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15/12/2015 | CEDH | N°001-159590

CEDH | CEDH, AFFAIRE SCHATSCHASCHWILI c. ALLEMAGNE, 2015, 001-159590


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SCHATSCHASCHWILI c. ALLEMAGNE

(Requête no 9154/10)

ARRÊT

STRASBOURG

15 décembre 2015

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Schatschaschwili c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Luis López Guerra,
Päivi Hirvelä,
Khanlar Hajiyev,
Dragoljub Popović,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußberger,
Julia

Laffranque,
Helen Keller,
André Potocki,
Paul Mahoney,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsult...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SCHATSCHASCHWILI c. ALLEMAGNE

(Requête no 9154/10)

ARRÊT

STRASBOURG

15 décembre 2015

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Schatschaschwili c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Luis López Guerra,
Päivi Hirvelä,
Khanlar Hajiyev,
Dragoljub Popović,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußberger,
Julia Laffranque,
Helen Keller,
André Potocki,
Paul Mahoney,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 mars et le 8 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 9154/10) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant géorgien, M. Swiadi Schatschaschwili (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Par une lettre du 29 décembre 2013, l’avocat du requérant a signalé à la Cour que son client l’avait informé que son véritable nom était Avtandil Sisvadze. Le 14 janvier 2014, la Cour a avisé les parties qu’elle continuerait d’intituler l’affaire « Schatschaschwili c. Allemagne », d’après le nom sous lequel le requérant était désigné dans la procédure devant les juridictions internes ainsi que dans la requête introduite par lui devant elle.

3. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me H. Meyer-Mews, avocat à Brême. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mme A. Wittling-Vogel, M. H.-J. Behrens et Mme K. Behr, du ministère fédéral de la Justice et de la Protection du consommateur.

4. Invoquant l’article 6 § 3 d) de la Convention, le requérant se plaignait en particulier de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable en ce que ni lui ni son avocat n’avaient eu, à aucun stade de la procédure pénale dirigée contre lui concernant une infraction qu’il était accusé d’avoir commise à Göttingen en février 2007, la possibilité d’interroger les victimes – seules personnes à avoir été les témoins directs de cette infraction –, dont les dépositions avaient fondé sa condamnation par le tribunal régional de Göttingen.

5. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 15 janvier 2013, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 17 avril 2014, une chambre de cette section, composée de Mark Villiger, président, Angelika Nußberger, Boštjan M. Zupančič, Ann Power-Forde, Ganna Yudkivska, Helena Jäderblom et Aleš Pejchal, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section, a rendu un arrêt déclarant, à l’unanimité, la requête en partie recevable et concluant, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention.

6. Le 15 juillet 2014, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 8 septembre 2014.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Pour les délibérations finales, Jon Fridrik Kjølbro et András Sajó, juges suppléants, ont remplacé Josep Casadevall et Isabelle Berro, empêchés (article 24 § 3 du règlement).

8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont par ailleurs été reçues du gouvernement tchèque, que le président avait autorisé le 3 novembre 2014 à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

9. Le gouvernement géorgien, informé de son droit d’intervenir dans la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 §§ 1 et 4 du règlement) n’a pas exprimé le souhait de s’en prévaloir.

10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 4 mars 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MM.H.-J. Behrens, ministère fédéral de la Justice et de la
protection du consommateur,agent,
H. Satzger, professeur de droit pénal à l’université
de Munich,
F. Zimmermann, assistant juridique à l’université
de Munich,
H. Paetzold, ministère fédéral de la Justice et de la
protection du consommateur,
C. Tegethoff, juge, ministère de la Justice de
Basse-Saxeconseillers ;

– pour le requérant
MM.H. Meyer-Mews, avocat,conseil,
A. Rotter, avocat,
J. Lam, avocat,conseillers.

La Cour a entendu M. Meyer-Mews et M. Behrens en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à des questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. Le requérant est né en 1978. À l’introduction de sa requête, il était détenu à la prison de Rosdorf (Allemagne). Il réside à présent à Khachouri/Sourami (Géorgie).

A. Les événements survenus à Kassel et à Göttingen, tels qu’établis par les juridictions allemandes

1. L’infraction commise à Kassel

12. Le 14 octobre 2006 dans la soirée, le requérant et un complice non identifié cambriolèrent l’appartement, situé à Kassel, de L. et I., deux ressortissantes lituaniennes.

13. Les deux hommes savaient que l’appartement était utilisé à des fins de prostitution et s’attendaient à ce que ses deux occupantes y conservent des objets de valeur et des espèces. Ils y passèrent en début de soirée afin de s’assurer qu’aucun client ni proxénète ne s’y trouvait. Ils revinrent peu après et maîtrisèrent L., qui leur avait ouvert la porte en réponse à leur coup de sonnette. Tenant les deux femmes en joue avec un pistolet à gaz qui ressemblait à une véritable arme, le requérant menaça de les tuer si elles ne lui révélaient pas où elles dissimulaient leur argent. Tandis que son complice surveillait les deux femmes, le requérant rassembla une somme d’environ 1 100 euros (EUR) ainsi que six téléphones portables, qu’il trouva lui-même dans l’appartement ou que les deux femmes lui remirent sous la contrainte.

2. L’infraction commise à Göttingen

14. Le 3 février 2007, le requérant et plusieurs complices effectuèrent un cambriolage en réunion dans l’appartement, situé à Göttingen, de O. et P., deux ressortissantes lettones qui résidaient temporairement en Allemagne et se livraient à la prostitution.

15. Le 2 février 2007 au soir, l’un des deux coaccusés du requérant était passé avec un complice, R., une connaissance de O. et P., à leur appartement en vue de vérifier si les deux femmes étaient ses seules occupantes et s’il s’y trouvait des objets de valeur. Les deux hommes avaient repéré un coffre-fort dans la cuisine.

16. Le 3 février 2007, vers 20 heures, le requérant et un autre complice, B., réussirent à entrer dans l’appartement de O. et P. en se faisant passer pour des clients potentiels, tandis que l’un de leurs coaccusés attendait dans une voiture garée près de l’immeuble où se situait l’appartement et qu’un autre coaccusé était posté devant l’immeuble. Une fois à l’intérieur de l’appartement, B. sortit un couteau qu’il dissimulait dans sa veste. Pour échapper aux deux hommes, P. sauta du balcon qui se trouvait à deux mètres du sol environ et s’enfuit. Le requérant se lança à sa poursuite, mais abandonna après quelques minutes en raison de la présence de passants dans la rue. Il appela alors sur son portable le coaccusé qui attendait devant l’appartement et l’informa qu’une des deux femmes avait sauté du balcon et qu’il n’avait pas réussi à la rattraper. Les deux hommes convinrent d’un lieu de rendez-vous où ses coaccusés devaient prendre le requérant en voiture une fois que B. aurait quitté l’appartement et les aurait rejoints.

17. Pendant ce temps, dans l’appartement, B., après avoir maîtrisé O., menaça de la tuer avec son couteau si elle ne lui révélait pas l’endroit où les deux femmes dissimulaient leur argent ou si elle refusait de lui ouvrir le coffre. Craignant pour sa vie, O. ouvrit le coffre, dans lequel B. prit 300 EUR, et lui donna également le contenu de son porte-monnaie, soit 250 EUR. B. quitta l’appartement vers 20 h 30 en emportant l’argent et le portable de P. ainsi que le téléphone fixe de l’appartement, et rejoignit l’autre coaccusé. Les deux hommes prirent alors le requérant à bord de leur voiture au point de rendez-vous convenu. Vers 21 h 30, P. retrouva O. à l’appartement.

18. Le lendemain matin, O. et P. racontèrent les événements à leur voisine, E. Effrayées, elles quittèrent ensuite leur appartement de Göttingen et demeurèrent plusieurs jours chez leur amie L., l’une des victimes de l’infraction commise à Kassel, à qui elles avaient fait un récit détaillé de l’agression qu’elles avaient subie le lendemain de sa survenue.

B. La procédure d’enquête concernant les événements de Göttingen

19. Le 12 février 2007, L. informa la police de l’infraction dont O. et P. avaient été victimes à Göttingen. Entre le 15 et le 18 février 2007, celles-ci furent interrogées à plusieurs reprises par la police sur les événements des 2 et 3 février 2007. Elles donnèrent lors de ces interrogatoires une version des faits correspondant à la description ci-dessus. Après avoir vérifié les papiers des deux femmes, la police constata qu’elles résidaient et travaillaient en Allemagne en conformité avec le droit de l’immigration et le droit commercial allemands.

20. Les deux témoins ayant fait part pendant les interrogatoires de police de leur intention de repartir en Lettonie dans les jours qui suivaient, le ministère public demanda le 19 février 2007 au juge d’instruction d’entendre les témoins afin d’obtenir une déposition fidèle pouvant être valablement utilisée au futur procès (eine im späteren Hauptverfahren verwertbare wahrheitsgemäße Aussage).

21. En conséquence, le 19 février 2007, O. et P. furent interrogées par un juge d’instruction et donnèrent de nouveau une version des faits correspondant à la description ci-dessus. À ce moment-là, le requérant n’avait pas encore été informé de l’enquête dont il faisait l’objet pour ne pas nuire aux investigations. Aucun mandat d’arrêt n’avait été lancé contre lui et il n’était pas représenté par un avocat. S’appuyant sur l’article 168c du code de procédure pénale (paragraphe 56 ci-dessous), le juge d’instruction décida que le requérant ne devait pas être présent à l’audition de O. et de P., de crainte que celles-ci, qui lui avaient semblé considérablement choquées et angoissées par l’incident, eussent peur de dire la vérité en présence de leur agresseur. Les deux femmes confirmèrent lors de cette audition qu’elles avaient l’intention de repartir en Lettonie dès que possible.

22. O. et P. retournèrent en Lettonie peu après l’audition. Le requérant fut arrêté le 6 mars 2007.

C. Le procès devant le tribunal régional de Göttingen

1. Les tentatives du tribunal pour interroger O. et P. et l’admission de leurs dépositions recueillies avant le procès

23. Le tribunal régional convoqua O. et P. par lettre recommandée à une audience prévue le 24 août 2007. Toutefois, les deux femmes refusèrent de comparaître devant le tribunal régional, se prévalant de certificats médicaux du 9 août 2007 dans lesquels leur état émotionnel et psychologique était qualifié d’instable et de post-traumatique.

24. En conséquence, le 29 août 2007, le tribunal informa O. et P. par une lettre recommandée que, même s’il n’était pas en mesure de les contraindre à comparaître à une audience en Allemagne, il souhaitait les entendre en tant que témoins au procès. Il assura aux deux femmes qu’elles bénéficieraient d’une protection en Allemagne et que tous les frais qu’elles exposeraient pour assister à l’audience leur seraient remboursés. Proposant plusieurs solutions, il les invita à indiquer dans quelles conditions elles seraient disposées à témoigner au procès. Il reçut des accusés de réception pour les deux lettres. P. n’envoya cependant aucune réponse. Pour sa part, O. informa le tribunal régional par écrit qu’elle était toujours traumatisée par l’incident et qu’en conséquence elle n’accepterait ni de comparaître en personne au procès ni d’être entendue par vidéoconférence. Elle indiqua en outre qu’elle n’avait rien à ajouter aux déclarations qu’elle avait faites à la police et au juge d’instruction en février 2007.

25. Le tribunal régional décida néanmoins de solliciter l’assistance des autorités lettones en vertu de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, telle que complétée par la Convention du 29 mai 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne (paragraphes 64-66 ci-dessous), estimant que O. et P. étaient tenues en vertu du droit letton de comparaître devant un tribunal en Lettonie à la suite d’une demande d’entraide judiciaire. Il demanda que les deux femmes fussent convoquées devant une juridiction lettone et qu’une liaison audiovisuelle fût mise en place afin que le président du tribunal régional pût mener l’audition (audiovisuelle Vernehmung). Renvoyant à l’article 6 § 3 d) de la Convention, il estima que l’avocat de la défense et l’accusé, à l’instar des juges et du ministère public, devaient avoir le droit de poser des questions aux témoins pour la première fois.

26. Toutefois, l’audition de O. et de P., fixée par la juridiction lettonne compétente au 13 février 2008, fut annulée peu avant cette date par le président du tribunal letton, lequel estima que les deux femmes, qui avaient de nouveau produit des certificats médicaux, avaient démontré qu’elles souffraient toujours de troubles post-traumatiques en conséquence des événements de Göttingen et que le fait d’y être de nouveau confrontées risquait d’aggraver leur état. D’après le juge letton, O. avait en outre déclaré avoir reçu des menaces des accusés et craindre de ce fait des représailles.

27. Par une lettre du 21 février 2008, le tribunal régional, qui avait obtenu, à sa demande, des copies des certificats médicaux soumis par les témoins à la juridiction lettone, informa son homologue letton que, selon les normes de la procédure pénale allemande, les raisons avancées par les deux femmes n’étaient pas suffisantes pour justifier leur refus de déposer. Le tribunal suggéra au juge letton compétent de faire examiner les témoins par un médecin-conseil (Amtsarzt) ou, à titre subsidiaire, de les contraindre à comparaître. Cette lettre resta sans réponse.

28. Par une décision du 21 février 2008, le tribunal régional, rejetant l’exception d’inadmissibilité des dépositions faites par les témoins antérieurement au procès soulevée par l’avocat d’un des coaccusés du requérant, ordonna que les retranscriptions des interrogatoires de O. et P. par la police et par le juge d’instruction fussent lues à voix haute au procès, conformément à l’article 251 §§ 1, alinéa 2, et 2, alinéa 1, du code de procédure pénale allemand (paragraphe 61 ci-dessous). Il estima qu’il existait des obstacles insurmontables, au sens de cette disposition, empêchant l’audition de ces témoins dans un avenir prévisible vu leur indisponibilité. Il expliqua qu’il n’avait pas été possible d’entendre O. et P. au cours du procès du fait de leur retour dans leur pays, la Lettonie, peu après leurs interrogatoires au stade de l’enquête, et que toutes les tentatives pour qu’elles fussent entendues à l’audience principale, à laquelle il n’était pas en mesure de les obliger à assister, s’étaient révélées vaines. Considérant que les tribunaux avaient l’obligation de mener avec diligence les procédures impliquant des privations de liberté et que les accusés avaient déjà passé un temps considérable en prison, il conclut qu’il ne se justifiait pas de retarder davantage la procédure.

29. Le tribunal régional précisa que rien n’avait laissé présager au stade de l’enquête que O. et P., qui avaient témoigné à plusieurs reprises devant la police puis devant le juge d’instruction, refuseraient de réitérer leurs déclarations lors d’un procès ultérieur. Il estima que, malgré les inconvénients résultant pour la défense de l’admission des dépositions faites par O. et P. au stade de l’enquête, il était possible de conduire le procès dans son ensemble de manière équitable et en conformité avec les exigences de l’article 6 § 3 d) de la Convention.

2. L’arrêt du tribunal régional

30. Par un jugement du 25 avril 2008, le tribunal régional, eu égard aux faits établis par lui, tels que décrits ci-dessus, condamna le requérant, qui avait été représenté par un avocat pendant le procès, à une peine d’emprisonnement de neuf ans et six mois pour deux chefs de cambriolage aggravé avec extorsion de fonds aggravée, commis avec contrainte et en réunion le 14 octobre 2006 à Kassel et le 3 février 2007 à Göttingen.

a) L’appréciation des éléments de preuve disponibles concernant l’infraction commise à Kassel

31. Le tribunal régional fonda ses constatations factuelles concernant la première infraction commise par le requérant à Kassel sur les dépositions faites au procès par les victimes, L. et I., qui avaient identifié le requérant sans la moindre hésitation. Le tribunal régional releva en outre que les déclarations des deux femmes étaient corroborées par les dépositions faites lors du procès par les policiers qui s’étaient rendus sur le lieu de l’infraction et qui avaient interrogé L. et I. au cours de l’enquête préliminaire. Pour le tribunal régional, ces éléments venaient réfuter les allégations du requérant, qui avait à l’origine clamé son innocence puis admis être entré dans l’appartement de L. et I. mais n’avoir fait que subtiliser une somme de 750 EUR aux deux femmes, seul, après s’être disputé avec elles.

b) L’appréciation des éléments de preuve disponibles concernant l’infraction commise à Göttingen

i. Les dépositions de O. et de P.

32. Concernant l’établissement des faits relativement à l’infraction commise à Göttingen, le tribunal régional se fonda en particulier sur les déclarations faites avant le procès au cours des interrogatoires de police et devant le juge d’instruction par les victimes, O. et P., qu’il qualifia de témoins à charge essentiels (maßgebliche Belastungszeuginnen).

33. Dans son jugement de 152 pages, le tribunal régional se déclara conscient de la valeur probante réduite des retranscriptions des dépositions faites par O. et P. avant le procès. Il précisa avoir en outre tenu compte du fait que ni le requérant ni son avocat n’avaient eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger les seuls témoins directs des événements survenus à Göttingen.

34. Le tribunal régional estima qu’il ressortait des retranscriptions des interrogatoires de O. et P. au stade de l’enquête que celles-ci avaient donné des descriptions détaillées et cohérentes des circonstances de l’infraction. Pour lui, les contradictions mineures dans les déclarations des deux femmes pouvaient s’expliquer par leur souci de dissimuler aux autorités leur lieu de résidence et leurs activités ainsi que par la tension psychologique à laquelle elles avaient été soumises pendant et après l’incident. De l’avis du tribunal, les deux femmes avaient eu peur d’avoir des problèmes avec la police et de subir des représailles de la part des cambrioleurs, ce qui expliquait pourquoi elles n’avaient pas porté plainte immédiatement après les événements et pourquoi la police n’avait été informée de l’incident que le 12 février 2007 par leur amie L.

35. Quant au fait que O. et P. n’avaient pas reconnu le requérant parmi les suspects potentiels dont on leur avait montré les photos pendant les interrogatoires de police, le tribunal régional expliqua que l’attention des intéressées pendant l’incident s’était focalisée sur le complice du requérant, qui tenait un couteau, et que celui-ci n’était lui-même resté que peu de temps dans l’appartement. Selon le tribunal, le fait que les deux femmes n’avaient pas identifié le requérant montrait également que, contrairement à ce qu’alléguait la défense, elles n’avaient pas témoigné dans le but d’incriminer l’intéressé. Le tribunal ajouta que le refus des deux femmes de comparaître au procès pouvait s’expliquer par leur malaise à l’idée de devoir se remémorer les événements et d’être interrogées à ce propos, et n’entamait donc pas en soi leur crédibilité.

ii. Les autres éléments de preuve disponibles

36. Pour établir les faits, le tribunal régional tint compte en outre des éléments de preuve suivants : les dépositions au procès de plusieurs témoins à qui O. et P. avaient rapporté l’incident peu après sa survenue, à savoir la voisine des deux femmes, E., et leur amie L., ainsi que les policiers et le juge d’instruction qui avaient interrogé O. et P. avant le procès ; des données géographiques et des informations obtenues au moyen de systèmes d’écoute placés sur les téléphones portables du requérant et de ses coaccusés et d’un récepteur du système de positionnement global par satellite (GPS) placé dans la voiture de l’un des coaccusés ; l’aveu du requérant pendant le procès selon lequel il se trouvait dans l’appartement des victimes au moment des faits ; et les similitudes du mode opératoire suivi pour commettre les infractions à Kassel et à Göttingen.

37. Le tribunal régional souligna que, dès lors qu’il était apparu que O. et P. étaient indisponibles, il avait veillé à ce que fussent entendus au procès le plus grand nombre possible de témoins qui avaient été en contact avec les deux femmes relativement aux événements en cause, et ce pour vérifier la crédibilité de celles-ci.

38. De l’avis du tribunal régional, la concordance entre la description détaillée des événements donnée par O. et P. dans leurs dépositions antérieures au procès et le récit que les deux femmes avaient fait le lendemain matin à leur voisine E. tendait fortement à accréditer leur crédibilité et la véracité de leurs déclarations. Le tribunal évoqua les autres déclarations de E. selon lesquelles, le soir du 3 février 2007 vers 21 h 30, une autre voisine, une femme âgée, qui avait été prise de peur et de colère en voyant P. courir devant sa fenêtre, l’avait appelée et lui avait demandé de l’accompagner à l’appartement des deux femmes pour voir ce qui se passait. O. et P. n’auraient toutefois pas répondu lorsque les deux voisines avaient sonné à leur porte.

39. Le tribunal régional observa en outre que la version des faits donnée par O. et P. coïncidait également avec le souvenir qu’avait L. des conversations qu’elle avait eues avec ses deux amies après l’incident.

40. Le tribunal régional releva par ailleurs que les trois policiers et le juge d’instruction qui avaient interrogé O. et P. au début de la procédure avaient tous déclaré au procès avoir trouvé les deux femmes crédibles.

41. Le tribunal régional indiqua que, étant donné que ni lui-même ni la défense n’avaient eu la possibilité d’observer le comportement des deux témoins principaux lors du procès directement ou au moyen d’une audition par vidéoconférence, il devait examiner avec un soin particulier l’appréciation par les policiers et le juge d’instruction de la crédibilité de ces témoins. Le tribunal ajouta qu’il avait pris en compte les déclarations de la voisine E. et de L., l’amie des deux femmes, en accordant une attention particulière au fait que leurs déclarations constituaient des témoignages par ouï-dire et devaient être évaluées avec un soin particulier.

42. À cet égard, il convenait, selon le tribunal, de prendre en compte le fait que les dépositions de O. et de P. ainsi que les déclarations d’autres témoins ayant déposé au procès étaient corroborées par d’autres éléments de preuve importants et admissibles, tels que les données obtenues au moyen du système d’écoutes placé sur les téléphones portables du requérant et de ses coaccusés et d’un récepteur GPS. Le tribunal précisa que ces informations étaient le fruit des mesures de surveillance effectuées par la police au moment des faits dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte contre les accusés, qui étaient alors soupçonnés de racket et d’extorsion de fonds dans le milieu de la drogue de Göttingen.

43. Selon le tribunal, il ressortait des données de géolocalisation et des enregistrements de deux conversations téléphoniques échangées entre l’un de ses deux coaccusés et le requérant le 3 février 2007 à 20 h 29 et 20 h 31 que ce dernier s’était trouvé dans l’appartement des victimes en compagnie de B., et qu’il avait sauté du balcon afin de poursuivre l’une des deux femmes qui tentait de s’échapper et qu’il n’avait pas réussi à rattraper, tandis que B. était demeuré à l’appartement. Le tribunal indiqua en outre qu’une analyse des données GPS montrait que la voiture de l’un des coaccusés avait stationné près du lieu de l’infraction de 19 h 58 à 20 h 32 le 3 février 2007, soit une durée qui correspondait à l’intervalle de temps pendant lequel le cambriolage en question s’était déroulé.

44. Le tribunal régional ajouta que, si le requérant et ses coaccusés avaient nié avoir participé au cambriolage en tant que tel ou commis un quelconque acte répréhensible prémédité, il ressortait du moins de leurs propres déclarations faites lors du procès que l’un des coaccusés s’était rendu en compagnie de R. à l’appartement de Göttingen la veille de l’incident et que tous les accusés se trouvaient dans la voiture stationnée à proximité de l’appartement des victimes au moment de l’infraction. Il précisa que les accusés avaient commencé par affirmer qu’un autre homme et R. s’étaient trouvés dans l’appartement le lendemain au moment de l’incident. Le requérant avait ensuite changé de version et déclaré que lui-même et B. s’étaient rendus à l’appartement le 3 février 2007 en vue de faire appel aux services de prostitution des deux femmes. Le tribunal indiqua enfin que le requérant avait en outre admis avoir suivi P. lorsqu’elle s’était enfuie par le balcon et avait expliqué avoir agi ainsi afin de l’empêcher d’appeler les voisins ou la police, de peur d’avoir des ennuis en raison de son casier judiciaire et des problèmes qu’il avait eus lors d’un incident similaire avec des prostituées à Kassel.

45. Enfin, le tribunal régional estima que la forte similitude entre les modes opératoires suivis dans les deux cas, où deux femmes, des ressortissantes étrangères travaillant comme prostituées dans un appartement, avait été cambriolées, constituait un élément supplémentaire indiquant que le requérant avait aussi participé à l’infraction commise à Göttingen.

46. De l’avis du tribunal, les éléments de preuve, pris dans leur ensemble, formaient un tableau cohérent et exhaustif des événements, qui corroborait la version de O. et P. et réfutait les récits contradictoires faits par le requérant et ses coaccusés lors du procès.

D. La procédure devant la Cour fédérale de justice

47. Le 23 juin 2008, le requérant, représenté par son avocat, introduisit un pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal régional de Göttingen, dans lequel il se plaignait de n’avoir eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger les seuls témoins directs et essentiels de l’infraction commise à Göttingen, au mépris de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (notamment un arrêt du 25 juillet 2000 – paragraphes 58-59 et 62 ci-dessous), il reprochait aux autorités de poursuite de ne pas avoir demandé, avant l’audition de O. et de P. par le juge d’instruction, la désignation d’un avocat pour le représenter, et estimait en conséquence que les dépositions des deux femmes n’auraient pas dû être admises au procès.

48. Dans ses observations écrites du 9 septembre 2008, le procureur général près la Cour fédérale de justice demanda à celle-ci de rejeter le pourvoi du requérant pour défaut manifeste de fondement par la procédure écrite, conformément à l’article 349 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 63 ci-dessous). Tout en admettant que la procédure s’était caractérisée par une « perte totale du droit du requérant à interroger O. et P. (Totalausfall des Fragerechts), le procureur général estima qu’elle avait été dans l’ensemble équitable et que rien ne justifiait d’exclure les témoignages de O. et de P. des éléments de preuve.

49. Le procureur général estima que le tribunal régional avait apprécié le contenu des retranscriptions des déclarations des témoins, qui avaient été lues à voix haute au procès, de manière particulièrement méticuleuse et critique. Il ajouta que le tribunal ne s’était pas fondé exclusivement ou de façon déterminante sur ces dépositions pour condamner le requérant mais avait pris en compte d’autres éléments significatifs. Selon le procureur général, eu égard à l’existence d’un faisceau de preuves corroborantes, le requérant avait eu amplement la possibilité de mettre en cause la crédibilité des deux témoins à charge et d’assurer effectivement sa défense.

50. Faisant sien le raisonnement du tribunal régional, le procureur général estima en outre que rien ne démontrait que les restrictions au droit de la défense d’interroger O. et P. étaient imputables aux autorités internes. Il soutint que les autorités de poursuite n’étaient pas tenues de désigner un avocat pour représenter le requérant à l’audition devant le juge d’instruction. Pour lui, eu égard au fait que O. et P. avaient constamment coopéré, les autorités n’avaient aucune raison de penser que les deux femmes, même si elles repartaient dans leur pays, ne pourraient plus comparaître pour être interrogées lors du procès, d’autant qu’elles étaient obligées en vertu du droit letton de participer à l’audience, au moins par vidéoconférence.

51. Par une décision du 30 octobre 2008, la Cour fédérale de justice, sur le fondement de l’article 349 § 2 du code de procédure pénale, rejeta le pourvoi du requérant pour défaut manifeste de fondement.

52. Par une décision du 9 décembre 2008 déboutant le requérant, qui se plaignait d’une violation de son droit à être entendu (Anhörungsrüge), la Cour fédérale de justice souligna que toute décision de rejet d’un pourvoi sur le fondement de l’article 349 § 2 du code de procédure pénale comportait nécessairement une référence à la demande motivée du procureur général.

E. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale

53. Dans un recours constitutionnel du 30 décembre 2008 dirigé contre les décisions de la Cour fédérale de justice du 30 octobre et du 9 décembre 2008, le requérant se plaignait notamment, sous l’angle de l’article 6 § 3 d) de la Convention, d’une violation de son droit à un procès équitable et de ses droits de la défense, en ce que ni lui ni son avocat n’avaient eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger O. et P.

54. Par une décision non motivée du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours constitutionnel du requérant (dossier no 2 BvR 78/09).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Dispositions et pratique pertinentes en matière de conduite de l’instruction

55. Selon l’article 160 §§ 1 et 2 du code de procédure pénale, les autorités de poursuite, lorsqu’elles enquêtent sur des faits pouvant impliquer la commission d’une infraction pénale, doivent vérifier non seulement les preuves à charge mais également les preuves à décharge, et doivent veiller à ce que tout élément de preuve susceptible de disparaître soit recueilli.

56. L’article 168c § 2 du code de procédure pénale autorise le procureur, l’accusé et l’avocat de la défense à assister à l’audition d’un témoin menée par un juge avant l’ouverture de la procédure principale. Le juge peut exclure qu’assiste à l’audition un accusé dont la présence mettrait en péril l’objectif de l’enquête, en particulier si l’on peut craindre qu’un témoin ne dise pas la vérité devant l’accusé (article 168c § 3 du code de procédure pénale). Les personnes dont la présence est autorisée reçoivent notification à l’avance de la date fixée pour l’audition. Pareille notification peut être omise si elle risque de compromettre l’enquête (article 168c § 5 du code de procédure pénale).

57. Conformément à l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, l’avocat de la défense peut être désigné pendant la phase d’enquête. Le ministère public exige pareille désignation dans les cas où il estime que l’assistance d’un avocat s’imposera dans la procédure principale. L’assistance d’un avocat est notamment obligatoire lorsque les débats de première instance se déroulent devant le tribunal régional ou lorsque l’accusé doit répondre d’un crime (article 140 § 1, alinéas 1 et 2, du code de procédure pénale).

58. Dans un arrêt de principe du 25 juillet 2000 (publié au recueil officiel, BGHSt 46, pp. 96 et suiv.), la Cour fédérale de justice a estimé qu’en vertu de l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, lu à la lumière de l’article 6 § 3 d) de la Convention, les autorités d’enquête étaient tenues d’envisager la désignation d’un avocat pour tout accusé non représenté lorsqu’un juge d’instruction devait entendre le principal témoin à charge en vue de recueillir sa déposition et que l’accusé lui-même était absent de cette audition.

59. La Cour fédérale de justice a souligné que le respect du droit de contre-interrogatoire exigeait que l’avocat ainsi désigné eût la possibilité de discuter de l’affaire avec son client avant l’audition du témoin par le juge d’instruction, afin d’être en mesure de poser les bonnes questions. La haute juridiction a indiqué également que la désignation d’un avocat pour représenter l’accusé ne s’imposait pas s’il existait des raisons valables de ne pas notifier à l’avocat la tenue de l’audition devant le juge d’instruction, ou si le délai supplémentaire causé par la désignation et la participation d’un avocat risquait de compromettre l’enquête. Par ailleurs, dans l’affaire dont elle était saisie, la Cour fédérale de justice n’a pas eu à examiner s’il était nécessaire de désigner un avocat pour défendre l’accusé lorsqu’une simple discussion sur l’affaire avant l’audition entre l’avocat et son client pouvait nuire à l’enquête.

B. Dispositions et pratique pertinentes en matière de conduite du procès

60. L’article 250 du code de procédure pénale énonce le principe selon lequel, lorsque la preuve d’un fait se fonde sur l’expérience directe d’une personne, celle-ci doit être interrogée au cours du procès et son audition ne peut pas être remplacée par la lecture à voix haute de la retranscription d’une audition antérieure ou d’une déposition écrite.

61. L’article 251 du code de procédure pénale comporte plusieurs exceptions à ce principe. En application de l’article 251 § 1, alinéa 2, l’audition d’un témoin peut être remplacée par la lecture à voix haute de la retranscription d’une autre audition si le témoin est décédé ou si, pour une autre raison, il ne peut être entendu par le tribunal dans un délai raisonnable. L’article 251 § 2, alinéa 1, dispose que, dans le cas où le témoin a précédemment été entendu par un juge, son audition peut être remplacée par la lecture à voix haute de la retranscription de l’audition précédente ; cela vaut également si une maladie, une infirmité ou d’autres obstacles insurmontables empêchent le témoin de comparaître à l’audience principale pendant une période longue ou indéterminée.

62. Dans son arrêt susmentionné du 25 juillet 2000 (paragraphes 58-59 ci-dessus), la Cour fédérale de justice a estimé que si, contrairement à ce que prévoyait l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, aucun avocat n’était désigné pour représenter l’accusé, les éléments de preuve obtenus pendant l’audition par le juge d’instruction n’étaient pas exclus mais voyaient leur valeur probante réduite. La haute juridiction a expliqué qu’il fallait avoir égard à l’ensemble de la procédure et que, en règle générale, une condamnation pouvait se fonder sur la déposition d’un témoin que la défense n’avait pas pu contre-interroger mais uniquement si la déposition en question était corroborée par d’autres éléments significatifs sans lien avec celle-ci. Pour la Cour fédérale de justice, le tribunal du fond devait en outre apprécier les éléments de preuve avec un soin particulier, en ayant également égard au fait que la déposition du juge d’instruction lors du procès constituait un témoignage par ouï-dire.

C. Disposition concernant les pourvois en cassation

63. Aux termes de l’article 349 § 2 du code de procédure pénale, sur demande motivée du ministère public, la juridiction compétente pour connaître d’un pourvoi en cassation peut rejeter celui-ci sans débats si elle l’estime manifestement mal fondé. La décision doit être unanime.

III. DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

64. L’entraide judiciaire en matière pénale entre l’Allemagne et la Lettonie est régie en particulier par la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, complétée par la Convention du 29 mai 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne.

65. L’article 10 de la Convention du 29 mai 2000 prévoit la possibilité d’entendre des témoins par vidéoconférence. Une telle audition a lieu en présence d’une autorité judiciaire de l’État membre requis et est effectuée par l’autorité judiciaire de l’État membre requérant. La personne à entendre peut invoquer le droit de ne pas témoigner qui lui serait reconnu par la loi soit de l’État membre requis, soit de l’État membre requérant (article 10 § 5). Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour que, lorsque des témoins sont entendus sur son territoire et refusent de témoigner alors qu’ils sont tenus de le faire, son droit national s’applique comme il s’appliquerait si l’audition avait lieu dans le cadre d’une procédure nationale (article 10 § 8).

66. Aux termes de l’article 8 de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959, un témoin qui n’aura pas déféré à une citation à comparaître par la partie requérante ne pourra être soumis à aucune sanction, à moins qu’il ne se rende par la suite de son plein gré sur le territoire de la partie requérante et qu’il n’y soit régulièrement cité à nouveau.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION

67. Le requérant allègue un manque d’équité de l’instance pénale dirigée contre lui et une violation du principe de l’égalité des armes en ce que ni lui ni son avocat n’ont eu à aucun stade de la procédure la possibilité d’interroger O. et P., les victimes et seules personnes à avoir été directement témoins de l’infraction qu’il aurait commise à Göttingen en février 2007. Il invoque l’article 6 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

68. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. L’arrêt de la chambre

69. La chambre a conclu à la non-violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention.

70. Appliquant les principes dégagés par la Cour dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011), la chambre a conclu que la non-comparution des témoins au procès se justifiait par un motif sérieux et que le tribunal régional avait déployé des efforts raisonnables pour que ceux-ci puissent être entendus. Pour elle, l’échec de toutes les tentatives en ce sens n’était pas imputable à cette juridiction. La chambre a en outre estimé que, si les dépositions de ces témoins n’avaient pas constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, elles avaient manifestement revêtu un poids considérable lorsqu’il s’était agi d’établir la culpabilité de l’intéressé.

71. Toutefois, selon la chambre, il existait suffisamment d’éléments de nature à contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission des dépositions des deux victimes de l’infraction. La chambre a estimé que le tribunal régional s’était conformé aux garanties procédurales prévues par le droit interne. Elle a relevé qu’en vertu de l’article 168c du code de procédure pénale (paragraphe 56 ci-dessus), l’accusé et l’avocat de la défense étaient en règle générale autorisés à assister à l’audition d’un témoin par un juge dans la phase préalable au procès. Cependant, la chambre a estimé que la décision d’exclure que le requérant, qui à ce moment-là n’était pas représenté par un avocat, assiste à l’audition de O. et de P. par le juge d’instruction était justifiée au regard de l’article 168c § 3 du code de procédure pénale, jugeant bien fondées les préoccupations du juge d’instruction, lequel redoutait que les suspects n’exercent des pressions sur les deux témoins dès lors qu’eux-mêmes ou leurs avocats auraient été informés de l’audition et ainsi compromettent les investigations en cours. En outre, elle a pris note de l’observation du Gouvernement selon laquelle, au moment de l’audition devant le juge d’instruction, il n’était pas possible de prévoir que les deux femmes, qui avaient déjà déposé à plusieurs reprises, refuseraient de comparaître au procès.

72. La chambre a en outre observé que le tribunal régional, conscient de la valeur probante réduite des dépositions faites par O. et P. avant le procès, les avait examinées de manière approfondie, et avait aussi eu égard aux déclarations de deux autres témoins, E. et L., auxquelles les victimes s’étaient confiées directement après l’incident. Pour la chambre, les déclarations cohérentes de O. et P. étaient corroborées par les données factuelles obtenues au moyen de la mise sur écoute des téléphones portables du requérant et de ses coaccusés et de la surveillance GPS, ainsi que par le propre aveu du requérant selon lequel il se trouvait bien dans l’appartement des victimes au moment de l’incident. La chambre a ajouté que la similitude entre les modes opératoires suivis lors des infractions de Kassel et de Göttingen venait également à l’appui des constatations du tribunal. Elle a donc conclu que la procédure dans son ensemble avait revêtu un caractère équitable.

B. Observations des parties

1. Le requérant

73. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, le requérant allègue qu’il y a eu violation de son droit à un procès équitable, notamment de son droit d’interroger les témoins à charge, en ce que ni lui ni son avocat n’auraient eu, à aucun stade de la procédure, la possibilité d’interroger O. et P., deux témoins essentiels.

a) Principes applicables

74. Dans ses observations à la Grande Chambre, le requérant convient que les principes dégagés par la Cour dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité) sont applicables en l’espèce. Il soutient que, selon cette jurisprudence, le fait de ne pas donner à la défense la possibilité de contre-interroger un témoin à charge emporte violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention, sauf circonstances exceptionnelles.

b) Sur le point de savoir si l’absence de O. et P. au procès se justifiait par un motif sérieux

75. Le requérant estime que la non-comparution de O. et P. à son procès ne se justifiait par aucun motif sérieux. Il remarque que les troubles psychologiques prétendument causés aux deux femmes par les événements de Göttingen ne les ont nullement empêchées de faire des dépositions devant la police et devant le juge d’instruction au stade de l’enquête. Il ajoute que le tribunal régional de Göttingen a lui-même estimé qu’il ne s’agissait pas d’une raison suffisante pour dispenser les deux femmes d’assister au procès. De l’avis du requérant, les autorités nationales auraient dû mener d’autres tentatives, notamment par le biais de négociations bilatérales organisées avec la Lettonie à un niveau politique, pour faire en sorte que ces témoins viennent à la barre.

c) Sur le point de savoir si les dépositions des témoins absents ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant

76. Le requérant explique que sa condamnation s’est fondée au moins dans une mesure déterminante sur les dépositions de O. et de P., les seules personnes à avoir été témoins oculaires des événements survenus à Göttingen. Il assure que si les dépositions de O. et de P. avaient été écartées, sa culpabilité n’aurait pas pu être établie sur la base des autres éléments de preuve disponibles.

d) Sur le point de savoir s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense

77. Le requérant est d’avis qu’il n’y a eu aucun élément compensateur de nature à contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’absence des témoins au procès.

78. Selon le requérant, le tribunal régional n’a pas apprécié les dépositions de O. et de P. avec une prudence particulière. Il n’aurait pas pris en compte le fait que la non-comparution des deux femmes à l’audience, sans excuse valable, compromettait leur crédibilité. De plus, l’existence d’autres témoignages par ouï-dire et la possibilité pour lui d’interroger le juge d’instruction n’auraient pas constitué des éléments compensateurs suffisants pour assurer l’égalité des armes pendant la procédure. Le requérant estime que l’obligation pour le ministère public de vérifier tant les preuves à charge que les preuves à décharge posée par les règles de la procédure pénale allemande (paragraphe 55 ci-dessus) n’a pas compensé l’impossibilité où il s’est trouvé de contre-interroger les témoins à charge, les autorités de poursuite n’ayant pas, selon lui, vérifié les preuves à décharge dans son affaire.

79. Le requérant se plaint notamment d’avoir été privé d’une garantie procédurale prévue par le droit interne et censée protéger ses droits de la défense, arguant qu’aucun avocat le représentant n’a pu assister à l’audition de O. et de P. par le juge d’instruction. Or, d’après lui, en vertu des dispositions applicables du code de procédure pénale (article 141 § 3 combiné avec l’article 140 – paragraphe 57 ci-dessus), telles qu’interprétées par la Cour fédérale de justice (dans l’arrêt rendu le 25 juillet 2000 par cette juridiction – paragraphes 58-59 et 62 ci-dessus), le ministère public était tenu de désigner un avocat pour le représenter dès le stade de l’enquête. Il précise que cette mesure aurait dû être prise avant l’audition par le juge d’instruction des principaux témoins à charge, audition à laquelle il a été exclu qu’il participe en application de l’article 168c § 3 du code de procédure pénale. En pareil cas, l’avocat de la défense serait en droit d’assister à l’audition du témoin en vertu de l’article 168c § 2 du code de procédure pénale (sauf dans les circonstances énumérées à l’article 168c § 5 qui, d’après le requérant, ne s’appliquent pas en l’espèce). Le requérant renvoie aux constatations de la Cour dans son arrêt Hümmer c. Allemagne (no 26171/07, §§ 42 et suiv., 19 juillet 2012) pour étayer ses arguments.

80. Le requérant indique qu’en pratique les témoins ne sont entendus par le juge d’instruction au cours de l’enquête en plus de l’interrogatoire de police que s’il existe un risque que des preuves disparaissent. Il explique que les retranscriptions des auditions par le juge d’instruction peuvent être lues à voix haute et admises à titre de preuves au procès dans des conditions moins strictes que celles valant pour les interrogatoires de police (article 251 §§ 1 et 2 du code de procédure pénale – paragraphe 61 ci-dessus). Dès lors, la présence de l’accusé et de son avocat aux auditions conduites par un juge d’instruction, conformément à l’article 168c § 2 du code de procédure pénale, serait essentielle afin de garantir le droit de l’accusé protégé par l’article 6 § 3 d) de la Convention.

81. Le requérant soutient qu’il n’était pas justifié de lui dénier ce droit simplement parce que le juge d’instruction avait eu la fausse impression que O. et P. avaient peur de témoigner en sa présence ou même en présence de son avocat, estimant qu’il n’avait rien fait pour motiver de telles craintes. Cet argument ne serait quoi qu’il en soit pas de nature à justifier de les exclure, lui et son avocat, de l’audition car il existait divers moyens d’apaiser ces craintes. Étant donné que O. et P. devaient quitter l’Allemagne peu après leur audition par le juge d’instruction, il aurait été possible de désigner un avocat pour représenter le requérant juste avant cette audition et d’arrêter celui-ci juste avant sa tenue, ce qui aurait permis à lui-même ou au moins à son représentant d’interroger les deux femmes en personne sans que celles-ci n’aient à redouter des manœuvres d’intimidation.

82. Selon le requérant, les autorités d’enquête étaient en mesure de prévoir que O. et P., qui étaient susceptibles d’être sanctionnées en vertu du droit commercial ou du droit fiscal à raison de leurs activités de prostitution, ne seraient probablement plus disponibles pour témoigner dans le cadre de la procédure dirigée contre lui en Allemagne. Le requérant explique qu’il n’avait néanmoins aucune raison de demander que le juge d’instruction entende une deuxième fois les témoins en sa présence après son arrestation puisqu’il était parti du principe qu’il pourrait les contre-interroger lors du procès ; les deux femmes auraient quoi qu’il en soit déjà quitté l’Allemagne au moment de son arrestation.

2. Le Gouvernement

83. Pour le Gouvernement, la procédure pénale dirigée contre le requérant était conforme à l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, même si le requérant n’a eu, à aucun stade de la procédure, la possibilité de contre-interroger O. et P.

a) Principes applicables

84. Le Gouvernement ne voit aucune raison de renforcer ou de modifier les principes établis par la Cour dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité), lesquels, selon lui, sont applicables en l’espèce et prévoient la possibilité de se dispenser du contre-interrogatoire de témoins dans certains cas. À son avis, il faudrait faire preuve de souplesse en transposant dans les droits continentaux les conclusions énoncées par la Cour dans cet arrêt, rendu dans un contexte de common law. Même si ces principes étaient appliqués, la portée des exceptions à la règle du contre-interrogatoire serait susceptible d’être plus large dans les systèmes de droit continentaux, tel l’ordre juridique allemand. Au sein de celui-ci, l’évaluation de la fiabilité des preuves serait effectuée dans une plus large mesure par des juges professionnels rompus à cet exercice, et l’appréciation des preuves apparaîtrait de manière beaucoup plus claire dans le raisonnement des décisions de justice.

85. Le Gouvernement ajoute qu’une étude de droit comparé commandée par lui montre qu’aucune des Parties contractantes à la Convention dotée d’un système de droit pénal comparable au système allemand n’accorde au défendeur un droit illimité de contre-interroger les témoins à charge à l’audience. De plus, dans de nombreux autres systèmes juridiques, il ne serait pas interdit d’avoir recours aux retranscriptions d’auditions antérieures même dans les cas où l’accusé n’a pas été en mesure d’interroger le témoin concerné à ce stade.

b) Sur le point de savoir si l’absence de O. et P. au procès se justifiait par un motif sérieux

86. Le Gouvernement estime que la non-comparution de O. et P. au procès se justifiait par un motif sérieux au sens de la jurisprudence de la Cour. D’après lui, le tribunal régional a déployé tous les efforts raisonnables pour que les deux femmes, qui résidaient et travaillaient légalement en Allemagne, puissent être entendues en personne lors du procès ou être interrogées dans le cadre d’une vidéoconférence avec l’aide des juridictions lettones. Le Gouvernement rappelle que le tribunal a convoqué les intéressées à une audience et que, après réception des certificats médicaux transmis par les deux femmes, celui-ci a de nouveau tenté d’obtenir leur présence en les informant qu’elles seraient protégées et en leur demandant de préciser les conditions dans lesquelles elles seraient disposées à témoigner. Il assure que le tribunal régional n’avait pas la compétence nécessaire pour contraindre les deux témoins – des ressortissantes lettones résidant en Lettonie – à comparaître à une audience en Allemagne, les mesures coercitives étant interdites par l’article 8 de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale (paragraphe 66 ci-dessus).

87. Le Gouvernement indique que le tribunal régional a alors demandé aux autorités lettones, conformément aux règles applicables en matière d’entraide judiciaire, de faire convoquer les témoins par un tribunal en Lettonie en vue d’organiser une audition par vidéoconférence. Le tribunal letton aurait toutefois annulé l’audition après une discussion préliminaire avec les témoins, qui auraient de nouveau présenté des certificats médicaux. La demande adressée par le tribunal régional à la juridiction lettone pour la prier de vérifier les motifs donnés par O. et P. pour refuser de témoigner, ou d’envisager d’autres moyens de les interroger, serait restée sans réponse. Pour le Gouvernement, rien n’indique qu’il aurait été possible d’organiser l’audition des deux femmes en recourant à d’autres moyens, par exemple des négociations bilatérales au niveau politique, éventualité que le requérant aurait du reste mentionnée pour la première fois dans la procédure devant la Cour.

c) Sur le point de savoir si les dépositions des témoins absents ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant

88. Le Gouvernement observe que, selon l’avis du tribunal régional, décisif à cet égard, les dépositions faites par O. et P. ont été « pertinentes » (maßgeblich) pour fonder la condamnation du requérant. Il ajoute que d’autres éléments de preuve importants ont cependant aussi été produits, notamment les résultats des mesures de surveillance policière et les déclarations du requérant lui-même, qui ont permis de vérifier la véracité des dépositions des deux témoins. La question de savoir si, à la lumière de ces autres éléments, les dépositions en question s’analysent en une « preuve déterminante » au sens de la jurisprudence de la Cour n’a selon lui pas besoin d’être tranchée : le Gouvernement estime en effet qu’en tout état de cause, il existait en l’espèce des éléments compensateurs suffisants, comme cela doit être le cas, pour contrebalancer l’impossibilité pour la défense d’interroger les témoins.

d) Sur le point de savoir s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense

89. Le Gouvernement soutient que l’impossibilité pour le requérant d’interroger O. et P. a été suffisamment compensée par l’attitude du tribunal régional, qui s’est livré à une appréciation exhaustive et critique de la crédibilité des dépositions en cause. Pour lui, le tribunal régional a évalué les témoignages des deux témoins à charge avec une prudence particulière, notamment en comparant les déclarations faites par les deux femmes lors de leurs différents interrogatoires.

90. Le Gouvernement soutient qu’en vertu des règles de la procédure pénale allemande, tant le tribunal que le ministère public étaient tenus de vérifier les éléments à charge et ceux à décharge, ce qui, à ses yeux, permettait de compenser en partie l’impossibilité pour un accusé de contre-interroger un témoin à charge.

91. Pour vérifier la véracité des dépositions de O. et de P., le tribunal régional se serait appuyé sur un grand nombre d’éléments de preuve venant corroborer les dépositions litigieuses, y compris des témoignages par ouï-dire et des données concrètes fiables obtenues à la faveur des mesures de surveillance dont le requérant avait fait l’objet. Il se serait notamment agi de l’analyse des données de géolocalisation issues du téléphone portable de l’intéressé et de l’enregistrement d’une conversation téléphonique intervenue entre lui et l’un de ses coaccusés au moment de l’infraction, dans laquelle il aurait décrit comment l’une des deux femmes avait sauté du balcon pour lui échapper et comment il l’avait poursuivie.

92. Le Gouvernement rappelle que le requérant a eu de plus la possibilité de contre-interroger pratiquement toutes les personnes qui avaient entendu les deux femmes au stade de l’enquête ainsi que de contester leur crédibilité. Il précise que ces mêmes personnes ont également été interrogées par le tribunal régional sur le comportement et l’état émotionnel des deux témoins pendant ces auditions.

93. Au sujet de l’impossibilité pour le requérant et son avocat d’interroger les témoins O. et P. au stade de l’enquête, le Gouvernement plaide que le juge d’instruction a exclu la participation du requérant à l’audition conformément à l’article 168c § 3 du code de procédure pénale afin d’assurer la protection des deux femmes et de veiller à l’établissement de la vérité. Il explique que O. et P., qui avaient très peur des auteurs du cambriolage, n’auraient pas fait des dépositions complètes et fiables sur l’incident en présence du requérant. Pour le Gouvernement, les intéressées avaient des raisons légitimes de craindre des représailles de sa part, étant donné que le requérant était soupçonné d’avoir commis un cambriolage similaire à Kassel.

94. Le Gouvernement ajoute que, comme les témoins avaient des motifs de redouter que l’avocat désigné pour représenter le requérant n’informât celui-ci de l’audition et des déclarations qu’elles feraient à cette occasion, la présence de l’avocat aurait également incité les deux femmes à se taire ou à faire des déclarations inexactes. Il rappelle qu’en vertu de l’article 168c § 5 du code de procédure pénale le tribunal du fond n’était pas tenu de notifier la tenue de l’audition à l’avocat qui aurait été désigné pour représenter le requérant s’il estimait qu’une telle notification risquait de compromettre les résultats de l’enquête. Invoquant la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (notamment l’arrêt rendu le 25 juillet 2000 par cette juridiction – paragraphes 58-59 et 62 ci-dessus), le Gouvernement soutient que, dès lors, la désignation d’un avocat et la présence de celui-ci à l’audition devant le juge d’instruction n’étaient pas requises.

95. Le Gouvernement observe qu’à la suite de son arrestation le requérant n’a pas demandé à ce que les deux femmes fussent de nouveau interrogées en sa présence pendant la phase d’enquête. Il souligne qu’il n’était pas prévisible que O. et P. refuseraient de comparaître au procès étant donné que le requérant et ses complices, qui étaient alors en détention, représentaient un risque moindre pour les deux femmes. Quoi qu’il en soit, le requérant n’aurait jamais introduit une quelconque demande énonçant les questions qu’il aurait souhaité poser aux témoins, dont l’identité et le sort lui étaient connus, ou les fondements sur lesquels il aurait souhaité contester leur crédibilité.

3. Le gouvernement tchèque, tiers intervenant

96. Le gouvernement tchèque estime que la présente affaire offre à la Cour la possibilité de préciser et d’affiner les principes dégagés dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité). Il estime que les critères relatifs à l’admission des dépositions de témoins absents, élaborés dans cet arrêt dans le contexte d’un système de common law, ne sont pas pleinement transposables dans les systèmes de droit continentaux. À son avis, la Cour devrait tenir compte des spécificités de l’ordre juridique concerné.

97. Pour le tiers intervenant, la Cour, avant d’examiner s’il existait des motifs sérieux justifiant l’admission à titre de preuve de la déposition d’un témoin absent (il se réfère à cet égard à l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, précité, § 120), devrait d’abord vérifier si la déposition litigieuse a constitué la preuve unique ou déterminante ayant motivé la condamnation de l’accusé, ainsi qu’elle l’aurait fait, par exemple, dans les affaires Sarkizov et autres c. Bulgarie (nos 37981/06 et 3 autres, § 58, 17 avril 2012) et Damir Sibgatullin c. Russie (no 1413/05, §§ 54-56, 24 avril 2012). Dans une situation où la déposition d’un témoin absent ne revêt pas un caractère déterminant, il serait inutile de démontrer l’existence d’un motif sérieux de ne pas accorder à la défense la possibilité d’interroger ce témoin. De plus, le gouvernement tchèque estime que la Cour devrait préciser si elle admet toujours que le principe « à l’impossible nul n’est tenu » constitue une bonne raison d’admettre à titre de preuve la déposition d’un témoin absent. Pour le tiers intervenant, cela est particulièrement pertinent dans le cas d’un témoin qui a quitté le pays, situation dans laquelle les juridictions nationales n’auraient pas le pouvoir d’employer des moyens coercitifs pour assurer la présence de celui-ci au procès.

98. Le gouvernement tchèque soutient en outre que c’est aux juridictions nationales qu’il appartient d’apprécier l’importance de la déposition d’un témoin pour l’issue de l’affaire. Il explique que si la Cour devait procéder à une analyse détaillée du caractère déterminant ou du degré d’importance de la preuve en question, cela pourrait entrer en conflit avec la marge d’appréciation laissée aux autorités internes et avec le principe selon lequel la Cour ne saurait jouer le rôle d’une quatrième instance.

99. De l’avis du gouvernement tchèque, l’approche relativement souple adoptée par la Cour dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité) quant à la question de la preuve unique ou déterminante nuit à la prévisibilité de sa jurisprudence. Par ailleurs, le tiers intervenant souhaiterait que la Cour précise quels sont les éléments pouvant être considérés comme suffisamment compensateurs en sorte de prévenir toute violation de l’article 6 de la Convention.

C. Appréciation de la Grande Chambre

1. Rappel des principes pertinents

a) Principes généraux

100. La Cour rappelle que les exigences du paragraphe 3 d) de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118) ; elle examinera donc le grief du requérant sous l’angle de ces deux textes combinés (Windisch c. Autriche, 27 septembre 1990, § 23, série A no 186, et Lüdi c. Suisse, 15 juin 1992, § 43, série A no 238).

101. Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (voir, entre autres, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010, et autres références). Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, et vérifie le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 163 et 175, CEDH 2010), ainsi que, si nécessaire, des droits des témoins (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118, et autres références, et Hümmer, précité, § 37).

102. Les principes qu’il convient d’appliquer dans toute affaire où le tribunal admet à titre de preuves les déclarations antérieures d’un témoin à charge n’ayant pas comparu au procès ont été résumés et précisés dans l’arrêt (précité) rendu par la Grande Chambre le 15 décembre 2011 en l’affaire Al-Khawaja et Tahery.

103. La Cour a rappelé dans cet arrêt que l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118).

104. À cet égard, la Cour souligne l’importance du stade de l’enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase fixent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008). Si l’article 6 de la Convention a pour finalité principale, au pénal, d’assurer un procès équitable devant un « tribunal » compétent pour décider du « bien-fondé de l’accusation », il n’en résulte pas qu’il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. Ainsi, l’article 6 – spécialement son paragraphe 3 – peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès (Salduz, précité, § 50, avec un renvoi à Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275).

105. Cependant, l’emploi à titre de preuves de dépositions remontant à la phase de l’enquête de police et de l’instruction ne se heurte pas en soi aux paragraphes 1 et 3 d) de l’article 6, sous réserve du respect des droits de la défense. En règle générale, ceux‑ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118, et autres références ; voir également A.G. c. Suède (déc.), no 315/09, 10 janvier 2012, et Trampevski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 4570/07, § 44, 10 juillet 2012).

106. Dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery, la Cour a conclu que l’admission à titre de preuve de la déposition faite avant le procès par un témoin absent de celui-ci et constituant l’élément à charge unique ou déterminant n’emportait pas automatiquement violation de l’article 6 § 1. Elle a expliqué qu’une application rigide de la règle de la « preuve unique ou déterminante » (selon laquelle un procès n’est pas équitable si la condamnation de l’accusé repose uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions de témoins qu’à aucun stade de la procédure il n’a pu interroger – ibidem, §§ 128 et 147) irait à l’encontre de la manière dont elle aborde traditionnellement le droit à un procès équitable au titre de l’article 6 § 1, à savoir en examinant si la procédure dans son ensemble a revêtu un caractère équitable. La Cour a cependant ajouté que, eu égard aux risques inhérents aux dépositions de témoins absents, l’admission d’une preuve de ce type est un facteur très important à prendre en compte dans l’appréciation de l’équité globale de la procédure (ibidem, §§ 146-147).

107. Selon les principes dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention d’une procédure dans laquelle les déclarations d’un témoin qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé pendant le procès sont utilisées à titre de preuves comporte trois étapes (ibidem, § 152). La Cour doit rechercher :

i. s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition (ibidem, §§ 119-125) ;

ii. si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation (ibidem, §§ 119 et 126-147) ; et

iii. s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (ibidem, § 147).

108. S’agissant de l’applicabilité des principes exposés ci-dessus dans le contexte des divers types d’ordres juridiques des États contractants, en particulier des systèmes de common law et des systèmes de droit continentaux, la Cour rappelle que, s’il importe qu’elle tienne compte des différences significatives qui peuvent exister entre les divers systèmes juridiques et les procédures qu’ils prévoient, notamment quant à la recevabilité des preuves dans les procès pénaux, il reste que, lorsqu’elle examine la question du respect ou non des paragraphes 1 et 3 d) de l’article 6 dans une affaire donnée, elle doit appliquer les mêmes critères d’appréciation quel que soit l’ordre juridique dont émane l’affaire (ibidem, § 130).

109. De plus, dans des affaires issues d’une requête individuelle, la Cour n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation pertinente. Elle doit au contraire se limiter autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont elle est saisie (voir, parmi beaucoup d’autres, N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 56, CEDH 2002‑X, et Taxquet, précité, § 83). Lorsqu’elle examine une affaire, la Cour tient évidemment compte des différences qui existent entre les systèmes juridiques des Parties contractantes à la Convention s’agissant de questions telles que l’admission de la déposition d’un témoin absent et le besoin consécutif de garanties pour assurer l’équité de la procédure. En l’espèce, elle aura dûment égard à de telles différences lorsqu’elle recherchera, en particulier, s’il existait des éléments suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission des témoignages non vérifiés (comparer avec Al-Khawaja et Tahery, précité, § 146).

b) Relation entre les trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery

110. La Cour estime que l’application des principes élaborés dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery et dans sa jurisprudence ultérieure dénote un besoin de clarification de la relation entre les trois étapes susmentionnées du critère Al-Khawaja et Tahery s’agissant d’examiner la conformité avec la Convention d’un procès dans le cadre duquel des dépositions non vérifiées de témoins à charge ont été admises à titre de preuves. Il est évident que chacune des trois étapes de ce critère doit faire l’objet d’un examen si – comme dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery – elle répond par l’affirmative à la question soulevée au regard de la première étape (celle de savoir si l’absence du témoin au procès se justifiait par un motif sérieux) et à celle qui se pose dans le cadre de la deuxième étape (le point de savoir si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur) (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 120 et 147). La Cour est cependant appelée à indiquer s’il lui faut se livrer à un examen de l’ensemble des trois étapes également dans les affaires où elle répond par la négative à la question posée pour la première étape ou à celle relative à la deuxième étape, ainsi qu’à préciser l’ordre dans lequel elle doit se pencher sur ces différentes étapes.

i. Sur le point de savoir si l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin emporte en soi violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d)

111. Concernant le point de savoir si l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin au procès (première étape du critère Al-Khawaja et Tahery) emporte en soi violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) sans qu’il soit nécessaire d’examiner les deuxième et troisième étapes de ce critère, la Cour observe que, dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery, elle a estimé que le point de savoir s’il y avait de bonnes raisons d’admettre la déposition d’un témoin absent était une « question préliminaire » qu’il fallait examiner avant de rechercher si le témoignage en question s’analysait en une preuve unique ou déterminante (ibidem, § 120). Elle y a également dit que, dans des affaires où la déposition du témoin absent n’avait pas revêtu le caractère d’une preuve unique ou déterminante, elle avait conclu à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) au motif qu’il n’avait pas été démontré que l’impossibilité faite à la défense d’interroger le témoin était justifiée par un motif sérieux (ibidem, avec d’autres références).

112. La Cour observe que l’exigence relative à la justification de la non‑comparution d’un témoin a été élaborée dans sa jurisprudence en lien avec la question de savoir si la condamnation de l’accusé reposait uniquement ou dans une mesure déterminante sur la déposition d’un témoin absent (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 128). Elle rappelle que son arrêt Al-Khawaja et Tahery, dans lequel elle s’est écartée de la règle de la « preuve unique ou déterminante », était motivé par la volonté d’abandonner une règle s’appliquant de manière automatique et de revenir à un examen traditionnel de l’équité globale de la procédure (ibidem, §§ 146-147). Toutefois, on en arriverait à la création d’une nouvelle règle automatique si un procès devait être considéré comme inéquitable pour la seule raison que la non-comparution du témoin ne se justifiait par aucun motif sérieux, même si la preuve non vérifiée n’était ni unique ni déterminante, voire était sans incidence pour l’issue de l’affaire.

113. La Cour relève que, dans un certain nombre d’affaires postérieures à l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, elle a examiné l’équité du procès de manière globale, en ayant égard aux trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery (Salikhov c. Russie, no 23880/05, §§ 118-119, 3 mai 2012, Asadbeyli et autres c. Azerbaïdjan, nos 3653/05 et 5 autres, § 134, 11 décembre 2012, Yevgeniy Ivanov c. Russie, no 27100/03, §§ 45-50, 25 avril 2013, et Şandru c. Roumanie, no 33882/05, §§ 62-70, 15 octobre 2013). Toutefois, dans d’autres affaires, l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin à charge lui a suffi pour conclure à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) (Rudnichenko c. Ukraine, no 2775/07, §§ 105-110, 11 juillet 2013, et Nikolitsas c. Grèce, no 63117/09, § 35, 3 juillet 2014, même si, dans cette dernière affaire, la Cour a examiné les autres étapes du critère Al-Khawaja et Tahery – ibidem, §§ 36‑39). Dans d’autres affaires encore, elle a adopté une approche plus nuancée et a considéré l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin à charge comme un élément décisif pour conclure au manque d’équité du procès, sauf si la déposition du témoin absent était manifestement hors de propos pour l’issue de l’affaire (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, §§ 709-716, 25 juillet 2013, Cevat Soysal c. Turquie, no 17362/03, §§ 76-79, 23 septembre 2014, et Suldin c. Russie, no 20077/04, §§ 56-59, 16 octobre 2014). Au vu de ce qui précède (paragraphes 111-112 ci-dessus), la Grande Chambre estime que l’absence de motif sérieux justifiant la non‑comparution d’un témoin ne peut en soi rendre un procès inéquitable. Cela étant, le manque de motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin à charge constitue un élément de poids s’agissant d’apprécier l’équité globale d’un procès ; pareil élément est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d).

ii. Sur la question de savoir si des éléments compensateurs suffisants sont quand même nécessaires lorsque le témoignage non vérifié ne constituait pas l’élément à charge unique ou déterminant

114. Dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery, la Cour s’est penchée sur la nécessité de la présence d’éléments compensateurs suffisants pour garantir une appréciation équitable et correcte de la fiabilité des dépositions de témoins absents dans des cas où la condamnation de l’accusé avait reposé exclusivement ou dans une mesure déterminante sur des preuves de ce type (ibidem, § 147).

115. Quant à la question de savoir s’il faut vérifier l’existence d’éléments compensateurs suffisants même dans les cas où le poids donné à la déposition d’un témoin absent n’a pas atteint le seuil requis pour que celle-ci puisse être considérée comme la preuve unique ou déterminante ayant motivé la condamnation du défendeur, la Cour rappelle qu’elle juge nécessaire, en règle générale, d’examiner l’équité de la procédure dans son ensemble. Cela inclut traditionnellement un examen tant de l’importance pour l’accusation des déclarations non vérifiées que des mesures prises par les autorités judiciaires afin de compenser les difficultés causées à la défense (Gani c. Espagne, no 61800/08, § 41, 19 février 2013, avec de nombreuses références ; voir également Fąfrowicz c. Pologne, no 43609/07, §§ 58-63, 17 avril 2012, Sellick et Sellick c. Royaume-Uni (déc.), no 18743/06, §§ 54-55, 16 octobre 2012, concernant les déclarations de témoins absents qualifiées d’« importantes », Beggs c. Royaume-Uni (déc.), no 15499/10, §§ 156-159, 16 octobre 2012, concernant la déposition d’un témoin absent considérée comme n’étant qu’une preuve circonstancielle parmi d’autres, Štefančič c. Slovénie, no 18027/05, §§ 42‑47, 25 octobre 2012, concernant la déposition d’un témoin absent décrite comme l’un des éléments sur lesquels se fondait la condamnation du requérant, et Garofolo c. Suisse (déc.), no 4380/09, §§ 52 et 56-57, 2 avril 2013 ; mais voir également Matytsina c. Russie, no 58428/10, §§ 164-165, 27 mars 2014, et Horncastle et autres c. Royaume-Uni, no 4184/10, §§ 150-151, 16 décembre 2014, deux affaires dans lesquelles la Cour, au vu du peu d’importance du témoignage du témoin absent, n’a pas recherché s’il existait des éléments compensateurs).

116. Le souci de la Cour étant de s’assurer que la procédure dans son ensemble était équitable, elle doit vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants non seulement dans les affaires dans lesquelles les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur, mais aussi dans celles où, après avoir apprécié l’évaluation faite par les tribunaux internes de l’importance de pareilles dépositions (selon le processus décrit en détail au paragraphe 124 ci-dessous), elle juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission pouvait avoir causé des difficultés à la défense. La portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendra de l’importance que revêtent les déclarations du témoin absent. Plus cette importance est grande, plus les éléments compensateurs devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable.

iii. Sur l’ordre des trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery

117. La Cour relève que dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery, précitée, elle a estimé que le point de savoir si la non-comparution du témoin se justifiait par un motif sérieux (première étape), et donc s’il y avait de bonnes raisons d’admettre à titre de preuve la déposition de ce témoin, constituait une question préliminaire qu’il fallait examiner avant de rechercher si le témoignage en question s’analysait en une preuve unique ou déterminante (deuxième étape – ibidem, § 120). Le terme « préliminaire », dans ce contexte, peut s’entendre en un sens temporel : le tribunal du fond doit tout d’abord décider s’il existe un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et si, en conséquence, la déposition du témoin absent peut être admise. Ce n’est qu’une fois cette déposition admise à titre de preuve que le tribunal du fond peut apprécier, à la fin du procès et eu égard à l’ensemble des éléments de preuve administrés, l’importance de la déposition du témoin absent et, en particulier, la question de savoir si cette déposition constitue l’élément unique ou déterminant pour condamner le défendeur. Du poids de la déposition faite par le témoin absent dépendra le degré d’importance que devront revêtir les éléments compensateurs (troisième étape) afin de garantir l’équité du procès dans son ensemble.

118. Dans ces conditions, il sera en règle générale pertinent d’examiner les trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery dans l’ordre défini dans cet arrêt (paragraphe 107 ci-dessus). Toutefois, les trois étapes du critère sont interdépendantes et, prises ensemble, servent à établir si la procédure pénale en cause a été globalement équitable. Il peut donc être approprié, dans une affaire donnée, d’examiner ces étapes dans un ordre différent, notamment lorsque l’une d’elles se révèle particulièrement probante pour déterminer si la procédure a été ou non équitable (voir à cet égard, par exemple, Nechto c. Russie, no 24893/05, §§ 119-125 et 126-127, 24 janvier 2012, Mitkus c. Lettonie, no 7259/03, §§ 101-102 et 106, 2 octobre 2012, Gani, précité, §§ 43-45, et Şandru, précité, §§ 62-66 ; dans toutes ces affaires, la deuxième étape, c’est-à-dire la question de savoir si les déclarations du témoin absent constituaient l’élément à charge unique ou déterminant, a été examinée avant la première étape, c’est-à-dire la question de l’existence d’un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin).

c) Principes relatifs à chacune des trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery

i. Sur le point de savoir si l’absence d’un témoin au procès se justifiait par un motif sérieux

119. Pareil motif doit exister du point de vue du tribunal du fond, c’est-à-dire que celui-ci doit avoir eu de bonnes raisons, factuelles ou juridiques, de ne pas assurer la comparution du témoin au procès. S’il y avait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin au sens ainsi défini, il s’ensuit qu’il existait une raison valable ou une justification pour que le tribunal du fond admît à titre de preuve la déposition non vérifiée du témoin absent. La non-comparution d’un témoin à un procès peut s’expliquer par diverses raisons, par exemple la peur ou le décès de l’intéressé (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 120-125), des raisons de santé (voir, par exemple, Bobeş c. Roumanie, no 29752/05, § 39, 9 juillet 2013, Vronchenko c. Estonie, no 59632/09, § 58, 18 juillet 2013, et Matytsina, précité, § 163), ou encore l’impossibilité d’entrer en contact avec le témoin.

120. Dans les affaires concernant l’absence d’un témoin pour cette dernière raison, la Cour exige du tribunal du fond qu’il ait fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour assurer la comparution de l’intéressé (Gabrielyan c. Arménie, no 8088/05, § 78, 10 avril 2012, Tseber c. République tchèque, no 46203/08, § 48, 22 novembre 2012, et Kostecki c. Pologne, no 14932/09, § 65-66, 4 juin 2013). L’impossibilité pour les juridictions internes d’entrer en contact avec le témoin concerné ou le fait que celui-ci ait quitté le territoire du pays dans lequel l’instance est conduite ont été jugés insuffisants en soi pour satisfaire à l’article 6 § 3 d), lequel exige des États contractants qu’ils prennent des mesures positives pour permettre à l’accusé d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge (Gabrielyan, précité, § 81, Tseber, précité, § 48, et Lučić c. Croatie, no 5699/11, § 79, 27 février 2014). Pareilles mesures relèvent en effet de la diligence que les États contractants doivent déployer pour assurer la jouissance effective des droits garantis par l’article 6 (Gabrielyan, précité, § 81, et autres références), faute de quoi l’absence du témoin est imputable aux autorités internes (Tseber, précité, § 48, et Lučić, précité, § 79).

121. Il n’appartient pas à la Cour de dresser la liste des mesures concrètes devant être prises par les juridictions internes pour que l’on puisse dire que celles-ci ont déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles afin de garantir la comparution d’un témoin qu’elles ne sont finalement pas parvenues à localiser (Tseber, précité, § 49). Il est clair en revanche qu’elles doivent avoir recherché activement le témoin avec l’aide des autorités nationales, notamment de la police (Salikhov, précité, §§ 116-117, Prăjină c. Roumanie, no 5592/05, § 47, 7 janvier 2014, et Lučić, précité, § 79), et, en règle générale, avoir eu recours à l’entraide judiciaire internationale lorsque le témoin en question résidait à l’étranger et que pareil mécanisme était disponible (Gabrielyan, § 83, Fąfrowicz, § 56, Lučić, § 80, et Nikolitsas, § 35, tous précités).

122. Pour que les autorités soient considérées comme ayant déployé tous les efforts raisonnables pour assurer la comparution d’un témoin, il faut aussi que les tribunaux internes aient procédé à un contrôle minutieux des raisons données pour justifier l’incapacité du témoin à assister au procès, en tenant compte de la situation particulière de l’intéressé (Nechto, § 127, Damir Sibgatullin, § 56, et Yevgeniy Ivanov, § 47, tous précités).

ii. Sur le point de savoir si la déposition du témoin absent constituait le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur

123. Quant à la question de savoir si la déposition d’un témoin absent admise en tant que preuve a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur (deuxième étape du critère Al-Khawaja et Tahery), la Cour rappelle que le mot « unique » renvoie à une preuve qui est la seule à peser contre un accusé (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 131). Le mot « déterminante » doit être pris dans un sens étroit, comme désignant une preuve dont l’importance est telle qu’elle est susceptible d’emporter la décision sur l’affaire. Si la déposition d’un témoin n’ayant pas comparu au procès est corroborée par d’autres éléments, l’appréciation de son caractère déterminant dépendra de la force probante de ces autres éléments : plus celle-ci sera importante, moins la déposition du témoin absent sera susceptible d’être considérée comme déterminante (ibidem).

124. La Cour n’étant pas censée s’ériger en juge de quatrième instance (Nikolitsas, précité, § 30), pour décider si la condamnation d’un requérant se fondait exclusivement ou dans une mesure déterminante sur les déclarations de témoins absents, elle doit partir des décisions des tribunaux internes (Beggs, § 156, Kostecki, § 67, et Horncastle et autres, §§ 141 et 150, tous précités). Elle doit vérifier l’évaluation des tribunaux internes à la lumière de l’acception qu’elle donne aux termes « preuve unique » et « preuve déterminante » et s’assurer par elle-même que l’évaluation faite par les tribunaux internes du poids de la preuve n’était pas inacceptable ou arbitraire (McGlynn c. Royaume-Uni (déc.), no 40612/11, § 23, 16 octobre 2012, et Garofolo, précité, §§ 52-53). Elle doit également se livrer à sa propre appréciation de l’importance accordée à la déposition du témoin absent si les juridictions internes n’ont pas indiqué leur position à cet égard ou si celle-ci n’est pas claire (Fąfrowicz, précité, § 58, Pichugin c. Russie, no 38623/03, §§ 196‑200, 23 octobre 2012, Tseber, précité, §§ 54‑56, et Nikolitsas, précité, § 36).

iii. Sur le point de savoir s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense

125. Quant à la question de savoir s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission comme preuve de témoignages non vérifiés (troisième étape du critère Al-Khawaja et Tahery), la Cour rappelle que ces éléments compensateurs doivent permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de pareille preuve (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 147).

126. La Cour a considéré comme une garantie importante le fait que les juridictions internes se soient penchées avec prudence sur les déclarations non vérifiées d’un témoin absent (comparer avec Al-Khawaja et Tahery, précité, § 161, Gani, précité, § 48, et Brzuszczyński c. Pologne, no 23789/09, §§ 85‑86, 17 septembre 2013). Les tribunaux doivent avoir démontré qu’ils étaient conscients de la valeur réduite des déclarations du témoin absent (comparer avec Al-Khawaja et Tahery, précité, § 157, et Bobeş, précité, § 46). Dans ce contexte, la Cour examine si les juridictions internes ont expliqué en détail pourquoi elles considéraient que ces déclarations étaient fiables, tout en tenant compte des autres éléments de preuve disponibles (Brzuszczyński, précité, §§ 85-86 et 89, Prăjină, précité, § 59, et Nikolitsas, précité, § 37). De même, la Cour a égard aux instructions données au jury par le juge du fond quant à la façon d’aborder la déposition d’un témoin absent (voir, par exemple, Sellick et Sellick, précité, § 55).

127. Par ailleurs, la diffusion à l’audience d’un enregistrement vidéo de l’interrogatoire au stade de l’enquête du témoin absent, si cela est possible, constitue une garantie supplémentaire de nature à permettre au tribunal, au ministère public et à la défense d’observer le comportement du témoin pendant l’interrogatoire et de se former leur propre opinion quant à sa fiabilité (A.G. c. Suède, décision précitée, Chmura c. Pologne, no 18475/05, § 50, 3 avril 2012, D.T c. Pays-Bas (déc.), no 25307/10, § 50, 2 avril 2013, Yevgeniy Ivanov, précité, § 49, Rosin c. Estonie, no 26540/08, § 62, 19 décembre 2013, et Gonzáles Nájera c. Espagne (déc.), no 61047/13, § 54, 11 février 2014).

128. La production au procès d’éléments de preuve venant corroborer la déposition non vérifiée constitue une autre garantie de grand poids (voir, entre autres, Sică c. Roumanie, no 12036/05, §§ 76-77, 9 juillet 2013, Brzuszczyński, précité, § 87, et Prăjină, précité, §§ 58 et 60). Parmi ces éléments on peut citer notamment des déclarations faites au procès par des personnes auxquelles le témoin absent a rapporté les événements immédiatement après leur survenue (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 156, McGlynn, précité, § 24, D.T. c. Pays-Bas, décision précitée, § 50, et Gonzáles Nájera, décision précitée, § 55), la collecte d’autres preuves factuelles en rapport avec l’infraction, notamment des données médicolégales (voir, par exemple, McGlynn, précité, § 24, concernant des données ADN), ou des expertises relatives aux blessures ou à la crédibilité de la victime (comparer avec Gani, § 48, Gonzáles Nájera, § 56, et Rosin, § 61, tous précités). La Cour a en outre considéré comme un facteur important venant à l’appui de la déposition d’un témoin absent l’existence de fortes similitudes entre la description faite par le témoin absent de l’infraction qu’il alléguait avoir été dirigée contre lui et celle faite par un autre témoin, avec lequel rien n’indiquait qu’il y eût eu collusion, d’une infraction comparable commise par le même défendeur. Cela vaut d’autant plus si ce dernier témoin dépose au procès et que sa fiabilité est vérifiée par un contre-interrogatoire (comparer avec Al-Khawaja et Tahery, précité, § 156).

129. De plus, dans les cas où un témoin est absent et ne peut être interrogé au procès, la possibilité offerte à la défense de poser ses propres questions au témoin indirectement, par exemple par écrit, au cours du procès constitue une garantie importante (Yevgeniy Ivanov, précité, § 49, et Scholer c. Allemagne, no 14212/10, § 60, 18 décembre 2014).

130. Le fait d’avoir donné au requérant ou à son avocat la possibilité d’interroger le témoin au stade de l’enquête constitue également une solide garantie permettant de compenser les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission au procès de dépositions non vérifiées (voir, entre autres, A.G. c. Suède, décision précitée, Gani, précité, § 48, et Şandru, précité, § 67). À cet égard, la Cour a jugé que, dès lors que les autorités d’enquête avaient estimé au stade de l’enquête qu’un témoin ne serait pas entendu au procès, il était essentiel de donner à la défense la possibilité de poser des questions à la victime pendant l’enquête préliminaire (Rosin, précité, §§ 57 et suiv., en particulier §§ 57 et 60, et Vronchenko, précité, §§ 61 et 63, ces deux affaires portant sur l’absence au procès de la victime mineure d’une infraction sexuelle en vue de la protection du bien-être de l’enfant ; comparer aussi avec Aigner c. Autriche, no 28328/03, §§ 41-42, 10 mai 2012, et Trampevski, précité, § 45). Pareilles auditions dans la phase antérieure au procès sont au demeurant souvent organisées en vue de prévenir le risque qu’un témoin crucial ne soit pas disponible pour venir à la barre (Chmura, précité, § 51).

131. Le défendeur doit en outre se voir offrir la possibilité de donner sa propre version des faits et de mettre en doute la crédibilité du témoin absent en soulignant toute incohérence ou contradiction avec les déclarations d’autres témoins (Aigner, précité, § 43, D.T. c. Pays-Bas, décision précitée, § 50, Garofolo, précité, § 56, et Gani, précité, § 48). Lorsque l’identité du témoin est connue de la défense, celle-ci est en mesure d’identifier et d’analyser les motifs que le témoin peut avoir de mentir, et donc de contester sa crédibilité de manière effective même en son absence, bien que dans une mesure moindre qu’au cours d’une confrontation directe (Tseber, § 63, Garofolo, § 56, Sică, § 73, et Brzuszczyński, § 88, tous précités).

2. Application de ces principes en l’espèce

a) Sur le point de savoir si l’absence au procès de O. et P. se justifiait par un motif sérieux

132. En l’espèce, la Cour examinera tout d’abord si, du point de vue du tribunal du fond, il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution au procès des témoins à charge O. et P. et si, en conséquence, ce tribunal avait une raison valable ou une justification pour admettre à titre de preuves les dépositions non vérifiées des témoins absents (paragraphe 119 ci-dessus).

133. Pour déterminer si le tribunal régional avait de bonnes raisons factuelles ou juridiques de ne pas assurer la présence de O. et P. au procès, la Cour relève d’emblée que, comme le souligne à juste titre le requérant, cette juridiction n’a pas admis que l’état de santé ou les craintes des deux témoins les exonéraient de venir à la barre.

134. La Cour en veut pour preuve le fait que le tribunal régional, par une lettre du 29 août 2007, a invité les deux femmes, qui résidaient en Lettonie, à comparaître à l’audience, alors même qu’elles avaient précédemment refusé de répondre à la convocation du tribunal, se prévalant de certificats médicaux dans lesquels leur état émotionnel et psychologique était qualifié d’instable et de post-traumatique (paragraphes 23-24 ci-dessus). De plus, à la suite de l’annulation de l’audience par le tribunal letton, devant lequel O. et P. avaient de nouveau produit des certificats médicaux indiquant qu’elles souffraient toujours de troubles post-traumatiques, le tribunal régional a informé la juridiction lettone que, selon les normes de la procédure pénale allemande, les raisons avancées par les deux témoins n’étaient pas suffisantes pour justifier leur refus de déposer. Le tribunal régional a donc suggéré au juge letton compétent de faire vérifier l’état de santé et la capacité à témoigner des deux femmes par un médecin-conseil ou, à titre subsidiaire, de les contraindre à comparaître devant lui. La juridiction lettone n’a pas répondu à ces suggestions (paragraphes 26-27 ci-dessus).

135. Ce n’est qu’après que ces efforts pour organiser une audition de O. et de P. en personne se furent révélés vains que le tribunal régional a estimé qu’il existait des obstacles insurmontables l’empêchant de les entendre dans un avenir proche. Conformément à l’article 251 §§ 1, alinéa 2, et 2, alinéa 1, du code de procédure pénale, le tribunal régional a donc admis à titre de preuves les retranscriptions des auditions de O. et de P. conduites au stade de l’enquête (paragraphe 28 ci-dessus). Le tribunal régional a ainsi pris cette mesure non pas en raison de l’état de santé ou des craintes des deux femmes (soit un motif substantiel ou factuel), mais à cause de l’impossibilité pour lui d’entrer en contact avec les témoins dès lors qu’il n’avait pas le pouvoir d’obliger les intéressées à comparaître (soit un motif procédural ou juridique).

136. Ainsi qu’il est requis dans les affaires concernant l’absence d’un témoin à charge du fait qu’il est impossible d’entrer en contact avec lui, la Cour doit examiner si la juridiction du fond a déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle pour assurer la comparution de l’intéressé (paragraphe 120 ci-dessus). Elle relève à cet égard que le tribunal régional a pris des mesures positives considérables pour permettre à la défense, au tribunal lui-même et au ministère public d’interroger O. et P.

137. En effet, après avoir examiné d’un œil critique les raisons données par les deux femmes, telles que mentionnées dans les certificats médicaux soumis par elles, pour justifier leur refus d’assister au procès en Allemagne et après avoir estimé, comme dit ci-dessus, que ces raisons étaient insuffisantes pour justifier leur non-comparution, le tribunal régional a pris contact avec chacune d’elles pour leur proposer différentes options de nature à leur permettre de venir témoigner, options que les deux femmes ont déclinées.

138. Le tribunal régional a alors eu recours à l’entraide judiciaire internationale et a demandé que O. et P. fussent convoquées devant une juridiction lettone pour que le président du tribunal régional pût les entendre par vidéoconférence et pour permettre à la défense de les contre‑interroger. Or l’audience a été annulée par la juridiction lettone, qui a admis le refus des deux femmes de déposer sur la base des certificats médicaux qu’elles avaient soumis. Après s’être de nouveau livré à un examen critique – comme mentionné ci-dessus – des raisons données par les intéressées pour justifier leur incapacité à comparaître, le tribunal régional a été jusqu’à suggérer à la juridiction lettone de faire vérifier l’état de santé des témoins par un médecin-conseil ou de les contraindre à comparaître, suggestions qui sont restées sans réponse (voir, pour plus de détails, les paragraphes 23-27 ci-dessus).

139. Au vu de ces éléments, la Grande Chambre, souscrivant à l’avis de la chambre à cet égard, estime que le tribunal régional a déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui dans le cadre juridique existant (paragraphes 64-66 ci-dessus) pour assurer la présence de O. et de P. au procès. Cette juridiction ne disposait d’aucun autre moyen raisonnable dans son ressort, sur le territoire allemand, pour garantir la comparution des deux femmes, des ressortissantes lettones résidant dans leur pays natal. La Cour estime en particulier que rien n’indique que la juridiction du fond aurait pu obtenir l’audition des témoins dans un délai raisonnable à l’issue de négociations bilatérales conduites à un niveau politique avec la République de Lettonie, comme le suggère le requérant. Conformément à l’adage « à l’impossible nul n’est tenu », l’absence des deux témoins n’était donc pas imputable à la juridiction nationale.

140. Dès lors, il existait un motif sérieux, du point de vue de la juridiction du fond, justifiant la non-comparution de O. et P. et, en conséquence, l’admission à titre de preuves des dépositions qu’elles avaient faites à la police et au juge d’instruction au stade antérieur au procès.

b) Sur le point de savoir si les dépositions des témoins absents ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant

141. Pour déterminer le degré d’importance des dépositions des témoins absents et, en particulier, si ces dépositions ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, la Cour doit avoir égard avant tout à l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales. Elle relève que le tribunal régional a considéré O. et P. comme des témoins à charge essentiels (maßgebliche Belastungszeuginnen), mais qu’il s’est appuyé sur d’autres éléments de preuve à sa disposition (paragraphes 32 et 36 ci-dessus). La Cour fédérale de justice a pour sa part rejeté le pourvoi du requérant en se référant de manière générale au raisonnement énoncé devant elle par le procureur général. Celui-ci a estimé que ces dépositions n’avaient pas constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant puisque le tribunal régional avait pris ses conclusions en s’appuyant sur d’autres éléments de preuve significatifs (paragraphe 49 ci-dessus).

142. La Cour constate que, si les juridictions internes n’ont pas considéré les dépositions de O. et de P. comme l’élément à charge unique (c’est-à-dire le seul), elles n’ont pas indiqué clairement si elles considéraient ces dépositions comme « déterminantes », au sens qu’elle a donné à ce terme dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (qui a lui-même été rendu après l’adoption des décisions des juridictions internes en l’espèce), c’est-à-dire comme une preuve dont l’importance est telle qu’elle est susceptible d’emporter la décision sur l’affaire (paragraphe 123 ci-dessus). À cet égard, la qualification de « maßgeblich » donnée aux témoins (terme pouvant être traduit par « essentiel », mais aussi par « important », « significatif » ou « déterminant ») n’est pas dénuée d’ambiguïté. Par ailleurs, la référence générale faite par la Cour de justice fédérale au raisonnement exposé par le procureur général, lequel a considéré que les dépositions des témoins n’avaient pas constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant (paragraphe 49 ci-dessus), ne saurait être comprise comme signifiant que cette juridiction a souscrit à tous les arguments avancés par le procureur.

143. Pour sa propre appréciation, à la lumière des constatations des juridictions internes, de l’importance qu’ont revêtue les dépositions litigieuses, la Cour doit avoir égard à la force probante des autres éléments à charge administrés (paragraphe 123 ci-dessus). Elle observe que le tribunal régional avait à sa disposition, en particulier, les autres éléments suivants concernant l’infraction : les témoignages par ouï-dire livrés au procès par la voisine E. et l’amie L. des deux femmes et rapportant le récit que O. et P. leur avait fait des événements du 3 février 2007 ; le propre aveu du requérant, lequel a admis lors du procès qu’il se trouvait bien dans l’appartement de O. et P. au moment des faits et qu’il avait sauté du balcon pour se lancer à la poursuite de P. ; les données de géolocalisation et les enregistrements de deux conversations téléphoniques entre le requérant et l’un de ses coaccusés concomitantes aux événements en question, qui révélaient que le requérant se trouvait dans un appartement situé dans le périmètre où l’infraction avait été commise et qu’il avait sauté du balcon pour poursuivre l’une des occupantes qui s’enfuyait ; les données GPS révélant que la voiture de l’un des coaccusés était stationnée près de l’appartement des deux femmes au moment des faits ; et, enfin, les éléments de preuve relatifs à l’infraction commise à Kassel le 14 octobre 2006 par le requérant et un complice.

144. Eu égard à ces éléments de preuve, la Cour ne peut que constater que O. et P. étaient les seuls témoins oculaires de l’incident en question. Les preuves disponibles en dehors de leurs dépositions étaient soit uniquement des témoignages par ouï-dire, soit de simples éléments circonstanciels d’ordre technique ou autre qui, en soi, ne permettaient pas d’établir de manière probante qu’il y avait eu cambriolage et extorsion de fonds. Dans ces conditions, la Cour estime que les dépositions des témoins absents ont été « déterminantes », c’est-à-dire susceptibles d’emporter la décision sur l’affaire.

c) Sur le point de savoir s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense

145. La Cour doit en outre se pencher sur une troisième étape, à savoir l’existence ou non d’éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission des preuves déterminantes émanant des témoins absents. Ainsi qu’il est démontré ci-dessus (paragraphes 125-131), les éléments suivants sont pertinents à cet égard : la façon dont le tribunal du fond a abordé les preuves non vérifiées, l’administration d’autres éléments à charge et la valeur probante de ceux-ci, et les mesures procédurales prises en vue de compenser l’impossibilité de contre-interroger directement les deux témoins au procès.

i. La façon dont le tribunal du fond a abordé les preuves non vérifiées

146. S’agissant de l’attitude des juridictions internes envers les dépositions de O. et de P., la Cour observe que le tribunal régional a abordé celles-ci avec prudence : il a noté expressément dans son jugement qu’il s’était vu contraint d’examiner avec un soin particulier la crédibilité des deux femmes puisque ni la défense ni lui-même n’avaient été en mesure de mettre en cause et d’observer leur comportement lors du procès.

147. La Cour constate à cet égard que le tribunal régional n’a pas pu visionner au cours du procès un enregistrement vidéo de l’audition des témoins devant le juge d’instruction, cette audition n’ayant pas été enregistrée. Elle relève que dans différents ordres juridiques les juridictions du fond ont recours à cette possibilité (voir les exemples donnés au paragraphe 127 ci-dessus), qui leur permet, à elles comme à la défense et au ministère public, d’observer le comportement des témoins pendant qu’ils sont interrogés et de se faire une idée plus précise de la crédibilité des intéressés.

148. Dans son jugement soigneusement motivé, le tribunal régional a clairement reconnu être conscient que les dépositions, non vérifiées, avaient une valeur probante réduite. Il a comparé le contenu des différentes déclarations formulées par O. et P. au stade de l’enquête et a constaté que les deux femmes avaient donné des descriptions détaillées et cohérentes des circonstances de l’infraction. Il a estimé que les contradictions mineures dans les déclarations des intéressées pouvaient s’expliquer par leur souci de ne pas dévoiler leurs activités professionnelles aux autorités. Il a en outre observé que le fait que O. et P. n’avaient pas identifié le requérant montrait qu’elles n’avaient pas témoigné dans le but de l’incriminer.

149. La Cour remarque en outre que le tribunal régional, quand il a évalué la crédibilité des témoins, s’est aussi penché sur différents aspects de leur comportement relativement à leurs déclarations. Ainsi, la juridiction interne a pris en compte le fait que les deux femmes n’avaient pas immédiatement rapporté l’incident à la police et qu’elles avaient refusé sans excuse valable de venir à la barre. Elle a estimé que ce comportement pouvait s’expliquer par plusieurs raisons – à savoir la peur des intéressées de rencontrer des problèmes avec la police ou d’être victimes de représailles de la part des auteurs de l’infraction, ainsi que leur malaise à l’idée de devoir se remémorer les événements et d’être interrogées à ce propos – et n’entamait donc pas leur crédibilité.

150. Vu ce qui précède, la Cour estime que le tribunal régional s’est livré à un examen méticuleux de la crédibilité des témoins absents et de la fiabilité de leurs dépositions. Elle relève à cet égard que sa tâche consistant à contrôler la façon dont la juridiction du fond a abordé l’élément de preuve non vérifié se trouve en l’espèce facilitée par le fait que le tribunal régional, comme c’est l’usage dans les systèmes de droit continentaux, a motivé son appréciation des preuves administrées devant lui.

ii. Disponibilité et valeur probante des autres éléments à charge

151. La Cour observe en outre que le tribunal régional, comme indiqué ci-dessus (paragraphes 143-144), a disposé d’autres témoignages par ouï‑dire et d’autres preuves circonstancielles à charge qui venaient à l’appui des dépositions faites par O. et P.

iii. Mesures procédurales destinées à compenser l’impossibilité de contre-interroger directement les témoins au procès

152. La Cour constate que le requérant a eu la possibilité – dont il s’est prévalu – de donner sa propre version des faits survenus le 3 février 2007, ainsi que de mettre en doute la crédibilité des témoins absents, dont il connaissait l’identité, également en contre-interrogeant les autres personnes qui ont livré des témoignages par ouï-dire lors du procès.

153. La Cour observe cependant que le requérant n’a pas pu interroger indirectement O. et P., par exemple en leur posant des questions écrites. De plus, ni l’intéressé lui-même ni son avocat ne se sont vu offrir la possibilité au stade de l’enquête d’interroger ces témoins.

154. La Cour relève à cet égard que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si le refus de désigner un avocat pour représenter le requérant et d’autoriser cet avocat à prendre part à l’audition des témoins devant le juge d’instruction était ou non conforme au droit interne. Elle juge cependant inutile, aux fins de la présente procédure, d’adopter un avis définitif sur cette question. Elle rappelle que, lorsqu’elle examine le respect de l’article 6 de la Convention, elle n’a point pour tâche de déterminer si les juridictions internes ont agi conformément au droit interne (comparer avec Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, § 45, série A no 140, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 94, CEDH 2006‑IX, et Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 84, 1er mars 2007), mais que son rôle est d’évaluer l’équité globale du procès dans les circonstances particulières de l’affaire, et notamment la manière dont les preuves ont été recueillies (paragraphe 101 ci-dessus).

155. La Cour considère qu’il lui suffit en l’espèce de constater que, en vertu des dispositions du droit allemand, les autorités de poursuite auraient pu désigner un avocat pour représenter le requérant (article 141 § 3 du code de procédure pénale combiné avec l’article 140 § 1). Cet avocat aurait été en droit d’assister à l’audition des témoins devant le juge d’instruction et, en principe, aurait dû être avisé de la tenue de l’audition (article 168c §§ 2 et 5 du code de procédure pénale). Toutefois, ces garanties procédurales, prévues par le code de procédure pénale et renforcées par l’interprétation qu’en a fait la Cour fédérale de justice (paragraphes 58-59 ci-dessus), sont restées sans application en l’espèce.

156. La Cour souligne que, si l’article 6 § 3 d) de la Convention porte sur le contre-interrogatoire des témoins à charge pendant le procès, la façon dont est conduite l’audition de ces témoins au stade de l’instruction revêt une importance considérable pour l’équité du procès lui-même, qu’elle est susceptible de compromettre dans les cas où des témoins essentiels ne peuvent pas être entendus par le tribunal du fond et que leurs dépositions recueillies au stade de l’instruction sont donc présentées directement au procès (paragraphe 104 ci-dessus).

157. En pareilles circonstances, il faut absolument vérifier, pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, si les autorités, au moment de l’audition conduite au stade de l’instruction, sont parties de l’hypothèse que le témoin en question ne serait pas entendu dans la phase de procès. Dès lors que les autorités d’enquête ont pu raisonnablement juger que le témoin concerné ne serait pas interrogé à l’audience devant le tribunal du fond, il est essentiel que la défense se soit vu offrir la possibilité de poser des questions à l’intéressé au stade de l’instruction (comparer aussi avec Vronchenko, précité, §§ 60 et suiv., et Rosin, précité, §§ 57 et suiv., affaires dans lesquelles les victimes mineures d’une infraction sexuelle ont eu l’assurance au stade de l’instruction qu’elles ne seraient plus interrogées ultérieurement sur l’infraction).

158. La Cour observe à cet égard que le requérant a contesté la conclusion du tribunal régional selon laquelle l’absence des témoins au procès n’était pas prévisible. Elle estime à l’instar du requérant que O. et P. ont été entendues par le juge d’instruction précisément en raison du fait que les autorités, informées du retour imminent des deux femmes en Lettonie, considéraient que leurs témoignages risquaient de disparaître, ainsi que le montre la motivation de la demande du ministère public au juge d’instruction d’entendre O. et P. à bref délai en vue d’obtenir une déposition fidèle pouvant être valablement utilisée ultérieurement au procès (paragraphe 20 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe qu’en vertu de l’article 251 § 1 du code de procédure pénale la retranscription d’une audition de témoin conduite par un juge d’instruction avant le procès peut être lue à voix haute au procès dans des conditions moins strictes que celles valant pour les interrogatoires de police (article 251 § 2 du code de procédure pénale, paragraphe 61 ci-dessus).

159. La Cour constate qu’en l’espèce les autorités savaient que O. et P. n’avaient pas mis en cause immédiatement les auteurs de l’infraction de peur d’avoir des problèmes avec la police et de subir des représailles de leur part, qu’elles ne séjournaient en Allemagne que temporairement alors que leurs familles étaient restées en Lettonie, et qu’elles avaient expliqué qu’elles souhaitaient repartir dès que possible dans leur pays. Dans ces conditions, l’appréciation des autorités de poursuite selon laquelle il risquait de ne pas être possible d’entendre ces témoins lors d’un procès ultérieur contre le requérant en Allemagne apparaît tout à fait convaincante.

160. Or les autorités de poursuite n’ont malgré tout pas donné au requérant la possibilité (qu’il aurait pu se voir offrir en vertu des dispositions du droit interne) de faire interroger O. et P. au stade de l’instruction par un avocat désigné pour le représenter. En procédant de la sorte, elles ont pris le risque prévisible, qui s’est par la suite matérialisé, que ni l’accusé ni son avocat ne puissent être en mesure d’interroger O. et P. à quelque stade de la procédure que ce soit (voir, pour ce qui est de l’importance de la présence de l’avocat à l’audition des témoins à charge par le juge d’instruction, Hümmer, précité, §§ 43 et 48).

iv. Appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble

161. Pour apprécier l’équité de la procédure dans son ensemble, la Cour aura égard aux éléments compensateurs présents en l’espèce, considérés dans leur globalité à la lumière de sa conclusion selon laquelle les dépositions de O. et de P. ont été « déterminantes » pour la condamnation du requérant (paragraphe 144 ci-dessus).

162. La Cour constate que le tribunal de fond disposait d’autres preuves à charge relatives à l’infraction dont le requérant a été reconnu coupable. Toutefois, elle relève que très peu de mesures procédurales ont été prises pour compenser l’impossibilité pour la défense de contre‑interroger directement O. et P. au procès. De l’avis de la Cour, offrir au défendeur la possibilité de faire interroger un témoin à charge essentiel, au moins pendant la phase antérieure au procès et par l’intermédiaire de son avocat, constitue une garantie procédurale importante de nature à protéger les droits de la défense de l’accusé, garantie dont l’absence pèse lourdement dans la balance s’agissant d’examiner l’équité globale de la procédure au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 d).

163. Certes, le tribunal du fond s’est livré à un examen méticuleux de la crédibilité des témoins absents et de la fiabilité de leurs dépositions, s’efforçant ainsi de compenser l’absence de contre-interrogatoire des témoins, et le requérant a pu donner sa propre version des faits survenus à Göttingen. Toutefois, vu l’importance que revêtaient les déclarations de O. et P., seuls témoins oculaires de l’infraction pour laquelle le requérant a été condamné, les mesures compensatrices prises étaient insuffisantes pour permettre une appréciation équitable et adéquate de la fiabilité des éléments de preuve non vérifiés.

164. Dès lors, la Cour estime que le fait que le requérant n’a pu, à aucun stade de la procédure, interroger ou faire interroger O. et P. a rendu la procédure inéquitable dans son ensemble.

165. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

166. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

167. Le requérant n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans ses observations du 25 juin 2013 en réponse aux observations du Gouvernement devant la chambre. Il a en revanche sollicité 30 000 euros (EUR) à titre de réparation et 10 000 EUR pour frais et dépens, tant dans le formulaire de requête qu’à l’audience devant la Grande Chambre, sans donner plus de détails ni fournir de preuves documentaires.

168. Le Gouvernement n’a fait aucun commentaire devant la Cour sur la question de la satisfaction équitable.

169. En vertu de l’article 60 § 2 du règlement, le requérant doit soumettre ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond. Si le requérant ne respecte pas ces exigences, la Cour peut rejeter tout ou partie de ses prétentions (articles 60 § 3 et 71 du règlement). Par une lettre du 15 mai 2013, la Cour a attiré l’attention du requérant sur le fait que ces règles s’appliquaient même s’il avait fait part de ses souhaits concernant la satisfaction équitable à un stade antérieur de la procédure.

170. La Cour observe que, devant la chambre, le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable ni aucun justificatif pertinent dans le délai imparti à cet effet. L’intéressé, qui s’est vu accorder l’assistance judiciaire dans le cadre de la procédure devant la Cour, n’a en outre soumis aucune nouvelle prétention chiffrée, accompagnée des justificatifs requis, en ce qui concerne les frais et dépens additionnels exposés devant la Grande Chambre. En application de l’article 60 de son règlement, la Cour ne lui octroie donc aucune somme au titre de l’article 41 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par neuf voix contre huit, qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

2. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable présentée par le requérant.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 décembre 2015.

Lawrence EarlyDean Spielmann
JurisconsultePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Spielmann, Karakaş, Sajó et Keller ;

– opinion dissidente commune aux juges Hirvelä, Popović, Pardalos, Nußberger, Mahoney et Kūris ;

– opinion dissidente du juge Kjølbro.

D.S.
T.L.E.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, KARAKAŞ, SAJÓ ET KELLER

(Traduction)

1. Nous souscrivons au point de vue de la majorité en ce qui concerne le constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. En revanche, nous craignons que la clarification apportée en l’espèce par la majorité à l’arrêt rendu en l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011) n’occasionne un affaiblissement du rôle fondamental des droits de la défense.

2. Nous nous proposons d’exposer nos préoccupations quant à la nouvelle approche de l’application du critère à trois étapes que la Cour avait dégagé dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (I), avant de mettre en lumière certains points critiques concernant l’application de ces principes dans la présente affaire (II).

I. Clarification de la « règle de la preuve unique ou déterminante »

3. La question cruciale sous-tendant la présente espèce est la mesure dans laquelle la Cour peut appliquer le critère à trois étapes dans un ordre différent, et si l’absence de bonnes raisons justifiant la non-comparution d’un témoin emporte automatiquement violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) ou s’il convient dans ce cas d’examiner quand même les autres étapes.

4. La Cour a précisé d’emblée que le manque de motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin au procès principal n’entraînait pas automatiquement une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 113 de l’arrêt). Ensuite, elle a examiné si, dans les cas où il est difficile de discerner si la déposition de ce témoin constituait le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, elle devait toujours apprécier les éléments compensateurs. La Cour a également répondu à cette question par l’affirmative, estimant qu’elle devait se livrer à pareille appréciation afin de s’assurer de l’équité globale de la procédure (paragraphe 116 de l’arrêt). Elle a considéré que toutes les étapes étaient interdépendantes et que l’équité de la procédure devait se mesurer à l’aune de l’ensemble du critère (paragraphe 118 de l’arrêt).

5. Nous n’adhérons que partiellement à cette clarification. Nous partons de l’hypothèse que le critère à trois étapes dégagé dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery avait pour objectif de donner un contenu concret au critère d’équité globale dans des situations où l’accusé n’a pas pu être confronté en personne à des témoins dont les déclarations ont néanmoins été utilisées comme preuves à charge.

6. Pour nous, les trois étapes détaillées dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, tout en étant liées, sont indépendantes les unes des autres. Nous aurions préféré que la Cour déclare que l’absence injustifiée d’un témoin emporte violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention dès lors que sa déposition revêt quelque importance pour le procès, même si sa déposition ne constitue pas le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé. En d’autres termes, si les autorités nationales ne donnent pas de bonnes raisons pour justifier l’absence du témoin, la Cour n’a pas besoin d’examiner la deuxième et la troisième étapes du critère Al-Khawaja et Tahery. Cette approche a déjà été appliquée par la Cour dans les affaires Gabrielyan c. Arménie (no 8088/05, §§ 77 et 84, 10 avril 2012), Rudnichenko c. Ukraine (no 2775/07, §§ 105-110, 11 juillet 2013), Nikolitsas c. Grèce (no 63117/09, § 35, 3 juillet 2014), et Karpyuk et autres c. Ukraine (nos 30582/04 et 32152/04, § 108, 6 octobre 2015, arrêt non définitif au moment de la rédaction de la présente opinion). Par exemple, dans l’affaire Rudnichenko, la Cour a constaté une violation sur la seule base de la première étape, indiquant expressément que :

« [l]es considérations ci-dessus suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas de raisons, encore moins de bonnes raisons, qui justifient la restriction apportée au droit du requérant de faire interroger le témoin (...) Dans ces circonstances, la Cour juge inutile de continuer avec la deuxième étape du critère » (§ 109 ; voir, dans la même veine, par exemple, Suldin c. Russie, no 20077/04, § 58, 16 octobre 2014).

Dans d’autres affaires, l’approche semble moins claire, mais il existe pour le moins une tendance à conclure que l’absence injustifiée d’un témoin essentiel emporte violation de la Convention (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 715, 25 juillet 2013, et Cevat Soysal c. Turquie, no 17362/03, §§ 77-78, 23 septembre 2014).

7. Nous regrettons que la majorité en l’espèce se soit engagée dans l’examen des autres étapes même en l’absence de tout motif sérieux justifiant la non-comparution des témoins. À notre avis, la défense doit avoir la possibilité de contester toute déposition de témoin qui revêt une certaine importance pour le procès. Si les juridictions nationales ne peuvent avancer aucune « bonne raison » pour l’absence d’un témoin, il y a violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. En pareilles circonstances, non seulement pour des raisons logiques mais aussi dans l’intérêt de l’efficacité du travail de la Cour et de l’économie procédurale, nous nous prononcerions en faveur d’un constat de violation dès ce stade précoce de l’arrêt.

8. Il nous paraît utile de compléter les considérations ci-dessus par une autre observation. L’approche de la Cour (paragraphes 123-124 de l’arrêt) réduit l’importance de la deuxième étape du critère (la question de savoir si la déposition constituait la « preuve unique ou déterminante »). En réalité, le juge national va éviter de qualifier un témoignage par ouï-dire de « preuve unique ou déterminante ». La présente affaire est un bon exemple de ce problème. Les juridictions nationales ont qualifié les dépositions de O. et de P. de « maßgeblich », terme pouvant se traduire par « essentiel », identifiant ainsi O. et P. comme des témoins clés. À cet égard, il est important que la Cour regarde au-delà du libellé de la qualification de la juridiction nationale (comme elle l’a fait aux paragraphes 143-144 de l’arrêt). Sinon, cette approche conduira en fait à un critère à deux étapes, en vertu duquel il sera seulement nécessaire d’examiner s’il existe de bonnes raisons justifiant la non-comparution du témoin et des éléments compensateurs suffisants.

9. Enfin, nous sommes d’accord avec l’idée que la Cour devrait méticuleusement examiner si les autorités nationales ont appliqué des mesures compensatrices suffisantes (paragraphes 125 et suivants).

II. Application de ces principes en l’espèce

10. En l’espèce, la Cour a d’abord examiné s’il existait une bonne raison justifiant la non-comparution de O. et P. au procès. Elle a ensuite recherché si les dépositions de ces deux témoins avaient constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation pénale du requérant par les juridictions nationales. Après avoir répondu à ces questions par l’affirmative, la Cour a alors examiné les divers facteurs compensateurs, pour terminer par une appréciation de l’équité globale du procès.

11. Nous souscrivons à la conclusion formulée par la majorité au paragraphe 140 selon laquelle il existait un motif sérieux justifiant la non‑comparution de O. et P. Il est inutile de déterminer à ce stade si ce motif était suffisant. Quoi qu’il en soit, le tribunal du fond a fait tout ce qui était raisonnablement en son pouvoir pour garantir la comparution des deux femmes au procès.

12. Nous adhérons pleinement à la conclusion de la Cour au paragraphe 44 de l’arrêt. Nous souhaiterions souligner que le simple fait que O. et P. étaient les seuls témoins oculaires des événements en question a suffi à la Cour pour considérer leur déposition comme « déterminante » (voir également, à cet égard, le paragraphe 8 ci-dessus).

13. Avant d’examiner la dernière partie du critère Al-Khawaja et Tahery (éléments compensateurs), il convient de formuler une remarque préliminaire. Il existe une tendance récente au niveau national consistant à transférer vers le stade de l’enquête les mesures procédurales intervenant normalement dans la phase de procès ; la procédure dirigée contre le requérant en l’espèce constitue un bon exemple de cette tendance. Lorsque la Cour se trouve confrontée à un tel transfert, nous voyons deux réactions possibles. D’une part, la Cour pourrait estimer qu’avancer des étapes procédurales au stade de l’enquête est totalement incompatible avec le Convention. Ce n’est pas l’approche qu’elle a adoptée. D’autre part, la Cour pourrait accepter que de telles mesures procédurales soient prises dès la phase d’enquête. Toutefois, si la Cour considère que ce déplacement de mesures procédurales vers le stade de l’enquête est conforme à la Convention, elle doit stipuler très clairement que les garanties procédurales pertinentes doivent être rigoureusement respectées, sous peine que le droit du défendeur d’être confronté à un témoin au stade du procès ne soit gravement compromis. Dans l’affaire Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008), la Cour a déjà souligné « l’importance du stade de l’enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès ».

14. Cela étant, nous voyons quelques difficultés en l’espèce. Le droit allemand offre deux garanties dans le type de situation en cause. En vertu de l’article 168c § 2 du code de procédure pénale, la présence de l’accusé (et de son avocat) est autorisée lorsqu’un témoin est interrogé par un juge durant la phase antérieure au procès. Dans des cas exceptionnels, l’accusé peut être exclu si sa présence devait compromettre l’issue ou le but de l’audition, en particulier si l’on peut raisonnablement craindre qu’un témoin ne dirait pas la vérité en présence de l’accusé (article 168c § 3 du code de procédure pénale). Nous avons des doutes quant à savoir si l’exclusion de l’accusé en l’espèce était conforme aux exigences de l’article 168c § 3 du code de procédure pénale. En effet, l’accusé et les témoins se connaissaient déjà. À cet égard, l’affaire peut être distinguée de l’affaire Pesukic c. Suisse (no 25088/07, 6 décembre 2012), où la divulgation de l’identité du témoin était en jeu. Cela étant, si l’accusé est exclu, son avocat est en droit d’être présent.

15. La deuxième garantie doit être examinée à la lumière de la première. Selon l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, le procureur peut désigner un avocat pour assister l’accusé lors de la phase antérieure au procès. Indépendamment de l’incertitude concernant l’interprétation correcte de cette disposition (paragraphes 58 et suivants, et paragraphe 154 du présent arrêt), les autorités nationales n’ont pas expliqué pourquoi la règle posée par l’article 141 § 3 du code de procédure pénale ne s’appliquait pas au requérant en l’espèce.

16. À la lumière des circonstances spécifiques de l’espèce, l’inapplication des deux garanties offertes par le droit interne doit être considérée comme une lacune grave de la procédure antérieure au procès. Si ces garanties ne sont pas rigoureusement appliquées aux stades précoces des investigations, les droits garantis par l’article 6 § 3 d) de la Convention pendant la phase de procès pourraient perdre de leur importance.

III. Conclusion

17. L’acceptation par la Grande Chambre qu’une appréciation globale de l’équité de la procédure soit conduite en l’absence de bonnes raisons justifiant la non-comparution d’un témoin affaiblirait grandement le droit du défendeur d’être confronté aux témoins. Nous convenons tout à fait que le critère à trois étapes doit être appliqué avec une certaine souplesse. Toutefois, une approche conduisant inconditionnellement à un examen global définitif de l’équité de la procédure donnerait trop de latitude aux autorités nationales. Pareille application du critère à trois étapes impliquerait que les différentes étapes ne seraient pas nécessaires dès lors que l’équité globale est respectée.

18. L’approche trop prudente de la Cour apparaît également de manière évidente au paragraphe 118 du présent arrêt. Bien que l’ordre des trois questions soit pertinent en principe, la majorité déclare qu’« [i]l peut (...) être approprié, dans une affaire donnée, d’examiner ces étapes dans un ordre différent ». Nous ne sommes pas convaincus que la Cour donne ainsi une orientation claire aux autorités nationales quant à l’application qu’il convient de faire du critère Al-Khawaja et Tahery.

19. Nous pouvons raisonnablement craindre que la clarification apportée par la Cour en l’espèce (à laquelle on se référera à l’avenir comme le « critère Schatschaschwili ») ne puisse se résumer en une seule question, celle de savoir si la procédure était ou non équitable dans son ensemble. Or, pareil critère global ne va pas, à notre sens, dans la direction du renforcement des droits garantis par l’article 6 § 3 d) de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES HIRVELÄ, POPOVIĆ, PARDALOS, NUßBERGER, MAHONEY ET KŪRIS

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire au point de vue de la majorité selon lequel les droits du requérant au titre de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ont été violés en l’espèce.

A. Quant à la récapitulation des principes pertinents

2. Il nous faut préciser d’emblée que notre divergence d’opinion avec la majorité de la Grande Chambre ne concerne pas la récapitulation des principes généraux pertinents pour l’affaire, à laquelle nous souscrivons pleinement.

3. À notre sens, la Grande Chambre confirme en l’espèce les principes établis par la Cour dans son arrêt du 15 décembre 2011 en l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011). Elle précise en outre la relation entre les trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery dans le cadre de l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de procédures dans lesquelles les déclarations d’un témoin à charge qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé lors du procès ont été admises comme moyens de preuve.

4. Le besoin de clarification, qui ressortait de la jurisprudence de la Cour postérieure à l’arrêt Al-Khawaja et Tahery et relative à des affaires où les situations factuelles différaient de celle en cause dans cette affaire, portait essentiellement sur trois points.

5. Premièrement, la Grande Chambre a précisé que le manque de motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin à charge ne peut en soi rendre un procès inéquitable, même si cela constitue un élément de poids s’agissant d’apprécier l’équité globale d’un procès. Nous souscrivons à la conclusion de la Grande Chambre en l’espèce selon laquelle l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, dans lequel la Cour s’est écartée de la « règle de la preuve unique ou déterminante », était motivé par la volonté d’abandonner une règle s’appliquant de manière automatique et de revenir à un examen traditionnel de l’équité globale de la procédure. Toutefois, on en serait arrivé à la création d’une nouvelle règle automatique s’il avait fallu considérer un procès comme inéquitable pour la seule raison que la non-comparution du témoin ne se justifiait par aucun motif sérieux, même si la preuve non vérifiée n’était ni unique ni déterminante, voire était sans incidence pour l’issue de l’affaire (paragraphe 112 du présent arrêt). Conformément à cette conclusion, la Cour a effectivement considéré dans une grande majorité des affaires de suivi postérieures à l’arrêt Al-Khawaja et Tahery que l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin à charge n’emportait pas, à elle seule, automatiquement violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) (voir les références au paragraphe 113 du présent arrêt).

6. Deuxièmement, nous estimons à l’instar de la majorité que, le souci de la Cour étant de s’assurer que la procédure dans son ensemble était équitable, elle doit vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants également dans les affaires où les déclarations d’un témoin absent, sans constituer le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur, ont revêtu un poids certain (paragraphe 116).

7. Troisièmement nous considérons aussi qu’il sera en règle générale pertinent de se pencher sur les trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery dans l’ordre défini dans cet arrêt, même s’il peut être approprié, dans une affaire donnée, d’examiner ces étapes dans un ordre différent (paragraphe 118).

8. Enfin, nous souscrivons au résumé, exposé aux paragraphes 119 à 131, des principes relatifs à chacune des trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery. La Cour y donne des orientations, en particulier, sur les modalités d’appréciation de l’injoignabilité d’un témoin et sur les efforts qui sont requis des autorités internes pour le localiser, sur la démarche à adopter pour déterminer si la déposition constituait le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur, et sur les types d’éléments compensateurs, procéduraux ou matériels, susceptibles de contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission en tant que preuve de la déposition non vérifiée.

B. Quant à l’application de ces principes en l’espèce

9. En revanche, notre avis diverge de celui de la majorité quant à l’application des principes pertinents à la présente affaire. Nous estimons à l’instar de la majorité qu’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution des témoins, O. et P., au procès et donc l’admission en tant que moyens de preuve des déclarations qu’elles avaient faites à la police et au juge d’instruction au stade antérieur au procès, et nous adhérons au raisonnement suivi pour parvenir à cette conclusion. Nous pouvons par ailleurs admettre le constat de la majorité selon lequel la condamnation du requérant a reposé dans une mesure déterminante, même si ce n’était pas uniquement, sur les dépositions des témoins absents, étant donné que celles-ci ont été les seuls témoins oculaires de l’infraction en question.

10. Au vu de cette conclusion, nous jugeons nécessaire d’examiner s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense. Contrairement à la majorité, nous sommes d’avis que ces éléments étaient suffisants en l’espèce.

11. Quant à l’appréciation des différents éléments compensateurs présents en l’espèce, nous partageons l’avis de la majorité selon lequel le tribunal régional a examiné la crédibilité des témoins absents et la fiabilité de leurs dépositions avec soin, et nous considérons que son examen a été particulièrement approfondi.

12. Mais, contrairement à la majorité, nous estimons que le tribunal régional a disposé d’autres éléments à charge très solides et cohérents concernant l’infraction de cambriolage avec extorsion de fonds dont le requérant a été reconnu coupable. Ces éléments non seulement incluaient un récit complet de l’incident par deux autres témoins (la voisine des témoins, E., et leur amie L.), certes sous la forme de témoignages par ouï-dire uniquement, mais ils étaient en outre entièrement étayés par de très solides données techniques directes et fiables. Celles-ci comprenaient en particulier les données de géolocalisation et les enregistrements de deux conversations téléphoniques, qui révélaient que le requérant se trouvait dans un appartement situé dans le périmètre où l’infraction avait été commise et qu’il avait sauté du balcon pour poursuivre l’une des occupantes qui s’enfuyait. Enfin, les éléments de preuve relatifs à l’infraction commise à Kassel le 14 octobre 2006 par le requérant et un complice présentaient des similitudes frappantes avec celle commise à Göttingen quant au choix des victimes, au lieu de l’infraction et au mode opératoire suivi par les délinquants, aspects sur lesquels tous les témoins se sont exprimés lors du procès. Par ailleurs, nous ne pouvons que relever le propre aveu du requérant, lequel a admis lors du procès qu’il se trouvait bien dans l’appartement des deux femmes au moment des faits et qu’il avait sauté du balcon pour se lancer à la poursuite de P., expliquant avoir agi ainsi de peur de s’attirer des ennuis en raison des problèmes qu’il avait eus lors d’un incident similaire avec des prostituées à Kassel (paragraphe 44 du présent arrêt).

13. Quant aux mesures procédurales permettant de compenser l’absence de possibilité de contre-interroger les deux témoins lors du procès, nous relevons que les juridictions internes n’ont pas jugé contraire à l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, combiné avec l’article 140 § 1 de ce code et tel qu’interprété par la Cour fédérale de justice (paragraphes 28-29, 57-59 et 62 du présent arrêt), l’absence de désignation d’un avocat pour représenter le requérant au moment de l’audition devant le juge d’instruction. Nous prenons note à cet égard de l’explication du Gouvernement (paragraphe 94) selon laquelle le tribunal du fond n’était pas obligé, en vertu de l’article 168c § 5 du code de procédure pénale, de notifier la tenue de l’audition à l’avocat désigné le cas échéant pour représenter le requérant s’il estimait qu’une telle notification compromettrait les résultats de l’enquête.

14. Comme la majorité, nous estimons que la façon dont est conduite l’audition des témoins à charge au stade de l’instruction revêt une importance considérable et peut compromettre l’équité du procès lui-même lorsque des témoins essentiels ne peuvent pas être entendus par le tribunal du fond et que leurs dépositions recueillies au stade de l’instruction sont donc présentées directement au procès. Toutefois, contrairement à la majorité, nous ne pensons pas que les autorités, au moment de l’audition de O. et de P. conduite au stade de l’instruction en l’absence du requérant et de son avocat, sont parties du principe que les deux femmes ne pourraient pas être entendues dans la phase de procès.

15. Nous partageons l’avis du requérant selon lequel O. et P. ont été entendues par le juge d’instruction précisément en raison du fait que les autorités, informées du retour imminent des deux femmes en Lettonie, considéraient que leurs témoignages risquaient de disparaître, ainsi que le montre la motivation de la demande du ministère public au juge d’instruction d’entendre O. et P. à bref délai. Cependant, à notre sens, ce n’est pas parce qu’il y a lieu de considérer qu’il était prévisible que les deux témoins quitteraient l’Allemagne peu après leur audition par le juge d’instruction qu’il faut conclure qu’il aurait été impossible de les entendre en personne, au moins par vidéoconférence, dans le cadre d’un procès ultérieur. Les témoins devaient quitter l’Allemagne pour un pays, la Lettonie, qui était tenu en vertu de traités internationaux de fournir une assistance en matière pénale aux autorités allemandes, y compris sous la forme d’une audition des témoins par vidéoconférence. Nous voyons notre conclusion étayée par le propre aveu du requérant selon lequel il était parti du principe qu’il pourrait contre-interroger O. et P. lors du procès et qu’il n’avait donc aucune raison de demander que le juge d’instruction entende une deuxième fois les deux femmes en sa présence après son arrestation (paragraphe 82 du présent arrêt).

16. Pour conclure, nous estimons à l’instar de la majorité que le fait d’offrir au défendeur la possibilité de faire interroger un témoin à charge essentiel, au moins pendant la phase antérieure au procès et par l’intermédiaire de son avocat, constitue une garantie procédurale importante dont l’absence pèse lourdement dans la balance s’agissant d’examiner l’équité globale de la procédure au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 d). Cela étant, il existait en l’espèce d’autres garanties importantes, notamment des éléments à charge supplémentaires très solides et cohérents concernant l’infraction dont le requérant a été reconnu coupable, qui ont permis au tribunal du fond d’apprécier correctement la fiabilité des éléments de preuve à sa disposition. De plus, le tribunal du fond s’est livré à un examen particulièrement approfondi et méticuleux de la crédibilité des témoins absents et de la fiabilité de leurs déclarations. Dès lors, à nos yeux, le fait que le requérant n’a pu, à aucun stade de la procédure, interroger ou faire interroger O. et P. n’a pas rendu la procédure inéquitable dans son ensemble.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE KJØLBRO

(Traduction)

1. J’ai quelques hésitations en ce qui concerne la clarification par la Grande Chambre de la jurisprudence de la Cour et des trois étapes du critère établi dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011). De plus, je ne souscris pas à l’appréciation de la Grande Chambre en l’espèce, et j’ai voté contre le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Je me propose d’expliciter brièvement ci‑dessous mon point de vue sur ces deux questions.

La clarification par la Grande Chambre du « critère Al-Khawaja et Tahery »

2. Il est très important pour la crédibilité et la légitimité de la Cour et pour le respect par les autorités nationales de la Convention et l’application par elles de la jurisprudence de la Cour que cette jurisprudence soit cohérente. La Cour ne devrait donc pas s’écarter sans motif valable de ses précédents (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 81, CEDH 2009). Cela vaut en particulier pour les arrêts récents de Grande Chambre. De plus, la Cour ne devrait pas préciser et développer sa jurisprudence sans bonnes raisons pour ce faire.

3. En 2011, la Grande Chambre a précisé et développé la jurisprudence déjà bien établie sur l’utilisation à titre de preuves des dépositions de témoins absents. Dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery (précitée), la Grande Chambre a établi les trois étapes du critère à appliquer et l’ordre dans lequel il convenait de les utiliser. Premièrement, il doit y avoir un « motif sérieux » justifiant la non-comparution des témoins au procès. Deuxièmement, il convient d’apprécier si la déposition du témoin absent constitue la preuve « unique ou déterminante ». Troisièmement, si la déposition écrite constitue le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, il doit alors exister des « éléments compensateurs » suffisants. À mon sens, la Cour aurait pu aisément régler la présente affaire sur la base du critère établi dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery, et confirmer ainsi cet arrêt récent de Grande Chambre.

4. Les clarifications apportées par la Grande Chambre dans le présent arrêt ne devraient pas, à mon sens, être compris comme s’écartant du critère à trois étapes établi dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, qui devrait donc continuer à s’appliquer dans des affaires similaires. Pour cette raison, j’estime nécessaire de faire quelques remarques additionnelles sur le critère à appliquer.

5. Premièrement, s’il n’y a pas de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin, le tribunal national doit, en règle générale, ne pas autoriser le procureur à utiliser la déposition écrite du témoin absent comme preuve à charge (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 120‑125).

6. Si, de l’avis du procureur, la déposition du témoin absent revêt une pertinence et une importance telles pour l’affaire qu’elle devrait être utilisée en tant qu’élément de preuve, le témoin devrait être convoqué devant le tribunal du fond et déposer, à moins qu’il n’ait une bonne raison pour ne pas comparaître. Si aucun motif sérieux ne justifie la non-comparution du témoin en question, le tribunal national ne devrait pas autoriser le procureur à utiliser la déposition écrite comme preuve à charge.

7. La non-convocation d’un témoin sans motif valable irait à l’encontre du droit de la défense de contre-interroger les témoins à charge. Cela étant, je conviens que l’absence d’un motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin ne rendra pas automatiquement et nécessairement le procès inéquitable (paragraphe 113 du présent arrêt). Toutefois, cette clarification de la jurisprudence de la Cour ne saurait être interprétée comme impliquant un abandon général de la règle principale qui veut que si la déclaration d’un témoin absent revêt une pertinence et une importance telles pour l’affaire que le tribunal national l’admettra comme preuve à charge, aucune bonne raison ne devrait justifier de ne pas convoquer le témoin pour qu’il dépose à l’audience.

8. Deuxièmement, le critère de la « preuve unique ou déterminante » a été appliqué de manière cohérente, avec quelques variations terminologiques mineures, depuis l’arrêt Unterpertinger c. Autriche (24 novembre 1986, § 33, série A no 110). Avant que la Cour ne rende son arrêt en l’affaire Al-Khawaja et Tahery, elle constatait une violation de l’article 6 de la Convention si la déposition écrite du témoin absent constituait le fondement « unique ou déterminant » de la condamnation de l’accusé ».

9. Dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité, § 131), la Cour a également appliqué le critère de la preuve « unique ou déterminante », en définissant ce qu’elle entendait par « unique » ou « déterminante ». En même temps, elle a aussi développé sa jurisprudence en indiquant que « l’admission à titre de preuve d’un témoignage par ouï‑dire constituant l’élément à charge unique ou déterminant n’emporte pas automatiquement violation de l’article 6 § 1 » (ibidem, § 147).

10. Toutefois, avant comme après l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, la question à poser était celle de savoir si la déposition écrite du témoin absent constituait la « preuve unique ou déterminante ».

11. En l’espèce, la Grande Chambre a déclaré qu’elle devait « vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants non seulement dans les affaires dans lesquelles les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur », mais aussi dans celles où la Cour « juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain » (paragraphe 116 du présent arrêt).

12. J’estime important de souligner que l’expression « un poids certain » ne doit pas être comprise comme un abandon du critère de l’élément « unique ou déterminant », ce qui créerait trois catégories : les « preuves uniques », les « preuves déterminantes » et les preuves « revêtant un poids certain ». La clarification n’implique pas de s’écarter du critère de la preuve « unique ou déterminante » mais prend en compte le fait que, quelquefois, eu égard à la déposition en question et au raisonnement des tribunaux nationaux, il paraît évident qu’une déposition a revêtu un « poids certain » sans que l’on puisse aisément discerner si elle a été « déterminante » pour la condamnation. Si tel est le cas, la déposition devrait être traitée, tant par le tribunal national que par la Cour, comme un élément « déterminant ».

13. Dès lors, à mon sens, la clarification ne signifie pas que l’on s’écarte du critère de la « preuve unique ou déterminante ».

14. Troisièmement, l’ordre des trois étapes du critère ressort clairement de l’arrêt Al-Khawaja et Tahery. Premièrement, il doit exister un « motif sérieux » justifiant la non-comparution du témoin. Il ne conviendra de se pencher sur les autres étapes que s’il est répondu par l’affirmative à cette première question (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 120). Deuxièmement, il faut examiner si la déposition écrite du témoin absent constitue la « preuve unique ou déterminante ». Il ne sera pertinent d’apprécier la troisième étape que s’il est répondu par l’affirmative à cette deuxième question (ibidem, § 147). Troisièmement, si la déposition écrite constitue le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, il doit y avoir des « éléments compensateurs » suffisants (ibidem).

15. De très bonnes raisons président à l’ordre des étapes du critère. La question de l’utilisation de déclarations écrites de témoins absents se posera à différents stades de la procédure. Premièrement, elle interviendra au moment de l’appréciation par le tribunal du fond soit d’une demande du procureur d’utiliser la déposition d’un témoin absent comme preuve à charge, soit d’une objection de la défense à une telle mesure. Deuxièmement, elle se posera lorsque le tribunal du fond appréciera s’il existe une base suffisante pour condamner l’accusé. Cette appréciation aura lieu à la fin de l’audience. Troisièmement, cette même question reviendra lors de l’appréciation de l’équité du procès, soit par une juridiction d’appel nationale soit, par la suite, par la Cour. Lorsque le tribunal du fond décide si le procureur doit être autorisé à utiliser une déposition écrite d’un témoin absent comme preuve, il sera souvent difficile, voire impossible, d’apprécier si cette déposition sera le fondement unique ou déterminant d’une condamnation de l’accusé. Ainsi, en pratique, les trois étapes devront dans la plupart des cas être appréciées dans l’ordre établi dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery et, très souvent, à différents moments dans le temps. De plus, les principes selon lesquels l’ensemble des preuves à charge doivent normalement être produites en présence de l’accusé lors d’une audience publique en vue d’un débat contradictoire, et l’accusé doit bénéficier d’une possibilité adéquate et convenable de contester les dires d’un témoin à charge et de l’interroger sont tellement importants qu’on ne saurait s’en écarter sans motif valable, sous peine de rendre, dans la plupart des cas, la procédure inéquitable.

16. Dès lors, j’aimerais souligner l’importance non seulement des trois étapes du critère Al-Khawaja et Tahery, mais également de l’ordre dans lequel ils sont établis. Cela dit, je n’exclurais pas la possibilité qu’il peut y avoir des situations où les trois étapes pourraient être examinées dans un ordre différent. Par exemple, dans certains cas, il sera clair dès le début pour le tribunal du fond que la déposition écrite constituera la preuve unique ou déterminante et que l’admission et l’utilisation de cette déposition rendront la procédure inéquitable. De même, il peut y avoir des situations où la Cour, pour des raisons pratiques, jugera approprié d’apprécier les trois étapes dans un ordre différent. Néanmoins, les trois étapes devraient en règle générale être appréciées dans l’ordre prescrit dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery.

L’appréciation de la Grande Chambre en l’espèce

17. Je pense à l’instar de la majorité qu’il existait un « motif sérieux » justifiant la non-comparution des témoins à charge O. et P. (paragraphes 132-140 de l’arrêt).

18. Je souscris également à l’avis de la majorité selon lequel les dépositions écrites des deux témoins absents O. et P. ont fondé dans une mesure « déterminante » la condamnation du requérant, selon le sens donné à ce terme dans la jurisprudence de la Cour (paragraphes 141-144).

19. Toutefois, mon avis diverge de celui de la majorité en ce qui concerne l’équité du procès. À mon sens, et comme je me propose de l’expliquer ci-dessous, il existait des « éléments compensateurs » suffisants pour rendre le procès du requérant équitable.

20. Dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (§ 147), la Cour a formulé les considérations suivantes :

« Dans chaque affaire où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec une déposition d’un témoin absent, il s’agit de savoir s’il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci. L’examen de cette question permet de ne prononcer une condamnation que si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son importance dans la cause. »

Ainsi, les « éléments compensateurs » ont pour but d’assurer « une appréciation correcte et équitable de la fiabilité » de la déposition en question, et de garantir que celle-ci est « suffisamment fiable ».

21. Comme le dit très justement la majorité, le tribunal du fond a abordé les preuves avec prudence (paragraphes 146-150 du présent arrêt). Toutefois, à mon sens, la majorité a attaché trop peu d’importance à la disponibilité et à la force des autres preuves à charge (paragraphe 151 de l’arrêt, avec un renvoi aux paragraphes 143-144).

22. Je suis d’avis que le tribunal régional disposait d’autres éléments à charge très solides et cohérents concernant l’infraction pour laquelle le requérant a été condamné. Sur la base de ces autres éléments, le tribunal du fond a pu se livrer à une appréciation de la fiabilité des dépositions des témoins absents. De l’avis du tribunal, « les éléments de preuve, pris dans leur ensemble, formaient un tableau cohérent et exhaustif des événements, qui corroborait la version de O. et P. et réfutait les récits contradictoires faits par le requérant et ses coaccusés lors du procès » (paragraphe 46 de l’arrêt).

23. De plus, comme le souligne justement la majorité, le requérant a été en mesure de donner sa propre version des faits et de contre-interroger les autres témoins qui ont comparu devant le tribunal (paragraphe 152). Par ailleurs, le requérant a eu la possibilité de contester l’utilisation et l’importance des dépositions écrites.

24. En fait, l’argument clé ayant amené la majorité à constater la violation de l’article 6 en l’espèce semble être le fait que les autorités nationales n’ont pas fait usage de leur faculté de désigner un avocat pour représenter le requérant avant l’audition des deux témoins, ce qui aurait donné à l’intéressé la possibilité de faire interroger les témoins au stade de l’instruction par un avocat désigné pour le représenter (paragraphes 153‑160).

25. Je ne souscris pas à l’appréciation par la majorité de l’importance du stade antérieur au procès pour l’équité globale de la procédure en l’espèce.

26. Premièrement, si un avocat avait été désigné pour représenter le requérant dans les premières étapes de l’enquête, lorsque O. et P. ont été interrogées par le juge d’instruction, et si le requérant et son avocat avaient reçu notification de l’audition des deux femmes et que l’intéressé et son avocat avaient eu l’occasion de les interroger au moment où celles-ci ont déposé, il n’y aurait tout simplement pas eu de grief au titre de la Convention. La jurisprudence de la Cour sur l’utilisation de dépositions écrites émanant de témoins absents concerne « des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats » (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 119). En d’autres termes, si le requérant s’était vu offrir la possibilité d’interroger et de faire interroger les témoins O. et P. au moment de leur audition par le juge d’instruction, l’utilisation ultérieure de leurs dépositions n’aurait soulevé aucune question concernant l’équité de la procédure (voir, par exemple, Sadak et autres c. Turquie (no 1), nos 29900/96 et 3 autres, § 65, CEDH 2001‑VIII, Sommer c. Italie (déc.), no 36586/08, 23 mars 2010, Chmura c. Pologne, no 18475/05, §§ 49-59, 3 avril 2012, et Aigner c. Autriche, no 28328/03, §§ 40-46, 10 mai 2012).

27. Deuxièmement, la majorité semble accorder peu d’attention aux raisons données par le juge d’instruction pour ne pas avoir tenu le requérant au courant de l’audition des deux témoins. Le requérant n’a pas été informé de l’enquête « pour ne pas nuire aux investigations » (paragraphe 21 du présent arrêt). De plus, le juge d’instruction, conformément au droit interne, a exclu le requérant de l’audition des témoins « de crainte que celles-ci, qui lui avaient semblé considérablement choquées et angoissées par l’incident, eussent peur de dire la vérité en présence de leur agresseur » (ibidem). À mon sens, la Cour devrait accorder dans sa jurisprudence autant d’attention et de protection aux droits et intérêts des victimes d’infractions ; dans les circonstances spécifiques de l’affaire, il existait de bonnes raisons pour protéger les victimes. De plus, les juridictions internes n’ont pas jugé contraire à l’article 141 § 3 du code de procédure pénale, combiné avec l’article 140 § 1 de ce code et tel qu’interprété par la Cour fédérale de justice (paragraphes 28-29, 57-59 et 62 du présent arrêt), l’absence de désignation d’un avocat pour représenter le requérant au moment de l’audition devant le juge d’instruction. Je prends note à cet égard de l’explication du Gouvernement (paragraphe 94) selon laquelle le tribunal du fond n’était pas obligé, en vertu de l’article 168c § 5 du code de procédure pénale, de notifier la tenue de l’audition à l’avocat désigné le cas échéant pour représenter le requérant s’il estimait qu’une telle notification compromettrait les résultats de l’enquête.

28. Troisièmement, le fait qu’« il risquait de ne pas être possible d’entendre ces témoins lors d’un procès ultérieur contre le requérant » (paragraphe 159 de l’arrêt) ne saurait, à mon sens, entraîner la conclusion que le fait de n’avoir pas désigné d’avocat et de n’avoir pas donné au requérant la possibilité de faire interroger O. et P. au stade de l’enquête par un avocat désigné pour le représenter (paragraphe 160) a rendu le procès ultérieur inéquitable. Certes, il y avait un risque que les deux femmes ne comparaissent pas à l’audience, et pareil risque existera toujours lorsque des dépositions sont recueillies au stade procédural antérieur au procès. Toutefois, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, il n’y a pas de base suffisante permettant d’affirmer qu’il était prévisible que les témoins. ne comparaîtraient pas devant le tribunal pour déposer. Le fait qu’il était probable que les témoins quitteraient l’Allemagne peu de temps après l’audition devant le juge d’instruction ne peut être assimilé à la conclusion qu’il aurait été impossible de les entendre au procès ultérieur, soit en personne soit par le biais d’une vidéotransmission. À cet égard, j’aimerais aussi renvoyer aux propres observations du requérant selon lesquelles il avait présumé qu’il serait en mesure de contre-interroger les deux femmes au procès et qu’il n’avait donc aucune raison de demander à ce qu’elles fussent entendues une deuxième fois par le juge d’instruction (paragraphe 82 de l’arrêt).

29. À mon sens, la majorité accorde trop de poids au stade antérieur au procès et à la décision de ne pas désigner d’avocat et de ne pas informer le requérant et son avocat de l’audition des deux témoins.

30. Par ailleurs, la majorité n’attache pas suffisamment d’importance au but des « éléments compensateurs », qui consiste à assurer « une appréciation correcte et équitable de la fiabilité des dépositions » et à garantir que ces dépositions « sont suffisamment fiables ». Dans un jugement détaillé et bien motivé, le tribunal national a expliqué pourquoi les dépositions des témoins absents étaient probablement fiables, à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve. Comme je l’ai dit plus haut, le tribunal du fond a pu, sur la base de l’ensemble des éléments de preuve, se livrer à une appréciation de la fiabilité des déclarations de O. et P. De l’avis du tribunal, « les éléments de preuve, pris dans leur ensemble, formaient un tableau cohérent et exhaustif des événements, qui corroborait la version de O. et P. et réfutait les récits contradictoires faits par le requérant et ses coaccusés lors du procès » (paragraphe 46).

31. Dès lors, j’estime que l’utilisation des dépositions écrites des témoins absents et l’absence de possibilité pour le requérant d’interroger ou de faire interroger les deux femmes à aucun stade de la procédure n’ont pas rendu la procédure inéquitable dans son ensemble.

32. Pour moi, cet arrêt constitue un exemple de plus de l’importance accordée par la Cour au stade de l’enquête pour la préparation de la procédure pénale (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008), ce qui implique que le non-respect de certaines garanties procédurales au stade antérieur au procès a plus ou moins automatiquement pour conséquence que les preuves recueillies ne peuvent pas être utilisées contre l’accusé.

33. Cela est particulièrement regrettable dans une situation où la limitation apportée à certaines garanties procédurales se justifie par la nécessité de protéger les victimes d’infractions et où il existe des preuves corroborantes permettant au tribunal du fond d’apprécier la fiabilité des dépositions faites par les témoins absents.

34. Le présent arrêt illustre l’approche relativement formaliste par la Cour de l’importance des garanties procédurales, où le non-respect de certaines garanties procédurales au stade antérieur au procès donnent aux preuves recueillies un caractère illégal alors même que l’utilisation de ces preuves, dans le cadre d’une appréciation globale, ne rend pas inéquitable la procédure dans son ensemble.


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