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22/09/2015 | CEDH | N°001-157369

CEDH | CEDH, AFFAIRE DEDECAN ET OK c. TURQUIE, 2015, 001-157369


ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DEDECAN ET OK c. TURQUIE

(Requêtes nos 22685/09 et 39472/09)

ARRÊT

STRASBOURG

22 septembre 2015

DÉFINITIF

22/12/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dedecan et Ok c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić, >Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en cha...

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DEDECAN ET OK c. TURQUIE

(Requêtes nos 22685/09 et 39472/09)

ARRÊT

STRASBOURG

22 septembre 2015

DÉFINITIF

22/12/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dedecan et Ok c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er septembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 22685/09 et 39472/09) dirigées contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Mustafa Dedecan et M. Metin Ok (« les requérants »), ont saisi la Cour le 22 avril 2009 et le 24 juillet 2009 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me M.R. Tiryaki, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Le 23 avril 2010, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1974 et en 1969 et résident à Ankara. Ils sont fonctionnaires de l’État et exercent le métier de professeur des écoles publiques. Ils sont également membres du syndicat Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası – Eğitim-Sen (Syndicat des salariés de l’éducation et de la science).

5. Le 15 février 2005, les requérants participèrent à une manifestation ayant pour thème « la paix mondiale contre la guerre mondiale ». Cette manifestation était organisée par la Plateforme de la démocratie de Şanlıurfa – groupement civil rassemblant divers syndicats, associations et partis politiques, y compris le syndicat auquel les requérants étaient affiliés.

6. À une date non précisée, une enquête disciplinaire fut diligentée contre les requérants en raison de leur participation à ladite manifestation.

7. Par des décisions prises le 14 juin 2005 par le comité de discipline départemental de la direction de l’Éducation nationale de Şanlıurfa, les requérants firent l’objet, à titre de sanction disciplinaire, du gel de leur avancement de grade pendant une année en application de l’article 125 D-o) de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l’État. La décision de sanction concernant le premier requérant indiquait qu’il avait participé à une manifestation non autorisée organisée le 15 février 2005 à l’occasion de l’arrestation du chef d’une organisation illégale, qu’il était militant d’un parti politique et qu’il agissait en faveur de ce parti politique.

8. Par des décisions prises les 8 juin et 11 juillet 2005 par la direction du personnel du ministère de l’Éducation nationale, les requérants furent mutés dans d’autres villes en application de l’article 76 de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l’État ainsi que de l’article 16 a) du règlement relatif à la nomination et à la mutation des professeurs des écoles du ministère de l’Éducation nationale. Les autorités s’appuyèrent sur l’enquête disciplinaire diligentée à l’encontre des requérants en raison de leur participation à la manifestation en cause.

9. À différentes dates, les requérants introduisirent devant les tribunaux administratifs des actions en annulation contre les décisions de mutation.

10. Le 30 octobre 2006, le tribunal administratif de Gaziantep rejeta le recours du requérant Metin Ok. Il constata d’abord que le requérant avait participé à une manifestation non-autorisée organisée par un parti politique. Il estima qu’il était établi par le rapport d’enquête que le requérant avait agi en faveur d’un parti politique. Il conclut ensuite que, compte tenu de l’importance et de la particularité du métier de professeur, les conditions d’exercice par le requérant de sa fonction d’enseignant à Şanlıurfa n’étaient plus réunies. Le tribunal administratif confirma donc la décision de mutation à l’égard de ce requérant.

11. Le 14 juin 2007, le tribunal administratif de Şanlıurfa rejeta le recours du requérant Mustafa Dedecan. Il constata que le requérant avait participé à une manifestation illégale au cours de laquelle des propos faisant l’éloge du chef d’une organisation illégale avaient été tenus et des affiches en faveur de cette organisation avaient été brandies. Le tribunal administratif confirma ainsi la décision de mutation, compte tenu de l’importance et de la particularité de la fonction d’enseignant exercée par le requérant.

12. Sur pourvoi des requérants auprès du Conseil d’État sur la base des mêmes motifs, le procureur près le Conseil d’État, sans apporter aucun nouvel argument, émit les avis selon lesquels les motifs invoqués par les requérants ne correspondaient à aucun motif légal de cassation et que le pourvoi devrait être rejeté.

13. Par un arrêt du 27 juin 2008, notifié à Mustafa Dedecan le 23 octobre 2008, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif de Şanlıurfa. Par un arrêt du 1er avril 2008, notifié à Metin Ok le 22 mai 2008, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif de Gaziantep.

14. Le requérant Metin Ok forma un recours en rectification d’arrêt devant le Conseil d’État. Par un arrêt du 20 novembre 2008, notifié au requérant le 26 janvier 2009, le Conseil d’État rejeta ce recours.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

15. L’article 76 de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l’État, intitulé « Le changement de fonction et de lieu des fonctionnaires par leur administration », est libellé comme suit :

« Sans tenir compte de l’égalité de fonction ou de titre et tout en [maintenant] leurs droits acquis concernant leur traitement, les administrations peuvent nommer les fonctionnaires à des postes équivalents ou à des postes supérieurs (...) situés au même endroit ou à un autre endroit, au sein de l’administration.

(...) »

16. L’article 125 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État dispose :

« Les sanctions disciplinaires infligeables aux fonctionnaires de l’État ainsi que les actes et situations appelant leur infliction sont ceux qui suivent :

(...)

D - Gel de l’avancement de grade : Le gel de l’avancement de grade du fonctionnaire d’un à trois ans en fonction de la gravité de son acte.

Les actes et situations à sanctionner par le gel de l’avancement de grade sont les suivants :

(...)

o) l’action en faveur ou en défaveur d’un parti politique ;

(...) »

17. L’article 16 du règlement relatif à la nomination et à la mutation des professeurs des écoles du ministère de l’Éducation nationale, en vigueur à l’époque des faits et intitulé « Les mutations par la nécessité du service », était libellé comme suit :

« Sans [vérifier] les autres conditions prévues par ce règlement concernant la mutation, a) ceux dont la mutation est considérée comme appropriée à l’issue de l’enquête diligentée à leur encontre (...) peuvent être mutés en raison des nécessités du service. »

L’article 40 (1) du nouveau règlement en la matière, entré en vigueur le 6 mai 2010, reprend le texte de l’article 16 a) et b) de l’ancien règlement.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES AFFAIRES

18. Eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, la Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes afin de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

19. Les requérants allèguent que leur mutation a été motivée par leur participation à une manifestation organisée par le groupement civil auquel était rattaché le syndicat dont ils étaient membres. Ils considèrent qu’elle constitue une atteinte à leur droit à la liberté d’association tel que prévu par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

20. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

21. Le Gouvernement soulève, en ce qui concerne le requérant Mustafa Dedecan, une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche à ce requérant de ne pas avoir formé un recours en rectification d’arrêt devant le Conseil d’État.

22. Le requérant en question conteste l’exception du Gouvernement.

23. La Cour note qu’en droit turc, le recours en rectification d’arrêt a pour objet d’inviter la juridiction ayant rendu l’arrêt attaqué à réviser cet arrêt en raison d’une erreur de sa part. En fait, la juridiction en cause procède à un deuxième examen de la même affaire sur simple recours des parties, sans qu’il y ait d’éléments nouveaux. La Cour doit apprécier à la lumière de chaque cas d’espèce si un recours interne déterminé semblait offrir au requérant un moyen efficace pour redresser le grief qu’il soulève. Le requérant n’est pas tenue de faire usage du recours qui, « selon l’opinion communis » existant à l’époque n’est pas de nature à parer à ses griefs (voir De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 62, série A no 12).

24. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté une exception similaire (voir, entre autres, Karaduman c. Turquie, (dec.) no 16278/90, 3 mai 1993 et Ünal Tekeli c. Turquie (déc.), no 29865/96, 1er juillet 2003). En l’absence d’argument ou de fait pouvant mener à une conclusion différente dans la présente espèce, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

25. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur l’existence d’une ingérence

26. Les requérants allèguent que les décisions de mutation ont été prises à leur encontre en raison de leur participation à une manifestation organisée par le groupement civil auquel était rattaché leur syndicat, et ils considèrent qu’elles s’analysent en une ingérence dans leur droit à la liberté d’association.

27. Le Gouvernement soutient que les requérants ont préféré participer à une manifestation plutôt que de se rendre à leur travail et qu’ils ont fait l’objet d’une mutation pour ce motif, et non en raison de leur affiliation à une organisation syndicale. Selon lui, il n’y a donc pas eu d’ingérence dans leur droit de s’affilier à des syndicats.

28. La Cour note d’emblée qu’il ressort des décisions de sanction et de mutation ainsi que des décisions des tribunaux administratifs que les requérants ont été mutés non pas en raison de leur absence au travail, mais pour leur participation à une manifestation organisée par le groupement civil auquel s’était joint le syndicat Eğitim-Sen dont ils étaient membres (paragraphes 7, 8, 10 et 11 ci-dessus).

29. La Cour note ensuite que les requérants ont assisté à ladite manifestation en leur qualité de membre du syndicat Eğitim-Sen, et que, de leur point de vue, il s’agissait de l’exercice d’une activité syndicale. À l’instar des requérants, la Cour estime que la mesure litigieuse peut être considérée comme une ingérence dans leur droit à la liberté d’association.

2. Sur la justification de l’ingérence

30. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article et « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

31. La Cour constate qu’il n’est pas contesté par les parties que les décisions de mutation prises à l’égard des requérants étaient conformes à l’article 76 de la loi n 657 (paragraphe 15 ci-dessus) et à l’article 16 a) du règlement relatif à la nomination et à la mutation des professeurs des écoles du ministère de l’Éducation nationale (paragraphe 16 ci-dessus). Elle note ainsi que les décisions litigieuses avaient un fondement légal.

b) Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un ou des buts légitimes

32. Le Gouvernement soutient que l’ingérence avait pour but la protection de la sécurité nationale, le maintien de la sûreté publique et la défense de l’ordre. Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.

33. Tout en ayant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par les mesures prises à l’égard des requérants, la Cour partira de l’hypothèse que l’ingérence visait le but légitime de défense de l’ordre (Küçükbalaban et Kutlu c. Turquie, nos 29764/09 et 36297/09, § 29, 24 mars 2015).

c) Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

i. Les arguments des parties

34. Le Gouvernement soutient que la mutation des requérants répondait à un besoin social impérieux, précisant qu’elle avait été décidée en raison de leur participation à une manifestation et de leur absence au travail qui, à ses dires, n’avait pas été portée à la connaissance des autorités concernées et n’avait pas fait l’objet de la présentation d’excuses. Il considère que cette mesure était proportionnée dans la mesure où les requérants auraient pu s’exprimer d’une autre façon.

35. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et réitèrent leurs allégations. Ils soutiennent qu’ils ont été mutés pour avoir participé à une manifestation organisée par le groupement civil auquel était rattaché leur syndicat, et non en raison de leur absence au travail.

ii. L’appréciation de la Cour

36. La Cour note d’abord que les requérants ont participé à une manifestation organisée par un groupement civil auquel s’était joint le syndicat dont ils étaient membres et que ce groupement civil comprenait divers syndicats, associations et partis politiques.

37. La Cour relève ensuite que les requérants ont été mutés en raison de leur participation à la manifestation en cause. En effet, les autorités nationales se sont appuyées, pour muter les requérants, sur les enquêtes disciplinaires ouvertes à leur encontre à la suite de leur participation à cette manifestation. À l’issue de ces enquêtes, les requérants ont reçu des sanctions disciplinaires en application de l’article 125 D-o) de la loi no 657 qui réprime le fait d’agir en faveur ou en défaveur d’un parti politique. La décision de sanction concernant le requérant Mustafa Dedecan se fondaient sur la circonstance que ce requérant était militant d’un parti politique et qu’il avait agi en faveur de ce parti (paragraphe 7 ci-dessus). En outre, le tribunal administratif de Şanlıurfa observait que les militants d’un parti politique s’étaient livrés à des agissements de nature politique lors de la manifestation en cause alors que le tribunal administratif de Gaziantep estimait qu’il était établi que le requérant Metin Ok y avait agi en faveur d’un parti politique (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

38. La Cour considère qu’une mesure dont le but est de maintenir la neutralité politique d’une catégorie précise de fonctionnaires peut en principe être considérée comme légitime et proportionnée aux buts de l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ahmed et autres c. Royaume-Uni, 2 septembre 1998, § 63, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI. Cependant, une telle mesure ne devrait pas être appliquée d’une manière générale pouvant effectivement porter atteinte à l’essence même du droit à la liberté de réunion et d’association, sans tenir dûment compte des fonctions et du rôle du fonctionnaire de l’État en question et, en particulier, des circonstances particulières de chaque affaire (Küçükbalaban et Kutlu, précité, § 34).

39. La Cour note ainsi premièrement qu’il ressort clairement des faits de la cause que les requérants ont été mutés sur le fondement de l’article 76 de la loi no 657 qui s’applique à tous les fonctionnaires de l’État sans faire de distinction fondée sur leur fonction ou leur rôle au sein de l’administration. Deuxièmement, il n’est pas contesté par le Gouvernement que la manifestation à laquelle les requérants ont pris part était pacifique. Troisièmement, les requérants ont participé à la manifestation litigieuse d’une manière purement passive, sans exprimer des opinions politiques d’une nature telle qu’elles pourraient mettre en cause leur qualité professionnelle pour exercer leur métier de professeur dans les écoles publiques. Du reste, le Gouvernement ne démontre pas par quels actes qui leur seraient attribuables les requérants auraient agi en faveur d’un parti politique déterminé lors de ladite manifestation. La Cour est donc d’avis que la participation des requérants à cette manifestation pacifique doit être considérée dans le cadre de l’exercice de leur liberté de manifester. Elle estime qu’en se joignant à cette manifestation, les requérants ont usé de leur liberté de réunion pacifique (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 41, série A no 202, et Enerji Yapı-Yol Sen, no [68959/01](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2268959/01%22%5D%7D), § 32, 21 avril 2009, Küçükbalaban et Kutlu, précité, § 35).

40. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que la mutation des requérants constituait une mesure proportionnée conformément à l’article 11 § 2 de la Convention, compte tenu des fonctions des requérants dans la fonction publique et des circonstances spécifiques de leur participation à la manifestation pacifique du 15 février 2005. Partant, la Cour conclut que les décisions de mutation prises à l’égard des requérants ont porté atteinte au droit à la liberté des requérants de participer à une manifestation pacifique (voir, dans le même sens, Metin Turan c. Turquie, no 20868/02, § 30, 14 novembre 2006, et Müslüm Ҫiftçi c. Turquie, no 30307/03, § 35, 2 février 2010, voir, a contrario, Akat c. Turquie, no 45050/98, § 43, 20 septembre 2005, Bulğa et autres c. Turquie, no 43974/98, § 73, 20 septembre 2005, Ertaş Aydın et autres c. Turquie, no 43672/98, § 51, 20 septembre 2005, Ademyılmaz et autres c. Turquie, nos 41496/98, 41499/98, 41501/98, 41502/98, 41959/98, 41602/98 et 43606/98, § 41, 21 mars 2006, et Kazım Ünlü c. Turquie, no 31918/02, § 30, 6 mars 2007).

41. La Cour estime dès lors que les décisions de mutation des requérants n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

42. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

43. Les requérants dénoncent une violation du principe de l’égalité des armes en raison d’une absence de communication de l’avis du procureur près le Conseil d’État. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont le passage pertinent en l’espèce se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

44. Le Gouvernement conteste cette thèse.

45. La Cour note qu’en l’espèce, l’avis du procureur près le Conseil d’État se bornait à indiquer que les motifs invoqués par les requérants ne correspondaient à aucun motif légal de cassation et que le pourvoi devait être rejeté. Elle constate en effet qu’aucune question nouvelle pouvant appeler des commentaires de la partie requérante n’y était soulevée. La Cour relève également que les intéressés n’ont, quant à eux, pas pu démontrer qu’ils auraient pu apporter, en réplique audit avis, des éléments nouveaux et pertinents pour l’examen de la cause. Enfin, elle observe que la Cour suprême administrative ne s’est pas fondée expressément sur l’avis en cause pour rejeter le recours de la partie requérante.

46. La Cour rappelle ensuite qu’elle avait déjà examiné et déclaré irrecevable un tel grief dans l’affaire Kılıç et autres c. Turquie ((déc.) no 33162/10, § 32, 3 décembre 2013). En l’absence d’argument ou de fait pouvant mener à une conclusion différente dans la présente espèce, la Cour déclare ce grief irrecevable, en application de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

48. Le requérant Mustafa Dedecan réclame la somme de 2 850 euros (EUR), correspondant à ses frais d’hébergement dans la ville où il a été muté et à ses frais de voyage entre cette ville et son domicile.

49. Par ailleurs, les requérants réclament chacun 50 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi.

50. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

51. La Cour n’est pas convaincue de l’existence d’un lien de causalité direct entre la violation de l’article 11 de la Convention et les pertes matérielles alléguées par le requérant Mustafa Dedecan et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 1 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

52. Les requérants demandent également 2 900 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Ils ne fournissent aucun document à ce titre.

53. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

54. Eu égard à l’absence de justificatifs, la Cour rejette la demande des requérants relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention, et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 septembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (ancienne deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-157369
Date de la décision : 22/09/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : DEDECAN ET OK
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TIRYAKI M. R.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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