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03/11/2015 | CEDH | N°001-158351

CEDH | CEDH, AFFAIRE PAROISSE GRÉCO-CATHOLIQUE DE SISEŞTI c. ROUMANIE, 2015, 001-158351


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PAROISSE GRÉCO-CATHOLIQUE DE SISEŞTI c. ROUMANIE

(Requête no 32419/04)

ARRÊT

STRASBOURG

3 novembre 2015

DÉFINITIF

03/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Paroisse gréco-catholique de Siseşti c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Kristina Pardalos, présidente,
Luis López Guerra,


Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PAROISSE GRÉCO-CATHOLIQUE DE SISEŞTI c. ROUMANIE

(Requête no 32419/04)

ARRÊT

STRASBOURG

3 novembre 2015

DÉFINITIF

03/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Paroisse gréco-catholique de Siseşti c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Kristina Pardalos, présidente,
Luis López Guerra,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32419/04) dirigée contre la Roumanie et dont une paroisse sise dans cet État, à savoir la Paroisse gréco-catholique de Siseşti (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me D. Mihai, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante allègue notamment une atteinte à son droit d’accès à un tribunal et au respect du principe de la sécurité juridique. Elle se plaint également de la durée de la procédure en revendication qu’elle avait engagée. Se fondant principalement sur les mêmes faits, elle se plaint en outre d’une atteinte à son droit de propriété et à sa liberté de religion ainsi que d’une discrimination.

4. Le 21 mai 2012, les griefs tirés de l’article 6 § 1 et 9 de la Convention, et de l’article 1 du Protocole no 1, pris isolément et en combinaison avec les articles 13 et 14 de la Convention, dans leurs parties concernant la demande de la requérante en revendication du lieu de culte et du terrain attenant ont été communiqués au Gouvernement.

5. À la suite du déport de Mme Iulia Antoanella Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné, le 11 mars 2015, M. Luis López Guerra pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est la paroisse de Siseşti de l’Église catholique de rite oriental (dite Église gréco-catholique, ou uniate).

1. Le contexte historique

7. Jusqu’en 1948, les paroisses gréco-catholiques avaient possédé des immeubles divers, parmi lesquels des églises et leur terrain d’assiette.

8. Par le décret-loi no 358/1948, le culte uniate fut dissout. Selon le même décret-loi, les biens appartenant à ce culte furent transférés à l’État, à l’exception des biens des paroisses. Ces derniers furent, eux, transférés à l’Église orthodoxe en vertu du décret no 177/1948, qui prévoyait que si la majorité des paroissiens d’un culte devenaient membres d’une autre Église, les biens ayant appartenu au culte abandonné seraient transférés dans le patrimoine du culte qui les avait accueillis.

9. Après la chute du régime communiste en décembre 1989, le décret no 358/1948 fut abrogé par le décret-loi no 9/1989. Le culte uniate fut reconnu officiellement par le décret-loi no 126/1990. En ce qui concernait la situation juridique des biens ayant appartenu aux paroisses uniates, l’article 3 du décret-loi no 126/1990 prévoyait que celle-ci devait être tranchée par des commissions mixtes constituées de représentants du clergé des deux cultes, uniate et orthodoxe. Pour rendre leurs décisions, ces commissions devaient prendre en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ».

10. L’article 3 du décret-loi no 126/1990 fut complété par l’ordonnance gouvernementale no 64/2004 du 13 août 2004 et la loi no 182/2005. Selon le décret ainsi modifié, en cas de désaccord entre les représentants cléricaux des deux cultes religieux au sein de la commission mixte, la partie ayant un intérêt à agir pouvait introduire une action en justice sur le fondement du droit commun.

11. Dans la présente affaire, bien que l’église et le terrain attenant fussent passés dans la possession de l’Église orthodoxe en 1948, le droit de propriété de la paroisse requérante ne fut pas rayé du livre foncier.

2. Les démarches entamées par la requérante pour obtenir la restitution de ses biens immeubles

a) Démarches entamées avant la modification de l’article 3 du décret-loi no 126/1990

12. De 1998 à 2002, plusieurs réunions infructueuses eurent lieu entre les représentants locaux des cultes orthodoxe et uniate de Siseşti quant à la restitution de l’église et d’autres terrains.

13. En 2002, la requérante saisit les juridictions internes d’une action en revendication de l’église et d’autres biens immeubles contre la paroisse orthodoxe de Siseşti.

Par un arrêt définitif du 24 février 2004, la Cour suprême de justice rejeta l’action de la requérante, au motif que la commission mixte n’avait pas encore examiné la situation juridique de l’église et du terrain attenant et que la situation juridique des immeubles restants était régie par des lois spéciales, lesquelles prévoyaient des procédures ou voies de recours autres que l’action en revendication.

b) Démarches de la requérante après la modification de l’article 3 du décret-loi no 126/1990

14. Le 15 avril 2005, la requérante saisit le tribunal départemental de Maramures (« le tribunal départemental ») d’une nouvelle action en revendication d’une église, du terrain attenant et de trois autres terrains.

15. Par un jugement du 5 août 2005, le tribunal départemental rejeta cette action, au nom de l’autorité de la chose jugée qui s’attachait à l’arrêt du 24 février 2004 de la Cour suprême de justice (paragraphe 13 ci-dessus).

Sur appel de la requérante, par un arrêt du 11 novembre 2005, la cour d’appel de Cluj (« la cour d’appel ») cassa le jugement rendu en première instance et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental pour examen au fond. Cet arrêt fut confirmé, sur pourvoi en recours de la partie défenderesse, par un arrêt définitif de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») du 5 octobre 2007.

16. L’affaire fut ainsi réinscrite au rôle du tribunal départemental. La première audience eut lieu le 10 mars 2008.

17. Du 2 juin 2008 au 27 février 2009, le tribunal départemental sursit à l’examen de l’affaire au motif qu’une exception d’inconstitutionnalité avait été soulevée et transmise pour examen à la Cour constitutionnelle. Par la suite, une expertise en matière de bâtiment et de topographie fut ordonnée. Celle-ci fut complétée par une évaluation de l’état de la peinture murale de l’église.

18. Par un jugement du 21 septembre 2011, le tribunal départemental fit droit partiellement à l’action de la requérante et ordonna la restitution de l’église et du terrain attenant. Dans ses motifs, il jugea que la requérante était bien la propriétaire de l’église et du terrain attenant, en observant qu’elle était inscrite comme telle sur le livre foncier et que la partie défenderesse n’avait pas apporté la preuve contraire. Il ordonna également à la requérante de verser à l’église défenderesse la somme de 114 707 lei roumains (RON) à titre de soulte pour les travaux réalisés par cette dernière dans l’église.

19. Pour ce qui était des autres terrains revendiqués, le tribunal départemental jugea :

– pour l’un des terrains, que la requérante devait suivre la procédure prévue par les lois spéciales de restitution ;

– pour les deux autres, que la requérante avait présenté sa demande les concernant après la clôture des débats et que dès lors celle-ci ne pouvait pas être examinée.

20. Les appels des deux parties contre ce jugement furent rejetés par un arrêt du 27 janvier 2012 de la cour d’appel.

21. Étant donné que l’arrêt de la cour d’appel du 27 janvier 2012 était définitif, le 15 août 2012, la requérante demanda son exécution ; elle obtint ainsi sa mise en possession du lieu de culte et du terrain attenant, après avoir versé au préalable la soulte à la partie défenderesse.

22. Par un arrêt définitif du 21 novembre 2012, la Haute Cour confirma le bien-fondé des décisions rendues par les juridictions inférieures.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23. Les articles pertinents de la Constitution, du décret no 177/1948 sur le régime général des cultes religieux, du décret-loi no 126/1990 portant diverses mesures relatives à l’Église roumaine unie à Rome (« le décret-loi no 126/1990 »), de l’ordonnance gouvernementale no 64/2004 du 13 août 2004 (« l’ordonnance no 64/2004 ») et de la loi no 182/2005 du 13 juin 2005 (« la loi no 182/2005 ») sont présentés dans l’arrêt Paroisse Gréco-Catholique Sâmbăta Bihor c. Roumanie (no 48107/99, §§ 35-37, 12 janvier 2010).

24. L’article 3, premier alinéa, in fine du décret-loi no 126/1990 – selon lequel la situation juridique des lieux de culte sera fixée en prenant en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens » – a fait l’objet d’une exception d’inconstitutionnalité. Dans sa décision no 804 du 27 septembre 2012, la Cour constitutionnelle a rejeté cette exception, estimant que ce critère était conforme à la Constitution. Cette décision a été publiée au Moniteur officiel du 29 novembre 2012.

25. Selon l’article 147 (4) de la Constitution, à partir de leur publication au Moniteur officiel, les décisions de la Cour constitutionnelle sont de façon générale obligatoires pour l’avenir.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 9 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT OU EN COMBINAISON AVEC LES ARTICLES 13 ET 14 DE LA CONVENTION

26. La requérante se plaint en premier lieu d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal et à un procès équitable, à raison, respectivement : de l’incompétence des juridictions internes, initialement, pour statuer sur l’action en revendication d’un lieu de culte ; puis, par la suite, du critère prévu par la loi pour trancher les actions en revendication de ce type, à savoir la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens.

En second lieu, la requérante dénonce l’insécurité juridique engendrée par la manière dont les juridictions internes tranchaient les actions en revendication portant sur des lieux de culte.

Se référant aux mêmes faits, la requérante se plaint en troisième lieu d’une atteinte discriminatoire à son droit au respect de sa religion, d’une part, et de ses biens, d’autre part.

En quatrième lieu, la requérante se plaint d’une absence de recours au niveau interne pour contester cet état de fait, du fait selon elle de l’absence d’accès à un tribunal.

27. La Cour rappelle que lorsqu’une question d’accès à un tribunal se pose, les garanties de l’article 13 se trouvent absorbées par celles de l’article 6 qui sont plus strictes (Ravon et autres c. France, no 18497/03, § 27, 21 février 2008). Dès lors, elle estime qu’il convient d’examiner les allégations de la requérante uniquement sous l’angle des articles 6 § 1 et 9 de la Convention et 1 du Protocole no 1, pris seuls ou en combinaison avec l’article 14 de la Convention. Ces articles se lisent ainsi dans leurs parties pertinentes :

Article 6

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Article 9

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Sur la recevabilité

1. Les arguments des parties

28. Le Gouvernement excipe de la perte par la requérante de la qualité de victime, en faisant valoir qu’à la suite de l’action en revendication, l’intéressée a obtenu la restitution du lieu de culte visé et du terrain attenant. Il souligne que, le 15 août 2012, la requérante a été effectivement mise en possession de ces biens immeubles.

29. La requérante considère pour sa part qu’elle est toujours victime des violations alléguées devant la Cour. Elle indique qu’à la suite des procédures internes, au demeurant excessivement longues à ses yeux, elle n’a obtenu qu’une reconnaissance partielle des violations invoquées. Elle explique ensuite que même à présent, elle n’a toujours pas la jouissance de tous les biens immeubles qu’elle avait revendiqués devant les juridictions internes, que tous les biens litigieux, y compris les terrains agricoles et forestiers, faisaient partie de son patrimoine et avaient un rôle pour assurer dans de bonnes conditions le déroulement du rite et que le préjudice matériel et moral qui lui a selon elle été causé par les violations alléguées n’a pas été réparé de manière adéquate.

30. La requérante estime avoir un intérêt rationnel et raisonnable à demander à la Cour de poursuivre l’examen de la requête, du fait selon elle qu’à la suite de la décision no 804/2012 de la Cour constitutionnelle (paragraphe 24 ci-dessus), les litiges portant sur les biens ayant appartenu au culte gréco-catholique ne sont plus examinés selon les règles de droit commun de l’action en revendication mais en faisant application du critère prévu par la loi spéciale, à savoir la volonté des fidèles détenant le bien : aux yeux de la requérante, sans un arrêt de la Cour dans son affaire, il existerait un risque que sa situation soit réexaminée à la lumière de la nouvelle règle.

2. L’appréciation de la Cour

31. La Cour rappelle que c’est aux autorités nationales qu’il appartient en premier lieu de redresser une violation alléguée de la Convention. Cela étant, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI et Sediri c. France (déc.), no 44310/05, 10 avril 2007).

32. Il appartient donc à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme approprié et suffisant (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 193, CEDH 2006‑V).

33. La Cour constate d’abord que la requérante a saisi la Cour de la présente affaire après que sa première action en revendication eut été rejetée au motif que la commission mixte ne s’était pas prononcée sur la situation juridique des immeubles revendiqués. Elle se plaignait plus particulièrement d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal et de l’impossibilité d’obtenir la restitution des immeubles qui lui avaient appartenu avant que le culte uniate fût dissout par la loi.

34. Cela étant, la Cour constate qu’à la suite des modifications législatives de 2004 et 2005 (paragraphe 10 ci-dessus), la requérante a pu saisir à nouveau les juridictions internes d’une action en revendication pour demander la restitution des immeubles. Dans le cadre de cette action, les juridictions internes ont examiné son action au fond et ont ordonné la restitution de l’église et du terrain attenant tout en indiquant que pour les autres terrains elle n’avait pas suivi convenablement les procédures prévues en droit interne. Le jugement du 21 septembre 2011 du tribunal départemental a été exécuté le 15 août 2012.

35. La Cour est satisfaite de l’examen qui a été fait de l’affaire par les juridictions internes et, estimant qu’il y a lieu d’écarter tout formalisme excessif, elle considère que par leur démarche et les termes utilisés dans leurs décisions celles-ci ont reconnu, au moins en substance, l’existence dans son chef de violations des articles 6 et 9 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1. Quant au caractère suffisant du redressement offert, il convient d’observer que la requérante a eu accès à un tribunal et a obtenu la restitution du bien de culte recherchée par elle devant les juridictions internes et qui a constitué l’essence de ses griefs soulevés devant la Cour. Partant, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, la réparation dont a bénéficié la requérante peut passer pour adéquate et suffisante (voir, en ce sens, Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă c. Roumanie, no 65965/01, § 85, 7 avril 2009).

36. Pour ce qui est de l’allégation de la requérante selon laquelle elle a été victime d’une discrimination dans ses droits garantis par les articles 6 et 9 de la Convention et 1 du Protocole no 1 en raison des règles de droit applicables et de son appartenance religieuse, la Cour constate que, d’une part, les juridictions internes ont en l’espèce appliqué le droit commun en matière d’action en revendication et que, d’autre part, l’application des règles lui a été favorable.

37. Pour ce qui est des allégations de la requérante selon lesquelles l’arrêt définitif du 21 novembre 2012 pourrait se voir remis en cause (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 34 de la Convention le droit de requête individuel n’est ouvert que pour autant que le requérant puisse se prétende lésé de manière effective par la violation qu’il allègue. Il ne l’autorise pas à se plaindre in abstracto d’une loi ou d’une décision au seul motif qu’elles lui semblent enfreindre la Convention (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 33, série A no 28 et Fairfield c. Royaume-Uni (déc.) no 24790/04, CEDH 2005-VI). Or en l’espèce, aucune remise en cause de l’arrêt définitif du 21 novembre 2012 rendu en faveur de la requérante n’a présentement eu lieu. La requérante ne saurait donc être considérée comme victime actuelle et directe de violations des dispositions invoquées.

38. Il reste à savoir si elle peut au moins se prétendre « potentiellement victime » d’une violation de la Convention au sens de la jurisprudence de la Cour à raison de la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 27 septembre 2012. À cet égard, il convient de rappeler que, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Rossi et autres c. Italie (déc.), nos 55185/08 et autres, 16 décembre 2008).

39. En l’espèce, la Cour estime que la requérante n’a pas satisfait à cette obligation. Il échet en effet d’observer que la décision de la Cour constitutionnelle dont la requérante craint les effets n’a été publiée au Moniteur officiel que le 29 novembre 2012, soit après que l’arrêt de la Haute Cour du 21 novembre 2012 ait été rendu. Or, selon l’article 147 (4) de la Constitution, les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont obligatoires pour les juridictions internes qu’à partir de leur publication au Moniteur officiel et uniquement pour l’avenir. Du reste, la requérante n’a pas indiqué quelle voie de recours existante pourrait être empruntée par son ancienne adversaire pour obtenir la réouverture de la procédure et un nouveau règlement de leur différend qui reposerait sur l’application de la décision de la Cour constitutionnelle.

40. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l’intéressée n’est plus victime des violations alléguées. Il s’ensuit que les présents griefs sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION QUANT À LA DURÉE DE LA PROCÉDURE

41. La requérante dénonce la durée de l’action en revendication qui a pris fin par l’arrêt définitif de la Haute Cour du 21 novembre 2012. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

42. La Cour note à titre liminaire que l’action de la requérante relevait de l’article 6 § 1 de la Convention dans sa branche civile dès lors qu’elle avait pour but la reconnaissance de son droit de propriété allégué sur des immeubles, donc d’un droit de caractère patrimonial (Paroisse Gréco-Catholique Sâmbăta Bihor, précité, § 65). Constatant par ailleurs que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

43. La requérante dénonce la durée de la procédure en revendication – selon elle, environ sept ans et sept mois –, et l’estime imputable aux autorités nationales. Elle indique que pendant les années 2005 à 2008, l’affaire a pris un retard inutile en raison d’une erreur des juridictions internes, qui ont refusé de juger l’affaire. Elle déplore également un manque de diligence du tribunal départemental, qui selon elle n’a pas pris les mesures nécessaires pour éviter certains retards dans la réalisation des expertises.

44. Le Gouvernement est d’avis, pour sa part, que l’affaire revêtait une complexité particulière, dans la mesure où elle portait sur la revendication de biens cultuels. Il explique que l’affaire a nécessité une expertise de spécialité et qu’elle portait sur des questions délicates qui nécessitaient des débats amples sur le fond. Il soutient enfin qu’il n’y a pas eu de période d’inactivité ou de retards significatifs à imputer aux juridictions nationales.

2. L’appréciation de la Cour

45. La Cour note que la période à considérer a débuté le 15 avril 2005, date à laquelle le tribunal départemental a été saisi de l’action en revendication, et qu’elle s’est terminée le 21 novembre 2012, avec l’arrêt définitif de la Haute Cour. Elle a donc duré sept ans et sept mois environ, pour trois degrés de juridiction.

46. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII).

47. La Cour observe d’emblée qu’en l’espèce aucun retard dans la procédure ne peut être reproché à la requérante. Il convient en revanche de noter que, saisi en premier ressort, le tribunal départemental a refusé d’examiner le fond de l’action en invoquant à tort l’autorité de la chose jugée qui s’attachait à l’arrêt définitif de la Cour suprême de justice du 24 février 2004 (paragraphe 15 ci-dessus). Deux autres décisions ont été nécessaires pour lever cette fin de non-recevoir. Par la suite, après la cassation avec renvoi, l’affaire est restée pendante plus de deux ans au stade de la première instance, sans que des mesures soient prises par le tribunal départemental pour accélérer la réalisation des expertises (paragraphe 17 ci‑dessus). Partant, la Cour conclut que la prolongation de la procédure est essentiellement imputable aux autorités nationales.

48. Ayant examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et tenant compte de sa jurisprudence en la matière, la Cour est d’avis que la cause de la requérante n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

49. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante estime que sa cause n’a pas été tranchée par un tribunal indépendant et impartial.

Invoquant les articles 6 § 1 et 9 de la Convention, ainsi que l’article 1 du Protocole no 1, seuls ou combinés avec les articles 13 et 14 de la Convention, la requérante se plaint du refus des juridictions internes d’ordonner la restitution des autres terrains visés par son action en revendication.

50. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont irrecevables et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

52. La requérante demande, au titre du préjudice matériel dont elle s’estime victime, la restitution des biens immeubles qui ne lui ont pas été restitués au terme de la procédure interne. En cas d’impossibilité d’une telle restitution, elle réclame la somme de 16 711 (EUR), correspondant selon elle à la valeur marchande des biens en cause. Elle demande également le remboursement de la soulte de 20 500 EUR qu’elle a dû verser à la partie défenderesse.

La requérante réclame également la somme de 300 000 EUR pour le préjudice moral subi à raison de l’incertitude prolongée dans laquelle elle a été placée à chaque fois par l’attente de l’issue des procédures auxquelles elle a été partie, et de la durée desdites procédures.

53. Le Gouvernement considère que, telle qu’elle est formulée, la demande de la requérante concernant le préjudice matériel revient à remettre en cause la solution du litige au niveau interne. Il estime également que la somme sollicitée à ce titre est excessive.

Quant au préjudice moral, le Gouvernement estime qu’un éventuel arrêt de violation pourrait constituer par lui-même une réparation suffisante. Il considère, à titre subsidiaire, que si la Cour devait tout de même allouer à la requérante une somme à ce titre, le montant devrait en être fixé à l’aune de sa jurisprudence dans des affaires similaires.

54. La Cour relève que l’octroi d’une satisfaction équitable en l’espèce ne peut se justifier que par le fait que la requérante n’a pas bénéficié d’un délai raisonnable de jugement. Étant donné qu’il n’existe ainsi aucun lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué, la demande présentée à cet égard ne peut qu’être rejetée.

55. S’agissant de la réparation du préjudice moral, la Cour a déjà jugé que le préjudice autre que matériel peut comporter, pour une personne morale, des éléments plus ou moins « objectifs » et d’autres plutôt « subjectifs ». Statuant en équité, comme le veut l’article 41, elle estime qu’il y a lieu d’allouer à la requérante 1 000 EUR au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

56. La requérante demande également 9 015 EUR pour les frais et dépens : 8 715 EUR représentant les honoraires d’avocat et 300 EUR représentant les frais de secrétariat et de correspondance à verser à l’Association pour la défense des droits de l’homme en Roumanie – Comité Helsinki (APADOR-CH). La requérante produit le contrat d’assistance juridictionnelle passé avec son avocat et le décompte des heures de travail de celui-ci, ainsi que la convention conclue avec APADOR-CH par laquelle cette dernière association s’était engagée à supporter les frais de secrétariat nécessaires pour soutenir la présente requête devant la Cour.

57. Le Gouvernement relève que l’avocat de la requérante devant la Cour a déjà représenté d’autres requérants dans des affaires selon lui similaires à la présente. En partant de ce constat, il considère que le montant demandé est excessif par rapport à la prestation effectivement fournie par l’avocat dans le cadre strict de la présente requête. Le Gouvernement considère également que la demande de la partie requérante n’est accompagnée d’aucun document justificatif attestant de la réalité des frais engagés. Il invite la Cour à limiter la somme à octroyer en équité aux frais réellement engagés et nécessaires.

58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 62, CEDH 1999‑VIII). En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 600 EUR pour les honoraires de Me D. Mihai, à payer directement à l’avocat, ainsi que celle de 300 EUR pour les frais de secrétariat et de correspondance d’APADOR‑CH (voir, en ce sens, Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 111, 26 juillet 2007), à verser directement à cette dernière.

C. Intérêts moratoires

59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la durée de la procédure, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention concernant la durée de la procédure ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 1 000 EUR (mille euros) à la requérante, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 600 EUR (six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens, à verser directement à Me D. Mihai ;

iii. 300 EUR (trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens, à verser directement à APADOR-CH ;

b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsKristina Pardalos
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-158351
Date de la décision : 03/11/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Délai raisonnable)

Parties
Demandeurs : PAROISSE GRÉCO-CATHOLIQUE DE SISEŞTI
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MIHAI D.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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