GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MORICE c. FRANCE
(Requête no 29369/10)
ARRÊT
STRASBOURG
23 avril 2015
Cet arrêt est définitif.
En l’affaire Morice c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Isabelle Berro,
Ineta Ziemele,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ann Power-Forde,
Zdravka Kalaydjieva,
Julia Laffranque,
Erik Møse,
André Potocki,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 mai 2014 et 18 février 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29369/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Olivier Morice (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me C. Audhoui et Me J. Tardif, avocats à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait une atteinte au principe d’impartialité prévu par l’article 6 § 1 de la Convention devant la Cour de cassation, ainsi qu’à son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 en raison de sa condamnation.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 11 juin 2013, une chambre de ladite section, composée de Mark Villiger, président, Angelika Nußberger, Boštjan M. Zupančič, Ganna Yudkivska, André Potocki, Paul Lemmens, Aleš Pejchal, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section, l’a déclarée recevable et a rendu un arrêt. Elle y constate une violation de l’article 6 § 1 de la Convention à l’unanimité, ainsi qu’une non-violation de l’article 10 à la majorité. Des opinions partiellement dissidentes des juges Yudkivska et Lemmens ont été jointes à l’arrêt.
5. Le 3 octobre 2013, le requérant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, conformément à l’article 43 de la Convention. Cette demande a été acceptée par le collège de la Grande Chambre le 9 décembre 2013.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. Des observations ont également été reçues du Conseil des barreaux européens, ainsi que de l’ordre des avocats au barreau de Paris, du Conseil national des barreaux et de la Conférence des bâtonniers, le président les ayant autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 21 mai 2014 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmeN. Ancel, sous-directrice des droits de l’homme au ministère
des Affaires étrangères et du Développement international,agent,
M.A. Letocart, ministère de la Justice,
MmesM.-A. Recher, ministère de la Justice,
P. rouault-chalier, ministère de la Justice,
E. topin, ministère des Affaires étrangères et
du Développement international, conseillers ;
– pour le requérant
MesC. Audhoui, avocate au barreau de Paris,
L. Pettiti, avocat au barreau de Paris,
M.N. Hervieu, collaborateur au sein d’un cabinet
d’avocats aux conseils,conseils ;
MesJ. Tardif, avocat au barreau de Paris,
C. Chauffray, avocate au barreau de Paris, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Morice, Me Pettiti, M. Hervieu et Mme Ancel.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant, qui est né en 1960 et réside à Paris, est avocat au barreau de Paris.
A. Le décès du juge Borrel et la procédure subséquente
10. Le 19 octobre 1995, le juge Bernard Borrel, magistrat détaché depuis un an par la France auprès du ministre de la Justice de Djibouti en tant que conseiller technique, dans le cadre des accords de coopération entre les deux États, fut retrouvé mort à quatre-vingts kilomètres de la ville de Djibouti. Son corps, à demi dénudé et en partie carbonisé, gisait à une vingtaine de mètres en contrebas d’une route isolée. L’enquête diligentée dans les jours qui suivirent par la gendarmerie de Djibouti conclut au suicide par immolation.
11. Le 7 décembre 1995, une information judiciaire fut ouverte au tribunal de grande instance de Toulouse pour recherche des causes de la mort. Le corps de Bernard Borrel, rapatrié et inhumé à Toulouse, fit l’objet d’une autopsie le 15 février 1996. Le rapport conclut à l’absence d’élément suspect, bien que l’état de putréfaction du corps ne permettait pas de diagnostic précis.
12. Le 3 mars 1997, contestant la thèse du suicide, la veuve de Bernard Borrel, Mme Élisabeth Borrel, également magistrat, déposa une plainte avec constitution de partie civile, en son nom et celui de ses deux enfants mineurs, contre personne non dénommée pour assassinat. Elle désigna le requérant, Me Morice, pour la représenter dans le cadre de cette procédure.
13. Les 8 et 23 avril 1997, deux informations judiciaires furent ouvertes contre X du chef d’assassinat.
14. Par une ordonnance du 30 avril 1997, l’information pour recherche des causes de la mort et les deux informations du chef d’assassinat furent jointes.
15. Le 29 octobre 1997, la Cour de cassation fit droit à une demande du requérant et dessaisit la juridiction toulousaine au profit du tribunal de grande instance de Paris. Le 12 octobre 1997, l’information fut confiée à Mme M., juge d’instruction, à laquelle fut adjoint le juge L.L. le 7 janvier 1998 pour instruire conjointement l’affaire.
16. Le 19 novembre 1999, un avocat au barreau de Bruxelles informa la police que A., ancien officier supérieur et membre de la garde présidentielle de Djibouti, réfugié en Belgique, avait des révélations à faire concernant le juge Borrel. Les informations révélées furent transmises aux autorités françaises via Interpol. Selon un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 28 mai 2009 (paragraphe 18 ci-dessous), il résulte du dossier ce qui suit : en l’absence de réponse des juges M. et L.L., due au fait que le témoin souhaitait conserver l’anonymat, aucune suite ne fut donnée ; l’avocat belge de ce témoin avait donc pris contact avec le requérant, lequel organisa une interview de ce témoin avec des journalistes du quotidien Le Figaro et de la chaîne de télévision française TF1, à la fin de décembre 1999 ; enfin, c’est à la suite de la publication et de la diffusion de cette interview au début de janvier 2000 que les juges M. et L.L. décidèrent de se rendre en Belgique pour assister l’enquêteur belge lors de l’audition du témoin.
17. Le 31 janvier 2000, les juges M. et L.L. procédèrent à l’audition du témoin à Bruxelles. Ultérieurement, A. déclara avoir fait l’objet de pressions et d’intimidations de la part de la juge M. pour le faire revenir sur son témoignage, ces faits étant expressément dénoncés par son avocat dans une lettre du 2 février 2000 adressée au procureur du Roi. En outre, ce témoin accusa le procureur de la République de Djibouti de l’avoir menacé, pour qu’il se rétracte, ainsi que le chef des services secrets de Djibouti d’avoir imposé au chef de la garde présidentielle, le capitaine I., de rédiger une attestation pour le discréditer. Le capitaine I. confirma les accusations de A. le concernant.
18. Le procureur de la République de Djibouti et le chef des services secrets de ce pays furent poursuivis en France pour subornation de témoin, la veuve du juge Borrel, son fils, le témoin A., le capitaine I. ainsi qu’un avocat français, A.M., mis en cause, étant parties civiles. La juge M. fut entendue en qualité de témoin. Le procureur et le chef des services secrets de Djibouti furent respectivement condamnés à dix-huit et douze mois d’emprisonnement, ainsi qu’à payer des dommages-intérêts aux parties civiles par un jugement du tribunal correctionnel de Versailles du 27 mars 2008, avant d’être relaxés par la cour d’appel de Versailles le 28 mai 2009.
19. Le 2 février 2000, trois syndicats de magistrats, à savoir le Syndicat de la magistrature, l’Association professionnelle des magistrats et l’Union syndicale des magistrats, se constituèrent partie civile dans le cadre de l’information suivie du chef d’assassinat.
20. Le 16 mars 2000, le requérant, agissant au nom de Mme Borrel, demanda à ce qu’il soit procédé, d’une part, à l’audition du témoin A. en Belgique et, d’autre part, à un transport sur les lieux en présence de la partie civile à Djibouti.
21. Par une ordonnance du 17 mars 2000, les juges d’instruction M. et L.L. firent droit à la demande concernant A, estimant qu’une nouvelle audition était absolument nécessaire. Ils refusèrent par ailleurs de procéder à un transport sur les lieux, dès lors que cela avait déjà été fait à deux reprises, une fois en 1999 et une autre la semaine précédant ladite ordonnance, ne « [voyant] pas en quoi un transport sur les lieux en présence de la partie civile serait, à ce stade de la procédure, utile à la manifestation de la vérité ». Ils précisèrent que lors du transport à Djibouti réalisé quelques jours auparavant, ils étaient accompagnés de deux experts, notamment la directrice de l’institut médicolégal de Paris, ajoutant que des films et des photographies avaient été réalisés à cette occasion.
22. Le requérant et son confrère interjetèrent appel de cette ordonnance. Ils déposèrent des conclusions devant la chambre d’accusation, à l’instar de l’avocat du Syndicat de la magistrature, faisant valoir que le dernier transport sur les lieux en présence d’un expert s’analysait en une reconstitution dont les parties civiles avaient été écartées, l’information se déroulant avec pour seul objectif la démonstration du suicide de la victime. Ils demandèrent également que la chambre d’accusation se substitue aux juges d’instruction en évoquant l’affaire.
23. Par un arrêt du 21 juin 2000, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris estima qu’après deux transports sur les lieux en l’absence des parties civiles, dont un très proche dans son déroulement d’une reconstitution, la nécessité d’organiser une reconstitution sur les lieux en présence des parties civiles afin qu’elles puissent exercer leurs droits était indispensable à la manifestation de la vérité. Partant, elle infirma l’ordonnance des juges M. et L.L. sur ce point. De plus, elle les dessaisit du dossier et désigna un nouveau juge d’instruction, le juge P., pour poursuivre l’information.
24. Le 19 juin 2007, le procureur de la République de Paris, à la suite de la demande de la juge d’instruction alors en charge du dossier, sur le fondement de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale, fit un communiqué pour préciser publiquement que « si la thèse du suicide a pu un temps être privilégiée, les éléments recueillis notamment depuis 2002 militent en faveur d’un acte criminel », ajoutant que les expertises avaient permis d’établir que « Bernard Borrel était couché sur le sol lorsque les liquides ont été répandus sur sa personne de manière aléatoire ».
25. La procédure est actuellement toujours pendante.
B. Les faits liés au dossier dit de la Scientologie
26. Par des actes des 29 juin et 16 octobre 2000, la ministre de la Justice saisit le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, de faits imputables à la juge M. dans le cadre du dossier d’instruction de la Scientologie, dont elle avait la charge et dans le cadre duquel le requérant représentait également des parties civiles. La juge M. se voyait reprocher de ne pas avoir porté l’attention nécessaire au dossier, le laissant pratiquement dans un état de déshérence durant cinq années, de s’être engagée dans une voie transactionnelle excédant la compétence d’un juge d’instruction et de ne pas avoir fait de copie de toutes les pièces de la procédure, rendant impossible la reconstitution du dossier après sa disparition partielle de son cabinet d’instruction. La juge M. demanda la nullité de la saisine du Conseil supérieur de la magistrature, en raison notamment du fait que cet acte avait été rendu public par le directeur de cabinet de la ministre au cours d’une conférence de presse, et ce avant même que cette décision lui ait été personnellement notifiée. En parallèle, le 18 octobre 2000, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris fit droit à une demande du requérant de dessaisissement de la juge M. du dossier de la Scientologie.
27. Le 4 juillet 2000, au cours de l’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, la question des poursuites disciplinaires exercées à l’encontre de la juge M. fut évoquée, notamment en raison du fait qu’elles avaient été annoncées dans la presse alors que l’intéressée n’était pas prévenue officiellement et que le président du tribunal n’était pas encore saisi. À cette occasion, un magistrat du tribunal, J.M., déclara ce qui suit :
« Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Madame [M.]. Il n’est pas interdit de dire que Madame [M.] a notre confiance et notre soutien. »
28. L’Assemblée générale rédigea la motion suivante adoptée à l’unanimité :
« L’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, réunie le 4 juillet 2000, sans contester le pouvoir reconnu au garde des Sceaux d’exercer des poursuites disciplinaires dans les conditions prévues par la loi, s’étonne d’apprendre par voie de presse l’engagement de poursuites de ce type à l’encontre de Madame [M.], premier juge d’instruction à Paris alors que ni l’intéressée elle-même ni la hiérarchie judiciaire n’ont été avisées à ce jour officiellement d’un tel engagement. »
29. Dans le cadre d’un entretien publié par un magazine en juillet-août 2000, la présidente du Syndicat de la magistrature, partie civile dans le dossier Borrel, déclara mettre en cause « le manque d’impartialité de Mme M. dans les dossiers Borrel et [L.] », précisant que les magistrats ayant signé la motion « ne pouvaient pas ignorer que dans deux dossiers sensibles, l’affaire Borrel et l’affaire [L.], son impartialité était fortement contestée ».
30. Par un jugement du 5 janvier 2000, le tribunal de grande instance de Paris, saisi par le requérant en sa qualité d’avocat de deux parties civiles, condamna l’État en raison d’une faute lourde commise par le service public de la justice du fait de la disparition du dossier de la Scientologie du cabinet de la juge M. Il attribua des dommages-intérêts aux plaignants.
31. Le 13 décembre 2001, le Conseil supérieur de la magistrature rejeta les exceptions de nullité de la juge M. et, sur le fond, tout en regrettant un certain manque de rigueur ou une insuffisance de suivi, ne prononça aucune sanction disciplinaire à l’encontre de celle-ci.
C. La poursuite pénale diligentée à l’encontre du requérant
32. Le 1er août 2000, le juge P., désigné en remplacement des juges M. et L.L., rédigea un procès-verbal pour consigner les événements suivants : en réponse à la demande du requérant concernant la cassette vidéo réalisée à Djibouti en mars 2000 et citée par les juges M. et L.L. dans leur ordonnance du 17 mars 2000, le juge P. avait répondu qu’elle ne figurait pas au dossier d’instruction et qu’elle n’était pas référencée comme une pièce à conviction ; le jour-même, le juge P. avait demandé à la juge M. si elle détenait cette cassette vidéo ; la juge M. lui avait aussitôt remis une enveloppe adressée à son nom, fermée, non datée et sans trace de scellés, avec indication des coordonnées de la juge M. comme destinataire et celles du procureur de la République de Djibouti comme expéditeur ; l’enveloppe contenait une cassette vidéo, ainsi qu’une carte manuscrite à l’en-tête du procureur de la République de Djibouti, que le juge P. avait saisie et placée sous scellés. La carte du procureur destinée à la juge M. se lisait comme suit :
« Salut Marie-Paule,
Je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet. J’espère que l’image sera satisfaisante.
J’ai regardé l’émission « Sans aucun doute » sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien Madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation.
Je t’appellerai bientôt.
Passe le bonjour à Roger s’il est rentré, de même qu’à J.C. [D.]
A très bientôt,
Je t’embrasse.
DJAMA »
33. Par une lettre du 6 septembre 2000, le requérant et son confrère, Me L. de Caunes, saisirent la garde des Sceaux pour se plaindre des faits relatés dans le procès-verbal du juge d’instruction P. en date du 1er août 2000, en raison du « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté des magistrats Madame [M.] et Monsieur [L.L.] ». Ils demandèrent « une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires, sur les nombreux dysfonctionnements qui ont été mis au jour dans le cadre de l’information judiciaire ». Ils indiquèrent que la forme et le fond de la carte adressée par le procureur de Djibouti à la juge M. révélait une surprenante et regrettable intimité complice, le procureur se trouvant sous la dépendance directe du gouvernement dont le chef était « soupçonné très ouvertement et très sérieusement d’être l’instigateur de l’assassinat de Bernard Borrel ».
34. Par ailleurs, cette lettre fut reprise, accompagnée de déclarations du requérant au journaliste, dans un article du journal Le Monde paru le 7 septembre et daté du vendredi 8 septembre 2000. Cet article se lisait comme suit :
« LES AVOCATS de la veuve du juge Bernard Borrel, retrouvé mort en 1995 à Djibouti dans des circonstances mystérieuses, ont vivement mis en cause, mercredi 6 septembre, auprès du garde des Sceaux, la juge [M.], dessaisie du dossier au printemps. Celle-ci est accusée par Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur.
Les deux avocats, qui n’avaient pas été autorisés à se rendre à Djibouti en mars pour un second transport sur les lieux, ont demandé le 1er août à consulter la cassette vidéo tournée sur place. Le juge [P.], chargé de l’instruction depuis le dessaisissement [des juges M. et L.L.] le 21 juin, leur a indiqué que la cassette ne figurait pas au dossier et n’était pas « référencée dans la procédure comme étant une pièce à conviction ». Le juge a aussitôt appelé sa collègue, qui lui a remis la cassette dans la journée. « Les juges [M.] et [L.L.] avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »
Pire, dans l’enveloppe le juge [P.] a découvert un mot manuscrit et assez familier de Djama [S.], le procureur de la République de Djibouti. « Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au Goubet, peut-on lire dans ce texte. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission "Sans aucun doute" sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien Mme Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation. Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger [L.L.] s’il est rentré, de même qu’à J.-C. [D.] [procureur adjoint à Paris]. A très bientôt, je t’embrasse, Djama. »
Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français, assure Me Morice, et on ne peut qu’être scandalisés. » Ils ont réclamé à Elisabeth Guigou une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires. La ministre de la Justice n’avait pas reçu leur courrier, jeudi 7 septembre. Mme [M.] fait déjà l’objet de poursuites disciplinaires devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), notamment pour la disparition de pièces dans l’instruction du dossier de la Scientologie (Le Monde du 3 juillet). »
35. Les juges M. et L.L. déposèrent une plainte avec constitution de partie civile contre X du chef de dénonciation calomnieuse. Le 26 septembre 2000, le parquet de Paris ouvrit une information pour dénonciation calomnieuse. Le 5 novembre 2000, la Cour de cassation désigna le juge d’instruction de Lille lequel, le 15 mai 2006, rendit une ordonnance de non-lieu qui fut ensuite confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai le 19 juin 2007.
36. Par ailleurs, les 12 et 15 octobre 2000, les juges M. et L.L. déposèrent également une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique envers un fonctionnaire public, contre le directeur de publication du quotidien Le Monde, le journaliste auteur de l’article, ainsi que le requérant.
37. Par une ordonnance du 2 octobre 2001, un juge d’instruction près le tribunal de grande instance de Nanterre renvoya le requérant et les deux autres personnes mises en cause devant le tribunal correctionnel en raison des passages suivants de l’article litigieux :
« Celle-ci [la juge M.] est accusée par Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur. »
« Les juges [M. et L.L.] avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »
« Pire, dans l’enveloppe le juge [P.] a découvert un mot manuscrit et assez familier. »
« Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français », assure Me Morice, « et on ne peut qu’être scandalisés ». »
38. Par un jugement du 4 juin 2002, le tribunal correctionnel de Nanterre rejeta les exceptions de nullité soulevées par les requérants, notamment celle tirée de l’immunité, prévue par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour les débats judiciaires et les écrits produits devant une juridiction, en raison du fait que l’article ne faisait que reprendre le contenu de la lettre envoyée à la garde des Sceaux. Le tribunal estima sur ce point que cette lettre n’était pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et que son contenu devait être considéré comme purement informatif et, dès lors, comme non couvert par l’immunité.
39. Le tribunal considéra ensuite que le caractère diffamatoire des propos n’avait pas été « véritablement contesté », le requérant revendiquant la teneur des imputations qu’il estimait entièrement fondées. Reprenant ensuite chacun des propos litigieux pour vérifier si la diffamation était établie, ainsi que pour en apprécier la portée et la gravité, il jugea tout d’abord que « l’accusation d’impartialité et de déloyauté à l’encontre d’un juge constitue, à l’évidence, une imputation particulièrement diffamatoire puisqu’elle revient à mettre en cause ses qualités, sa rigueur morale et professionnelle et en somme sa capacité à exercer des fonctions de magistrat ». Il estima ensuite que les propos sur l’absence de transmission de la cassette étaient également diffamatoires, en ce qu’ils laissaient entendre au moins une négligence fautive ou une sorte d’obstruction. Quant à l’emploi du terme « connivence », le tribunal considéra qu’il sous-entendait clairement un comportement partial et déloyal en accord avec un magistrat d’un pays étranger, ce qui était d’autant plus grave que l’article laissait supposer que l’on disposait d’éléments sérieux compte tenu de la demande d’enquête adressée à la garde des Sceaux.
40. Sur la culpabilité du requérant, le tribunal jugea en tout cas établi que le journaliste avait eu connaissance du courrier adressé à la garde des Sceaux par ses propres sources et qu’il avait souhaité en avoir confirmation et commentaire par le requérant, avec qui il avait eu un entretien téléphonique. Le requérant ayant été au courant de ce que ses déclarations au journaliste seraient rendues publiques, le tribunal estima qu’il était dès lors coupable du chef de complicité de diffamation publique, sauf à ce que l’offre de preuve de la vérité des faits ou la bonne foi soient retenues. Toutefois, le tribunal écarta les différentes offres de preuve soumises par le requérant, rappelant que pour être retenue, « la preuve que l’on entend rapporter doit être parfaite et complète et corrélative à l’ensemble des imputations retenues comme diffamatoires ». S’agissant de la bonne foi du requérant, il jugea que « la mise en cause professionnelle et morale très virulente des magistrats instructeurs (...) dépasse à l’évidence le droit de libre critique légitimement admissible » et que les profondes divergences entre les avocats de Mme Borrel et les juges d’instruction ne pouvaient justifier une absence totale de prudence dans l’expression.
41. S’agissant de la peine, le tribunal prit expressément en compte la qualité d’avocat du requérant, qui n’avait dès lors pu « méconnaître la portée et la gravité de propos dépourvus de toute prudence », pour « sanctionner une telle faute pénale par une amende d’un montant suffisamment significatif ». Il le condamna dès lors à une amende de 4 000 euros (EUR), ainsi que, solidairement avec les autres prévenus, à verser 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des deux magistrats mis en cause et 3 000 EUR au titre des frais. Il ordonna également l’insertion d’un encart dans le journal Le Monde, à leurs frais partagés. Le requérant, ses coprévenus, les deux juges parties civiles, ainsi que le ministère public interjetèrent appel de ce jugement.
42. Par un arrêt du 28 mai 2003, la cour d’appel de Versailles jugea que les citations délivrées sur la plainte de L.L. étaient nulles, que l’action de ce dernier était prescrite et elle relaxa les trois prévenus à ce titre. Par ailleurs, elle confirma les déclarations de culpabilité des trois prévenus concernant la plainte de la juge M., ainsi que le montant de l’amende infligée au requérant, celui des dommages-intérêts attribués à la juge M., à qui elle accorda par ailleurs 5 000 EUR pour les frais de procédure, outre la condamnation à la publication d’un encart dans le quotidien Le Monde. Le requérant et le juge L.L. formèrent un pourvoi en cassation.
43. Le 12 octobre 2004, la Cour de cassation cassa l’arrêt dans toutes ses dispositions et renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Rouen.
44. Le 25 avril 2005, la cour d’appel de Rouen donna acte aux trois prévenus de leur renonciation à invoquer la nullité des citations délivrées dans le cadre de la plainte du juge L.L. et elle sursit à statuer sur le fond.
45. Le 8 juin 2005, le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les requêtes en examen immédiat de leurs pourvois présentées par les trois prévenus et les parties civiles.
46. Par un arrêt du 16 juillet 2008, après plusieurs renvois et la tenue d’une audience le 30 avril 2008, la cour d’appel de Rouen confirma le rejet de l’exception d’immunité par le tribunal de grande instance de Nanterre, ainsi que les déclarations de culpabilité à l’égard des prévenus, à savoir pour complicité de diffamation publique envers des fonctionnaires publics s’agissant du requérant. Elle condamna ce dernier au paiement d’une amende de 4 000 EUR et confirma sa condamnation solidaire avec ses coprévenus à payer 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des juges et à publier un communiqué dans le quotidien Le Monde. S’agissant des frais, elle condamna les trois prévenus à payer 4 000 EUR au juge L.L. et le requérant seul à payer 1 000 EUR à la juge M.
47. Dans sa motivation, la cour d’appel estima tout d’abord qu’une affirmation selon laquelle un magistrat instructeur a, dans le traitement d’un dossier, un « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté », équivaut à lui reprocher un comportement contraire à l’éthique professionnelle et à son serment de magistrat, ce qui constitue une accusation particulièrement diffamatoire revenant à lui imputer une absence de probité, un manquement délibéré à ses devoirs dans l’exercice de ses fonctions et à remettre en cause sa capacité à les exercer. Elle jugea ensuite que les propos du requérant relatifs au retard de transmission de la cassette vidéo imputaient aux juges une négligence fautive dans le suivi du dossier, jetant un discrédit sur le sérieux professionnel de ces magistrats et sous-entendant qu’ils avaient délibérément gardé par devers eux la cassette après leur dessaisissement, au moins dans un but d’obstruction, dès lors que seule l’intervention des avocats auprès du juge P., suivie de celle de ce magistrat auprès de la juge M. auraient permis d’obtenir cette pièce le 1er août 2000. Pour la cour d’appel, de telles assertions, imputant à ces magistrats un manquement délibéré aux devoirs de leur charge et une absence de probité dans l’accomplissement de leurs fonctions, constituaient l’imputation de faits portant atteinte à l’honneur et à la considération de ces derniers, et ce d’autant plus que le requérant, évoquant la carte manuscrite adressée par le procureur de Djibouti à la juge M., confirmait ce climat de suspicion et le comportement blâmable de ces magistrats en évoquant l’étendue de la « connivence » entre eux. Sur ce point, elle considéra que le terme de « connivence » portait, à lui seul, gravement atteinte à l’honneur et à la considération de la juge M. et du procureur de Djibouti. Selon la cour d’appel, cela ne faisait que conforter le caractère diffamatoire des propos précédents, et ce d’autant plus que l’article ajoutait que les avocats avaient demandé au garde des Sceaux une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires.
48. La cour d’appel jugea dès lors que les propos étaient diffamatoires et que la preuve de la vérité des faits diffamatoires n’était pas rapportée. Elle estima sur ce point que rien n’établissait que le juge L.L. avait été en possession ou même informé de la réception de la cassette vidéo et qu’il fût concerné par le retard de transmission ; que l’arrêt de la chambre d’accusation du 21 juin 2000 dessaisissant les deux juges du dossier exprimait uniquement une désapprobation du refus des juges de procéder à une reconstitution en présence des parties civiles ; qu’il n’était pas établi que la cassette vidéo serait parvenue à la juge M. avant son dessaisissement ou qu’elle aurait été en sa possession lors de la transmission du dossier d’instruction au juge P. ; que rien ne démontrait que la juge M. aurait été animée d’une volonté d’obstruction et qu’elle aurait eu un comportement déloyal au sujet de cette cassette ; que la carte manuscrite adressée à la juge M. par le procureur de Djibouti n’établissait nullement une connivence entre eux, le tutoiement et les embrassades entre des magistrats n’étant pas forcément révélateurs d’une intimité complice, leur éventuelle convergence d’opinion ne prouvant pas une complicité et une connivence des juges français pour fausser la procédure d’instruction, quel qu’ait été le comportement du procureur de Djibouti dans cette affaire ; que la lettre de l’avocat du témoin A. adressée au procureur du Roi en Belgique pour dénoncer les pressions exercées par la juge M. sur son client n’était pas suffisamment probante à elle seule pour démontrer que la juge M. aurait pris parti pour la thèse du suicide et montrer une volonté de faire obstacle à la vérité, et ce même si la juge M. reconnaissait avoir dit aux policiers belges que A. était un faux témoin ; enfin, que les nombreux articles de presse n’avaient pas valeur de preuve du comportement et de l’attitude des magistrats dans le déroulement de la procédure.
49. S’agissant de la bonne foi du requérant, la cour d’appel de renvoi nota qu’il invoquait les devoirs inhérents à sa profession, les résultats obtenus dans le dossier depuis le dessaisissement des juges M. et L.L. dont attestait le communiqué de presse du procureur de la République de Paris du 19 juin 2007, ainsi que, d’une part, l’arrêt de la cour d’appel de Douai également du 19 juin 2007 confirmant l’ordonnance de non-lieu à la suite de la plainte des deux magistrats pour dénonciation calomnieuse et, d’autre part, la condamnation du procureur de Djibouti pour subornation de témoin par le tribunal correctionnel de Versailles le 27 mars 2008.
50. Elle releva qu’à la date des faits poursuivis, le 7 septembre 2000, le requérant avait obtenu le dessaisissement des juges M. et L.L. et que le juge P. était en possession de la cassette vidéo depuis le 1er août 2000. Elle considéra que le requérant avait mis en cause professionnellement et moralement les deux juges de façon très virulente, mettant gravement en cause leur impartialité et leur honnêteté intellectuelle, par des propos dépassant largement le droit de critique et n’ayant plus le moindre intérêt procédural. La cour d’appel estima en outre : que le non-lieu prononcé en faveur du requérant dans la procédure diligentée contre lui à la suite de la plainte des deux juges pour dénonciation calomnieuse n’était nullement incompatible avec sa mauvaise foi ; que le caractère excessif des propos du requérant était révélateur de l’intensité du conflit l’ayant opposé aux deux magistrats, en particulier la juge M., et que ces propos s’analysaient comme un règlement de comptes a posteriori, ce dont témoignait la publication de l’article le 7 septembre 2000 alors que la chambre d’accusation de Paris avait été saisie le 5 septembre du dossier de la Scientologie dans lequel la juge M. était soupçonnée d’être à l’origine d’une disparition de pièces ; que cela traduisait de la part du requérant une animosité personnelle et une volonté de discréditer ces magistrats, en particulier la juge M. avec qui il était en conflit dans plusieurs procédures, ce qui excluait de sa part toute bonne foi.
51. Le requérant, ses deux coprévenus et la juge M. se pourvurent en cassation contre cet arrêt. Dans son mémoire, le requérant souleva un premier moyen de cassation fondé sur l’article 10 de la Convention et l’immunité de l’article 41 de la loi sur la presse, soutenant qu’il vise à garantir les droits de la défense et protège l’avocat au regard de tout propos prononcé ou tout écrit produit dans le cadre de tout type de procédure juridictionnelle, notamment disciplinaire. Dans son second moyen, il soutint, au regard de l’article 10 de la Convention : que les propos incriminés traitaient d’une affaire médiatisée de longue date, portant sur les conditions suspectes dans lesquelles un magistrat français en poste à Djibouti y avait été retrouvé « suicidé » et sur la façon discutable dont avait été dirigée l’instruction, avec un présupposé manifeste en défaveur de la thèse de l’assassinat soutenue par la partie civile ; qu’eu égard à l’importance du sujet d’intérêt général dans lequel ces propos s’inséraient, la cour d’appel ne pouvait lui reprocher d’avoir dépassé les limites ; que la cour d’appel n’avait pas examiné sa bonne foi dans l’expression des propos rapportés dans l’article du Monde, mais par rapport au contenu de la lettre adressée à la garde des Sceaux et sur laquelle elle n’avait pas à porter d’appréciation concernant les faits reprochés aux juges ; que sauf à interdire à tout avocat de s’exprimer sur une enquête en cours, une animosité personnelle ne pouvait être déduite de la seule circonstance qu’il avait eu un différend avec l’un des magistrats dans une autre procédure ; que la bonne foi n’est pas subordonnée à l’actualité ou au fait que le problème avait été « réparé » par le dessaisissement des juges, l’absence de nécessité des propos n’étant pas exclusive de bonne foi ; enfin, que les opinions exprimées sur le fonctionnement d’une institution fondamentale de l’État, comme le déroulement d’une procédure pénale, ne sont pas subordonnées à la prudence et limitées aux critiques théoriques et abstraites, mais peuvent être personnelles lorsqu’elles reposent sur une base factuelle suffisante.
52. Les pourvois devaient initialement être examinés par une formation restreinte de la première section de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ce dont attestent le rapport du conseiller rapporteur daté du 21 juillet 2009, le bureau virtuel du dossier à la Cour de cassation, ainsi que les trois avis à partie délivrés respectivement les 15 septembre, 14 et 27 octobre 2009, les deux derniers de ces documents ayant été envoyés après la date de l’audience. Dès lors, J.M. (paragraphe 27 ci-dessus), devenu conseiller à la Cour de cassation, affecté à la chambre criminelle, et qui n’était ni président de la chambre, ni doyen, ni rapporteur, n’était pas supposé siéger dans cette affaire.
53. Par un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation, dans une formation finalement composée de dix conseillers, parmi lesquels J.M., rejeta les pourvois. S’agissant des moyens soulevés par le requérant, elle jugea que l’exception d’immunité juridictionnelle avait été valablement écartée, le fait de rendre publique la démarche entreprise auprès de la garde des Sceaux ne constituant pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et ne se rattachant pas à un débat mettant en œuvre l’exercice des droits de la défense devant une juridiction. Concernant les différents arguments développés dans le cadre du second moyen soulevé par le requérant, elle estima que la cour d’appel avait justifié sa décision, précisant :
« que si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux procédures en matière pénale ainsi qu’au fonctionnement de la justice, l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et responsabilités et peut être soumis, comme dans le cas d’espèce où les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique de l’action des magistrats ont été dépassées, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation des droits d’autrui ».
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A. Le droit interne applicable en matière de diffamation
54. Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se lisent comme suit :
Article 23
« Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet.
Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative de crime prévue par l’article 2 du code pénal. »
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »
Article 31
« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public (...) »
Article 41
« (...) Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux.
Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts.
Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »
Article 55
« Quand le prévenu voudra être admis à prouver la vérité des faits diffamatoires, conformément aux dispositions de l’article 35 de la présente loi, il devra, dans le délai de dix jours après la signification de la citation, faire signifier au ministère public ou au plaignant au domicile par lui élu, suivant qu’il est assigné à la requête de l’un ou de l’autre :
1o Les faits articulés et qualifiés dans la citation, desquels il entend prouver la vérité ;
2o La copie des pièces ;
3o Les noms, professions et demeures des témoins par lesquels il entend faire la preuve.
Cette signification contiendra élection de domicile près le tribunal correctionnel, le tout à peine d’être déchu du droit de faire la preuve.»
B. Code de procédure pénale
55. Les dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale disposent :
Article 11
« Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète.
Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du code pénal.
Toutefois, afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut, d’office et à la demande de la juridiction d’instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. »
C. Sur l’exercice de la profession d’avocat
56. La Recommandation Rec(2000)21 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat (adoptée le 25 octobre 2000) indique ce qui suit :
« (...) Désirant promouvoir la liberté d’exercice de la profession d’avocat afin de renforcer l’État de droit, auquel participe l’avocat, notamment dans le rôle de défense des libertés individuelles ;
Conscient de la nécessité d’un système judiciaire équitable garantissant l’indépendance des avocats dans l’exercice de leur profession sans restriction injustifiée et sans être l’objet d’influences, d’incitations, de pressions, de menaces ou d’interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit ;
(...)
Principe I – Principes généraux concernant la liberté d’exercice de la profession d’avocat
1. Toutes les mesures nécessaires devraient être prises pour respecter, protéger et promouvoir la liberté d’exercice de la profession d’avocat sans discrimination ni intervention injustifiée des autorités ou du public, notamment à la lumière des dispositions pertinentes de la Convention européenne des droits de l’homme.
(...) »
57. Les « Principes de base relatifs au rôle du barreau » (adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane, Cuba, du 27 août au 7 septembre 1990) prévoient notamment que :
« 16. Les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats a) puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entraves, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ; b) puissent voyager et consulter leurs clients librement, dans le pays comme à l’étranger ; et c) ne fassent pas l’objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie.
(...)
22. Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. »
58. Le Conseil des barreaux européens (CCBE) a adopté deux textes fondateurs : le Code de déontologie des avocats européens, qui remonte au 28 octobre 1988 et qui a été modifié à plusieurs reprises, ainsi que la Charte des principes essentiels de l’avocat européen, adoptée le 24 novembre 2006. Cette dernière, qui n’est pas un code de déontologie, énonce dix principes essentiels qui sont l’expression de la base commune à toutes les règles nationales et internationales qui régissent la profession d’avocat, à savoir :
« a) l’indépendance et la liberté d’assurer la défense de son client ;
b) le respect du secret professionnel et de la confidentialité des affaires dont il a la charge ;
c) la prévention des conflits d’intérêts que ce soit entre plusieurs clients ou entre le client et lui-même ;
d) la dignité, l’honneur et la probité ;
e) la loyauté à l’égard de son client ;
f) la délicatesse en matière d’honoraires ;
g) la compétence professionnelle ;
h) le respect de la confraternité ;
i) le respect de l’État de droit et la contribution à une bonne administration de la justice ;
j) l’autorégulation de sa profession. »
59. Il existe enfin un guide pratique relatif aux principes internationaux sur l’indépendance et la responsabilité des juges, des avocats et des procureurs, élaboré et édité par la Commission internationale des juristes (à partir de 2004, avec une dernière version du 22 juillet 2009), qui contient de nombreux documents internationaux.
D. Sur les relations entre les juges et les avocats
60. Les passages pertinents de l’avis no (2013)16 du Conseil consultatif de juges européens (CCJE) sur les relations entre les juges et les avocats, adopté les 13-15 novembre 2013, se lisent comme suit :
« 6. Dans le cadre de sa mission et de ses obligations professionnelles qui sont de défendre les droits et les intérêts de son client, l’avocat doit aussi jouer un rôle essentiel dans l’administration de la justice. Dans le commentaire de la Charte des principes essentiels de l’avocat européen du CCBE [Conseil des barreaux européens], le rôle de l’avocat est défini au no 6 comme suit : « un avocat, qu’il intervienne pour un citoyen, une entreprise ou l’État, a pour mission de conseiller et de représenter fidèlement le client, d’agir comme un professionnel respecté par les tiers, et un acteur indispensable à une bonne administration de la justice. En intégrant tous ces aspects, l’avocat, qui sert les intérêts de son client et veille au respect des droits de ce dernier, assure également une fonction sociale, qui est de prévenir et d’éviter les conflits, de veiller à les résoudre conformément au droit, pour favoriser l’évolution du droit et défendre la liberté, la justice et l’État de droit ». Comme l’indique le paragraphe 1.1 du Code de déontologie des avocats européens du CCBE, le respect de la mission de l’avocat est une condition essentielle à l’État de droit et à une société démocratique. Les Principes de base des Nations unies relatifs au rôle du barreau précisent que la protection adéquate des libertés fondamentales et des droits de l’homme, qu’ils soient économiques, sociaux ou culturels ou civils et politiques, dont toute personne doit pouvoir jouir, exigent que chacun ait effectivement accès à des services juridiques fournis par des avocats indépendants. Le Principe 12 rappelle que les avocats, en tant qu’agents essentiels de l’administration de la justice, préservent à tout moment l’honneur et la dignité de leur profession.
7. Le juge et l’avocat doivent être indépendants dans l’exercice de leurs fonctions et doivent aussi être et apparaître indépendants l’un par rapport à l’autre. Cette indépendance est affirmée par le statut et les principes éthiques de chacune des professions. Le CCJE estime que cette indépendance est essentielle au bon fonctionnement de la justice.
Le CCJE se réfère à la Recommandation CM/Rec (2010)12, paragraphe 7, qui déclare que l’indépendance des juges devrait être garantie au niveau juridique le plus élevé possible. L’indépendance des avocats devrait être garantie de la même manière.
(...)
9. Deux domaines de relations entre juges et avocats peuvent être distingués :
– d’une part, les relations entre les juges et les avocats qui résultent des principes et des règles de procédure dans chaque État et qui ont une incidence directe sur l’efficacité et la qualité des procédures judiciaires. Dans son avis no 11 (2008) sur la qualité des décisions de justice, le CCJE a déjà précisé dans ses conclusions et recommandations que le niveau de qualité des décisions de justice résulte clairement des interactions entre les nombreux acteurs du système judiciaire ;
– d’autre part, les relations qui résultent des comportements déontologiques des juges et des avocats, et qui imposent un respect mutuel des rôles de chacun et un dialogue constructif entre les juges et les avocats.
(...)
19. Les juges et les avocats disposent chacun de leurs propres principes déontologiques. Cependant, plusieurs principes éthiques sont communs aux juges et avocats, tels que le respect de la loi, le secret professionnel, l’intégrité et la dignité, le respect pour les justiciables, la compétence, l’équité et le respect mutuel.
20. Les principes éthiques des juges et des avocats devraient aussi concerner les relations entre les deux professions.
(...)
Concernant les avocats, les paragraphes 4.1, 4.2, 4.3 et 4.4 du Code de déontologie des avocats européens du CCBE expriment les principes suivants : l’avocat qui comparaît devant la cour ou le tribunal doit observer les règles déontologiques applicables. L’avocat doit en toutes circonstances observer le caractère contradictoire des débats. L’avocat défend son client avec conscience et sans crainte, sans tenir compte de ses propres intérêts, ni de quelque conséquence que ce soit pour lui-même ou toute autre personne, tout en faisant preuve de respect et de loyauté envers l’office du juge. À aucun moment, l’avocat ne doit donner sciemment au juge une information fausse ou de nature à l’induire en erreur.
21. Le CCJE considère que les relations entre les juges et les avocats doivent être fondées sur la compréhension mutuelle du rôle de chacun, sur le respect mutuel et l’indépendance de l’un vis-à-vis de l’autre.
Pour cela, le CCJE est d’avis qu’il faut développer le dialogue et les échanges entre juges et avocats à un niveau institutionnel national et européen sur la question des relations mutuelles. Tant les principes éthiques des juges que ceux des avocats devraient être pris en compte. À cet égard, le CCJE encourage l’identification des principes éthiques communs, tels que le devoir d’indépendance, le devoir de maintenir la primauté du droit à tout moment, la coopération pour une conduite équitable et rapide des procédures et la formation professionnelle permanente. Les associations professionnelles et les organes indépendants chargés de l’administration des professions de juge et d’avocat devraient être responsables de ce processus.
(...)
24. Les relations entre les juges et les avocats devraient toujours préserver l’impartialité et l’image d’impartialité du tribunal. Les juges et les avocats devraient en être pleinement conscients. Des règles procédurales et déontologiques adéquates devraient préserver cette impartialité.
25. Les juges et les avocats disposent tous deux de la liberté d’expression conformément à l’article 10 de la Convention.
Les juges sont cependant tenus de sauvegarder le secret des délibérations et leur impartialité, ce qui implique, notamment, qu’ils doivent s’abstenir de faire des commentaires sur les procédures et sur le travail des avocats.
La liberté d’expression des avocats connaît également ses limites afin de maintenir, conformément à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention, l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Le respect de la confraternité et le respect de l’État de droit ainsi que la contribution à une bonne administration de la justice – les principes h) et i) de la Charte des principes essentiels de l’avocat européen du CCBE – requièrent l’abstention de critiques abusives envers des collègues, des juges individuels et des procédures et décisions judiciaires.
(…) »
E. Sur la dépénalisation de la diffamation
61. La Recommandation 1814 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la dépénalisation de la diffamation indique notamment :
« 1. L’Assemblée parlementaire, se référant à sa Résolution 1577 (2007) intitulée « Vers une dépénalisation de la diffamation », invite le Comité des Ministres à exhorter tous les États membres à examiner leur législation en vigueur relative à la diffamation et à procéder, si nécessaire, à des amendements afin de la mettre en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en vue d’éliminer tout risque d’abus ou de poursuites injustifiées.
2. L’Assemblée prie instamment le Comité des Ministres de charger son comité intergouvernemental compétent, le Comité directeur sur les médias et les nouveaux services de communication (CDMC), d’élaborer, à la suite de ses importants travaux sur la question et à la lumière de la jurisprudence de la Cour, un projet de recommandation à l’attention des États membres définissant des règles précises en matière de diffamation en vue d’éradiquer l’usage abusif des poursuites pénales.
(...) »
62. La réponse du Comité des Ministres, adoptée à la 1029e réunion des Délégués des Ministres (11 juin 2008), est rédigée comme suit :
« 1. Le Comité des Ministres a examiné avec attention la Recommandation 1814 (2007) de l’Assemblée parlementaire intitulée « Vers une dépénalisation de la diffamation ». Il a communiqué la recommandation aux gouvernements des États membres, ainsi qu’au Comité directeur sur les médias et les nouveaux services de communication (CDMC), au Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC), au Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH) et au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe pour information et commentaires éventuels. Les commentaires reçus figurent en annexe.
2. Par décision du 24 novembre 2004, le Comité des Ministres a, entre autres, chargé le Comité directeur sur les moyens de communication de masse (CDMM), qui est ensuite devenu le Comité directeur sur les médias et les nouveaux services de communication (CDMC), d’examiner « l’adaptation des lois relatives à la diffamation avec la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris la question de la dépénalisation de la diffamation ». Il a pris note de la réponse reçue en septembre 2006 et du fait que le CDMC juge souhaitable que les États membres adoptent une démarche volontariste sur la question de la diffamation, en examinant leur législation interne, même en l’absence d’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme les concernant directement, à la lumière des normes élaborées par la Cour et, s’il y a lieu, en mettant leur droit pénal, administratif et civil en conformité avec ces normes. Dans le document susmentionné, le CDMC estime que des mesures devraient également être prises pour rendre la mise en œuvre pratique des lois sur la diffamation pleinement conforme à ces normes.
3. Le Comité des Ministres partage cette opinion, ainsi que l’appel de l’Assemblée parlementaire aux États membres à prendre de telles mesures, en vue d’éliminer tout risque d’abus ou de poursuites injustifiées.
4. Ayant à l’esprit le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme dans le développement de principes généraux sur la diffamation au moyen de sa jurisprudence et sa compétence pour statuer sur les allégations de violations de l’article 10 dans des affaires spécifiques, le Comité des Ministres ne juge pas souhaitable, pour le moment, d’élaborer des règles détaillées concernant la diffamation à l’intention des États membres.
5. Enfin, le Comité des Ministres estime qu’il n’est pas nécessaire à ce jour de réviser sa Recommandation no R (97) 20 sur le discours de haine ni d’élaborer des lignes directrices sur cette question. En revanche, les États membres pourraient s’employer davantage à améliorer la visibilité de la recommandation et l’utilisation qui en est faite. »
F. L’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) du 4 juin 2008 dans l’affaire Djibouti c. France
63. Dans son arrêt du 4 juin 2008 sur l’« affaire relative à certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France) », la CIJ relève qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les faits et l’établissement des responsabilités dans l’affaire Borrel, et en particulier sur les circonstances du décès de Bernard Borrel, mais que ladite affaire est à l’origine du différend entre ces deux États, du fait de l’ouverture de plusieurs procédures judiciaires, en France et à Djibouti, et de la mise en œuvre de mécanismes conventionnels bilatéraux d’entraide judiciaire entre les parties. La CIJ constate en particulier que si l’objet de la requête de Djibouti vise uniquement la transmission par la France du dossier de l’affaire Borrel, la requête, prise dans son ensemble, a un objet plus large qui inclut la convocation adressée au président de Djibouti et celles adressées à deux hauts fonctionnaires djiboutiens, ainsi que des mandats d’arrêt délivrés à l’encontre de ces deux derniers ultérieurement.
64. La CIJ constate notamment que les motifs de la décision du juge d’instruction français de ne pas faire droit à la demande d’entraide judiciaire étaient justifiés par le fait que la transmission du dossier d’instruction dans l’affaire Borrel était « contraire aux intérêts essentiels de la France », dans la mesure où celui-ci contenait des documents « secret-défense » qui avaient été déclassifiés, ainsi que des informations et des témoignages sur une autre affaire en cours. Elle estime que ces motifs entrent dans les prévisions de l’article 2 c) de la convention d’entraide, lequel autorise l’État requis à refuser d’exécuter une commission rogatoire s’il estime que cette exécution est de nature à porter atteinte à la souveraineté, la sécurité, l’ordre public, ou d’autres de ses intérêts essentiels. La CIJ décide également de ne pas ordonner la communication du dossier Borrel expurgé de certaines pages, comme Djibouti l’avait demandé à titre subsidiaire. Elle juge cependant que la France a manqué à son obligation de motivation dans sa lettre de refus de donner suite à la demande d’entraide, tout en écartant les autres demandes de Djibouti relatives aux convocations adressées au président et aux deux hauts fonctionnaires de Djibouti.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
65. Le requérant estime que, devant la Cour de cassation, sa cause n’a pas été examinée équitablement par un tribunal impartial, compte tenu de la présence dans la formation de jugement d’un conseiller qui s’était préalablement et publiquement exprimé en faveur de l’une des parties civiles, la juge M. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. L’arrêt de la chambre
66. Après avoir relevé que le requérant n’avait pas été mis en mesure de présenter une demande de récusation, dès lors qu’il n’avait pas été informé avant l’audience du changement de la formation appelée à examiner son pourvoi et que la procédure était essentiellement écrite, la chambre a examiné le grief sous l’angle de l’impartialité objective. Elle a constaté que le juge J.M., l’un des conseillers ayant siégé dans la formation de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui s’est prononcée sur le pourvoi de la juge M. et du requérant dans l’affaire les opposant, avait neuf ans auparavant manifesté publiquement son soutien et sa confiance à la juge M. à propos d’une autre affaire, dans laquelle celle-ci était juge d’instruction et le requérant conseil de parties civiles. Au vu des faits, il était clair que le requérant et la juge M. étaient en opposition tant dans le dossier pour lequel cette dernière a reçu le soutien du juge J.M. que dans celui où le juge J.M. a siégé en qualité de conseiller à la Cour de cassation, ce dernier ayant en outre exprimé son soutien dans un cadre officiel et assez général, l’assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris. La chambre a conclu à la violation de l’article 6 § 1, considérant que l’impartialité de la Cour de cassation pouvait susciter des doutes sérieux et que les craintes du requérant à cet égard pouvaient passer pour objectivement justifiées.
B. Les thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Le requérant
67. Le requérant reconnaît qu’il n’est pas établi que le conseiller J.M. ait fait montre de préventions personnelles envers lui, mais il soutient qu’indépendamment de sa conduite personnelle, sa présence au sein de la formation de jugement créait une situation qui rendait ses craintes objectivement justifiées et légitimes. Selon lui, le fait que J.M. ait siégé au sein de la formation de la chambre criminelle de la Cour de cassation suffit à caractériser une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Le juge J.M. avait en effet, par le passé, apporté son soutien à la juge M., alors chargée de l’instruction dans l’affaire dite de la Scientologie, en réaction à des mises en cause professionnelles la visant et qui émanaient à la fois des parties civiles, notamment représentées par le requérant, et du ministère public. Le requérant souligne que la juge M. avait finalement été dessaisie à sa demande et qu’il avait obtenu la condamnation de l’État français pour dysfonctionnement du service public de la justice le 5 janvier 2000.
68. Il estime qu’il n’avait aucun moyen de récuser le conseiller J.M., dès lors qu’il ne savait pas et ne pouvait raisonnablement savoir que celui-ci allait siéger dans le cadre de son affaire : le rapport du conseiller rapporteur, le bureau virtuel de son dossier et les avis à avocat donnaient tous la même information, à savoir que la chambre criminelle devait siéger en formation restreinte. Cette dernière était composée du président de la chambre, du doyen et du conseiller rapporteur : le juge J.M. n’ayant aucune de ces qualités, sa participation était exclue.
69. Sur le fond, le requérant ne prétend pas que le juge J.M. aurait témoigné de préventions personnelles à son égard et il ne met pas en cause son droit à la liberté d’expression. Il se plaint de sa seule présence au sein de la formation de jugement, qui rendait selon lui objectivement justifiées et légitimes ses craintes d’un manque d’impartialité. Compte tenu de la prise de position du juge J.M. en faveur de la juge M. à propos d’une autre affaire ayant eu une ampleur médiatique comparable et impliquant les mêmes protagonistes, un doute sérieux quant à l’impartialité de la chambre criminelle existait et ses craintes à cet égard pouvaient passer pour objectivement justifiées.
2. Le Gouvernement
70. Le Gouvernement constate que l’impartialité subjective du conseiller J.M. n’est pas en cause et qu’il convient dès lors de déterminer si les circonstances permettent de retenir l’existence de doutes sérieux sur l’impartialité objective de la Cour de cassation. Revenant sur la portée des déclarations faites en juillet 2000 par le juge J.M., alors en poste au tribunal de grande instance de Paris, il souligne que la déclaration, faite des années avant l’audience de la chambre criminelle, concernait une autre affaire que la présente espèce et que les termes utilisés traduisaient une position personnelle qui ne concernait que les conditions d’information de l’engagement de poursuites disciplinaires à l’encontre d’une collègue du tribunal. Le Gouvernement en déduit que ces propos, à la fois limités dans leur portée et très anciens, sont insuffisants pour considérer que le défaut d’impartialité objective du juge J.M. soit démontré dans sa qualité de juge à la Cour de cassation.
71. Le Gouvernement indique en outre que le pourvoi en cassation est une voie de recours extraordinaire et que le contrôle de la Cour de cassation est limité au respect du droit. Par ailleurs, la composition de la chambre criminelle était élargie, avec dix juges qui se sont prononcés.
72. Le gouvernement défendeur estime par conséquent que l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé.
C. L’appréciation de la Cour
1. Principes généraux
73. La Cour rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans le cas d’espèce, ainsi que selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009).
74. Pour ce qui est de la démarche subjective, le principe selon lequel un tribunal doit être présumé exempt de préjugé ou de partialité est depuis longtemps établi dans la jurisprudence de la Cour (Kyprianou, précité, § 119, et Micallef, précité, § 94). L’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 47, série A no 154). Quant au type de preuve exigé, la Cour s’est par exemple efforcée de vérifier si un juge avait fait montre d’hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 25, série A no 86).
75. Dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives à l’impartialité, la Cour a eu recours à la démarche objective (Micallef, précité, § 95). La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante supplémentaire (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1996-III).
76. Pour ce qui est de l’appréciation objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Micallef, précité, § 96).
77. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Micallef, précité, § 97). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar, précité, § 38).
78. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber, précité, § 26). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII, et Micallef, précité, § 98).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
79. En l’espèce, la crainte d’un manque d’impartialité tenait au fait que le conseiller J.M., qui siégeait dans la formation de la Cour de cassation ayant adopté l’arrêt du 10 décembre 2009, s’était exprimé en faveur de la juge M. neuf ans auparavant, dans le cadre des poursuites disciplinaires exercées à l’encontre de celle-ci en raison de son comportement dans l’affaire de la Scientologie. S’exprimant en sa qualité de magistrat et de collègue au sein du même tribunal, dans le cadre de l’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, réunie le 4 juillet 2000, dont il avait ensuite voté la motion de soutien à la juge M., il avait alors déclaré : « Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Madame [M.]. Il n’est pas interdit de dire que Madame [M.] a notre confiance et notre soutien. » (paragraphes 27-28 ci‑dessus)
80. La Grande Chambre constate d’emblée que le requérant reconnaît dans ses observations qu’il n’est pas établi que le conseiller J.M. ait fait montre de préventions personnelles envers lui : il soutient juste qu’indépendamment de sa conduite personnelle, la présence de J.M. au sein de la formation de jugement créait une situation qui rendait ses craintes objectivement justifiées et légitimes (paragraphe 67 ci-dessus).
81. Aux yeux de la Cour, il faut dès lors examiner l’affaire sous l’angle du critère d’impartialité objective, et plus particulièrement trancher la question de savoir si les doutes du requérant, suscités par la situation d’espèce, peuvent être considérés comme objectivement justifiés dans les circonstances de la cause.
82. À ce titre, la Cour estime tout d’abord que les termes employés par le juge J.M. en faveur d’une collègue magistrat, la juge M., laquelle était précisément à l’origine des poursuites diligentées contre le requérant dans la procédure en cause, pouvaient susciter chez le prévenu des doutes quant à l’impartialité du « tribunal » ayant jugé sa cause.
83. Certes, dans ses observations, le Gouvernement soutient notamment que les propos de J.M. seraient insuffisants pour caractériser un défaut d’impartialité objective de sa part, compte tenu de l’ancienneté des faits et de ce que les termes utilisés traduisaient une position personnelle qui ne concernait que les conditions dans lesquelles l’information relative à l’engagement de poursuites disciplinaires à l’encontre d’une collègue du tribunal a été diffusée.
84. La Cour considère cependant qu’il ne saurait être fait abstraction du contexte très particulier de l’affaire. En effet, elle rappelle tout d’abord que cette dernière concernait un avocat et une juge intervenant en cette qualité dans le cadre de deux informations relatives à des affaires particulièrement médiatiques, à savoir, d’une part, l’affaire Borrel à l’origine des propos litigieux du requérant et, d’autre part, l’affaire de la Scientologie relative aux propos de J.M. Elle relève ensuite, avec la chambre, que la juge M. instruisait déjà l’affaire Borrel, dont les répercussions médiatiques et politiques étaient importantes, lorsque J.M. lui a publiquement apporté son soutien dans le cadre de l’affaire de la Scientologie (voir également paragraphe 29 ci-dessus). Comme la chambre l’a souligné, J.M. s’était alors exprimé dans un cadre officiel, l’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris.
85. La Cour observe ensuite que le requérant, avocat dans ces deux affaires de parties civiles qui contestaient le travail de la juge M., a été condamné à la suite de la plainte de cette dernière : partant, le conflit professionnel prenait l’apparence d’un conflit personnel, dès lors que la juge M. avait saisi les juridictions internes d’une demande de réparation d’un préjudice né d’une infraction dont elle accusait le requérant d’être l’auteur.
86. La Cour souligne en outre, sur ce point, que l’arrêt de la cour d’appel de renvoi établit lui-même expressément un lien entre les propos du requérant dans la procédure en cause et le dossier de la Scientologie, pour en déduire un « règlement de comptes a posteriori » et une animosité personnelle du requérant à l’égard de la juge M. « avec qui il était en conflit dans plusieurs procédures » (paragraphe 50 ci-dessus).
87. Or c’est précisément cet arrêt de la cour d’appel qui a fait l’objet d’un pourvoi du requérant et qui était soumis à l’examen de la formation de la chambre criminelle de la Cour de cassation dans laquelle a siégé le conseiller J.M. La Cour ne partage pas l’argument du Gouvernement selon lequel cette situation ne soulèverait pas de difficulté, dès lors que le pourvoi en cassation est une voie de recours extraordinaire et que le contrôle de la Cour de cassation est uniquement limité au respect du droit.
88. En effet, la Cour insiste dans sa jurisprudence sur le rôle crucial de l’instance en cassation, qui constitue une phase particulière de la procédure pénale dont l’importance peut se révéler capitale pour l’accusé, comme en l’espèce puisqu’en cas de cassation l’affaire aurait pu faire l’objet d’un nouvel examen en fait et en droit par une autre cour d’appel. Comme elle l’a jugé à maintes reprises, l’article 6 § 1 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation, mais un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (voir, notamment, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11, Omar c. France, 29 juillet 1998, § 41, Recueil 1998-V, Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 44, Recueil 1998-V, et Louis c. France, no 44301/02, § 27, 14 novembre 2006), ce qui concerne indéniablement l’exigence d’impartialité de la juridiction.
89. Enfin, la Cour estime que l’argument du Gouvernement selon lequel J.M. siégeait au sein d’une composition élargie à dix juges n’est pas déterminant au regard de la question de l’impartialité objective sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. Compte tenu du secret des délibérations, il est impossible de connaître l’influence réelle de J.M. au cours de celles-ci. Ainsi, dans le contexte qui vient d’être rappelé (paragraphes 84-86 ci‑dessus), l’impartialité de la juridiction de jugement pouvait susciter des doutes sérieux.
90. De plus, le requérant n’avait pas été informé du fait que le conseiller J.M. siégeait et il n’avait aucune raison de penser qu’il le ferait. La Cour note en effet qu’il lui avait au contraire été indiqué que l’affaire serait examinée par une formation restreinte de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ce que confirment le rapport du conseiller rapporteur, le bureau virtuel du dossier à la Cour de cassation et les trois avis à partie, dont ceux délivrés après la date de l’audience (paragraphe 52 ci-dessus). Le requérant n’a donc pas pu contester la présence de J.M. ni soulever la question de l’impartialité à ce titre.
91. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce les craintes du requérant pouvaient passer pour objectivement justifiées.
92. La Cour en conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
93. Le requérant allègue que sa condamnation pénale a entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, lequel se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. L’arrêt de la chambre
94. La chambre a conclu à la non-violation de l’article 10 de la Convention. Elle a estimé que le requérant ne s’était pas limité à des déclarations factuelles concernant la procédure en cours, puisqu’il les avait assorties de jugements de valeur mettant en cause l’impartialité et la loyauté d’une juge.
95. La chambre, après avoir noté que la juge d’instruction en cause n’était plus chargée de la procédure, a estimé, d’une part, que le requérant aurait dû attendre le résultat de sa demande adressée la veille à la garde des Sceaux pour obtenir une enquête de l’Inspection générale des services judiciaires sur les nombreux dysfonctionnements de l’instruction allégués et, d’autre part, qu’il avait déjà exercé avec succès un recours juridique pour tenter de remédier à d’éventuels dysfonctionnements de la justice, la juge visée par ses propos ayant été dessaisie de l’affaire. Compte tenu de ces éléments et de l’emploi de termes qu’elle a estimés particulièrement virulents, la chambre a considéré que le requérant avait dépassé les limites que les avocats doivent respecter dans la critique publique de la justice. Elle a ensuite ajouté que sa conclusion était renforcée par la gravité des accusations lancées dans l’article, la chronologie des événements pouvant par ailleurs laisser penser que les propos du requérant étaient dictés par une animosité personnelle envers la juge. Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la chambre a jugé qu’une amende de 4 000 EUR ainsi que la condamnation solidaire à payer 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des juges ne paraissaient pas démesurées.
B. Les thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Le requérant
96. Le requérant considère que la jurisprudence de la Cour garantit à la liberté d’expression des avocats, qui jouent un rôle central dans l’administration de la justice et le maintien de l’État de droit, une intense protection, une restriction ne pouvant qu’être exceptionnelle. Une telle protection s’explique pour deux motifs : d’une part, aucune circonstance particulière ne justifie d’accorder une large marge d’appréciation aux États, les textes européens et internationaux protégeant au contraire les avocats dans l’exercice de leur activité de défense ; d’autre part, leur liberté d’expression renvoie également au droit de leurs clients de bénéficier d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention. Il considère en outre que le droit des avocats à intervenir dans la presse, dans l’optique de la défense de leurs clients, est admis explicitement et que la tolérance européenne à l’égard des critiques d’avocats visant des magistrats est en principe conséquente, même lorsqu’elles sont proférées dans l’espace publique et médiatique. Il estime cependant que l’arrêt de la chambre témoigne des graves incertitudes et variations jurisprudentielles qui affectent l’exercice de cette liberté, tout particulièrement hors de l’enceinte du prétoire. Le requérant estime que son affaire permettra à la Grande Chambre de clarifier l’interprétation de la Convention sur ce point et de consacrer la protection de la parole de l’avocat.
97. Il propose à cet égard de retenir une conception formelle de la liberté d’expression des avocats, indexée sur la défense et l’intérêt de leurs clients, pour offrir dans ce cadre une protection privilégiée au nom de l’article 10 de la Convention. Une telle conception permettrait en outre de dissiper une ambiguïté concernant le statut des avocats : ces derniers participent au bon fonctionnement de la justice, mais ils n’ont pas à adopter une posture conciliante envers le système judiciaire et les magistrats, leur mission première étant de défendre leurs clients. Témoin clé de la procédure, l’avocat devrait bénéficier d’une protection fonctionnelle qui ne se limite pas au prétoire et qui doit être la plus large possible, afin de contribuer efficacement à la défense de son client et à l’information du public. Une telle conception fonctionnelle permettrait également de sanctionner efficacement les éventuels excès et dérapages d’avocats en violation des règles déontologiques et de préserver l’indispensable protection des magistrats contre les attaques indues. Tout détournement de la finalité première de la protection renforcée de la liberté d’expression de l’avocat, à savoir la protection des droits de la défense, pourrait ainsi être sanctionné.
98. En ce cas, le requérant constate que sa condamnation s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Il ne conteste pas le fait qu’elle était prévue par la loi, en l’espèce les articles 23, 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881.
99. S’il ne nie pas davantage qu’elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, il souhaite nuancer considérablement l’idée selon laquelle les poursuites engagées contre lui auraient été de nature à « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » : ses propos litigieux aspiraient au contraire à renforcer cette autorité et non à la saper. Le requérant estime en outre que la chambre a mis sur le même plan, à tort, d’une part la liberté d’expression des avocats et le droit du public d’être informé des questions d’intérêt général et, d’autre part, la dignité de la profession d’avocat et la bonne réputation des magistrats : les premiers sont en effet des droits garantis par l’article 10 de la Convention, tandis que les seconds ne sont que des intérêts susceptibles de justifier une restriction qui doit être exceptionnelle.
100. Quant à l’ingérence et sa nécessité dans une société démocratique, le requérant considère qu’elle ne correspondait à aucun besoin social impérieux et qu’elle n’était pas proportionnée aux buts poursuivis.
101. L’absence de besoin social impérieux ressort tout d’abord du contexte dans lequel les propos ont été tenus, puisqu’il s’agissait d’une affaire particulièrement médiatique, ce que la Cour avait déjà relevé dans son arrêt July et SARL Libération c. France (no 20893/03, CEDH 2008) et ce que la chambre confirme au paragraphe 76 de son arrêt. L’affaire touchait en outre à une question d’intérêt général justifiant une forte protection de la liberté d’expression, compte tenu de la qualité de la victime, du lieu et des circonstances de son décès, des intérêts diplomatiques en jeu et des soupçons d’implication en tant que commanditaire de l’actuel président de la République de Djibouti. L’affaire a d’ailleurs donné lieu à un communiqué de presse du procureur de la République de Paris, le 19 juin 2007, pour indiquer que la thèse du suicide était écartée au profit de la piste criminelle : or cette déclaration a été faite à la demande du juge d’instruction sur le fondement de l’article 11 alinéa 3 du code de procédure pénale (qui permet de rendre publics des éléments du dossier pour éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble de l’ordre public). L’affaire est suffisamment sensible pour être actuellement instruite par trois juges d’instruction.
102. Le requérant estime que les propos relatifs au dysfonctionnement de la justice, au service de la mission de défense du client, justifiaient des garanties plus intenses encore. Il estime n’avoir pas dépassé les limites de la critique admissible : ses propos visaient uniquement le comportement professionnel des juges M. et L.L., si crucial pour les parties civiles ; ses propos se fondaient sur une base factuelle suffisante, à savoir, d’une part, sur le fait que la cassette litigieuse n’avait pas été transmise au nouveau juge d’instruction avec le reste du dossier et, d’autre part, sur la carte manuscrite rédigée par le procureur de Djibouti à la juge M., ces deux éléments factuels étant avérés ; au demeurant, les poursuites des juges M. et L.L. à l’encontre du requérant et de son confrère Me de Caunes pour dénonciation calomnieuse, à la suite de leur demande adressée à la garde des Sceaux, a fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu, confirmée en appel.
103. Quant au reproche selon lequel il aurait fait preuve d’une animosité personnelle, le requérant réfute cette accusation, rappelant que seuls comptent la teneur et l’objet des propos litigieux, et non des intentions que l’on voudrait lui attribuer et qui n’étaient pas les siennes. Le requérant ajoute qu’il n’était pas à l’origine de la mention de la procédure disciplinaire en cours contre la juge M. et il relève qu’en tout état de cause le juge L.L. a également déposé une plainte sans que personne ne songe à caractériser une animosité personnelle à son égard. Le requérant conteste en outre qu’une insulte, injure ou invective puisse être décelée dans ses propos relatés par l’article du journal Le Monde. Enfin, il indique s’être borné à défendre publiquement les thèses de sa cliente, en gardant à l’esprit ses intérêts et sans dépasser le cadre de sa mission de défense. Il estime à cet égard que cela ne pouvait aucunement influencer les autorités ministérielles et juridictionnelles et il conteste par ailleurs qu’une action juridique d’un avocat pour son client soit exclusive d’une expression par voie de presse pour une affaire suscitant l’intérêt du public ; il estime au contraire qu’un avocat a le droit de définir librement sa stratégie de défense au service du client.
104. Enfin, le requérant estime la sanction infligée particulièrement disproportionnée. Sur le plan pénal, il a été condamné à une amende de 4 000 EUR, supérieure à celles qui ont été infligées à l’auteur de l’article et au directeur du Monde (respectivement 3 000 et 1 500 EUR). Sur le plan civil, outre les sommes relatives aux frais exposés par les juges M. et L.L., il a été condamné à payer solidairement avec ses coprévenus 7 500 EUR à chacun de ces deux juges au titre des dommages-intérêts. Enfin, la publication d’un communiqué dans le journal Le Monde avec une astreinte de 500 EUR par jour de retard a été ordonnée. Il estime que de telles sanctions sont injustifiées et disproportionnées. Elles ne peuvent manquer de susciter un important et regrettable effet dissuasif envers l’ensemble des avocats.
2. Le Gouvernement
105. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Il estime toutefois que cette ingérence était prévue par la loi, puisqu’elle trouvait sa base légale dans les articles 23, 29 et suivants de la loi du 29 juillet 1881, et qu’elle poursuivait un but légitime. Sur ce dernier point, il considère qu’elle tendait à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, ainsi que la protection de la réputation ou des droits d’autrui, les propos visant des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions et portant aussi atteinte à la confiance des citoyens dans la magistrature.
106. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement estime que la qualité d’auxiliaire de justice des avocats les différencie fondamentalement des journalistes. Ils ont un rôle central d’intermédiaires entre les justiciables et l’institution judiciaire ; ils contribuent à ce que la justice soit rendue de manière efficace et sereine. L’objectif légitime d’informer l’opinion sur des sujets d’intérêt général, parmi lesquels les questions relatives au fonctionnement de la justice, doit donc être concilié avec les impératifs résultant, d’une part, d’une bonne administration de la justice et, d’autre part, de la dignité de la profession d’avocat et, enfin, de la bonne réputation des magistrats.
107. Le Gouvernement identifie des situations différentes dans la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression : la participation de l’avocat à un débat d’intérêt général indépendamment de toute procédure en cours, avec une liberté d’expression particulièrement étendue ; l’expression de l’avocat dans son rôle de défenseur de son client, avec une large liberté d’expression au cours d’une audience au sein du prétoire. Cette liberté d’expression dans la défense d’un client à l’occasion d’une procédure en cours connaît toutefois certaines limites afin de préserver l’autorité judiciaire, comme lorsque l’avocat tient des propos critiques avant même d’avoir recouru aux voies légales à sa disposition pour remédier aux dysfonctionnements rencontrés. Le Gouvernement estime que les avocats, auxiliaires de justice, ont ainsi l’obligation de recourir aux voies judiciaires pour obtenir la correction d’erreurs alléguées ; au contraire, la dénonciation violente dans la presse, alors qu’il existe des moyens juridiques d’y remédier, n’est pas justifiée par les impératifs d’une défense efficace du client de l’avocat et contribue à jeter le doute sur la probité du système judiciaire.
108. En l’espèce, le Gouvernement considère que le requérant disposait de multiples voies judiciaires, dont il a effectivement fait usage, pour assurer l’efficience de cette défense. Son intervention dans les médias ne pouvait donc avoir pour but que d’informer l’opinion publique sur un sujet d’intérêt général mais, s’agissant d’une affaire en cours, son intervention devait être faite avec mesure.
109. Dans le cadre de l’examen des propos litigieux, il renvoie à la marge d’appréciation reconnue aux États en la matière. L’article litigieux concernait une affaire particulièrement sensible qui a connu dès ses débuts un retentissement médiatique très important. À ses yeux, il ressort de la lecture de l’article du journal Le Monde que les propos litigieux visaient, de manière non équivoque, les deux magistrats en des termes attentatoires à leur honneur, le requérant ne s’étant pas borné à une critique générale des institutions mais s’étant exprimé de façon partiale et sans la moindre prudence. Il estime qu’il ne s’agissait pas de déclarations factuelles se rapportant au fonctionnement de la justice, mais de jugements de valeur mettant gravement en cause la probité des juges d’instruction. Le Gouvernement indique que les juridictions internes ont fait une analyse minutieuse de chacun des propos reprochés, pour estimer qu’ils dépassaient les limites de la critique admissible. Il estime en outre que les pièces produites par le requérant étaient dépourvues de valeur probante.
110. Concernant le bénéfice de la bonne foi refusée au requérant, qui invoquait les devoirs inhérents à sa mission de défense des intérêts de sa cliente, le Gouvernement précise que les juridictions françaises apprécient la bonne foi au regard des dispositions de l’article 10 et de quatre critères qui doivent être cumulativement réunis : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, le caractère sérieux de l’enquête ou des éléments dont dispose l’auteur des propos et, enfin, la prudence dans l’expression. Les juridictions internes ont estimé que ces conditions n’étaient pas réunies en l’espèce, analysant les propos du requérant comme un règlement de compte avec un magistrat. Il ne lui est pas reproché de s’être exprimé en dehors de l’enceinte judiciaire, mais d’avoir diffusé des propos excessifs alors qu’il lui était loisible de s’exprimer en des termes non infamants pour les services de l’État.
111. Le Gouvernement considère que de telles attaques dirigées contre des magistrats ne contribuaient ni à une exacte appréciation par le public des enjeux, alors que l’institution judiciaire est privée d’un droit de réplique, ni à la sérénité des débats judiciaires dans un contexte où le magistrat instructeur objet des vives critiques avait été déchargé du dossier. Selon lui, il ne s’agissait pas non plus d’une défense zélée par un avocat de son client puisqu’il avait à sa disposition des voies judiciaires de contestation. Le Gouvernement renvoie à la décision d’irrecevabilité de la Cour dans l’affaire Floquet et Esménard c. France ((déc.), nos 29064/08 et 29979/08, 10 janvier 2002) qui concernait des propos tenus par des journalistes dans l’affaire Borrel, et ce d’autant qu’il s’agit en l’espèce non pas d’un journaliste mais d’un avocat s’exprimant de surcroît à l’occasion d’une affaire pendante devant les juridictions internes.
112. Quant à la sanction infligée au requérant, il estime qu’elle ne saurait être considérée comme excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression. Il conclut donc à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention.
C. Les tiers intervenants devant la Grande Chambre
1. Observations du Conseil des barreaux européens (CCBE)
113. Le CCBE souligne que l’arrêt de la Cour dans cette affaire aura très certainement un impact considérable sur les modalités d’interprétation et d’application des normes de conduite imposées aux avocats européens et plus particulièrement s’agissant de leur liberté de parole et d’expression dans le cadre de l’exercice des droits de la défense. L’avocat occupe une situation centrale dans l’administration de la justice et son statut spécifique doit être protégé. Pierre angulaire d’une société démocratique, la liberté d’expression revêt quant à elle une caractéristique particulière s’agissant des avocats, qui doivent exercer leur profession sans entraves ; si l’usage de sa parole était censurée ou limitée, la défense réelle et effective du justiciable ne serait pas assurée.
114. Il rappelle la jurisprudence de la Cour, selon laquelle une restriction à la liberté d’expression emporte violation de l’article 10 si elle ne relève pas des exceptions mentionnées par le paragraphe 2 de ce texte. Les critères d’examen renvoient à l’existence de l’ingérence, sa prévisibilité légale, sa nécessité dans une société démocratique pour répondre à un « besoin social impérieux » et les circonstances spécifiques de l’espèce. Pour le CCBE, ces critères valent d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un avocat qui défend les droits protégés par la Convention.
115. Les limites à la liberté d’expression devraient tout d’abord être raisonnablement prévisibles, avec une définition plus restrictive et plus précise des critères quant aux limites pouvant être apportées à la liberté d’expression des avocats. Le CCBE relève des divergences d’appréciation des sections de la Cour, une affaire connexe (July et SARL Libération, précitée) ayant donné lieu à un constat de violation de l’article 10 alors que la chambre a, en l’espèce, conclu à la non-violation. Le CCBE relève que ces divergences d’appréciation trouvent apparemment leur source dans l’approche différente des propos de l’avocat : une certaine immunité s’appliquerait pour les propos, même violents, à l’égard du système judiciaire ou d’une juridiction, tandis que la mise en cause d’un magistrat ne bénéficierait d’aucune immunité. Le CCBE estime qu’une telle distinction est extrêmement difficile à mettre en œuvre et qu’elle génère des difficultés quasi insurmontables, du fait de l’interdépendance entre le général et le personnel dans la conduite d’une procédure, outre le fait que dans le système inquisitoire la fonction se confond avec l’institution.
116. La présente affaire concernant la liberté d’expression en dehors du prétoire, les limites devraient également tenir compte du fait que dans des affaires sensibles et médiatisées, notamment face à la raison d’État, l’avocat n’a parfois pas d’autre choix que de dénoncer publiquement les obstacles au bon déroulement de la procédure ; à ce titre, sa liberté de parole et d’expression devrait être équivalente à celle des journalistes. Restreindre leur liberté d’expression, surtout dans le cadre d’une procédure inquisitoire comme en France, les empêcherait de contribuer au bon fonctionnement de la justice et d’assurer la confiance du public en celle-ci.
117. Le CCBE souligne que lorsqu’une affaire est médiatisée, et de surcroît au regard de la raison d’État, les droits de la défense ne peuvent parfois être utilement sauvegardés que par une communication publique, même empreinte d’une certaine vivacité. Se fondant sur les constats de la Cour dans l’affaire Mor c. France (no 28198/09, § 42, 15 décembre 2011), il estime que l’absence de poursuites de l’autorité judiciaire et de l’autorité ordinale permettrait de résoudre de manière prévisible les incertitudes liées à des poursuites intempestives d’un magistrat dont l’office se confond avec l’institution judiciaire.
2. Observations communes de l’ordre des avocats au barreau de Paris, du Conseil national des barreaux et de la Conférence des bâtonniers
118. Ces tierces parties rappellent tout d’abord que, jusqu’à une période récente, la question de la liberté de parole ne s’est posée qu’à l’intérieur des palais de justice et que, dans le cadre de la défense de son client à l’audience, l’avocat bénéficie d’une immunité de poursuites, cette dernière étant une immunité pour les écrits produits et les propos tenus devant une juridiction, accordée par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Cette immunité couvre les propos susceptibles d’être considérés comme outrageants, diffamatoires ou injurieux.
119. Selon elles, la présente affaire pose la question de principe de la liberté d’expression de l’avocat pour la défense de son client lorsqu’il s’adresse à la presse et que l’affaire connaît un certain écho auprès du public. La question corollaire est de savoir quand commence l’excès d’un propos, même très vif, qui touche un adversaire, un magistrat ou un confrère.
120. Tout avocat, célèbre ou non, est le dépositaire de la parole de son client. Lorsque l’affaire est portée devant l’opinion publique, il lui appartient de continuer à la défendre, qu’il s’agisse d’engager les procédures ad hoc ou d’apporter lui-même sa voix au concert médiatique, ce qui est devenu usuel. Il ne s’agit plus d’un droit de l’avocat, mais d’un devoir de sa charge, et ce que l’affaire éclate soit bien avant l’audience publique, ce qui est souvent le cas, soit après celle-ci.
121. L’avocat est en droit de critiquer la décision de justice et d’exprimer les critiques de son client ; son propos est alors nécessairement interprété et reçu par le public comme une expression partiale et subjective. Le parallèle entre le devoir de réserve des magistrats et la liberté de parole de l’avocat n’est pas convaincant : alors que la parole du magistrat serait considérée comme objective, celle de l’avocat est prise comme l’expression de protestations d’une partie : il n’est donc pas anormal qu’un magistrat soit tenu de se taire ; l’expression de l’avocat, pour une partie au procès, ne perturbe en rien l’autorité et l’indépendance de la justice.
122. Les tierces parties rappellent que si le juge français a toujours strictement appliqué l’immunité de l’article 41 de la loi de 1881 aux seuls propos judiciaires, il ne dénie pas l’évolution imposée aux avocats lorsque leurs affaires sont médiatiques. Elles citent un exemple récent dans une affaire médiatisée d’un avocat ayant été poursuivi pour avoir diffamé son confrère : le tribunal de grande instance de Paris a reconnu le bénéfice de la bonne foi, nonobstant le fait que les propos manquaient singulièrement de mesure et ne reposaient que sur une conviction personnelle, dès lors qu’ « ils émanaient d’un avocat passionné qui consacre toute son énergie à la défense de sa cliente, qui ne saurait restreindre sa liberté d’expression au seul motif qu’il évoque sa cause devant des journalistes, au lieu de s’adresser à des magistrats » (jugement définitif de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, 20 octobre 2010). La césure entre l’expression judiciaire et extra-judiciaire est donc aujourd’hui dépassée. La parole de l’avocat procède en outre d’un devoir d’information, les avocats étant, comme les journalistes, des « chiens de garde de la démocratie ».
123. Elles soutiennent enfin qu’il existe en la matière une double obligation de proportionnalité : l’une à la charge de l’avocat, l’autre qui pèse sur les États. S’agissant de l’avocat, elles rappellent la difficulté de son rôle et le fait que ce devoir de proportionnalité fait écho aux devoirs de délicatesse et de modération, auxquels il ne peut déroger que pour la défense de son client et en raison de l’attaque et de la pression qu’il subit. S’agissant des États, les tierces parties considèrent que l’avocat devrait normalement jouir d’une immunité lorsque ses propos, même excessifs, se rattachent à la défense des intérêts de son client. Toute atteinte à son droit d’expression ne devrait qu’être exceptionnelle, le critère étant celui des propos détachables ou non de l’activité de défense du client. La marge de la liberté d’expression, qui doit rester aussi importante que celle des journalistes, doit tenir compte des contraintes qui pèsent sur les avocats et de la médiatisation accrue, avec une presse toujours plus curieuse et investigatrice.
D. L’appréciation de la Cour
1. Les principes généraux
a) Concernant la liberté d’expression
124. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
125. Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que le procès ne serait pas terminé pour les autres accusés (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 79-80, 7 février 2002) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005).
126. En outre, dans les arrêts Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, § 46, série A no 103) et Oberschlick c. Autriche (no 1) (23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, § 37).
127. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression, ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients (Mor, précité, § 61). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VII, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 66, CEDH 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011).
b) Concernant la garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire
128. Les questions concernant le fonctionnement de la justice, institution essentielle à toute société démocratique, relèvent de l’intérêt général. À cet égard, il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il se révéler nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Karpetas c. Grèce, no 6086/10, § 68, 30 octobre 2012, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 71, 9 juillet 2013).
129. L’expression « autorité du pouvoir judiciaire » reflète notamment l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour statuer sur les différends juridiques et se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence quant à une accusation en matière pénale, que le public les considère comme tels et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect et de la confiance (Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 40, Recueil 1997-V, et Prager et Oberschlick, précité).
130. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer non seulement au justiciable, à commencer, au pénal, par les prévenus (Kyprianou, précité, § 172), mais aussi à l’opinion publique (Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni, précité).
131. Il reste qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l’État, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale (July et SARL Libération, précité, § 74). À ce titre, les limites de la critique admissibles à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (ibidem).
c) Concernant le statut et la liberté d’expression des avocats
132. Le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un État de droit (Schöpfer c. Suisse, 20 mai 1998, §§ 29-30, Recueil 1998-III, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 45, CEDH 2002-II, Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, § 27, CEDH 2004-III, Kyprianou, précité, § 173, André et autre c. France, no 18603/03, § 42, 24 juillet 2008, et Mor, précité, § 42). Toutefois, pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables (Kyprianou, précité, § 175).
133. De ce rôle particulier des avocats, professionnels indépendants dans l’administration de la justice, découlent un certain nombre d’obligations, notamment dans leur conduite (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, série A no 70, Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 46, série A no 285-A, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 38, CEDH 2003‑XI, Veraart c. Pays-Bas, no 10807/04, § 51, 30 novembre 2006, et Coutant c. France (déc.), no 17155/03, 24 janvier 2008). Toutefois, s’ils sont certes soumis à des restrictions concernant leur comportement professionnel, qui doit être empreint de discrétion, d’honnêteté et de dignité, ils bénéficient également de droits et de privilèges exclusifs, qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre, comme généralement une certaine latitude concernant les propos qu’ils tiennent devant les tribunaux (Steur, précité).
134. Ainsi, la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression (Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 85, 13 décembre 2007). Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites (Amihalachioaie, précité, §§ 27-28, Foglia, précité, § 86, et Mor, précité, § 43). Ces dernières se retrouvent dans les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau (Kyprianou, précité, § 173), à l’instar des dix principes essentiels énumérés par le CCBE pour les avocats européens, qu’il s’agisse notamment de « la dignité, l’honneur et la probité » ou de « la contribution à une bonne administration de la justice » (paragraphe 58 ci-dessus). De telles règles contribuent à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire.
135. La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice (Siałkowska c. Pologne, no 8932/05, § 111, 22 mars 2007). Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Nikula, précité, § 55, Kyprianou, précité, § 174, et Mor, précité, § 44).
136. Il convient toutefois de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le prétoire ou en dehors de celui-ci.
137. S’agissant tout d’abord des « faits d’audience », dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (Nikula, précité, § 49, et Steur, précité, § 37) et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients » (Nikula, précité, § 54), ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (Kyprianou, précité, § 175). De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience. Par ailleurs, elle opère une distinction selon la personne visée, un procureur, qui est une « partie » au procès, devant « tolérer des critiques très larges de la part de [l’avocat de la défense] », même si certains termes sont déplacés, dès lors qu’elles ne portent pas sur ses qualités professionnelles ou autres en général (Nikula, précité, §§ 51-52, Foglia, précité, § 95, et Roland Dumas, précité, § 48).
138. Concernant ensuite les propos tenus en dehors du prétoire, la Cour rappelle que la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction (Mor, précité, § 59). À ce titre, la Cour estime qu’un avocat ne saurait être tenu responsable de tout ce qui figurait dans l’« interview » publiée, compte tenu du fait que c’est la presse qui a repris ses déclarations et que celui-ci a démenti par la suite ses propos (Amihalachioaie, précité, § 37). Dans l’affaire Foglia précitée, elle a également considéré qu’il ne se justifiait pas d’attribuer à l’avocat la responsabilité des agissements des organes de presse (Foglia, précité, § 97). De même, lorsqu’une affaire fait l’objet d’une couverture médiatique en raison de la gravité des faits et des personnes susceptibles d’être mises en cause, on ne peut sanctionner pour violation du secret de l’instruction un avocat qui s’est contenté de faire des déclarations personnelles sur des informations déjà connues des journalistes et que ces derniers s’apprêtent à diffuser avec ou sans de tels commentaires. Pour autant, l’avocat n’est pas déchargé de son devoir de prudence à l’égard du secret de l’instruction en cours lorsqu’il s’exprime publiquement (Mor, précité, §§ 55-56).
139. Il reste que les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle (Karpetas, précité, § 78, voir également A. c. Finlande (déc.), no 44998/98, 8 janvier 2004) ou proférer des injures (Coutant, décision précitée). Au regard des circonstances de l’affaire Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa (précitée, § 48), un ton non pas injurieux mais acerbe, voire sarcastique, visant des magistrats, a été jugé compatible avec l’article 10. La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite (Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 51) et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 86, CEDH 2001‑VIII, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
140. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été condamné pénalement et civilement en raison de propos relatifs à la procédure dans l’affaire Borrel, reproduits dans un article du quotidien Le Monde qui reprenait, d’une part, les termes d’une lettre adressée par le requérant et son confrère à la garde des Sceaux pour demander une enquête administrative et, d’autre part, des déclarations faites au journaliste auteur de l’article litigieux.
141. La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent à considérer que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention. C’est également l’opinion de la Cour.
142. Elle constate ensuite que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 23, 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881, ce que reconnaît le requérant.
143. Les parties conviennent également de ce que l’ingérence avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui. La Cour n’aperçoit pas de raison d’adopter un point de vue différent. Certes, le requérant entend nuancer le fait que les poursuites engagées contre lui auraient aussi été de nature à « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (paragraphe 99 ci-dessus), mais cela relève de la question de la « nécessité » de l’ingérence et ne saurait remettre en cause le fait que celle-ci poursuivait bien au moins l’un des « buts légitimes » reconnus par le paragraphe 2 de l’article 10.
144. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.
145. La Cour note que, pour condamner le requérant, les juges d’appel ont estimé que le simple fait d’affirmer qu’un juge d’instruction avait eu un « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » constituait une accusation particulièrement diffamatoire (paragraphe 47 ci-dessus). Ils ajoutaient que les propos du requérant relatifs au retard de transmission de la cassette vidéo et sa référence à la carte manuscrite adressée par le procureur de Djibouti à la juge M. avec l’emploi du terme « connivence » ne faisaient que conforter ce caractère diffamatoire (ibidem), la « preuve de la vérité » des propos tenus n’étant pas rapportée (paragraphe 48 ci-dessus) et la bonne foi du requérant étant exclue (paragraphe 49 ci-dessus).
a) La qualité d’avocat du requérant
146. La Cour constate tout d’abord que les propos reprochés au requérant proviennent à la fois des déclarations faites à la demande du journaliste auteur de l’article et de la lettre adressée à la garde des Sceaux. Formulés par le requérant en sa qualité d’avocat de la partie civile, ils concernaient des faits s’inscrivant dans le cadre de la procédure Borrel.
147. À cet égard, elle relève d’emblée que le requérant l’invite à préciser sa jurisprudence concernant l’exercice de la liberté d’expression par un avocat, spécialement hors des prétoires, et à consacrer une protection la plus large possible de la parole de l’avocat (paragraphes 96, 97 et 102 ci-dessus). Le Gouvernement, tout en estimant que la qualité d’auxiliaires de justice des avocats les différencie fondamentalement des journalistes (paragraphe 106 ci-dessus), identifie quant à lui différentes situations, dans lesquelles la liberté d’expression serait « particulièrement étendue », « large » ou au contraire soumise « à certaines limites » (paragraphe 107 ci-dessus).
148. La Cour renvoie les parties aux principes dégagés dans sa jurisprudence, s’agissant en particulier du statut et de la liberté d’expression des avocats (paragraphes 132-139 ci-dessus), notamment en ce qui concerne la nécessité de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le cadre du prétoire ou en dehors de celui-ci. Par ailleurs, compte tenu de son statut spécifique et de sa position dans l’administration de la justice (paragraphe 132 ci-dessus), la Cour estime, contrairement à ce que soutient le CCBE (paragraphe 116 ci-dessus), que l’avocat ne saurait être assimilé à un journaliste. En effet, leurs places et leurs missions respectives dans le débat judiciaire sont intrinsèquement différentes. Il incombe au journaliste de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. Pour sa part, l’avocat agit en qualité d’acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d’une partie. Il ne saurait donc être assimilé à un témoin extérieur chargé d’informer le public.
149. Certes, le requérant soutient que ses déclarations publiées dans le journal Le Monde étaient précisément au service de la mission de défense de sa cliente, qu’il lui appartenait de déterminer. Cependant, s’il est incontestable que les propos litigieux s’inscrivaient dans le cadre de la procédure, ils visaient des juges d’instruction définitivement écartés de la procédure lorsqu’il s’est exprimé. La Cour ne décèle donc pas dans quelle mesure ses déclarations pouvaient directement participer de la mission de défense de sa cliente, dès lors que l’instruction se poursuivait devant un autre juge qui n’était pas mis en cause.
b) La contribution à un débat d’intérêt général
150. Il reste que le requérant invoque aussi son droit d’informer le public sur des dysfonctionnements dans le déroulement d’une procédure en cours et de contribuer à un débat d’intérêt général.
151. Sur ce point, la Cour relève, d’une part, que les propos du requérant s’inscrivaient dans le cadre de l’information judiciaire diligentée à la suite du décès d’un magistrat français, Bernard Borrel, détaché auprès du ministère de la Justice de Djibouti en qualité de conseiller technique. La Cour a déjà eu l’occasion de relever que cette affaire a connu, dès son commencement, un retentissement médiatique très important (July et SARL Libération, précité, § 67), ce qui témoigne de la place significative qu’elle occupe dans l’opinion publique. Avec le requérant, la Cour note d’ailleurs que la justice a également contribué à l’information du public sur cette affaire, le juge d’instruction chargé de l’affaire en 2007 ayant demandé au procureur de la République de faire un communiqué, en application de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale, afin de préciser que la thèse du suicide était écartée au profit de celle d’un assassinat (paragraphes 24 et 55 ci-dessus).
152. D’autre part, elle rappelle avoir déjà jugé que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale (July et SARL Libération, précité, § 66) et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (paragraphe 125 ci-dessus). La Cour a d’ailleurs déjà été saisie à deux reprises, dans les affaires Floquet et Esménard et July et SARL Libération (précitées), de griefs en lien avec l’affaire Borrel et le droit au respect à la liberté d’expression concernant des propos sur le déroulement de l’instruction, concluant à chaque fois à l’existence d’un débat public d’intérêt général.
153. Partant, la Cour estime que les propos reprochés au requérant, qui concernaient également, à l’instar des affaires Floquet et Esménard et July et SARL Libération (précitées), le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement de l’affaire Borrel, s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte.
c) La nature des propos litigieux
154. La Cour note qu’après avoir vu ses propos jugés « particulièrement diffamatoires », le requérant n’a pu établir leur véracité, une telle preuve devant être, comme l’ont rappelé les premiers juges, « parfaite et complète et corrélative à l’ensemble des imputations retenues comme diffamatoires » (paragraphe 40 ci-dessus). Sa bonne foi a également été écartée. Sur ce point, le tribunal correctionnel et la cour d’appel ont notamment estimé que la mise en cause professionnelle et morale des juges M. et L.L. dépassait largement le droit de critique (paragraphes 40 et 50 ci-dessus). En outre, alors que les premiers juges ont considéré que les profondes divergences entre les avocats de Mme Borrel et les juges d’instruction ne justifiaient pas une absence totale de prudence dans l’expression, les juges d’appel ont estimé que la décision de non-lieu, prononcée en faveur du requérant dans le cadre de la plainte déposée contre lui par les deux juges d’instruction, n’excluait pas la mauvaise foi. Selon eux, l’animosité personnelle du requérant et sa volonté de discréditer les juges, en particulier la juge M., résultait du caractère excessif de ses propos et du fait que la publication de l’article relatif à l’affaire Borrel coïncidait avec la saisine de la chambre d’accusation contre la juge M. dans le cadre du dossier de la Scientologie (ibidem).
155. Or, la Cour a rappelé qu’il convient de distinguer entre déclarations de fait et jugements de valeur (paragraphe 126 ci-dessus). Si la matérialité des premières peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude et dans ce cas l’obligation de preuve, impossible à remplir, porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (ibidem). En outre, l’existence de garanties procédurales à la disposition de la personne accusée de diffamation fait partie des éléments à prendre en compte dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence sous l’angle de l’article 10 : en particulier, il est indispensable que l’intéressé se voit offrir une chance concrète et effective de pouvoir démontrer que ses allégations reposaient sur une base factuelle suffisante (voir, notamment, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Andrushko c. Russie, no 4260/04, § 53, 14 octobre 2010, Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, § 141, 4 mars 2014, et Hasan Yazıcı c. Turquie, no 40877/07, § 54, 15 avril 2014). Tel n’a pas été le cas en l’espèce.
156. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les déclarations incriminées constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait, compte tenu de la tonalité générale des propos comme du contexte dans lequel ils ont été tenus, dès lors qu’elles renvoient principalement à une évaluation globale du comportement des juges d’instruction durant l’information.
157. Il reste dès lors à examiner la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante.
158. La Cour est d’avis que cette condition est remplie en l’espèce. En effet, après le dessaisissement des juges M. et L.L. par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris (paragraphe 23 ci-dessus), il est apparu qu’une pièce importante du dossier, à savoir une cassette vidéo réalisée pendant un déplacement des juges accompagnés d’experts sur les lieux du décès, bien que visée dans la dernière ordonnance rendue par ces juges, n’avait pas été transmise au magistrat désigné pour leur succéder avec le dossier de l’information. Ce fait était non seulement établi, mais également suffisamment sérieux pour justifier que le juge P. rédige un procès-verbal pour le consigner et relever expressément ce qui suit : d’une part, cette cassette vidéo ne figurait pas au dossier d’instruction et n’était pas référencée comme une pièce à conviction ; d’autre part, elle lui a été remise dans une enveloppe, adressée au nom de la juge M., ne portant pas trace de scellés et qui contenait également une carte manuscrite à l’en-tête du procureur de la République de Djibouti, rédigée par ce dernier et adressée à la juge M. (paragraphe 32 ci-dessus).
159. De plus, outre le fait que cette carte atteste d’une certaine familiarité du procureur de la République de Djibouti à l’égard de la juge M. (paragraphe 32 ci-dessus), elle accusait les avocats des parties civiles de se livrer à une « entreprise de manipulation ». Or, la Cour souligne à ce titre que non seulement les autorités de Djibouti soutiennent depuis l’origine la thèse d’un suicide, mais que plusieurs représentants de cet État ont été nommément mis en cause ultérieurement dans le cadre de l’information diligentée en France, ce dont atteste en particulier l’arrêt de la Cour internationale de justice (paragraphes 63-64 ci-dessus), ainsi que la procédure diligentée pour subornation de témoin (paragraphe 18 ci-dessus).
160. Enfin, il est avéré que le requérant est intervenu en sa qualité d’avocat dans deux affaires médiatiques instruites par la juge M. Un dysfonctionnement a été identifié par les juridictions d’appel à chaque fois, entraînant le dessaisissement de la juge M., et ce à la demande du requérant (paragraphes 22-23 et 26 ci-dessus). Dans le cadre du premier dossier relatif à l’affaire dite de la Scientologie, le requérant a en outre obtenu la condamnation de l’État français pour dysfonctionnement du service public de la justice (paragraphe 30 ci-dessus).
161. Elle considère en outre que les expressions utilisées par le requérant présentaient un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce, outre le fait que les propos ne pouvaient passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite (paragraphe 139 ci-dessus). Elle rappelle à ce titre que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ». De même, l’emploi d’un « ton acerbe » dans l’expression visant des magistrats n’est pas contraire aux dispositions de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 48).
d) Les circonstances particulières de l’espèce
i. La prise en compte de l’ensemble du contexte
162. La Cour rappelle que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner les propos litigieux à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens, précité, § 40, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En l’espèce, précisément, le contexte de l’affaire se caractérisait non seulement par le comportement des juges d’instruction et par les relations du requérant avec l’un d’eux, mais également par l’historique très spécifique de l’affaire, la dimension interétatique qui en découle, ainsi que par son important retentissement médiatique. La Cour constate cependant que la cour d’appel a donné une portée très générale à l’expression « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté », reprochée au requérant envers un magistrat instructeur, jugeant qu’elle constituait, en soi, une accusation particulièrement diffamatoire synonyme de violation de son éthique professionnelle et de son serment par un magistrat (paragraphe 47 ci-dessus). Or, une telle citation aurait dû être replacée dans le contexte propre aux circonstances de l’espèce, et ce d’autant plus qu’il s’agissait en réalité non pas d’une déclaration faite à l’auteur de l’article, mais d’un extrait du texte de la lettre adressée de concert avec son confrère L. de Caunes à la garde des Sceaux le 6 septembre 2000. De plus, lorsque le requérant a répondu aux questions du journaliste, celui-ci avait déjà eu connaissance du courrier adressé à la garde des Sceaux non par le requérant, mais par ses propres sources, ce que le tribunal correctionnel a jugé établi (paragraphe 40 ci-dessus). Le requérant soutient également, sans que cela soit contesté, que la référence aux poursuites disciplinaires exercées contre la juge M. dans le cadre de l’affaire de la Scientologie relevait de la seule responsabilité de l’auteur de l’article. Là encore, la Cour rappelle que les avocats ne peuvent être tenus pour responsables de tout ce qui figure dans une « interview » publiée par la presse ou des agissements des organes de presse.
163. Ainsi, la cour d’appel devait examiner les propos litigieux en tenant pleinement compte à la fois du contexte de l’affaire et du contenu de la lettre pris dans leur ensemble.
164. Pour les mêmes raisons, les propos litigieux ne pouvant être appréciés sortis de leur contexte, la Cour ne saurait partager le point de vue de la cour d’appel de Paris selon lequel l’emploi du terme de « connivence » portait « à lui seul » gravement atteinte à l’honneur et à la considération de la juge M. et du procureur de Djibouti (paragraphe 47 ci-dessus).
165. Quant au motif tiré d’une animosité personnelle du requérant à l’égard de la juge M., en raison de conflits dans le cadre des affaires Borrel et de la Scientologie, la Cour estime qu’il ne présente pas la pertinence et la gravité nécessaires à une condamnation du requérant. En tout état de cause, dès lors que les juges ont constaté l’existence de conflits entre les deux protagonistes, et compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, un tel reproche d’animosité personnelle pouvait indifféremment être adressé au requérant et à la juge M. (voir, mutatis mutandis, Paturel, précité, § 45), et ce d’autant plus qu’avant de déposer une plainte contre le requérant pour complicité de délit de diffamation, la juge M. avait déjà vainement déposé une plainte contre lui pour dénonciation calomnieuse (paragraphe 35 ci-dessus). D’autres éléments viennent également, sinon contredire, du moins relativiser ce motif de la cour d’appel tiré de l’animosité personnelle du requérant. En premier lieu, les propos ayant trait au « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » ne visaient pas uniquement la juge M., mais également le juge L.L., envers lequel le requérant ne s’est pas vu reprocher une animosité personnelle. Ensuite, si le requérant a été poursuivi pour l’extrait précité de la lettre adressée à la garde des Sceaux, ladite lettre avait en réalité été signée et envoyée par deux avocats, le requérant et son confrère Me de Caunes. Or, non seulement ce dernier n’a pas été poursuivi pour les propos qui lui étaient pourtant imputables autant qu’au requérant, mais il ne s’est en outre pas vu reprocher une quelconque animosité à l’égard des juges M. et L.L.
166. En définitive, la Cour considère que les déclarations du requérant ne pouvaient être réduites à la simple expression d’une animosité personnelle, c’est-à-dire à une relation conflictuelle entre deux personnes, le requérant et la juge M. Les propos litigieux s’inscrivaient en réalité dans un cadre plus large, impliquant également un autre avocat et un autre juge. De l’avis de la Cour, ce fait est de nature à soutenir la thèse selon laquelle ils ne relevaient pas d’une démarche personnelle du requérant qui aurait été animé par un désir de vengeance, mais d’une démarche commune et professionnelle de deux avocats, en raison de faits nouveaux, établis et susceptibles de révéler un dysfonctionnement grave du service de la justice, impliquant les deux anciens juges chargés d’instruire l’affaire dans laquelle leurs clients étaient parties civiles.
167. En outre, si les propos du requérant avaient assurément une connotation négative, force est de constater que, malgré une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, précité, §§ 79-80) et la gravité susceptible de les caractériser (Thoma, précité), la question centrale des déclarations concernait le fonctionnement d’une information judiciaire, ce qui relevait d’un sujet d’intérêt général et ne laissait donc guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression. En outre, un avocat doit pouvoir attirer l’attention du public sur d’éventuels dysfonctionnements judiciaires, l’autorité judiciaire pouvant tirer un bénéfice d’une critique constructive.
ii. La garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire
168. Certes, le Gouvernement invoque le fait que les autorités judiciaires ne pouvaient pas répliquer. Il est vrai que la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société impose aux magistrats un devoir de réserve (paragraphe 128 ci-dessus). Cependant, ce dernier poursuit une finalité particulière, comme le relèvent les tiers intervenants : la parole du magistrat, contrairement à celle de l’avocat, est reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice. L’avocat, quant à lui, ne parle qu’en son nom et en celui de ses clients – ce qui le distingue d’ailleurs également d’un journaliste – dont la place dans le débat judiciaire et la mission sont intrinsèquement différentes. Il n’en reste pas moins que s’il peut se révéler nécessaire de protéger les autorités judiciaires contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, le devoir de réserve interdisant aux magistrats visés de réagir (paragraphe 128 ci-dessus), cela ne saurait avoir pour effet d’interdire aux individus de s’exprimer, par des jugements de valeur reposant sur une base factuelle suffisante, sur des sujets d’intérêt général liés au fonctionnement de la justice ou de prohiber toute critique à l’égard de celle-ci. En l’espèce, les juges M. et L.L. étaient des magistrats et ils appartenaient tous deux aux institutions fondamentales de l’État : les limites de la critique admissible étaient donc plus larges à leur égard que pour les simples particuliers et ils pouvaient donc faire, en tant que tels, l’objet des commentaires litigieux (paragraphes 128 et 131 ci-dessus).
169. La Cour estime en outre, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, que les propos du requérant n’étaient pas de nature à perturber la sérénité des débats judiciaires, compte tenu du dessaisissement, par la juridiction supérieure, des deux juges d’instruction visés par les critiques. Ni le nouveau juge d’instruction ni les juridictions supérieures n’étaient en aucune façon visés par les propos litigieux.
170. Pour les mêmes motifs, et compte tenu de ce qui précède, on ne saurait davantage considérer que la condamnation du requérant ait pu être de nature à préserver l’autorité du pouvoir judiciaire. La Cour entend néanmoins souligner l’importance, dans un État de droit et une société démocratique, de préserver l’autorité du pouvoir judiciaire. En tout état de cause, le bon fonctionnement des tribunaux ne saurait être possible sans des relations fondées sur la considération et le respect mutuels entre les différents acteurs de la justice, au premier rang desquels les magistrats et les avocats.
iii. L’exercice des voies de droit disponibles
171. Quant à l’argument du Gouvernement tiré de la possibilité d’exercer des voies de droit disponibles, la Cour l’estime pertinent mais non suffisant en l’espèce pour condamner le requérant. Elle relève tout d’abord que l’exercice des recours disponibles, d’une part, et celui du droit à la liberté d’expression, d’autre part, ne poursuivent pas la même finalité et ne sont pas interchangeables. Cela étant, la Cour estime que la défense d’un client par son avocat doit se dérouler non pas dans les médias, sauf circonstances très particulières (paragraphe 138 ci-dessus), mais devant les tribunaux compétents, ce qui inclut l’exercice des voies de droit disponibles. Elle note qu’en l’espèce la saisine de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris témoigne manifestement d’une volonté première du requérant et de son confrère de régler la question par les voies de droit disponibles. Ce n’est en réalité qu’après leur exercice qu’est apparu un dysfonctionnement, relevé par le juge d’instruction P. dans son procès-verbal du 1er août 2000 (paragraphe 32 ci-dessus). Or, à ce stade, la chambre d’accusation ne pouvait plus être saisie de ces faits, puisqu’elle avait précisément déjà dessaisi les juges M. et L.L. du dossier. La Cour note également qu’en tout état de cause, quatre ans et demi s’étaient déjà écoulés depuis l’ouverture de l’instruction, laquelle n’est toujours pas close à ce jour. Elle constate en outre que les parties civiles et leurs avocats ont été diligents et, en particulier, qu’ils ont, selon les termes de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 28 mai 2009, permis de faire entendre un témoin important en Belgique malgré le désintérêt des juges d’instruction M. et L.L. à son égard (paragraphe 16 ci-dessus).
172. Par ailleurs, la demande d’enquête adressée à la garde des Sceaux pour se plaindre de ces faits nouveaux n’était pas un recours juridictionnel, ce qui aurait éventuellement justifié de ne pas intervenir dans la presse, mais une simple demande d’enquête administrative soumise à la décision discrétionnaire de la ministre de la Justice. La Cour note à cet égard que les juges internes, en première instance comme en appel, ont eux-mêmes estimé que la lettre ne pouvait bénéficier de l’immunité accordée aux actes judiciaires, le tribunal correctionnel ayant précisé que son contenu était purement informatif (paragraphes 38 et 46 ci-dessus). La Cour relève qu’il n’est pas soutenu que cette demande aurait eu une quelconque suite et, de plus, elle note que les juges M. et L.L. ne l’ont manifestement pas envisagée comme un exercice normal d’une voie de recours offerte par le droit interne, mais comme une démarche justifiant le dépôt d’une plainte pour dénonciation calomnieuse (paragraphe 35 ci-dessus).
173. Enfin, la Cour constate que ni le procureur général ni le bâtonnier ou le conseil de l’ordre des avocats compétents n’ont estimé nécessaire d’engager des poursuites disciplinaires contre le requérant en raison de ses déclarations dans la presse, alors qu’ils en avaient la possibilité (Mor, précité, § 60).
iv. Conclusion sur les circonstances de l’espèce
174. La Cour estime que les propos reprochés au requérant ne constituaient pas des attaques gravement préjudiciables à l’action des tribunaux dénuées de fondement sérieux, mais des critiques à l’égard des juges M. et L.L., exprimées dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement de la justice et dans le contexte d’une affaire au retentissement médiatique important depuis l’origine. S’ils pouvaient certes passer pour virulents, ils n’en constituaient pas moins des jugements de valeur reposant sur une « base factuelle » suffisante.
e) Les peines prononcées
175. Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI, et Mor, précité, § 61). Or, en l’espèce, la cour d’appel a condamné le requérant au paiement d’une amende de 4 000 EUR. Ce montant correspond exactement à celui fixé par les juges de première instance, ces derniers ayant expressément tenu compte de la qualité d’avocat du requérant pour faire preuve de sévérité et le « sanctionner (...) par une amende d’un montant suffisamment significatif » (paragraphe 41 ci-dessus). De plus, outre une obligation sous astreinte de publier un communiqué dans le quotidien Le Monde, elle l’a condamné solidairement avec le journaliste et le directeur de la publication à payer 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des juges et à verser 4 000 EUR au juge L.L. au titre de ses frais. La Cour note par ailleurs que seul le requérant a été condamné à verser une somme à la juge M. au titre de ses frais, à hauteur de 1 000 EUR.
176. Or la Cour rappelle que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor, précité, § 61), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Brasilier, précité, § 43). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004‑XI, et Mor, précité), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 48, 7 juin 2007), la sanction d’un avocat pouvant en outre produire des effets directs (poursuites disciplinaires) ou indirects (au regard par exemple de leur image et de la confiance que le public et leur clientèle placent en eux). La Cour rappelle au demeurant que la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (paragraphe 127 ci-dessus). La Cour constate cependant qu’en l’espèce le requérant n’a pas seulement été condamné au pénal : il a fait l’objet d’une sanction qui n’était pas « la plus modérée possible » mais au contraire importante, sa qualité d’avocat ayant même été retenue pour justifier une plus grande sévérité.
3. Conclusion
177. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé, qui n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
178. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
179. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
180. Le requérant demande que lui soit allouée la somme de 4 270 euros (EUR) au titre de son préjudice matériel pour les sommes payées en raison de sa condamnation, ainsi que 20 000 EUR au titre de son préjudice moral du fait de la violation des articles 6 et 10 de la Convention.
181. Le Gouvernement ne se prononce pas devant la Grande Chambre.
182. La Cour constate que le requérant a été condamné à payer une amende de 4 000 EUR, ainsi que 1 000 EUR au titre des frais à la juge M., outre sa condamnation solidaire avec les deux autres coprévenus à verser 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des juges et 4 000 EUR au juge L.L pour ses frais (paragraphe 46 ci-dessus). Elle estime dès lors qu’il existe un lien de causalité suffisant entre le dommage matériel allégué et la violation constatée sur le terrain des articles 6 et, surtout, 10 de la Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement des sommes mises à la charge du requérant au titre du préjudice matériel, dans la limite indiquée par lui, à savoir 4 270 EUR correspondant au montant de l’amende, majorée des droits et des frais de justice, payée au Trésor public.
183. La Cour estime par ailleurs que le requérant a subi un préjudice moral certain du fait de sa condamnation pénale et, statuant en équité, elle lui alloue 15 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
184. Le requérant sollicite 26 718,80 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour.
185. Le Gouvernement ne se prononce pas devant la Grande Chambre.
186. La Cour rappelle que l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, et Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, CEDH 2014).
187. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Grande Chambre estime raisonnable d’octroyer à ce titre 14 400 EUR au requérant.
C. Intérêts moratoires
188. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 4 270 EUR (quatre mille deux cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
iii. 14 400 EUR (quatorze mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 avril 2015.
Johan CallewaertDean Spielmann
Adjoint au greffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Nicolaou ;
– opinion concordante du juge Kūris.
D.S.
J.C.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE NICOLAOU
(Traduction)
La juge M., du tribunal de grande instance de Paris, était chargée depuis quelque temps déjà de l’instruction du dossier dit de la Scientologie lorsqu’elle fut désignée en 1997, avec un autre juge d’instruction, pour s’occuper de l’affaire Borrel, sans rapport avec la précédente, et qui a donné lieu à la présente affaire devant la Cour. Le requérant était l’avocat des parties civiles dans les deux affaires et était mécontent de la façon dont la juge M. menait l’instruction dans les deux cas, quoique pour des raisons pas tout à fait identiques.
En juin 2000, à une époque où l’affaire Borrel connaissait des développements importants, les événements prirent dans l’affaire de la Scientologie une tournure désagréable : à la suite d’un procès engagé par le requérant, en qualité d’avocat, où l’État fut condamné pour faute lourde dans le cadre du dossier de la Scientologie, des poursuites disciplinaires furent engagées contre la juge M. Il lui était reproché de ne pas avoir porté l’attention nécessaire au dossier, de l’avoir laissé en quasi déshérence pendant cinq ans, de s’être engagée dans une voie transactionnelle excédant la compétence d’un juge d’instruction et de ne pas avoir fait de copie de toutes les pièces de la procédure, rendant ainsi impossible la reconstitution du dossier après sa disparition partielle de son cabinet d’instruction. La ministre de la Justice saisit de ces questions le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège.
Malheureusement, la décision de la ministre fut rendue publique par son directeur de cabinet au cours d’une conférence de presse avant même qu’elle ne soit notifiée à la juge M. et au président du tribunal. Cette publicité déclencha des protestations de la part des autres magistrats du tribunal de grande instance de Paris. Ils exprimèrent leur soutien envers leur collègue qui avait subi un tel camouflet et réaffirmèrent le droit des juges d’être traités avec respect et que ce droit ne saurait être inférieur à celui reconnu aux membres du public. Réunis en assemblée générale quelques jours plus tard, les magistrats de cette juridiction adoptèrent à l’unanimité la motion suivante :
« L’Assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris, réunie le 4 juillet 2000, sans contester le pouvoir reconnu au garde des Sceaux d’exercer des poursuites disciplinaires dans les conditions prévues par la loi, s’étonne d’apprendre par voie de presse l’engagement de poursuites de ce type à l’encontre de Madame [M.], premier juge d’instruction à Paris alors que ni l’intéressée elle-même ni la hiérarchie judiciaire n’ont été avisées à ce jour officiellement d’un tel engagement. »
La question qui se pose sous l’angle de l’article 6 § 1 tourne autour des propos tenus par l’un des magistrats au cours de l’assemblée générale, qui sont les suivants :
« Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de Madame [M.]. Il n’est pas interdit de dire que Madame [M.] a notre confiance et notre soutien. »
Neuf ans plus tard, la Cour de cassation, siégeant en une formation de dix conseillers, statua en dernière instance sur le pourvoi formé par le requérant contre sa condamnation pénale pour avoir formulé des déclarations au sujet de la juge M. dans le cadre de l’affaire Borrel. Le magistrat qui avait tenu les propos susmentionnés quant à la manière dont la ministre de la Justice avait agi dans l’affaire de la Scientologie, et qui était devenu entre-temps conseiller à la Cour de cassation, était membre de la formation de cette juridiction qui avait connu du pourvoi. Le requérant a admis qu’il n’était pas établi que ce magistrat ait été réellement de parti pris, mais il a soutenu que la seule présence de celui-ci au sein de la formation de jugement rendait objectivement justifiés ses craintes ou doutes quant à un manque d’impartialité.
La Grande Chambre souscrit à cette thèse. Elle indique que les propos tenus par le magistrat en question pour soutenir la juge M. étaient susceptibles de faire naître dans l’esprit du requérant des doutes quant à l’impartialité de la Cour de cassation. Elle estime qu’il faut à cet égard tenir compte du « contexte très particulier de l’affaire » (paragraphe 84 de l’arrêt), qui se caractérise par l’interaction de divers facteurs et relations, et notamment par le fait que le conflit professionnel entre la juge M. et le requérant avait pris l’apparence d’un conflit personnel puisque la première avait porté plainte contre ce dernier. Enfin, la Grande Chambre relève que la cour d’appel avait elle-même constaté l’existence d’un lien entre les deux affaires et qu’il s’agissait d’un « règlement de comptes a posteriori ».
La question essentielle qui se pose est celle de savoir s’il était raisonnable de douter de l’impartialité de la Cour de cassation du fait que le magistrat en question siégeait dans sa formation de jugement. On ignore si ce magistrat se souvenait de ce qu’il avait réellement dit neuf ans plus tôt ou s’il lui est venu à l’esprit, lorsqu’il a été désigné pour siéger, que ce qu’il avait fait ou dit à propos de la juge M. pouvait être considéré comme influant sur son impartialité. On peut imaginer que, s’il y avait réfléchi, il aurait informé les autres juges de la formation. On ne sait pas s’il s’en est souvenu ou non ni, dans l’affirmative, s’il s’est dit que la question méritait réflexion. Il se peut que cela ne soit pas le cas ; il se peut aussi que cela soit le cas mais que la formation ait pensé que cela était sans importance, car, dans le cas contraire, la question aurait pu être résolue très simplement, par son déport ou par une décision du tribunal après que le requérant eut été entendu.
Le Gouvernement n’indique pas que dans ce type de cas le système français offre un redressement dont le requérant aurait dû se prévaloir. Il faut donc en déduire que le requérant n’avait aucun moyen de porter la question devant la Cour de cassation lorsque, après le prononcé de son arrêt, il s’est rendu compte que le juge en question avait fait partie de la formation de jugement (comparer avec In Re Pinochet [1999] UKHL 52 (15 janvier 1999) où la Chambre des lords, face à une situation similaire, a annulé son propre arrêt). La Cour se trouve ainsi malheureusement dans l’obligation d’examiner la question en première instance.
L’intégrité d’une procédure judiciaire doit être démontrée aux yeux de tous en termes non ambigus. Pour y parvenir, il est nécessaire de définir la notion de « caractère raisonnable » de la manière la plus large possible, en englobant même le point de vue le plus exigeant sur les apparences. Selon l’adage anglais, « it is of fundamental importance that justice should not only be done, but should manifestly and undoubtedly be seen to be done » (il est fondamental non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit manifestement et sans le moindre doute au vu et au su de tous » (Lord Hewart, Rex v. Sussex Justices, Ex parte McCarthy [1924] K.B., p. 259). Parallèlement, il est nécessaire d’exclure fermement les interprétations fantaisistes ou les propositions totalement irréalistes.
En l’espèce, rien n’indique que le juge en question ait eu avec la juge M. un lien autre que celui que tous les autres juges participant à la réunion avaient eux aussi avec elle en tant que collègue. Ce magistrat a utilisé la première personne du pluriel, ce qui exprime un soutien collégial et non personnel. Il a pris la parole au cours d’une assemblée de juges où ceux-ci ont protesté collectivement contre une attitude certainement cavalière de la part de la ministre de la Justice envers eux. Cette attitude, qui avait un impact plus direct et immédiat sur la juge M., pouvait se comprendre comme une marque de mépris à l’égard de celle-ci. Dans ce cadre, des propos tels que ceux employés par ce magistrat n’avaient d’autre but que de rétablir l’équilibre. Le magistrat aurait certainement pu mieux choisir ses mots mais nul n’aurait songé que sa déclaration visait à exprimer un avis sur le fond de la procédure disciplinaire en cours ni, autrement dit, un jugement de valeur sur la façon dont la juge M. avait agi. En outre, ce qui a été dit se rapportait exclusivement à la façon dont la juge M. avait, jusqu’à ce moment-là, traité l’affaire de la Scientologie, et n’avait strictement aucun rapport avec ce qui devait se produire plus tard dans l’affaire Borrel. Neuf ans s’étaient alors écoulés depuis que ces propos avaient été tenus et l’on peut supposer que chacun avait continué son chemin de son côté. Absolument rien ne donne à penser que le juge de la Cour de cassation avait une quelconque raison d’avoir, ou pouvait avoir, un avis sur la façon dont la juge M. s’était comportée ou avait mené l’instruction dans les affaires dont elle était chargée.
Faut-il se méfier des juges au point d’avoir des raisons légitimes de croire dans de telles circonstances que l’on peut douter de l’impartialité d’un juge ? Pour répondre à cette question, la Cour doit savoir quel est l’avis du public en général sur l’intégrité des juges. Ce point est déterminant pour juger du respect dont ils jouissent et de la confiance que l’on peut ou non mettre en eux. Dans certaines limites, plus cette confiance est grande, moins on est enclin à penser que certaines circonstances font naître des doutes. Les juges eux-mêmes ont façonné au fil du temps la perception que l’on a d’eux. La notion d’impartialité objective ne peut, selon moi, se résumer à une pure abstraction conçue du seul point de vue des principes et sans tenir compte des réalités sociales qui président à l’élaboration des normes pratiques. Les juges ne sont peut-être pas parfaits – au demeurant tous ne le sont pas – mais, même alors, j’ai du mal à admettre que l’on ait pu sérieusement penser qu’il y avait en l’espèce la possibilité de croire à une apparence de parti pris. On peut, néanmoins, voir la chose sous un autre angle et dire que, même dans un monde hypothétique où tous les juges seraient parfaits et jouiraient d’une confiance et d’un respect sans bornes, il resterait nécessaire de démontrer que le système de la justice lui-même est à cet égard blanc comme neige et totalement exempt du moindre doute ; il s’agit là d’une approche absolutiste qui n’a pas ma faveur.
Quelle que soit la meilleure approche à adopter sur la question à l’étude, j’ai pour finir décidé qu’il était concevable que l’opinion adoptée par tous les autres membres de la Grande Chambre quant à ce que le résultat doit être puisse être partagée par des personnes sensées de nos jours et que, dès lors, sur cette question d’appréciation, il était juste de se rendre à cette opinion.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. Mon désaccord avec la majorité porte sur deux questions, qui ne sont toutefois ni l’une ni l’autre suffisamment importantes pour jeter le doute sur la conclusion générale de violation des articles 6 § 1 et 10 de la Convention, à laquelle je souscris.
2. Le raisonnement exposé aux paragraphes 89 à 91 de l’arrêt mentionne deux circonstances factuelles qui sont importantes pour le constat de violation de l’article 6 § 1. La première est que le juge J.M. siégeait au sein de la formation de jugement qui a statué sur le pourvoi du requérant ; le texte précise toutefois qu’ « il est impossible de connaître l’influence réelle de J.M. au cours [des délibérations] ». La Cour dit que l’argument selon lequel J.M. n’était que l’un des dix juges de cette formation « n’est pas déterminant au regard de la question de l’impartialité objective sous l’angle de l’article 6 § 1 » ; c’est donc son influence « non établie » qui est considérée comme faisant naître « des doutes sérieux » quant à l’impartialité de la juridiction de jugement (paragraphe 89 de l’arrêt). Dans ce contexte, l’argument selon lequel l’impartialité « pouvait susciter des doutes sérieux » renvoie à l’impartialité objective du juge J.M. lui-même et, par extension, de la formation de jugement tout entière. La Cour ne veut pas mettre en cause ouvertement l’impartialité subjective du juge J.M. ; elle estime plutôt que le fait que le requérant ait pu penser qu’il avait des raisons de douter de l’impartialité subjective du juge J.M. a eu une influence sur l’impartialité objective de ce juge et de la formation dans son ensemble. Bien que la Cour ne mette pas en cause explicitement et directement l’impartialité subjective du juge J.M., elle le fait de manière implicite et indirecte ; en effet, la simple allusion à l’influence de ce juge sur l’issue de l’affaire donne à penser qu’elle aurait pu être de nature à conduire à une conclusion défavorable au requérant et que, sans cette influence, l’issue aurait pu être différente.
La deuxième circonstance est que le requérant n’a pas été informé que le juge J.M. siégerait au sein de la formation de jugement. Au contraire, les informations dont il disposait à l’époque ne lui donnaient aucune raison de penser que ce juge ferait partie de la formation judiciaire appelée à statuer sur son pourvoi. En raison de ce défaut d’information (quelle qu’en soit la raison), le requérant « n’a donc pas pu contester la présence de J.M. ni soulever la question de l’impartialité à ce titre » (paragraphe 90 de l’arrêt, lequel renvoie au paragraphe 52 du même texte).
À mon avis, la première de ces deux circonstances n’a pas en elle-même d’importance sur le plan juridique. Nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir si le juge J.M. a exprimé au cours des délibérations un avis qui aurait pu être défavorable au requérant. Ainsi, dire que le juge a pu avoir une influence plus ou moins grande sur l’issue de l’affaire relève de la pure spéculation. On pourrait tout aussi bien spéculer sur le manque d’impartialité des juges « nationaux » – c’est ainsi qu’ils sont couramment appelés – à la Cour, dans les affaires dirigées contre l’État au titre duquel ils ont été élus, au motif que lorsqu’une affaire examinée par une chambre est déférée à la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention, le juge national a déjà siégé dans l’affaire en tant que membre de la chambre. Or pareille spéculation est réfutée par l’article 26 § 4 de la Convention, qui prévoit expressément que le juge élu au titre de la Haute Partie contractante concernée siège d’office à la Grande Chambre. En conséquence, la participation du juge national à la Grande Chambre est rendue obligatoire, de la manière la plus formelle qui soit, par la Convention elle-même, et est donc absolument nécessaire.
Au vu de ce type de situations relatives à la pratique continue de la Cour, la plausibilité de toute spéculation sur la « partialité » objective du juge J.M. et de la formation dans son ensemble envers le requérant est quasi nulle. Ce juge avait exprimé son soutien à la juge M. (dont les relations avec le requérant paraissaient être, disons, problématiques) de nombreuses années auparavant et dans un contexte entièrement différent, et rien n’indique qu’il ait jamais exprimé un avis sur l’affaire dirigée contre M. Morice ou sur la personnalité de celui-ci, ou encore sur tout le contexte politiquement sensible de l’affaire, avant qu’elle ne soit tranchée par la formation dont il faisait partie.
Je ne veux certainement pas dire que, dans un tribunal français (ou autre tribunal national) la « nécessité absolue » d’inclure un juge dans la composition d’un organe judiciaire qui doit statuer sur une affaire précise peut se justifier de manière exhaustive en se bornant par exemple à faire référence à une loi qui prévoit expressément pareille inclusion, tout comme la Convention prévoit que le juge « national » fasse partie de la Grande Chambre. En admettant que pareille loi existe, elle ne serait probablement par irréprochable juridiquement parlant. Cependant – et pas uniquement en théorie – il peut y avoir d’autres raisons (pas seulement de nature juridique mais aussi factuelles) qui obligent à inclure un juge dans une formation ou, pour le dire de façon plus modérée, qui justifient qu’il n’en soit pas exclu. On peut trouver dans la jurisprudence de la Cour des décisions et arrêts où le fait qu’un juge ait pris part précédemment à la même affaire n’a pas été jugé constitutif d’une violation du droit à un procès équitable protégé par la Convention. Pour donner deux exemples, même le simple fait qu’un juge ait déjà pris des décisions au sujet d’une certaine personne « ne peut justifier en soi des doutes relativement à son impartialité » (Ökten c. Turquie (déc.), no 22347/07, § 41, 3 novembre 2011). Dans une affaire plus ancienne, la Cour a dit : « on ne peut voir un motif de suspicion légitime dans la circonstance que trois des sept membres de la section disciplinaire ont pris part à la première décision » (Diennet c. France, 26 septembre 1995, § 38, série A no 325‑A). Il faut statuer sur chaque cas selon ses particularités. En l’espèce, si la question de la « partialité » du juge J.M. avait été soulevée par le requérant au moment voulu, cette allégation aurait été rejetée d’autorité car reposant sur des soupçons illégitimes. Or le requérant n’a pas eu la possibilité de soulever cette question au cours de la procédure interne.
Ainsi, ce qui importe beaucoup plus que le « simple » fait que le juge J.M. ait siégé au sein de la formation est que le Gouvernement n’a pas montré (et n’a même pas cherché à montrer) qu’il y avait des raisons impérieuses rendant sa présence absolument nécessaire (Fazlı Aslaner c. Turquie, no 36073/04, § 40, 4 mars 2014) ou, pour le dire autrement, qu’il était justifié de ne pas l’exclure de la formation. Je pense pour ma part qu’il n’y avait pas le moindre motif de ce genre. Par ailleurs, il ne pouvait guère y avoir de motifs sérieux d’exclure ce juge de la formation pour la seule raison qu’il avait exprimé son soutien à la juge M. de nombreuses années auparavant et dans un contexte entièrement différent. Les deux situations sont sans rapport en dehors du fait qu’elles mettaient en présence les mêmes protagonistes, opposés l’un à l’autre. Mais même ce lien formel a été effacé, ou en tout cas sérieusement atténué, par le long laps de temps écoulé entre les deux événements et par le fait que le requérant lui-même a reconnu que le juge J.M. n’avait pas fait montre de préventions personnelles envers lui (paragraphe 67 de l’arrêt). La présomption d’intégrité des juges compte. Et si elle compte vraiment, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire, les allégations quant à la « partialité » du juge J.M. auraient été rejetées si elles avaient été soulevées au cours de la procédure interne. En outre, il n’est pas improbable que le requérant, de manière tout à fait raisonnable, se soit abstenu de soulever la question vu son manque apparent de fondement. Ce qui était vraiment susceptible de le rendre légitimement soupçonneux et l’a rendu tel est qu’il n’avait pas été informé de la composition de la formation judiciaire qui a tranché l’affaire. Le Gouvernement n’a pas donné la moindre raison à cette absence d’information. Le Gouvernement aurait-il obtenu gain de cause face à cette plainte s’il avait fourni une telle explication ? En tout état de cause, je suis sûr qu’il n’aurait pas pu trouver une explication plausible, car, même s’il peut exister des motifs impérieux (quoique discutables) de nature juridique ou factuelle pour inclure un certain juge dans une formation judiciaire donnée, il ne peut tout simplement pas y avoir la moindre raison de ne pas communiquer le nom des juges siégeant au sein de la formation à la personne dont l’affaire va être tranchée par cette formation judiciaire. À cet égard, la thèse du Gouvernement était d’emblée vouée à l’échec.
En conséquence, sur les deux circonstances dont je viens de parler, seule la seconde importe, la première n’ayant qu’un caractère accessoire. Celle-ci n’a pas de signification en elle-même mais ne vaut que parce qu’elle est combinée à l’autre. Mais n’est-ce pas ce que la majorité a voulu dire quand elle a admis que la seule présence du juge J.M. « n’[était] pas déterminant[e] au regard de la question de l’impartialité objective sous l’angle de l’article 6 § 1 » ? En d’autres termes, suis-je simplement en train de répéter, avec prolixité, le même argument ? Je ne le pense pas, ou en tout cas telle n’est pas mon intention. Le diable se cache dans les détails. Dans le raisonnement de la majorité, il se cache dans un seul détail, à savoir la prise en considération, au paragraphe 89 de l’arrêt, de l’influence « non établie » du juge J.M. sur l’issue de l’affaire. Je suis convaincu que cette allusion malheureuse aurait dû être omise. Toute spéculation quant à « l’influence réelle » de ce juge sur l’issue de l’affaire jette une ombre inutile et – ce qui est encore plus important – injustifiée sur l’intégrité de ce juge. Enfin, il faut dire que ce constat n’est pas conforme à la jurisprudence et à la mission de la Cour.
3. Mon autre point de désaccord avec la majorité concerne le paragraphe 132 de l’arrêt. La Cour y répète sa déclaration, imprudemment employée entre autres dans l’arrêt de Grande Chambre Kyprianou c. Chypre (ainsi que dans quelques arrêts de chambre), à savoir que le « statut spécial » (ou « statut spécifique » au paragraphe 132) des avocats, « intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice » (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 173, CEDH 2005‑XIII).
Je ne saurais approuver une telle description. Il s’agit d’une question de principe. Les adjectifs « spécial » ou « spécifique » n’ont pas le sens de « central ». Un avocat représente toujours une partie et n’est par définition pas en mesure d’occuper « une position centrale dans l’administration de la justice ». Une partie n’est jamais « centrale », pas plus que son représentant ne peut être « central ». Ceux qui occupent « une position centrale dans l’administration de la justice » sont les juges (pour de bonnes raisons ou, comme c’est malheureusement parfois le cas, de mauvaises). Les « intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux » sont les porte-parole des tribunaux, les représentants de la presse ou – en tant que tels – les journalistes, mais en aucun cas les avocats, qui représentent les parties. Un avocat agit dans l’intérêt d’une partie, pour défendre un client par lequel, en règle générale, il est rémunéré. Un avocat doit tenir compte des intérêts de la partie qu’il représente même lorsqu’ils sont opposés à ceux des « justiciables », la société et l’État. Cela ne vise pas à nier ou diminuer l’importance de la fonction des avocats. Il est vrai que ceux-ci contribuent à la recherche de la justice et aident les tribunaux à exercer leur mission, mais ils peuvent aussi viser à entraver le cours de la justice pour défendre les intérêts de leurs clients, ce qu’ils font parfois. Cela dépend. Une partie représentée par un avocat peut se trouver dans le prétoire parce qu’elle demande justice mais il est probablement tout aussi fréquent que l’avocat représente une partie à qui l’on réclame justice.
Tout dictum est susceptible d’évoluer, dans une future affaire, pour devenir la ratio d’un jugement. Concernant ce dictum précis, je devrais probablement dire non pas qu’il est susceptible d’évoluer en ce sens, mais qu’il y a un danger qu’il le fasse. La répétition, dans un arrêt supplémentaire de la Grande Chambre de la Cour, du mantra consistant à dire que les avocats occupent ostensiblement « une position centrale dans l’administration de la justice » et sont les « intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux », surtout lorsque cette caractéristique n’est attribuée nulle part ailleurs dans la jurisprudence de la Cour à l’autre partie, à savoir l’accusation, déforme la situation. Quant à l’affaire à l’étude, elle aurait pu être tranchée, sans aucun inconvénient pour la conclusion de la Cour, sans recourir à cette répétition non critique.