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23/04/2015 | CEDH | N°001-154235

CEDH | CEDH, AFFAIRE KHAN c. ALLEMAGNE, 2015, 001-154235


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KHAN c. ALLEMAGNE

(Requête no38030/12)

ARRÊT

STRASBOURG

23 avril 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 21/09/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Khan c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Mark Villiger, président,
AngelikaNußberger,
Boštjan M. Zupančič,
GannaYudkivska,
André Potocki,
Helena Jäderblom, r>Aleš Pejchal, juges,
et de ClaudiaWesterdiek, greffièrede section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mars 2015,

Rend l’arrêt que voi...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE KHAN c. ALLEMAGNE

(Requête no38030/12)

ARRÊT

STRASBOURG

23 avril 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 21/09/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Khan c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Mark Villiger, président,
AngelikaNußberger,
Boštjan M. Zupančič,
GannaYudkivska,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de ClaudiaWesterdiek, greffièrede section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38030/12) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont une ressortissante pakistanaise, MmeFarida Kathoon Khan (« la requérante »), a saisi la Cour le 19 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me E. Gabsa, avocate à Giessen.Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. J. Behrens, du ministère Fédéral de la Justice.

3. La requérante alléguait que son expulsion prévue vers le Pakistan emporterait violation des articles 8 et 6 de la Convention.

4. Le 25 novembre 2013, le président de la cinquième section, à laquelle l’affaire avait été attribuée, a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née au Pakistan en 1963 et vit actuellement dans une résidence médicalisée (betreutes Wohnen) à Haina (Land de Hesse, Allemagne).

6. En 1990, la requérante épousa un pakistanais et se convertit à la religion de ce dernier, la religion ahmadie.

7. La requérante et son mari partirent s’installer en Allemagne en 1991. L’époux de la requérante se vit reconnaître le statut de réfugié mais la requérante elle-même fut déboutée de sa demande en ce sens. En sa qualité d’épouse de réfugié, elle obtint un permis de séjour temporaire le 16 juin 1994.

8. Le 11 février 1995, la requérante donna naissance à un fils. En 1998, la requérante et son époux se séparèrent. Leur fils resta avec la requérante. Dès lors, la requérante travailla comme femme de ménage dans différentes entreprises. Le 7 septembre 2001, elle reçut un permis de séjour permanent.

9. En mars 2004, la requérante se retrouva au chômage à la suite de problèmes de comportement qui semblaient d’origine psychologique. En juillet 2004, elle divorça. En 2005, le tribunal aux affaires familiales transféra à son époux le droit de garde sur son fils qui vécut désormais chez son père.

10. Le 31 mai 2004, la requérante tua une de ses voisines en l’étranglant et en la précipitant dans les escaliers. Elle fut placée en détention provisoire. Après une tentative d’automutilation, elle fut internée dans un hôpital psychiatrique sur décision de justice.

11. Le 13 juillet 2005, le tribunal régional de Giessen conclut à la commission, par la requérante, d’un homicide involontaire alors qu’elle se trouvait dans un état d’incapacité mentale. À l’époque des faits, elle était atteinte d’une psychose aiguë. Un expert médical attesta qu’elle présentait des symptômes de schizophrénie et de déficience mentale. Elle n’était pas consciente de son état psychique. La juridiction interne jugea donc qu’elle représentait toujours un danger pour autrui et ordonna un placement permanent en hôpital psychiatrique. Un tuteur légal fut également désigné.

12. Le 4 juin 2009, l’autorité administrative compétente de Waldeck-Frankenthal ordonna l’expulsion de la requérante. S’appuyant sur l’article 55 § 2 de la loi relative au séjour, à l’activité professionnelle et à l’intégration des étrangers (Aufenthaltsgesetz, voir paragraphe 25 ci‑dessous, ci-après « loi relative au séjour des étrangers »), l’autorité fit référence à l’infraction commise par la requérante qui avait entraîné son internement dans l’hôpital psychiatrique et plus généralement à son état psychologique. L’autorité conclut que la requérante constituait un danger pour la sûreté publique. Dans un tel cas, sa situation personnelle, à savoir son long séjour en Allemagne et son statut de résident, étaient secondaires. La requérante n’était ni intégrée économiquement ni capable de communiquer à suffisance en allemand, ce qui faisait obstacle à sa thérapie. Elle n’entretenait avec son ex-époux et son fils que des contacts limités cependant qu’elle était toujours imprégnée de la culture pakistanaise. Au Pakistan, elle pourrait bénéficier des soins nécessaires à son état et recevoir le soutien de sa famille.

13. En novembre 2009, la requérante se vit octroyer un certain nombre d’avantages, tels des jours de liberté, dans l’hôpital où elle était internée, sans que cela soulevât d’opposition. Elle commença également à travailler à plein temps dans la buanderie de la clinique. Tout cela était rendu possible par l’amélioration de son état de santé mentale. Au cours de la procédure visant au sursis provisoire à l’expulsion, les autorités s’engagèrent elles-mêmes à ne pas exécuter la décision d’expulsion tant qu’un tribunal ne se serait pas prononcé au fond.

14. Le 1er mars 2011, le tribunal administratif de Kassel débouta la requérante de son action contre la décision d’expulsion. Il confirma celle-ci au nom de la grave infraction commise par la requérante, du défaut de conscience, chez elle, de son état et du risque élevé de récidive. Il souligna également le défaut d’intégration de la requérante dans la société allemande, en raison surtout de ses faibles connaissances en allemand. Selon lui, l’article 8 ne s’appliquait pas en l’espèce dès lors que la requérante n’avait pas de liens familiaux importants. Le tribunal releva qu’en principe, au Pakistan, les soins médicaux de base pour les malades mentaux étaient assurés dans les grandes villes comme Lahore et que la requérante pourrait se permettre un traitement du fait qu’elle recevrait une petite pension de quelque 250 euros (EUR). Le tribunal releva certes qu’en réponse aux questions de l’ambassade d’Allemagne, les membres de la famille de la requérante au Pakistan avaient expressément exclu de l’accueillir. Il estima cependant qu’il n’était pas impossible que les proches de la requérante l’aident à organiser le traitement requis en échange du paiement de modiques sommes en euros. Par ailleurs, la requérante n’était pas connue pour ses positions en faveur de la religion ahmadie en sorte qu’elle ne courait aucun danger sur ce plan.

15. Le 23 mai 2011, la cour administrative d’appel de Hesse rejeta la demande d’autorisation d’appel. Elle fit observer que le tribunal administratif avait pris en considération l’ensemble des faits pertinents de l’espèce.

16. La requérante allégua en vain la violation de son droit à être entendue (Gehörsrüge). Elle soutenait qu’il n’avait pas été dûment tenu compte de ses observations sur l’amélioration de son état de santé, la mort de sa sœur au Pakistan et les conditions de vie qui seraient les siennes dans ce pays. Elle affirmait de surcroît avoir d’étroits contacts avec son fils qui lui rendait régulièrement visite.

17. Le 24 novembre 2011, le tribunal régional de Marburg leva l’ordonnance portant obligation de soins hospitaliers sur la recommandation d’un rapport médical et libéra la requérante sous conditions pour une période de cinq ans. La requérante devait rester en contact régulier avec le personnel médical de l’hôpital et continuer à prendre les médicaments prescrits. Le tribunal estima que le traitement avait suffisamment diminué le danger de récidive pour que le risque résiduel soit tolérable.

18. Le rapport médical précité relevait par ailleurs qu’après quelques difficultés dans les premiers temps, la requérante était désormais accessible mais qu’elle souffrait toujours de troubles cognitifs. La barrière linguistique créait des problèmes lors d’un certain nombre de séances de thérapie et les déficiences cognitives ne permettaient pas d’amélioration sur ce point même avec l’aide d’un interprète. La requérante travaillait toujours dans la buanderie, prenait normalement ses médicaments et, les derniers temps, avait un comportement équilibré. Son fils lui rendait régulièrement visite et souhaitait s’investir davantage dans son traitement. Cette implication serait toutefois limitée puisque l’intéressé était un jeune adulte en début d’études. La requérante satisfaisait à toutes les exigences et était bien intégrée dans le milieu stable dans lequel elle vivait. Le pronostic la concernant pouvait être considéré comme favorable.

19. La requérante fut transférée dans un lieu de vie protégé près de l’hôpital, lieu qui offrait une structure adaptée à son état.

20. Le 13 décembre 2011, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours constitutionnel formé par la requérante contre la décision d’expulsion.

21. Le 19 septembre 2013, la requérante fut informée de l’échec de la pétition la concernant qui avait été présentée au parlement du Land de Hesse.

22. À ce jour, aucune date n’a été fixée pour l’expulsion de la requérante vers le Pakistan.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

23. La loi relative au séjour, à l’activité professionnelle et à l’intégration des étrangers (« loi relative au séjour des étrangers »)

Article 53
Expulsion obligatoire

« Un étranger sera expulsé lorsqu’il

1. a été condamné pour un ou plusieurs délits intentionnels à une peine privative de liberté ou à une peine d’emprisonnement pour mineurs d’au moins trois ans passées en force de chose jugée ou que, au cours d’une période de cinq ans, il a été condamné pour délits intentionnels à plusieurs peines privatives de liberté ou peines d’emprisonnement pour mineurs passées en force de chose jugée et totalisant au moins trois ans, ou qu’une détention à titre de sûreté a été ordonnée lors de sa dernière condamnation définitive ou

2. a été condamné pour un délit intentionnel et visé par la loi sur les stupéfiants, pour atteinte à la paix publique dans les conditions énoncées à l’article 125a, phrase 2 du code pénal ou pour une atteinte à la paix publique commise dans le cas d’une réunion publique interdite ou d’un cortège interdit et définie à l’article 125 du code pénal à une peine d’au moins deux ans d’emprisonnement pour mineurs ou à une peine privative de liberté passées en force de chose jugée, et que l’exécution de la peine n’a pas été assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve, ou

3. (...) »

Article 54
Expulsion régulière

« Un étranger sera en général expulsé lorsque :

1. il a été condamné pour un ou plusieurs délits intentionnels à une peine d’emprisonnement pour mineurs d’au moins deux ans ou à une peine privative de liberté, passées en force de chose jugée et que l’exécution de la peine n’a pas été assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve,

2. (...)

3. il cultive, fabrique, importe, fait transiter, exporte des stupéfiants, les vend, les cède à un tiers ou les met sur le marché d’une autre façon, en fait le commerce ou est l’instigateur d’une telle action ou encore prête concours à son exécution, en violation des dispositions de la loi sur les stupéfiants et sans autorisation,

4. il se livre en tant qu’auteur ou complice dans une réunion publique ou dans un cortège interdits ou dissous à des actes de violence contre des personnes ou des biens, commis collectivement par un groupe d’individus d’une manière présentant une menace pour la sécurité publique,

5. des faits permettent de conclure qu’il adhère ou a adhéré à une association qui soutient le terrorisme ou qu’il soutient ou a soutenu une telle association ; la décision d’expulsion ne peut se fonder sur des adhésions ou des actes de soutien passés que dans la mesure où ceux-ci sont à l’origine d’un danger actuel,

5a. il compromet l’ordre constitutionnel libéral et démocratique ou la sécurité de la République fédérale d’Allemagne, ou participe à des actes de violence ou appelle publiquement au recours à la violence dans la poursuite d’objectifs politiques ou menace de recourir à la violence,

5b. des faits permettent de conclure qu’il prépare ou a préparé au sens de l’article 89a § 2 du code pénal un acte de violence grave présentant un danger pour l’État visé à l’article 89a § 1 du code pénal ; la décision d’expulsion ne peut se fonder sur des actes préparatoires passés que dans la mesure où ceux-ci sont à l’origine d’un danger spécial et actuel,

6. (...) ou

7. il a compté parmi les dirigeants d’une association qui a été définitivement interdite parce que sa finalité ou son activité vont à l’encontre des lois pénales ou qu’elle s’oppose à l’ordre constitutionnel ou à l’idée de rapprochement des peuples. »

Article 55
Expulsion discrétionnaire

« (1). Un étranger peut être expulsé lorsque son séjour porte atteinte à la sécurité et à l’ordre public ou à d’autres intérêts majeurs de la République fédérale d’Allemagne.

(2) Un étranger peut notamment être expulsé lorsque

1. (...)

2. il a commis une infraction, autre qu’unique ou mineure, aux dispositions légales ou aux décisions ou ordonnances judiciaires ou administratives, ou a commis hors du territoire fédéral un délit qui doit être considéré, sur le territoire fédéral, comme un délit intentionnel,

(...)

(3) Lors de la décision d’expulsion, seront prises en compte

1. la durée du séjour légal et les liens personnels, économiques et autres, qui sont dignes de protection, de l’étranger sur le territoire fédéral,

2. les conséquences de l’expulsion pour les membres de la famille ou pour le partenaire de l’étranger qui séjournent légalement sur le territoire fédéral et vivent avec lui en communauté de vie familiale ou en partenariat enregistré,

3. les conditions de l’expulsion énoncées à l’article 60a §§ 2 et 2b.

Article 56
Protection particulière contre l’expulsion

« (1) Un étranger qui

1. est titulaire d’un permis d’établissement et qui a séjourné légalement sur le territoire fédéral depuis au moins cinq ans,

(...)

jouit d’une protection particulière contre l’expulsion. Il ne sera expulsé que pour de graves motifs de sécurité et d’ordre public. En règle générale, on est en présence de graves motifs de sécurité et d’ordre public dans les cas visés à l’article 53 et à l’article 54, numéros 5, 5a et 7. Si les conditions de l’article 53 sont réunies, l’expulsion de l’étranger sera la règle. Si les conditions de l’article 54 sont réunies, la décision de son expulsion sera prise de façon discrétionnaire.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

24. La requérante soutient que son expulsion emporterait violation de l’article 8 de la Convention qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

25. Le Gouvernement conteste cet argument.

A. Sur la recevabilité

26. La Cour relève que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle note par ailleurs qu’il n’existe pas d’autres motifs d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de déclarer cette partie de la requête recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La requérante

27. La requérante affirme que les autorités allemandes ne satisferaient pas à leur obligation, au titre de l’article 8 de la Convention, de l’autoriser à résider en Allemagne. Selon elle, ses intérêts personnels à rester dans ce pays l’emportent sur l’intérêt de l’État à garantir l’ordre et la sûreté publics en sorte que son expulsion constituerait une mesure disproportionnée au regard de l’article 8 de la Convention. Elle mentionne notamment à cet égard le traitement médical qu’elle a reçu pendant des années et qui a entraîné une nette amélioration de sa santé mentale.

28. La requérante invoque l’article 8 à l’appui de son argument selon lequel son expulsion vers le Pakistan nuirait sérieusement à sa vie privée et familiale. La priver du soutien social et médical qu’elle reçoit à ce jour provoquerait une détérioration de sa santé mentale.

29. La requérante ajoute que les autorités nationales et le Gouvernement ont donné trop peu de poids à l’infraction pénale elle‑même en laissant de côté le fait qu’elle n’avait commis que celle-ci et sous l’empire de troubles psychiques. Grâce aux soins et à l’encadrement qui lui avaient été procurés, elle avait retrouvé un comportement équilibré et elle faisait l’objet d’un pronostic favorable. Elle affirme également que son expulsion entrainerait la rupture de son étroite relation avec son fils.

30. La requérante soutient par ailleurs être bien intégrée autant que faire se peut au vu de sa maladie du fait de son long séjour sur le territoire allemand. Elle s’exprime assez bien en allemand. Elle n’a plus de liens avec le Pakistan. Le traitement qu’elle recevrait dans ce pays pour ses troubles mentaux ne serait pas adapté et, devant le personnel de l’Ambassade d’Allemagne, ses frères et sœurs ont clairement exclu toute possibilité de l’accueillir ou de lui rendre visite dans une institution. Au Pakistan, les hôpitaux n’offrent aucune possibilité de traitement autre que strictement médical. Elle devrait donc recevoir une aide extérieure pour les soins quotidiens. L’Ambassade allemande a estimé à 150 euros le coût mensuel d’un traitement dans un service psychiatrique et, dès lors, la requérante ne disposerait pas de moyens suffisants pour se faire aider. Au Pakistan, elle se heurterait à l’hostilité ambiante en raison de sa situation personnelle.

b) Le Gouvernement

31. Le Gouvernement redit que la mesure d’expulsion prise à l’encontre de la requérante est justifiée sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Il invoque l’extrême gravité de la situation qui a abouti au placement de la requérante dans un hôpital psychiatrique en 2005. Le Gouvernement reconnaît certes que la requérante a réussi à bien gérer son état psychique et qu’elle a suivi régulièrement son traitement psychiatrique. Sa libération n’a toutefois été possible que grâce à son installation dans un lieu de vie lui offrant la structure nécessaire à son état. Sa vie durant, elle sera dépendante de ce genre de structure et d’un traitement. Le Gouvernement conclut que la requérante représente toujours en fin de compte un danger pour la sûreté publique en Allemagne. Le long délai écoulé entre le placement en hôpital et la décision d’expulsion s’expliquait par la nécessité de vérifier si la requérante serait à même de se rétablir au point de ne plus constituer une menace.

32. Pour ce qui est de la vie familiale de la requérante, le Gouvernement soutient qu’on ne saurait qualifier d’étroite la relation qu’elle entretient avec son fils qui est désormais un adulte. De plus, même avant de tomber malade, la requérante n’avait pas eu de contacts sociaux et ne s’était donc pas intégrée dans la société allemande. Elle vit depuis plus de 20 ans en Allemagne mais ses connaissances linguistiques sont toujours limitées. Ce déficit linguistique constitue également toujours un obstacle de poids aux progrès de sa thérapie.

33. Le Gouvernement estime par ailleurs que la requérante pourrait recommencer sa vie au Pakistan, pays dans lequel elle a grandi. En principe, elle pourrait y recevoir un traitement médical approprié et on peut estimer qu’elle serait aidée par des membres de sa famille. La décision d’expulsion ainsi que les décisions des juridictions nationales ont tenu compte de l’ensemble des faits essentiels.

34. Au vu de tous les intérêts en jeu, le Gouvernement est d’avis que les intérêts de l’État à préserver l’ordre et la sûreté publics l’emportent sur les intérêts personnels de la requérante à rester en Allemagne.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

35. Eu égard aux problèmes de santé psychologiques de la requérante, il y a lieu de relever que, dans sa jurisprudence, la Cour n’exclut pas qu’un traitement qui ne présente pas la gravité d’un traitement relevant de l’article 3 puisse néanmoins nuire à l’intégrité physique et morale au point d’enfreindre l’article 8 sous l’aspect vie privée Costello-Roberts c. Royaume‑Uni, 25 mars 1993, § 36, série A no 247‑C). La santé mentale doit également être considérée comme une partie essentielle de la vie privée relevant de l’intégrité morale. La sauvegarde de la stabilité mentale est à cet égard un préalable inéluctable à la jouissance effective du droit au respect de la vie privée (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001‑I).

36. S’agissant du contexte particulier de l’expulsion, la Cour confirme qu’un État a le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour lui des traités, de contrôler l’entrée et le séjour des non-nationaux sur son territoire (voir notamment Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). La Convention ne garantit pas à un étranger le droit d’entrer et de résider sur le territoire d’un pays déterminé et les États contractants ont, en vertu de leur mission de garantir l’ordre public, le pouvoir d’expulser l’étranger délinquant. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent se révéler nécessaires, dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (Dalia c. France, 19 février 1998, § 52, Recueil 1998‑I, Mehemi c. France, 26 septembre 1997, § 34, Recueil 1997‑VI, Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001‑IX, et Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003‑X).

37. L’article 8 protège le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III) et englobe quelquefois des aspects de l’identité sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002‑I). Il s’impose donc d’accepter que l’ensemble des liens sociaux noués entre des migrants et la communauté dans laquelle ils vivent relèvent du concept de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention. Il est vraiment rare qu’un migrant soit dans l’impossibilité de démontrer que son expulsion constituerait une atteinte à sa vie privée telle que la garantit l’article 8 (Miah c. Royaume-Uni (déc.), no 53080/07, § 17, 27 avril 2010).

38. La Cour a, dans le passé, déclaré qu’il n’y a pas de vie familiale entre des parents et leurs enfants adultes ou entre frères et sœurs adultes sauf si est démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance (Slivenko, précité, § 97, Kwakye-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000). C’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle que la Cour décidera s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée »

(Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 59, CEDH 2006‑XII).

39. Pour apprécier la question de savoir si une mesure d’expulsion et le refus de permis de séjour sont nécessaires dans une société démocratique et proportionnés au but légitime poursuivi au titre de l’article 8 de la Convention, la Cour a, dans sa jurisprudence, énuméré les critères devant être utilisés (Üner, précité, §§ 57-58, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 68-76, CEDH 2008, et Emre c. Suisse, no 42034/04, §§ 65-71, 22 mai 2008). Dans Üner, la Cour a résumé ces critères comme suit :

– la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;

– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;

– le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;

– la nationalité des diverses personnes concernées ;

– la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ;

– la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ;

– la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ; et

– la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé.

– l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé ; et

– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.

40. Enfin, la Cour n’a cessé de répéter que les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger du besoin d’une ingérence, qui va cependant de pair avec un contrôle européen. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les mesures en question ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’individu concerné au regard de la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (Slivenko, précité, § 113, et Boultif, précité, § 47).

b) Application desdits principes au cas d’espèce

i. Ingérence dans les droits consacrés à l’article 8 de la Convention

41. La Cour relève que la requérante ne nie pas qu’en principe, le Pakistan offre les soins nécessités par son état. Elle observe par ailleurs que le risque de préjudice supplémentaire qu’une expulsion dans les présentes circonstances ferait peser sur la santé mentale de la requérante peut passer pour relever de la pure spéculation. En conséquence, l’intégrité morale de la requérante ne subirait pas une atteinte d’un degré suffisant pour relever de l’article 8 de la Convention (Bensaid, précité, §§ 36, 48).

42. Mais la Cour souligne également que l’ensemble des relations sociales nouées entre la requérante et la communauté au sein de laquelle elle vit sont une des composantes de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. En l’espèce, la requérante vit en Allemagne depuis 1991, autrement dit depuis plus de 23 ans, et elle a travaillé et fondé sa famille dans ce pays. La Cour ne saurait donc avoir le moindre doute sur la réalité de certains liens tissés par la requérante dans l’État défendeur. La Cour rappelle que, dans les affaires d’expulsion, tous les immigrés n’ont pas, dans leur pays de séjour, des attaches familiales et sociales de la même intensité mais qu’il est plus justement tenu compte de la plus ou moins grande force ou faiblesse de ces dernières lors de l’appréciation de la proportionnalité de l’expulsion d’un requérant au regard de l’article 8, (Anam c. Royaume-Uni (déc.), no 21783/08, 7 juin 2011). La Cour estime dès lors que les mesures relevant du droit des étrangers ordonnées en l’espèce par les autorités nationales portent atteinte aux droits de la requérante au titre de l’article 8.

ii. Justification de l’ingérence

43. La Cour admet volontiers que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée et familiale trouve sa source dans le droit interne. Comme l’ont établi les instances nationales, les mesures relevant du droit des étrangers prises par les autorités allemandes se fondent sur l’article 55 de la loi relative au séjour des étrangers (paragraphe 23 ci‑dessus).

44. La mesure en cause poursuivait également un but légitime, celui de la sûreté publique. Il reste donc à la Cour le soin de déterminer si l’expulsion était « nécessaire dans une société démocratique ». Parmi les critères énoncés par la Grande Chambre dans l’arrêt Üner et repris ci‑dessus, la Cour estime que ceux qui sont pertinents en l’espèce sont les suivants : (i) la nature et la gravité de l’infraction commise par la requérante ; (ii) la durée du séjour de l’intéressée dans le pays dont elle doit être expulsée ; (iii) le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction et la conduite de la requérante pendant cette période ; (iv) la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.

45. Pour ce qui est du premier de ces critères, la Cour relève la nature de l’infraction à l’origine de la procédure d’expulsion contre la requérante. La requérante a commis un homicide involontaire, infraction dont on ne saurait nier la gravité. C’était la première fois qu’elle se rendait coupable de pareille infraction mais la preuve de la gravité de celle-ci était qu’elle avait entraîné en fin de compte le placement de la requérante dans une unité psychiatrique fermée visant tout à la fois à protéger la requérante et autrui et à offrir le traitement approprié. Au moment des faits, la requérante se trouvait dans un état d’incapacité mentale puisqu’elle accomplit son acte sous l’empire d’une psychose aigüe. La requérante n’était certes pas pénalement « coupable », mais elle n’en représentait pas moins une menace continue pour la sûreté publique.

46. S’agissant du second critère, la durée du séjour de l’intéressée en Allemagne, la Cour fait observer qu’elle était adulte quand elle est arrivée dans ce pays dans lequel elle a vécu plus de vingt ans, autrement dit presque la moitié de sa vie.

47. En ce qui concerne le troisième critère, le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction et la conduite de la requérante pendant cette période, la Cour note que l’homicide date de 2004 et que le procès s’est déroulé en 2005. La décision d’expulsion a été notifiée quatre ans plus tard, en 2009, alors que la requérante était toujours en traitement dans l’hôpital psychiatrique. Lors du prononcé du jugement sur la légalité de la décision d’expulsion, l’état de la requérante s’était nettement amélioré et grâce à ses médicaments et à une vie quotidienne structurée, elle était considérée comme capable de maîtriser sa condition.

48. La Cour relève que même après la décision de la Cour constitutionnelle de décembre 2011 rejetant le recours de la requérante, aucune mesure d’exécution de la décision d’expulsion n’a été prise. Après sa libération sous conditions de l’institution psychiatrique, la requérante a continué son traitement et pris régulièrement les médicaments nécessaires. Au vu du délai écoulé, la requérante pouvait légitimement s’attendre à demeurer dans son milieu familial. Pareille perspective ne saurait toutefois se déduire de l’action des autorités allemandes, ces dernières ayant simplement tenu compte, dans un souci humanitaire, de la nécessité d’une forte stabilisation de l’état psychique de la requérante avant de renvoyer cette dernière au Pakistan. De plus, si l’état général de la requérante a indubitablement fait des progrès avec le temps et peut passer pour être stable, aucun des rapports médicaux n’autorise à croire que la maladie mentale de la requérante appartient désormais au passé.

49. Rien n’indique que la requérante a commis une nouvelle infraction après son placement dans un hôpital, même alors qu’elle bénéficiait de mesures de liberté, puis après sa libération. Il n’échappe toutefois pas à la Cour que le comportement de la requérante a toujours fait l’objet d’une étroite surveillance afin d’éviter qu’elle ne nuise à elle-même ou à autrui.

50. Enfin, la Cour la Cour a examiné le quatrième et dernier critère énoncé ci-dessus, à savoir la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination. S’agissant des attaches familiales avec le fils, il y a lieu de mentionner que ce dernier est désormais un adulte. Même si l’on admet la réalité d’une relation étroite entre la requérante et son fils, il n’existe pas de circonstances particulières de nature à exiger une présence constante de la requérante en Allemagne. Le fils ne sera pas chargé de s’occuper de sa mère. Les rapports entre adultes au sein d’une famille ne bénéficient pas nécessairement de la protection spécifique de la vie familiale consacrée à l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, § 34, 13 février 2001, et Yilmaz c. Allemagne, no 52853/99, § 44, 17 avril 2003). Le maintien de contacts avec son fils serait positif mais pourrait être assuré, puisqu’il s’agit d’adultes, par téléphone et e-mails ou encore, à l’occasion, grâce à quelques voyages au Pakistan.

51. Pour ce qui est de la vie privée de la requérante, la Cour examinera les autres liens de l’intéressée avec l’Allemagne, le pays hôte. Avant de tomber malade, la requérante s’était intégrée sur le marché du travail allemand où elle exerçait l’activité de femme de ménage. Si elle a fait état de la durée de son long séjour en Allemagne et de son travail, elle n’a toutefois pas apporté de preuve supplémentaire d’autres relations sociales (Trabelsi c. Allemagne, no 41548/06, § 62, 13 octobre 2011, Lukic c. Allemagne (déc.), no 25021/08, 20 septembre 2011, et Mutlag c. Allemagne, no 40601/05, § 58, 25 mars 2010).

52. S’agissant des liens avec le pays de destination, la Cour relève que la requérante ne conteste pas qu’elle a toujours de la famille au Pakistan et que la culture et la langue de ce pays lui sont encore familières. On peut donc en conclure qu’il ne lui serait pas impossible de se réintégrer au Pakistan (Savasci c. Allemagne (déc.), no 45971/08, § 28, 19 mars 2013). La requérante n’a par ailleurs pas fourni de détails particuliers sur une éventuelle persécution pour des motifs religieux. La Cour prend note de ce que des proches de la requérante ont déclaré refuser de la prendre chez eux ou de lui rendre visite dans une institution psychiatrique. La Cour admet dès lors qu’il ne semble pas exister de forts liens familiaux mais elle n’en considère pas moins qu’il ne paraît pas impossible que des contacts avec la famille soient maintenus voire renforcés (Trabelsi, précité, § 63).

53. La Cour prend également en considération la circonstance particulière des problèmes de santé de la requérante et tient compte des implications de ceux-ci pour apprécier les éventuelles conséquences du retour de la requérante dans un pays où elle ne dispose guère d’un réseau social (Emre, précité, § 83). En ce qui concerne l’état de santé spécifique de la requérante, la Cour observe qu’en principe, le traitement médical qu’il requiert est disponible au Pakistan. La Cour n’ignore pas les problèmes auxquels la requérante pourrait être confrontée pour obtenir les soins nécessaires sans l’aide de ses proches ou d’un soignant extérieur à la famille. Elle ajoute toutefois que la requérante recevra une pension en euros qui, au vu de sa valeur au Pakistan, pourrait lui permettre d’obtenir une assistance supplémentaire. Il convient enfin de ménager un juste équilibre entre les intérêts des différentes parties. Pour conclure, la Cour estime que sans nier les difficultés qui attendent la requérante au Pakistan, les problèmes auxquels elle sera éventuellement confrontée ne sont pas d’un poids propre à constituer un obstacle insurmontable à son retour dans ce pays.

54. La Cour ne doute pas que l’expulsion de la requérante vers le Pakistan pourrait avoir un impact sérieux sur la vie privée de la requérante. Il serait nettement plus difficile pour elle que pour n’importe qui de se ré-établir au Pakistan. Il n’en demeure pas moins qu’on ne peut ignorer le danger que la requérante continue de représenter pour la sûreté publique (voir, mutatis mutandis, Anam, décision précitée).

55. La Cour fait observer de plus que les juridictions internes ont en principe abordé et examiné l’ensemble des facteurs susmentionnés. La Cour estime qu’en l’espèce, leur appréciation du poids respectif à accorder à chacun d’eux n’a pas excédé la marge d’appréciation dont elles disposent dans pareil cas.

56. Au vu de l’ensemble des circonstances et compte tenu de la marge d’appréciation reconnue aux États par l’article 8 § 2 de la Convention, la Cour considère que les autorités allemande n’ont pas manqué à leur obligation de ménager un juste équilibre entre les intérêts de la requérante au regard de sa vie privée d’un côté et la garantie de la sûreté publique de l’autre. Pour conclure, la Cour estime qu’en fin de compte, l’expulsion de la requérante serait proportionnée aux buts poursuivis et pourrait passer pour nécessaire dans une société démocratique. En conséquence, l’expulsion n’emporterait pas violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

57. La requérante allègue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention que les juridictions internes n’ont pas enquêté sur l’ensemble des faits pertinents et qu’il y a donc eu violation de la garantie d’un procès équitable.

58. La Cour estime que le fait que l’expulsion puisse avoir des répercussions sur la vie de la requérante ne saurait suffire à faire entrer cette procédure dans le domaine des droits civils protégés par l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour considère en outre que la mesure d’interdiction du territoire ne porte pas davantage sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale (Maaouia c. France [GC], no 39652/98, §§ 38-40, CEDH 2000‑X). Partant, la Cour estime que l’article 6 § 1 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Il s’ensuit que le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

59. Cette partie de la requête est irrecevable en vertu de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée par application de l’article 35 § 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 8 de la Convention recevable et le reste de la requête irrecevable;

2. Dit, par six voix contre une, que l’expulsion de la requérante vers le Pakistan n’emporterait pas violation de la Convention ;

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 23 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente du juge Zupančič ;

– déclaration de la juge Yudkivska.

M.V.
C.W.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE ZUPANČIČ

À mon grand regret, je ne puis souscrire à la conclusion d’une absence de violation de la Convention en l’espèce.

Les faits de la cause sont dans une certaine mesure comparables à ceux de l’affaire A.A. c. Royaume-Uni[1] et ne sont pas sans rappeler également ceux de l’affaire Aswat c. Royaume-Uni[2]. Au cœur de ces trois affaires se trouve un étranger qui a commis un acte répréhensible et est visé par une mesure d’expulsion ou d’extradition prise par les autorités de l’État de séjour.

Les deux affaires précitées auraient dû fournir à la Cour des raisons suffisantes pour se prononcer ici de manière différente.

Dans Aswat, la Cour a jugé que l’extradition du requérant – un schizophrène paranoïaque – vers les États-Unis s’analyserait en une violation de l’article 3 précisément en raison de la vulnérabilité du requérant liée à sa maladie mentale. Dans cette affaire toutefois, le requérant devait être extradé vers un milieu bien structuré, certes carcéral, dans lequel, d’après les assurances expresses données par le ministère de la Justice des États-Unis, il serait tenu compte de ses problèmes mentaux.

La Cour n’en a pas moins jugé, dans Aswat, que le simple changement de cadre – du milieu protégé de l’Hôpital (psychiatrique) de Broadmoor à l’établissement aux États-Unis – serait suffisamment grave et traumatisant pour être contraire à l’article 3 de la Convention. Il importe donc de bien avoir à l’esprit que, dans le cas présent, la requérante serait à l’inverse transférée au Pakistan dans un milieu dépourvu de toute structure et que l’incertitude la plus complète règne quant aux possibilités qu’elle aurait de continuer le traitement requis par son état psychique dans un pays qu’elle a quitté il y a 23 ans et où ses proches ont déjà déclaré ne pas vouloir s’occuper d’elle.

Dans A.A. c. Royaume-Uni, la requête était présentée comme en la présente affaire sur le terrain de l’article 8. Le requérant s’était rendu coupable à l’âge de treize ans d’un viol et avait été condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans dans un établissement pour mineurs délinquants. Par la suite, la question se posa de savoir si la Convention autorisait son expulsion envisagée vers le Nigéria du fait de cet acte au vu de ce qu’entre 13 ans et 29 ans il n’avait commis aucune nouvelle infraction. Sa vie de famille s’entendait de ses relations avec sa mère et ses sœurs. Après s’être livrée à un examen minutieux de l’ensemble des éléments en jeu, et notamment de la situation existant au moment de l’expulsion considérée, la Cour a déclaré ce qui suit :

(§ 67) :

« Toute autre approche rendrait purement théorique et illusoire la protection reconnue par la Convention en autorisant les États contractants à expulser des requérants des mois, voire des années après l’adoption d’une décision définitive même si pareille expulsion se révélait disproportionnée au regard des développements ultérieurs. » (Les caractères en italique sont de nous)

La Cour a ajouté (§ 68) :

« (...) lorsque l’expulsion vise à répondre à l’objectif de défense de l’ordre ou de prévention des infractions pénales, le laps de temps écoulé depuis la perpétration de l’infraction et la conduite du requérant pendant cette période revêtent une importance toute particulière. » (Les caractères en italique sont de nous)

Dans la présente affaire, la requérante n’a pas non plus récidivé pendant 11 ans à supposer que l’on puisse soutenir aux fins de la discussion que, démente atteinte de schizophrénie et de déficience mentale, elle avait bien d’abord « commis une infraction ». À la lumière des développements de la Cour dans Aswat et dans A.A., l’expulsion d’une femme schizophrène âgée de 53 ans au motif qu’elle représenterait un danger « pour la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales » est nettement incompatible avec la jurisprudence de la Cour.

D’après le paragraphe 13 de l’arrêt, la requérante a commis un « homicide involontaire » alors qu’elle était dans un état d’incapacité mentale puisqu’à l’époque des faits, elle souffrait d’une psychose aigüe. Un expert médical attesta qu’elle présentait des symptômes de schizophrénie et de déficience mentale.

Il est vrai que la démence est une excuse (cause de non-imputabilité), non un fait justificatif. Le droit allemand distingue entre les motifs d’exclusion de l’illégalité même de l’acte (telle la légitime défense) d’un côté, et les motifs d’exclusion de la seule responsabilité pénale (telle la démence), de l’autre. La common law connaît également cette distinction entre fait justificatif (qui porte sur l’acte) et excuse (qui concerne l’auteur).

La question se pose donc de savoir si une personne atteinte de démence a ou non commis un acte répréhensible. Pour la doctrine fondamentale du droit pénal, l’acte est une émanation de la personnalité de son auteur et, dès lors, il est difficile de soutenir que la personne qui n’a pas toute sa raison a commis cet acte. Le lien de causalité requis pour le constat de l’excuse de démence se rattache à la maladie mentale. La conséquence logique est que la cause est la maladie mentale. L’auteur, lui, ne peut être tenu responsable, ce qu’a parfaitement compris Shakespeare :

« Ceux qui sont ici présents savent et vous devez avoir

appris de quel cruel égarement j’ai été affligé.

Si j’ai fait quelque chose

qui ait pu irriter votre caractère, votre honneur,

votre rancune, je le proclame ici acte de folie.

Est-ce Hamlet qui a offensé Laertes ? Ce n’a jamais été Hamlet.

Si Hamlet est enlevé à lui-même,

et si, n’étant plus lui-même, il offense Laertes,

alors, ce n’est pas Hamlet qui agit : Hamlet renie l’acte.

Qui agit donc ? Sa folie. S’il en est ainsi,

Hamlet est du parti des offensés,

le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemi. »[3]

Toutefois, si une personne se rend coupable d’atteinte à la vie d’une personne (terme neutre) alors qu’elle se trouve dans un état d’incapacité mentale, autrement dit qu’elle est démente, pareil acte ne peut être qualifié juridiquement d’« homicide involontaire » dès lors que le critère de droit pénal au sens strict interdit qu’une personne démente puisse commettre une infraction. Le premier critère de l’arrêt Üner (précité) vise la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant alors qu’en l’espèce, la requérante n’a tout simplement pas commis d’infraction du tout. La Cour n’en parle pas moins au paragraphe 54 du présent arrêt du « danger que la requérante [âgée désormais de 52 ans] continue de représenter pour la sûreté publique », ce qui justifie soi-disant son expulsion vers le Pakistan.

Dans les affaires A.A. c. Royaume-Uni et Aswat c. Royaume-Uni, des situations comparables à celle en l’espèce ont donné lieu à une conclusion en sens inverse. Dans A.A. le « maintien du danger » que constituait pour la sûreté publique la présence du requérant n’a pas, quoique la jeunesse de ce dernier rendît plus plausible la possibilité de récidive, influencé de manière décisive l’issue de l’affaire ; la Cour a jugé le danger insignifiant. En la présente espèce, il est donc absurde de soutenir qu’une femme de 53 ans, atteinte de schizophrénie et d’oligophrénie qui a été inoffensive pendant 11 ans représente toujours un danger objectif pour la sûreté publique parce qu’elle continue à suivre un traitement antipsychotique.

De plus, les troubles psychologiques dont souffre la requérante ne pourront à l’évidence que s’aggraver avec son expulsion hors du pays, l’Allemagne, dans lequel elle vit depuis 23 ans vers le Pakistan où même ses proches n’ont aucune envie de s’occuper d’elle. Arracher de force une personne souffrant de schizophrénie et de déficience mentale au milieu auquel elle est habituée ne saurait se comparer à l’expulsion, comme dans l’affaire A.A., d’une personne normale en pleine possession de ses facultés mentales.

En d’autres termes, il ne saurait être question de ces 250 euros qu’elle recevra de l’Allemagne à titre de pension et qui lui permettraient vraisemblablement de payer ses médicaments. Ce qui est clair, c’est qu’au vu de la fragilité de la santé mentale de la requérante, l’expulsion de celle‑ci vers le Pakistan causera un dommage irréparable à son état psychologique.

Conclure à une éventuelle violation de la Convention en l’espèce en cas d’expulsion de la requérante aurait empêché une tragédie. L’empathie ne commandait pas moins.[4]

DÉCLARATION DE LA JUGE YUDKIVSKA

J’ai voté avec la majorité en faveur de l’absence de violation de l’article 8 dans la présente affaire; je ne l’ai fait toutefois que pour les raisons exposées aux paragraphes 52-53 de l’arrêt, à savoir qu’il ne semble pas impossible, pour la requérante, de se réintégrer au Pakistan qui offre par ailleurs le traitement médical dont elle a besoin.

Mais je m’oppose avec force à l’application du critère de l’arrêt Üner en l’espèce dans la mesure où l’on ne saurait prétendre que la requérante a commis une infraction au sens du droit pénal. À cet égard, je partage entièrement le point de vue exprimé par le juge Zupančič dans son opinion dissidente.

* * *

[1]. A.A. c. Royaume-Uni, no 8000/08, 20 septembre 2011.

[2]. Aswat c. Royaume-Uni, no 17299/12, 16 avril 2013.

[3]. W. Shakespeare, Hamlet

[4]. Voir l’opinion dissidente fort convaincante du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire récente S.J. c. Belgique (radiation) [GC], no 70055/10, 19 mars 2015.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-154235
Date de la décision : 23/04/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Expulsion) (Conditionnel) (Pakistan)

Parties
Demandeurs : KHAN
Défendeurs : ALLEMAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GABSA E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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