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15/12/2015 | CEDH | N°001-159541

CEDH | CEDH, AFFAIRE FÁBIÁN c. HONGRIE, 2015, 001-159541


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE FÁBIÁN c. HONGRIE

(Requête no 78117/13)

ARRÊT

STRASBOURG

15 décembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 05/09/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Fábián c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Al

buquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre d...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE FÁBIÁN c. HONGRIE

(Requête no 78117/13)

ARRÊT

STRASBOURG

15 décembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 05/09/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fábián c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 novembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 78117/13) dirigée contre la Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. Gyula Fábián (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 décembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Grád, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, le requérant alléguait que la suspension du versement de sa pension pendant la durée de l’emploi qu’il avait occupé postérieurement à son départ en retraite s’analysait en une atteinte injustifiée et discriminatoire à ses droits patrimoniaux.

4. Le 25 août 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1953 et réside à Budapest.

6. Alors qu’il percevait déjà une pension de retraite, il prit le 1er juillet 2012 un emploi de fonctionnaire au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest.

7. Le 1er janvier 2013, un amendement à la loi de 1997 sur les pensions entra en vigueur. Cet amendement suspendait le versement des pensions pour les retraités qui avaient repris un emploi dans certaines parties du secteur public et cette suspension valait pour toute la période pendant laquelle les intéressés occupaient leur emploi. Aucune restriction analogue ne fut mise en place pour les titulaires d’une pension de retraite occupant un emploi dans le secteur privé.

8. En application de cette nouvelle règle, le versement de la pension de retraite du requérant fut suspendu le 2 juillet 2013. Le requérant forma en vain un recours administratif devant l’administration nationale des pensions (Országos Nyugdíjbiztosítási Főigazgatóság).

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

9. La Loi fondamentale de la Hongrie dispose que :

Article XII

« 1) Toute personne a le droit de choisir librement son emploi et sa profession et de créer une ou plusieurs entreprises. Chacun est tenu, en fonction de ses capacités et de ses possibilités, de contribuer par son travail à l’enrichissement de la collectivité.

2) La Hongrie s’efforce d’assurer les conditions permettant à toute personne apte au travail et souhaitant travailler de pouvoir le faire. »

10. La loi no LXXXI de 1997 relative aux pensions de la sécurité sociale (1997. évi LXXXI. Törvény a társadalombiztosítási nyugellátásról – « la loi no LXXXI de 1997 ») contient les dispositions suivantes :

Article 83/C

« 1) Le versement de la pension de retraite est suspendu (...) si le retraité occupe un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, (...), d’agent public, d’agent des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice ou d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces de l’ordre ou de miliaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises.

(...)

3) Pendant la période où le versement de la pension de retraite est suspendu, l’intéressé demeure considéré comme retraité (nyugdíjas).

4) Le versement de la pension de retraite peut se poursuivre à la demande du bénéficiaire si celui-ci peut prouver qu’il a cessé d’occuper l’emploi relevant du paragraphe 1) ci-dessus.

(...)

Article 102/I

« 1) Les bénéficiaires d’une pension de retraite qui occupent au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) ont jusqu’au 30 avril 2013 pour en informer la caisse de retraite.

2) Les personnes occupant au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) verront leur pension de retraite suspendue à compter du 1er juillet 2013 si elles occupent encore ledit emploi à cette date. »

11. Les explications apportées par le législateur concernant l’article 83/C renferment le passage suivant :

« Cet amendement interdit le versement d’une double rémunération aux personnes occupant un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, (...), d’agent public, d’agent des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice ou d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces de l’ordre ou de militaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises. Les intéressés ne percevront donc pas de pension de retraite (...) en plus de leur rémunération, et la caisse de retraite suspendra le versement de ladite pension pendant toute la période durant laquelle ils occuperont l’emploi visé. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

12. Le requérant allègue que la suspension du versement de sa pension, intervenue alors qu’il occupait un emploi de fonctionnaire qu’il avait pris après son départ à la retraite, représente une atteinte injustifiée et discriminatoire à ses droits patrimoniaux. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

L’article 1 du Protocole no 1 se lit ainsi :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

L’article 14 de la Convention se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

13. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

14. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. La thèse du requérant

15. Le requérant soutient que ses droits à pension constituent un droit incontesté protégé par la législation nationale. Il estime que toute atteinte à ce droit doit se trouver justifiée de manière convaincante et qu’une simple référence à l’intérêt général non étayée par des circonstances ou des faits concrets ne suffit pas à légitimer la restriction de ce droit. Il considère comme infondée la thèse du Gouvernement selon laquelle l’interdiction de la double rémunération s’inscrivait dans le cadre des mesures destinées à réduire la dette publique et à aider la Hongrie à échapper à la procédure prévue par l’Union européenne (UE) à l’encontre des pays présentant un déficit excessif puisque, selon lui, il n’a été produit aucun élément démontrant que des économies ont effectivement été réalisées grâce à la mesure en cause ou indiquant à quelle fin lesdites économies ont été utilisées. En tout état de cause, le requérant note que le nombre de personnes concernées par la règle litigieuse (paragraphe 20 ci-dessous) ne représente qu’une fraction de l’effectif total des retraités en Hongrie, lequel dépasse deux millions de personnes. Par conséquent, il en conclut que les économies susceptibles d’être réalisées sur les pensions d’un groupe aussi restreint de bénéficiaires ne pouvaient pas contribuer de manière déterminante à réduire la dette publique ou à aider le pays à échapper à la procédure applicable en cas de déficit excessif.

16. Le requérant ajoute que cette atteinte à son droit revêtait un caractère rétroactif, nonobstant le délai de grâce mentionné par le Gouvernement (paragraphe 22 ci-dessous), puisqu’elle a restreint un droit qu’il avait acquis dès lors qu’il avait atteint l’âge de la retraite. Il assure en outre qu’elle était discriminatoire car elle a introduit de manière injustifiable une différence de traitement entre : i) la sphère publique et la sphère privée, et ii) certaines catégories de personnels de l’État et d’autres (comme les ministres du gouvernement ou les maires, auxquels cette règle ne s’appliquait pas). Il indique d’ailleurs que, étant donné que la suspension du versement de la pension ne concernait que les retraités relevant de l’une des catégories énumérées par la loi (fonctionnaire, agent de l’administration centrale, etc.), de nombreux autres retraités ont continué de percevoir simultanément une rémunération pour leur travail dans la sphère publique et une pension de retraite tandis que le versement de sa pension a été suspendu.

17. Concernant l’existence de règles similaires dans divers pays de l’OCDE, le requérant concède que ce type de restriction s’applique dans un certain nombre de pays, mais il ajoute qu’à sa connaissance aucun pays n’opère pareille distinction entre différentes catégories de personnels de l’État.

18. Enfin, le requérant avance que les nouvelles règles ont créé une situation telle qu’il a en pratique été contraint de choisir entre son emploi et sa pension. Il estime que, dans un cas comme dans l’autre, il était appelé à perdre environ la moitié de ses revenus, ce qui a constitué pour lui une charge individuelle réellement excessive.

2. La thèse du Gouvernement

19. Le Gouvernement soutient que l’atteinte aux droits du requérant garantis par l’article 1 du Protocole no 1 était légitime et conforme à l’intérêt général. Il affirme que la suppression de la « double rémunération » dans le secteur public s’inscrivait dans le cadre des mesures destinées à réduire la dette publique et à aider le pays à échapper à la procédure prévue par l’UE à l’encontre des pays présentant un déficit excessif. Il indique que le décret no 1700/2012 interdisait aux organismes placés sous la tutelle de l’État d’employer des travailleurs qui avaient droit à une pension de retraite et que ce décret précisait que les postes se trouvant vacants ne devaient être pourvus que dans des circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement ajoute que l’article 83/C de la loi no LXXXI de 1997 interdisait le versement simultané d’une rémunération financée sur le budget central et d’une pension de retraite. Le Gouvernement avance aussi que, pour autant qu’il le sache, quinze autres États membres de l’OCDE appliquent des mesures similaires dans leur secteur public.

20. D’après le Gouvernement, cette règle touchait principalement les militaires de carrière des forces de défense hongroises qui pouvaient prétendre à une pension plusieurs décennies d’avant d’atteindre l’âge légal de la retraite qui leur était applicable. Ces pensions n’auraient pas eu pour but de procurer à leurs bénéficiaires un moyen de subsistance pendant leurs vieux jours mais de leur offrir la possibilité de prendre leur retraite alors qu’ils étaient encore en âge de travailler. En novembre 2014, 4 259 personnes auraient été concernées par la suspension des prestations en application de l’article 83/C de la loi no LXXXI de 1997 et cette mesure aurait permis au système de retraite d’économiser au total 10 milliards de forints (HUF) en 2013 et au premier semestre 2014.

21. Le Gouvernement considère que cette mesure n’a pas fait peser de charge disproportionnée sur le requérant. Il estime tout d’abord que le requérant aurait pu prendre un emploi dans le secteur privé et qu’il n’aurait alors eu à subir aucune restriction du type de celle dont il tire grief. Il ajoute que, dans le système de retraite hongrois, seules les personnes qui occupaient préalablement un emploi assujetti à l’assurance obligatoire peuvent prétendre à une pension de retraite. Par conséquent, les retraités ne pourraient bénéficier d’une pension de retraite, c’est-à-dire d’une somme déterminée venant compenser l’absence de revenu du travail, qu’après que leur vie active a pris fin. Toutefois, les personnes relevant de l’article 83/C, qui travailleraient tout en bénéficiant d’une pension, percevraient aussi un revenu du travail, et la suspension du versement des pensions n’aurait donc pas mis en péril leurs moyens de subsistance.

22. Le délai de grâce de six mois prévu par la loi serait suffisant pour permettre aux retraités ayant pris un emploi public avant l’entrée en vigueur de l’article 83/C, le 1er janvier 2013, de se préparer à la suspension obligatoire du versement de leur pension. Pendant ce délai de grâce, les intéressés auraient continué de percevoir leur pension de retraite.

23. De plus, cette interdiction de la « double rémunération » appliquée exclusivement au secteur public n’aurait introduit aucune distinction injustifiée. Les agents du secteur public ne pourraient être comparés aux salariés du secteur privé et même si pareille comparaison était établie, l’article 14 n’interdirait en rien d’opérer une distinction en fonction de l’employeur. Un motif raisonnable justifierait cette distinction : dans le secteur public, l’État financerait à la fois la rémunération des agents et la pension initialement conçue pour compenser l’absence de revenu du travail pour ceux ayant atteint l’âge de la retraite. La règle litigieuse n’aurait ainsi pas visé à empêcher les retraités de compléter leur pension par le revenu tiré d’un emploi ou d’entrer de nouveau sur le marché du travail. Elle aurait au contraire eu pour finalité de mettre un terme à une anomalie qui permettait à un agent du secteur public de percevoir à deux titres distincts un revenu financé par la même source. Pendant le délai de grâce, le requérant aurait eu la possibilité et le temps de choisir auquel de ces deux titres il souhaitait percevoir un revenu financé sur le budget de l’État.

24. En résumé, de l’avis du Gouvernement, l’atteinte au droit du requérant garanti par l’article 1 du Protocole no 1 poursuivait un but légitime d’utilité publique, était nécessaire et proportionnée et n’a pas fait peser une charge intolérable sur le requérant, tandis que la distinction entre sphère publique et sphère privée n’a pas emporté violation de l’article 14 de la Convention.

3. Appréciation de la Cour

25. D’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, entre autres, Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, § 22, série A no 291‑B).

26. En l’espèce, il ne prête pas à controverse entre les parties, et la Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement, que le non-versement de la pension de retraite du requérant est la question qui se trouve au cœur de la requête. La Cour est convaincue que le droit à pension en cause est un droit de nature patrimoniale aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. L’objet du litige tombe donc sous l’empire de cette disposition.

27. Le requérant s’étant vu refuser le paiement de cette pension au motif qu’il occupait parallèlement un emploi dans le secteur public – ce qui peut s’assimiler à une « autre situation » au sens de l’article 14 (voir, mutatis mutandis, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 70, CEDH 2010), cette disposition trouve à s’appliquer (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

28. Selon la jurisprudence de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire, aux fins de l’article 14, si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Gaygusuz, précité, § 42).

29. La Cour note en premier lieu que, dans les observations du Gouvernement, le « but légitime » poursuivi par la législation à l’origine de la différence de traitement en question était de ménager les finances publiques. Elle considère que, même si cette disposition n’a concerné qu’un nombre restreint de retraités, comme l’avance le requérant, elle a bel et bien permis de comprimer dans une certaine mesure les dépenses publiques, ce pourquoi le but invoqué par le Gouvernement peut être tenu pour légitime.

30. Le requérant soutient que la différence de traitement s’opérait selon deux axes : entre la sphère privée et la sphère publique, et aussi entre différentes catégories de personnels de l’État. De son côté, le Gouvernement avance que la disposition législative en question n’était pas discriminatoire, notamment parce qu’une différence de traitement fondée sur une différence d’employeur ne constituait pas une discrimination aux fins de l’article 14 et était en tout état de cause raisonnable en ce qu’elle visait à remédier à l’anomalie spécifique résidant dans le fait que des retraités tels que le requérant percevaient simultanément deux types de revenu financés tous deux sur le budget de l’État.

31. La Cour observe que le Gouvernement n’a pas avancé d’argument convaincant, et même aucune raison du tout, pour justifier que la portée de la réforme soit limitée aux catégories de personnels de l’État énumérées dans la loi au lieu d’englober tous les emplois publics. Le requérant souligne, et le Gouvernement ne réfute pas ce point, que les retraités ayant été investis d’une charge publique, par exemple de ministre ou de maire, n’étaient pas concernés par cette restriction. Sous l’angle de la réduction des dépenses publiques, la Cour ne voit aucun élément susceptible de justifier cette différence de traitement, et elle admet que les catégories de personnels de l’État exemptées se trouvent en réalité dans une situation analogue à celle du requérant.

32. De plus, concernant l’autre volet de la discrimination alléguée, à savoir la différence de traitement entre la sphère publique et la sphère privée, la Cour considère que, s’il est vrai que seuls les agents de la sphère publique sont en situation de recevoir un double revenu financé sur les deniers publics, l’argument essentiel avancé par le Gouvernement (à savoir qu’il ne faut pas servir une pension publique à des personnes qui ont un emploi et n’ont donc pas besoin d’une prestation se substituant au revenu du travail) devrait en fait également valoir pour les retraités qui prennent un emploi dans la sphère privée et perçoivent ainsi un salaire. Envisagées sous cet angle, les pensions versées aux retraités travaillant dans le secteur privé pourraient également passer pour des dépenses publiques redondantes. Là encore, de ce point de vue, ces deux catégories se trouvent dans une situation analogue.

33. Partant, la Cour n’est pas convaincue par les arguments exposés par le Gouvernement. Elle considère que la différence de traitement relative au droit de continuer de percevoir une pension de retraite qui s’est opérée premièrement entre les retraités travaillant dans le secteur public et ceux travaillant dans le secteur privé, et deuxièmement entre différentes catégories de fonctionnaires, et dont le requérant a été victime, ne repose sur aucune « justification objective et raisonnable », même compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les États contractants dans ce domaine (paragraphe 32 ci-dessus).

34. La Cour conclut donc à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. À la lumière de ce constat, elle considère qu’il n’y a pas lieu de rechercher si les faits de la cause emportent également violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

36. Le requérant réclame 11 583,40 euros (EUR) pour préjudice matériel (correspondant à la perte de sa pension) et 10 000 EUR pour préjudice moral.

37. Le Gouvernement conteste ces demandes.

38. La Cour estime que le requérant doit avoir subi un préjudice matériel et moral et, statuant en équité, lui accorde 15 000 EUR tous chefs confondus.

B. Frais et dépens

39. Le requérant demande également 3 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, ce qui correspond au montant à facturer par son avocat.

40. Le Gouvernement conteste cette demande.

41. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères qu’elle vient de rappeler, la Cour estime raisonnable d’octroyer au requérant l’intégralité de la somme demandée.

C. Intérêts moratoires

42. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour le dommage matériel et le dommage moral combinés ;

ii) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 15 décembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Françoise Elens-PassosVincent A. De Gaetano
GreffièrePrésident


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