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17/03/2016 | CEDH | N°001-161412

CEDH | CEDH, AFFAIRE KAHN c. ALLEMAGNE, 2016, 001-161412


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KAHN c. ALLEMAGNE

(Requête no 16313/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mars 2016

DÉFINITIF

17/06/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kahn c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, President,
Angelika Nußberger,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary,

Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, judges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 février 2016,

Ren...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KAHN c. ALLEMAGNE

(Requête no 16313/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mars 2016

DÉFINITIF

17/06/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kahn c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, President,
Angelika Nußberger,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, judges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 février 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16313/10) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont deux ressortissants de cet État, Mme Katharina-Maria et M. David Kahn (« les requérants »), ont saisi la Cour le 22 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me M. Nesselhauf, avocat à Hambourg. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par l’un de ses agents, M. H.-J. Behrens, du ministère fédéral de la Justice.

3. Les requérants allèguent que la publication répétée de photos les montrant dans deux magazines en dépit d’une interdiction de publication générale a enfreint l’article 8 de la Convention.

4. Le 7 décembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. La société Medien Innovation GmbH, l’éditeur entre autres des magazines en question, s’est vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1998 et 2003 et résident à Strasslach. Ils sont les enfants d’Oliver et Simone Kahn, l’ancien gardien de but de l’équipe nationale de football allemande et son ancienne épouse.

A. La genèse de l’affaire

1. Les premières quatre publications

7. Dans le magazine « neue Woche » du 3 juillet 2004 (no 28/2004) fut publiée une photo montrant le requérant (âgé alors de 2 ans) dans les bras de son père.

8. Une semaine plus tard, dans le même magazine du 10 juillet 2004 (no 29/2004), furent publiées quatre photos montrant les requérants avec leurs parents en maillot de bain en vacances à la plage ou au bord d’une piscine. Les photos accompagnaient un article intitulé « Photos exclusives – Olli Kahn – vacances de réconciliation avec Simone et les enfants » et annoncé sur la page de couverture du magazine.

9. La semaine suivante, dans l’édition du même magazine du 17 juillet 2004 (no 30/2004), furent publiées quatre photos montrant les requérants avec leurs parents dans un bateau en vacances, le requérant avec son père dans une piscine et les requérants avec leur père en train de jouer au football. Les visages des requérants n’étaient pas visibles ou étaient pixellisés. Les photos accompagnaient un article intitulé « Olli Kahn – Simone de nouveau enceinte ? – les photos révélatrices » et annoncé sur la page de couverture du magazine.

10. Dans l’édition de la semaine suivante du même magazine (no 31/2004) du 24 juillet 2004, fut publiée une photo montrant le requérant sur les genoux de son père dans le cadre d’un article intitulé « Olli Kahn – le drame du divorce – désormais Simone décide elle-même de sa vie » et annoncé sur la page de couverture du magazine.

11. Sur demande des requérants, l’éditeur s’engagea après chaque publication par écrit à ne plus publier les photos, mais refusa de signer une déclaration en vertu de laquelle il s’engagerait à ne plus publier aucune photo des requérants.

2. L’interdiction de publication prononcée par le tribunal régional

12. Par la suite, les requérants saisirent le tribunal régional de Hambourg d’une demande tendant à obtenir à l’encontre de l’éditeur une interdiction générale de publier des photos les montrant.

13. Par deux jugements du 21 janvier 2005, le tribunal régional condamna l’éditeur à s’abstenir de publier, faire publier ou diffuser autrement toute photo montrant les requérants sous peine d’astreinte (Ordnungsgeld) pouvant aller jusqu’à 250 000 EUR.

B. Les publications litigieuses

1. La deuxième série de publications

a) La cinquième publication

14. Dans l’édition du 7 juillet 2007 du même magazine (no 28/2007) furent publiées deux photos montrant les requérants avec leurs parents dans le cadre d’un article intitulé « Fuite vers le Japon – va-t-il maintenant planter là ses enfants ? »

15. Le 18 juillet 2007, les requérants saisirent le tribunal régional d’une demande tendant à l’infliction d’une astreinte à l’encontre de l’éditeur. Concernant le montant de l’astreinte, ils s’en remirent à l’appréciation du tribunal tout en demandant une astreinte substantielle (spürbar).

16. Le 12 septembre 2007, le tribunal régional condamna l’éditeur au paiement de deux astreintes concernant chacun des requérants et d’un montant individuel de 5 000 EUR en vertu des jugements du 21 janvier 2005 et imposa les frais à l’éditeur. Il rappela que le montant d’une astreinte était fixé en vue de l’objectif de celle-ci, de la nature, la portée et durée de la violation (Verstoß), du degré de faute, de l’avantage que l’éditeur tirait de la violation et du danger que représentaient les actes de violation passés et futures pour la personne lésée. Appliquant ces critères au cas devant lui, le tribunal régional releva, d’une part, qu’il s’agissait d’un premier manquement de l’éditeur à l’interdiction de publication qui, en plus, avait eu lieu quelques années après le prononcé de l’interdiction, mais observa, d’autre part, que l’éditeur avait agi avec négligence grave et que les requérants mineurs bénéficiaient d’une protection accrue. Il conclut que le montant de l’astreinte était suffisant mais aussi nécessaire, compte tenu de l’importance et de l’intensité de l’atteinte et de la nécessité de garantir le respect de l’interdiction de publier par l’éditeur.

b) La sixième publication

17. Dans le magazine « Viel Spaß » du 11 juillet 2007 (no 29/2007), du même éditeur, fut publiée une photo montrant les requérants avec leur père lors d’une promenade, qui accompagnait un article intitulé « Le célèbre gardien de but Olli Kahn veut aller à l’étranger – se sépare-t-il de ses enfants ? ».

18. Le 21 septembre 2007, les requérants demandèrent au tribunal régional d’infliger à l’éditeur une nouvelle astreinte. En ce qui concerne le montant de celle-ci ils s’en remirent à l’appréciation du tribunal tout en indiquant une somme minimale de 40 000 EUR.

19. Le 23 novembre 2007, le tribunal régional infligea à l’éditeur deux nouvelles astreintes de 7 500 EUR concernant chacun des requérants. Il observa qu’il y avait lieu d’augmenter l’astreinte car il s’agissait d’un deuxième manquement à l’interdiction de publier. Le fait que les requérants n’avaient pas encore dénoncé la première violation devant le tribunal régional lorsque la présente photo paraissait et que les deux publications concernaient deux magazines différents dont étaient responsables deux rédacteurs distincts n’était pas de nature à influer sur l’infliction des astreintes.

20. À une date non précisée, la cour d’appel de Hambourg rejeta le recours de l’éditeur contre cette décision.

c) La septième publication

21. Dans le magazine « neue Woche » du 19 juillet 2008 (no 30/2008) fut publiée une photo montrant le requérant avec son père en train de jouer au golf, dans le cadre d’un article intitulé « Retour par amour après l’adultère – peut-elle lui faire un jour de nouveau confiance ? » et annoncé sur la page de couverture du magazine. Le requérant ne semble pas avoir entrepris de démarches judiciaires à cet égard.

d) La huitième publication

22. Dans l’édition du 4 octobre 2008 du même magazine (no 41/2008) fut publiée une photo montrant les requérants avec leurs parents à la fête de la bière de Munich, dans le cadre d’un article intitulé « Oliver Kahn et sa Simone – et maintenant un bébé pour leur bonheur parfait ? » et annoncé sur la page de couverture du magazine. Les visages des requérants étaient pixellisés.

23. À une date non précisée, les requérants demandèrent au tribunal régional d’infliger à l’éditeur une nouvelle astreinte d’un montant égal ou supérieur à 40 000 EUR.

24. Le 13 juillet 2009, le tribunal régional condamna l’éditeur à payer deux astreintes de 15 000 EUR. Il releva qu’en dépit de la pixellisation des visages des requérants, les lecteurs savaient qui était montré sur la photo. Si la fête de la bière était certes un événement public, le tribunal souligna que cela ne signifiait pas que les requérants avaient cherché l’attention du public puisqu’il s’agissait d’une visite privée. Sinon les requérants courraient le risque de ne plus pouvoir se rendre à de telles manifestations en famille, ce qui était incompatible avec le principe même que les situations enfants‑parents devaient être protégées. Le tribunal régional nota aussi que le fait que le père des requérants s’était prononcé en public sur sa relation avec ses enfants ne changeait rien à ce constat car il s’agissait d’un droit personnel. Il conclut qu’il y avait lieu d’augmenter les astreintes parce qu’il s’agissait de la troisième violation de l’interdiction de publier, que les astreintes déjà imposées n’avaient pas empêché l’éditeur de publier de nouveau une photo et que les requérants étaient mineurs. Cependant, l’imposition d’une astreinte de 40 000 EUR, comme l’avait réclamé les requérants, aurait été à ses yeux disproportionnée.

25. Le 17 août 2009, la cour d’appel de Hambourg rejeta le recours de l’éditeur et confirma la décision du tribunal régional. Elle releva en particulier que même si des interdictions de publier générales étaient soumises à des limites immanentes, il n’y avait pas de circonstances dans le cas devant elle qui auraient pu justifier une nouvelle publication en dépit de l’interdiction de 2005. Elle estima que la pixellisation des visages des requérants était sans importance puisque le texte sous la photo mentionnait leurs noms. Cela montrait au contraire que l’éditeur avait été conscient qu’il n’avait pas le droit de publier la photo.

e) La neuvième publication

26. Pendant la procédure devant la Cour fédérale de justice (voir paragraphe 35) le magazine « neue Woche » du 3 juin 2009 (no 24/2009) publia une photo montrant la requérante avec son père, dans le cadre d’un article intitulé « Disparait-il de nouveau de la vie de sa famille ? » et annoncé sur la page de couverture du magazine de la manière suivante « Oliver et Simone Kahn. Nouveau drame ? Laisse-t-il sa famille toute seule ? ».

27. Le 21 juillet 2009, la requérante saisit le tribunal régional d’une demande tendant à l’infliction d’une nouvelle astreinte à l’éditeur dont le montant devait être égal ou supérieur à 60 000 EUR. Ultérieurement, la requérante retira sa demande.

2. La procédure litigieuse

28. Le 27 décembre 2007, en raison des publications parues jusque-là, les requérants demandèrent au tribunal régional de Hambourg de condamner l’éditeur au paiement d’au moins 40 000 EUR à titre de compensation pécuniaire à chacun d’eux pour la publication, sans leur consentement, de dix photos (requérante) et cinq photos (requérant) respectivement. Ils soutenaient que ces publications avaient porté gravement atteinte à leur droit au respect de la personnalité.

a) Les jugements du tribunal régional

29. Par deux jugements du 11 juillet 2008, le tribunal régional fit droit à la demande des requérants et leur accorda les sommes réclamées. Il rappela les conditions selon lesquelles une compensation pécuniaire pouvait être allouée, à savoir l’existence d’une grave violation du droit à la protection de la personnalité (Persönlichkeitsrecht), un comportement fautif de l’auteur, l’absence d’autres moyens pour obtenir satisfaction ainsi qu’un besoin inévitable (unabwendbares Bedürfnis) d’octroyer une compensation pécuniaire au regard des circonstances de l’espèce. Le tribunal releva que la publication des photos ne remplissait pas les conditions prévues aux articles 22 et 23 de la loi sur les droits d’auteur dans le domaine artistique (voir paragraphe 41) et avait enfreint le droit des requérants à leur image. Il estima aussi qu’il s’agissait d’une violation grave du droit des requérants à la protection de leur personnalité car toutes les photos montraient les requérants dans des situations particulièrement protégées contre les ingérences, à savoir des situations dans lesquelles les requérants se trouvaient en présence de leurs parents ou en vacances. Or la protection de la sphère privée concernant les relations parent-enfant était plus forte que celle concernant la sphère privée d’adultes. Par ailleurs, l’éditeur avait publié des photos de manière continue sur une période de quatre ans et certains reportages avaient été publiés après que le tribunal eut prononcé une interdiction de publication générale en janvier 2005.

30. Le tribunal régional poursuivit que les requérants n’avaient pas d’autres moyens pour obtenir satisfaction. En particulier, les demandes de s’abstenir (Unterlassungsansprüche) ne s’étaient pas avérées effectives car l’éditeur avait publié des photos en dépit de l’interdiction de publication générale déjà prononcée par le même tribunal dans ses jugements de 2005. En outre, l’existence de ces jugements n’aurait pu entrer en compte quant à l’octroi d’une compensation pécuniaire que s’ils avaient été publiés et s’ils avaient eu d’autres effets compensatoires au bénéfice des requérants. Le tribunal régional conclut qu’au vu des circonstances de l’espèce il existait un besoin inévitable pour octroyer une compensation pécuniaire, à laquelle l’interdiction de publication générale déjà prononcée ne faisait pas obstacle. Alors que l’octroi d’une compensation pécuniaire avait à la fois un aspect compensatoire et un aspect préventif, les demandes de s’abstenir ne pouvaient pas avoir d’effets réparateurs pour l’intéressé. De plus, lorsqu’il s’agissait de publications de photos, la personne visée n’avait pas d’autres possibilités que de demander une compensation pécuniaire. Il s’ensuivait, d’après le tribunal régional, que dans de tels cas, les conditions pour l’octroi d’une compensation pécuniaire devaient être moins strictes que pour d’autres violations du droit à la protection de la personnalité.

31. L’éditeur interjeta appel de ces jugements.

b) Les arrêts de la cour d’appel

32. Par deux arrêts du 4 novembre 2008, la cour d’appel de Hambourg annula les jugements du tribunal régional du 11 juillet 2008. Elle admit que l’éditeur avait violé d’une manière persistante le droit à l’image des requérants. Avec la publication du 4 octobre 2008 l’éditeur avait pour la troisième fois (vis-à-vis de la requérante) et pour la quatrième fois (vis-à-vis du requérant) de suite violé l’interdiction de publication générale prononcée par le tribunal régional le 21 janvier 2005, et ce en dépit des astreintes déjà infligées. Il n’y avait cependant pas lieu d’allouer une compensation pécuniaire car il n’existait pas de besoin inévitable d’une telle compensation. Le tribunal régional avait en effet prononcé une interdiction de publication générale, en vertu de laquelle les requérants pouvaient demander la fixation d’astreintes à l’encontre de l’éditeur.

33. La cour d’appel exposa que le droit à une compensation pécuniaire revêtait un caractère subsidiaire et ne pouvait pas être retenu lorsqu’il existait d’autres possibilités de protéger les droits de la personnalité. Tel était le cas devant elle. La compensation pécuniaire servait à la satisfaction de la victime et à la prévention. Son montant visait à protéger la victime contre d’autres violations et à lui procurer une satisfaction pour les violations déjà subies. D’après la cour d’appel, la procédure d’astreinte qui était à la disposition des requérants et dont ceux-ci s’étaient déjà servis en l’occurrence tenait suffisamment compte de ces deux aspects. Par ailleurs, l’article 890 du code de procédure civile prévoyait des astreintes allant jusqu’à 250 000 EUR et une contrainte par corps allant jusqu’à deux ans de détention, si bien que les requérants avaient à leur disposition des moyens de protection effectifs contre de futures violations de leur droit à l’image.

34. La cour d’appel réfuta l’argument des requérants d’après lequel la procédure d’astreinte n’avait pas d’effet de satisfaction au motif que les astreintes étaient perçues par le Trésor public. Comportant des éléments pénaux la procédure d’astreinte tenait compte non seulement de la faute du débiteur mais aussi de l’étendue du préjudice du créancier et, partant, de l’idée de la satisfaction. À l’instar d’une peine pénale, le montant d’une astreinte qui correspondait au degré de faute de l’auteur constituait une satisfaction suffisante et ne laissait plus de place à l’octroi d’une autre forme de compensation pécuniaire. Le fait que les astreintes devaient être payées au Trésor public n’y changeait rien. Par ailleurs, l’aspect préventif auquel correspondait la procédure d’astreinte prévalait clairement en l’espèce car les publications prises individuellement ne constituaient pas des violations graves du droit à la protection de la personnalité.

35. La cour d’appel n’autorisa pas le pourvoi en cassation.

c) Les décisions de la Cour fédérale de justice

36. Le 9 juin 2009, la Cour fédérale de justice rejeta les demandes des requérants du 29 décembre 2008 tendant à l’autorisation du pourvoi en cassation, au motif que les requérants n’avaient pas démontré que leurs affaires revêtaient une importance fondamentale ou qu’elles commandaient une décision par elle pour garantir une jurisprudence uniforme ou une interprétation évolutive du droit. Elle précisa qu’elle ne motivait pas davantage sa décision (VI ZR 339/08 et 340/08).

37. Le 30 juin 2009, la Cour fédérale de justice rejeta les recours en audition (Gehörsrüge) des requérants. Elle exposa les principes régissant la question de savoir si le droit à une compensation pécuniaire à la suite d’une violation persistante du droit à l’image était exclu lorsque l’intéressé avait la possibilité de faire prononcer des astreintes à l’encontre de l’auteur des publications. En l’espèce, les photos n’avaient pas porté gravement atteinte au droit des requérants à leur propre image. Les requérants ne pouvaient être identifiés sur les photos que par le biais des photos de leurs parents et par les textes accompagnant les photos. Ils ne couraient guère le risque d’être reconnus à d’autres occasions. Le sujet déterminant des reportages n’était par ailleurs pas les requérants, mais la relation de leurs parents, les conséquences de l’échec du mariage de ceux-ci sur la famille et les dispositions professionnelles de leur père.

38. La Cour fédérale de justice ajouta qu’elle avait déjà admis que l’existence de titres exécutoires et de menaces d’astreinte puisse influer sur une demande d’indemnisation, voire l’exclure en cas de doute (arrêt du 25 mai 1971, no VI ZR 26/70). La question de savoir si une compensation pécuniaire devait être allouée ne dépendait pas uniquement de la gravité de l’ingérence, mais aussi des circonstances de l’espèce. Il était vrai que des reportages pouvaient avoir plus d’impact sur l’épanouissement d’une personne lorsqu’il s’agissait d’enfants, si bien que la sphère à l’intérieur de laquelle ceux-ci pouvaient se sentir libres et s’épanouir devait être davantage protégée. Cependant, d’après la Cour fédérale de justice, la fonction réparatrice d’une compensation pécuniaire serait fondée sur une vision trop économique si l’on exigeait que les sommes fixées dussent être perçues par les intéressés eux-mêmes. En l’espèce, la procédure d’astreinte permettait d’obtenir une satisfaction suffisante.

d) La décision de la Cour constitutionnelle fédérale

39. Le 23 septembre 2009, une chambre de trois juges de la Cour constitutionnelle fédérale décida de ne pas admettre les recours constitutionnels des requérants (nos 1 BvR 1681/09 et 1742/09). Elle estima que la jurisprudence des tribunaux civils d’après laquelle il n’y avait pas lieu d’allouer une indemnisation pécuniaire à la suite d’une violation grave du droit à la protection de la personnalité si l’ingérence pouvait être compensée autrement, ne se heurtait pas au droit constitutionnel. Les décisions attaquées n’étaient pas fondées sur l’idée que la violation du droit à la protection de la personnalité fût insignifiante et n’appelât pas de sanction ; elles avaient au contraire explicitement tenu compte du poids particulier de la violation de ce droit, mais avaient estimé que la possibilité pour les requérants de procéder à l’exécution forcée des titres exécutoires obtenus à l’encontre de l’éditeur constituait une autre voie suffisante pour obtenir satisfaction. Les tribunaux civils avaient conclu que les violations particulièrement persistantes du droit à la protection de la personnalité commises en dépit des ordonnances de s’abstenir commandaient en premier lieu une protection préventive, qui pouvait être obtenue à l’aide des titres exécutoires. En parvenant à cette conclusion ils n’avaient, aux yeux de la Cour constitutionnelle fédérale, méconnu ni la portée du droit à la protection de la personnalité, tel que garanti par l’article 2 § 1 combiné avec l’article 1 § 1 de la Loi fondamentale (voir paragraphe 40), ni l’obligation positive de l’Etat en découlant de protéger l’individu contre les ingérences de tiers.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Loi fondamentale

40. Les dispositions pertinentes de la Loi fondamentale (Grundgesetz) sont ainsi rédigées :

Article 1 § 1

« La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. »

Article 2 § 1

« Chacun a droit au libre épanouissement de sa personnalité pourvu qu’il ne porte pas atteinte aux droits d’autrui ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel ou la loi morale [Sittengesetz]. »

B. La loi sur les droits d’auteur dans le domaine artistique

41. L’article 22 § 1 de la loi sur les droits d’auteur dans le domaine artistique (Gesetz betreffend das Urheberrecht an Werken der bildenden Künste und der Photographie – Kunsturhebergesetz) dispose que les images ne peuvent être diffusées qu’avec l’autorisation expresse de la personne concernée. L’article 23 § 1 point 1 de la loi prévoit des exceptions à cette règle lorsque les images en cause relèvent de l’histoire contemporaine (Bildnisse aus dem Bereich der Zeitgeschichte), à condition que leur publication ne porte pas atteinte à un intérêt légitime (berechtigtes Interesse) de la personne concernée (article 23 § 2).

C. Le Code de procédure civile

42. L’article 890 § 1 du Code de procédure civile permet au juge de fixer une astreinte pour exécuter l’obligation d’un débiteur de ne pas faire dont le montant peut aller jusqu’à 250 000 EUR.

43. Selon l’article 793 du Code de procédure civile, une décision rendue dans une procédure d’exécution forcée peut être attaquée au moyen d’un recours immédiat (sofortige Beschwerde).

D. La jurisprudence pertinente de la Cour fédérale de justice

44. Dans un arrêt du 6 octobre 2009 (VI ZR 314/08), cité par les parties, la Cour fédérale de justice a considéré qu’il n’existait pas de droit en vertu duquel une personne pouvait demander une interdiction de publication générale des photos d’une personne mineure jusqu’à sa majorité. Elle rappela sa jurisprudence constante notamment depuis deux arrêts rendus le 13 novembre 2007 (VI ZR 265/06 et 369/06), d’après laquelle l’admissibilité de la publication d’une photo dépendait dans chaque cas de la mise en balance de l’intérêt du public à être informé et de l’intérêt de la personne concernée de voir sa sphère privée protégée. Or une telle mise en balance ne pouvait pas être effectuée lorsque ni la photo ni le contexte dans lequel celle-ci devait être publiée n’étaient connus ou, s’agissant de photos déjà connues, lorsque leur publication pouvait s’avérer licite dans un contexte différent de celui qui faisait l’objet de l’interdiction de publication. La Cour fédérale de justice souligna que cette jurisprudence s’appliquait aussi à des photos montrant des enfants même si ceux-ci bénéficiaient d’une protection plus ample de leur vie privée à cet égard.

45. La Cour fédérale de justice souligna que l’intéressé dans l’affaire devant elle n’était pas sans protection car, d’après sa jurisprudence constante, la violation du droit à la personnalité donnait droit à une compensation s’il y avait une atteinte grave à ce droit qui ne pouvait pas être réparée autrement. À cet égard devait être pris en compte l’importance et la portée de l’atteinte ainsi que le but, la raison d’agir et le degré de faute de la personne agissant. La Cour fédérale de justice rappela que la violation répétée et persistante du droit à l’image dans le but d’en tirer un profit économique pouvait être considérée comme une violation grave du droit à la personnalité justifiant l’octroi d’une compensation pécuniaire. Elle fit référence à plusieurs arrêts dont un arrêt du 12 décembre 1995 (VI ZR 223/94) dans lequel elle avait accordé une compensation pécuniaire à la personne victime de publications illicites répétées même si chaque publication de photo en soi n’atteignait pas le seuil de gravité nécessaire.

46. La Cour fédérale de justice ajouta que dans ses décisions du 9 juin 2009, rendues dans la présente affaire (voir paragraphes 36-38), elle n’avait pas indiqué qu’elle acceptait la pratique de la cour d’appel de prononcer des interdictions à caractère général. Elle précisa qu’elle ne s’était pas prononcée au sujet de l’admissibilité de telles interdictions générales car les jugements ayant prononcé cette interdiction étaient définitifs. Cette circonstance avait déterminé l’appréciation juridique de l’affaire.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

47. Les requérants allèguent une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale tel que prévu par l’article 8 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d’autrui. »

48. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

49. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que, puisque les requérants ont justifié leur demande de compensation pécuniaire par les montants trop bas des astreintes fixées, il leur aurait été loisible d’attaquer les décisions du tribunal régional fixant les astreintes devant la cour d’appel, conformément à l’article 793 du Code de procédure civile, et ce d’autant plus qu’ils avaient demandé de fixer les deuxième et troisième astreintes d’un montant égal ou supérieur à 40 000 EUR. En ce qui concerne la quatrième demande d’astreinte, le Gouvernement fait observer que les requérants ont retiré celle-ci ultérieurement devant le tribunal régional et n’ont de ce fait pas non plus épuisé les voies de recours à cet égard.

50. Les requérants rétorquent qu’en ce qui concerne leur demande de compensation pécuniaire ils ont épuisé toutes les voies de recours disponibles en droit allemand. D’après eux, les procédures concernant les astreintes étaient des procédures distinctes qui, de surcroît, revêtaient un caractère préventif alors que la procédure de compensation pécuniaire avait pour but d’obtenir une réparation pour les violations subies. Quant à la quatrième demande d’astreinte, les requérants soutiennent que celle-ci était devenue sans objet après que la Cour fédérale de justice eut rendu son arrêt du 6 octobre 2009. En effet, d’après cet arrêt, une interdiction de publication générale ne pouvait plus être prononcée car la conformité d’une publication avec le droit à la protection de la personnalité de la personne concernée devait chaque fois être examinée au regard des circonstances particulières de l’affaire.

51. La Cour rappelle qu’un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, 29 avril 2004 ; Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no [2334/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222334/03%22%5D%7D), § 40, 19 février 2009). Elle note que l’action en compensation des requérants, tout comme leurs demandes précédentes tendant à l’infliction d’astreintes, visait à sanctionner l’éditeur pour la publication de photos illicites malgré l’interdiction prononcée en 2005 et que les requérants ont porté cette demande de compensation devant trois degrés de juridiction civile et devant la Cour constitutionnelle fédérale. Elle estime dès lors que les requérants ont épuisé les voies de recours disponibles à cet égard en droit allemand. L’exception du Gouvernement doit dès lors être rejetée.

52. La Cour constate par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

a) Le Gouvernement

53. Le Gouvernement souligne que dans la présente affaire ne se pose pas la question de savoir si le législateur allemand avait l’obligation de protéger le droit au respect à la vie privée des requérants, mais si la manière dont cette protection est assurée par les autorités nationales était conforme aux obligations positives de l’Etat au regard de l’article 8 de la Convention. Compte tenu aussi du fait que les juridictions allemandes étaient appelées à mettre en balance différents droits garantis par la Convention, le Gouvernement en conclut que la marge d’appréciation de celles-ci était particulièrement ample en l’espèce.

54. Le Gouvernement soutient que les requérants ont bénéficié d’une protection suffisante de leur droit au respect de la vie privée puisqu’ils avaient obtenu une interdiction de publication générale par le tribunal régional en 2005 et, en conséquence, la possibilité de demander des astreintes à l’encontre de l’éditeur en cas de non-respect de cette interdiction. Il souligne que cette interdiction avait une portée particulièrement étendue qui n’existe plus depuis l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 6 octobre 2009 (paragraphes 44-45). D’après lui, l’article 8 de la Convention n’oblige pas les Etats d’allouer des compensations pécuniaires en cas de violations du droit de la personnalité. De telles compensations revêtent un caractère subsidiaire en droit allemand qui privilégie d’autres voies de protection.

55. Le Gouvernement souligne que l’effet préventif d’un recours ne dépend pas de la question de savoir à qui l’éditeur doit payer en cas de non‑respect, mais de la somme qu’il doit payer. La somme des trois astreintes fixées (27 500 EUR) serait d’ailleurs déjà assez proche de la somme demandée par les requérants dans la procédure de compensation pécuniaire. Le Gouvernement précise que, alors que le montant de la compensation pécuniaire à réclamer ne peut guère évoluer, le montant des astreintes peut augmenter jusqu’à 250 000 EUR, ce qui ferait courir un risque financier plus important à l’éditeur. Il souligne que les requérants ont eu la possibilité de demander des astreintes plus élevées puisqu’il leur aurait suffi d’attaquer les décisions du tribunal régional fixant les astreintes devant la cour d’appel.

56. Le Gouvernement constate que la possibilité de faire exécuter l’interdiction générale de 2005 par l’imposition d’astreintes en cas de non‑respect revêtait un caractère suffisamment préventif. Selon lui, considérer que seule une compensation financière puisse apporter une satisfaction appropriée dans de tels cas serait fondée sur une manière de voir trop économique. La situation dans l’arrêt A. c. Norvège (no 28070/06, 9 avril 2009) serait différente du cas d’espèce car le requérant dans cette affaire n’avait pas eu à sa disposition d’autres voies de protection, sauf la possibilité de demander une compensation pécuniaire. Or, d’après le Gouvernement, les requérants dans la présente affaire ayant bénéficié d’une interdiction de publication générale, le changement de jurisprudence opérée par la Cour fédérale de justice en 2009 n’aurait pas eu d’influence sur leur situation.

57. Le Gouvernement rappelle enfin que la cour d’appel et la Cour fédérale de justice ont montré que la violation du droit au respect à la vie privée des requérants n’avait pas été grave car les requérants ne pouvaient être identifiés qu’en lien avec leurs parents et le texte des reportages qui, eux, ne concernaient pas les requérants, mais leurs parents, l’échec du mariage de ceux-ci et les dispositions professionnelles de leur père.

b) Les requérants

58. Les requérants soutiennent que le Gouvernement méconnaît l’étendue des obligations positives concernant leur droit au respect de la vie privée et familiale. Ils affirment que seule l’allocation d’une compensation pécuniaire aurait pu les protéger effectivement du comportement illicite persistant de l’éditeur de publier des photos malgré l’interdiction prononcée en 2005. Pour eux, les autres moyens de protection prévus en droit allemand auraient été vains : ainsi, une demande de dommages-intérêts ou d’enrichissement sans cause n’aurait pas abouti à défaut d’un dommage matériel ou d’un transfert de patrimoine respectivement ; une demande tendant à la publication d’un droit de réponse, d’un démenti ou d’une rectification n’aurait eu aucun effet vu que les photos n’ont pas répandu des allégations de fait erronées ; une demande de s’abstenir enfin n’aurait pas été effective puisque le jugement du tribunal régional de 2005 n’avait manifestement pas empêché l’éditeur de publier de nouvelles photos.

59. En ce qui concerne la possibilité de demander l’infliction d’astreintes en exécution des jugements de 2005, les requérants font valoir que cette voie les a obligés à déclencher des procédures à leur risque et à leur frais alors que les astreintes infligées ne leur ont pas profité puisqu’elles ont été perçues par le Trésor public. De toute façon, d’après eux, le montant des astreintes était trop faible pour faire cesser le comportement illégal de l’éditeur, comme on a pu le voir dans la présente affaire. Pour les requérants, la conséquence est que la personne lésée par une publication illégale est découragée à faire valoir ses droits ce dont les éditeurs de magazines concernés seraient parfaitement conscients. Ils ajoutent que la possibilité d’obtenir une interdiction générale de publication n’existe plus depuis l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 6 octobre 2009, si bien que l’action en compensation pécuniaire serait devenue le seul moyen de protection effectif.

60. Les requérants précisent que des actions en cessation ne constituent pas une réponse adéquate à l’utilisation de photos sur « le marché des sensations et des émotions » car elles arrivent trop tard et ne sont pas de nature à réparer (intégralement) les effets des violations déjà survenues. Ils réclament que cette lacune doit être comblée par la possibilité d’obtenir une compensation pécuniaire, possibilité qui compléterait les autres moyens existants en droit allemand, comme l’aurait d’ailleurs reconnu la Cour fédérale de justice dans un arrêt du 1995 (paragraphe 44). D’après les requérants, c’est l’existence des deux voies de droit qui assurerait une protection suffisante au regard de l’article 8 de la Convention.

61. Les requérants insistent sur le fait que les photos litigieuses ne contribuent pas à un débat d’intérêt général, mais montrent les requérants dans des situations parents-enfant et ont été prises à l’aide de moyens sophistiqués par des paparazzis dont le comportement intrusif et permanent dans leur vie les auraient empêchés de profiter de leur enfance. Les requérants indiquent qu’ils se sentent humiliés par la publication répétée de photos dont le seul but était d’accroitre le profit de l’éditeur. À ce propos, ils tiennent à souligner que, contrairement à ce que prétend le Gouvernement, ils ont introduit l’action en compensation pécuniaire dans le seul but de prévenir d’autres atteintes à leurs droits. Ils affirment qu’à aucun moment ils auraient cherché à obtenir un avantage patrimonial. Si tel avait été leur intention, ils auraient pu commercialiser leur droit à la personnalité de manière volontaire.

2. Les observations de la tierce partie (Medien Innovation GmbH)

62. La tierce partie qui édite les magazines dans lesquels ont été publiées les photos litigieuses défend les décisions judiciaires rendues dans la présente affaire. Elle observe que le principe en droit allemand qu’une compensation pécuniaire en cas de violation du droit à la personnalité ne peut être allouée que si d’autres voies ne se sont pas avérées effectives, est conforme aux exigences de l’article 8 de la Convention. Elle rappelle que le montant d’une astreinte en cas de non-observation d’une interdiction peut aller jusqu’à 250 000 EUR. D’après elle, après avoir choisi la voie d’exécution de l’interdiction de publication par la fixation d’astreintes, les requérants auraient perdu le droit de réclamer une compensation pécuniaire.

3. L’appréciation de la Cour

63. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image. Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement. La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne, même si cette personne est une personne publique (Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 41, 19 septembre 2013). Dans la mesure où les requérants fondent leur grief aussi sur le droit au respect de leur vie familiale, la question se pose de savoir si et dans quelle mesure la publication d’une photo interfère aussi dans la vie familiale d’une personne lorsque celle-ci personne est montrée en compagnie de ses parents. La Cour estime cependant qu’elle peut laisser ouverte cette question en l’espèce car la publication des photos litigieuses concerne assurément la vie privée des requérants et elle n’aperçoit pas d’aspects relatifs à la vie familiale des requérants qui ne seraient pas couverts par l’analyse de la conformité des décisions litigieuses avec les obligations positives découlant de l’article 8 sous son volet de vie privée (cf., mutatis mutandis, Anayo c. Allemagne, no 20578/07, § 58, 21 décembre 2010).

64. La Cour observe que les requérants ne se plaignent pas d’une action de l’Etat, mais du manquement de celui-ci à les protéger efficacement contre les publications répétées par l’éditeur de photos les montrant en dépit d’une interdiction prononcée à cet effet. Elle rappelle que si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Celles-ci peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre des abus de la part de tiers (Müller c. Allemagne (déc.), no 43829/07, 14 septembre 2010).

65. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives ou négatives. En particulier, la Cour a déjà constaté qu’il existe différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, notamment en ce qui concerne les questions de compensation pour dommage moral (Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, §§ 46-47, 25 novembre 2008, et Biriuk c. Lituanie, no 23373/03, §§ 45-46, 25 novembre 2008 ; voir aussi, mutatis mutandis, Zavoloka c. Lettonie, no 58447/00, § 40, 7 juillet 2009). Par ailleurs, si les autorités nationales étaient amenées à mettre en balance plusieurs droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, notamment les articles 8 et 10 de la Convention, et si cette mise en balance s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, mutatis mutandis, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012 ; Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 88, 7 février 2012).

66. Cette marge va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Von Hannover (no 2) précité, §§ 105 et 102, Axel Springer AG, précité, §§ 86 et 81).

67. La Cour note qu’à la suite de la parution de plusieurs photos dans l’un des magazines de l’éditeur, les requérants ont saisi le tribunal régional de Hambourg qui, par ses jugements du 21 janvier 2005, a constaté une violation du droit à l’image des requérants et a interdit toute future publication de photos montrant les requérants sous peine d’astreintes pouvant allant jusqu’à 250 000 EUR. Puis, après que l’éditeur eut publié d’autres photos en dépit de cette interdiction, le tribunal régional, sur action des requérants, a imposé à l’éditeur des sanctions pécuniaires sous forme de trois astreintes.

68. La question qui se pose dès lors en l’espèce n’est pas celle de savoir si les requérants ont bénéficié d’une protection contre les atteintes non contestées à leur droit au respect de la vie privée, mais si, au regard de l’article 8 de la Convention, la protection accordée, c’est-à-dire la possibilité d’obtenir l’imposition des astreintes contre l’éditeur était suffisante, ou si seulement l’octroi d’une compensation pécuniaire était de nature à procurer aux requérants la protection nécessaire contre l’atteinte à leur droit au respect de la vie privée.

69. À cet égard, les requérants font valoir que le montant des astreintes infligées était insuffisant et, par conséquent, que les tribunaux allemands auraient été tenus de leur accorder la compensation pécuniaire réclamée. Le Gouvernement soutient notamment que l’infliction des astreintes a procuré aux requérants une protection suffisante et souligne par ailleurs que même la condamnation de l’éditeur par le tribunal régional le 11 juillet 2008 au paiement de la compensation pécuniaire réclamée n’a pas empêché l’éditeur à publier d’autres photos par la suite (paragraphes 21 et 22).

70. La Cour note d’abord que lorsque la photo ayant fait l’objet de la deuxième astreinte (« la sixième publication ») fut publiée, il n’existait pas encore de sanction pécuniaire à l’encontre de l’éditeur pour manquement à l’interdiction de publication générale de 2005, parce que les requérants n’avaient pas encore saisi le tribunal régional de leur première demande d’astreinte. Elle relève que le tribunal régional a néanmoins augmenté le montant de la deuxième astreinte par rapport à la première. En ce qui concerne la troisième astreinte concernant la huitième publication, la Cour observe que le montant de celle-ci a été doublé par le tribunal régional par rapport à l’astreinte précédente.

71. La Cour relève ensuite, à l’instar du Gouvernement, que les requérants avaient la possibilité de contester le montant des astreintes fixé par le tribunal régional devant la cour d’appel. Or, force est de constater que les requérants n’ont introduit aucun recours contre les trois décisions d’astreinte dont deux n’ont par ailleurs été confirmées par la cour d’appel que parce que l’éditeur avait formé un recours. La Cour observe notamment que les requérants n’ont pas expliqué pourquoi un tel recours à la cour d’appel aurait été voué à l’échec ou n’aurait pas été capable de remédier à la fixation d’une astreinte à leurs yeux trop faible.

72. La Cour note aussi que les requérants ont retiré leur demande devant le tribunal régional portant sur une quatrième astreinte au motif que cette demande n’avait plus de chance d’aboutir à la suite de l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 6 octobre 2009. Sur ce point, la Cour observe que la jurisprudence de la Cour fédérale de justice mettant en cause la possibilité de prononcer des interdictions de publication générales est antérieure à cet arrêt (voir paragraphe 44). Cela étant, les requérants ont néanmoins obtenu l’infliction d’astreintes à l’encontre de l’éditeur, et notamment l’imposition de la troisième astreinte en juillet 2009. La Cour note par ailleurs que, dans son arrêt du 6 octobre 2009, la Cour fédérale de justice a indiqué que la situation des requérants était différente en raison du caractère définitif de l’interdiction de publication générale prononcée en 2005 (voir paragraphes 36-38), si bien que sa nouvelle jurisprudence ne semble pas avoir nécessairement fait obstacle à l’introduction d’une nouvelle demande d’astreinte après octobre 2009. Au vu de ces circonstances, la Cour ne saurait spéculer ni sur le résultat de la quatrième procédure d’astreinte si les requérants avaient maintenu leur demande, ni sur le résultat d’une éventuelle demande de compensation pécuniaire fondée sur la nouvelle jurisprudence de la Cour fédérale de justice.

73. La Cour note que le résultat des actions dont les requérants ont fait usage était que l’éditeur était obligé de payer des astreintes d’un montant correspondant à environ 68 % de la somme réclamée par les requérants dans la procédure litigieuse. Par ailleurs, la procédure d’astreinte revêtait un caractère rapide et simplifié dans la mesure où le tribunal régional s’était limité à constater que l’éditeur avait enfreint l’interdiction générale de publication tout en ajoutant quelques considérations pour apprécier les montants appropriés – et croissants – des astreintes.

74. Dans ce contexte, la Cour estime aussi nécessaire de prendre en considération la nature des publications litigieuses dont, il convient de le rappeler, l’illégalité a été constatée par les tribunaux internes et n’est pas contestée par les parties. Elle note que la cour d’appel a estimé que si la publication avait enfreint le droit à l’image des requérants, l’ingérence ne revêtait pas une gravité particulière qui aurait justifié ou rendu nécessaire l’octroi d’une compensation financière. La Cour fédérale de justice, quant à elle, a précisé que les requérants (dont les visages n’étaient pas visibles ou pixellisés) ne pouvaient être identifiés sur les photos que par le biais des photos de leurs parents et par les textes accompagnant et que le sujet déterminant des reportages n’était pas les requérants, mais la relation de leurs parents à la suite de l’échec du mariage de ceux-ci. La Cour peut souscrire aux conclusions des tribunaux allemands que la nature des photos publiées ne commandait pas l’octroi d’une compensation supplémentaire. Elle note par ailleurs que, d’après la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (paragraphes 37-38, et aussi 44-46) et contrairement à ce que prétend la tierce partie, la possibilité d’obtenir une compensation pécuniaire n’est pas exclue du seul fait que l’intéressé peut demander l’infliction d’astreintes à l’encontre de l’éditeur, mais que cette question dépend avant tout de la gravité de l’atteinte et de l’ensemble des circonstances de l’affaire.

75. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’on ne saurait soutenir que la protection offerte par les tribunaux allemands aux requérants n’était pas efficace ni suffisante au regard des obligations positives pesant sur l’Etat et qu’elle aurait vidé la substance du droit des requérants au respect de leur vie privée (Armoniené, précité, § 46 ; Biriuk précité, § 45). En particulier, on ne saurait tirer de l’article 8 de la Convention le principe que, pour protéger la vie privée d’une personne de manière effective, la condamnation d’un éditeur au paiement d’une somme pour avoir enfreint une interdiction de publier ne saurait être suffisante que si cette somme revient à la victime, si tant est que l’Etat, dans l’exercice de sa marge d’appréciation qui lui revient dans ce domaine, met à la disposition des personnes lésées d’autres moyens qui peuvent se révéler effectifs et dont on ne saurait dire qu’ils limitent la possibilité d’obtenir le redressement des violations alléguées de manière disproportionnée (cf. Müller précitée).

76. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités allemandes n’ont pas manqué à leurs obligations positives à l’égard des requérants et leur ont procuré une protection suffisante au regard de l’article 8 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cet article.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-161412
Date de la décision : 17/03/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives;Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : KAHN
Défendeurs : ALLEMAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : NESSELHAUF M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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