaches » aux personnes résidant au Danemark et ne possédant pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. Inversement, les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans sont dispensées de cette condition.

5. Comme l’admettent la Cour suprême et le Gouvernement, ce dispositif législatif opère une différence de traitement entre les personnes selon la durée depuis laquelle elles possèdent la nationalité danoise. Les personnes qui ne sont pas titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne bénéficient pas de la dérogation et doivent en conséquence satisfaire à la condition des attaches, qui est d’application générale. Il s’agit là, indiscutablement, d’une différence de traitement fondée sur une « autre situation » au sens de l’article 14.

6. Toutefois, la question qui se pose consiste à savoir s’il y a aussi eu une différence de traitement indirecte fondée sur l’origine ethnique, comme l’affirment les requérants.

7. La majorité estime qu’il existe effectivement une différence de traitement indirecte fondée sur l’origine ethnique. Nous nous permettons d’exprimer notre désaccord avec cette conclusion. Qui plus est, même à supposer que l’on admette l’existence d’une telle discrimination, nous marquons notre désaccord avec la majorité en ce qui concerne les conséquences juridiques qui en découlent pour l’examen de l’affaire par la Cour.

8. Il ressort du libellé et des travaux préparatoires de la règle des vingt-huit ans que celle-ci s’applique quel que soit le moment où la personne concernée a acquis la nationalité danoise. Cela étant, il est évident que cette règle a des conséquences plus graves pour les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance que pour celles qui l’ont acquise à la naissance. Dans ces conditions, on pourrait soutenir que du fait de ses effets pratiques, la disposition en question induit une différence de traitement entre les Danois de naissance et les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance. Dès lors que les Danois de naissance sont en général d’origine ethnique danoise et que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance sont en général d’origine ethnique étrangère, on pourrait également soutenir que la disposition litigieuse opère entre les personnes une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique.

9. C’est sur le fondement des effets pratiques de la législation en cause que la majorité conclut qu’il y a aussi eu une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique (paragraphes 101-114 du présent arrêt).

10. Il convient de souligner que la condition des attaches généralement applicable ne fait aucune distinction entre les personnes qui ont acquis la nationalité danoise à la naissance et celles qui l’ont acquise après la naissance. Seule la dispense de cette condition peut avoir cet effet en pratique, mais elle visait à alléger le fardeau de la preuve d’un fait objectif – à savoir l’existence d’attaches avec le Danemark – pour les personnes qui sont présumées avoir des liens solides avec ce pays.

11. En outre, la Cour devrait se garder de dire que la règle des vingt-huit ans induit une différence de traitement fondée sur d’autres critères que ceux qui sont mentionnés dans la loi et les travaux préparatoires. Rien dans la loi et les travaux préparatoires ne permet de déceler une volonté d’opérer une différence de traitement fondée sur l’origine nationale ou ethnique. Au contraire, il ressort clairement des travaux préparatoires que les non‑nationaux – de même que les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans – sont traités de la même façon que les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, à condition qu’ils soient nés au Danemark ou qu’ils y soient arrivés en bas âge et qu’ils y résident légalement depuis au moins vingt-huit ans. Cette dérogation a été introduite précisément pour garantir le respect de l’interdiction de la discrimination et elle accorde l’égalité de traitement aux non-nationaux (ainsi qu’aux personnes titulaires de la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans). En conséquence, les personnes d’une autre origine nationale ou ethnique se voient accorder dans certains cas le même traitement préférentiel. Cette extension du traitement préférentiel à des non-nationaux (et à des personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans) va à l’encontre de l’idée selon laquelle la différence de traitement serait fondée sur l’origine nationale ou ethnique.

12. Nous estimons que les juges minoritaires de la Cour suprême ne disposaient pas d’éléments suffisants pour conclure que la différence de traitement indirecte opérée entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’origine ethnique étrangère était un effet voulu par la loi, question sur laquelle la majorité n’estime pas nécessaire de statuer séparément (paragraphes 120-121 du présent arrêt). Les passages des travaux préparatoires (projet de loi no 152 du 28 février 2002) cités par les juges minoritaires de la Cour suprême concernant les difficultés d’intégration et les pratiques matrimoniales de Danois d’origine étrangère ne portaient pas sur l’introduction de la règle des vingt-huit ans (loi no 1204 du 27 décembre 2003) mais sur les motifs de l’extension de la condition des attaches aux citoyens danois (loi no 365 du 6 juin 2002). Autrement dit, les observations citées se rapportaient à la situation de fait des personnes susceptibles en pratique de demander un regroupement familial et à des problèmes d’intégration, d’isolement, d’inadaptation et de chômage.

13. À cet égard, il convient de souligner que l’interprétation que les juges minoritaires ont faite de la législation interne et des intentions du législateur n’a pas été entérinée par la majorité de la Cour suprême, qui a pour sa part estimé que la seule différence de traitement induite par le dispositif de la loi danoise critiqué était celle opérée entre les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans et les personnes qui possédaient cette nationalité depuis moins de vingt-huit ans. De manière générale, la Cour ne devrait pas remettre en cause l’interprétation donnée par les juridictions nationales de la législation interne, à moins que cette interprétation ne soit arbitraire ou manifestement déraisonnable. Or nous estimons que rien en l’espèce ne permet à la Cour d’infirmer l’interprétation authentique du droit interne livrée par la Cour suprême danoise.

14. En outre, en principe, une différence de traitement fondée sur la nationalité implique indirectement et toujours dans une certaine mesure une différence de traitement fondée sur l’origine nationale ou ethnique, puisque les personnes de nationalité différente sont le plus souvent d’origine nationale ou ethnique différente. Toutefois, cela n’est pas suffisant pour conclure qu’une différence de traitement fondée sur la nationalité s’analyse automatiquement en une différence de traitement indirecte fondée sur l’origine nationale ou ethnique aux fins de l’application de l’article 14 de la Convention. De la même manière, une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité n’aura en pratique jamais le même impact sur les personnes qui ont acquis cette nationalité à la naissance que sur les personnes qui l’ont acquise après la naissance. Toutefois, la Cour devrait se garder de conclure qu’une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité s’analyse automatiquement en une différence de traitement indirecte fondée sur l’origine nationale ou ethnique lorsque pareille conclusion ne trouve aucun appui dans le libellé de la disposition en cause ou dans le but poursuivi par elle.

15. C’est pourquoi nous ne pouvons admettre que l’application de la règle des vingt-huit ans pose une question de discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique. Toutefois, dans l’hypothèse où la règle en question induirait une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique des personnes concernées, ce constat ne saurait avoir les conséquences que le raisonnement suivi par la majorité lui attache en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour en matière de discrimination indirecte.

16. Par le passé, la Cour a déjà admis qu’une différence de traitement pouvait consister en l’effet préjudiciable disproportionné d’une politique ou d’une mesure générale qui, bien que formulée de manière neutre, a un effet discriminatoire sur un groupe (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001). En matière de discrimination indirecte, l’arrêt de principe est celui rendu par la Cour dans l’affaire D.H. et autres c. République tchèque ([GC], no 57325/00, CEDH 2007‑IV). Les principes énoncés dans cet arrêt ont été appliqués et confirmés dans l’affaire S.A.S. c. France ([GC], no 43835/11, CEDH 2014).

17. Dans l’arrêt D.H. et autres c. République tchèque (précité), la Cour s’est exprimée ainsi :

« 195. Dans ces conditions, les éléments de preuve présentés par les requérants peuvent être considérés comme suffisamment fiables et révélateurs pour faire naître une forte présomption de discrimination indirecte. Il y a donc lieu de renverser la charge de la preuve et de la faire peser sur le Gouvernement, lequel doit démontrer que cette différence d’effet de la législation était le résultat de facteurs objectifs qui n’étaient pas liés à l’origine ethnique. »

18. Dans l’arrêt S.A.S. c. France (précité), la Cour a précisé ce qui suit :

« 160. La Cour note que la requérante dénonce une discrimination indirecte. Elle indique à cet égard qu’en tant que femme musulmane souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public pour des motifs religieux, elle appartient à une catégorie de personnes tout particulièrement exposées à l’interdiction dont il s’agit et aux sanctions dont elle est assortie.

161. La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire (...) Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si elles ne poursuivent pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (...) Or, en l’espèce, s’il peut être considéré que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 a des effets négatifs spécifiques sur la situation des femmes musulmanes qui, pour des motifs religieux, souhaitent porter le voile intégral dans l’espace public, cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les raisons indiquées précédemment (...) »

19. Il découle de ces deux arrêts que lorsque la Cour est saisie d’un grief de différence de traitement indirecte et qu’elle conclut à l’existence d’une « présomption » – voire d’une « forte présomption » – de discrimination indirecte après examen des preuves relatives aux effets de la mesure générale litigieuse, elle doit ensuite rechercher si « la différence d’effet de la législation était le résultat de facteurs objectifs qui n’étaient pas liés » à la « situation » en cause, que celle-ci concerne l’origine ethnique (comme dans l’affaire D.H. et autres c. République tchèque) ou la religion et le sexe (comme dans l’affaire S.A.S. c. France). En d’autres termes, même lorsqu’elle juge qu’une requête soulève une question de discrimination indirecte, la Cour se pose la question de savoir s’il existe une justification objective et raisonnable à la différence de traitement incriminée.

20. En l’espèce, la majorité ne se borne pas à affirmer que la législation critiquée a « un effet préjudiciable disproportionné » à l’égard des personnes d’origine ethnique étrangère (paragraphe 113 du présent arrêt) et qu’il incombe au Gouvernement de démontrer « que cette différence d’effet de la législation (...) est le résultat de facteurs objectifs qui ne sont pas liés à l’origine ethnique » (paragraphe 114 du présent arrêt). Elle ajoute qu’il appartient au Gouvernement de prouver qu’il existait des « considérations [impérieuses ou très fortes] qui n’étaient pas liées à l’origine ethnique, pour que cette discrimination indirecte puisse être considérée comme compatible avec l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 » (paragraphes 114, 121 et 138 du présent arrêt). Il nous semble qu’en adoptant une telle approche, la majorité préjuge de la réponse à la question de savoir si la différence d’effet de la législation est le résultat de facteurs objectifs non liés à l’origine ethnique.

21. Lorsqu’il existe une différence de traitement directe fondée sur l’origine ethnique, ou lorsque l’existence de différences de traitement indirectes fondées sur ce motif est prouvée, seules en effet des considérations très fortes peuvent justifier de telles différences de traitement, si tant est qu’elles puissent l’être. Toutefois, il nous semble problématique d’exiger la preuve de « considérations impérieuses ou très fortes » avant toute décision sur le point de savoir s’il y a eu ou non une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique.

22. Nous considérons que la question décisive qui se pose en l’espèce consiste à savoir s’il existait une justification objective et raisonnable à la différence de traitement litigieuse, ce qui revient à rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime et s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

But légitime

23. Nous ne comprenons guère pourquoi la majorité juge qu’il y a lieu de douter de la légitimité des buts invoqués par le Gouvernement en déclarant que la Cour « estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les questions de savoir (...) si le but invoqué par le Gouvernement pour justifier l’introduction de la règle des vingt-huit ans est ou non légitime au regard de la Convention » (paragraphe 121 du présent arrêt).

24. L’introduction, en 2003, de la règle des vingt-huit ans doit être replacée dans le contexte de l’extension de la condition des attaches aux citoyens danois opérée en 2002. Les buts invoqués par le Gouvernement, qui ressortent clairement des travaux préparatoires relatifs aux modifications législatives, consistent à contrôler l’immigration, à faciliter l’intégration des étrangers et à atténuer les difficultés des personnes ayant des liens solides et durables avec le Danemark. Nous considérons que pareils buts sont parfaitement légitimes au sens de la jurisprudence de la Cour.

Justification objective et raisonnable (la question de la proportionnalité)

25. Pour apprécier la proportionnalité des mesures litigieuses, il faut tenir compte de la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales et du principe de subsidiarité.

26. Nous estimons que la présente affaire, de par son objet, relève d’un domaine dans lequel l’État doit se voir accorder une ample marge d’appréciation, pour des raisons diverses.

27. Premièrement, la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit au regroupement familial (Gül c. Suisse, 19 février 1996, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I). Autrement dit, la différence de traitement litigieuse ne porte pas sur un droit conventionnel.

28. Deuxièmement, rien ne prouve qu’il existe un consensus européen clair en ce qui concerne les conditions du regroupement familial et l’octroi d’un traitement préférentiel aux personnes ayant des liens solides et durables avec le pays.

29. Troisièmement, il est établi que la compatibilité de la législation pertinente avec la Convention a été examinée à plusieurs reprises de manière attentive et approfondie au niveau interne. En effet, le gouvernement danois a vérifié la compatibilité de la condition des attaches et de la règle des vingt-huit ans avec la Convention avant de déposer les projets de loi pertinents devant le Parlement. Le Parlement a lui-même examiné cette question avant d’adopter la législation en cause. À la suite d’un mémorandum de 2004 critiquant la législation applicable publié par l’Institut danois des droits de l’homme, le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a procédé à une analyse détaillée de la question dans un mémorandum établi en 2005. Un mémorandum publié en 2006 par un groupe de travail composé de représentants du ministère de la Justice, du ministère des Affaires étrangères et du ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration comporte également une analyse détaillée du problème, notamment du point de vue de la compatibilité de la règle des vingt-huit ans avec les engagements internationaux du Danemark. Enfin, la compatibilité de la condition des attaches et de la règle des vingt-huit ans avec la Convention a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel exercé par la cour d’appel du Danemark oriental et par la Cour suprême.

30. Quatrièmement, pour déterminer la marge d’appréciation, il importe d’observer que la différence de traitement critiquée relève – selon notre analyse – d’une « autre situation ». En général, les états bénéficient d’une ample marge d’appréciation en matière de différences de traitement fondées sur une « autre situation », ce qui n’est pas le cas s’agissant de différences de traitement fondées sur l’origine « nationale » ou « ethnique ».

31. Cinquièmement, le fait que législation en cause concerne le contrôle de l’immigration et les conditions du regroupement familial n’est pas non plus sans conséquences sur la marge d’appréciation. Dans ces domaines, les états contractants sont appelés à prendre des mesures générales pour appliquer leur politique économique et sociale. L’immigration et le regroupement familial sont des secteurs de réglementation dans lesquels les États sont confrontés au défi de ménager un juste équilibre entre les droits de l’individu et les intérêts de la société. Le fait de privilégier les intérêts individuels a inévitablement des répercussions sur l’ensemble de la société. Ces défis lancés à la société ne peuvent être ignorés et doivent être relevés par les États lorsqu’ils adoptent et appliquent des politiques et des lois. L’immigration a, par exemple, des incidences sur la dépense publique, ainsi que sur l’accès à la sécurité et aux prestations sociales du pays. Elle soulève des questions sur le plan de l’emploi et du chômage, ainsi que des difficultés en termes d’intégration dans la société, notamment du point de vue du risque d’isolement, d’inadaptation, de ghettoïsation et de tensions entre les différentes cultures. En résumé, l’immigration est un domaine dans lequel les États sont confrontés à des choix difficiles lorsqu’il s’agit pour eux de se conformer à leurs obligations internationales.

32. L’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité ne saurait revêtir un caractère décisif aux fins de l’appréciation de la Cour. Eu égard aux termes employés dans cette disposition (« doit être guidé par ») et dans le rapport explicatif qui l’accompagne (« indiquent une déclaration d’intention et non pas une règle impérative à suivre dans tous les cas »), on peut à tout le moins soutenir que celle-ci ne constitue pas une norme juridiquement obligatoire, mais qu’elle énonce un principe, et qu’elle n’assure pas une protection plus efficace que celle offerte par l’article 14 de la Convention. C’est bien ainsi que l’arrêt de la Cour suprême l’a interprétée, et il s’agit là, selon nous, d’une interprétation raisonnable de cette disposition. Par ailleurs, il n’entre pas dans le rôle de la Cour d’interpréter la Convention européenne sur la nationalité. En tout état de cause, l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité ne saurait en soi donner lieu à une interprétation de l’article 14 de la Convention qui interdirait une différence de traitement entre les citoyens fondée sur l’ancienneté de leur nationalité.

33. Il est vrai que la législation danoise en matière d’immigration et de regroupement familial, notamment les dispositions relatives à la condition des attaches et à la règle des vingt-huit ans, est critiquée par un certain nombre d’organes internationaux – tels que l’ECRI, le CERD, le CESCR et le CEDAW – qui avancent depuis des années, par différents moyens, que la mise en œuvre du critère applicable est susceptible d’aboutir à une discrimination. Toutefois, il est notoire que les organes internationaux en question peuvent exprimer des opinions qui ne reflètent pas toujours des normes juridiques obligatoires, et qu’ils le font d’ailleurs souvent. En outre, la Cour devrait se garder de transformer des recommandations fondées sur des considérations d’ordre politique en obligations juridiquement contraignantes (voir aussi National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, §§ 92-99, CEDH 2014).

34. Pour apprécier la proportionnalité de la mesure litigieuse, il faut tenir compte du fait que le critère appliqué par la loi est un critère objectif. Celui-ci s’applique à tous les Danois, qu’ils soient d’origine ethnique danoise ou d’origine ethnique étrangère.

35. Il importe également de relever que le critère énoncé dans la loi reflète une appréciation globale de la connaissance par une personne de la société danoise et de ses liens avec celle-ci aux fins d’une intégration réussie. En d’autres termes, le critère en question vise à définir une catégorie de personnes qui peuvent en principe être considérées comme ayant des liens/relations durables et solides avec la société danoise et qui ont en conséquence de bonnes chances de s’intégrer.

36. Il va sans dire que telle ou telle personne qui ne satisfait pas à la règle des vingt-huit ans peut néanmoins avoir en pratique des liens/relations plus solides avec la société danoise qu’une personne satisfaisant à la règle en question. Toutefois, l’existence de cette éventualité ne constitue pas en soi une base suffisante pour conclure à l’incompatibilité avec l’article 14 de la Convention de la norme d’application générale en cause dans la présente affaire.

37. Il ne faut pas non plus perdre de vue que la Cour reconnaît expressément qu’il est loisible aux États contractants d’accorder un traitement préférentiel aux personnes qui ont des attaches solides avec le pays. En effet, la Cour admet qu’« il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux qui ont des attaches particulières avec un pays » (Ponomaryov et autres c. Bulgarie (déc), no 5335/05, 18 septembre 2007, où était en cause un traitement préférentiel accordé aux « étrangers d’origine bulgare et aux Bulgares expatriés ») et, en particulier, « à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire » (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 88, série A no 94, qui portait sur un regroupement familial de conjoints). Nous estimons que ce principe vaut aussi pour ceux qui ont des liens étroits avec un pays découlant de la possession de la nationalité de celui-ci pendant une certaine durée. La majorité ne juge pas utile d’expliquer si elle s’écarte des affaires précitées ou si elle estime que la présente espèce s’en différencie et si celle-ci se distingue en particulier de l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali, que la Cour suprême a expressément analysée et sur laquelle elle s’est fondée pour examiner la présente affaire.

38. Qui plus est, un examen d’ensemble de la législation ne suffit pas pour se prononcer sur la question de savoir si la différence de traitement satisfait ou non à l’exigence de proportionnalité. Il faut en plus avoir égard aux circonstances particulières du cas d’espèce. À la vérité, ce sont ces circonstances et les conséquences pour le requérant qui doivent être déterminantes aux fins de l’examen de la requête par la Cour. Celle-ci n’a pas pour rôle de contrôler dans l’abstrait la législation interne litigieuse, mais d’apprécier la manière dont elle a été appliquée à la situation des requérants.

39. À cet égard, il convient de relever que le requérant n’était danois que depuis un an lorsque la requérante a formulé sa demande de regroupement familial, et qu’il ne possédait la nationalité danoise que depuis deux ans au moment où la décision administrative définitive a été rendue. Le requérant vivait au Danemark depuis dix ans lors du dépôt de la demande de regroupement familial, et depuis onze ans lors de la délivrance de la décision administrative définitive. Dans ces conditions, on peut difficilement soutenir que le requérant se trouvait dans une situation comparable à celle des personnes possédant la nationalité danoise depuis vingt-huit ans ou résidant légalement dans ce pays depuis vingt-huit ans.

40. Pour apprécier les particularités de l’affaire et la proportionnalité de la mesure critiquée, il y a également lieu de tenir compte des conséquences qui découlent pour les requérants de l’inapplicabilité de la dispense de la condition des attaches.

41. L’inapplicabilité de la règle des vingt-huit ans n’implique pas que les intéressés doivent attendre le cinquante-neuvième anniversaire du requérant pour pouvoir demander un regroupement familial, ni que pareil regroupement soit illusoire. Elle signifie seulement que les requérants devront satisfaire à la condition des attaches, qui est d’application générale en matière de regroupement familial.

42. Il est donc inexact d’affirmer, comme le font les intéressés, que le requérant devra encore attendre 2030 pour être autorisé à vivre au Danemark avec la requérante. De même, c’est à tort que le Commissaire aux droits de l’homme indique, d’une part, que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance « doivent encore attendre 28 ans avant de pouvoir vivre au Danemark avec leur partenaire étranger » et, d’autre part, que « [l]e fait que la condition des attaches cumulées ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé (...) constitue (...) une restriction excessive au droit à la vie familiale » (paragraphe 137 du présent arrêt).

43. Le Gouvernement a communiqué à la Cour des informations détaillées sur la pratique administrative relative à la condition des attaches, pratique qui prend notamment en compte la durée de séjour au Danemark et les efforts d’intégration des étrangers dans la société danoise.

44. Il est sans doute difficile de savoir si – et à quel moment – les requérants pourront satisfaire à la condition des attaches et se voir accorder un regroupement familial au Danemark. Toutefois, il n’existe pas de base suffisante pour affirmer que la perspective d’un regroupement familial est en pratique illusoire. Au contraire, il est vraisemblable que les requérants auraient eu des chances très sérieuses d’obtenir un regroupement familial s’ils avaient attendu quelques années avant de formuler leur demande.

45. En résumé, nous estimons que l’existence d’une justification objective et raisonnable à la différence de traitement litigieuse a été établie. En d’autres termes, il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En conséquence, nous jugeons qu’il n’y a pas lieu de conclure à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 au regard des faits de l’espèce.

Le grief du requérant tiré de l’article 8

46. Ayant conclu à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, il nous semble nécessaire d’examiner la requête sous l’angle de l’article 8 pris isolément. Cependant, il est clair pour nous qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition

47. Les requérants se sont mariés au Ghana, où vivait la requérante. Au début de leur vie familiale, les requérants n’avaient aucune raison de croire qu’ils pourraient vivre ensemble au Danemark. Ils avaient tous deux des liens solides avec le Ghana, et la requérante n’avait aucun autre lien avec le Danemark que celui résultant de son mariage avec le requérant.

48. Souscrivant pleinement aux motifs retenus par l’arrêt rendu à l’unanimité par la chambre (paragraphes 52-60 de l’arrêt de la chambre), nous ne jugeons pas nécessaire d’approfondir cette question.

Observations finales

49. Il appartiendra au Danemark de décider, sous le contrôle du Comité des Ministres, des mesures générales à prendre pour se conformer à l’arrêt obligatoire de la Cour et empêcher la réitération de telles violations. Il est très probable que cela implique d’apporter des modifications à la législation. Toutefois, les modifications en question ne faciliteront pas nécessairement l’octroi de permis de séjour en vue d’un regroupement familial aux personnes qui se trouvent dans une situation analogue à celle des requérants.

50. Si le Danemark décide de se conformer à l’arrêt de la Cour en abrogeant la dérogation à la condition des attaches généralement applicable, le constat de violation opéré par la Cour ne facilitera nullement l’obtention d’un regroupement familial pour les personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis moins de vingt-huit ans (vingt-six ans désormais). En outre, pareille abrogation désavantagerait les citoyens danois désireux de revenir au Danemark après avoir vécu à l’étranger et y avoir fondé une famille. Elle serait également défavorable aux étrangers comptant vingt-huit ans de résidence légale au Danemark depuis la naissance ou la prime jeunesse, ce qui pourrait se révéler particulièrement problématique pour ceux d’entre eux qui souhaiteraient épouser une personne originaire d’un pays avec lequel ils auraient des liens étroits.

51. En d’autres termes, ce qui pourrait passer pour une victoire des requérants pourrait se révéler contraire aux intérêts d’un grand nombre de candidats au regroupement familial de conjoints au Danemark, selon la nature des mesures internes qui seront adoptées consécutivement à l’arrêt de la Cour. Aussi les efforts déployés par la majorité pour garantir ce qu’elle juge être les droits de l’homme des requérants dans la présente affaire pourraient-ils se retourner contre les droits et les intérêts d’autres personnes en matière d’immigration.

52. Cela dit, notre principale préoccupation en ce qui concerne le présent arrêt tient à l’application nouvelle – et à nos yeux extensive – qu’il fait de la notion de discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique, notamment en ce qu’il exige des « considérations justificatives impérieuses ou très fortes » alors qu’il s’appuie principalement sur des données statistiques relatives à l’application d’une mesure générale pour se prononcer sur la question de savoir s’il y a eu ou non une discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE YUDKIVSKA

(Traduction)

Bien que je puisse admettre, comme la majorité, que la règle des vingt-huit ans « a pour conséquence indirecte de favoriser les Danois d’origine ethnique danoise », j’ai voté contre le constat de violation de l’article 14 en l’espèce. En effet, sur le plan strictement juridique, j’envisage la présente affaire sous un angle différent.

La condition des attaches applicable aux citoyens danois en matière de regroupement familial a été introduite en 2002. Les requérants se sont mariés en 2003 – époque à laquelle le requérant n’était titulaire de la nationalité danoise que depuis un an – en sachant pertinemment qu’ils ne satisferaient probablement pas à la condition en question. Après le rejet de leur demande de regroupement, les requérants contestèrent cette décision. Entre-temps, le gouvernement avait instauré la règle des vingt-huit ans en cause dans la présente affaire. Cette règle a donné aux requérants la possibilité non seulement de se plaindre du rejet de leur demande de regroupement familial dans leurs recours ultérieurs, mais aussi de dénoncer une discrimination. Toutefois, il n’en demeure pas moins que l’incapacité des requérants à surmonter l’obstacle que représente pour eux la condition des attaches afin de pouvoir vivre ensemble au Danemark constitue l’essentiel de leur grief.

Les circonstances particulières de l’espèce n’ont pas permis à la Cour d’examiner la condition des attaches en elle-même et d’évaluer sa compatibilité avec la Convention. Il ressort des documents produits par le Gouvernement que lorsqu’elles ont étendu cette condition aux citoyens danois à compter de 2002, les autorités craignaient que « l’intégration [ne fût] particulièrement difficile pour les familles dont les membres, génération après génération, [faisaient] venir leur conjoint au Danemark depuis leur pays d’origine ou celui de leurs parents » (paragraphes 33 et 106 du présent arrêt). En d’autres termes, selon les autorités, cette tradition donne lieu à une perte accrue de contact avec la société danoise et à la marginalisation de cette frange de la société. Mais ce phénomène ne concerne assurément pas les citoyens danois qui se sont expatriés pour des raisons professionnelles, qui ont élevé des enfants à l’étranger et qui, comme ces derniers, demeurent très attachés à la société danoise. Le risque de marginalisation est beaucoup moins grand lorsque ces enfants qui ont grandi à l’étranger entendent faire venir leur conjoint au Danemark. C’est pourquoi le gouvernement a introduit la dérogation des vingt-huit ans ici en cause qui, comme le constate la majorité, a « un effet préjudiciable disproportionné sur les personnes qui (...) ne sont pas d’origine ethnique danoise » (paragraphe 104 du présent arrêt).

Les juges minoritaires de la Cour suprême danoise ont estimé que « [d]u point de vue de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il conv[enait] également de tenir compte de l’importance cruciale du droit des personnes de s’établir avec leur conjoint dans le pays dont elles [étaient] ressortissantes » (paragraphe 30 du présent arrêt). Toutefois, la portée apparente de l’article 8 pris isolément ne s’étend pas à la protection du choix, par les familles, de résider dans un État dans le cas où l’un des conjoints n’est pas ressortissant de celui-ci, et un État ne manquerait aux obligations que lui impose cette disposition que s’il interdisait le regroupement familial aux étrangers se trouvant dans une situation très grave.

Toutefois, dans la présente affaire, l’article 14 conduit la Grande Chambre à modifier son analyse et à la focaliser sur le fait que la règle des vingt-huit ans compromet la possibilité, pour les citoyens danois d’une certaine origine ethnique, de mener leur vie au Danemark avec un conjoint étranger sur un pied d’égalité avec les autres citoyens danois. Par cette approche, la majorité étend la portée de la protection conférée par l’article 8 en se servant de l’article 14 de la Convention. S’il est vrai que l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention, le fait de donner à la portée de cet article une interprétation aussi étendue sans lien suffisant avec la disposition conventionnelle matérielle auquel il se rapporte le rend imprécis et impossible à distinguer du Protocole no 12.

Qui plus est, sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8, la Cour doit rechercher si la mesure ou l’acte incriminé porte une atteinte discriminatoire à la jouissance, par les requérants, du droit garanti par l’article 8. Depuis l’Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » ((fond), 23 juillet 1968, série A no 6), la Cour ne cesse de souligner qu’une différenciation opérée par l’État qui porte atteinte à l’égale jouissance des droits conventionnels par les individus s’analyse en une discrimination à moins qu’elle ne soit justifiée.

Comme l’ont souligné mes collègues dissidents, nous nous trouvons ici confrontés à une situation paradoxale. C’est assurément la « condition des attaches » introduite en 2002 qui pose problème quant au droit des requérants au regroupement familial au Danemark. Toutefois, comme indiqué ci-dessus, nous devons nous borner en l’espèce à analyser la règle dérogatoire des vingt-huit ans, qui accorde à une certaine catégorie de personnes un privilège en leur « évitant » de devoir satisfaire à la condition des attaches d’application générale. C’est cette dispense qui, selon la conclusion à laquelle la majorité est parvenue, s’analyse en une discrimination indirecte. Les juges Villiger, Mahoney et Kjølbro ont indiqué à juste titre que la manière la plus directe pour le Danemark de se conformer au présent arrêt consisterait à abroger la dérogation à la condition des attaches pour que personne ne puisse être dispensé de cette condition et que chacun se trouve ainsi sur un pied d’égalité à cet égard. De cette manière, on parviendrait à une forme d’égalité qui serait l’égalité dans la « non-jouissance » d’un droit. Les requérants n’en demeureraient pas moins dans l’incapacité de bénéficier d’un regroupement familial au Danemark. En d’autres termes, la récompense de la victoire remportée par les requérants consisterait pour eux non pas à se voir reconnaître un droit égal au regroupement familial (ce qui était leur principal objectif), mais à subir la même « absence de droit » que d’autres personnes qui, auparavant, bénéficiaient du droit en question.

C’est principalement sur ce point que porte mon désaccord avec la majorité. Je ne puis donner de l’article 14 de la Convention une interprétation qui viserait à atteindre l’égalité par tous les moyens, y compris en mettant sur le même pied des intérêts incommensurables. Il serait parfaitement compréhensible que les requérants éprouvent un sentiment de satisfaction à l’idée de ne plus faire l’objet d’une différence de traitement en tant qu’immigrants si la disposition dérogatoire litigieuse devait être abrogée, mais le fait que pareille abrogation ne modifierait en rien l’essentiel de leurs droits découlant de l’article 8 tandis qu’elle réduirait sensiblement les droits que l’autre catégorie de citoyens danois tire de cette disposition me semble primordial.

Je partage pleinement l’avis du juge Stephen Breyer, de la Cour suprême des États-Unis, selon lequel « le juge doit examiner les conséquences [de ses décisions] à l’aune des valeurs ou des objectifs constitutionnels pertinents ». L’article 14 vise à assurer « la jouissance des droits et liberté reconnus dans la (...) Convention (...) sans distinction aucune », mais cette disposition serait à mon avis vidée de son essence si elle était interprétée comme garantissant une égale « non-jouissance » des droits. C’est pourquoi je souscris à l’opinion de mes collègues dissidents selon laquelle « les efforts déployés par la majorité pour garantir ce qu’elle juge être les droits de l’homme des requérants dans la présente affaire pourraient (...) se retourner contre les droits et les intérêts d’autres personnes en matière d’immigration », lesquelles ont des attaches fortes avec le Danemark.

Comme l’a dit Samuel Johnson, un écrivain anglais du XVIIIe siècle, « il vaut mieux que certains soient malheureux plutôt que personne ne soit heureux, ce qui serait le cas si l’égalité était générale ».

La suppression de la discrimination constatée par la Grande Chambre dans la présente affaire pouvant se traduire par une abrogation de la règle dérogatoire des vingt-huit ans qui ne satisferait pas les requérants et qui nuirait à d’autres personnes, j’ai voté contre le constat de violation opéré par la majorité.

* * *

[1]. Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni (28 mai 1985, § 88, série A no 94).

[2]. Les instances internationales emploient ces deux expressions indistinctement. Par exemple, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a utilisé l’expression « regroupement familial » dans sa Recommandation 1686 (2004), mais elle emploie plus fréquemment « réunification familiale », comme dans sa Recommandation 1703 (2005) (voir les instruments énumérés au paragraphe 23 ci-dessous). Dans un manuel de termes et de concepts intitulé People on the Move: Handbook of selected terms and concepts (p. 28), l’Unesco définit « la réunification familiale/regroupement familial » comme étant « le processus de rassemblement des membres d’une famille, notamment les enfants, les époux et les personnes âgées dépendantes ». Dans l’opinion séparée que j’ai jointe à l’arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, CEDH 2012), je m’étais déjà inscrit en faux contre la position adoptée par la Cour sur cette question difficile, du point de vue du droit des migrants sans papier à la vie familiale.

[3]. Voir, entre autres, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 116, 3 octobre 2014.

[4]. Je note toutefois que durant l’audience tenue devant la Grande Chambre, le Gouvernement a semblé revenir sur sa position, laissant entendre que l’exception des douze ans de séjour n’était pas applicable à ce moment. En outre, il a toujours refusé de s’engager à autoriser le regroupement de la famille de M. Biao au Danemark, alors même que l’office de l’immigration est placé sous son autorité.

[5]. Voir, par exemple, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, et Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 51-52, CEDH 2006‑VI.

[6]. Voir, par exemple, Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003‑X, et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 87, CEDH 2009.

[7]. D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 176, CEDH 2007‑IV, et Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 58, CEDH 2005‑XII.

[8]. Voir mon opinion séparée dans l’affaire Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, CEDH 2013, Stec et autres, précité, §§ 61 et 66, et Wintersberger c. Autriche (déc.), no 57448/00, 27 mai 2003.

[9]. Dix-septième rapport périodique que les États parties devaient présenter en 2005, 2 septembre 2005, ONU, documents officiels, CERD/C/496/Add.1, p. 20.

[10]. Sixième rapport périodique des États parties, 4 octobre 2004, ONU, documents officiels, CEDAW/C/DNK/6, pp. 69-70.

[11]. Telle était aussi la thèse principale que les requérants ont défendue au cours de l’audience tenue devant la Grande Chambre. Ils alléguaient que le gouvernement avait ainsi créé une « première classe » de citoyens regroupant les expatriés d’origine ethnique danoise et une « seconde classe » regroupant les étrangers originaires de pays non occidentaux.

[12]. Comme l’a également reconnu la cour d’appel, « (...) [t]outefois, [la règle des vingt-huit ans] peut impliquer en pratique que des ressortissants danois d’origine étrangère ne pourront satisfaire à la condition qu’elle pose qu’à un âge plus avancé que des Danois d’origine danoise. L’application de cette règle peut donc parfois entraîner une discrimination indirecte » (paragraphe 26 du présent arrêt).

[13]. Il ne faut pas oublier que la Cour a reproché au Gouvernement, à juste titre, l’absence de données statistiques pertinentes en ce qui concerne la présente affaire (paragraphes 84‑85, 118 et 133 de l’arrêt). Dans ses observations finales de 2006, le CEDAW a également noté l’absence de statistiques sur l’incidence des mariages forcés.

[14]. STE no 166. Cette convention est entrée en vigueur à l’égard du Danemark le 1er novembre 2002. Le Danemark a formulé une réserve concernant l’article 12 de cette convention.

[15]. Paragraphe 132 du présent arrêt.

[16]. Paragraphes 52-55 du présent arrêt.

[17]. Paragraphe 49 du présent arrêt.

[18]. Paragraphe 60 du présent arrêt.

[19]. On ne saurait soutenir que la Cour doit se garder de transformer des recommandations fondées sur des considérations d’ordre politique en obligations juridiquement contraignantes. Conformément à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Convention européenne des droits de l’homme doit être interprétée à la lumière non seulement des autres traités relatifs aux droits de l’homme, mais aussi des instruments juridiques contraignants ou non contraignants qui s’y rapportent et, en particulier, du système de protection des droits de l’homme institué par le Conseil de l’Europe dans lequel elle s’inscrit (voir, pour un exemple récent et louable, Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, § 204, 8 juillet 2014).

[20]. Cette convention, qui compte 196 États parties, est entrée en vigueur le 2 septembre 1990. Le Danemark l’a ratifiée le 19 juillet 1991 sans émettre de réserve à ses articles 9 et 10.

[21]. Cette convention, qui compte 48 États parties, est entrée en vigueur le 1er juillet 2003. Le Danemark n’y est pas partie.

[22]. ONU, documents officiels, A/RES/41/85, 3 décembre 1986.

[23]. STE no 35. La version initiale de la charte a été signée et ratifiée par le Danemark, mais celui-ci, comme l’y autorisait l'article 20 § 1 b) et c) de la charte, n’a pas inclus l’article 19 dans la déclaration remise au Secrétaire Général lors du dépôt de l’instrument de ratification.

[24]. STE no 163. La version révisée de la charte, signée le 3 mai 1996, n’a pas été ratifiée par le Danemark. Aucune réserve n’a été formulée concernant l’article 19.

[25]. STE no 93. Cette convention a été ratifiée par onze États, dont le Danemark ne fait pas partie.

[26]. Dans cette recommandation, le Comité des Ministres s’est déclaré favorable au regroupement familial en premier lieu parce que la sauvegarde de l’unité familiale constitue un droit universel et, en second lieu, parce que le regroupement familial facilite l’intégration des immigrants. La recommandation indique que les membres de famille admis au regroupement familial devraient se voir accorder un statut identique à celui du regroupant et que, après quatre ans de résidence régulière, les membres de famille majeurs devraient obtenir un titre de séjour distinct de celui du regroupant. En cas de divorce, de séparation ou de décès du regroupant, la recommandation invite les États membres à envisager d’accorder un titre de séjour autonome aux membres de famille ayant résidé au moins un an dans l’État d'accueil. En outre, elle préconise l’instauration d’un droit de recours au profit des membres de famille dont le titre de séjour n’est pas renouvelé et/ou qui risquent d’être expulsés. Par ailleurs, elle recommande aux États membres de garantir aux membres de famille un traitement égal à celui du regroupant en matière d’accès au marché du travail, de droits sociaux, de droit à l’éducation et de participation politique (droit de vote et d’éligibilité aux élections locales).

[27]. Paragraphe 51 du présent arrêt.

[28]. AS/Mig (2012) 01, 2 février 2012.

[29]. Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 8 octobre 2008 sur l’application de la Directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial (COM(2008) 610 final), et notamment la Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant les lignes directrices pour l’application de la Directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial (COM(2014) 210 final). Il est très important de relever que la Cour n’a pas hésité à interpréter le droit de l’Union européenne au paragraphe 135 du présent arrêt, et qu’elle a estimé, en s’inspirant d’un argument soulevé par le Gouvernement, que le droit danois était dans une certaine mesure incohérent avec la Directive 2004/38/CE, puisque « les intéressés et leur enfant [avaient] désormais des chances d’obtenir un permis de séjour au Danemark s’ils en f[aisaient] la demande depuis la Suède ».

[30]. Article 74 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) adopté le 8 juin 1977.

[31]. « [L]’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale » est le critère retenu dans l’arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni ([GC], no 28957/95, § 85, CEDH 2002‑VI).

[32]. J’observe que la citation de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali reproduite dans l’arrêt rendu par la chambre est erronée, l’expression « ou de leur qualité de ressortissant ou de résident de longue durée de ce pays » ne figurant pas dans le passage cité. En outre, je souhaiterais souligner que l’autre précédent cité par la majorité de la chambre, à savoir l’affaire Ponomaryov et autres c. Bulgarie ((déc.), no 5335/05, 18 septembre 2007), n’emploie pas non plus cette expression, et même qu’il s’en éloigne. L’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali fait état de la « naissance sur [le] territoire » d’un pays tandis que la décision Ponomaryov et autres se borne à mentionner un « lien spécial avec un pays », si bien qu’elle ne peut être invoquée pour confirmer l’arrêt en question.

[33]. Comme l’a expressément relevé la minorité de la Commission au paragraphe 84 de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité).

[34]. Comme l’a dit la Cour dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, § 35, série A no 18), la Convention doit être interprétée à la lumière des principes généraux de droit, notamment des « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » (article 38 § 1 c) du Statut de la Cour internationale de justice). Il a été indiqué précédemment que le regroupement familial figurait parmi ces principes.

[35]. Une politique en faveur de la famille irait dans ce sens, telle que celle adoptée depuis longtemps par la Cour constitutionnelle portugaise dans ses arrêts 187/1997, 470/1999 et 232/2004, qui interdisent l’expulsion d’étrangers condamnés – même pour des infractions graves telles que le trafic de stupéfiants – parents d’un ou de plusieurs enfants mineurs titulaires de la nationalité portugaise et résidant au Portugal. Leur expulsion aurait pour effet de les séparer de leur famille, « punissant » ainsi indirectement les membres mineurs de celle-ci, ou conduirait à expulser « indirectement » du territoire portugais des mineurs de nationalité portugaise pour qu’ils puissent vivre avec leur parent étranger expulsé, conséquences toutes deux inacceptables du point de vue constitutionnel. Les enfants ne sauraient pâtir des conséquences des fautes de leurs parents.

[36]. Jeunesse, précité, § 121.

[37]. Cette formule est une fois encore répétée mécaniquement au paragraphe 117 du présent arrêt. Et une fois encore, la Cour se livre à une appréciation de la situation familiale « concrète » de M. Biao pour s’écarter du principe général qu’elle énonce.

[38]. En la matière, la plus récente et la plus importante des décisions « érosives » de la Cour est évidemment l’arrêt Jeunesse (précité, § 122), dans lequel celle-ci a usé d’un artifice en déclarant que « les circonstances entourant le cas de la requérante d[evaient] être considérées comme exceptionnelles ». À cet égard, les juges minoritaires, attentifs au caractère érosif de cet artifice, ont dénoncé un procédé flagrant. Cette approche méthodologique erronée a également été utilisée dans l’arrêt De Souza Ribeiro (précité, § 95), comme je l’ai signalé dans l’opinion séparée que j’y ai jointe.

[39]. L’analyse des éléments de droit international et de droit comparé opérée par la Cour aux paragraphes 61, 132 et 133 du présent arrêt ne me convainc pas. Elle manque de précision. Une analyse plus rigoureuse aurait fait apparaître qu’il existe à tout le moins des « éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue », critère retenu dans l’arrêt Christine Goodwin (précité, § 85). Je relève notamment qu’il n’a été fait aucun cas de l’article 44 § 2 de la Convention internationale des Nations unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, qui stipule que « [l]es États parties prennent les mesures qu’ils jugent appropriées et qui relèvent de leur compétence pour faciliter la réunion des travailleurs migrants avec leur conjoint ou avec les personnes ayant avec eux des relations qui, en vertu de la loi applicable, produisent des effets équivalant au mariage, ainsi qu’avec leurs enfants à charge mineurs et célibataires ».

[40]. On en trouve une bonne illustration dans la décision ministérielle du 27 août 2004 concluant que la famille Biao pourrait s’installer au Ghana, puisqu’il suffirait pour cela que le requérant y trouvât un emploi (paragraphe 24 du présent arrêt). Comme si M. Biao pouvait aisément troquer ses onze ans de carrière au Danemark contre une situation professionnelle équivalente au Ghana (ce que les requérants ont souligné au cours de l’audience tenue devant la Grande Chambre, sans être contredits par le Gouvernement) !

[41]. Voir, par exemple, Jeunesse, précité, § 107.

[42]. Paragraphe 14 de la note de position sur le regroupement familial de l’APCE (précitée).

[43]. Voir, par exemple, le paragraphe 46 de l’arrêt.

[44]. La Cour aurait pu ici conclure, comme elle l’a fait au paragraphe 120 de l’arrêt Jeunesse, précité, que les autorités internes « n’ont pas attaché un poids suffisant à l’intérêt supérieur des enfants de la requérante lorsqu’elles ont décidé de rejeter la demande de permis de séjour introduite par celle-ci ».

[45]. Une loi, un règlement ou une politique qui garantirait l’égalité en « nivelant par le bas » la jouissance d’un droit conventionnel par un groupe de personnes qui, du fait d’une caractéristique identifiable, serait avantagé par rapport à un autre groupe de personnes moins favorisé pourrait être censuré par la Cour (Runkee et White c. Royaume-Uni, nos 42949/98 et 53134/99, §§ 40-43, 10 mai 2007).


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-163460
Date de la décision : 24/05/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 14+8 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : BIAO
Défendeurs : DANEMARK

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PETERSEN S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award