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26/04/2016 | CEDH | N°001-162615

CEDH | CEDH, AFFAIRE MURRAY c. PAYS-BAS, 2016, 001-162615


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MURRAY c. PAYS-BAS

(Requête no 10511/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2016

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Murray c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Dean Spielmann,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,

Khanlar Hajiyev,
Nebojša Vučinić,
Ganna Yudkivska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
André

Potocki,

Paul Mahoney,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,

Faris Vehabović,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Cha...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MURRAY c. PAYS-BAS

(Requête no 10511/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2016

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Murray c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Dean Spielmann,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,

Khanlar Hajiyev,
Nebojša Vučinić,
Ganna Yudkivska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
André Potocki,

Paul Mahoney,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,

Faris Vehabović,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 janvier 2015 et le 4 février 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10511/10) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont un ressortissant de cet État, M. James Clifton Murray (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est décédé le 26 novembre 2014. Le 6 décembre 2014, son fils, M. Johnny Francis van Heyningen, et sa sœur, Mme Altagracia Murray, ont exprimé le souhait de poursuivre l’instance devant la Cour.

2. Le requérant a été représenté par Me C. Reijntjes-Wendenburg, avocate à Maastricht. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.A.A. Böcker, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait tout d’abord que sa peine d’emprisonnement à vie était incompressible, de jure et de facto, ce en quoi il voyait une violation de l’article 3 de la Convention. Se fondant sur le même article, il mettait aussi en cause ses conditions de détention dans les prisons de Curaçao et d’Aruba. Il critiquait l’état des bâtiments pénitentiaires et l’absence d’un régime distinct pour les détenus à vie. Le requérant soutenait également qu’il n’avait pas bénéficié d’un régime adapté à l’état de sa santé mentale, ce en quoi il voyait une violation supplémentaire de l’article 3. Le 2 novembre 2012, à l’issue de la procédure de réexamen de sa peine d’emprisonnement à vie (paragraphes 4 et 31-32 ci-dessous), il développa les arguments qu’il avait déjà formulés sur le terrain de l’article 3 relativement à l’incompressibilité alléguée de sa peine perpétuelle, expliquant que, même si une possibilité de libération avait été introduite de jure, il n’avait, de facto, aucun espoir de bénéficier d’une libération, dans la mesure où il n’avait jamais reçu de traitement psychiatrique et où le risque de récidive continuerait en conséquence d’apparaître trop élevé.

4. La requête fut attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 15 avril 2011, la requête fut communiquée au Gouvernement. Le 29 novembre 2011, l’examen de l’affaire fut reporté dans l’attente du réexamen de la peine perpétuelle du requérant selon une procédure de réexamen périodique (paragraphes 31-32 ci‑dessous) ; il reprit le 19 novembre 2013. Le 10 décembre 2013, après avoir délibéré à huis clos, une chambre composée de Josep Casadevall, président, Alvina Gyulumyan, Corneliu Bîrsan, Ján Šikuta, Nona Tsotsoria, Kristina Pardalos, Johannes Silvis, juges, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, rendit un arrêt. À l’unanimité, elle déclara irrecevables l’un des griefs formulés sur le terrain de l’article 3 concernant l’absence de protection contre les actes de violence entre codétenus, les griefs formulés sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 4 et des articles 6 et 13, ainsi que le grief consistant à dire que la poursuite de l’application de la loi de Curaçao au requérant alors qu’il était détenu à Aruba était incompatible avec le droit international. À l’unanimité, la chambre déclara recevables les autres griefs tirés de l’article 3 et dit qu’il n’y avait pas eu violation de cette disposition relativement à la peine perpétuelle et aux conditions de détention.

5. Dans une lettre datée du 5 mars 2014, le requérant sollicita le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 14 avril 2014, le collège de la Grande Chambre fit droit à cette demande.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 janvier 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MM.R.A.A. Böcker, ministère des Affaires étrangères,agent,
M. Kuijer, ministère de la Sécurité et de la Justice,
A. van der Schans, avocat général, bureau du procureur de
Curaçaoconseillers ;

– pour le requérant
MeC. Reijntjes-Wendenburg, conseil,
M.J. Reijntjes, professeur,conseiller.

La Cour a entendu Me Reijntjes-Wendenburg et M. Böcker en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges et MM. Reijntjes et Kuijer en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le requérant est né en 1953 dans l’île d’Aruba. En 2013, alors qu’il purgeait une peine d’emprisonnement à vie, on lui diagnostiqua un cancer en phase terminale. En septembre 2013, il fut transféré de la prison de Curaçao vers un foyer médicalisé. Il bénéficia d’une grâce (gratie) le 31 mars 2014, ce qui entraîna sa libération immédiate. Il retourna à Aruba, où il décéda le 26 novembre 2014.

A. Le contexte constitutionnel

9. À l’époque où le requérant fut déclaré coupable et condamné, le Royaume des Pays-Bas se composait des Pays-Bas (partie européenne du royaume) et des Antilles néerlandaises (qui comprenaient les îles d’Aruba, de Bonaire, de Curaçao, de Saint-Martin (partie néerlandaise), de Saint‑Eustache et de Saba). Aux Antilles néerlandaises, le chef d’État du Royaume (la Reine à l’époque) était représenté par un gouverneur. En 1986, Aruba devint un « pays » (land) indépendant au sein du Royaume et doté de son propre gouverneur. À partir du 10 octobre 2010, il ne subsista des Antilles néerlandaises que leur nom servant de dénomination collective aux six îles de la mer des Caraïbes appartenant au Royaume des Pays-Bas. Le Royaume se compose actuellement de quatre pays indépendants : les Pays‑Bas (c’est-à-dire la partie européenne du royaume), Aruba, Curaçao et Saint-Martin (partie néerlandaise), tandis que Bonaire, Saint-Eustache et Saba constituent des communes à statut particulier des Pays-Bas. Chacun des trois pays insulaires (Aruba, Curaçao et Saint-Martin dans sa partie néerlandaise) possède son gouverneur.

10. Les pays du Royaume ont chacun leur propre ordre juridique, de sorte qu’il peut y avoir des différences de l’un à l’autre.

11. La Cour commune de justice des Antilles néerlandaises, qui a infligé une peine perpétuelle au requérant en 1980, est devenue en 1986 la Cour commune de justice des Antilles néerlandaises et d’Aruba, et est actuellement appelée Cour commune de justice d’Aruba, Curaçao et Saint‑Martin (partie néerlandaise) ainsi que de Bonaire, Saint-Eustache et Saba. Pour une meilleure lisibilité, il sera par la suite fait référence à la « Cour commune de justice ».

B. La condamnation du requérant

12. Le 31 octobre 1979, le tribunal de première instance (Gerecht in Eerste Aanleg) des Antilles néerlandaises jugea le requérant coupable du meurtre, perpétré sur l’île de Curaçao, d’une petite fille de six ans. Le jugement comprenait un rapport psychiatrique qui avait été établi à la demande du procureur (Officier van Justitie). La conclusion à laquelle le psychiatre était parvenu y était résumée de la manière suivante (la conclusion et la recommandation contenues dans le rapport du psychiatre sont reproduites intégralement au paragraphe 33 ci-dessous) :

« (...) L’accusé souffre de troubles pathologiques, en particulier d’un développement très limité de ses facultés mentales (...) Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que sa responsabilité pénale est atténuée [verminderd toerekeningsvatbaar], mais qu’il doit néanmoins répondre pénalement de ses actes. Nous notons en particulier que l’accusé ne peut être considéré comme ayant été mentalement aliéné ni avant, ni pendant, ni après la commission de l’infraction (...) Même s’il est capable de commettre une infraction semblable à l’avenir, il n’est pas nécessaire de l’interner dans un hôpital psychiatrique général [krankzinnigengesticht]. Sa place est dans un asile pour psychopathes [psychopatenasiel], où il devrait suivre un traitement assez long, sous surveillance très stricte. Cependant, à Curaçao, il n’y a de choix qu’entre la prison et l’hôpital psychiatrique (général) du pays [Landspsychiatrisch Ziekenhuis]. Or, compte tenu de ce que le risque de récidive est pour le moment très élevé, même à supposer qu’un traitement puisse être commencé immédiatement, de ce que, en conséquence, il est d’une importance primordiale que l’accusé fasse l’objet d’une surveillance intensive (une telle surveillance étant impossible à l’hôpital psychiatrique du pays), et de ce qu’il n’y a pas lieu de le considérer comme pénalement irresponsable pour cause d’aliénation mentale au sens de la loi, un placement à l’hôpital psychiatrique du pays est tout à fait contre-indiqué. La seule option restante est qu’il purge sa peine en prison (un transfert dans un asile fermé aux Pays-Bas étant impossible en raison de son intelligence limitée et de sa capacité insuffisante à s’exprimer verbalement). Il est fortement conseillé que l’on s’efforce, si possible dans le cadre pénitentiaire, de parvenir à mieux structurer sa personnalité, afin d’éviter qu’il ne récidive à l’avenir. »

13. Le tribunal de première instance estima que la peine perpétuelle qui avait été requise par le procureur ne constituerait une sanction adaptée qu’à la condition qu’il fût établi dès le départ que l’état du requérant n’était pas susceptible de s’améliorer. Le tribunal considéra qu’une telle absence de perspective d’amélioration ne pouvait se déduire du rapport psychiatrique et il condamna le requérant à une peine de vingt ans d’emprisonnement.

14. Le requérant et le ministère public (Openbaar Ministerie) firent l’un comme l’autre appel du jugement du tribunal de première instance.

15. Le 11 mars 1980, la Cour commune de justice infirma le jugement du tribunal de première instance. Elle déclara le requérant coupable de meurtre, estimant prouvé qu’il avait tué la fillette de six ans délibérément et avec préméditation. Elle tint le raisonnement suivant : l’accusé avait, avec calme et de sang-froid, conçu l’intention et pris la décision de tuer l’enfant ; pour mettre cette intention à exécution, il l’avait poignardée à plusieurs reprises avec un couteau, ce qui avait entraîné son décès ; la fillette étant la nièce de l’ancienne petite amie de l’accusé, celui-ci l’avait tuée pour se venger de la jeune femme qui l’avait quitté. La Cour commune de justice condamna le requérant à une peine d’emprisonnement à vie. Elle cita à ce propos des extraits du rapport du psychiatre tel qu’il se trouvait résumé dans le jugement du tribunal de première instance (paragraphe 12 ci-dessus), auxquels elle ajouta notamment les considérations suivantes :

« Considérant que, eu égard aux conclusions du psychiatre, que la Cour accepte et qu’elle fait siennes, en particulier au fait que le risque de récidive est très important, l’intérêt de la société à être protégée contre un tel risque de récidive doit, de l’avis de la Cour, revêtir la plus haute importance compte tenu de la personnalité de l’accusé ;

Considérant que, même si l’on ne peut que le déplorer, il n’est pas possible aux Antilles néerlandaises de prononcer une ordonnance de mise à disposition avec internement dans un établissement de soins spécialisés [terbeschikkingstelling met bevel tot verpleging van overheidswege] , ce qui serait la mesure la plus appropriée en l’espèce, que, comme la Cour a pu le dégager des informations sollicitées par elle d’office, l’internement aux Pays-Bas s’est déjà révélé impraticable dans des cas similaires par le passé, et que, en outre, le psychiatre estime en l’espèce que l’intelligence limitée de l’accusé et sa capacité insuffisante à s’exprimer verbalement rendent impossible un internement aux Pays‑Bas ;

Considérant que, en l’espèce et dans les lieux concernés, le seul moyen de protéger les intérêts supérieurs précédemment évoqués réside dans l’infliction d’une peine propre à empêcher le retour de l’accusé dans la société, et que dès lors seule une condamnation à une peine d’emprisonnement à vie est à même de remplir ce but ;

Considérant que si la Cour a conscience du fait que cette condamnation prive, en principe, l’accusé de toute perspective de réintégrer un jour la société en tant qu’homme libre, fait qui a toutes les chances de lui rendre sa condamnation plus difficile à supporter qu’une condamnation à une peine d’emprisonnement temporaire, elle estime néanmoins que les intérêts susmentionnés, qui, tels qu’ils ont été exposés ci‑dessus, doivent se voir accorder un poids prépondérant, ne peuvent être sacrifiés ;

(...)

(...) condamne l’accusé à une peine d’emprisonnement à vie ;

(...) »

16. Le requérant saisit la Cour de cassation (Hoge Raad) d’un pourvoi contre l’arrêt de la Cour commune de justice. Il en fut débouté le 25 novembre 1980.

17. Le 24 novembre 1981, il saisit la Cour commune de justice d’une demande de révision de son procès. Cette demande fut rejetée le 6 avril 1982.

C. La détention du requérant

18. Le requérant purgea les dix-neuf premières années de sa peine à la prison Koraal Specht à Curaçao (renommée par la suite prison Bon Futuro, et qui s’appelle désormais Sentro di Detenshon i Korekshon Kòrsou, ou SDKK). Depuis 1990, cette prison accueille une unité spéciale destinée aux détenus présentant des signes de maladie mentale ou des troubles graves du comportement. Il s’agit du centre d’assistance et d’observation médicales et psychiatriques (Forensische Observatie en Begeleidings Afdeling – « FOBA »). Le FOBA se compose de deux services distincts : un service de soins et un service d’observation. Alors que le requérant affirme avoir séjourné dans le service d’observation, le Gouvernement a déclaré au cours de l’audience devant la Grande Chambre du 14 janvier 2015 que l’intéressé n’avait fait l’objet d’un placement dans aucun des deux services lorsqu’il était détenu à la prison de Curaçao.

19. Les treize premières années que le requérant passa en prison furent émaillées de divers incidents : bagarres, extorsions, abus de drogue, etc. Certains de ces incidents lui valurent des séjours à l’isolement.

20. Le 1er décembre 1999, le requérant, qui avait introduit plusieurs demandes à cet effet depuis 1985, fut transféré au Korrektie Instituut Aruba (« KIA », également appelé Instituto Coreccional Nacional ou « ICN ») à Aruba afin qu’il pût se rapprocher de sa famille. La responsabilité de l’exécution de sa peine passa alors des autorités des Antilles néerlandaises à celles d’Aruba. Dans l’accord daté du 1er décembre 1999, le ministre de la Justice de Curaçao subordonnait toutefois ce transfert à la condition que toute mesure (grâce, réduction de peine, autorisation de sortie) impliquant une sortie de prison fût soumise à l’approbation du ministère public de Curaçao.

D. Les recours en grâce

21. Pendant son incarcération, le requérant intenta sans succès toute une série de recours en grâce. Le nombre exact ne peut en être établi avec certitude, les dossiers présentant des lacunes en raison du temps qui s’est écoulé. À partir des informations et des documents contenus dans le dossier de la Cour, on peut établir les éléments qui suivent.

22. Par une lettre datée du 26 avril 1982, le requérant demanda au ministre de la Justice de Curaçao de réexaminer sa peine perpétuelle et d’adoucir un tant soit peu sa condition. Il arguait que la prison dans laquelle il était détenu n’offrait aucun programme éducatif ou de formation professionnelle de nature à stimuler son développement mental et personnel et qu’au contraire la frustration et la déception associées au fait d’être isolé et de manquer de considération lui causaient une souffrance psychique qui menaçait de l’amener au bord de la maladie mentale. Cette demande fut rejetée par le gouverneur des Antilles néerlandaises le 9 août 1982 au motif qu’il n’existait aucun élément de nature à justifier l’octroi d’une grâce.

23. Un recours introduit à une date inconnue fut rejeté le 29 novembre 1983. Il apparaît que le requérant introduisit aussi des recours les 6 juin 1990, 11 avril 1994 et 17 mai 1996, mais aucune information complémentaire n’a été fournie à leur sujet.

24. Le dossier contient un certain nombre de documents (« fiches consultatives ») sur lesquels chacun des trois juges consultés avant que la Cour commune de justice ne communique son avis au gouverneur sur une demande de grâce particulière pouvait indiquer son opinion quant à la demande. L’un des juges consultés sur la demande de grâce du requérant datée du 31 juillet 1997 indiqua en octobre 1997 :

« (...) [Il ressort du] rapport psychiatrique versé au dossier que le risque de récidive fut jugé élevé. Le psychiatre estima que le traitement en prison du demandeur était recommandé, mais cela resta bien entendu lettre morte. Je persiste à penser qu’il serait irresponsable d’accorder une grâce au demandeur, qui est aujourd’hui âgé de quarante-quatre ans. (...) »

Un second juge indiqua sur la fiche consultative qu’il était d’accord avec son collègue et qu’un nouveau rapport psychiatrique pourrait être nécessaire. Selon lui, un tel rapport serait également important pour l’avenir dans la mesure où il permettrait de suivre l’évolution du requérant et, éventuellement, le moment venu, de rendre un avis favorable sur un recours en grâce.

Dans une lettre du 22 octobre 1997, la Cour commune de justice conseilla au gouverneur de rejeter la demande de grâce. Les passages pertinents de la lettre se lisent comme suit :

« (...) Le rapport psychiatrique versé au dossier indique que les facultés mentales du demandeur sont très insuffisamment développées (...). Ledit rapport conclut que le demandeur est susceptible de commettre à nouveau la même infraction ou de troubler l’ordre public d’une autre manière. La Cour note que le demandeur n’a suivi en prison aucun traitement (psychiatrique) propre à renforcer la structure de sa personnalité afin de l’empêcher de commettre une nouvelle infraction à l’avenir.

Le crime perpétré par le demandeur a ébranlé si profondément l’ordre juridique que la communauté ne comprendrait pas que l’intéressé soit gracié même après l’écoulement d’un laps de temps si grand.

Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que pour l’instant il serait déraisonnable de gracier le demandeur, aujourd’hui âgé de quarante-quatre ans.

Le ministère public a tenté en vain jusqu’à présent d’obtenir le transfert du demandeur au KIA à Aruba, en accord avec les désirs exprimés par l’intéressé et en considération du fait que des membres de sa famille vivent sur l’île. Il convient désormais d’exécuter ce souhait du demandeur. De ce fait, la Cour abonde dans le sens du demandeur relativement à ce souhait, qui présente un caractère raisonnable. »

Le recours en grâce fut rejeté le 20 novembre 1997.

25. Le 30 janvier 2002, le gouverneur adjoint des Antilles néerlandaises rejeta la demande du requérant datant (vraisemblablement) du 14 août 2001 et tendant à ce que sa peine fût réduite par l’octroi d’une grâce au motif qu’aucun fait ni aucune circonstance propres à justifier l’octroi de la grâce n’avaient été établis ni n’étaient venus au jour.

26. Le 26 janvier 2004, l’avocat général des Antilles néerlandaises adressa à la Cour commune de justice une lettre au sujet du recours en grâce introduit par le requérant le 27 octobre 2003. La lettre comportait les passages suivants :

« (...) La position du ministère public demeure inchangée. Avant la commission du crime dont il est ici question, le suspect [sic] avait été reconnu coupable du viol d’une jeune fille et condamné à une peine d’emprisonnement. Cette condamnation ne l’avait pas empêché de commettre par la suite un nouveau crime. Le demandeur a été examiné de manière approfondie en rapport avec l’infraction dont il est ici question et le rapport détaillé établi à la suite de l’examen mentionne explicitement le risque de récidive. Il ne semble pas que les circonstances aient connu de modification.

(...) La société ne comprendra pas, ni d’après moi n’acceptera, l’octroi d’une grâce pour des motifs humanitaires, à supposer que de tels motifs existent (quod non). On peut considérer que ce sont des motifs humanitaires qui ont présidé au transfert du demandeur au KIA. Selon moi, cela est suffisant. »

Un des juges de la Cour commune de justice, tout en souscrivant à l’avis négatif émis par l’avocat général, indiqua sur la fiche consultative :

« Il viendra bien pourtant un jour où le pardon l’emportera sur la loi. Ce moment n’est pas encore arrivé mais il adviendra peut-être dans dix ou vingt ans. »

La Cour commune de justice informa le requérant que son recours avait été écarté pour les motifs énoncés dans l’avis de l’avocat général émis le 26 janvier 2004.

27. Par une lettre datée du 5 août 2004 adressée à la Cour commune de justice, le procureur général recommanda à ladite Cour de rendre un avis négatif sur le recours en grâce introduit par le requérant le 17 juin 2004. Les passages pertinents de sa lettre se lisent comme suit :

« (...) Si l’on considère le contenu de la demande de grâce ainsi que l’interview du demandeur récemment diffusée, il apparaît, à mon sens, qu’il n’a manifestement toujours pas pris conscience de la gravité du forfait diabolique accompli par lui le 23 mai 1979. (...)

Au cours de l’interview (...) Murray a eu le culot de minimiser son crime atroce en alléguant que des condamnés coupables d’infractions pourtant plus graves que la sienne avaient déjà bénéficié d’une libération. (...)

Le demandeur n’a jamais manifesté de remords, ni pendant le procès, ni au moment du prononcé du verdict, ni encore au cours de l’interview évoquée ci-dessus. (...)

Murray soutient qu’il s’est comporté comme un prisonnier modèle pendant les vingt-deux dernières années. Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité, à tout le moins en ce qui concerne la période de détention passée ici [c’est-à-dire à Curaçao] en prison. Pendant ces années, le demandeur s’est mal comporté à de multiples reprises, notamment en proférant des menaces, en commettant des vols, en se battant avec des codétenus, en se livrant à des attentats à la pudeur envers des tiers et en tentant d’empoisonner un codétenu. (...)

Quand bien même il aurait par la suite eu un comportement exemplaire, cela ne peut faire oublier que les conséquences de son acte diabolique ne pourront jamais être effacées. Il est apparu, à la lumière de réactions récentes au sein de notre communauté notamment, que la société demeurait profondément choquée. Notre société ne peut se permettre de prendre le moindre risque quand il s’agit d’un meurtrier psychopathe de cet ordre. Afin de protéger, comme il se doit, les intérêts de notre communauté, il convient d’empêcher que le demandeur ne réintègre cette même communauté. Il ne me semble pas exclu que cet homme de cinquante et un ans, solidement bâti, aux graves antécédents criminels (...) et actuellement dans la force de l’âge, récidive un jour.

Notre société a été profondément ébranlée par l’interview évoquée ci-dessus ainsi que par le fait que le demandeur ait jugé opportun d’introduire un énième recours en grâce (et ce, même s’il est en droit de le faire). Des membres inquiets de la société civile, y compris des membres de la famille de la victime, ont protesté avec véhémence dans les médias contre l’octroi éventuel d’une grâce. (...)

L’opinion qui s’est parfois fait entendre selon laquelle une peine perpétuelle se réduirait en pratique à une peine de vingt à vingt-cinq ans d’emprisonnement ne repose sur aucune disposition du code pénal et ne trouve aucun fondement dans la loi. Le législateur antillais n’a jamais eu non plus l’intention qu’il en soit ainsi. (...) »

Le recours en grâce fut rejeté par le gouverneur le 1er mars 2006 au motif qu’aucun fait ni aucune circonstance justifiant une grâce n’avaient été établis ni n’étaient venus au jour.

28. Par une lettre datée du 28 septembre 2007, la Cour commune de justice conseilla au gouverneur de rejeter un recours en grâce qui avait été introduit par le requérant au motif qu’il n’y avait manifestement aucune circonstance que la juridiction de première instance aurait manqué de prendre en compte ou n’aurait pas été en mesure de prendre (suffisamment) en compte au moment de sa décision et qui, si la juridiction en avait eu suffisamment conscience, l’aurait conduite à infliger une autre peine ou à s’abstenir d’infliger une peine quelle qu’elle fût. Il n’était pas non plus devenu plausible que l’exécution de la décision de la juridiction de première instance ou la continuation de son exécution ne servît plus de manière raisonnable aucun des buts poursuivis par l’application de la loi pénale.

Le recours en grâce auquel se référait cet avis de la Cour commune de justice fut rejeté par le gouverneur le 16 janvier 2008 pour les motifs exposés dans ce même avis.

29. En janvier 2011, les trois juges consultés au sujet d’un recours en grâce qui avait été introduit par le requérant le 31 août 2010 portèrent respectivement les mentions suivantes sur la fiche consultative : « absence de fondement », « rejet » et « rejet ».

30. Le 29 août 2013, le requérant introduisit un recours en grâce motivé par la détérioration de son état de santé. Le chef du service d’action sociale de la prison d’Aruba recommanda qu’une grâce fût octroyée afin que le requérant pût mourir dignement et entouré des membres de sa famille. Par une décision du 31 mars 2014, le gouverneur de Curaçao fit droit à cette demande et gracia le requérant (paragraphe 8 ci-dessus), ce qui entraîna la remise de la peine d’emprisonnement de l’intéressé, la continuation de l’exécution de cette peine ne pouvant plus passer pour servir un but légitime dans ces circonstances.

E. Le réexamen périodique

31. Le 21 septembre 2012, après avoir soumis la peine d’emprisonnement à vie du requérant au réexamen périodique prévu par l’article 1:30 du code pénal de Curaçao, qui était entré en vigueur le 15 novembre 2011 (paragraphes 55-56 ci-dessous), la Cour commune de justice décida que la peine privative de liberté de l’intéressé poursuivait toujours un objectif raisonnable après trente-trois ans d’emprisonnement.

32. Sa décision exposait tout d’abord la procédure qui s’était tenue devant elle : les 10 mai et 6 septembre 2012 avaient eu lieu des audiences au cours desquelles le requérant, représenté par un avocat, avait été entendu. Un membre du personnel de la prison d’Aruba avait également été entendu, de même que le psychologue M.V., le psychiatre G.E.M., des membres de la famille de la victime et leur représentant. La décision citait les extraits pertinents du jugement de condamnation du 11 mars 1980 et résumait les conclusions des rapports concernant le requérant rédigés en vue du réexamen périodique (paragraphes 36-42 ci-dessous). Une partie intitulée « Position de la famille de la victime » se lisait ainsi :

« À l’audience, les membres de la famille de la victime ont indiqué qu’ils étaient opposés à une éventuelle remise en liberté du condamné. Ils ont déclaré que l’annonce d’une possible libération avait rouvert d’anciennes blessures, dont ils subissaient les conséquences psychologiques, et qu’ils avaient peur du condamné, qui les aurait menacés dans le passé et qui ne serait animé d’aucun sentiment de remords ou de regret.

Le représentant des membres de la famille de la victime a plaidé que le risque de récidive était inacceptable pour eux.

La position adoptée par la famille se trouve analysée dans un rapport de la Fondation de Curaçao pour le reclassement daté du 10 mai 2012. L’auteur note tout d’abord que jusqu’à présent les membres de la famille n’ont reçu quasiment aucun soutien ni aucune aide psychologique pour surmonter leur deuil. Il conclut que la mère de la victime est encore aux prises avec des problèmes non résolus et dont elle ne parle presque pas tandis que le père a besoin de l’assistance d’un professionnel pour faire face à ses sentiments. Les membres de la famille ont indiqué au rapporteur que la simple idée d’une remise en liberté du condamné suffisait à provoquer en eux un sentiment d’insécurité. Ils lui ont aussi expliqué que depuis le jour de l’arrestation du condamné, et aujourd’hui encore, ils avaient en permanence le sentiment de « vivre dans une prison » et que cela avait des répercussions sur leurs autres enfants. La Fondation pour le reclassement conclut qu’une libération conditionnelle du condamné aurait à ce stade de lourdes conséquences psychologiques pour la famille. »

La décision poursuivait en faisant observer que les conclusions du procureur général adjoint ne fournissaient pas le moindre élément objectif permettant de considérer que le risque de commission d’une infraction par le requérant avait disparu ou diminué. Elle soulignait qu’une libération anticipée déstabiliserait profondément les membres de la famille de la victime toujours en vie et qu’elle troublerait aussi la société dans une mesure telle que toute tentative de réinsertion du requérant serait vouée à l’échec. Après avoir exposé les arguments du requérant, la Cour commune de justice en vint à son appréciation, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« 8.2 À ce jour, la privation de liberté du condamné dure depuis bien plus de vingt ans ; elle a en fait commencé il y a trente-trois ans. La Cour doit donc rechercher si la poursuite inconditionnelle de l’exécution de la peine d’emprisonnement à vie poursuit encore un objectif raisonnable.

8.3 Il ressort des motifs livrés par la juridiction [qui a prononcé la condamnation] relativement à l’infliction d’une peine perpétuelle (...) que le but de cette peine était de protéger la société contre une récidive du condamné. Aux yeux de la juridiction, le risque de récidive était particulièrement élevé tandis que le traitement du condamné apparaissait impossible.

8.4 La Cour doit donc d’abord et avant tout évaluer ce qui subsiste aujourd’hui du risque de récidive qui existait à l’époque. À cet effet, il convient tout d’abord de noter que le risque de récidive était alors perçu comme particulièrement élevé eu égard à la personnalité du condamné et que depuis aucun traitement d’aucune sorte n’a été mis en place.

8.5 Lors de son audience du 10 mai 2012, la Cour a nommé deux experts, le psychologue M.V. et le psychiatre G.E.M., qui ont rendu leur rapport sur la personnalité du condamné et le risque de récidive attaché à sa personne. Contrairement à la défense, la Cour estime que tant le travail d’observation effectué par le psychologue que le rapport établi par lui présentent le niveau de qualité et de compétence voulu. (...)

8.6 Il ressort des (...) conclusions des deux experts que le condamné présente toujours un trouble mental, à savoir un trouble de la personnalité antisociale. La Cour déduit de ces conclusions que le trouble mental pèse défavorablement sur le risque de récidive et compromet une éventuelle réinsertion dans la société. Elle considère de plus que la nature de l’infraction commise par le condamné – le meurtre d’une fillette de six ans dans le seul but de nuire à sa tante, qui était l’ancienne petite amie du condamné – est irrationnelle et doit être imputée à sa personnalité psychopathique. La Cour relève que les éléments caractéristiques de cette personnalité pathologique, à savoir une personnalité antisociale, une conscience faiblement développée et un manque d’empathie, sont toujours présents. Aucun traitement n’a été mis en place pendant la période de détention. De plus, à la différence de ce qui se pratique lors de la mise en place d’un traitement, les circonstances ayant conduit au geste du condamné n’ont pas été discutées avec lui et il n’a donc pas été mis en mesure de se rendre compte de la manière d’éviter ou de dominer de telles circonstances à l’avenir. Dans son cas, il aurait été bienvenu d’aborder, au cours de telles discussions, le sujet de ses relations avec les femmes et la problématique du rejet. Comme nous l’avons souligné, ces discussions et ce traitement n’ont pas eu lieu. De plus, à l’audience le condamné n’a pas démontré qu’il était en mesure d’expliquer la gravité et l’absurdité du meurtre ni de comprendre ce qui l’avait poussé à le commettre.

8.7 Ce qui précède incite la Cour à conclure que le risque de récidive du condamné en cas de remise en liberté est tel que le souci de protéger la société doit l’emporter. Le fait que le condamné se soit bien comporté et qu’il n’ait pas causé d’incidents en prison au cours des dernières années ne saurait modifier cette appréciation. De fait, et comme les experts l’ont souligné, l’existence carcérale est très structurée et les circonstances ayant poussé le condamné à commettre son crime en sont absentes. Dès lors que pareilles circonstances peuvent survenir hors de prison, la Cour, eu égard en outre à la personnalité évoquée plus haut et au fait qu’aucun traitement n’a été mis en place, juge trop élevé le risque que le condamné ne récidive s’il s’y trouve confronté.

8.8 Par ailleurs, la Cour prend en compte la position de la famille de la victime. Il apparaît suffisamment établi qu’à l’heure actuelle la libération conditionnelle du condamné aurait sur ses membres des effets psychologiques néfastes. Elle relève à cet égard qu’au fil des années, les membres de la famille de la victime n’ont pas non plus reçu le soutien nécessaire pour les aider à surmonter leur peine, ou, le cas échéant, les traitements aptes à leur permettre de soigner leurs problèmes psychologiques. Il est de ce fait aisément compréhensible qu’ils soient très choqués aujourd’hui alors que pour la première fois la possibilité d’une libération conditionnelle du condamné est envisagée. Dans ce contexte, la Cour attache du poids au fait qu’après avoir commis son meurtre, le condamné avait menacé de s’en prendre aux parents de la victime, contribuant ainsi à alimenter leur sentiment d’insécurité. L’intéressé n’a en rien démontré avoir la moindre conscience des conséquences de son geste ou de ses agissements ultérieurs.

8.9 À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la poursuite de l’exécution de la peine perpétuelle continue de servir un objectif raisonnable. Dès lors, elle ne prononcera pas la libération conditionnelle du condamné.

8.10 Eu égard à ce qui précède, la Cour n’aperçoit aucun motif de suspendre son examen en attendant les nouvelles mesures d’enquêtes demandées par la défense à titre subsidiaire.

8.11 La Cour ajoute qu’elle a bien conscience que les considérations qu’elle développe aux points 8.6 et 8.7 semblent ouvrir peu de perspectives de libération pour l’avenir, puisque la libération implique nécessairement que soit mise en place dans les prochains temps une forme de traitement où les problématiques telles que l’analyse du crime, les relations humaines et le rejet seraient abordées. Peut-être un tel traitement pourra-t-il être mis en place d’une manière ou d’une autre à la [prison d’Aruba]. La Cour considère par ailleurs que la position des parents de la victime pourra avoir évolué lors d’un prochain réexamen de la peine s’ils continuent à bénéficier d’ici là du soutien nécessaire à l’apaisement de leurs sentiments d’affliction, de colère et de peur.

8.12 La Cour ajoute enfin qu’elle a aussi pris en considération le trouble que la possibilité d’une libération conditionnelle a causé au sein de la société et dont les articles de presse produits devant la Cour et l’intérêt considérable manifesté par le public sont le témoignage. Il est probable qu’une large partie de la communauté estime que celui qui a perpétré un crime tel que celui dont s’est rendu coupable le meurtrier de [la victime] ne devrait jamais être autorisé à recouvrer la liberté. Cet élément n’a cependant pas joué un rôle décisif dans l’examen effectué par la Cour. Tout bien considéré, il apparaît que le besoin de réparation ressenti au niveau de la société a été pleinement satisfait après une période de détention de plus de trente-trois ans. Ainsi que cela a été souligné plus haut, le but poursuivi par la continuation de la peine ne réside plus dans la réparation mais dans la protection de la société contre une éventuelle récidive.

9. La décision

La Cour :

décide de ne pas ordonner la libération – conditionnelle – du condamné. »

F. L’état de la santé mentale du requérant et le soutien psychologique et psychiatrique fourni ou recommandé

1. Le rapport psychiatrique daté du 11 octobre 1979

33. Au cours de la procédure pénale menée contre lui, le requérant fut, à la demande du procureur, examiné par le psychiatre J.N.S. afin de déterminer s’il pouvait être considéré comme pénalement responsable de l’infraction dont il était accusé. Le 11 octobre 1979, le psychiatre remit un rapport de vingt-sept pages. Le jugement rendu par le tribunal de première instance le 31 octobre 1979 contient un résumé de la conclusion et des recommandations qui s’y trouvaient formulées (paragraphe 12 ci-dessus). Les passages pertinents se lisent ainsi :

« Conclusion : eu égard à ce qui précède, le rapporteur aboutit au diagnostic suivant concernant la structure de la personnalité de la personne examinée : comportement criminel grave ayant pris la forme d’un meurtre commis à l’occasion d’un accès émotionnel primitif et primaire par un jeune homme mentalement attardé, infantile et narcissique dont la personnalité a une structure gravement altérée et de type psychopathique.

Recommandations : le rapporteur souhaite présenter ses recommandations en répondant aux questions suivantes :

1. L’accusé souffre-t-il de troubles pathologiques et/ou d’un développement insuffisant de ses facultés mentales ?

Réponse : Oui, assurément, en particulier d’un développement très insuffisant de ses facultés mentales.

2. Ces troubles et/ou cette insuffisance existaient-ils déjà au moment des infractions dont il est accusé ?

Réponse : Le développement insuffisant, en particulier, existe depuis toujours, et par conséquent il existait aussi au moment de la commission des infractions, même si l’on peut estimer que tout s’est accéléré à ce moment-là.

3. Dans l’affirmative, cette insuffisance était-elle si prononcée que, à supposer que l’accusé soit reconnu coupable des infractions en question, il doive, en l’état actuel de la société des Antilles néerlandaises, être considéré comme non responsable ou comme seulement partiellement responsable de ses actes ?

Réponse : Eu égard aux réponses fournies aux questions 1 et 2, le rapporteur inclinerait à conclure qu’il faut considérer que la responsabilité pénale de l’accusé est diminuée. Pourtant, il persiste à penser que l’intéressé est pour l’essentiel responsable des actes qui lui sont reprochés, si leur réalité est établie. Le rapporteur insiste sur un point : pour lui l’accusé n’est pas aliéné ; il ne l’était ni avant, ni pendant, ni après l’infraction ; (...) il ne s’est jamais retiré dans un monde bizarre et fou qui lui aurait été propre, mais il a toujours vécu dans un monde sensoriel primitif et primaire, et il est parvenu à prendre part à la vie de la société à un degré raisonnable lorsque ses conditions d’existence n’étaient pas exposées à des tensions.

4. Au moment des infractions, avait-il le discernement nécessaire pour prendre conscience que leur commission était moralement répréhensible et ne serait pas tolérée par la société ?

Réponse : Le rapporteur pense que l’accusé a dû avoir pareil discernement mais qu’il l’a ensuite complètement annihilé ou remplacé par des fantasmes devant la menace d’une destruction de la structure de sa propre personnalité.

5. À supposer qu’il fût bien doté de ce discernement, était-il capable de définir sa volonté et ses actions en conséquence ?

Réponse : Voir la réponse donnée à la question 4. C’est aussi en partie pour cette raison que le rapporteur a conclu à une responsabilité pénale atténuée.

6. Peut-on s’attendre à ce que l’accusé commette à nouveau la même infraction ou trouble l’ordre public d’une autre manière ?

Réponse : Eu égard aux conclusions et aux considérations qui précèdent, l’accusé est assurément capable de commettre à nouveau la même infraction ou de troubler l’ordre public d’une autre manière.

7. L’état mental de l’accusé nécessite-t-il qu’il soit interné dans un asile psychiatrique ?

Réponse : Au vu de la réponse à la question 3, cela n’apparaît pas nécessaire.

8. Quelles directives concrètes et/ou quelles propositions réalisables dans notre société actuelle pouvez-vous donner et/ou formuler qui serait de nature à permettre une amélioration, le rétablissement et/ou une évolution positive de l’accusé ?

Réponse : En accord avec les réponses données aux questions 1, 2, 3, 6 et 7, je recommande l’internement de l’accusé dans un hôpital psychiatrique, où il sera traité dans un cadre institutionnel et sous une surveillance très stricte, pendant un temps assez long. À Curaçao nous n’avons le choix qu’entre la prison et l’hôpital psychiatrique national. Étant donné que pour l’instant le risque de récidive est très élevé, qu’il le demeurerait même si un traitement était entrepris immédiatement, et qu’une surveillance revêt de ce fait une importance cruciale (une telle surveillance est au demeurant impossible à l’hôpital psychiatrique national !), et étant donné que l’accusé ne doit pas être considéré comme aliéné au sens de la loi, une admission à l’hôpital psychiatrique national apparaît tout à fait contre-indiquée. La seule solution envisageable est que l’accusé, s’il est reconnu coupable des infractions qui lui sont reprochées, purge sa peine en prison (un transfert vers un établissement psychiatrique situé aux Pays-Bas n’est à mon sens pas envisageable, compte tenu de l’intelligence limitée de l’accusé et de sa capacité d’expression verbale insuffisante). Le rapporteur recommande vivement l’adoption dans le cadre carcéral, si la possibilité en existe, de mesures propres à renforcer la structure de la personnalité de l’intéressé afin d’éviter une récidive dans le futur. »

2. La lettre du 6 septembre 1991

34. Le 6 septembre 1991, la psychiatre M. de O. adressa au procureur général de Curaçao une lettre concernant le souhait exprimé par le requérant d’être transféré à Aruba. Elle expliquait que le requérant avait été placé sous observation psychiatrique dès son arrivée à la maison d’arrêt de Curaçao et qu’une relation d’ordre thérapeutique de bonne qualité avait été établie dans la perspective de sa réinsertion. La psychiatre était d’avis qu’un transfert vers Aruba serait bénéfique sur le plan psychologique pour la réinsertion du requérant.

3. Le rapport du 10 février 1994

35. Ce rapport psychiatrique fut établi par P.N. van H. à la demande de l’avocat général de Curaçao en rapport avec la demande de transfert à Aruba formée par le requérant. Le psychiatre y estimait que l’intéressé ne souffrait ni de psychose ni de dépression ou d’anxiété mais qu’il présentait de graves troubles de la personnalité de type narcissique. Il concluait qu’il n’y avait aucun obstacle d’ordre psychiatrique à son transfert à Aruba et que, sur le plan psychologique, pareil transfert serait probablement bénéfique au requérant puisque sa famille résidait à Aruba.

4. Les rapports établis en vue du réexamen périodique

36. En prévision de l’introduction dans le code pénal de Curaçao d’une procédure de réexamen périodique des peines perpétuelles, le procureur général demanda un examen psychiatrique du requérant par une lettre datée du 9 septembre 2011.

37. Le 7 octobre 2011, le psychologue J.S.M. exposa les éléments suivants :

« (...) les résultats du test montrent que [le requérant] présente les symptômes de la dépression. Il réprime ses émotions et sa colère, et les dissimule à son entourage. (...) [Il] fait peu confiance aux autres et a le sentiment que les gens s’utilisent et se manipulent les uns les autres à des fins égoïstes. C’est la raison pour laquelle il est très méfiant envers les personnes qu’il ne connaît pas et se comporte de manière asociale. (...) Il est extrêmement sensible à la critique et au rejet.

(...)

[Le requérant] est détenu depuis très longtemps et de ce fait son sentiment de bien-être s’est dégradé. Ses capacités sociales se sont aussi détériorées et il a abandonné tout espoir de voir sa situation évoluer, ce qui a créé en lui des sentiments dépressifs et très négatifs envers lui-même et envers les autres.

[Il] a besoin d’aide pour les sentiments négatifs et dépressifs qu’il réprime, ainsi que pour parvenir à améliorer son bien-être en général.

Je recommande de ne pas lui donner de faux espoirs quant à sa demande de grâce et d’être clair sur les différents aspects de son cas.

Si une grâce est envisagée, il est souhaitable qu’il suive un programme de réinsertion et de développement des compétences sociales, et qu’il bénéficie d’un accompagnement au sein du KIA puis à l’extérieur, afin d’accroître son indépendance et son autonomie dans la société. »

38. Le rapport remis par la Fondation arubaise pour le reclassement et la protection des mineurs (Stichting Reclassering en Jeugdbescherming) le 26 mars 2012 indiquait que M. Murray pourrait vivre avec sa mère à Aruba et travailler chez un tapissier. L’auteur du rapport estimait qu’il était difficile d’évaluer le risque de récidive mais qu’avec un soutien approprié après sa libération, M. Murray avait toutes les chances de réussir sa réinsertion sociale.

39. À la demande de la Cour commune de justice, trois rapports furent établis.

40. Le premier de ces rapports, établi par le KIA le 25 mai 2012, comportait le passage suivant :

« [Le requérant] est un homme calme et tranquille de cinquante-neuf ans qui n’a jamais fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire pendant sa détention. (...) Il accomplit correctement les tâches qui lui sont imparties et donne satisfaction au personnel pénitentiaire. En général il travaille seul, mais il lui arrive de bien vouloir former d’autres détenus à la tapisserie d’ameublement. (...) Il est toujours poli et respectueux envers le personnel pénitentiaire, et aucun des agents de la prison n’a à se plaindre de lui. Il rencontre rarement l’assistante sociale, et quand il la voit il lui pose toujours les mêmes questions. Il semblerait qu’il oublie les choses dont il a déjà discuté. »

41. Le deuxième rapport, établi par le psychiatre M.V. le 21 juillet 2012, parvenait aux conclusions suivantes :

« Le test de personnalité montre que le sujet présente un trouble de la personnalité antisociale avec une forme légère de psychopathie. On relève aussi des signes de tendance narcissique. La structure du caractère est rigide, mais non fortement affichée, peut-être en raison de son âge. Il y a lieu de considérer que le risque qu’il récidive ou commette d’autres actes répréhensibles en cas de retour dans la société est présent (risque modéré en comparaison de la population concernée par les services psycho‑légaux). (...) D’une manière générale, le sujet peut être décrit comme présentant une personnalité antisociale dont les manifestations les plus désagréables ont été atténuées. (...) C’est un fait à peu près certain que sa personnalité ne changera pas. La personnalité se forme jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, après quoi seuls des changements mineurs peuvent intervenir. L’examen montre que la personnalité du sujet est très rigide. Il sera donc toujours quelqu’un de désagréable dans ses relations avec les autres et il aura toujours du mal à établir et à entretenir des relations sociales. Compte tenu de sa personnalité, j’estime que les chances qu’il parvienne à se réinsérer dans la société sont minces. »

42. Le troisième rapport, établi par le psychiatre G.E.M. le 17 août 2012, contenait les conclusions suivantes :

« Le sujet souffre toutefois d’un trouble de la personnalité antisociale grave, qui se caractérise par une palette émotionnelle faiblement différenciée et très primitive, une conscience sous-développée, des compétences sociales rudimentaires et un manque d’empathie. (...) Si le sujet a eu un comportement problématique et agressif pendant les premières années de sa détention, au cours lesquelles il a même commis une tentative d’empoisonnement, il est devenu ces dernières années un détenu modèle. (...) Ce changement de comportement est largement dû au cadre fourni par l’environnement pénitentiaire et au fait que le sujet est à présent bien plus âgé (il a près de soixante ans) : il deviendra vraisemblablement de plus en plus modéré au fil des années. (...) [E]n ce qui concerne le risque de récidive, mon avis est partagé. D’un côté le sujet est presque un détenu modèle, de l’autre les traits essentiels de son caractère n’ont pas changé. Il demeure quelqu’un d’extrêmement perturbé, et il est difficile de prévoir comment il réagirait hors du cadre de la prison et comment il parviendrait à s’en sortir. »

5. Le soutien psychiatrique postérieur au réexamen périodique

43. À la suite de la décision rendue par la Cour commune de justice le 21 septembre 2012, le parquet de Curaçao conclut que des contacts plus structurés avec un psychiatre seraient souhaitables. C’est pourquoi le procureur général de Curaçao invita son homologue d’Aruba à s’assurer que, dans la mesure du possible eu égard aux contraintes de l’exécution de la peine perpétuelle, le requérant reçût régulièrement la visite d’un psychiatre à même de lui apporter un soutien psychologique dans le cadre d’un plan thérapeutique.

6. Les documents établis après l’octroi d’une grâce au requérant

44. Le 24 juillet 2014, un document intitulé « Rapport psychologique » fut établi par J.S.M., la psychologue de la prison d’Aruba (qui avait rédigé un rapport sur le requérant en vue du réexamen périodique ; paragraphe 37 ci-dessus), apparemment à la demande du représentant du requérant. La psychologue y indiquait avoir procédé à des tests psychologiques et à un entretien avec le requérant, à une époque (2011) où elle ne travaillait à la prison que depuis quelques mois. Elle disait qu’elle ignorait totalement ce qui lui avait été proposé auparavant et que la brève période pendant laquelle elle l’avait côtoyé avait été insuffisante pour lui permettre de définir ou mettre en œuvre un plan de soutien psychologique.

45. Un second document intitulé « Rapport psychologique » fut rédigé par la même psychologue le 1er septembre 2014, à la demande du gouvernement. Ce rapport était identique à celui du 24 juillet 2014, sauf en ce qui concerne une phrase, dans laquelle la psychologue déclarait, après avoir consulté le dossier médical du requérant, que l’intéressé n’avait reçu aucun traitement psychologique ou psychiatrique.

46. Dans un courriel du 29 juillet 2014 adressé au représentant du requérant, le responsable du service social de la prison d’Aruba indiquait que le dossier médical pénitentiaire du requérant, qui avait été transféré à Aruba en 1999, ne contenait aucun élément donnant à penser que l’intéressé se serait vu dispenser un quelconque traitement par un psychiatre ou un psychologue. En 2011, le KIA avait recruté une psychologue mais celle-ci n’avait prodigué ni soins ni assistance au requérant, qui avait fréquenté le service social de la prison assez régulièrement, afin de discuter ou de régler des questions d’ordre pratique.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les peines privatives de liberté

47. Le requérant fut déclaré coupable de l’infraction visée à l’article 302 du code pénal des Antilles néerlandaises (Wetboek van Strafrecht van de Nederlandse Antillen), qui était ainsi libellé à l’époque des faits :

« Quiconque ôte la vie à autrui de manière intentionnelle et préméditée sera déclaré coupable de meurtre et condamné à une peine d’emprisonnement à vie ou à une peine d’emprisonnement temporaire d’une durée n’excédant pas vingt ans. »

48. L’article 17 de l’ordonnance nationale sur les prisons (Landsverordening Beginselen Gevangeniswezen), entrée en vigueur en 1999 et incorporée à la législation de Curaçao lorsque l’île devint un pays autonome le 10 octobre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus), dispose notamment :

« L’exécution de la peine, tout en conservant à celle-ci sa nature privative de liberté, (...) doit aussi servir à préparer la réinsertion sociale de la personne concernée. »

B. Les grâces à Curaçao

49. Le pouvoir d’accorder une grâce appartient au gouverneur. Avant le 10 octobre 2010, il était régi par l’article 16 § 1 de la Constitution (Staatsregeling) des Antilles néerlandaises, qui énonçait :

« Le gouverneur peut, après consultation de la juridiction ayant rendu le jugement, gracier toute personne reconnue coupable et condamnée par une décision de justice. »

50. Depuis le 10 octobre 2010, l’article 93 de la Constitution de Curaçao dispose :

« Les grâces sont accordées par décret national après consultation de la juridiction ayant rendu le jugement et dans le respect des dispositions qui seront fixées par ordonnance nationale ou adoptées en application de pareille ordonnance. »

Les décrets nationaux sont pris par le gouverneur.

51. La procédure de recours en grâce applicable aux personnes qui purgent des peines perpétuelles à Curaçao est identique en pratique à celle qui s’appliquait dans les anciennes Antilles néerlandaises. Les grâces sont accordées conformément au décret de 1976 portant réglementation du droit de grâce (Gratieregeling 1976 – mesure d’administration générale pour le Royaume (Algemene Maatregel van Rijksbestuur) entrée en vigueur aux Antilles néerlandaises le 1er octobre 1976 et incorporée à la législation de Curaçao lorsque l’île devint un pays autonome le 10 octobre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus)). La procédure est la même pour toutes les personnes condamnées, qu’elles purgent une peine perpétuelle ou une peine à temps.

52. Un recours en grâce peut être introduit, sous forme écrite, par la personne condamnée ou par son avocat. Il doit l’être en principe auprès du gouverneur du pays du Royaume où l’intéressé a été condamné. Si une personne condamnée est transférée dans un autre pays du Royaume pour y purger une peine prononcée à Curaçao, les règles et procédures applicables aux grâces dans le pays où la peine a été prononcée continuent en principe à s’appliquer (c’est ainsi qu’en l’espèce les règles et procédures applicables aux grâces à Curaçao ont continué à s’appliquer au requérant après son transfert à Aruba), sauf arrangement contraire convenu lors du transfert de la personne condamnée.

53. Lorsqu’un recours en grâce est déposé, il est soumis pour avis à la juridiction qui a rendu le jugement, en l’espèce la Cour commune de justice. La juridiction consulte à son tour le procureur général, qui détermine les informations qui sont requises. Il peut par exemple demander un rapport d’évaluation s’il ressort des documents dressés par l’établissement de détention que le comportement du détenu a changé. Si cela est nécessaire, un spécialiste du comportement peut aussi être consulté ; un examen psychologique ou psychiatrique n’est toutefois pas obligatoire.

54. À partir de ses propres conclusions ainsi que des recommandations du parquet, un collège de trois juges émet un avis motivé à l’intention du gouverneur, lequel décide en définitive s’il y a lieu ou non d’accueillir le recours en grâce. L’aspect punitif de la détention et la gravité de l’infraction sont des éléments pertinents, mais il en est d’autres, tels que l’âge de la personne détenue, qui peuvent jouer un rôle. Le danger que l’intéressé représente pour la société est également un facteur important à prendre en considération lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu de faire droit à la demande. Si la grâce est accordée, elle peut s’accompagner d’une remise, d’une réduction ou d’une commutation de peine. Le décret de 1976 portant réglementation du droit de grâce ne prévoit pas l’obligation pour le gouverneur de motiver la décision qu’il adopte sur un recours en grâce. Toutefois, l’exposé des motifs (Memorie van Toelichting) de l’article 93 de la Constitution de Curaçao dispose que, si une grâce est accordée nonobstant l’avis négatif de la juridiction consultée, les motifs de la décision doivent être exposés de manière explicite dans le décret national qui la contient.

C. Le réexamen périodique des peines perpétuelles

55. Depuis le 15 novembre 2011, le réexamen périodique des peines d’emprisonnement à vie est obligatoire à Curaçao. L’article 1:30 du code pénal de Curaçao dispose :

« 1. Toute personne condamnée à une peine d’emprisonnement à vie est placée en liberté conditionnelle dès lors que sa privation de liberté a duré au moins vingt ans si, de l’avis de la Cour [commune de justice], la poursuite inconditionnelle de l’exécution de sa peine ne poursuit plus aucun objectif raisonnable.

2. Dans tous les cas, la Cour [commune de justice] tient compte de la situation des victimes et de leurs proches survivants ainsi que du risque de récidive.

3. Si la Cour [commune de justice] décide de ne pas remettre en liberté la personne concernée, elle réexamine la situation cinq ans plus tard puis, le cas échéant, tous les cinq ans.

(...)

7. La décision de la Cour commune de justice est insusceptible de recours. »

56. L’exposé des motifs se rapportant à cet article comporte notamment le passage suivant :

« L’exécution d’une peine privative de liberté ne laissant aucun espoir de retour dans la société peut engendrer une situation inhumaine. On peut à cet égard renvoyer à l’avis de la Cour de cassation (...) du 28 février 2006, LJN (Landelijk Jurisprudentie Nummer [numéro de jurisprudence nationale]) AU9381. Lors d’une conférence donnée à l’université des Antilles néerlandaises le 13 avril 2006 (...), le professeur de droit pénal D.H. de Jong a proposé l’introduction d’un mécanisme de réexamen périodique des peines d’emprisonnement à vie. L’introduction d’un tel mécanisme est de plus conforme à l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme, dont il ressort de la jurisprudence, notamment de l’arrêt Wynne c. Royaume-Uni (18 juillet 1994, série A no 294‑A, où n’était pas directement concernée une peine d’emprisonnement à vie telle que celle qui nous occupe), qu’un réexamen périodique s’impose en fonction de « la nature et du but poursuivi par la détention en cause, considérés à la lumière des objectifs de la juridiction ayant prononcé la condamnation. »

En réponse à cette exigence, [l’article 1:30 du code pénal] donne obligation [à la Cour commune de justice] de réexaminer au bout de vingt ans la situation de la personne condamnée à une peine d’emprisonnement à vie, puis, le cas échéant, tous les cinq ans. Nous sommes conscients que cette procédure ressemble à la réglementation qui s’applique aux grâces, mais nous tenons à insister fortement sur le fait que cette procédure existe sans préjudice de l’octroi éventuel d’une grâce selon la procédure normale. Le but de la procédure [prévue à l’article 1:30] est d’empêcher que l’exécution d’une peine d’emprisonnement à vie n’aboutisse, de manière automatique ou après considération de motifs non pertinents, à une vie dépourvue d’espoir pour la personne concernée. Les intérêts de la personne condamnée doivent bien entendu être mis en balance avec ceux de la société ; en particulier, il convient de prendre en considération la position des proches des victimes ou celle des victimes elles-mêmes. Le deuxième paragraphe [de l’article 1:30] renvoie au risque de récidive ; il est évident qu’à ce sujet la Cour [commune de justice] consultera un spécialiste du comportement. »

III. LE DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN PERTINENT

A. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) relatif à la visite effectuée par lui à Aruba et aux Antilles néerlandaises en 2007

57. Une délégation du CPT effectua une visite à Aruba du 4 au 7 juin 2007 et aux Antilles néerlandaises du 7 au 13 juin 2007. Les parties pertinentes du rapport du CPT (5 février 2008, CPT/Inf (2008) 2) se lisent comme suit :

« CHAPITRE 2 : VISITE À ARUBA

(...)

C. Le centre pénitentiaire d’Aruba – le KIA

(...)

3. Conditions de détention

(...)

b. Régime

69. Deux détenus purgeaient des peines d’emprisonnement à vie au moment de la visite, et 26 autres purgeaient des peines longues, de 10 à 22 ans. Ces détenus, quoique représentant plus de 12 % de l’ensemble des condamnés, ne semblaient pas bénéficier d’un régime de détention plus stimulant que celui proposé à l’ensemble des détenus et qui s’avérait plutôt pauvre. Ils ne bénéficiaient pas davantage d’un soutien psychologique adéquat.

(...)

Le CPT recommande aux autorités arubaises d’adopter des mesures visant spécifiquement les détenus condamnés à des peines d’emprisonnement à vie ou à des peines longues (...)

4. Services de santé

(...)

f. Prise en charge psychiatrique et psychologique

79. En principe, un psychiatre est présent au pénitencier d’Aruba une fois par mois ; la délégation a pourtant relevé que cela faisait plusieurs mois qu’il n’y était pas venu. Le manque de prise en charge psychiatrique est essentiellement dû à des difficultés budgétaires. (...)

(...) Un centre d’assistance et d’observation médicales et psychiatriques (FOBA) a récemment été créé au centre pénitentiaire. Il peut en théorie accueillir 10 détenus. Cependant, en raison d’un manque de personnel (médical et pénitentiaire), le FOBA n’a pas été mis en service. Les détenus peuvent en théorie recevoir des soins psychiatriques intensifs à l’unité PAAZ de l’hôpital Oduber, mais il est très rare que les détenus y soient envoyés.

(...)

CHAPITRE 3 : VISITE AUX ANTILLES NÉERLANDAISES

(...)

C. Prisons

(...)

6. Services de santé

(...)

b. Prise en charge psychiatrique et psychologique à la prison Bon Futuro [de Curaçao]

60. Un psychiatre est présent à mi-temps à la prison Bon Futuro (dispositif FOBA mis à part (...)). Cependant, les détenus ne bénéficient pas d’une prise en charge psychologique (seule l’unité FOBA emploie un psychologue). De l’avis du CPT, un établissement de la taille de la prison Bon Futuro devrait pouvoir compter sur les services d’au moins un psychologue à temps plein. Le CPT recommande qu’un psychologue à plein temps soit recruté dès que possible pour la prison Bon Futuro.

61. L’unité d’assistance médicale et psychiatrique (FOBA) de la prison Bon Futuro a été créée pour prendre en charge certains détenus difficiles à défaut de structure hospitalière plus adaptée. »

B. Les instruments internationaux pertinents concernant les peines perpétuelles

1. Les textes du Conseil de l’Europe

a) La résolution (76) 2

58. À partir de 1976, le Comité des Ministres a adopté une série de résolutions et de recommandations concernant les condamnés à des peines de longue durée et les condamnés à perpétuité. La première de cette série est la résolution (76) 2 sur le traitement des détenus en détention de longue durée du 17 février 1976. Elle édicte, à l’intention des États membres, une suite de recommandations qui préconisent notamment :

« 1. de poursuivre une politique criminelle selon laquelle de longues peines ne doivent être infligées que si elles sont nécessaires à la protection de la société ;

2. d’adopter les mesures législatives et administratives propres à favoriser un traitement adéquat pendant l’exécution de ces peines ;

(...)

9. de s’assurer que les cas de tous les détenus seront examinés aussitôt que possible pour voir si une libération conditionnelle peut leur être accordée ;

10. d’accorder au détenu la libération conditionnelle, sous réserve des exigences légales concernant les délais, dès le moment où un pronostic favorable peut être formulé, la seule considération de prévention générale ne pouvant justifier le refus de la libération conditionnelle ;

11. d’adapter aux peines de détention à vie les mêmes principes que ceux régissant les longues peines ;

12. de s’assurer que pour les peines de détention à vie l’examen prévu [au paragraphe] 9 ait lieu si un tel examen n’a pas déjà été effectué au plus tard après huit à quatorze ans de détention et soit répété périodiquement ; »

b) La Recommandation Rec(2003)23

59. La recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres des États membres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée a été adoptée le 9 octobre 2003. Selon son préambule,

« (...) l’exécution des peines privatives de liberté suppose la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le maintien de la sécurité et le respect de l’ordre et de la discipline dans les établissements pénitentiaires, et, d’autre part, la nécessité d’offrir aux détenus des conditions de vie décentes, des régimes actifs et une préparation constructive de leur libération ; »

Le paragraphe 2 de la recommandation expose ensuite les buts que doit poursuivre la gestion des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée :

« – (...) veiller à ce que les prisons soient des endroits sûrs et sécurisés pour les détenus et les personnes qui travaillent avec eux ou qui les visitent ;

– (...) atténuer les effets négatifs que peut engendrer la détention de longue durée et à perpétuité ;

– (...) accroître et (...) améliorer la possibilité pour ces détenus de se réinsérer avec succès dans la société et de mener à leur libération une vie respectueuse des lois. »

Parmi les principes généraux de la gestion des détenus de ce type formulés dans la recommandation figurent i) le principe d’individualisation, qui consiste à prendre en considération la diversité des caractéristiques individuelles des condamnés à perpétuité et des détenus de longue durée et à en tenir compte pour établir des plans individuels de déroulement de la peine, et ii) le principe de progression, qui veut que la planification individuelle de la gestion de la peine à perpétuité ou de longue durée d’un détenu vise à assurer une évolution progressive à travers le système pénitentiaire (paragraphes 3 et 8 de la recommandation). Rédigé sous l’égide du Comité européen pour les problèmes criminels, le rapport joint à la recommandation, ajoute que la progression a pour finalité ultime une transition constructive de la vie carcérale à la vie en société (paragraphe 44 du rapport).

Le paragraphe 10 de la recommandation (planification des peines) prévoit que les plans de déroulement de la peine doivent servir d’approche systématique notamment pour l’évolution progressive du détenu à travers le système pénitentiaire dans des conditions progressivement moins restrictives jusqu’à une étape finale qui, idéalement, se passerait en milieu ouvert, de préférence au sein de la société, ainsi que pour les conditions et les mesures de prise en charge favorisant un mode de vie respectueux des lois et l’adaptation à la communauté après une libération conditionnelle.

Le paragraphe 16 prévoit que la dangerosité et les besoins criminogènes ne sont pas des caractéristiques intrinsèquement stables et qu’il y a dès lors lieu de procéder périodiquement à une évaluation des risques et des besoins.

Enfin, les paragraphes 33 et 34 (concernant la préparation du retour dans la société) énoncent :

« 33. Pour aider les condamnés à la perpétuité et les autres détenus de longue durée à surmonter le problème particulier du passage d’une incarcération prolongée à un mode de vie respectueux des lois au sein de la société, leur libération devrait être préparée suffisamment à l’avance et prendre en considération les points suivants :

– la nécessité d’élaborer des plans spécifiques concernant la prélibération et la postlibération, prenant en compte des risques et des besoins pertinents ;

– la prise en compte attentive des possibilités favorisant une libération et la poursuite après la libération de tous programmes, interventions ou traitements dont les détenus auraient fait l’objet pendant leur détention ;

– la nécessité d’assurer une collaboration étroite entre l’administration pénitentiaire, les autorités assurant la prise en charge après la libération et les services sociaux et médicaux.

34. L’octroi et la mise en application de la libération conditionnelle pour les condamnés à la perpétuité et les autres détenus de longue durée devraient être guidés par les principes contenus dans la Recommandation Rec(2003)22 sur la libération conditionnelle. »

Le paragraphe 131 du rapport joint à la recommandation apporte la précision suivante sur le paragraphe 34 de celle-ci :

« La Recommandation Rec(2003)23 énonce le principe selon lequel tous les détenus, à l’exception de ceux purgeant des peines extrêmement courtes, devraient avoir la possibilité de bénéficier d’une libération conditionnelle. Ce principe s’applique aussi, selon les termes de la recommandation, aux condamnés à perpétuité. Il convient cependant de noter qu’il s’agit seulement de la possibilité d’octroyer une libération conditionnelle aux condamnés à perpétuité et que cela ne doit pas être systématique. »

c) La recommandation Rec(2003)22

60. La recommandation Rec(2003)22 du Comité des Ministres des États membres, concernant la libération conditionnelle, a été adoptée par le Comité des Ministres le 24 septembre 2003. Elle est abondamment citée dans l’arrêt Kafkaris c. Chypre ([GC], no [21906/04](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2221906/04%22%5D%7D), § 72, CEDH 2008). En résumé, elle énonce une série de recommandations concernant la préparation de la libération conditionnelle, l’octroi de celle-ci, les conditions qui peuvent y être mises et les garanties procédurales qui doivent l’entourer. Parmi les principes généraux qui s’y trouvent énoncés figurent les suivants (paragraphes 3 et 4.a) :

« 3. La libération conditionnelle devrait viser à aider les détenus à réussir la transition de la vie carcérale à la vie dans la communauté dans le respect des lois, moyennant des conditions et des mesures de prise en charge après la libération visant cet objectif et contribuant à la sécurité publique et à la diminution de la délinquance au sein de la société.

4.a. Afin de réduire les effets délétères de la détention et de favoriser la réinsertion des détenus dans des conditions visant à garantir la sécurité de la collectivité, la législation devrait prévoir la possibilité pour tous les détenus condamnés, y compris les condamnés à perpétuité, de bénéficier de la libération conditionnelle. »

L’exposé des motifs joint à la recommandation précise ce qui suit au sujet du paragraphe 4 de celle-ci :

« Il ne faut pas ôter aux détenus condamnés à vie l’espoir d’obtenir une libération. Tout d’abord, parce qu’on ne peut pas raisonnablement soutenir que tous les condamnés à perpétuité resteront toujours dangereux pour la société. En second lieu, parce que la détention de personnes qui n’ont aucun espoir d’être libérées pose de graves problèmes de gestion, qu’il s’agisse de les inciter à coopérer et à brider leur comportement perturbateur, de proposer des programmes de développement personnel, d’organiser la planification de la peine ou d’assurer la sécurité. Ainsi, les pays dont la législation comporte des peines effectives de prison à vie devraient créer des possibilités de réexamen de la peine après un certain nombre d’années et à intervalles réguliers, afin de décider si un(e) détenu(e) condamné(e) à perpétuité peut purger le reste de sa peine au sein de la communauté et dans quelles conditions et avec quelles mesures de prise en charge. »

d) Le document de travail du CPT sur les peines perpétuelles réelles/effectives

61. Le CPT a adopté en 2007 un rapport (27 juin 2007, CPT (2007) 55) intitulé « Condamnations à la perpétuité réelle/effective ». Rédigé par M. Jørgen Worsaae Rasmussen, membre du comité, ce rapport passe en revue différents textes du Conseil de l’Europe sur les peines perpétuelles, dont les recommandations Rec(2003)22 et Rec(2003)23, et il indique en substance a) que le principe consistant à prévoir la possibilité pour tous les détenus de bénéficier d’une libération conditionnelle vaut aussi pour les « condamnés à perpétuité » et b) que tous les États membres du Conseil de l’Europe prévoient la possibilité d’une libération pour motif d’humanité mais que cette « forme spéciale de libération » est distincte de la libération conditionnelle.

Ce rapport fait état de l’existence d’un courant d’opinion qui aurait été à l’origine de propositions de réforme de la procédure de révision des condamnations à perpétuité au Danemark, en Finlande et en Suède et suivant lequel la libération discrétionnaire des détenus, à l’instar de leur condamnation, relève de la compétence des tribunaux et non de l’exécutif. Il cite également, en l’approuvant, le rapport établi par le CPT à l’issue de sa visite en Hongrie du 30 janvier au 1er février 2007 (28 juin 2007, CPT/Inf (2007) 24), dans lequel on peut lire :

« En ce qui concerne les « vrais condamnés à perpétuité », le CPT émet de sérieuses réserves quant au concept même qui veut que les détenus en question, une fois condamnés, soient considérés une fois pour toutes comme une menace permanente pour la communauté et soient privés de tout espoir de libération conditionnelle. (...) »

Dans ses conclusions, le document formule diverses recommandations : aucun détenu ne devrait être « catalogué » comme susceptible de passer sa vie en prison, le refus de libération ne devrait jamais être définitif et même les détenus réincarcérés ne devraient pas être privés de tout espoir de libération.

e) Le rapport du CPT sur la Suisse

62. Le rapport du CPT sur sa visite en Suisse du 10 au 20 octobre 2011 (25 octobre 2012, CPT/Inf (2012) 26) renferme les observations suivantes sur le système suisse de réclusion à perpétuité pour les auteurs d’infractions à caractère sexuel ou violent considérés comme extrêmement dangereux et non amendables :

« Le CPT émet de sérieuses réserves quant au concept même de l’internement « à vie » selon lequel ces personnes, une fois qu’elles ont été déclarées extrêmement dangereuses et non amendables, sont considérées une fois pour toutes comme présentant un danger permanent pour la société et se voient formellement privées de tout espoir d’allégement de l’exécution de la mesure, voire même de libération conditionnelle. Étant donné que la seule possibilité d’être libérée, pour la personne concernée, dépend d’une avancée scientifique, elle est privée de toute capacité d’avoir une influence sur son éventuelle libération, par le biais de sa bonne conduite dans le cadre de l’exécution de la mesure, par exemple.

À cet égard, le Comité renvoie à la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, du 11 janvier 2006, sur les Règles pénitentiaires européennes, ainsi qu’au paragraphe 4.a. de la Recommandation Rec(2003)22 du Comité des Ministres, du 24 septembre 2003, concernant la libération conditionnelle, laquelle indique clairement que la législation devrait prévoir la possibilité pour tous les détenus condamnés, y compris les personnes faisant l’objet d’une sanction pénale à vie, de bénéficier de la libération conditionnelle. L’exposé des motifs de [cette dernière] insiste sur le fait que les condamnés à vie ne doivent pas se voir priver de l’espoir d’être libérés.

Le CPT estime donc qu’il est inhumain d’incarcérer une personne à vie sans réels espoirs de libération. Le Comité invite fermement les autorités suisses à réexaminer le concept d’internement « à vie » en conséquence. »

2. Le droit pénal international

63. L’article 77 du statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) permet d’infliger une peine d’emprisonnement à perpétuité si l’extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné le justifient. L’article 110 § 3 dispose que, lorsqu’une personne a effectué vingt-cinq années d’emprisonnement dans le cas d’une condamnation à perpétuité, la CPI réexamine la peine pour déterminer s’il y a lieu de la réduire. Elle ne procède pas à ce réexamen avant ce terme. Les paragraphes 4 et 5 de l’article 110 sont ainsi libellés :

« 4. Lors du réexamen prévu au paragraphe 3, la Cour peut réduire la peine si elle constate qu’une ou plusieurs des conditions suivantes sont réalisées :

a) La personne a, dès le début et de façon continue, manifesté sa volonté de coopérer avec la Cour dans les enquêtes et poursuites de celle-ci ;

b) La personne a facilité spontanément l’exécution des décisions et ordonnances de la Cour dans d’autres cas, en particulier en l’aidant à localiser des avoirs faisant l’objet de décisions ordonnant leur confiscation, le versement d’une amende ou une réparation et pouvant être employés au profit des victimes ; ou

c) D’autres facteurs prévus dans le Règlement de procédure et de preuve attestent un changement de circonstances manifeste aux conséquences appréciables de nature à justifier la réduction de la peine.

5. Si, lors du réexamen prévu au paragraphe 3, la Cour détermine qu’il n’y a pas lieu de réduire la peine, elle réexamine par la suite la question de la réduction de peine aux intervalles prévus dans le Règlement de procédure et de preuve et en appliquant les critères qui y sont énoncés. »

La procédure et les autres critères de réexamen sont fixés aux règles 223 et 224 du règlement de procédure et de preuve.

La règle 223 se lit ainsi :

« Critères pour l’examen de la question de la réduction de la peine

Lorsqu’ils examinent la question de la réduction d’une peine en vertu des paragraphes 3 et 5 de l’article 110, les trois juges de la Chambre d’appel prennent en considération les critères énumérés aux alinéas a) et b) du paragraphe 4 de l’article 110, ainsi que les critères suivants :

a) Le fait que le comportement de la personne condamnée en détention montre que l’intéressée désavoue son crime ;

b) Les possibilités de resocialisation et de réinsertion réussie de la personne condamnée ;

c) La perspective que la libération anticipée de la personne condamnée ne risque pas d’être une cause d’instabilité sociale significative ;

d) Toute action significative entreprise par la personne condamnée en faveur des victimes et les répercussions que la libération anticipée peut avoir sur les victimes et les membres de leur famille ;

e) La situation personnelle de la personne condamnée, notamment l’aggravation de son état de santé physique ou mentale ou son âge avancé. »

La règle 224 § 3 dispose que, aux fins de l’application du paragraphe 5 de l’article 110 du statut, trois juges de la Chambre d’appel examinent la question de la réduction de peine tous les trois ans, sauf si un intervalle inférieur a été fixé dans une décision prise en application du paragraphe 3 de l’article 110. Elle ajoute que, si les circonstances se trouvent sensiblement modifiées, ces trois juges peuvent autoriser la personne condamnée à demander un réexamen pendant cette période de trois ans ou à tout intervalle plus court qu’ils auraient fixé.

64. L’article 27 du statut du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (TPIY) dispose que la peine d’emprisonnement est purgée dans un État désigné par le TPIY. La réclusion est soumise aux règles nationales de l’État concerné, sous le contrôle du TPIY. L’article 28 (Grâce et commutation de peine) précise :

« Si le condamné peut bénéficier d’une grâce ou d’une commutation de peine en vertu des lois de l’État dans lequel il est emprisonné, cet État en avise le Tribunal. Le Président du Tribunal, en consultation avec les juges, tranche selon les intérêts de la justice et les principes généraux du droit. »

On retrouve des dispositions similaires aux articles 27 et 28 du statut du TPIY, dans les articles 26 et 27 du statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda, dans les articles 22 et 23 du statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et dans les articles 29 et 30 du statut du Tribunal spécial pour le Liban.

3. Le droit de l’Union européenne

65. L’article 5 § 2 de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 13 juin 2002, dispose :

« lorsque l’infraction qui est à la base du mandat d’arrêt européen est punie par une peine ou une mesure de sûreté privatives de liberté à caractère perpétuel, l’exécution dudit mandat peut être subordonnée à la condition que le système juridique de l’État membre d’émission prévoie des dispositions permettant une révision de la peine infligée – sur demande ou au plus tard après vingt ans – ou l’application de mesures de clémence auxquelles la personne peut prétendre en vertu du droit ou de la pratique de l’État membre d’émission en vue de la non-exécution de cette peine ou mesure ; »

C. Les instruments européens pertinents concernant les soins de santé (mentale) dispensés aux prisonniers

66. La recommandation no R (98) 7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres relative aux aspects éthiques et relationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire, adoptée le 8 avril 1998, se lit ainsi en ses passages pertinents :

« I. Aspects principaux du droit aux soins de santé en milieu pénitentiaire

A. Accès à un médecin

1. (...) Tous les détenus devraient bénéficier d’une visite médicale d’admission. L’accent devrait être mis sur le dépistage des troubles mentaux (...)

(...)

3. Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait assurer au minimum des consultations ambulatoires et des soins d’urgence. Lorsque l’état de santé des détenus exige des soins qui ne peuvent être assurés en prison, tout devrait être mis en œuvre afin que ceux-ci puissent être dispensés en toute sécurité dans des établissements de santé en dehors de la prison.

(...)

5. Un accès à des consultations et à des conseils psychiatriques devrait être garanti. Dans les grands établissements pénitentiaires, une équipe psychiatrique devrait être présente. À défaut, dans les petits établissements, des consultations devraient être assurées par un psychiatre hospitalier ou privé.

(...)

III. L’organisation des soins de santé dans les prisons notamment du point de vue de la gestion de certains problèmes courants

(...)

D. Symptômes psychiatriques, troubles mentaux et troubles graves de la personnalité, risque de suicide

(...)

55. Les détenus souffrant de troubles mentaux graves devraient pouvoir être placés et soignés dans un service hospitalier doté de l’équipement adéquat et disposant d’un personnel qualifié. La décision d’admettre un détenu dans un hôpital public devrait être prise par un médecin psychiatre sous réserve de l’autorisation des autorités compétentes. »

67. L’annexe à la recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres concernant la prise en charge par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée, adoptée le 9 octobre 2003, dispose notamment :

« 27. Il conviendrait de prendre des dispositions pour qu’un diagnostic, établi par un spécialiste, soit posé à un stade précoce pour tout détenu qui serait atteint de troubles mentaux ou qui le deviendrait, et de lui offrir un traitement approprié. (...) »

68. La recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des délégués des ministres, comporte notamment le passage suivant :

« (...) l’exécution des peines privatives de liberté et la prise en charge des détenus nécessitent la prise en compte des impératifs de sécurité, de sûreté et de discipline et doivent, en même temps, garantir des conditions de détention qui ne portent pas atteinte à la dignité humaine et offrir des occupations constructives et une prise en charge permettant la préparation à leur réinsertion dans la société ; »

69. Il y est notamment recommandé aux États membres de suivre dans l’élaboration de leurs législations ainsi que de leurs politiques et pratiques les règles contenues dans l’annexe à la recommandation. Cette annexe se lit comme suit en ses passages pertinents :

« 12.1 Les personnes souffrant de maladies mentales et dont l’état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient être détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet.

12.2 Si ces personnes sont néanmoins exceptionnellement détenues dans une prison, leur situation et leurs besoins doivent être régis par des règles spéciales.

(...)

39. Les autorités pénitentiaires doivent protéger la santé de tous les détenus dont elles ont la garde.

(...)

40.3 Les détenus doivent avoir accès aux services de santé proposés dans le pays sans aucune discrimination fondée sur leur situation juridique.

40.4 Les services médicaux de la prison doivent s’efforcer de dépister et de traiter les maladies physiques ou mentales, ainsi que les déficiences dont souffrent éventuellement les détenus.

40.5 À cette fin, chaque détenu doit bénéficier des soins médicaux, chirurgicaux et psychiatriques requis, y compris ceux disponibles en milieu libre.

(...)

47.1 Des institutions ou sections spécialisées placées sous contrôle médical doivent être organisées pour l’observation et le traitement de détenus atteints d’affections ou de troubles mentaux qui ne relèvent pas nécessairement des dispositions de la règle 12.

47.2 Le service médical en milieu pénitentiaire doit assurer le traitement psychiatrique de tous les détenus requérant une telle thérapie et apporter une attention particulière à la prévention du suicide. »

D. Les instruments internationaux pertinents concernant la réinsertion des détenus

70. Les criminologues se sont toujours référés aux différentes fonctions dévolues à la peine : la rétribution, la prévention, la protection du public et l’amendement. On observe toutefois depuis quelques années une tendance, amplement illustrée par les instruments juridiques du Conseil de l’Europe, à mettre davantage l’accent sur la réinsertion. Reconnu autrefois comme un moyen de prévenir la récidive, l’amendement implique désormais plutôt, selon une conception plus positive, l’idée d’une resocialisation par la promotion de la responsabilité personnelle. Cet objectif est renforcé par le développement du « principe de progression » : à mesure qu’il purge sa peine, un détenu doit passer progressivement, au sein du système pénitentiaire, du stade initial de la détention, où l’accent est mis sur le châtiment et la rétribution, aux stades ultérieurs de la peine, où il faut privilégier la préparation à la libération.

1. Les instruments internationaux pertinents en matière de droits de l’homme

71. L’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) dispose que « le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social. » L’observation générale no 21 du Comité des droits de l’homme sur l’article 10 (Droit des personnes privées de libertés d’être traitées avec humanité) du 10 avril 1992 énonce en outre qu’« aucun système pénitentiaire ne saurait être axé uniquement sur le châtiment ; il devrait essentiellement viser le redressement et la réadaptation sociale du prisonnier. »

72. L’Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (1957) renferme les principes directeurs suivants concernant les détenus condamnés :

« 57. L’emprisonnement et les autres mesures qui ont pour effet de retrancher un délinquant du monde extérieur sont afflictives par le fait même qu’elles dépouillent l’individu du droit de disposer de sa personne en le privant de sa liberté. Sous réserve des mesures de ségrégation justifiées ou du maintien de la discipline, le système pénitentiaire ne doit donc pas aggraver les souffrances inhérentes à une telle situation.

58. Le but et la justification des peines et mesures privatives de liberté sont en définitive de protéger la société contre le crime. Un tel but ne sera atteint que si la période de privation de liberté est mise à profit pour obtenir, dans toute la mesure du possible, que le délinquant, une fois libéré, soit non seulement désireux, mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses besoins.

59. À cette fin, le régime pénitentiaire doit faire appel à tous les moyens curatifs, éducatifs, moraux, spirituels et autres, et à toutes les formes d’assistance dont il peut disposer, en cherchant à les appliquer conformément aux besoins du traitement individuel des délinquants. »

2. Les règles pénitentiaires européennes de 1987 et 2006

73. Les règles pénitentiaires européennes exposent des recommandations du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe quant aux normes minimales à appliquer dans les prisons. Les États sont encouragés à s’inspirer de ces règles dans l’élaboration de leurs législations et de leurs politiques et à en assurer une large diffusion auprès de leurs autorités judiciaires ainsi qu’auprès du personnel pénitentiaire et des détenus.

La version de 1987 des règles pénitentiaires européennes (« les règles de 1987 ») énonce, dans son troisième principe de base, que :

« Les buts du traitement des détenus doivent être de préserver leur santé et de sauvegarder leur dignité et, dans la mesure où la durée de la peine le permet, de développer leur sens des responsabilités et de les doter de compétences qui les aideront à se réintégrer dans la société, à vivre dans la légalité et à subvenir à leurs propres besoins après leur sortie de prison. »

Dans la dernière version de ces règles, adoptée en 2006 (« les règles de 2006 »), le principe susmentionné a été remplacé par trois autres :

« Règle 2 : Les personnes privées de liberté conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire.

(...)

Règle 5 : La vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison.

Règle 6 : Chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté. »

Dans son commentaire relatif aux règles de 2006, le Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC) note que la règle 2 insiste sur le fait que la perte du droit à la liberté ne doit pas être comprise comme impliquant automatiquement pour les détenus la perte de leurs droits politiques, civils, sociaux, économiques et culturels, mais que les restrictions doivent être aussi peu nombreuses que possible. Selon le commentaire, la règle 5 souligne les aspects positifs de la normalisation. Tout en admettant que la vie en prison ne peut jamais être identique à la vie dans une société libre, cette règle précise qu’il faut intervenir activement pour rapprocher le plus possible les conditions de vie en prison de la vie normale. En outre, selon les termes du commentaire, « la règle 6 reconnaît que les détenus, condamnés ou non, retourneront éventuellement (sic – eventually dans l’anglais) vivre dans la société libre et que la vie en prison doit être organisée de façon à tenir compte de ce fait. »

74. Le premier chapitre de la Partie VIII des règles de 2006, intitulé « Objectif du régime des détenus condamnés », contient notamment les dispositions suivantes :

« 102.1 Au-delà des règles applicables à l’ensemble des détenus, le régime des détenus condamnés doit être conçu pour leur permettre de mener une vie responsable et exempte de crime.

102.2 La privation de liberté constituant une punition en soi, le régime des détenus condamnés ne doit pas aggraver les souffrances inhérentes à l’emprisonnement. »

Sur ces points, le CDPC explique dans son commentaire que la règle 102 :

« (...) énonce les objectifs du régime applicable aux détenus dans des termes positifs et simples. Elle met l’accent sur l’élaboration de mesures et de programmes pour les détenus condamnés basés sur le développement du sens des responsabilités plutôt que sur la stricte prévention de la récidive.

Cette nouvelle règle est conforme aux exigences des instruments internationaux tels que l’article 10 § 3 du PIDCP (...) Cependant, contrairement au PIDCP, la formulation utilisée par la règle 102 évite de propos délibéré l’emploi du terme « amendement », pouvant prêter au traitement un caractère moralisateur. Elle met au contraire l’accent sur l’importance de donner aux détenus condamnés, souvent issus de milieux défavorisés, le goût et les moyens de mener une vie responsable et exempte de crime. À cet égard, la règle 102 offre la même approche que la règle 58 des règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus. (...) »

75. La règle 105.1 des règles de 2006 dispose qu’un programme systématique de travail doit contribuer à atteindre les objectifs poursuivis par le régime des détenus condamnés. Aux termes de la règle 106.1, un programme éducatif systématique, visant à améliorer le niveau global d’instruction des détenus, ainsi que leurs capacités à mener ensuite une vie responsable et exempte de crime doit constituer une partie essentielle du régime des détenus condamnés. Enfin, la règle 107.1 précise que la libération des détenus condamnés doit s’accompagner de programmes spécialement conçus pour leur permettre de faire la transition entre la vie carcérale et une vie respectueuse du droit interne au sein de la collectivité.

76. La raison ayant conduit à l’évolution consacrée par les règles de 2006 peut se comprendre à la lecture des recommandations Rec(2003)22 et Rec(2003)23, précitées, du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphes 59 et 60 ci-dessus), qui traitent toutes deux de l’objectif de réinsertion des peines d’emprisonnement. En plus des dispositions pertinentes issues des recommandations citées ci-dessus, il faut mentionner le cinquième paragraphe du préambule de la Recommandation Rec(2003)22 sur la libération conditionnelle, selon lequel « les études montrent que la détention a souvent des conséquences néfastes et n’assure pas la réinsertion des détenus ». La recommandation expose, dans son paragraphe 8, des mesures propres à réduire le risque de récidive des détenus grâce à la mise en place de conditions individualisées :

« – la réparation du tort causé aux victimes, ou versement d’un dédommagement ;

– l’engagement de se soumettre à une thérapie, en cas de toxicomanie ou d’alcoolisme, ou dans le cas de toute autre affection se prêtant à un traitement et manifestement liée à la perpétration du crime ;

– l’engagement de travailler ou de se livrer à une autre occupation agréée, par exemple suivre des cours ou une formation professionnelle ;

– la participation à des programmes [de développement] personnel ;

– l’interdiction de résider ou de se rendre dans certains lieux. »

EN DROIT

I. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

A. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement

1. Qualité pour agir

a) Thèses des parties

77. Lors de l’audience, le Gouvernement a exprimé des doutes sur le point de savoir si Johnny Francis van Heyningen et Altagracia Murray, respectivement fils et sœur du requérant, avaient qualité pour poursuivre la procédure devant la Cour. Il a plaidé que si, conformément à ce qui semblait se dégager de sa jurisprudence, la Cour requérait l’existence d’intérêts personnels autres que ceux résultant d’un lien de proche parenté, il fallait alors constater que le requérant s’était peu soucié de ses trois enfants et que rien dans le dossier en possession du Gouvernement n’indiquait que M. van Heyningen eût rendu la moindre visite à son père en prison. Le Gouvernement a expliqué que s’il en allait autrement d’Altagracia, la sœur du requérant, restée en contact avec son frère pendant la seconde partie de la détention de celui-ci à Aruba, il s’agissait de savoir si, dans une situation où les plus proches parents du requérant, à savoir ses enfants, n’avaient jamais eu de contacts avec leur père ni manifesté le moindre intérêt pour le maintien de la requête, il appartenait à une autre proche parente du requérant de se manifester.

78. Le fils et la sœur du requérant arguent de leur côté qu’ils ont un intérêt légitime à poursuivre la procédure, celle-ci étant censée déboucher sur une décision de la Cour quant au point de savoir, notamment, si les autorités avaient l’obligation de ménager au requérant une perspective réelle de libération. D’après eux, le Gouvernement n’a jamais fourni à l’intéressé un traitement propre à l’aider à recouvrer sa liberté, à retrouver sa famille et à rétablir des liens avec elle. Au surplus, malgré les coûts occasionnés, M. van Heyningen, qui vivrait dans la partie européenne du Royaume depuis 1999, aurait réussi à rendre visite à son père en prison à six reprises et il aurait maintenu un contact téléphonique avec lui. Quant à Mme Murray, qui vivrait à Aruba, elle aurait pour sa part rendu des visites quasi hebdomadaires à son frère pendant sa détention.

b) Appréciation de la Cour

79. Dans les cas où le requérant originaire décède après l’introduction de la requête, la Cour autorise normalement les proches de l’intéressé à poursuivre la procédure, à condition qu’ils aient un intérêt légitime à le faire (Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no33071/96, CEDH 2000‑XII, et Larionovs et Tess c. Lettonie (déc.), nos45520/04 et 19363/05, § 172, 25 novembre 2014). Eu égard à l’objet de la requête et à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’en l’espèce le fils et la sœur du requérant avaient un intérêt légitime au maintien de la requête et, de ce fait, qualité pour agir au titre de l’article 34 de la Convention (voir, par exemple, Carrella c. Italie, no 33955/07, §§ 48-51, 9 septembre 2014).

80. Par conséquent, et pour autant que les remarques du Gouvernement s’analysent en une exception préliminaire portant sur la qualité pour agir du fils et de la sœur du requérant, la Cour rejette cette exception.

2. Qualité de victime

81. Le Gouvernement explique que pour ce qui est du grief consistant à dire que le requérant n’avait aucune perspective de libération et que l’option du recours en grâce était inadéquate et ineffective, l’intéressé ne peut plus être considéré comme « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de l’article 3, puisqu’il fut libéré de prison après s’être vu octroyer une grâce le 31 mars 2014.

82. Le requérant ne s’est pas exprimé sur ce point.

83. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 34 de la Convention désigne par « victime » la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux, l’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l’absence de préjudice ; celui-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article 41. Partant, une décision ou une mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 128, CEDH 2012, et les références qui s’y trouvent citées).

84. Concernant le grief du requérant consistant à dire que le système des grâces était inapte à lui donner une perspective de libération, la Cour observe qu’au cours des trente-trois ans qu’il passa en prison après sa condamnation à une peine perpétuelle, l’intéressé introduisit de nombreuses demandes de grâce, qui toutes échouèrent. Il bénéficia certes d’une grâce le 31 mars 2014, pour des motifs tenant à la détérioration de son état de santé (paragraphe 30 ci-dessus), mais cette décision n’emportait pas reconnaissance de la violation alléguée de l’article 3 de la Convention. Dès lors que rien n’indique par ailleurs que la grâce octroyée eût une finalité réparatrice, le requérant peut passer pour avoir été victime des violations alléguées.

Par conséquent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à la qualité de victime du requérant.

B. Sur l’objet du litige devant la Grande Chambre

85. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime qu’il y a lieu de préciser l’objet exact du litige soumis à son examen.

86. Tout d’abord, tant la demande de renvoi formée par le requérant que ses observations écrites comportaient des arguments relatifs à ses griefs fondés sur l’article 5 de la Convention, qui avaient été déclarés irrecevables par la chambre (paragraphe 4 ci-dessus). Or, selon la jurisprudence constante de la Cour, le contenu et l’objet de « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III, et Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98 et 2 autres, § 194, 3 octobre 2008). Cela signifie que la Grande Chambre ne peut pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables par la chambre. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce principe en l’espèce (Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, §§ 59-62, CEDH 2007‑I).

87. Par ailleurs, dans sa demande de renvoi, le requérant soutenait que faute d’avoir jamais reçu le moindre traitement psychiatrique, il ne pouvait nourrir aucun espoir d’être libéré un jour. En même temps, il y « acceptait » la conclusion de la Cour selon laquelle, eu égard à l’introduction d’un mécanisme de réexamen périodique en droit interne, il n’y avait pas eu violation de l’article 3 de la Convention relativement à son grief consistant à dire qu’il n’avait aucune possibilité d’obtenir un réexamen de sa peine perpétuelle.

88. À cet égard, la Cour rappelle que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt (K. et T. c. Finlande, précité, § 140). Par ailleurs, on ne saurait considérer que les remarques formulées par le requérant au sujet des conclusions de la chambre s’analysent en un retrait sans équivoque dudit grief, dès lors que les observations écrites de l’intéressé comportent des arguments sur la question de savoir si sa peine perpétuelle était de facto compressible et si le réexamen périodique satisfaisait aux exigences posées par la jurisprudence de la Cour. Il apparaît donc qu’il n’y a pas eu, de la part de l’intéressé, renonciation à ce volet de son grief. Partant, la Grande Chambre peut examiner le grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 3 et consistant à dire qu’il n’avait aucune possibilité de faire réexaminer sa peine perpétuelle.

89. Enfin, le requérant indiquait dans ses observations écrites qu’il ne souhaitait pas « insister » sur son grief, fondé sur l’article 3, relatif aux conditions matérielles de sa détention, et plus précisément à l’état des locaux pénitentiaires. Dès lors qu’au paragraphe suivant de ces observations l’intéressé déclarait vouloir maintenir ses autres griefs, la Cour estime qu’en disant « ne pas insister », le requérant signifiait qu’il n’entendait pas maintenir, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention, ce volet du grief fondé sur l’article 3. Considérant, conformément à l’article 37 § 1 in fine, qu’il n’existe aucune circonstance spéciale touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui lui imposerait de se pencher sur ce grief, la Grande Chambre décide de ne pas l’examiner.

90. Par conséquent, la Grande Chambre examinera les griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 3 et consistant à dire, d’une part, que sa peine perpétuelle était incompressible et, d’autre part, que les conditions de sa détention, dans le cadre de laquelle il n’aurait en particulier jamais bénéficié d’un régime adapté à l’état de sa santé mentale ni reçu de traitement psychiatrique, ont emporté violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

91. Le requérant soutenait à l’origine que sa peine perpétuelle était incompressible de facto et de jure et qu’il n’existait dans les prisons où il avait été incarcéré ni un régime distinct pour les détenus à perpétuité ni un régime spécial pour les détenus ayant des problèmes psychiatriques. Dans sa lettre du 2 novembre 2012 (paragraphe 3 ci-dessus), écrite à la suite du réexamen périodique de sa peine perpétuelle, il indiquait que même si une possibilité de libération conditionnelle avait été créée de jure, il n’avait de facto, faute d’avoir jamais reçu le moindre traitement psychiatrique, aucun espoir de libération, le risque de récidive étant présumé trop grand pour qu’il pût bénéficier d’une telle libération. Il invoquait l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Les conclusions de la chambre

92. Dans son arrêt du 10 décembre 2013, la chambre a examiné séparément les griefs du requérant tirés de l’article 3 de la Convention et relatifs, d’une part, à l’incompressibilité alléguée de sa peine perpétuelle et, d’autre part, à ses conditions de détention. Elle a jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3 quant au premier grief. Elle a pris note de l’introduction dans le droit interne (c’est-à-dire à Curaçao) en novembre 2011, soit quelque vingt mois après le dépôt de la requête, d’un mécanisme de réexamen périodique des peines perpétuelles et a estimé que ce mécanisme satisfaisait aux critères énoncés dans l’arrêt Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09 et 2 autres, §§ 119-122, CEDH 2013). Elle a de plus observé qu’un réexamen de la peine perpétuelle du requérant avait bien été effectué et qu’il avait donné lieu à l’établissement de plusieurs rapports d’expertise. Considérant que le requérant avait introduit sa requête devant la Cour près de trente ans après sa condamnation, la chambre a estimé qu’il n’y avait pas lieu de rechercher si la peine perpétuelle infligée à l’intéressé était de facto et de jure compressible avant l’introduction du mécanisme de réexamen périodique en 2011.

93. La chambre a par ailleurs jugé que les conditions de détention du requérant n’étaient pas contraires à l’article 3. En ce qui concerne, en particulier, le grief selon lequel l’intéressé n’avait jamais été traité pour ses troubles mentaux, la chambre a relevé qu’il avait été placé en observation psychiatrique et avait reçu de l’aide pour ses troubles de la personnalité à la prison de Curaçao, mais que cette aide avait pris fin lorsque, à sa demande, il avait été transféré à Aruba, où il n’existait pas de possibilité comparable de traitement psychiatrique (alors qu’au moment du prononcé de l’arrêt de la chambre, un tel soutien psychiatrique y existait). La chambre a par ailleurs observé que le requérant n’avait pas fourni d’informations précisant s’il avait eu ou non recours à l’assistance proposée ni allégué que cette assistance n’était pas apte à répondre à ses besoins.

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

94. Le requérant soutient que l’arrêt de la Cour commune de justice du 11 mars 1980 indiquait clairement que si cette juridiction avait choisi de prononcer une peine perpétuelle plutôt qu’une peine à temps contre lui, c’était en raison de l’état de sa santé mentale, de la dangerosité qu’il présentait pour la société ainsi que de l’absence, à l’époque, d’une institution adaptée où il aurait pu entreprendre le traitement recommandé par le psychiatre qui l’avait examiné et aux conclusions duquel la Cour commune de justice avait souscrit. Il aurait par la suite passé plus de trente ans en prison sans jamais recevoir de traitement, et l’aide psychiatrique qui lui aurait été proposée ne serait jamais allée au-delà d’une assistance de base semblable à celle offerte dans toutes les prisons et ne pourrait être assimilée à un traitement. La possibilité d’un transfert vers les Pays-Bas aux fins de traitement n’aurait pas davantage été envisagée. Il ne serait pas réaliste de considérer, comme la chambre l’aurait fait dans son arrêt, qu’il aurait dû se rendre compte qu’il avait besoin d’un traitement et formuler une demande à cet égard. La nécessité d’un traitement aurait de toute manière déjà été établie auparavant et les autorités en auraient eu parfaitement conscience.

95. Le requérant soutient par ailleurs que la possibilité de demander une grâce ne remplissait pas les conditions exigées d’un mécanisme de réexamen. Il explique notamment que la procédure n’était pas encadrée par la loi et que le gouverneur, s’il refusait d’octroyer une grâce, n’avait pas l’obligation de motiver sa décision. Il affirme qu’aucun de ses recours en grâce ne donna lieu à un examen psychologique ou psychiatrique visant à établir s’il présentait toujours un danger pour la société et ajoute que les autorités pénitentiaires ne furent jamais invitées à établir un rapport à son sujet à la suite de l’introduction par lui d’un recours en grâce. Il estime que si la procédure de réexamen périodique nouvellement introduite avait effectivement créé une possibilité théorique de libération, elle ne constituait pas une procédure effective dans les circonstances de l’espèce, étant donné que tant qu’il ne s’était pas vu dispenser un traitement elle ne pouvait qu’aboutir à la conclusion qu’il demeurait trop dangereux pour bénéficier d’une commutation de peine. Pour lui, il était clair qu’en l’absence de traitement tout espoir de libération lui était interdit.

2. Le Gouvernement

96. Le Gouvernement soutient que la peine perpétuelle infligée au requérant était compressible de facto et de jure dès le jour de son prononcé, expliquant que l’intéressé avait la possibilité d’introduire un recours en grâce et d’obtenir gain de cause s’il était démontré que l’exécution de la peine ou sa continuation ne servait plus de manière raisonnable aucun des buts poursuivis par l’application du droit pénal. Le Gouvernement indique que neuf personnes se sont vu infliger une peine perpétuelle aux Antilles néerlandaises depuis 1980, que sept d’entre elles ont formulé des demandes de grâce et que dans deux cas, dont celui du requérant, une grâce a été accordée. Pour le Gouvernement, cela montre que si les grâces sont rarement octroyées, il n’en existe pas moins une possibilité réelle de voir une peine perpétuelle réduite par l’effet d’une grâce. Le Gouvernement ajoute que le réexamen périodique obligatoire des peines perpétuelles – qui, il en convient, n’est entré en vigueur qu’après l’introduction de la requête devant la Cour – prévoit qu’un détenu à perpétuité dont la Cour commune de justice estime que la peine ne poursuit plus aucun but raisonnable peut bénéficier d’une libération conditionnelle.

97. Le Gouvernement considère en outre que les conditions dans lesquelles le requérant a été détenu ne justifient en aucun cas de conclure qu’il a été soumis à une peine ou un traitement inhumains ou dégradants en violation de l’article 3. En ce qui concerne les griefs de l’intéressé consistant à dire, d’une part, qu’il n’a jamais bénéficié d’un régime adapté à l’état de sa santé mentale et, d’autre part, que sa peine perpétuelle était de facto incompressible au motif qu’il n’aurait jamais bénéficié d’un traitement apte à soigner le trouble de la personnalité dont il souffrait ou d’un transfert vers un établissement spécialisé aux Pays-Bas, le Gouvernement explique qu’en 1980, au moment de la condamnation du requérant, il n’avait pas été possible de prononcer une ordonnance de mise à disposition avec internement dans un établissement de soins spécialisés aux Antilles néerlandaises, faute d’établissements de ce type à Curaçao et à Aruba, et que le transfert du requérant vers un établissement de cette nature aux Pays-Bas était apparu comme impossible eu égard à son intelligence limitée et à sa capacité insuffisante à s’exprimer verbalement. Le Gouvernement estime que dès lors que l’arrêt de la Cour commune de justice ne prescrivait pas expressément l’administration d’un traitement visant la santé mentale de l’intéressé, on ne peut reprocher aux autorités nationales de ne pas avoir exécuté une mesure n’ayant pas été ordonnée. Il ne ressortirait ni des échanges du requérant avec les travailleurs sociaux des établissements pénitentiaires concernés ni des nombreuses lettres adressées par l’intéressé à différentes administrations qu’il se soit particulièrement inquiété de l’absence de soins visant sa santé mentale. En tout état de cause, il aurait reçu pendant son incarcération à la prison de Curaçao une aide psychiatrique pour le trouble de la personnalité dont il souffrait. Le Gouvernement se réfère à cet égard à la lettre du Dr M. de O. expliquant que le requérant avait été placé sous observation psychiatrique dès son arrivée à la maison d’arrêt de Curaçao et qu’une relation thérapeutique de bonne qualité avait été établie dans la perspective de sa réinsertion (paragraphe 34 ci-dessus). Cette relation thérapeutique aurait pris fin lorsque l’intéressé, conscient pourtant que le complexe pénitentiaire à Aruba était dépourvu de centre d’assistance et d’observation médicales et psychiatriques et que la possibilité de bénéficier de soins psychiatriques y serait réduite, avait expressément demandé et obtenu son transfert vers Aruba. À la connaissance du Gouvernement, le requérant n’aurait eu là-bas aucun contact avec des psychiatres ou des psychologues avant 2011, année du premier réexamen périodique de sa peine perpétuelle. Une aide psychiatrique lui aurait été accessible à Aruba à compter de l’arrêt de la Cour commune de justice du 21 septembre 2012.

98. Le Gouvernement admet qu’un emprisonnement de longue durée peut avoir un certain nombre d’effets désocialisants sur le détenu, mais il assure qu’en pratique le requérant a eu la possibilité, au centre pénitentiaire d’Aruba, de s’investir dans un programme quotidien stimulant. Il se serait révélé être un tapissier de talent, travaillant huit heures par jour dans le service de tapisserie d’ameublement existant au sein de la prison. Il aurait aussi de temps à autre pris part à des séances d’études bibliques.

C. Appréciation de la Cour

1. Les principes pertinents

a) Les peines perpétuelles

99. Selon une jurisprudence bien établie de la Cour, le prononcé d’une peine d’emprisonnement à vie contre un délinquant adulte n’est pas en soi prohibé par l’article 3 ou une autre disposition de la Convention et ne se heurte pas à celle-ci (Kafkaris, précité, § 97, et les références qui y sont mentionnées), à condition qu’elle ne soit pas nettement disproportionnée (Vinter et autres, précité, § 102). La Cour a néanmoins estimé qu’infliger à un adulte une peine perpétuelle incompressible pouvait soulever une question sous l’angle de l’article 3 (Kafkaris, précité, § 97). Le simple fait qu’une peine perpétuelle puisse en pratique être purgée dans son intégralité ne la rend pas incompressible. Aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 si une peine perpétuelle est compressible de jure et de facto (Kafkaris, précité, § 98, et Vinter et autres, précité, § 108). Après s’être livrée à une analyse minutieuse des éléments pertinents se dégageant de sa jurisprudence et des tendances récentes perceptibles en matière de peines perpétuelles dans les domaines du droit comparé et du droit international, la Cour a conclu dans l’arrêt Vinter et autres qu’une peine perpétuelle ne peut demeurer compatible avec l’article 3 de la Convention qu’à la condition d’offrir à la fois une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen, les deux devant exister dès le prononcé de la peine (Vinter et autres, précité, §§ 104-118 et 122). Elle a en outre constaté dans ladite affaire qu’il se dégageait des éléments de droit comparé et de droit international produits devant elle une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle, puis des réexamens périodiques par la suite (ibidem, § 120 ; voir également Bodein c. France, no 40014/10, § 61, 13 novembre 2014). C’est aux États – et non à la Cour – qu’il appartient de décider de la forme (administrative ou judiciaire) que doit prendre un tel réexamen (Kafkaris, précité, § 99, et Vinter et autres, précité, §§ 104 et 120). La Cour a ainsi jugé qu’un mécanisme de grâce présidentielle peut satisfaire aux exigences posées par sa jurisprudence (Kafkaris, précité, § 102).

100. La Cour a en outre estimé qu’un motif légitime d’ordre pénologique doit justifier la détention. Les impératifs de châtiment, de dissuasion, de protection du public et d’amendement figurent au nombre des motifs propres à justifier une détention. En matière de perpétuité, un grand nombre d’entre eux seront réunis au moment où la peine est prononcée. Cependant l’équilibre entre eux n’est pas forcément immuable, il pourra évoluer au cours de l’exécution de la peine. C’est seulement par un réexamen de la justification du maintien en détention à un stade approprié de l’exécution de la peine que ces facteurs ou évolutions peuvent être correctement appréciés (Vinter et autres, précité, § 111). Le réexamen exigé pour qu’une peine perpétuelle puisse être réputée compressible doit, en conséquence, permettre aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention (ibidem, § 119). Cette appréciation doit être fondée sur des règles ayant un degré suffisant de clarté et de certitude (ibidem, §§ 125 et 129 ; voir également László Magyar c. Hongrie, no 73593/10, § 57, 20 mai 2014, et Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, §§ 255, 257 et 262, CEDH 2014), et les conditions définies dans le droit interne doivent refléter celles énoncées dans la jurisprudence de la Cour (Vinter et autres, précité, § 128). Par conséquent, la possibilité pour un détenu purgeant une peine perpétuelle de bénéficier d’une grâce ou d’une mise en liberté pour des motifs d’humanité tenant à un mauvais état de santé, à une invalidité physique ou à un âge avancé ne correspond pas à ce que recouvre l’expression « perspective d’élargissement » employée dans l’arrêt Kafkaris (Vinter et autres, précité, § 127, et Öcalan c. Turquie (no 2), nos 24069/03 et 3 autres, § 203, 18 mars 2014). La Cour a jugé dans une affaire récente que l’appréciation doit reposer sur des critères objectifs et définis à l’avance (Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 137, CEDH 2014). Le droit du détenu à un réexamen implique une appréciation concrète des informations pertinentes (László Magyar, précité, § 57) et le réexamen doit être entouré de garanties procédurales adéquates (Kafkaris, précité, § 105, et Harakchiev et Tolumov, précité, § 262). Dans la mesure nécessaire pour que le détenu sache ce qu’il doit faire pour que sa libération puisse être envisagée et à quelles conditions, une motivation des décisions peut être requise, et il faut donc que le détenu ait accès à un contrôle juridictionnel pour faire remédier à tout défaut à cet égard (László Magyar, précité, § 57, et Harakchiev et Tolumov, précité, §§ 258 et 262). Enfin, pour apprécier si une peine perpétuelle est compressible de facto, il peut être utile de prendre en compte les données statistiques sur le mécanisme de recours antérieures au réexamen en question, notamment le nombre de personnes ayant obtenu une grâce (Kafkaris, précité, § 103, Harakchiev et Tolumov, précité, §§ 252 et 262, et Bodein, précité, § 59).

b) L’amendement et la perspective de libération des détenus à vie

101. Ainsi qu’il ressort du paragraphe précédent, le réexamen exigé pour qu’une peine perpétuelle puisse être réputée compressible doit permettre aux autorités nationales d’apprécier toute évolution du détenu et tout progrès sur la voie de l’amendement accompli par lui. C’est ainsi que, dans son arrêt Vinter et autres (précité), la Grande Chambre a soulevé la question de la démarche à adopter pour déterminer si, dans un cas donné, une peine perpétuelle peut être réputée compressible, à la lumière, précisément, de la fonction d’amendement de l’incarcération. Dans ce contexte, elle a estimé que la dignité humaine, qui se trouve au cœur même du système mis en place par la Convention, empêche de priver une personne de sa liberté par la contrainte sans œuvrer en même temps à sa réinsertion et sans lui fournir une chance de recouvrer un jour cette liberté (ibidem, § 113). Elle a ensuite noté que le droit européen et le droit international confortent aujourd’hui clairement le principe voulant que tous les détenus, y compris ceux purgeant des peines perpétuelles, se voient offrir la possibilité de s’amender et la perspective d’être mis en liberté s’ils y parviennent (ibidem, § 114). Si le châtiment demeure l’un des objectifs de la détention, les politiques pénales européennes mettent désormais l’accent sur l’objectif de réinsertion poursuivi par la détention, y compris dans le cas des détenus à vie, ainsi qu’en attestent les règles 6, 102.1 et 103.8 des règles pénitentiaires européennes de 2006, la résolution Res (76) 2 et les Recommandations Rec(2003)23 et Rec(2003)22 du Comité des Ministres, les déclarations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, ainsi que la pratique de certains États contractants. On trouve ce même engagement en faveur de la réinsertion dans le droit international, ainsi que l’illustrent notamment l’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’observation générale s’y rapportant (ibidem, §§ 115-118).

102. La Cour observe que le principe de réinsertion, qui vise le retour dans la société d’une personne qui a fait l’objet d’une condamnation pénale, se trouve reflété dans les normes internationales (paragraphes 70‑76 ci‑dessus), qu’il est aujourd’hui reconnu dans la jurisprudence de la Cour relative à plusieurs articles de la Convention et qu’il y revêt même une importance croissante (outre Vinter et autres, précité, voir, par exemple, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 72, CEDH 2002‑VIII, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 28, CEDH 2007‑V, James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, nos 25119/09 et 2 autres, § 209, 18 septembre 2012, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, §§ 121 et 144-145, CEDH 2015). Dans un contexte légèrement différent, la Cour a de plus jugé que lorsqu’un Gouvernement, pour justifier le maintien en détention d’un délinquant, se fonde exclusivement sur le risque que celui-ci représente pour la société civile, il doit tenir compte de la nécessité de l’encourager à s’amender (James, Wells et Lee, précité, § 218). L’un des objectifs de l’amendement est d’empêcher la récidive et, partant, de protéger la société.

103. Bien que la Convention ne garantisse pas, en tant que tel, un droit à la réinsertion, la jurisprudence de la Cour part donc du principe que les personnes condamnées, y compris celles qui se sont vu infliger une peine d’emprisonnement à vie, doivent pouvoir travailler à leur réinsertion. La Cour a en effet jugé qu’« [u]n détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de savoir (...) ce qu’il doit faire pour que sa libération soit envisagée et ce que sont les conditions applicables » (Vinter et autres, précité, § 122). Elle a aussi jugé, en se référant à l’arrêt Vinter et autres, que les autorités nationales doivent donner aux détenus à vie une chance réelle de se réinsérer (Harakchiev et Tolumov, précité, § 264). Il en résulte que les détenus à vie doivent se voir offrir une possibilité réaliste au regard des limites imposées par le cadre carcéral d’accomplir sur la voie de l’amendement des progrès propres à leur permettre d’espérer pouvoir un jour bénéficier d’une libération conditionnelle. Cet objectif peut être atteint, par exemple, par la mise en place et le réexamen périodique d’un programme individualisé, propre à encourager le détenu à évoluer de manière à être capable de mener une existence responsable et exempte de crime.

104. Les détenus à vie doivent donc se voir offrir la possibilité de s’amender. En ce qui concerne l’étendue des obligations qui pèsent sur les États à cet égard, la Cour considère que même si les États ne sont pas tenus de garantir que les détenus à vie réussissent à s’amender (ibidem, précité, § 264), ils ont néanmoins l’obligation de leur donner la possibilité de s’y employer. Sans cette obligation, un détenu à vie pourrait de fait se voir priver de la possibilité de s’amender, avec pour conséquence que le mécanisme de réexamen requis pour que la peine puisse être réputée compressible, et dans le cadre duquel les progrès accomplis par le détenu sur la voie de l’amendement doivent être évalués, risquerait de ne jamais permettre réellement une commutation, une remise ou une cessation de la peine perpétuelle ou encore la libération conditionnelle du détenu. À cet égard, la Cour rappelle le principe bien établi dans sa jurisprudence selon lequel la Convention garantit des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi de nombreux précédents, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 123, CEDH 2010). L’obligation d’offrir au détenu une possibilité de s’amender doit être considérée comme une obligation de moyens et non de résultat. Cela étant, elle implique une obligation positive de garantir pour les détenus à vie l’existence de régimes pénitentiaires qui soient compatibles avec l’objectif d’amendement et qui permettent aux détenus en question de progresser sur cette voie. À cet égard, la Cour a conclu précédemment à l’existence de pareille obligation dans des cas où c’était le régime ou les conditions de détention qui faisaient obstacle à l’amendement des détenus (Harakchiev et Tolumov, précité, § 266).

c) Les soins prodigués aux détenus souffrant de troubles mentaux

105. En ce qui concerne le traitement des détenus souffrant de troubles mentaux, la Cour a toujours affirmé que l’article 3 de la Convention exige que les États veillent à ce que la santé et le bien-être des intéressés soient assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (voir, parmi de nombreux précédents, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, § 87, 20 janvier 2009, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 128, CEDH 2009). Le manque de soins médicaux appropriés pour des personnes privées de liberté peut ainsi engager la responsabilité d’un État au regard de l’article 3 (Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004). Les obligations découlant de l’article 3 peuvent aller jusqu’à imposer à l’État de transférer des détenus (notamment des détenus souffrant de pathologies mentales) vers des établissements adaptés afin qu’ils puissent bénéficier des soins appropriés (Raffray Taddei c. France, no 36435/07, § 63, 21 décembre 2010).

106. En ce qui concerne les détenus souffrant de maladies mentales, la Cour a jugé que l’appréciation du point de savoir si des conditions données de détention sont ou non compatibles avec l’article 3 doit tenir compte de la vulnérabilité des individus en cause et, dans certains cas, de leur incapacité à se plaindre de manière cohérente, voire à se plaindre tout court, du traitement qui leur est réservé et de ses effets sur eux (voir, par exemple, Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 82, série A no 244, et Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1998-V). De plus, il n’est pas suffisant que le détenu soit examiné et qu’un diagnostic soit établi ; il est primordial qu’une thérapie correspondant au diagnostic établi et une surveillance médicale adéquate soient également mis en œuvre (Raffray Taddei, précité, § 59).

d) Les détenus à vie souffrant de déficiences mentales et/ou de troubles mentaux

107. Les détenus à vie qui ont été reconnus pénalement responsables des infractions dont ils ont été déclarés coupables – et qui ne sont donc pas considérés comme « aliénés » au sens de l’article 5 § 1 e) de la Convention – peuvent néanmoins présenter des troubles mentaux ; ils peuvent, par exemple, avoir des problèmes sociaux ou comportementaux, ou encore souffrir de différents types de troubles de la personnalité, le risque de récidive pouvant être influencé par la présence ou l’absence de ces éléments pathogènes. La Cour ne s’est jamais prononcée sur la question spécifique de la compressibilité des peines perpétuelles infligées à des personnes ayant fait l’objet d’un diagnostic de déficiences mentales et/ou de troubles mentaux. À la lumière de la jurisprudence exposée aux paragraphes 99 à 106 ci-dessus, la Cour juge approprié, pour traiter cette question, d’adopter la démarche exposée dans les paragraphes qui suivent.

108. La Cour considère que pour qu’un État puisse être réputé s’acquitter, à l’égard des détenus à vie souffrant de déficiences mentales et/ou de troubles mentaux, de ses obligations résultant de l’article 3 de la Convention, il faut d’abord qu’il apprécie les besoins thérapeutiques des intéressés en ayant à l’esprit le souci de faciliter leur réinsertion et de réduire le risque de les voir récidiver. Ce faisant, il doit aussi tenir compte des chances de réussite présentées par les éventuelles formes existantes de traitement, l’article 3 ne pouvant imposer à un État d’offrir à un détenu à vie la possibilité de bénéficier d’un traitement dont aucun effet notable sur sa capacité à progresser sur la voie de l’amendement ne pourrait être raisonnablement escompté. Il convient donc de prendre en considération la situation individuelle de l’intéressé ainsi que sa personnalité. La Cour admet par ailleurs que certaines pathologies mentales sont difficiles, voire impossibles à traiter. Dès lors que les détenus visés peuvent, en raison de leur santé mentale, ne pas avoir eux-mêmes suffisamment conscience de leur besoin d’être soignés, l’appréciation susmentionnée doit être réalisée indépendamment de la question de savoir s’ils ont ou non formulé une demande de traitement (paragraphe 106 ci-dessus). Lorsque l’évaluation mène à la conclusion qu’un traitement ou une thérapie donnés pourraient effectivement aider le détenu à s’amender, il convient de lui permettre d’en bénéficier dans toute la mesure de ce qui est possible eu égard aux contraintes du contexte carcéral (voir les instruments pertinents du Conseil de l’Europe exposés aux paragraphes 66 à 69 ci-dessus ; voir également le paragraphe 103 ci-dessus). Ce point revêt une importance particulière dans les cas où l’administration d’un traitement constitue, de fait, une condition préalable à toute possibilité pour le détenu de prétendre, dans le futur, à une remise en liberté. Il s’agit donc d’un aspect essentiel pour l’appréciation de la question de savoir si une peine perpétuelle est ou non de facto compressible.

109. Pour donner réellement aux détenus à vie la possibilité de se réinsérer, il peut dès lors être nécessaire, en fonction de leur situation individuelle, de leur permettre d’entreprendre des thérapies ou des traitements – qu’ils soient médicaux, psychologiques ou psychiatriques – adaptés à leur cas et aptes à faciliter leur amendement. Une possibilité réelle de réinsertion implique aussi que les intéressés soient autorisés à prendre part à des activités, notamment professionnelles, lorsque celles-ci apparaissent de nature à favoriser leur amendement.

110. D’une manière générale, c’est à l’État, et non à la Cour, qu’il appartient de décider quels dispositifs, mesures ou traitements sont nécessaires pour donner à un détenu à vie les moyens de s’amender de façon à pouvoir remplir les conditions d’une remise en liberté. Les États disposent par conséquent d’une ample marge d’appréciation pour choisir les mesures aptes à permettre d’atteindre cet objectif, et l’obligation résultant de l’article 3 doit être interprétée de manière à ne pas imposer un fardeau excessif aux autorités nationales.

111. Dans ces conditions, un État sera réputé avoir satisfait à ses obligations découlant de l’article 3 lorsqu’il aura mis en place des conditions de détention et des dispositifs, mesures ou traitements propres à permettre l’amendement du détenu à vie, quand bien même celui-ci ne progresserait pas suffisamment dans la voie de l’amendement pour qu’il soit possible de conclure que le danger qu’il présente pour la société a diminué à un point tel qu’il peut prétendre à une remise en liberté. À cet égard, la Cour rappelle que la Convention impose aux États de prendre des mesures visant à protéger le public contre les crimes violents et qu’elle ne leur interdit pas d’infliger à une personne convaincue d’une infraction grave une peine de durée indéterminée permettant de la maintenir en détention lorsque la protection du public l’exige (Vinter et autres, précité, § 108, et les références qui s’y trouvent citées). Les États peuvent s’acquitter de cette obligation positive de protection du public en maintenant en détention les condamnés à perpétuité aussi longtemps qu’ils demeurent dangereux (voir, par exemple, Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, §§ 115-122, 15 décembre 2009).

112. En conclusion, il convient d’offrir aux détenus à vie des conditions de détention et des traitements propres à leur donner une possibilité réaliste de s’amender et de nourrir ainsi un espoir d’être remis en liberté. L’absence de pareille possibilité pour un détenu peut par conséquent rendre sa peine perpétuelle incompressible de facto.

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

113. La Cour doit maintenant rechercher si la peine perpétuelle infligée au requérant était ou non compressible. Elle rappelle que pour qu’une peine perpétuelle puisse être réputée compressible et donc compatible avec l’article 3, elle doit offrir à la fois une perspective d’élargissement et une possibilité de réexamen (Vinter et autres, précité, §§ 109-110).

114. Ainsi que cela a été exposé ci-dessus (paragraphe 92), la chambre a examiné la question de la compatibilité de la peine perpétuelle du requérant avec l’article 3 séparément de ses autres griefs, portant sur ses conditions de détention, fondés sur cet article. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour et sur les principes exposés aux paragraphes 107 à 112, la Grande Chambre considère toutefois qu’en l’espèce les différents volets des griefs formulés sur le terrain de l’article 3 sont étroitement liés. Ils étaient du reste présentés ensemble dans la lettre du requérant datée du 2 novembre 2012 (paragraphe 91 ci-dessus), et l’intéressé a fondé ses principales observations devant la Grande Chambre sur l’argument consistant à dire qu’il ne pouvait nourrir aucun espoir d’être un jour remis en liberté, faute d’avoir jamais bénéficié, pour les troubles mentaux dont il souffrait, d’un traitement qui aurait pu réduire le risque de récidive qu’il était présumé présenter. Dans ces conditions, la Cour juge opportun d’examiner conjointement les différents volets des griefs fondés sur l’article 3.

115. Pour déterminer si la peine perpétuelle infligée au requérant était ou non compressible, la Cour recherchera donc si l’absence de traitement psychiatrique ou psychologique a effectivement privé l’intéressé de toute perspective de libération.

116. La Cour fondera son appréciation sur la situation qui a été celle du requérant à compter de l’introduction de sa requête en 2010. Elle ne perdra cependant pas de vue que l’intéressé avait alors déjà passé environ trente ans en détention. Elle observe à cet égard que les rejets des différents recours en grâce introduits par lui reposaient notamment sur l’appréciation selon laquelle le risque de récidive qu’il était présumé présenter existait toujours. Dans les dernières années de son incarcération, cet élément devint le seul motif donné pour justifier les refus de lui accorder une libération, sous quelque forme que ce fût. Si le risque de récidive et la nécessité de protéger la société constituent des motifs d’ordre pénologique propres à justifier la poursuite de la détention d’un condamné à perpétuité (paragraphe 100 ci-dessus), la Cour doit néanmoins examiner si, dans les circonstances particulières de l’espèce, le requérant s’est vu offrir, y compris au cours de la période de détention ayant précédé l’introduction de sa requête, des possibilités de s’amender, étant donné que l’existence ou non de pareilles possibilités, en particulier concernant ses troubles mentaux, pouvait avoir une incidence sur ses perspectives de remise en liberté.

117. La Cour observe à cet égard que, dans le cadre de la procédure pénale pour meurtre menée contre lui, le requérant fut en 1979 examiné par un psychiatre, qui vit en lui un jeune homme mentalement attardé, infantile et narcissique, dont la personnalité avait une structure gravement altérée et de type psychopathique. Le psychiatre recommanda que l’intéressé fût traité dans un cadre institutionnel pendant une longue période ou que l’on tentât de mettre en œuvre au sein de la prison (paragraphe 33 ci‑dessus) des mesures propres à renforcer la structure de sa personnalité et à prévenir toute récidive. Constatant qu’il n’était pas possible à l’époque – le droit applicable ne prévoyant pas cette mesure – d’ordonner un internement dans un établissement de soins spécialisés aux Antilles néerlandaises et considérant qu’un internement dans un établissement de ce type dans la partie européenne du Royaume n’était pas réalisable, la Cour commune de justice infligea au requérant, le 11 mars 1980, une peine d’emprisonnement à vie (paragraphes 15-16 ci‑dessus). La Cour estime toutefois que la détention de l’intéressé dans une prison plutôt que dans un établissement de soins ne pouvait avoir pour effet de faire disparaître la nécessité du traitement recommandé. Elle ne peut pas davantage admettre que le seul fait que la sanction infligée au requérant ne fût pas assortie d’une mesure stipulant qu’il devait être soigné exonérait le Gouvernement de toute obligation à cet égard pour la durée de l’incarcération de l’intéressé. La Cour rappelle que les États ont l’obligation de dispenser aux détenus ayant des problèmes de santé – y compris à ceux qui souffrent de troubles mentaux – les soins médicaux appropriés (paragraphe 105 ci-dessus), notamment pour leur permettre, dans la mesure du possible, de s’amender, que les intéressés aient ou non formulé des demandes à cet égard (paragraphes 106 et 108 ci-dessus).

118. La thèse du requérant selon laquelle il n’a jamais bénéficié d’aucun traitement pour ses troubles mentaux pendant sa détention trouve un certain appui dans des rapports émis par le CPT à la suite de visites effectuées par lui dans les prisons de Curaçao et d’Aruba où l’intéressé était, ou avait été, détenu, et aux termes desquels les soins de santé mentale prodigués aux détenus dans ces deux établissements étaient insuffisants (paragraphe 57 ci‑dessus). Sa thèse est en outre clairement corroborée par les éléments de son dossier, et notamment par le courriel du responsable du service social de la prison d’Aruba daté du 29 juillet 2014 (paragraphe 46 ci-dessus) et par un rapport en date du 1er septembre 2014 établi par la psychologue de cette prison, tous deux attestant que le dossier médical du requérant ne faisait état d’aucun traitement psychiatrique ou psychologique qui aurait été administré au requérant (paragraphe 45 ci-dessus).

119. Au demeurant, le Gouvernement ne conteste pas que le requérant n’a pas bénéficié d’un traitement à proprement parler, mais il indique que lorsqu’il était détenu à Curaçao l’intéressé bénéficia d’une certaine forme d’assistance psychiatrique, à laquelle il choisit de renoncer en demandant son transfert à Aruba, où les possibilités en la matière étaient très limitées, ce qu’elles demeurèrent assurément pendant les premières années de son incarcération là-bas. Cela étant, même si l’on admet que le requérant a pu avoir accès à des soins psychiatriques élémentaires, il s’agit de déterminer si ceux-ci étaient suffisants pour satisfaire à l’obligation qu’avait le gouvernement de donner à l’intéressé la possibilité de s’amender.

120. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que le principe de réinsertion des détenus est consacré explicitement, au moins depuis 1999, par le droit interne applicable, qui énonce qu’une peine privative de liberté doit aussi préparer les détenus à leur réinsertion dans la société (paragraphe 48 ci-dessus). La Cour relève par ailleurs que les autorités internes adoptèrent un certain nombre de mesures et dispositifs qui peuvent être considérés comme ayant œuvré dans le sens de la réinsertion du requérant, même si ce n’était pas leur objectif principal. L’intéressé fut ainsi transféré de Curaçao vers Aruba en 1999. Il avait sollicité ce transfert pour se rapprocher des membres de sa famille, et les autorités avaient jugé que la mesure était de nature à faciliter sa réinsertion et à produire des effets bénéfiques sur son état psychologique (paragraphes 34‑35 ci-dessus). À Aruba, il eut la possibilité de travailler et put profiter du caractère structuré de la vie au sein de la prison (paragraphe 42 ci‑dessus). Il ressort des différents rapports établis qu’il changea au fil des ans : s’il peut passer pour avoir été un détenu perturbateur pendant les premières années de son incarcération à Curaçao, son comportement s’améliora notablement pendant sa détention à Aruba (paragraphes 19, 40 et 42 ci-dessus).

121. Néanmoins, tout au long de sa détention le risque qu’il récidive fut jugé trop élevé pour qu’il pût prétendre à l’octroi d’une grâce ou à une libération conditionnelle après le réexamen périodique de sa peine perpétuelle. À cet égard, la Cour relève que, consulté en 1997 sur un recours en grâce introduit par le requérant, l’un des trois juges de la Cour commune de justice estima qu’il serait irresponsable de lui octroyer une grâce dès lors qu’il avait été établi qu’il présentait un risque élevé de récidive et qu’il n’avait pas reçu en prison le traitement recommandé (paragraphe 24 ci‑dessus). Dans l’avis relatif au même recours en grâce qu’elle donna au gouverneur de Curaçao, la Cour commune de justice nota quant à elle que le requérant n’avait bénéficié d’aucun traitement (psychiatrique) visant à renforcer la structure de sa personnalité dans le but d’empêcher une récidive (ibidem). Enfin, et c’est notable, la Cour commune de justice observa dans l’arrêt qu’elle rendit le 21 septembre 2012 à l’issue du réexamen périodique de la peine perpétuelle du requérant que des caractéristiques importantes de la personnalité perturbée de l’intéressé, qui avaient initialement fait conclure à un risque de récidive élevé, étaient toujours présentes et qu’aucun traitement n’avait été mis en place pendant les années de détention. Tout en estimant que, après trente-trois ans, l’incarcération du requérant ne remplissait plus l’objectif rétributif dévolu à la peine, elle conclut que le maintien en détention de l’intéressé s’imposait en vue de la protection du public, le risque de récidive demeurant trop élevé pour autoriser une remise en liberté (paragraphes 8.4, 8.6, 8.7 et 8.12 de l’arrêt de la Cour commune de justice cité au paragraphe 32 ci-dessus).

122. Il ressort clairement des décisions de la Cour commune de justice évoquées au paragraphe précédent qu’il existait en l’espèce un lien étroit entre la persistance d’un risque de récidive dans le chef du requérant, d’une part, et l’absence de traitement, d’autre part. La Cour observe par ailleurs que les autorités savaient parfaitement que l’administration d’un traitement avait été recommandée à des fins de prévention de la récidive et que l’intéressé n’en avait jamais reçu aucun.

123. Le requérant se trouvait donc dans une situation où, compte tenu du risque de récidive qu’il présentait, il était réputé ne pouvoir bénéficier ni d’un élargissement ni d’une libération conditionnelle, alors que la persistance du risque de récidive était liée au fait qu’aucune évaluation de ses besoins thérapeutiques et des possibilités de traitement existantes n’avait été menée et qu’aucune forme de traitement susceptible de faciliter sa réinsertion ne lui avait été proposée. Ainsi, l’administration d’un traitement au requérant constituait, en pratique, une condition préalable à la possibilité pour lui de progresser sur la voie de l’amendement et de réduire son risque de récidive. Il y avait donc en jeu une question touchant à la compressibilité de facto de sa peine.

124. Ainsi que la Cour l’a déjà indiqué ci-dessus (paragraphe 110), les États disposent d’une ample marge d’appréciation dans la détermination des dispositifs ou mesures propres à donner à un détenu à vie la possibilité de s’amender de manière à pouvoir un jour prétendre au bénéfice d’une remise en liberté. Par conséquent, il n’appartient pas à la Cour de dire quel traitement était nécessaire dans les circonstances spécifiques de l’espèce. Toutefois, bien qu’une évaluation eût révélé dès avant la condamnation du requérant à une peine perpétuelle que celui-ci avait besoin d’être soigné, il apparaît que des évaluations complémentaires ne furent jamais menées, ni lorsque l’intéressé commença à purger sa peine ni par la suite, sur les types de traitements qui pouvaient être requis et disponibles ou sur la capacité et la volonté du requérant d’en bénéficier. La Cour estime qu’il convient d’accorder peu de poids au fait que le requérant lui-même ne s’était apparemment pas soucié d’obtenir un traitement et avait préféré être transféré de Curaçao vers Aruba, où la possibilité de bénéficier d’une assistance psychiatrique était encore plus limitée. Il faut en effet garder présent à l’esprit que les personnes souffrant de troubles mentaux peuvent avoir des difficultés à évaluer leur propre situation ou leurs propres besoins et être incapables d’indiquer de manière cohérente, ou même d’indiquer tout court, qu’elles ont besoin de se faire soigner (paragraphe 106 ci-dessus).

125. Eu égard à ce qui précède, et notamment au fait que le requérant n’a bénéficié d’aucun traitement et que ses besoins et les possibilités en la matière n’ont jamais été évalués, la Cour estime qu’au moment de l’introduction par lui de sa requête devant la Cour, aucun de ses recours en grâce n’était en pratique apte à mener à la conclusion qu’il avait fait des progrès tels sur la voie de l’amendement qu’aucun motif d’ordre pénologique ne justifiait plus son maintien en détention. Cette appréciation vaut aussi pour le premier, et en définitive unique, réexamen périodique de la peine perpétuelle du requérant qui fut effectué. Aussi la Cour conclut-elle que, contrairement aux exigences de l’article 3, la peine perpétuelle du requérant n’était pas de facto compressible.

126. Dans ces conditions, la Cour juge ne devoir se livrer à un examen plus approfondi ou détaillé ni du système des recours en grâce et du mécanisme de réexamen périodique afin de déterminer si la peine perpétuelle était compressible de jure, ni du régime de détention qui fut réservé au requérant.

127. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

128. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

129. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’il estime être résulté des mauvais traitements allégués par lui, du fait qu’il ne bénéficia d’aucun traitement pour ses troubles mentaux et de la durée de la période pendant laquelle il estime avoir subi des conditions de détention inacceptables, inhumaines et dégradantes.

130. Le Gouvernement trouve ce montant déraisonnable.

131. La Cour estime qu’eu égard aux circonstances de l’espèce, le constat de violation de l’article 3 auquel elle est parvenue constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant. Elle n’accorde donc aucune somme de ce chef.

B. Frais et dépens

132. Le requérant demande 40 200 EUR pour les 134 heures de travail effectuées par son avocate lors du réexamen périodique de sa peine à Curaçao et de la procédure suivie à Strasbourg, 464,33 EUR pour les frais d’avion et autres frais de transport supportés par son avocate pour se déplacer à Curaçao et Aruba ainsi qu’entre ces deux territoires et 188,10 EUR au titre des frais d’hôtel engagés par son avocate et son conseiller aux fins de comparaître à l’audience de Strasbourg. La somme totale réclamée de ce chef s’élève à 40 852,43 EUR.

133. Le Gouvernement estime que tant le tarif horaire (300 EUR) des honoraires que le nombre d’heures facturé sont excessifs.

134. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux. De plus, ils ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 418, CEDH 2011, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 130, 23 février 2012). À cet égard, la Cour rappelle que le requérant n’a obtenu gain de cause devant elle que pour une partie seulement de ses griefs. À la lumière des documents en sa possession et des critères susmentionnés, elle estime raisonnable d’allouer la somme de 27 500 EUR pour les frais afférents à la procédure suivie devant elle.

C. Intérêts moratoires

135. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement portant sur la qualité pour maintenir la requête devant la Cour de Johnny Francis van Heyningen et Altagracia Murray, respectivement fils et sœur du requérant, ainsi que sur la qualité de victime du requérant au sens de l’article 34 de la Convention ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit, par douze voix contre cinq, que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser à M. van Heyningen et Mme Murray conjointement, dans les trois mois, 27 500 EUR (vingt‑sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 avril 2016.

Johan CallewaertGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Silvis ;

– opinion en partie concordante du juge Pinto de Albuquerque ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Spielmann, Sajó, Karakaş et Pinto de Albuquerque.

G.RA.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SILVIS

(Traduction)

Je souscris à cet arrêt, qui emporte une modification importante de la démarche classiquement suivie par la Cour pour déterminer si une peine perpétuelle est compressible ou non. L’innovation apportée concerne l’appréciation de la compressibilité de facto de pareille peine. Dans son arrêt, la chambre avait appliqué l’interprétation standard – aujourd’hui modifiée – de la Cour concernant cet aspect. C’est sur ce fondement, combiné avec le refus par elle d’accorder un effet rétroactif généreux à la jurisprudence Vinter et autres (c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013) relative à la compressibilité des peines perpétuelles, qu’elle avait conclu à la non-violation. Jusqu’à présent, la compressibilité de jure et de facto d’une peine perpétuelle donnée était appréciée à l’aune des caractéristiques du processus décisionnel concernant les demandes de libération et de l’existence ou non d’exemples tendant à attester la possibilité pour le détenu d’obtenir un aménagement de sa peine eu égard aux circonstances (Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, § 262, CEDH 2014). Dans le présent arrêt, la Cour met l’accent sur l’obligation faite à l’État d’offrir un dispositif de réinsertion sérieux, propre à permettre à un détenu purgeant une peine perpétuelle qui souffre d’un trouble de la personnalité de répondre (de facto) aux critères conditionnant l’octroi d’une libération. Ainsi, la compressibilité de facto est considérée comme davantage qu’une simple caractéristique générale du système pour l’élargissement des personnes condamnées à des peines perpétuelles. À l’origine, comme l’ensemble des autre membres de la chambre, j’avais voté en faveur d’un constat de non-violation de l’article 3 relativement à la question de la compressibilité de la peine du requérant. Je dois toutefois admettre que, devant la Grande Chambre, le représentant du requérant a démontré de manière convaincante que la possibilité de libération dont le requérant était réputé jouir n’avait aucune signification réelle dans les circonstances de l’espèce. On ne peut en effet raisonnablement penser que l’intéressé aurait pu satisfaire aux conditions d’un élargissement par ses efforts personnels.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. À l’exception de la décision regrettable prise sur le terrain de l’article 41, je souscris pleinement à l’arrêt de la Grande Chambre, qui doit être salué comme une avancée majeure dans la protection des droits fondamentaux des détenus. C’est précisément l’importance de cette affaire pour la clarification des obligations positives des États dans le domaine du droit pénitentiaire qui me conduit à exposer quelques réflexions sur les deux sujets principaux que traite ici la Grande Chambre : l’obligation de promouvoir la resocialisation des détenus au moyen de plans individuels de déroulement des peines, et l’obligation de proposer un mécanisme de contrôle juridictionnel équitable et objectif des motifs pénologiques susceptibles de justifier un maintien en détention[1]. Ces deux questions étant intimement liées, la Grande Chambre les traite – à juste titre – toutes deux dans la partie de l’arrêt consacrée aux « principes pertinents ». Le but de la présente opinion est de souligner les conséquences explicites de la décision de la Grande Chambre concluant à une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »), mais également d’en déduire les conséquences implicites.

Sur l’obligation faite à l’État de proposer aux détenus un plan individualisé de déroulement de leur peine

2. Dans le droit fil du raisonnement tenu dans l’arrêt Vinter et autres[2], la Grande Chambre conclut en l’espèce que les Parties contractantes à la Convention ont l’obligation positive de promouvoir la resocialisation des détenus (paragraphe 109 du présent arrêt), notamment en proposant à chacun d’eux un plan individualisé de déroulement de sa peine (paragraphe 103). C’est la première fois que la Cour reconnaît l’importance cruciale que revêt la mise en place de plans individualisés de déroulement des peines dans la promotion de la resocialisation des détenus, la portée du message étant renforcée encore par le fait que celui-ci figure dans une déclaration de principe de la Grande Chambre. L’obligation de promouvoir la resocialisation des détenus découle de l’article 3, qui impose à l’État une obligation d’agir ou, pour reprendre les mots de la Grande Chambre, « l’obligation de [...] donner [aux détenus] la possibilité de [s’amender] » (paragraphe 104)[3]. Par conséquent, pour la Grande Chambre, les obligations juridiques faites à l’État, d’une part, de promouvoir la resocialisation des détenus et, d’autre part, de proposer et mettre en œuvre pour chacun un plan individualisé de déroulement de sa peine constituent les deux côtés d’une même médaille.

3. L’obligation de promouvoir la resocialisation des détenus est, bien évidemment, une obligation de moyens : l’État est seulement obligé de fournir aux prisonniers les moyens de s’employer à leur réinsertion au sein de la société. C’est le sens évident de la dernière phrase du paragraphe 104. Mais l’obligation qui découle de l’article 3 et qui consiste à offrir à chaque détenu des « conditions de détention et des dispositifs, mesures ou traitements », c’est-à-dire un plan individualisé adéquat de déroulement de sa peine et les conditions de sa mise en œuvre, est une obligation de résultat, comme l’indique clairement le libellé impératif du paragraphe 111. Dans ce paragraphe, la Grande Chambre énonce qu’un État sera réputé avoir satisfait à ses obligations découlant de l’article 3 « lorsqu’il aura mis en place » des conditions de détention et des dispositifs, mesures ou traitements propres à permettre l’amendement du détenu à vie ; et cette obligation est indépendante de la volonté du détenu de faire usage de ces dispositifs, mesures ou traitements. C’est à la lumière de ce principe qu’il convient d’interpréter la référence, au paragraphe 103, à un « programme individualisé » comme exemple de mesure s’inscrivant dans une politique carcérale visant la resocialisation des détenus. En d’autres termes, on ne peut appréhender pleinement le sens du paragraphe 103 qu’à la lumière du principe énoncé au paragraphe 111. Le plan individualisé de déroulement de la peine est la pierre angulaire de toute politique carcérale visant la resocialisation des détenus, mais il s’inscrit dans le contexte plus large des conditions de détention, des équipements matériels, des mesures pratiques et des traitements psychiatriques, psychologiques et médicaux offerts.

4. La Grande Chambre entend accorder le champ d’application le plus vaste possible à l’obligation faite à l’État de promouvoir la resocialisation des détenus et de proposer et mettre en œuvre pour chacun un plan individualisé de déroulement de sa peine. Si les autorités médicales ont diagnostiqué chez M. Murray des troubles pathologiques, en particulier un développement très limité de ses facultés mentales, personne n’a considéré qu’il souffrait d’une maladie mentale. Sa responsabilité pénale n’a été remise en question ni par les rares psychiatres consultés ni par les juridictions internes. Pourtant, la Cour ne restreint pas le champ de son analyse à l’obligation pour l’État d’offrir des programmes de resocialisation uniquement aux auteurs d’infractions qui sont sains d’esprit. Au contraire, les termes très généraux employés au paragraphe 109, qui mentionne « des thérapies ou des traitements – qu’ils soient médicaux, psychologiques ou psychiatriques », indiquent clairement l’intention de la Grande Chambre de soumettre l’État à cette même obligation relativement aux auteurs d’infractions souffrant d’une maladie mentale. Tenant compte de ce que la santé psychique de M. Murray était à la limite du pathologique, la Grande Chambre étend à dessein son analyse à la situation de tous les « détenus souffrant de troubles mentaux » (sous-titre c) des « principes pertinents » dans la partie « Appréciation de la Cour »), indépendamment de la gravité des troubles ou insuffisances psychiques en cause, de la capacité des détenus à prendre des décisions de manière autonome et de la conclusion des juridictions pénales quant à leur responsabilité au regard de l’état de leur santé mentale. Cette approche non restrictive est évidemment compréhensible à la lumière de la recommandation R (98) 7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire et par les règles pénitentiaires européennes de 2006, que la Cour cite abondamment dans les paragraphes 66 et 73 à 76 de l’arrêt.

5. Par conséquent, il pèse juridiquement sur les États parties à la Convention une obligation positive internationale d’offrir et de mettre en œuvre, au moins pour tous les criminels sains d’esprit condamnés à une peine perpétuelle ou d’emprisonnement de longue durée, c’est-à-dire à une ou plusieurs peines de prison d’une durée totale de cinq ans ou plus[4], un plan individualisé de déroulement de leur peine qui intègre une évaluation détaillée et actualisée des risques et des besoins qu’ils peuvent présenter. Les auteurs d’infractions atteints d’une maladie mentale condamnés à une peine de réclusion d’une durée similaire ou plus longue devraient, a fortiori, bénéficier de pareil plan. En dépit d’une focalisation apparente sur la situation des détenus purgeant des peines perpétuelles, la Grande Chambre signale que le principe qu’elle établit quant à l’obligation de promouvoir la resocialisation des détenus s’applique à « tous les détenus, y compris ceux purgeant des peines perpétuelles »[5]. Lorsqu’elle fait spécifiquement référence à un programme individualisé, la Grande Chambre mentionne également, d’une manière générale, les personnes ayant vocation à bénéficier d’un tel programme, des « personnes condamnées », et non pas seulement des détenus à vie.

6. En effet, tant le Conseil de l’Europe que les Nations unies ont maintes fois défendu depuis de nombreuses années l’impérieuse nécessité, pour les détenus concernés, d’un plan individualisé de déroulement de leur peine qui soit fondé sur une évaluation actualisée en permanence des risques et des besoins physiques, psychiatriques et sociaux qu’ils peuvent présenter, que leur état mental soit normal ou non[6].

Dans sa résolution (73) 5 sur l’Ensemble des règles minima pour le traitement des détenus, le Comité des Ministres déclarait :

« 7. Il est tenu compte pour la répartition des détenus dans les établissements [...] de leur état mental (normal ou anormal) [...] et, s’il s’agit de condamnés, des exigences particulières de leur traitement.

(...)

67.4 Les programmes de traitement doivent être élaborés après consultation entre les différentes catégories de personnel. Les détenus doivent être activement associés à l’élaboration de leur programme de traitement individuel. Un réexamen périodique de ces programmes devrait être prévu. » (C’est moi qui souligne.)

La résolution (76) 2 sur le traitement des détenus en détention de longue durée prévoit que les autorités nationales doivent « accorder des congés non comme allégement de la détention mais comme partie intégrante du programme de traitement ».

La recommandation R (87) 3 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes énonce :

« 11.1 Pour la répartition des détenus dans les établissements ou le choix d’un régime applicable, il est tenu compte notamment [...] des exigences particulières de leur traitement, de leurs besoins médicaux, de leur sexe et âge.

(...)

67.1 Pour atteindre ces objectifs, il convient de personnaliser les traitements ; il faut donc mettre en place un système souple de répartition des détenus qui devraient être placés dans des établissements ou unités différents où chacun d’eux pourra recevoir et la formation et le traitement appropriés.

(...)

68. C’est pourquoi, dès que possible après l’admission et après une étude de la personnalité de chaque détenu condamné à une peine d’une certaine durée, un programme de traitement dans un établissement approprié doit être préparé pour lui, à la lumière des données dont on dispose sur ses besoins individuels, ses capacités et son état d’esprit, en particulier son désir de demeurer à proximité de sa famille. » (C’est moi qui souligne.)

La recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres aux États membres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée prévoit, entre autres :

« 3. Il faudrait prendre en considération la diversité des caractéristiques individuelles des condamnés à perpétuité et des détenus de longue durée, et en tenir compte pour établir des plans individuels de déroulement de la peine (principe d’individualisation).

(...)

8. La planification individuelle de la gestion de la peine à perpétuité ou de longue durée d’un détenu devrait viser à assurer une évolution progressive à travers le système pénitentiaire (principe de progression).

9. Pour atteindre les objectifs et principes généraux cités précédemment, il conviendrait d’élaborer des plans complets de déroulement de la peine pour chaque détenu. (...)

10. Les plans de déroulement de la peine devraient comporter une évaluation des risques et des besoins de chaque détenu, et servir d’approche systématique pour :

– l’affectation initiale du détenu ;

– l’évolution progressive du détenu à travers le système pénitentiaire dans des conditions progressivement moins restrictives jusqu’à une étape finale, qui, idéalement se passerait en milieu ouvert, de préférence au sein de la société ;

(...)

11. La planification de la peine devrait commencer aussi tôt que possible après l’entrée en prison et devrait être revue régulièrement et modifiée si nécessaire. » (C’est moi qui souligne.)

La recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes confirme et renforce ce que les Règles pénitentiaires de 1987 prévoyaient déjà :

« 103.2 Dès que possible après l’admission, un rapport complet doit être rédigé sur le détenu condamné décrivant sa situation personnelle, les projets d’exécution de peine qui lui sont proposés et la stratégie de préparation à sa sortie.

(...)

104.2 Des procédures doivent être prévues pour établir et réviser régulièrement les projets individuels des détenus après examen des dossiers pertinents et consultation approfondie du personnel concerné et, dans la mesure du possible, participation des détenus concernés. (C’est moi qui souligne.) »

Les Normes du Comité européen de prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (CPT) (CPT/Inf/E (2002) 1 – Rev. 2011) sur la détention de longue durée et les détenus de longue durée décrivent un éventail de problèmes psychologiques auxquels ces détenus sont confrontés. Selon le CPT, les régimes proposés aux prisonniers purgeant des peines de longue durée devraient viser à compenser ces effets d’une manière positive et en les anticipant :

« 33. (...) Des mesures supplémentaires devraient être prises afin de conférer un sens à leur incarcération ; plus précisément, la mise en place de programmes de traitement individualisés et un soutien psychosocial approprié sont importants pour aider ces condamnés à affronter leur incarcération et, le temps venu, à se préparer à leur libération. (...)

(...)

37. Les traitements psychiatriques doivent se fonder sur une approche individualisée qui implique l’élaboration d’un protocole de traitement pour chaque patient. (...) » (C’est moi qui souligne.)

Les normes pénologiques européennes sont fondées sur le régime universel approuvé de longue date par les Nations unies et lui correspondent. L’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, adopté par les Nations unies en 1955, prévoit notamment :

« 8. Les différentes catégories de détenus doivent être placées dans des établissements ou quartiers d’établissements distincts, en tenant compte de leur sexe, de leur âge, de leurs antécédents, des motifs de leur détention et des exigences de leur traitement. (...)

(...)

63. 1) La réalisation de ces principes exige l’individualisation du traitement et, à cette fin, un système souple de classification des détenus en groupes ; (...)

(...)

69. Dès que possible après l’admission et après une étude de la personnalité de chaque détenu condamné à une peine ou mesure d’une certaine durée, un programme de traitement doit être préparé pour lui, à la lumière des données dont on dispose sur ses besoins individuels, ses capacités et son état d’esprit. » (C’est moi qui souligne.)

7. La Grande Chambre conclut au paragraphe 117 que le caractère déficient des conditions matérielles et l’insuffisance des ressources disponibles aux Antilles néerlandaises ne pouvaient avoir pour effet de faire disparaître l’obligation positive de promouvoir la resocialisation des détenus et de proposer et mettre en œuvre pour chacun un plan individualisé de déroulement de sa peine. Quant à la nécessité du traitement recommandé pour M. Murray, elle subsistait nonobstant l’insuffisance des ressources. Dans l’affaire James, Wells et Lee, la Cour avait déjà déclaré que, « dans les affaires concernant des peines de prison à durée indéterminée, l’existence d’une possibilité réelle de réinsertion [était] un élément nécessaire à toutes les époques de la détention », ajoutant que « l’insuffisance des ressources au cœur de l’espèce [apparaissait] résulter de ce que des mesures draconiennes concernant les détentions à durée indéterminée avaient été introduites, sans la planification qui aurait été nécessaire et sans une anticipation réaliste de leur impact »[7]. Les États membres ont l’obligation de dégager les ressources nécessaires à la mise en œuvre de leur politique pénale dans le respect des normes européennes de protection des droits de l’homme. Par conséquent, plus une politique pénale est rétributive, plus les moyens financiers devant être investis dans le système pénitentiaire sont importants, puisqu’il est nécessaire de contrer les effets néfastes – qui ont été démontrés –des politiques de ce type sur celles et ceux qui en font l’objet[8]. Dans l’affaire James, Wells et Lee, la Cour avait conclu que tel n’avait pas été le cas au Royaume-Uni relativement aux peines de prison à durée indéterminée. La même critique est émise dans l’affaire Murray relativement à la politique pénitentiaire draconienne qui était en vigueur aux Antilles néerlandaises.

8. Cette critique de la Grande Chambre trouve un appui manifeste dans le premier rapport du CPT sur la situation qui prévalait au sein de la prison de Koraal Specht, où le requérant purgea dix-neuf années – de 1980 à 1999 – de sa peine. Ce document concerne une visite effectuée en 1994, époque à laquelle l’établissement, conçu pour accueillir 198 détenus, en abritait près de 500. Le CPT n’avait pas cherché à atténuer la rigueur de son jugement :

« Il convient de relever d’emblée que cet établissement est caractérisé par la combinaison pernicieuse suivante : surpopulation, régime offrant très peu d’activités et niveau médiocre de propreté et d’hygiène. Ces trois problèmes sont aggravés par l’état de délabrement général de l’établissement. Le CPT considère que l’imposition de telles conditions de détention s’analyse en un traitement inhumain et dégradant. » (Les caractères gras sont d’origine.)

En ce qui concerne plus particulièrement la situation des détenus à vie, le CPT avait été encore plus direct :

« Compte tenu, notamment, de la longueur et de la nature indéterminée de leurs peines de prison, les détenus du quartier des condamnés à perpétuité, et spécialement ceux qui ne travaillent pas, sont soumis à des conditions de détention qui peuvent être considérées comme inhumaines ; elles entraînent un risque non négligeable de détérioration de l’état mental de ces prisonniers et ont sur eux des effets d’ordre psychosomatique. »[9] (Les caractères gras sont d’origine.)

Trois ans plus tard, en 1997, la situation n’avait pas changé. Lors de sa visite dans le même établissement, le CPT constata les mêmes conditions matérielles (« l’état général des unités de détention et de l’équipement des cellules ne s’est pas amélioré »), mais il fit observer que « les conditions de détention des condamnés à perpétuité [avaient] effectivement changé par rapport à 1994 (...). En particulier, ces détenus [n’étaient] plus confinés de manière permanente dans leurs unités, et leur situation [était] semblable à celle des autres prisonniers »[10].

En 1999, lorsqu’il visita de nouveau cet établissement, le CPT nota « une certaine amélioration à la prison de Koraal Specht relativement à divers aspects des conditions matérielles de détention, attribuable en grande partie à la réduction du nombre total de détenus ». Il ajouta toutefois que la prison « pâti[ssait] encore d’un certain nombre d’insuffisances graves susceptibles de constituer une atteinte aux droits fondamentaux des détenus (y compris le droit à la vie et à l’intégrité physique) et de compromettre la stabilité de l’institution, au détriment des détenus et du personnel pénitentiaire ». Les rapporteurs insistèrent sur la nécessité « d’un régime étoffé d’activités pour les détenus, qui mettrait particulièrement l’accent sur ceux qui purgent des peines de longue durée ». Ils ajoutèrent qu’il « conviendrait d’offrir aux détenus des activités constructives variées pouvant les occuper durant une partie importante de la journée »[11].

Le 1er décembre 1999, le requérant fut transféré vers le Korrektie Instituut Aruba (« KIA »), ou Instituto Coreccional Nacional (« ICN »), à Aruba. La Grande Chambre fait référence, au paragraphe 57 de l’arrêt, à la visite effectuée par le CPT dans cet établissement en 2007[12]. Le passage suivant du rapport du CPT, bien qu’il ne soit pas cité par la Grande Chambre, est important :

« La détention de longue durée peut avoir des effets désocialisants sur les détenus. Outre le fait qu’ils s’institutionnalisent, de tels détenus peuvent être affectés par une série de problèmes psychologiques (dont la perte d’estime de soi et la détérioration des capacités sociales) et tendent à se détacher de plus en plus de la société dans laquelle la plupart d’entre eux finiront par retourner. De l’avis du CPT, les régimes proposés aux détenus purgeant de longues peines devraient être de nature à compenser ces effets de manière positive et proactive. Il conviendrait de proposer à ces personnes un large éventail d’activités intéressantes et de nature variée (travail, de préférence à des fins de formation professionnelle ; éducation ; sport ; activités récréatives/associatives). Des mesures supplémentaires devraient être prises en vue de donner un sens à leur période d’incarcération ; en particulier, des plans individualisés de déroulement des peines et un soutien psychosocial approprié sont des éléments importants qui aident les détenus à accepter leur période d’incarcération et, le moment venu, à se préparer à leur libération. En outre, proposer un régime de ce type à des détenus purgeant des peines perpétuelles favorise le développement de relations constructives entre les détenus et le personnel pénitentiaire et, par voie de conséquence, renforce la sécurité au sein de l’établissement. » (C’est moi qui souligne.)

Enfin, la visite du CPT au KIA en 2014 eut lieu quelques jours après la libération effective du requérant[13]. Comme il l’avait fait sept ans plus tôt, le CPT recommanda de nouveau aux autorités d’Aruba de « prendre les mesures nécessaires afin de remédier à l’état de délabrement de l’établissement, notamment en prévenant toute inondation à l’avenir ». Il poursuivit comme suit : « De plus, le nombre de détenus par cellule ne devrait pas être supérieur à deux. Il convient par ailleurs de prendre des mesures pour installer, dans chaque cellule, l’éclairage artificiel ainsi qu’une cloison isolant totalement les installations sanitaires ». Plus spécifiquement, les rapporteurs recommandèrent de nouveau le « développement des activités proposées aux détenus, afin de s’assurer que tous (y compris ceux qui sont en détention provisoire) puissent passer une partie raisonnable de la journée (c’est-à-dire 8 heures ou plus) en dehors de leurs cellules, occupés à des activités intéressantes de nature variée : travail, de préférence à des fins de formation professionnelle ; éducation ; sport ; activités récréatives/associatives. »

Le Gouvernement, qui avait connaissance de ces cinq rapports détaillés, ne pouvait prétendre n’avoir pas reçu d’instructions claires du Conseil de l’Europe quant aux mesures qu’il convenait de prendre pour remédier aux insuffisances de sa politique pénitentiaire aux Antilles néerlandaises et, plus précisément, à la prison de Koraal Specht et au KIA. Seul un manque de volonté politique peut expliquer que les appels répétés du CPT soient restés lettre morte durant plus de trente ans[14].

9. Le premier moyen de défense du Gouvernement est exposé sous la forme d’une question rhétorique : « Est-il raisonnable d’évaluer le comportement adopté par l’État depuis 1980 sur la base d’un critère introduit par la Cour pour la première fois en 2013 ? » Le Gouvernement plaide que l’obligation de promouvoir la resocialisation des détenus et d’instaurer un mécanisme de réexamen de la pertinence de leur maintien en détention résulte de l’affaire Vinter et autres, précitée, et qu’on ne peut lui reprocher de ne pas s’y être conformé en l’espèce. La Grande Chambre écarte fermement cet argument et déclare explicitement que ces obligations positives étaient déjà contraignantes pour l’État défendeur en 1980. Le requérant avait, dès le prononcé de sa peine d’emprisonnement à vie, un droit à bénéficier d’une perspective d’élargissement et d’un mécanisme de réexamen satisfaisant aux exigences découlant de la Convention. Le paragraphe 116 du présent arrêt ne laisse pas l’ombre d’un doute quant à l’intention de la Grande Chambre d’évaluer le comportement de l’État défendeur en tenant compte de l’intégralité de la période de détention de M. Murray. Ainsi, la Cour applique l’obligation de promouvoir la resocialisation des détenus et d’instaurer un mécanisme de réexamen à une période d’incarcération qui a débuté en 1980. Ce faisant, elle ne procède pas à l’application rétroactive de normes juridiques internationales, puisque celles-ci sont claires à l’échelon européen depuis 1973 (voir la résolution (73)5 du Comité des Ministres sur l’Ensemble des règles minima pour le traitement des détenus), et à l’échelon mondial depuis une date bien antérieure (voir l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus adopté par les Nations unies en 1955). Pour dire les choses simplement, la Grande Chambre considère que l’arrêt Vinter et autres, précité, n’a fait que réaffirmer les normes pénologiques qui sont contraignantes pour les États membres du Conseil de l’Europe au moins depuis les années 1980.

10. Le Gouvernement plaidait également que le requérant ne s’était pas plaint spécifiquement de l’absence de traitement psychiatrique lorsqu’il était en prison. La Grande Chambre rejette cet argument dans les deux dernières phrases du paragraphe 124 du présent arrêt, qui renvoient au principe exposé au paragraphe 106. L’obligation de proposer et mettre en œuvre pour chaque détenu un plan individualisé de déroulement de sa peine qui comporte les traitements psychiatriques et psychologiques dont il peut avoir besoin est une obligation de résultat qui s’impose aux États parties à la Convention, indépendamment de la formulation ou non par le détenu de souhaits à cet égard ; c’est l’un des aspects pratiques les plus importants de l’obligation positive que la Convention fait peser sur les États parties de protéger le bien-être physique et psychologique des détenus. Il convient d’encourager chaque détenu à adhérer au plan de déroulement de sa peine et à y coopérer, mais la circonstance qu’un détenu manifeste une attitude de rejet ou d’indifférence à cet égard ne libère pas l’État de son obligation de préparer, mettre en œuvre et réexaminer un tel plan. Le non-respect de cette obligation engage la responsabilité de l’État.

Par conséquent, le fait que M. Murray n’avait pas réclamé un traitement psychiatrique adapté ou un programme pénitentiaire adéquat est totalement dépourvu de pertinence. En application des normes internationales mentionnées plus haut, cette absence d’initiative de la part du prisonnier n’absolvait évidemment pas l’État de sa responsabilité, puisqu’il était lié par une obligation internationale contraignante, indépendante de la formulation ou non de souhaits par le requérant.

11. Enfin, la Grande Chambre rejette également l’argument du Gouvernement selon lequel Curaçao et Aruba formaient un pays au sein du Royaume des Pays-Bas, où l’administration de la justice relève de la responsabilité des différentes entités qui le constituent. Cette thèse peut facilement être rejetée sur la base du principe consacré par l’article 4 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite adopté en 2001 par la Commission du droit international des Nations unies, en application duquel le comportement de tout organe de l’État est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international, qu’il s’agisse d’un organe du gouvernement central ou d’une collectivité territoriale de l’État. C’est bien le Royaume des Pays-Bas, et non Curaçao ou Aruba, qui, au regard de la Convention, assume la responsabilité de faire respecter les normes définies par celle-ci. Pour la même raison, il est aussi peu pertinent de plaider, comme le fait le Gouvernement, que dès lors que la Cour commune de justice des Antilles néerlandaises (« Cour commune de justice »), juridiction qui avait condamné le requérant, n’avait pas ordonné qu’un traitement psychiatrique lui fût proposé, il n’y avait pas d’obligation d’offrir pareil traitement à l’intéressé. La portée de l’obligation pour l’État néerlandais d’avoir une pratique conforme à la Convention ne peut varier en fonction des décisions rendues par les juridictions internes aux parties autonomes du Royaume.

12. En outre, la Cour a déjà clairement indiqué par le passé qu’elle n’était pas prête à accepter pareille argumentation. Elle a ainsi considéré dans l’affaire Mathew que l’État néerlandais avait l’obligation de transférer un détenu du KIA vers un lieu plus adapté à sa condition physique et à ses besoins médicaux, « au besoin dans l’un des deux autres pays du Royaume »[15]. La Grande Chambre estime qu’il n’y a pas de différence substantielle entre la présente espèce et l’affaire Mathew. Elle rejette ainsi l’argument de la Cour commune de justice, repris par le Gouvernement, selon lequel « l’intelligence limitée » et « [la] capacité insuffisante [du détenu] à s’exprimer » mettaient obstacle à son placement dans un établissement de soins aux Pays-Bas[16]. En l’absence de toute possibilité pour lui de recevoir un traitement approprié à Curaçao, le requérant aurait dû être envoyé aux Pays-Bas, où une assistance professionnelle aurait pu lui être fournie, au besoin avec une traduction (s’il parlait couramment le papiamento et l’anglais, il ne parlait le néerlandais qu’avec difficulté). L’argument, présenté par le Gouvernement lors de l’audience de Grande Chambre, selon lequel le requérant n’avait jamais demandé son transfèrement aux Pays-Bas est encore moins acceptable. Encore une fois, il convient d’insister sur le fait qu’il n’était pas nécessaire que le requérant présente une requête pour faire naître l’obligation de l’État ; ce dernier avait l’obligation d’agir de sa propre initiative.

Sur l’obligation pour l’État de proposer un mécanisme de libération conditionnelle

13. La Grande Chambre clarifie en des termes non équivoques l’arrêt Vinter et autres, précité, relativement au mécanisme de libération conditionnelle, conférant ainsi son autorité à d’importants arrêts de chambre rendus postérieurement à celui-ci[17]. Si la Grande Chambre précise que les Parties contractantes peuvent librement décider des caractéristiques concrètes de leur propre mécanisme de libération conditionnelle, elle définit aussi clairement les contours de la liberté dont elles disposent à cet égard. Il se dégage des paragraphes 99 et 100 de l’arrêt que tout mécanisme de libération conditionnelle doit respecter les cinq « principes pertinents » suivants, qui sont tous contraignants :

a) le principe de légalité (« règles ayant un degré suffisant de clarté et de certitude », « conditions définies dans le droit interne ») ;

b) le principe de l’évaluation des motifs d’ordre pénologique justifiant le maintien en détention, sur la base de « critères objectifs et définis à l’avance », qui incluent la resocialisation (prévention spéciale), la dissuasion (prévention générale) et la rétribution ;

c) le principe de l’évaluation selon un calendrier prédéfini et, dans le cas des détenus à vie, « dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine, puis [au moyen de] réexamens périodiques par la suite » ;

d) le principe de garanties procédurales équitables, au nombre desquelles doit figurer à tout le moins l’obligation de motiver les décisions de refus d’octroi de la libération ou de révocation de celle-ci ;

e) le principe d’un contrôle juridictionnel.

À la lumière de ces exigences découlant de la Convention, qui s’accordent avec la recommandation Rec(2003)22 du Comité des Ministres aux États membres concernant la libération conditionnelle, les Parties contractantes à la Convention doivent établir un mécanisme de réexamen de la justification du maintien en détention qui tienne compte des besoins d’ordre pénologique du détenu condamné à une peine de détention à vie ou de longue durée. La conséquence logique qu’il convient de tirer des principes conventionnels ci-dessus est que, si les détenus condamnés à raison des crimes les plus atroces doivent pouvoir bénéficier d’un mécanisme de libération conditionnelle, les autres détenus doivent, a fortiori, également en bénéficier. Il serait tout à fait contraire à la justice que les auteurs d’infractions condamnés à raison de faits de moindre gravité ne puissent pas bénéficier d’une libération conditionnelle lorsqu’ils sont aptes à réintégrer la société, alors que cette possibilité serait offerte à des personnes condamnées pour des faits plus graves. Par conséquent, en principe, la Convention garantit un droit à la libération conditionnelle à tous les prisonniers[18].

14. La Grande Chambre affirme que, par principe, les critères sur lesquels doit se fonder toute décision d’accorder ou non une libération conditionnelle doivent être établis par la loi d’une manière claire et prévisible, comme le prévoient le paragraphe 10 de la résolution (76) 2, les paragraphes 3, 4 et 20 de la recommandation Rec(2003)22, le paragraphe 34 de la recommandation Rec(2003)23 et, à l’échelon mondial, l’article 110 du Statut de la Cour pénale internationale de 1998 (Statut de Rome) et la règle 223 (Critères pour l’examen de la réduction de la peine) de son Règlement de procédure et de preuve. L’époque où le droit pénitentiaire relevait du domaine discrétionnaire des gouvernements est depuis longtemps révolue, les conditions et modalités de mise en œuvre de la détention et de l’élargissement étant au cœur du principe de légalité, tout autant que la déclaration de culpabilité et la condamnation des auteurs d’infractions. Par conséquent, selon la Grande Chambre, les critères censés régir la libération conditionnelle ne sont pas laissés à la discrétion des États membres. Le mécanisme de contrôle juridictionnel des décisions relatives aux demandes de libération conditionnelle doit être fondé sur des critères « objectifs et définis à l’avance », qui correspondent au « motif légitime d’ordre pénologique » explicitement mentionné au paragraphe 100 de l’arrêt. Au-delà de l’affaire Vinter et autres[19], la Grande Chambre confirme les précédents que constituent les arrêts Trabelsi[20], László Magyar[21] et Harakchiev et Tolumov[22]. Cela signifie que les détenus ont un droit acquis et opposable à bénéficier d’une libération conditionnelle lorsque les conditions juridiques requises sont réunies, tous les détenus ne devant donc pas nécessairement se voir accorder une telle libération.

Si la Grande Chambre relève que l’équilibre entre les différents motifs d’ordre pénologique n’est pas « immuable » et qu’il est susceptible d’évoluer au cours de l’exécution de la peine, elle ne s’abstient pas de désigner celui d’entre eux qui doit prévaloir lors de l’évaluation de l’évolution de la situation du détenu : le principe de resocialisation. Ainsi, on peut logiquement déduire du raisonnement de la Cour qu’en cas de conflit entre plusieurs motifs d’ordre pénologique, par exemple dans un cas où l’objectif de resocialisation de la peine aurait été atteint mais où le maintien en détention pourrait se justifier du point de vue de la rétribution, « [le progrès du détenu] sur le chemin de l’amendement » doit prévaloir lors de l’évaluation de la nécessité du maintien en détention. Surtout, la Grande Chambre réaffirme que les motifs d’ordre pénologique ne sont pas équivalents à et ne doivent pas être confondus avec des « motifs d’humanité tenant à un mauvais état de santé, à une invalidité physique ou à un âge avancé » (paragraphe 100). Les critères d’évaluation pertinents ne peuvent se limiter à l’invalidité mentale ou physique du détenu ni à la proximité supposée de son décès. De tels « motifs humanitaires » sont manifestement trop restrictifs.

15. Selon la Grande Chambre, l’examen visant à déterminer si le détenu peut bénéficier d’une libération conditionnelle doit avoir lieu dans un délai raisonnable et prédéterminé, comme cela est établi de longue date au paragraphe 9 de la résolution (76) 2, et repris au paragraphe 5 de la recommandation Rec(2003)22 et, à l’échelon mondial, à l’article 110 §§ 3 et 5 du Statut de Rome. Dans les cas où la libération conditionnelle n’est pas accordée lors du premier examen, la situation du détenu doit être réexaminée périodiquement, à intervalles raisonnablement rapprochés, comme l’indiquent également la résolution (76) 2 en son paragraphe 12 et la recommandation Rec(2003)22 en son paragraphe 21. Pour arriver à cette conclusion, la Grande Chambre s’appuie sur la jurisprudence Bodein[23].

16. Enfin, selon la Grande Chambre, le mécanisme de libération conditionnelle doit être placé sous l’autorité d’une juridiction, ou au moins être assorti d’un contrôle juridictionnel complet portant tant sur les aspects factuels que sur les points de droit des décisions rendues, comme le prévoit également la norme universelle établie par l’article 110 § 2 du Statut de Rome[24]. En reprenant les conclusions des arrêts précités László Magyar, § 57, et Harakchiev et Tolumov, §§ 258 et 262, dans la partie de l’arrêt consacrée aux « principes pertinents », les juges de la Grande Chambre les élèvent au pinacle et rejettent unanimement tout mécanisme de libération conditionnelle qui donnerait le dernier mot en matière de réexamen de la peine à une autorité gouvernementale ou administrative et qui placerait la décision concernant le maintien en détention du détenu entre les mains du pouvoir exécutif, dépouillant ainsi le pouvoir judiciaire de sa responsabilité ultime et confiant des pouvoirs juridictionnels à l’exécutif, en violation du principe de séparation des pouvoirs. Ainsi, un réexamen effectué par un gouverneur, un ministre ou un représentant quelconque de l’administration n’offre pas des garanties d’indépendance suffisantes pour satisfaire aux normes européennes de protection des droits de l’homme[25].

De plus, les décisions de maintien en détention ou de révocation d’une libération conditionnelle doivent être rendues dans le respect des règles procédurales garantissant l’équité de la procédure, comme celle prescrivant la motivation des décisions[26]. La conclusion implicite que l’on peut tirer de cette vigoureuse déclaration de principe de la Cour est que le mécanisme de libération conditionnelle doit également prévoir une audition du détenu et donner à celui-ci un accès approprié à son dossier, comme le prévoient le paragraphe 32 de la recommandation Rec(2003)22, l’article 110 § 2 du Statut de Rome et la règle 224 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale. Faute de cela, la procédure de réexamen ne serait qu’un mirage.

En résumé, la Grande Chambre ayant établi les « principes pertinents », obligatoires, mentionnés plus haut, elle a atteint, dans l’affaire Murray, un point de non-retour dans sa fonction normative de protection des droits fondamentaux des détenus en Europe. Le système des grâces aux Antilles néerlandaises est similaire au système d’aménagement des peines perpétuelles qui était en cause dans l’affaire Kafkaris[27]. Ce système, qui relevait du pouvoir discrétionnaire du président, sous réserve de l’accord de l’Attorney-General, ne prévoyait aucune obligation d’informer le détenu de l’avis donné par l’Attorney-General quant à sa demande de libération anticipée ni ne faisait obligation au président de motiver le rejet d’une telle demande. En outre, aucun texte ne régissait la procédure en question ni n’établissait les critères applicables. Enfin, le rejet d’une demande de libération anticipée n’était pas susceptible de contrôle juridictionnel. Dans la partie de l’arrêt Murray consacrée aux « principes pertinents », la Grande Chambre prend, en substance, une position très critique à l’égard d’un système aussi opaque et discrétionnaire. L’Europe a évolué depuis l’affaire Kafkaris, et la Cour a manifestement évolué avec elle. L’arrêt Vinter et autres a, avec l’arrêt Murray, un digne successeur.

Application des normes européennes à l’espèce

17. M. Murray fut maintenu en détention pendant plus de trente-quatre ans sans aucun traitement psychologique ni psychiatrique, en dépit du fait qu’il avait clairement été établi qu’il avait besoin de pareils traitements[28]. La Cour avait demandé au Gouvernement de fournir tous les rapports psychiatriques qui avaient pu être établis afin d’évaluer les besoins du requérant. Le Gouvernement en a produit quatre, datés respectivement du 11 octobre 1979, du 10 février 1994, du 21 juillet 2012 et du 17 août 2012, ainsi qu’une « lettre » d’un psychiatre datée du 6 septembre 1991. Cela signifie qu’avant la procédure d’examen entamée en application des nouvelles dispositions du code pénal de Curaçao, seuls deux rapports psychiatriques et une « lettre » d’un psychiatre avaient été rédigés. Deux rapports psychiatriques au cours de la période de 1980 à 2012 : telle fut l’étendue des soins psychiatriques professionnels dont le requérant bénéficia en vingt-deux ans d’incarcération. Comme la Cour commune de justice le releva dans son arrêt du 21 septembre 2012 à propos de l’évaluation du risque de récidive que le requérant présentait au moment du prononcé de sa peine en 1980, puis pendant sa détention, « depuis lors, aucun traitement d’aucune sorte n’[avait] été mis en place ». Les juges antillais ne pouvaient être plus explicites. On comprendra dès lors que les juges de la Grande Chambre ne pouvaient arriver à une conclusion différente au paragraphe 122 du présent arrêt, qui reconnaît que M. Murray n’a jamais reçu aucun traitement pendant la période où il fut détenu.

18. En plus de l’absence d’un programme pénitentiaire adéquat susceptible de répondre aux besoins de M. Murray, il est établi qu’avant novembre 2011 il n’existait pas à Curaçao de mécanisme de réexamen satisfaisant aux critères de la jurisprudence de la Cour et aux normes pénologiques européennes. La majorité, au paragraphe 126 de l’arrêt, a choisi de ne pas aborder cet aspect de l’affaire, bien que les juges eussent défini aux paragraphes 99 et 100 les « principes pertinents » en la matière. Le système des grâces en vigueur dans les anciennes Antilles néerlandaises n’établissait ni critères pénologiques légaux et objectifs ni calendrier pour le réexamen des peines, ni contrôle juridictionnel des décisions de refus d’octroi de la grâce, ni obligation de motiver semblables décisions ou d’entendre le détenu concerné. Aucun avis médical, aucun rapport psychiatrique sur l’état de la santé mentale du requérant ni aucune note d’information de l’administration pénitentiaire ne furent rédigés et mis à la disposition de l’avocat général ou de la Cour commune de justice. La décision ressortissait entièrement au pouvoir discrétionnaire du gouverneur, qui avait l’entière liberté de ne suivre ni les observations du ministère public ni l’avis de la Cour commune de justice favorables à une libération[29].

En fait, M. Murray présenta treize demandes de libération, qui soit furent rejetées sans motif, soit restèrent sans réponse[30]. Au début de l’année 2013, les médecins lui diagnostiquèrent un cancer. Le 2 septembre 2013, on le ramena à la prison de Curaçao afin de faciliter son traitement médical. Après l’intervention de la Cour en réponse à une demande de mesure provisoire, on le plaça dans un foyer médicalisé, avec deux gardes devant sa porte. Il était trop tard pour une opération. Le traitement en prison n’étant plus possible, il fut gracié par le gouverneur. Cette mesure, qui n’intervint que le 31 mars 2014, entraîna la remise du reliquat de sa peine d’emprisonnement et lui permit de mourir dignement, en présence de sa famille, à Aruba. Même alors, il fut livré à lui-même. Ce fut sa sœur qui, avec sa maigre pension de retraite, paya les soins médicaux[31].

19. La majorité s’abstient aussi consciemment d’évaluer la compatibilité du nouveau mécanisme de réexamen périodique entré en vigueur à Curaçao le 15 novembre 2011. Si ce régime ne fut introduit qu’après le dépôt de la requête devant la Cour, il était néanmoins nécessaire de l’évaluer, puisque le requérant fut maintenu en détention jusqu’au 31 mars 2014, après l’arrêt de la Cour commune de justice du 21 septembre 2012, qui appliquait les nouvelles dispositions de l’article 1:30 du code pénal de Curaçao. Ainsi, les règles qui s’appliquaient au réexamen périodique des peines perpétuelles pendant la période du 15 novembre 2011 au 31 mars 2014 auraient dû être évaluées par la Cour.

Si les garanties que constituent le contrôle juridictionnel de la peine au plus tard vingt ans après le début de la privation de liberté puis ensuite tous les cinq ans, le caractère contradictoire de la procédure, l’audition du prisonnier, l’accès par lui à son dossier et l’obligation de motiver les décisions représentent des améliorations très importantes du cadre légal de Curaçao, le fait que les critères applicables au réexamen ne soient pas suffisamment précisés au paragraphe 1 de l’article 1:30 (« aucun objectif raisonnable ») est problématique du point de vue des normes européennes de protection des droits de l’homme. Cette formulation des critères de réexamen laisse trop de place à l’arbitraire. Un détenu à vie n’a aucun moyen de savoir ce qu’il doit faire pour pouvoir bénéficier d’un élargissement ou à quelles conditions pareille mesure peut être décidée. Les précisions supplémentaires concernant ces critères que contient le paragraphe 2, qui mentionne l’opinion des victimes ou de leurs proches survivants ainsi que le risque de récidive, ne suffisent pas à satisfaire aux exigences du principe de légalité. Au contraire, la prise en compte de la position des victimes ou de leurs proches lorsque l’on cherche à déterminer si la poursuite de l’exécution de la peine perpétuelle se justifie toujours crée une confusion entre l’évaluation des motifs pénologiques légitimes et un exercice qui consiste à étancher la soif de vengeance des victimes, ou de leurs proches. En se concentrant sur le besoin de vengeance et le ressentiment, ces dispositions attribuent un rôle prédominant à la pire forme de rétribution : l’entretien par les victimes ou leurs proches d’un sentiment aveugle et viscéral que le châtiment est « bien mérité ». L’auteur de l’infraction devra « pourrir en prison » tant que les victimes ou leurs proches estimeront que leur soif de vengeance n’est pas étanchée, même s’il est prêt à mener une vie exempte de crime au sein de la société.

Pire encore, cette disposition va à l’encontre de l’obligation pour l’État de fournir aux victimes d’infractions les moyens de se remettre. Moins l’État remplit ses obligations à l’égard des victimes ou de leurs proches, plus ceux-ci sont enclins à compenser le dommage subi en souhaitant que le criminel soit maintenu en détention. Même s’il s’est « amendé », un prisonnier pourra être maintenu en détention, endossant ainsi, tel un bouc émissaire, l’incapacité de l’État à répondre aux besoins des victimes ou de leurs proches. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est produit en l’espèce : dans son arrêt du 21 septembre 2012, la Cour commune de justice conclut que, parce que les proches de la victime n’avaient jamais reçu un soutien psychologique approprié, la libération du requérant aurait été pour eux un choc considérable. Elle considéra même que l’acte dont le requérant était supposé les avoir menacés en 1979, c’est-à-dire vingt-trois ans plus tôt, pouvait encore nourrir leur sentiment d’insécurité.

20. Après les rejets successifs des treize recours en grâce formés par le requérant, l’arrêt de la Cour commune de justice insista sur le risque de récidive dû à ses « troubles de la personnalité ». Si M. Murray ne pouvait pas être libéré, c’était, comme les juges antillais le reconnurent, simplement parce que il n’avait jamais eu la moindre possibilité de suivre un traitement psychiatrique. La seule solution pour le resocialiser aurait été de lui fournir un traitement psychiatrique adéquat, ce qui ne fut même pas tenté. La situation est donc la suivante : l’État refuse la libération conditionnelle d’un détenu jusqu’à ce qu’il soit capable de mener une vie respectueuse des lois au sein de la société, ce qui ne peut advenir que si l’intéressé se voit proposer un traitement psychiatrique adéquat par l’État, qui le lui refuse. C’est l’impasse : l’État subordonne la libération du détenu à des conditions, mais il prive l’intéressé des moyens d’y satisfaire. Dans ce contexte, si l’on aborde les choses avec réalisme, l’issue d’un quelconque réexamen de la peine de M. Murray par le gouverneur ou la Cour commune de justice était connue par avance[32].

Conclusion

21. Quelle que soit l’atrocité du crime qu’il a commis, aucun détenu ne mérite d’être traité comme un « déchet humain » voué à l’oubli, pour reprendre les termes de Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour[33]. C’est pourtant ce qu’a vécu le requérant James Murray. L’absence de traitement psychiatrique a de facto rendu sa peine incompressible. La violation de l’article 3 a été aggravée par l’existence, à l’époque du prononcé de la peine, d’un système des grâces opaque et discrétionnaire qui ne satisfaisait pas aux exigences de la Convention et qui n’était d’aucune assistance pour le requérant. Le nouveau mécanisme de réexamen introduit par l’article 1:30 du code pénal de Curaçao, qui ne fut pour lui d’aucun secours non plus, pose aussi problème en raison du manque de prévisibilité des motifs de réexamen de la peine et du rôle prédominant qu’il attribue à une politique pénale purement rétributive qui privilégie la vengeance.

La justice est arrivée trop tard pour M. Murray. Il n’a pas survécu à l’épreuve qu’ont constituée ses trente-quatre ans de détention dans des conditions inhumaines. S’il ne pouvait plus bénéficier d’une réparation du dommage moral subi par lui, il aurait été juste d’accorder une telle réparation à ses héritiers.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, SAJÓ, KARAKAŞ ET PINTO DE ALBUQUERQUE

Nous avons voté contre le point 3 du dispositif, dans lequel la majorité dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant.

Notons d’emblée que le fait que le requérant est décédé le 26 novembre 2014, c’est-à-dire au cours de la procédure, n’aurait pas été un obstacle à l’octroi d’une satisfaction équitable au titre du dommage moral subi. En effet, la Cour a déjà accordé une satisfaction équitable pour dommage moral dans des affaires où le requérant était décédé pendant la procédure (voir notamment, dans le contexte d’une violation de l’article 3, les arrêts Avcı et autres c. Turquie, no 70417/01, 27 juin 2006, et Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, 23 juin 2009 ; et, dans d’autres contextes, les arrêts Ernestina Zullo c. Italie [GC], no 64897/01, 29 mars 2006, Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, CEDH 2000‑IX, Reynolds c. Royaume-Uni, no 2694/08, 13 mars 2012, et Benkő et Soósné Benkő c. Hongrie, no 17596/12, 8 juillet 2014).

La présente affaire permet à la Grande Chambre de développer et de préciser sa jurisprudence concernant les peines perpétuelles incompressibles. C’est l’absence de régime adapté à l’état de santé du requérant qui caractérise cette affaire. Le requérant n’a pas reçu de traitement psychiatrique de nature à lui offrir une possibilité d’amendement et une perspective de libération. Aux paragraphes 105 à 112 du présent arrêt, la Cour développe les principes jurisprudentiels relatifs aux soins prodigués aux détenus, et plus particulièrement aux détenus à vie souffrant de troubles mentaux. En appliquant ces principes au cas d’espèce, et pour arriver à la conclusion que la peine perpétuelle du requérant n’était pas de facto compressible, la Cour constate que le requérant n’a bénéficié d’aucun traitement et que ses besoins et les possibilités en la matière n’ont jamais été évalués (paragraphe 125).

C’est en cela que la présente affaire se distingue de l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013), et c’est la raison pour laquelle nous estimons que la Cour aurait dû accorder une somme pour le dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant.

* * *

[1]. Par souci de clarté terminologique, je précise que le terme « resocialisation » est le vocable qu’il convient d’utiliser en droit pénal et en droit pénitentiaire pour désigner l’objectif principal de l’incarcération ; il vise la réinsertion sociale du détenu, qui doit être capable de mener une vie exempte de crime après son élargissement. Le terme « amendement » a des connotations moralisatrices et paternalistes qui sont liées à l’hypothèse infondée que l’État est responsable de la « réforme » du détenu ou de sa « conversion » aux valeurs sociales du plus grand nombre. Comme je l’ai déjà exposé dans l’opinion séparée que j’avais jointe à l’arrêt Öcalan c. Turquie (no 2) (nos 24069/03 et 3 autres, 18 mars 2014), cette hypothèse est obsolète, car aujourd’hui la resocialisation, au rebours de l’analogie médicale classique, n’est pas comprise comme un « traitement » ou des « soins » qui auraient pour objectif l’amendement de la personnalité du détenu, mais comme une tâche moins ambitieuse mais plus réaliste : sa préparation à une vie respectueuse des lois après la prison. Il y a trois raisons à cela : premièrement, il est contestable qu’un État ait la légitimité constitutionnelle pour « amender » la personnalité d’un adulte ; deuxièmement, il est douteux que pareil amendement soit réalisable ; et troisièmement, il est encore plus incertain que pareil amendement puisse être établi par des moyens objectifs. En d’autres termes, l’idéologie de l’amendement se heurte à des problèmes de légitimité constitutionnelle, de faisabilité et de vérification objective. Le terme « resocialisation » est du reste parfois employé par la Cour (voir, par exemple, Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 93-94, CEDH 2011), qui n’utilise toutefois pas, et on peut le regretter, une terminologie uniforme. Ce vocable est aussi utilisé dans la règle 223 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale.

[2]. Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013.

[3]. Il convient de souligner l’insistance avec laquelle la Cour utilise le mot « obligation » dans la partie de l’arrêt consacrée aux « principes pertinents » (sept fois au paragraphe 104, une fois au paragraphe 105, une fois au paragraphe 108, une fois au paragraphe 110 et deux fois au paragraphe 111). Ce terme dont la signification juridique est on ne peut plus claire démontre, à satiété, la détermination de la Grande Chambre à imposer aux États des principes impératifs.

[4]. Comme je l’ai exposé dans les opinions séparées que j’ai jointes, l’une à l’arrêt Tautkus c. Lituanie, no 29474/09, 27 novembre 2012, l’autre, en compagnie du juge Turkovic, à l’arrêt Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, CEDH 2015, le droit à un plan individualisé de déroulement de la peine s’applique aux criminels sains d’esprit, spécialement à ceux qui sont condamnés à une peine perpétuelle ou d’emprisonnement de longue durée, c'est-à-dire à une ou plusieurs peines d’une durée totale de cinq ans ou plus. Le commentaire de la règle 103 des Règles pénitentiaires européennes de 2006 indique : « [Cette règle] insiste sur la nécessité de prévoir le traitement et la formation des détenus suffisamment tôt pour qu’ils puissent participer à la planification de leur séjour en prison et tirent ainsi le plus de profits des programmes et facilités offerts. La planification de la peine s’y inscrit comme un élément essentiel ; toutefois, il est admis que de tels plans doivent être établis pour des détenus purgeant une peine de courte durée. » Le terme de cinq années résulte de la définition de l’emprisonnement de longue durée telle qu’énoncée par le Conseil de l’Europe. La version française du commentaire admet la planification des peines, même de celles de courte durée, ce qui contredit la version anglaise. Dans l’affaire Murray, le champ d’application des « principes pertinents » en ce qui concerne la planification des peines n’est pas restreint à celles de longue durée, il inclut celles d’une durée plus courte.

[5]. Voir le paragraphe 101, puis les paragraphes 102 (« une personne qui a fait l’objet d’une condamnation pénale ») et 103 (« les personnes condamnées, y compris celles qui se sont vu infliger une peine d’emprisonnement à vie »).

[6]. En accord avec ses bonnes pratiques, la Grande Chambre donne dans le présent arrêt une interprétation de la Convention conforme au droit non contraignant pertinent du Conseil de l’Europe. La Convention s’interprète en tenant compte non seulement d’autres traités relatifs aux droits de l’homme, mais aussi des instruments de droit contraignants et non contraignants applicables, et spécialement du système de protection des droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans lequel elle s’inscrit, en application de l’article 31 § 3 alinéa c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités (pour un exemple récent et louable, Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, § 204, CEDH 2014). Néanmoins, l’arrêt omet de citer des passages très importants des instruments internationaux pertinents, auxquels je ferai référence.

[7]. James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, nos 25119/09 et 2 autres, §§ 209 et 220, 18 septembre 2012. La Cour avait reconnu que l’absence d’accès des détenus à des programmes de resocialisation avait privé ceux-ci d’une possibilité réelle de réaliser des progrès objectifs vers une réduction effective ou une suppression totale du risque qu’ils posaient, rendant ainsi leur détention arbitraire. Cela signifie que l’État a l’obligation de proposer aux détenus une possibilité raisonnable de suivre des formations visant à les aider à corriger leur comportement criminel et à réduire le risque qu’ils présentent pour la société. Si une personne est en détention préventive parce qu’il existe un risque qu’elle récidive alors qu’elle est, dans le même temps, privée des moyens nécessaires – tels une thérapie appropriée – pour lui permettre de démontrer qu’elle ne présente plus de danger, il y a violation de l’article 5 de la Convention (Ostermünchner c. Allemagne, no 36035/04, §§ 73 et 74, 22 mars 2012).

[8]. Voir le paragraphe 42 des observations du Gouvernement datées du 1er septembre 2014 : le Gouvernement reconnaît que « la détention de longue durée peut avoir des effets désocialisants sur les détenus » et que « le CPT a conseillé aux autorités d’Aruba d’établir des règles applicables aux détenus » condamnés à la prison à vie.

[9]. Rapport du CPT aux autorités du Royaume des Pays-Bas concernant la visite effectuée par lui aux Antilles néerlandaises du 26 au 30 juin 1994, CPT/Inf (96) 1.

[10]. Rapport du CPT au gouvernement du Royaume des Pays-Bas concernant la visite effectuée par lui aux Antilles néerlandaises du 7 au 11 décembre 1997, CPT/Inf (98) 17.

[11]. Rapport du CPT au gouvernement des Pays-Bas concernant la visite effectuée par lui aux Antilles néerlandaises du 25 au 29 janvier 1999, CPT/Inf (2000) 9.

[12]. Rapport du CPT aux autorités du Royaume des Pays-Bas concernant la visite effectuée par lui dans le Royaume en Europe, à Aruba et aux Antilles néerlandaises en juin 2007, CPT/Inf (2008) 2.

[13]. Rapport du CPT au gouvernement du Royaume des Pays-Bas concernant la visite effectuée par lui dans la région caribéenne du Royaume des Pays-Bas du 12 au 22 mai 2014, CPT/Inf (2015) 27.

[14]. Les fameux propos du secrétaire d’État à la Sécurité et à la Justice néerlandais du 16 avril 2012 apportent la preuve d’une volonté politique opposée : « La prison à vie est la prison à vie. Tout retour au sein de la société est exclu, sauf dans les cas exceptionnels où un détenu à vie est gracié. Par conséquent, les personnes purgeant des peines perpétuelles ne sont pas éligibles à des activités favorisant la réinsertion. » (Voir la note de plaidoirie du requérant devant la Grande Chambre, page 10.)

[15]. Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, § 215, CEDH 2005‑IX. Voir également Claes c. Belgique, no 43418/09, § 99, 10 janvier 2013.

[16]. Voir l’argument de la Cour commune de justice au paragraphe 15 du présent arrêt.

[17]. Là encore, à des fins de clarté terminologique, je précise que j’utilise le terme libération conditionnelle au sens où l’utilise le Conseil de l’Europe dans la recommandation Rec(2003)22, c’est-à-dire au sens de mise en liberté anticipée de détenus condamnés, assortie de conditions individualisées après leur sortie de prison. Les amnisties et les grâces ne sont pas couvertes par cette définition.

[18]. La Grande Chambre revient ainsi enfin sur la jurisprudence regrettable selon laquelle la Convention ne confère pas un droit à la libération conditionnelle (Szabo c. Suède (déc.), no 28578/03, CEDH 2006-VIII, et Macedo da Costa c. Luxembourg (déc.), no 26619/07, § 22, 5 juin 2012).

[19]. Vinter et autres, précité, §§ 125 et 129.

[20]. Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 137, CEDH 2014.

[21]. László Magyar c. Hongrie, no 73593/10, § 57, 20 mai 2014.

[22]. Harakchiev et Tolumov, précité, §§ 225, 257 et 262.

[23]. Bodein c. France, no 40014/10, § 61, 13 novembre 2014.

[24]. Voir le paragraphe 100 du présent arrêt. L’usage du verbe « falloir » reflète clairement l’intention de la Grande Chambre d’imposer le principe du contrôle juridictionnel des décisions relatives aux demandes de libération conditionnelle, en vertu duquel le droit du détenu de savoir ce qu’il doit faire pour bénéficier d’une libération conditionnelle, et dans quelles conditions pareille mesure peut être accordée, doit être sauvegardé par la garantie d’un contrôle juridictionnel.

[25]. Le même principe découlait déjà de Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, §§ 58 et 69, série A no 114, et de T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, § 121, 16 décembre 1999.

[26]. Voir le paragraphe 100 de l’arrêt. L’usage de la formule « peut être requise » relativement à la motivation des décisions rendues sur les demandes de libération conditionnelle, nécessaire pour permettre au détenu de savoir ce qu’il doit faire pour bénéficier d’une libération conditionnelle et dans quelles conditions pareille mesure peut être accordée, ne doit pas être mal compris. Si des motifs doivent systématiquement être fournis lorsque la libération est refusée ou révoquée, il n’en va pas de même dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque la libération conditionnelle est octroyée ou que la demande de révocation de celle-ci est rejetée.

[27]. Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, CEDH 2008.

[28]. Dès 1979, un rapport psychiatrique avait établi qu’il « devrait être placé dans un établissement de soins pour psychopathes pour y suivre un traitement relativement long sous très étroite surveillance ». Sur ce fondement, la Cour commune de justice, dans son arrêt du 11 mars 1980, reconnut qu’une ordonnance de mise du détenu à la disposition du gouvernement (terbeschikkingstelling) aux fins de placement dans un établissement de soins « serait la mesure la plus appropriée en l’espèce ».

[29]. La même conclusion vaut pour le système des grâces prévu par l’article 93 de la nouvelle Constitution de Curaçao, entrée en vigueur le 10 octobre 2010. Dans ce contexte, il convient de relever que le 8 novembre 2013, la Cour constitutionnelle de Saint-Martin, qui appartient au Royaume des Pays-Bas, rendit un arrêt relatif, entre autres, à la possibilité de prononcer des peines perpétuelles, eu égard au fait que les détenus à vie devaient se voir offrir une perspective d’élargissement et une possibilité de demander un réexamen de leur peine. Les juges constitutionnels citèrent même l’arrêt de Grande Chambre Vinter et autres pour étayer l’avis défavorable rendu par eux sur les dispositions légales de Saint-Martin, qui étaient similaires à celles qui prévalaient à Curaçao jusqu’en 2011. Considérant que le nouveau code pénal de Saint-Martin ne contenait aucune disposition prévoyant le réexamen des peines et que le gouvernement se refusait à faire en sorte qu’une grâce soit accordée dans ce cas, la Cour constitutionnelle fut contrainte de supprimer certaines dispositions relatives aux peines perpétuelles (voir le texte de l’arrêt en néerlandais sur le site Internet du médiateur de Saint-Martin (Sint Maarten Ombudsman)). Cette jurisprudence importante, dont l’État défendeur n’a pas tenu compte, montre non seulement que les juges constitutionnels de Saint-Martin se montrèrent attentifs à l’arrêt Vinter, mais aussi qu’ils étaient prêts à en tirer toutes les conclusions logiques.

[30]. Voir le paragraphe 23 de l’arrêt.

[31]. Voir les paragraphes 13 et 16 des observations du requérant du 10 août 2014, que le Gouvernement n’a pas contestés.

[32]. L’affaire qui nous occupe fournit la démonstration flagrante de la nécessité d’une règle interdisant l’emprisonnement à perpétuité en droit européen des droits de l’homme. La reconnaissance universelle du principe de resocialisation des auteurs d’infractions condamnés à des peines de réclusion et le consensus émergent concernant la prohibition de l’emprisonnement à perpétuité des délinquants mentalement capables l’exigent (voir l’opinion séparée jointe par moi à l’arrêt Öcalan c. Turquie (no 2), précité). On peut espérer que la Cour osera un jour lire les signes des temps et franchir un pas supplémentaire en considérant que les peines d’emprisonnement à perpétuité pour les délinquants mentalement capables constituent, en soi, une violation flagrante de l’article 3 de la Convention.

[33]. Voir l’opinion séparée jointe par le président Costa à l’arrêt Léger c. France, no 19324/02, 11 avril 2006.


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