CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE GHEDIR ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 20579/12)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
16 juillet 2015
DÉFINITIF
16/10/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ghedir et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20579/12) dirigée contre la République française dont deux ressortissants de cet État et deux ressortissants algériens, respectivement MM. Abdelkader Ghedir, Houcine Ghedir et Abbas Ghedir et Mme Fatiha Ghedir (« les requérants »), ont saisi la Cour le 23 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes A. Ursulet, avocat à Paris, et G. Thuan dit Dieudonné, avocat à Strasbourg. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants allèguent en particulier que le premier requérant a été victime d’un usage disproportionné de la force, contraire à l’article 3 de la Convention.
4. Le 2 avril 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1983, 1985, 1937 et 1947 et résident à Villepinte à l’exception du deuxième requérant qui réside à Drancy. Les deuxième, troisième et quatrième requérants sont respectivement le frère, la mère et le père du premier requérant.
A. L’arrestation du premier requérant
6. Dans l’après-midi du 30 novembre 2004, le premier requérant, qui fumait dans la gare de Mitry-Villeparisis, fut contrôlé par des agents du service de surveillance générale (« SUGE ») de la société nationale des chemins de fer français (« SNCF »).
7. Le même jour, peu avant 20h00, deux policiers du commissariat de Mitry Mory, S.D. et S.G., furent appelés dans cette gare après avoir été avertis qu’un individu jetait des cailloux sur les trains. Sur place, ils virent un homme ne correspondant pas à la description fournie, paraissant ivre, qui se montra agressif à leur égard. Ils appelèrent du renfort tandis qu’arrivaient cinq fonctionnaires du SUGE. L’intéressé, identifié plus tard comme le premier requérant, partit en courant vers un passage souterrain.
8. Les agents du SUGE, parmi lesquels se trouvaient L.P., Y.F. et O.D.B., procédèrent à l’interpellation du premier requérant. Celui-ci se laissa appréhender sans opposition. Les agents du SUGE l’emmenèrent ensuite devant l’entrée principale de la gare et le placèrent contre un mur.
9. Les versions des témoins de la scène diffèrent sur la suite des événements (voir ci-dessous, paragraphes 15 à 18, 20 et 34 à 44).
10. Le premier requérant fut mis au sol par les agents du SUGE, qui lui menottèrent les mains dans le dos, avant de procéder à une palpation de sécurité. Il fut ensuite placé dans un véhicule de police qui était à proximité. L’intervention se termina à 19 heures 59.
11. Lors de son transport et de son arrivée au commissariat, le premier requérant se plaignit de nausées et dut être soutenu par les policiers pour sortir du véhicule. Les fonctionnaires mentionnèrent l’existence d’une plaie au menton saignant abondamment.
12. Arrivé dans les locaux de garde à vue, le premier requérant perdit connaissance et tomba dans le coma. Un médecin présent sur place lui prodigua les premiers soins, avant l’arrivée des sapeurs-pompiers, à 20 heures 14, puis du service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR), à 20 heures 45. Il fut ensuite transféré au centre hospitalier de Lagny sur Marne, puis à l’hôpital Beaujon de Clichy.
13. Le premier requérant fut placé en garde à vue à 20 heures 15 pour des faits d’« outrage à AFP » et violences volontaires sur agent chargé d’une mission de service public, sans que la mesure ne puisse lui être notifiée compte tenu, selon le procès-verbal, de son état d’ébriété. Cette garde à vue fut levée à 22 heures 10 sur instruction du procureur de la République.
B. L’enquête de flagrance
14. Le magistrat de permanence du parquet de Meaux fut avisé à 20 heures 40. Il ordonna l’ouverture d’une enquête de flagrance, du chef de violences volontaires par personne chargée d’une mission de service public, qu’il confia à la direction régionale de la police judiciaire (« DRPJ ») de Versailles.
15. Les membres de la police et du SUGE étant intervenus ou ayant assisté à l’interpellation furent entendus. Leurs versions étaient contradictoires : les agents de la SNCF décrivirent une interpellation modèle, tandis que certains policiers la qualifièrent de « musclée ». Parmi ces derniers, N.T., D.F. et R.D. précisèrent avoir vu un employé du SUGE, identifié comme Y.F., porter un coup de genou au premier requérant, au niveau du visage, alors que celui-ci se trouvait au sol maintenu par deux autres agents. Ils ajoutèrent que voyant qu’il allait en porter un deuxième, le brigadier-chef A.H. lui avait mis la main sur le genou en lui disant « c’est bon ».
16. A.H. ne fit pas part de cet élément lors de sa première audition. Il fut réentendu et expliqua qu’en arrivant à la gare le soir des faits, il avait constaté la présence de cinq membres du SUGE autour du premier requérant qui gesticulait. L’un d’eux avait essayé de prendre le bras de l’intéressé qui avait alors fait un geste en lui disant de ne pas le toucher. L’agent identifié comme Y.F. avait répondu « toi, tu ne me frappes pas » et s’était « énervé » contre le premier requérant. Aidé par trois collègues, il l’avait amené au sol. Comme l’intéressé ne voulait pas se laisser menotter, il lui avait porté un coup avec son genou gauche au niveau de la tête. A.H. précisa s’être alors approché. Voyant Y.F. armer son genou droit pour porter un second coup, il l’en avait empêché. Interrogé sur l’absence de ces éléments dans son premier témoignage, le fonctionnaire de police indiqua avoir « pensé que c’était à l’intéressé de prendre ses responsabilités ».
17. N.T. précisa qu’avant d’être amené au sol, le premier requérant n’avait pas été violent mais avait essayé d’enlever la main qu’un agent du SUGE avait posée sur lui. L’un des membres de ce service avait alors tenté de lui porter un coup de poing au visage sans y parvenir.
18. Certains fonctionnaires de police et certains membres du SUGE mentionnèrent que le premier requérant portait la trace d’une coupure au menton avant son interpellation.
19. Le 2 décembre 2004, L.P., Y.F.et O.D.B. furent placés en garde à vue.
20. Le 3 décembre 2004, une remise en situation fut réalisée en présence de deux membres du parquet, ainsi que des cinq agents du SUGE et des six fonctionnaires de police intervenus le soir des faits. Les agents du SUGE décrivirent une interpellation sans difficulté notable avec menottage au sol du premier requérant, précisant que l’intéressé n’avait aucune blessure au moment où ils l’avaient remis aux policiers. Ces deniers maintinrent une version différente des faits en expliquant comment le coup de genou avait été porté.
21. Le docteur M.K., ayant opéré le premier requérant à l’hôpital Beaujon, indiqua aux enquêteurs que les lésions constatées sur celui-ci pouvaient être compatibles avec un seul coup d’une violence importante, tel qu’une gifle violente, un coup de pied ou de genou, un coup porté avec un objet non contondant ni trop lourd, voire une chute mal réceptionnée. Il ne pensait pas que la blessure puisse être compatible avec un coup de matraque.
C. Les examens et soins médicaux
22. À l’hôpital de Lagny sur Marne, un premier scanner cérébral mit en évidence un hématome sous-dural aigu hémisphérique gauche. Les examens sanguins montrèrent une alcoolémie de 1,51 grammes par litre de sang et une présence de cannabinoïdes actifs (THC) révélant une exposition à la drogue entre 2 et 24 heures avant le prélèvement.
23. Admis le 1er décembre 2004 à l’hôpital Beaujon, le premier requérant fut directement amené au bloc opératoire où il fut procédé en urgence à l’évacuation de l’hématome. Un premier scanner de contrôle réalisé le même jour mit en évidence un hématome sous-dural résiduel.
24. Un médecin légiste, requis le 1er décembre 2004 pour examiner le premier requérant, constata que celui-ci se trouvait dans un état de coma de stade 3 sur l’échelle fermée de Glasgow (le stade 0 correspondant à la mort et le stade 15 à l’état d’éveil). Il décrivit une fracture temporo-pariétale gauche, une plaie fermée de 3,4 centimètres au menton, côté droit, deux hématomes au tibia gauche et une griffure au niveau de la pommette gauche. Il mentionna également un hématome sous-dural hémisphérique gauche, étendu, compressif, ayant nécessité le transfert du requérant en urgence à l’hôpital.
25. Un deuxième scanner réalisé le 3 décembre 2004 révéla une fracture de l’odontoïde associée à une fracture de la masse latérale de la vertèbre C2.
26. Les 15 et 28 décembre 2004, le premier requérant fut à nouveau opéré.
27. Du 14 février au 12 décembre 2005, il fut hospitalisé au centre de rééducation fonctionnelle de Bouffémont.
28. Le bilan de sortie de cet établissement fit état de nombreuses séquelles neurologiques, dont une perte partielle des capacités motrices actives des quatre membres, ainsi que de troubles cognitifs et comportementaux graves (désinhibition, désadaptation, incapacité à se concentrer, désorientation temporelle, absence de motivation et d’initiative, opposition passive).
29. Le 12 décembre 2005, son état n’évoluant pas, le premier requérant fut transféré dans un autre centre de rééducation. Le 26 juin 2008, son taux séquellaire d’incapacité partielle permanente (IPP) fut estimé à 95 %, le premier requérant n’ayant aucune autonomie pour tous les gestes élémentaires de la vie quotidienne. Il était confiné dans un fauteuil et n’était capable d’aucune activité occupationnelle autonome.
D. L’information judiciaire
30. Le 3 décembre 2004, le procureur de la République de Meaux requit l’ouverture d’une information judiciaire contre L.P., Y.F. et O.D.B., du chef de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) de plus de huit jours, aggravées par trois circonstances, à savoir : pour avoir été commises en réunion, par personnes chargées d’une mission de service public et dans un lieu destiné à l’accès à un moyen de transport collectif.
31. Le même jour, les trois personnes visées dans le réquisitoire introductif furent mises en examen. L.P. et O.D.B. se virent imposer un contrôle judiciaire, tandis qu’Y.F. fut placé en détention provisoire jusqu’au 28 juillet 2005, date de sa libération sous contrôle judiciaire.
32. Les requérants, assistés de leur conseil, se constituèrent partie civile.
33. Le 8 décembre 2006, au vu de l’évolution de l’état de santé du premier requérant, le procureur de la République signa un réquisitoire supplétif requalifiant les faits en violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente. Les trois agents du SUGE furent mis en examen de ce chef.
1. Les témoignages recueillis
34. De nombreux témoins furent entendus par les enquêteurs sur commission rogatoire et, pour certains, directement par le juge d’instruction.
35. Trois usagers de la gare présents au moment des faits déclarèrent n’avoir pas vu de coup porté sur le premier requérant.
36. Deux personnes ayant côtoyé ce dernier le jour des faits, S.M. et S.Gh. furent également entendues. S.M. expliqua qu’au cours de l’après-midi, le premier requérant et lui avaient bu de l’alcool et s’étaient fait verbaliser pour avoir fumé dans la gare. Ils avaient ensuite calmé un individu qui se trouvait sur les voies et jetait des pierres sur les trains. Il précisa que le premier requérant avait la lèvre gonflée et présentait de petites cicatrices sur le visage au niveau du menton. Pendant qu’il se trouvait en sa compagnie, le premier requérant ne s’était pas cogné et n’était pas tombé.
37. S.Gh. indiqua aux enquêteurs que l’intéressé avait été « balayé » par un des intervenants qui l’avait fait tomber à terre sur le ventre, sans que sa tête touche le sol. Elle ajouta qu’à terre, un agent du SUGE lui avait donné un coup de pied, sans élan, au niveau de la tête ou du haut du corps, sans pouvoir préciser si le coup avait heurté la tête. Elle ajouta que, le premier requérant ayant refusé de monter dans la voiture, l’un des intervenants lui avait donné un petit coup derrière la tête ou le haut du corps, avec un objet noir, peut-être une matraque, mais que le coup n’était pas violent. Convoquée à quatre reprises devant le juge d’instruction, S.Gh. ne comparut pas. En outre, ayant par la suite évoqué des violences caractérisées lors d’un entretien télévisé, elle expliqua qu’elle « n’avait pas toute sa tête », qu’elle avait été « prise au dépourvu » et qu’elle y était « allée un peu fort devant les caméras ».
38. Par ailleurs, le 9 mai 2006, une agente de la SNCF révéla aux enquêteurs avoir reçu les confidences d’un maître-chien prétendant avoir échangé avec des amis du premier requérant et avoir appris que ce dernier s’était battu le jour des faits, au cours de l’après-midi et qu’une bouteille lui avait été cassée sur la tête. Elle précisa qu’elle ne s’était pas manifestée plus tôt en raison du caractère rapporté des informations qu’elle détenait. De plus, elle avait jugé le maître-chien peu fiable, celui-ci lui ayant donné des informations qu’elle savait fausses. Toutefois, ce témoignage ne put donner lieu à aucun recoupement ni à une nouvelle audition, compte tenu du décès du témoin. Des contacts téléphoniques furent pris par la police le 26 mai 2006 avec les six maîtres-chiens susceptibles d’avoir fait ces déclarations. Le seul qui travaillait dans la société à l’époque des faits déclara n’avoir eu aucun écho concernant cette affaire et n’avoir jamais parlé avec les amis de la victime, qu’il ne connaissait pas.
39. S.D. et S.G., les deux policiers arrivés initialement sur les lieux déclarèrent, pour l’un, que l’interpellation avait été opérée « de manière musclée » et qu’il était possible que la tête du premier requérant ait heurté le sol, celui-ci étant « tombé de tout son poids, d’un seul coup » et, pour l’autre, que l’intéressé était tombé « lourdement au sol, face contre terre », sa tête heurtant le sol. Ce dernier ajouta devant le juge d’instruction qu’il était quasiment sûr que la tête avait heurté le sol, même si un véhicule gênait sa vision. Il précisa encore n’avoir vu aucun coup de genou.
40. Les quatre fonctionnaires de police arrivés en renfort, D.F., N.T. R.D. et A.H. maintinrent avoir été témoin d’un tel geste. R.D. affirma que lorsque le premier requérant avait été amené au sol, ça avait « claqué ». A.H. revint sur les déclarations faites en flagrance pour dire devant le juge d’instruction qu’il ne savait pas si la tête de l’intéressé avait « claqué au sol ».
41. Les deux fonctionnaires du SUGE, qui étaient présents mais n’avaient pas participé à l’intervention, expliquèrent qu’il n’avait pas été fait usage de violence et l’un d’eux suggéra que, si coup il y avait eu, cela n’avait pu se produire que dans le véhicule de police ou au commissariat.
42. S’agissant des mis en examen, O.D.B. indiqua qu’il n’y avait pas eu de coups portés. Il compara la phase au cours de laquelle le premier requérant avait été amené au sol à « un cas d’école », précisant qu’à aucun moment il n’y avait eu de violences, mais un accompagnement à terre. Il était certain que la tête n’avait pas heurté le sol. Il ajouta qu’Y.F. n’avait pas porté de coup de genou, expliquant au juge d’instruction que, selon lui, cela s’était mal passé au commissariat et que les policiers essayaient de leur « faire porter le chapeau ». Il ajouta que la plaie que portait le premier requérant au menton après son arrivée dans les locaux de garde à vue n’avait rien à voir avec l’égratignure qu’ils avaient constatée plus tôt. Il estima que son collègue avait fait usage de la force strictement nécessaire pour amener l’interpellé au sol.
43. L.P. affirma qu’alors qu’il était encore debout, le premier requérant avait volontairement atteint Y.F. d’un coup de poing au bras. Celui-ci l’avait alors attrapé par la manche pour le déséquilibrer. L’intéressé s’était retrouvé à genou, puis avait été couché sur le côté et à plat ventre. Pendant qu’Y.F. procédait au menottage, O.D.B. et lui-même avaient maintenu les chevilles. Il affirma que le premier requérant avait été amené au sol normalement et qu’il n’y avait eu ni coup ni chute au sol. Il justifia l’usage de cette technique par le fait que la personne interpellée se débattait et tenait des propos incohérents. Il ajouta que celle-ci présentait des traces de sang au niveau du nez, ce qu’il avait déjà constaté lorsqu’il l’avait verbalisé dans l’après-midi. Il affirma au juge d’instruction que la tête n’avait pas pu heurter le sol, après avoir indiqué en garde à vue qu’il n’avait pas vu cette-dernière au moment où l’intéressé était amené à terre.
44. Enfin, Y.F., ancien instructeur en techniques d’interventions, confirma avoir verbalisé le premier requérant dans l’après-midi, sans aucun incident, même si ce dernier avait déjà consommé de l’alcool. Il décrivit l’état d’énervement et les propos outrageants tenus par celui-ci lors de leur seconde rencontre. Il se plaignit d’avoir reçu un coup intentionnel et violent à l’avant-bras droit. Il avait tiré le premier requérant par la manche pour le faire tomber à genou, puis l’avait amené au sol à l’aide de L.P., en le couchant sur le côté droit, puis en le tournant sur le ventre. Il avait lui-même procédé au menottage en posant ses genoux sur son corps, le gauche au niveau du dos, le droit au niveau des fesses. Ses collègues maintenaient les jambes. Il précisa qu’il s’agissait bien d’une « amenée au sol » et non d’un plaquage. Il affirma que la tête du requérant n’avait rien heurté et qu’aucun coup ne lui avait été assené, précisant qu’il était porteur d’une coupure légère au niveau du menton et avait du sang séché au niveau du nez. Selon lui, il avait dû se passer quelque chose au commissariat ou pendant le trajet car la blessure au menton visible lors de son intervention n’avait rien à voir avec celle qu’il avait lorsqu’il l’avait revu au commissariat, devenue une plaie profonde de quatre centimètres et saignant, ayant occasionné une flaque de sang. Il précisa que si une telle blessure avait existé lors de la remise aux fonctionnaires de police, elle aurait justifié de la part des agents du SUGE un appel immédiat et sur place des secours.
45. Le dossier administratif d’Y.F. révélait que celui-ci avait déposé plainte à plusieurs reprises pour des faits d’outrages et menaces.
46. La consultation des manuels d’interventions de la SNCF permit de constater qu’il était précisé que la tête est un endroit du corps où les coups sont interdits.
47. L’exploitation de la vidéosurveillance de la gare ne permit pas d’obtenir des images de la phase de menottage. En revanche, le contrôle effectué l’après-midi et l’intervention du premier requérant pour calmer un individu se trouvant sur les voies furent observés.
2. Les expertises
a) L’expertise du 25 avril 2005
48. Le 29 décembre 2004, une première expertise fut confiée par le juge d’instruction au docteur T., médecin légiste, et au professeur L, neurochirurgien. Ceux-ci rendirent leur rapport le 25 avril 2005.
49. Ils conclurent que le premier requérant avait présenté un hématome sous-dural aigu hémisphérique gauche qui avait causé des lésions cérébrales.
50. Compte tenu de la nature de cet hématome et de ses conséquences, les experts estimèrent que la durée nécessaire à sa constitution était probablement d’au moins une demi-heure à partir du traumatisme crânien et ne pouvait être inférieur à un quart d’heure. Au vu de la chronologie des faits et des témoignages, ils indiquèrent que le choc ne pouvait pas être survenu lors d’un transport d’une durée de quelques minutes entre la gare et le commissariat, ni lors de l’arrivée dans ce dernier. En revanche, ils estimèrent que les blessures pouvaient avoir été secondaires à un plaquage au sol, des coups de genou ou une chute de l’intéressé de sa hauteur au cours de son interpellation. La consommation d’alcool ou de stupéfiants ne pouvait pas avoir influencé de manière directe et certaine les lésions cérébrales traumatiques.
b) L’expertise du 24 janvier 2006
51. Le docteur G., neurologue, et Mme D., neuropsychologue, examinèrent le premier requérant le 3 janvier 2006. Ils rendirent leur rapport le 24 janvier 2006.
52. Ils constatèrent un déficit des quatre membres, ainsi qu’une altération majeure des fonctions cognitives et mentales. Ils conclurent que l’état neurologique était directement responsable de l’état de dépendance totale dans lequel se trouvait le premier requérant, estimant qu’il était trop tôt pour se prononcer sur une consolidation, mais qu’il était vraisemblable que la situation évoluerait peu.
c) L’expertise du 19 octobre 2006
53. Le 26 juin 2006, les docteurs G. et S. examinèrent le premier requérant. Dans leur rapport en date du 19 octobre 2006, ils notèrent que celui-ci ne pouvait ni se lever ni marcher, qu’il était totalement dépendant pour les actes de la vie quotidienne et devait faire l’objet d’une mise sous tutelle. L’ITT était encore en cours.
54. Ils mentionnèrent que les lésions observées étaient obligatoirement la conséquence d’un traumatisme violent et que, s’il résultait d’un plaquage au sol, ce plaquage avait été très violent. Un coup de genou porté avec violence pouvait également être responsable d’une hyper extension du rachis cervical et de la fracture de la vertèbre C2, mais pas des lésions hémorragiques ni de la contusion temporale gauche, cette dernière résultant, soit de coups directement dirigés sur le crâne, soit d’un heurt sévère de la tête sur le sol. Ils confirmèrent que la consommation d’alcool ou de stupéfiants ne pouvait pas avoir favorisé les lésions, tout en précisant que l’état d’ivresse pouvait entraîner une moindre réaction lors d’une chute pour essayer d’amoindrir ses conséquences.
55. Ces experts estimèrent que la chronologie des événements telle que rapportée incriminait les conditions d’arrestation en gare comme étant très vraisemblablement, sinon certainement, à l’origine des lésions traumatiques crânio-cérébrales et rachidiennes. Ils indiquèrent qu’ils ne disposaient d’aucun élément permettant d’affirmer que le premier requérant n’avait pas été victime d’autres violences au cours du transport dans le véhicule de police ou au commissariat mais ajoutaient que, si de telles violences avaient effectivement eu lieu, il était imaginable qu’elles aient pu entraîner des lésions. Néanmoins, le temps écoulé entre l’interpellation et l’arrivée au commissariat était si court que cette hypothèse était « peu vraisemblable ».
56. Ils expliquèrent encore que le saignement présenté au niveau du menton ne pouvait pas être la conséquence de l’hématome sous-dural, mais qu’il avait pu être causé par un plaquage violent au sol ou tout autre coup.
57. Ils conclurent que le premier requérant souffrait d’une infirmité qui laisserait des séquelles permanentes, tant motrices que cognitives et mentales.
d) L’expertise du 9 mars 2009 et la reconstitution du 23 novembre 2007
58. Les 6 septembre et 30 novembre 2007, la juge d’instruction nomma quatre experts, les docteurs G., S. et L., ainsi que M.F., expert en « arts martiaux, sports de combat et de défense et en balistique gestuelle et des coups », afin d’assister à la reconstitution des faits et de procéder à un nouvel examen médical du premier requérant. Ils devaient en outre dire si le témoignage du premier requérant, tel qu’il avait été recueilli le 22 novembre 2007, pouvait être considéré comme fiable.
59. La reconstitution eut lieu le 23 novembre 2007. Les fonctionnaires de police S.D. et S.G. confirmèrent que lors de leur contact initial avec le premier requérant, celui-ci s’était montré assez nerveux, semblant alcoolisé et présentant une plaie au menton, ainsi qu’un visage rougeaud. Les agents du SUGE qui étaient venus à leur rencontre leur avaient fait savoir qu’ils l’avaient déjà verbalisé dans l’après-midi. Parmi ces derniers, C.A. précisa que les fonctionnaires de police leur ayant déclaré qu’il y avait eu outrage, il avait décidé d’interpeller l’intéressé et lui avaient demandé de les suivre. Il lui avait fait une clé de bras. Y.F. déclara pour sa part l’avoir saisi par la manche gauche.
60. Selon les agents du SUGE, ils avaient conduit le premier requérant devant la gare et il y avait un moment de flottement, S.D. leur ayant indiqué que l’intéressé n’était pas l’homme qui lançait des cailloux sur les trains. O.D.B. précisa qu’Y.F. l’avait alors relâché et avait reculé. Y.F. expliqua que le premier requérant s’était ensuite retourné vers lui très énervé et lui avait porté un coup sur l’avant-bras. Il ajouta qu’il l’avait attrapé par le col, l’avait amené à genoux et mis sur le côté droit. Puis il l’avait mis face au sol et lui avait amené les mains dans le dos pour le menotter. Après la palpation, il l’avait pris par le bras droit et le premier requérant s’était relevé de lui-même.
61. A.H. confirma que l’intéressé avait fait un geste en direction du bras d’Y.F. qui avait réagi en l’avertissant : « toi, tu ne me touches pas ». Cependant, il expliqua que comme l’intéressé ne voulait pas se laisser menotter, Y.F. lui avait porté un coup sec avec le genou gauche.
62. Parmi les autres fonctionnaires de police, D.F. confirma avoir vu un coup de genou donné de la jambe gauche, tandis que R.D. évoqua un coup du genou droit. N.T. confirma le geste décrit par A.H. sans être certain de la jambe utilisée.
63. Les policiers ajoutèrent que le premier requérant avait été installé dans le véhicule de police et que, presque arrivé au commissariat, il avait dit avoir envie de vomir. Ils précisèrent que l’homme était très calme mais qu’au moment de descendre, il avait déclaré ne pas pouvoir le faire seul car il avait mal au genou. D.G. l’avait aidé à sortir en lui tenant une jambe. C’est alors que la tête de l’intéressé avait glissé le long de l’appuie-tête pour tomber contre le montant de la voiture. D.G., voyant qu’il s’était évanoui, avait demandé à un collègue de l’aider. À l’extérieur du véhicule, le premier requérant avait vomi des liquides et était resté inerte, grommelant et ne parlant plus. Il avait ensuite été traîné dans le local de dégrisement.
64. Les experts déposèrent leur rapport le 9 mars 2009. Ils observèrent que dans la version fournie par Y.F., il n’était constaté ni coup porté, ni heurt de la tête du premier requérant au sol. Ils remarquèrent également que dans celle d’A.H., la gestuelle de frappe paraissait de nature à produire un impact de faible puissance. Ils notèrent que le premier requérant avait conservé, tout au long de la phase au cours de laquelle il avait été amené au sol, la capacité d’amortir sa chute et éventuellement, lors du coup de genou, celle de se protéger. En outre, ils relevèrent que si l’hypothèse de ce geste était retenue, le temps écoulé entre celui-ci et l’arrivée au commissariat, période de la manifestation des premiers symptômes de la lésion cérébrale, s’établissait entre 2 minutes 10 secondes et 3 minutes 30 secondes. Ils en conclurent que, compte tenu du temps minimum d’évolution (« intervalle libre ») entre le traumatisme et les premiers symptômes, soit environ un quart d’heure/vingt minutes, ce coup ne pouvait être envisagé comme étant à l’origine du traumatisme cérébral.
65. Les experts estimèrent que les différentes déclarations des personnes mises en cause et des témoins, ainsi que la reconstitution des différentes versions, n’étaient « à aucun moment compatibles avec les constatations médico-légales quant à la nature et/ou la gravité des lésions décrites dans les différents rapports d’hospitalisations et médico-légaux », ces lésions étant « nécessairement la résultante de violents traumatismes ».
66. Ils indiquèrent que les observations faites pendant la reconstitution rendaient peu probable, voire impossible, la survenue de la fracture lors des événements qui s’étaient déroulés à la gare ou au commissariat, précisant qu’une telle fracture se traduit en général par des cervicalgies importantes et une attitude guindée du rachis cervical, ce que ni la victime ni les témoins ou participants n’avaient noté.
67. S’agissant de l’hypothèse évoquée pendant l’information, selon laquelle le premier requérant aurait pu être victime d’un coup de bouteille au cours d’une bagarre dans l’après-midi du 30 novembre 2004, les experts remarquèrent qu’ils n’avaient disposé d’aucun élément susceptible d’étayer cette déclaration mais observèrent qu’un tel coup aurait été de nature à occasionner une contusion interne sans traduction externe au niveau du cuir chevelu mais avec production d’un hématome sous-dural tel qu’il avait été constaté lors de l’hospitalisation. Les premières manifestations ressenties par le premier requérant lors de sa conduite au commissariat auraient pu très vraisemblablement être en rapport avec un tel traumatisme, ces manifestations traduisant alors l’intolérance de l’encéphale à la compression croissante par hématome sous-dural, compression bien tolérée pendant plusieurs heures ou dizaines de minutes et se décompensant lors du transfert au commissariat.
68. Ils soulignèrent que le temps écoulé entre l’appréhension du requérant par la brigade du SUGE et l’apparition des lésions traumatiques cérébrales était trop court pour affirmer que des gestes et des coups donnés par les membres de cette brigade auraient pu provoquer les lésions cérébrales. En outre, les actions des agents du SUGE, telles qu’elles avaient pu être étudiées en détails le jour de la reconstitution, ne pouvaient expliquer les lésions intracrâniennes.
69. Quant à l’état du premier requérant, ils estimèrent que le taux séquellaire d’IPP pouvait être estimé à 95 %, celui-ci n’ayant aucune autonomie pour tous les gestes élémentaires de la vie quotidienne et n’étant capable d’aucune activité occupationnelle autonome. Les souffrances et le préjudice esthétique furent estimés à 6/7 et les préjudices d’agrément et professionnel qualifiés d’absolus, totaux et définitifs.
70. Les experts observèrent que le premier requérant disait avoir été « agressé ». Ils précisèrent toutefois que tout souvenir de l’intéressé était nécessairement « reconstruit », soit par affabulation spontanée non délibérée, soit par répétition de choses entendues dans l’entourage et possiblement déformées par lui-même. Il ne pouvait en aucun cas avoir un souvenir direct des faits.
E. L’avis de la commission nationale de déontologie de la sécurité
71. Saisie par deux députés des conditions de l’interpellation du premier requérant, la commission nationale de déontologie de la sécurité examina les pièces de la procédure et entendit les agents du SUGE, à l’exception des personnes mises en examen, ainsi que les fonctionnaires de police. Elle adopta un avis le 19 décembre 2005.
72. Elle nota tout d’abord que l’intéressé avait été appréhendé dans le souterrain de la gare sans qu’une infraction ait été caractérisée à son encontre, les policiers ayant reconnu que son signalement ne correspondait pas à celui de l’individu recherché. Elle ajouta que les deux policiers qui étaient intervenus initialement avaient précisé qu’ils ne voulaient pas interpeller le premier requérant, mais seulement vérifier son identité, le chef d’équipe du SUGE précisant quant à lui qu’il avait procédé à l’interpellation car il pensait que les policiers avaient été insultés et qu’il les considérait comme des victimes. Elle remarqua que ce dernier avait admis que « c’était un peu le monde à l’envers » et qu’il n’avait pas compris, à la sortie de la gare, pourquoi les policiers n’avaient pas menotté l’homme pour l’emmener au commissariat.
73. La commission constata ensuite que l’interpellation s’était déroulée dans des conditions confuses. Elle releva que les agents du SUGE avaient expliqué qu’ils avaient décidé de passer les menottes au premier requérant car celui-ci les avait insultés et avait porté un coup sur l’avant-bras droit d’Y.F.
74. La commission nota qu’A.H. avait partiellement confirmé cette version et précisé que, devant la gare, il y avait eu un flottement, les agents du SUGE et les fonctionnaires de police s’observant. Il avait constaté que le premier requérant injuriait les agents du SUGE, qu’il avait fait un geste vers l’un d’eux en l’atteignant au bras ou à l’épaule et que celui-ci lui avait alors dit : « Tu ne me touches pas ! ». À la suite du menottage de l’intéressé, il avait alors décidé de l’emmener en raison du délit de violence à personne chargée d’une mission de service public qu’il estimait avoir été commis en sa présence.
75. La commission observa que S.G., qui avait conduit le premier requérant au commissariat, avait déclaré ignorer quelle était la cause de l’interpellation.
76. Elle nota qu’à supposer que la blessure à la tête ait pu être causée par l’un ou l’autre des agents du SUGE, les gardiens de la paix qu’elle avait entendus n’avaient donné aucune précision de nature à déterminer son origine et le moment où elle avait pu être produite. Tout au plus résultait-il de leurs dépositions que cette interpellation avait été brutale, le premier requérant s’étant dans un premier temps opposé à ce qu’on lui passe les menottes.
77. La commission constata que l’intervention des services de police et du SUGE s’était effectuée dans la plus grande confusion. Selon elle, le brigadier-chef, qui était assisté de cinq gardiens de la paix, avait l’obligation de prendre la situation en main dès son arrivée sur les lieux. Il lui appartenait de s’interposer entre les agents du SUGE et le premier requérant, celui-ci étant dès ce moment placé sous sa protection et de s’informer des causes de l’interpellation pour prendre toute décision utile. La commission remarqua qu’au lieu d’assumer cette responsabilité, les policiers avaient assisté passivement à un usage de la force par les agents du SUGE, qui, du seul fait de leur présence, était illégitime.
78. Elle estima que la légalité de l’interpellation était très contestable. En effet, de l’avis des deux premiers gardiens de la paix intervenus, elle n’était pas justifiée par l’attitude du premier requérant lorsqu’ils étaient arrivés devant la gare. L’audition des différents protagonistes n’avait pas permis de déterminer si un acte de violence caractérisée avait été commis sur la personne d’Y.F. ou si le premier requérant s’était contenté de le repousser. La commission nota que les faits paraissaient en réalité s’être limités à une simple bousculade à laquelle Y.F. avait réagi de manière impulsive.
79. Elle releva encore que la décision d’interpeller le premier requérant avait été imposée par les agents du SUGE aux policiers, lesquels ne maîtrisaient pas la situation. Ceux-ci s’étaient contentés de recevoir passivement l’intéressé pour assurer son transport au commissariat. Selon elle, cette confusion expliquait que la blessure ne puisse pas être imputée avec certitude à l’un ou l’autre service. Elle estima encore qu’à supposer qu’elle ait été provoquée par les agents du SUGE, au cours de l’opération de menottage, à un moment où le premier requérant aurait dû se trouver sous la protection de la police, il était pour le moins surprenant qu’aucun des policiers présents ne fut en mesure d’identifier l’acte de violence qui serait à son origine.
80. Pour la commission, la blessure sous le menton était problématique. À supposer qu’elle ait préexisté à l’interpellation et que la plaie se soit rouverte, comme l’affirmaient les gardiens de la paix, elle était pour le moins le signe du transport sans ménagement d’un blessé. Elle rappela enfin qu’il ne lui appartenait pas d’émettre un avis sur l’origine de la blessure à la tête et sur son imputation à l’un ou l’autre service. Elle ajouta que la possibilité d’une intervention conjointe des services de police et du SUGE nécessitait que soit définie une répartition des compétences. Elle estima qu’il devrait être rappelé que l’arrivée des services de police dessaisit les agents du SUGE et que l’intervention se trouve, dès ce moment, placée sous la seule autorité du fonctionnaire de police de grade le plus élevé. Elle considéra en outre que les conditions de légalité des interpellations en flagrant délit devaient également être rappelées aux agents du SUGE, ceux-ci devant par ailleurs être formés comme les policiers à la gestion psychologique des conflits.
81. Enfin, la commission décida de transmettre son avis au procureur de la République afin que soit appréciée l’opportunité d’exercer des poursuites du chef de défaut d’assistance à personne en danger.
F. L’issue de l’information judiciaire
82. Le 15 février 2010, la juge d’instruction du tribunal de grande instance de Meaux rendit une ordonnance de non-lieu.
83. Elle considéra que les importantes lésions crâniennes présentées par le premier requérant trouvaient leur origine dans des faits chronologiquement antérieurs à son interpellation par les agents du SUGE et à sa conduite dans les locaux du commissariat par les fonctionnaires de police. Elle observa que l’information n’avait pu établir les circonstances exactes dans lesquelles ces faits s’étaient produits ni en identifier l’auteur. Aucune investigation complémentaire n’était possible, selon elle, tous les témoins identifiés ayant été entendus et le premier requérant n’étant plus en mesure de fournir des précisions sur le déroulement des faits dont il avait été victime.
84. Elle remarqua par ailleurs que les conditions de l’interpellation avaient été causées par le comportement outrageant et violent du premier requérant. Elle ajouta que l’existence d’une violence illégitime n’avait pas été établie, considérant qu’il résultait de la procédure et des témoignages que la tête du premier requérant n’avait pas heurté le sol et qu’à supposer qu’Y.F. l’ait cognée avec le genou, ces faits ne pouvaient être qualifiés de violences volontaires. Selon elle, l’information avait démontré qu’en raison de la position d’Y.F., l’intensité de son geste était nécessairement limitée et consistait en un geste relevant d’une technique d’intervention.
85. Les requérants, qui étaient tous parties civiles, firent appel de l’ordonnance de non-lieu et demandèrent :
. son annulation en application des articles 184 et 802 du code de procédure pénale, au motif qu’elle reprenait à l’identique le réquisitoire définitif du procureur de la République ;
. la désignation d’un collège d’experts afin de procéder à une nouvelle expertise, dont le contrôle des opérations serait confié à l’un des membres de la chambre de l’instruction et ;
. à titre subsidiaire, le renvoi des mis en examen devant le tribunal correctionnel pour les faits de violences commis à l’encontre du premier requérant.
86. Par un arrêt du 3 septembre 2010, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris rejeta l’ensemble de ces demandes. Elle considéra que les parties civiles ne subissaient aucun grief du fait des nullités invoquées, puisqu’elles avaient eu la faculté de faire valoir contradictoirement leurs prétentions devant elle, rappelant qu’elle était saisie de l’intégralité de la procédure et disposait du pouvoir d’évocation. S’agissant de la demande de contre-expertise, la chambre de l’instruction releva que la dernière expertise avait été établie par un collège de quatre experts aux spécialités complémentaires, qui avaient tous assisté à la reconstitution extrêmement longue et minutieuse à laquelle avait procédé le juge d’instruction, au cours de laquelle ils avaient vu l’ensemble des acteurs des événements en cause refaire à plusieurs reprises les gestes qu’ils avaient décrits, et ce en prenant en compte les différentes versions des uns et des autres. Elle estima qu’une autre expertise, qui ne reprendrait pas ces conditions d’exécution, n’aurait pas d’intérêt véritable pour la manifestation de la vérité et qu’il n’était ni utile ni envisageable de réitérer une reconstitution aussi complexe, qui n’avait pas donné lieu à critique quelconque de la part des différents intervenants à la procédure. Elle ajouta qu’au plan médical, les parties civiles n’apportaient aucune contradiction scientifiquement étayée de nature à contrecarrer les conclusions du collège d’experts, se bornant à des affirmations selon lesquelles le préjudice gravissime subi par le premier requérant trouverait nécessairement son origine dans les conditions de son interpellation.
87. S’agissant des violences invoquées, la chambre de l’instruction releva que le premier requérant s’était brusquement énervé et avait violemment frappé Y.F. au bras, par un acte agressif volontairement exercé. Ils estimèrent dès lors que l’intervention des agents du SUGE visant à le neutraliser se trouvait suffisamment justifiée, sous réserve qu’elle ait eue lieu dans des conditions adaptées. Elle nota néanmoins que cette opération paraissait avoir été plus « musclée » que ne l’admettaient les agents du SUGE, qui avaient décrit une intervention « école », relevant de l’idéal théorique et apparaissant « trop parfaite ». Elle rappela que les autres intervenants à l’action avaient relaté une scène plus rapide que « l’amenée au sol » en trois temps bien distincts décrits par Y.F. Concernant un éventuel coup de genou porté à la tête du premier requérant, la chambre de l’instruction constata des divergences entre les déclarations des différents témoins et conclut qu’une incertitude demeurait, tant quant à la réalité de ce coup qu’à son caractère volontaire.
88. Enfin, s’agissant du lien de causalité entre l’interpellation et les blessures du premier requérant, la chambre de l’instruction releva que celui-ci avait été, de l’avis général, « chargé en bon état » dans le véhicule de police après son menottage et que ni sa position dans le véhicule, ni la rapidité du trajet ne permettaient de retenir l’éventualité d’une quelconque violence à son égard lors de cette phase des événements. Se référant à la reconstitution qui avait eu lieu, la chambre de l’instruction estima qu’en reprenant toutes les descriptions des gestes de chaque intervenant et en retenant les hypothèses les plus défavorables aux agents du SUGE en cause, les experts avaient pu constater que la tête de la personne interpellée ne heurtait le sol dans aucune des actions reconstituées, que le coup de genou, à le supposer réel, aurait touché la région crânio-faciale droite, que porté dans les conditions décrites, il n’aurait été de nature à produire qu’un impact de faible puissance et que les gestes effectués ne pouvaient expliquer les lésions intracrâniennes constatées et, en particulier, la fracture du crâne côté gauche. La cour d’appel releva encore que les conclusions des experts étaient très claires, puisqu’ils estimaient que la survenue de la fracture lors des événements qui s’étaient produits à la gare ou au commissariat était peu probable, voire impossible.
89. Elle observa que le revirement de position des experts était longuement justifié par les éléments d’appréciation qu’ils avaient pu tirer de la reconstitution de l’ensemble des versions, à laquelle ils avaient assisté et que les éléments médicaux rassemblés apparaissaient être de nature à rendre plausible l’existence d’un traumatisme antérieur, dont les manifestations mettaient du temps à apparaître. Enfin, elle nota que les constatations antérieures, dans 1’après-midi, de l’état physique du premier requérant accréditaient cette éventualité. Quant au délai d’apparition des symptômes, il aurait été en lui-même incompatible avec la brièveté du temps écoulé entre l’interpellation et les premières manifestations, trop immédiates pour pouvoir être reliées à cette intervention.
90. La chambre de l’instruction en conclut que l’information n’avait pas permis de réunir contre quiconque des charges suffisantes d’avoir commis une infraction.
91. Le 27 septembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants. Elle estima que ces derniers ne pouvaient se plaindre de la motivation de l’ordonnance de non-lieu, puisqu’en raison de l’effet dévolutif de l’appel, la chambre de l’instruction lui avait substitué ses propres motifs. De plus, elle considéra que cette dernière avait analysé l’ensemble des faits dénoncés dans la plainte, répondu aux points essentiels du mémoire des parties civiles et exposé par des motifs suffisants et non contradictoires qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis le crime de violences en réunion ayant entraîné une infirmité permanente ou toute autre infraction.
92. Par observations reçues au greffe de la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (« CIVI ») de Bobigny le 16 mars 2012, le fonds de garantie contre les actes de terrorisme et d’autres infractions sollicita la restitution des sommes qui avaient été allouées au premier requérant à titre provisionnel, pour un total de 490 000 euros (EUR), par trois décisions de la CIVI en date des 30 octobre 2006, 5 juillet 2007 et 8 décembre 2009.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
93. Le code de procédure pénale dispose notamment, dans sa version applicable à l’époque des faits :
Article 73
« Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. »
Article 184
« Les ordonnances rendues par le juge d’instruction en vertu de la présente section contiennent les noms, prénoms, date, lieu de naissance, domicile et profession de la personne mise en examen. Elles indiquent la qualification légale du fait imputé à celle-ci et, de façon précise, les motifs pour lesquels il existe ou non contre elle des charges suffisantes. Cette motivation est prise au regard des réquisitions du ministère public et des observations des parties qui ont été adressées au juge d’instruction en application de l’article 175, en précisant les éléments à charge et à décharge concernant chacune des personnes mises en examen. »
Article 529-4
« La transaction est réalisée par le versement à l’exploitant d’une indemnité forfaitaire et, le cas échéant, de la somme due au titre du transport.
I. - Ce versement est effectué :
1. Soit, au moment de la constatation de l’infraction, entre les mains de l’agent de l’exploitant ;
2. Soit, dans un délai de deux mois à compter de la constatation de l’infraction, auprès du service de l’exploitant indiqué dans la proposition de transaction ; dans ce dernier cas, il y est ajouté aux sommes dues le montant des frais de constitution du dossier.
A défaut de paiement immédiat entre ses mains, l’agent de l’exploitant est habilité à recueillir le nom et l’adresse du contrevenant ; en cas de besoin, il peut requérir l’assistance d’un officier ou d’un agent de police judiciaire.
(...)
II. - A défaut de paiement immédiat entre leurs mains, les agents de l’exploitant, s’ils ont été agréés par le procureur de la République et assermentés, et uniquement lorsqu’ils procèdent au contrôle de l’existence et de la validité des titres de transport des voyageurs, sont habilités à relever l’identité et l’adresse du contrevenant.
Si le contrevenant refuse ou se trouve dans l’impossibilité de justifier de son identité, l’agent de l’exploitant en rend compte immédiatement à tout officier de police judiciaire de la police nationale ou de la gendarmerie nationale territorialement compétent, qui peut alors lui ordonner sans délai de lui présenter sur-le-champ le contrevenant. À défaut de cet ordre, l’agent de l’exploitant ne peut retenir le contrevenant. Lorsque l’officier de police judiciaire mentionné au présent alinéa décide de procéder à une vérification d’identité, dans les conditions prévues à l’article 78-3, le délai prévu au troisième alinéa de cet article court à compter du relevé d’identité.
Il est mis fin immédiatement à la procédure prévue à l’alinéa précédent si le contrevenant procède au versement de l’indemnité forfaitaire.
III. - Les conditions d’application du II du présent article sont fixées par décret en Conseil d’État. Ce décret précise notamment les conditions dans lesquelles les agents de l’exploitant doivent, aux frais de ce dernier, suivre une formation spécifique afin de pouvoir obtenir l’agrément délivré par le procureur de la République. Il définit en outre les conditions dans lesquelles le représentant de l’État approuve l’organisation que l’exploitant arrête aux fins d’assurer les contrôles précités et les modalités de coordination et de transmission d’informations entre l’exploitant et la police ou la gendarmerie nationales. »
Article 537
« Les contraventions sont prouvées soit par procès-verbaux ou rapports, soit par témoins à défaut de rapports et procès-verbaux, ou à leur appui.
Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les procès-verbaux ou rapports établis par les officiers et agents de police judiciaire et les agents de police judiciaire adjoints, ou les fonctionnaires ou agents chargés de certaines fonctions de police judiciaire auxquels la loi a attribué le pouvoir de constater les contraventions, font foi jusqu’à preuve contraire.
La preuve contraire ne peut être rapportée que par écrit ou par témoins. »
Article 802
« En cas de violation des formes prescrites par la loi à peine de nullité ou d’inobservation des formalités substantielles, toute juridiction, y compris la Cour de cassation, qui est saisie d’une demande d’annulation ou qui relève d’office une telle irrégularité ne peut prononcer la nullité que lorsque celle-ci a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne. »
94. Les dispositions pertinentes du code des transports, dans leur version applicable du 1er décembre 2010 au 1er janvier 2015 (l’ordonnance no 2010-1307 du 28 octobre 2010 ayant codifié les dispositions concernées), se lisent comme suit :
Article L. 2241-1
« I. ― Sont chargés de constater par procès-verbaux les infractions aux dispositions du présent titre ainsi que les contraventions prévues par les règlements relatifs à la police ou à la sûreté du transport et à la sécurité de l’exploitation des systèmes de transport ferroviaire ou guidé, outre les officiers de police judiciaire :
1o Les fonctionnaires ou agents de l’État assermentés missionnés à cette fin et placés sous l’autorité du ministre chargé des transports ;
2o Les agents assermentés missionnés de l’Établissement public de sécurité ferroviaire ;
3o Les agents assermentés missionnés du gestionnaire d’infrastructures de transport ferroviaire et guidé ;
4o Les agents assermentés de l’exploitant du service de transport. (...) »
Article L. 2241-2
« Pour l’établissement des procès-verbaux, les agents de l’exploitant mentionnés au 4o du I de l’article L. 2241-1 sont habilités selon les cas à recueillir ou à relever l’identité et l’adresse du contrevenant, dans les conditions prévues par l’article 529-4 du code de procédure pénale.
Si le contrevenant refuse ou se trouve dans l’impossibilité de justifier de son identité, ces agents en avisent sans délai et par tout moyen un officier de police judiciaire territorialement compétent. Sur l’ordre de ce dernier, les agents visés au premier alinéa du II de l’article 529-4 du code de procédure pénale peuvent être autorisés à retenir l’auteur de l’infraction le temps strictement nécessaire à l’arrivée de l’officier de police judiciaire ou, le cas échéant, à le conduire sur-le-champ devant lui. »
Article L. 2251-1
« Sans préjudice des dispositions prévues par les titres III et IV du présent livre, la Société nationale des chemins de fer français et la Régie autonome des transports parisiens sont autorisées à disposer d’un service interne de sécurité.
Les services internes de sécurité de la Société nationale des chemins de fer français et de la Régie autonome des transports parisiens sont chargés, dans le cadre d’une mission de prévention, de veiller à la sécurité des personnes et des biens, de protéger les agents de l’entreprise et son patrimoine et de veiller au bon fonctionnement du service. Cette mission s’exerce dans les emprises immobilières nécessaires à l’exploitation du service géré par ces établissements publics et dans leurs véhicules de transport public de personnes. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
95. Les requérants allèguent que les conditions de l’interpellation du premier d’entre eux ont porté atteinte aux articles 3, 5 et 13 de la Convention.
96. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
97. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime que l’affaire doit être examinée à la lumière du seul article 3 de la Convention, dont les dispositions se lisent comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
1. S’agissant du premier requérant
98. La Cour constate que ce grief, en ce qu’il est soulevé par le premier requérant, n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable en ce qui le concerne.
2. S’agissant des deuxième, troisième et quatrième requérants
99. Le Gouvernement soulève d’emblée une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime des parents et du frère du premier requérant.
100. Il fait valoir que si la notion de « victime indirecte » a pu être reconnue par la Cour, notamment lorsque l’article 2 de la Convention était invoqué, cette notion a, dans la quasi-totalité des cas, pour objet de permettre l’introduction de requêtes concernant des faits dont la victime directe n’est pas en mesure de se plaindre elle-même en raison de son décès ou de sa disparition. Or, il observe que, dans la présente affaire, le premier requérant, victime directe, n’est pas décédé, même si son état de santé rend absolument nécessaire qu’il soit représenté devant la Cour. Il estime donc que les trois autres requérants ne justifient pas d’un préjudice personnel distinct du désarroi affectif qui peut être considéré comme inévitable pour les proches parents d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme.
101. Les requérants arguent qu’il existe un lien particulier et personnel entre le premier d’entre eux et les autres, qui étaient tous partie à la procédure interne, ce qui leur confère selon eux la qualité de victimes. Ils ajoutent que depuis le 30 novembre 2004, les intéressés sont mobilisés en permanence pour assurer les soins nécessaires au premier requérant au vu de son état de dépendance totale et d’incapacité nécessitant l’assistance constante d’un tiers.
102. La Cour rappelle que, dans le contexte de l’article 35 § 1 de la Convention, les règles de recevabilité doivent s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (voir, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200). Il y a lieu également d’avoir égard à leur objet et à leur but, de même qu’à ceux de la Convention en général qui, en tant qu’elle constitue un traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales, doit être interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 64, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI).
103. Le système de recours individuels prévu à l’article 34 de la Convention exclut les requêtes introduites par la voie de l’actio popularis. Les requêtes doivent donc être introduites par des personnes se prétendant victimes d’une violation d’une ou de plusieurs des dispositions de la Convention ou en leur nom. Pareilles personnes doivent pouvoir démontrer qu’elles ont été directement affectées par la mesure incriminée (voir, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000‑VII). À titre exceptionnel, la Cour a pu reconnaître la qualité pour agir à des proches de la victime lorsque cette dernière était décédée (voir, notamment, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, §§ 97 et s, CEDH 2014) ou lorsqu’elle se trouvait dans une situation particulièrement vulnérable l’empêchant selon la requête de mener elle-même la procédure (İlhan, précité, §§ 53-55, voir également, pour un rappel général de l’ensemble des principes applicables en la matière, Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, §§ 89-95, 5 juin 2015).
104. La Cour observe que tel n’est pas le cas en l’espèce, puisque la victime directe de la violation invoquée a elle-même introduit la requête. Elle constate que les autres requérants ne justifient pas être directement victimes des faits reprochés aux autorités internes. Partant, la Cour considère que les deuxième, troisième et quatrième requérants n’ont pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention et que le présent grief, pour autant qu’il est soulevé par ceux-ci, doit donc être rejeté en application de l’article 35 § 4.
B. Sur le fond
1. Sur le volet matériel de l’article 3
a) Arguments des parties
i. Le requérant
105. Le requérant considère que son interpellation n’était ni nécessaire, ni légitime. Il attribue l’origine de l’hématome sous-dural qu’il a subi aux conditions de celle-ci et plus particulièrement à la manière dont il a été amené au sol, ainsi qu’au coup de genou reçu. Il ajoute que les éléments de fait présentés à la Cour sont suffisamment convaincants pour que celle-ci s’écarte des constatations auxquelles les juridictions internes sont parvenues, observant que les autorités françaises ne sont pas en mesure d’avancer une explication plausible aux lésions subies par lui. À cet égard, il conteste l’hypothèse d’une rixe antérieure qui n’est étayée par aucun élément probant. De plus, il fait valoir que de nombreux témoignages attestent de la violence du plaquage au sol, sa tête ayant violemment heurté le sol et un coup de genou lui ayant été porté de manière rapide et violente.
106. S’agissant du lien de causalité entre les violences exercées et les lésions subies, il se réfère aux premières expertises qui estimaient, pour l’une, que l’interpellation pouvait être à l’origine du traumatisme crânien et, pour l’autre, que les conditions d’intervention étaient certainement à l’origine des blessures. À propos de la troisième expertise, qui contredit les précédentes, il fait observer qu’elle n’est basée que sur une reconstitution faite trois ans après les faits, elle-même fondée uniquement sur les indications des agents du SUGE et des policiers intéressés. En ce qui concerne la durée de l’intervalle entre l’interpellation et le malaise, le requérant fait valoir qu’elle a été sous-évaluée par les experts, la fin de l’interpellation ayant eu lieu, selon la vidéo-surveillance, à 19 heures 59 et les pompiers ayant été appelés à 20 heures 14. Se référant à la première expertise, il observe que les médecins ont indiqué qu’il était très difficile de déterminer avec exactitude la dimension temporelle des intervalles libres qui peuvent osciller entre quelques minutes et plusieurs heures. Il en conclut que les autorités internes sont bien responsables des mauvais traitements subis et estime que le temps qui s’est écoulé entre son arrivée à l’hôpital de Lagny et son transfert à l’hôpital Beaujon était excessivement long.
ii. Le Gouvernement
107. Le Gouvernement estime que les faits de l’espèce ne révèlent aucune violation de l’article 3 dans son volet matériel. Il affirme que l’usage de la force était nécessaire du fait du comportement du requérant et considère que les investigations internes ont permis d’exclure que la survenance d’un hématome sous-dural serait imputable à des violences exercées lors de l’interpellation, même s’il concède que les recherches n’ont pas permis d’établir avec certitude la réalité d’évènements antérieurs à cette dernière et susceptibles d’expliquer les lésions constatées. Enfin, il argue que toutes les dispositions ont été prises par les autorités nationales pour préserver l’intégrité physique du requérant dès l’apparition des premiers symptômes traumatiques.
b) Appréciation par la Cour
i. Les principes généraux
108. La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (voir, par exemple, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 163, série A no 25, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V)
109. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Irlande, précité, §162, et Măciucă c. Roumanie, no 25763/03, § 22, 26 mai 2009).
110. En cas d’allégations de violation de l’article 3 de la Convention, la Cour doit, pour apprécier les preuves, se livrer à un examen particulièrement approfondi. Elle a alors recours au critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, notamment, Irlande, précité, § 161, Selmouni, précité, § 88, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006‑IX, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 92, CEDH 2010).
111. Lorsque des procédures internes ont été menées, la Cour n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (Gäfgen, précité, § 93, et Alberti c. Italie, no 15397/11, § 41, 24 juin 2014). En effet, même si dans ce type d’affaires elle est disposée à examiner d’un œil plus critique les conclusions des juridictions nationales (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 155, CEDH 2012), il lui faut néanmoins disposer d’éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles celles-ci sont parvenues (voir, parmi beaucoup d’autres, Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008, et Alberti, précité, § 41).
112. Par ailleurs, la Cour observe que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme). Elle renvoie à sa jurisprudence relative aux articles 2 et 3 de la Convention selon laquelle, lorsque les événements en cause sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, tout dommage corporel ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse dans ce cas sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman, précité, § 100, Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, §§ 97 et 100, 16 décembre 2008, et El-Masri, précité, § 152). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 274, 18 juin 2002). De plus, la Cour rappelle que quelle que soit l’issue de la procédure engagée au plan interne, un constat de culpabilité ou non des protagonistes ne saurait dégager l’État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336) ; il lui appartient donc de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures, à défaut de quoi l’article 3 trouve à s’appliquer (Selmouni, précité, § 87).
113. Enfin, en ce qui concerne la question particulière des violences survenues lors de contrôles d’identités ou d’interpellations opérés par des agents de police, la Cour rappelle que le recours à la force doit être proportionné et nécessaire au vu des circonstances de l’espèce. À cet égard, elle attache une importance particulière aux blessures qui ont été occasionnées aux personnes objet de l’intervention et aux circonstances précises dans lesquelles elles l’ont été (Alberti, précité, §§ 43 et 44).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
114. La Cour relève d’emblée que les blessures du requérant, qui a subi un hématome sous-dural ayant entraîné une perte de connaissance suivie d’un coma et qui présente des séquelles importantes, le privant d’autonomie pour tous les gestes élémentaires de la vie quotidienne, dépassent le seuil de gravité exigé pour que le traitement dont il se plaint tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention.
115. Par ailleurs, elle observe que les circonstances de l’espèce ne renvoient pas uniquement au déroulement de la garde à vue du requérant, mais également aux conditions de son interpellation par les agents du SUGE et sa remise aux fonctionnaires de police en vue de sa conduite au commissariat. La Cour examinera dès lors la question de savoir si les faits allégués sont établis en recherchant l’existence d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants.
116. Elle constate tout d’abord que les lésions se sont manifestées au cours d’une mesure de garde à vue, à la suite d’une interpellation accompagnée d’un usage de la force, le requérant ayant été amené au sol.
117. Or, la Cour note que les juridictions internes ont considéré que l’enquête avait permis d’exclure que les gestes opérés par les agents du SUGE et les fonctionnaires de police aient pu être à l’origine du traumatisme subi par le requérant, la dernière expertise réalisée ayant estimé que le délai entre l’interpellation et la survenance des symptômes était trop court (paragraphes 83 et 89 ci-dessus), ce qui conduit à attribuer l’origine des lésions à des évènements antérieurs à l’interpellation du requérant.
118. À cet égard, la Cour relève que, comme le concède le Gouvernement, les investigations entreprises par les autorités internes n’ont pas permis d’établir la réalité de tels évènements. Elle note que l’hypothèse même de leur existence reposait exclusivement sur les révélations d’un témoin relatant les propos d’un tiers ayant lui-même reçu les confidences de proches du requérant et précisant ne pas avoir pris ces indications au sérieux (paragraphe 38 ci-dessus). Elle observe à ce titre que les derniers experts ont indiqué qu’ils n’avaient pu disposer d’aucun élément susceptible d’étayer la déclaration selon laquelle le requérant aurait reçu un coup de bouteille sur la tête dans l’après-midi précédant son interpellation (paragraphe 67 ci-dessus).
119. S’agissant des expertises médicales, la Cour constate qu’un premier médecin entendu au cours de l’enquête de flagrance a estimé que les lésions constatées sur le requérant pouvaient être compatibles avec un seul coup d’une violence importante, tel notamment, qu’un coup de genou ou porté avec un objet non contondant ni trop lourd, voire une chute mal réceptionnée (paragraphe 21 ci-dessus). Les auteurs d’une expertise datée du 25 avril 2005 ont ensuite estimé que les blessures pourraient avoir été secondaires à un plaquage au sol, des coups de genou ou une chute de l’intéressé de sa hauteur au cours de son interpellation par les agents du SUGE (paragraphe 50 ci-dessus). Lors d’une nouvelle expertise en date du 19 octobre 2006, les experts observèrent que, selon la chronologie des événements telle qu’elle leur avait été rapportée, les conditions d’arrestation en gare étaient très vraisemblablement, sinon certainement, à l’origine des lésions traumatiques (paragraphe 55 ci-dessus). Enfin, une expertise déposée le 9 mars 2009 a conclu au caractère peu probable, voire impossible, de la survenue de la fracture lors des événements qui s’étaient déroulés à la gare ou au commissariat, étant précisé que les différentes déclarations des personnes entendues étaient jugées non compatibles avec les constations médico-légales (paragraphes 65 et 66 ci-dessus). La Cour constate donc que les conclusions des différents experts étaient contradictoires.
120. Par ailleurs, elle observe que les déclarations des agents du SUGE et des fonctionnaires de police, sur lesquelles était exclusivement fondée la reconstitution servant de base à la dernière expertise, étaient également contradictoires entre elles, chaque service se renvoyant la responsabilité des blessures du requérant. À cet égard, elle rappelle que les premiers ont indiqué avoir remis l’intéressé en bon état aux seconds et avoir par la suite constaté sur lui des blessures importantes (paragraphes 20, 42 et 44 ci-dessus). Certains policiers ont, quant à eux, évoqué, d’une part, un heurt de la tête du requérant au sol lors de son interpellation par le service de sécurité de la SNCF et, d’autre part, un coup de genou porté au niveau de la tête par Y.F. (paragraphes 15 à 17, 20, 39 à 41, 61 et 62 ci-dessus). La Cour observe toutefois que les déclarations de certains fonctionnaires de police ont varié de manière importante au cours de l’enquête, le plus gradé d’entre eux ayant admis avoir passé sous silence le coup de genou lors de sa première audition, dans le but de laisser Y.F. prendre ses responsabilités (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour ne peut que s’étonner d’un tel silence et de ces revirements dans les témoignages et déclarations, s’agissant notamment de faits de violences volontaires subis par une personne ayant présenté des blessures graves au cours de sa garde à vue.
121. Enfin, en ce qui concerne la justification de l’usage de la force pendant l’interpellation, la Cour constate à nouveau l’existence de contradictions entre les différents témoignages, certains déclarant que le requérant avait eu un geste violent à l’encontre d’un agent du SUGE (paragraphes 43, 44 et 60 ci-dessus), d’autres contestant cette version en affirmant que l’intéressé n’avait fait preuve d’aucune violence, se contentant de repousser la main d’un des employés de la SNCF (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).
122. La Cour en conclut que les investigations internes ont conduit à la réunion d’éléments contradictoires et troublants, tant dans les rapports d’expertises successifs que dans les témoignages sur les motifs et les conditions de l’interpellation et de la prise en charge du requérant. Elle considère que l’hypothèse de violences subies par l’intéressé avant son interpellation, admise comme plausible par la chambre de l’instruction, n’apparait pas suffisamment étayée pour être convaincante au vu des circonstances de l’espèce.
123. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que les circonstances de l’espèce permettent de caractériser l’existence d’un faisceau d’indices suffisant pour retenir une violation de l’article 3 de la Convention, en l’absence de fourniture par les autorités internes d’une explication satisfaisante et convaincante à l’origine des lésions du requérant dont les symptômes se sont manifestés alors qu’il se trouvait entre les mains des fonctionnaires de police.
124. Partant, il y a eu violation de l’article 3 dans son volet matériel.
2. Sur le volet procédural de l’article 3
a) Arguments des parties
i. Le requérant
125. Le requérant rappelle que l’enquête sur des allégations de mauvais traitements doit être rapide et approfondie. Il concède qu’en l’espèce l’enquête de flagrance a été prompte. Il estime en revanche que l’instruction judiciaire a souffert de plusieurs carences, la qualifiant d’excessivement longue et mettant en cause son effectivité. À cet égard, il conteste l’opportunité de la dernière expertise, ordonnée trois ans et demi après les faits et considère que des médecins auraient dû être désignés pour analyser en détail la question de « l’intervalle libre », élément clé de ce dossier.
126. Enfin, il reproche au juge d’instruction de ne pas avoir délivré un mandat d’amener à l’encontre de S.Gh., témoin oculaire des faits qui ne répondait pas aux convocations et de ne pas avoir entrepris de recherches approfondies pour entendre l’agente de la SNCF qui avait recueilli les confidences d’un maître-chien, afin de lui faire clarifier ses allégations. Il en conclut qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3.
ii. Le Gouvernement
127. Le Gouvernement estime que les autorités internes ont diligenté une enquête effective, dès la commission des faits, dans le but de découvrir l’origine des blessures du requérant et d’en identifier les responsables. Il rappelle les différentes investigations entreprises en soulignant l’implication importante des magistrats du siège comme du parquet. Il considère que la durée de l’instruction n’est pas excessive au regard, notamment, du nombre et de la complexité de certaines expertises.
128. Le Gouvernement ajoute que les proches du requérant, en leur qualité de parties civiles, ont pu participer activement à l’instruction, notamment en sollicitant la réalisation d’actes. Il en conclut qu’aucune violation de l’article 3 en son volet procédural n’est imputable aux autorités nationales.
b) Appréciation par la Cour
i. Les principes généraux
129. La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle (voir, parmi beaucoup d’autres, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII, et El Masri, précité, § 182).
130. L’enquête qu’exigent des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leurs décisions. Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes du dommage ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise. De plus, l’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif. L’indépendance de l’enquête suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (El Masri, précité §§ 183-184, et Alberti, précité, §§ 62-63).
131. Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (El Masri, précité § 185).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
132. La Cour relève qu’en l’espèce une enquête de flagrance a été ouverte dès la découverte des faits. Celle-ci a permis l’audition de plusieurs témoins, trois agents du SUGE ayant par ailleurs été placés en garde à vue. De plus, une mise en situation a été effectuée en présence de deux membres du ministère public.
133. La Cour constate ensuite qu’une instruction a été rapidement ouverte et qu’au cours de celle-ci, de nombreux actes ont été réalisés. Elle note que trois personnes ont été mises en examen, l’une d’entre elles ayant effectué plusieurs mois de détention provisoire. Elle considère que la durée de l’instruction s’explique par l’ampleur des investigations entreprises, de nombreuses auditions et pas moins de quatre expertises ayant été effectuées. Celle-ci ne peut dès lors être considérée comme excessive. De plus, la Cour observe que les témoignages de l’agente de la SNCF mentionnée par le requérant et de S.Gh. ont été recueillis par les enquêteurs sur commission rogatoire, même si ces personnes n’ont pas pu être entendues par le juge d’instruction lui-même du fait du décès de la première et de la carence de la seconde.
134. En outre, la Cour estime que la réalisation de la dernière expertise, de manière conjointe avec la reconstitution, paraissait justifiée par les exigences de la manifestation de la vérité, les médecins ayant notamment été amenés à se prononcer sur la question de « l’intervalle libre » entre le choc subi et les premières manifestations du traumatisme chez le requérant.
135. Enfin, la Cour relève que le requérant, qui s’était constitué partie civile et était représenté par un avocat, disposait de la possibilité de formuler des demandes d’actes et de faire valoir ses intérêts.
136. Par conséquent, la Cour considère qu’en l’espèce, le requérant ne démontre pas que les investigations n’auraient pas été conformes aux exigences de l’article 3.
137. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
138. Les requérants allèguent que l’ordonnance de non-lieu, en reprenant à l’identique le réquisitoire définitif du procureur, a constitué une violation de l’article 6 de la Convention dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
139. La Cour constate que les requérants ont interjeté appel de l’ordonnance litigieuse et que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a procédé à un nouvel examen du dossier et répondu en détail à leurs arguments.
140. Partant, la Cour considère qu’à supposer que les requérants puissent encore se prétendre victimes de la violation qu’ils invoquent, il y a lieu de déclarer ce grief manifestement mal fondé et de le rejeter en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
141. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
142. Au titre du préjudice matériel, le requérant demande une somme de 490 000 euros (EUR) correspondant aux provisions reçues de la CIVI, dont la restitution lui a été réclamée (voir paragraphe 92 ci-dessus). Il sollicite également l’attribution d’une somme de 60 000 EUR à titre de préjudice moral, ainsi que 76 095 EUR au titre des frais et dépens.
143. Le Gouvernement fait valoir qu’il n’a pas encore été statué sur la demande de restitution de la CIVI et il appelle la Cour à réduire les sommes réclamées au titre du préjudice moral et des frais et dépens.
144. La Cour constate que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de la réserver et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et le requérant (article 75 § 1 du règlement). À cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de six mois.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la violation de l’article 3 en ce qu’il est soulevé par le premier requérant et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et le premier requérant à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente