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14/04/2015 | CEDH | N°001-153765

CEDH | CEDH, AFFAIRE LÜTFİYE ZENGİN ET AUTRES c. TURQUIE, 2015, 001-153765


ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE LÜTFİYE ZENGİN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 36443/06)

ARRÊT

STRASBOURG

14 avril 2015

DÉFINITIF

14/07/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Lütfiye Zengin et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Dragoljub Popov

ić,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en...

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE LÜTFİYE ZENGİN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 36443/06)

ARRÊT

STRASBOURG

14 avril 2015

DÉFINITIF

14/07/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Lütfiye Zengin et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36443/06) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt-quatre ressortissantes de cet État (« les requérantes »), dont les noms figurent en annexe, ont saisi la Cour le 14 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Me M. Beştaş, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérantes se plaignent notamment d’une atteinte à leur droit à la réunion pacifique. Elles se plaignent également de la privation de liberté qu’elles ont subie au motif qu’elle était irrégulière, et elles en dénoncent la durée. Elles invoquent les articles 5, 6 et 10 de la Convention.

4. Le 18 janvier 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Le 28 janvier 2014, les parties ont été invitées à présenter des observations complémentaires.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérantes, dont les noms et années de naissance sont indiqués en annexe, résident à Diyarbakır.

6. Le 22 février 2006, à midi, les requérantes se réunirent avenue Koşuyolu à Diyarbakır. Elles menèrent un sit-in de protestation, s’enchaînant les unes aux autres, et bloquèrent la circulation.

7. Aux environs de 13 heures, sur ordre du procureur de Diyarbakır, toutes les requérantes furent arrêtées et conduites à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakır pour recueil de leurs dépositions.

8. Tout de suite après, à 14 h 10, un procès-verbal d’arrestation fut établi et signé par les agents de police et les requérantes. Le procès-verbal indiquait que les intéressées avaient bloqué la circulation en menant un sit-in, avaient déployé une bannière au sol sur laquelle était inscrite la phrase « Sayın Abdullah Öcalan siyasi irademizdir » (« M. Abdullah Ӧcalan est notre volonté politique ») et avaient scandé « Biji Barış » (« Vive la paix »). En outre, il était noté dans le procès-verbal que les policiers avaient mis en garde les requérantes, à l’aide d’un mégaphone : ils leur avaient signalé qu’elles devaient cesser leur manifestation, qui – selon eux – était contraire à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, et qu’elles avaient illégalement restreint les droits des autres personnes. Le procès-verbal précisait que la police avait ouvert la circulation et dispersé les requérantes après un deuxième avertissement, sur ordre du procureur. Par ailleurs, selon le procès-verbal, le procureur de la République, informé de l’évènement, avait ordonné d’une part l’arrestation des requérantes pour recueil de leurs dépositions et d’autre part leur libération après cet acte, et il avait également demandé la transmission du dossier d’enquête au parquet.

9. Toujours le même jour, entre 15 h 15 et 18 h 35, les dépositions des requérantes furent recueillies par la police, en présence des avocats des intéressées et d’un interprète. Les requérantes déclarèrent avoir participé à la manifestation de leur plein gré dans le but de soutenir, de manière pacifique, le processus de paix entre les forces de l’ordre et le PKK (organisation illégale armée) et d’obtenir une amnistie générale pour les détenus politiques. Toutes les requérantes, à l’exception de cinq d’entre elles, indiquèrent les adresses de leurs domiciles.

Il ressort du dossier que, en dépit de l’ordre du procureur de la République, les requérantes n’ont pas été libérées après le recueil de leurs dépositions.

10. Le lendemain, le 23 février 2006, à une heure non précisée, les requérantes furent traduites devant le procureur de la République de Diyarbakır. Assistées de leurs avocats et d’un interprète, elles réitérèrent leurs déclarations faites à la police et affirmèrent ne pas avoir connaissance de l’existence de la bannière soutenant Abdullah Öcalan. Les avocats des requérantes demandèrent la libération de leurs clientes.

11. Toujours le même jour, à 19 h 15, les requérantes furent traduites devant la cour d’assises de Diyarbakır. Assistées de leurs avocats et d’un interprète, elles réitérèrent leurs déclarations faites à la police et au parquet. Les avocats demandèrent à nouveau l’élargissement de leurs clientes, en soutenant que ces dernières avaient mené une action qui ne consistait pas en de la propagande en faveur d’une organisation illégale et qu’elles avaient simplement pris part à une manifestation pacifique dans les limites de leur droit à la liberté d’expression. En outre, ils déclarèrent que, alors que le procureur avait donné l’ordre de libérer les requérantes après le recueil de leurs dépositions, les intéressées étaient maintenues en garde à vue illégalement sous prétexte que leurs adresses fixes n’étaient pas établies. Ils déclarèrent également que, compte tenu de l’acte reproché à leurs clientes – lequel ne pouvait être d’après eux examiné que sur le terrain de l’article 215 du code pénal (« le CP ») –, le placement en détention provisoire serait une mesure trop sévère et qu’il convenait de prendre en considération les mesures alternatives telles que la libération sous caution ou le placement sous contrôle judiciaire.

12. La cour d’assises ordonna le placement des requérantes en détention provisoire sans se prononcer sur les demandes d’application de mesures alternatives. La partie pertinente en l’espèce de sa décision peut se traduire comme suit :

« Compte tenu de la nature de l’infraction reprochée aux suspectes, à savoir de[s actes de] propagande en faveur d’une organisation terroriste, le PKK, de l’état de[s] preuves, de l’existence de forts soupçons [et] du fait que l’infraction reprochée constitue un crime contre l’ordre constitutionnel, il convient d’ordonner la mise en détention de toutes les suspectes, en application de l’article 100 du code de procédure pénale (...) »

13. Le 24 février 2006, les avocats des requérantes formèrent opposition à la décision de la cour d’assises. Cette dernière rejeta l’opposition, considérant que « le motif de la mise en détention mentionné dans la décision attaquée [était] conforme à la loi ».

14. À cette même date, le procureur de Diyarbakır déposa un acte d’accusation et inculpa les requérantes de propagande en faveur d’une organisation terroriste, infraction réprimée par l’article 220 § 8 du CP. Le procureur soutint notamment que l’action des requérantes faisait partie de la stratégie générale de ladite organisation, qui visait à se politiser et à diffuser sa propagande en publiant des communiqués de presse et à organiser des manifestations en mettant en évidence des sujets tels que les conditions de détention d’Abdullah Ӧcalan, l’appel à une amnistie générale, et l’appel à la protection constitutionnelle de l’identité kurde. Il conclut notamment que le déploiement d’une bannière sur laquelle était inscrite la phrase « M. Abdullah Ӧcalan est notre volonté politique » constituait de la propagande en faveur des buts poursuivis par l’organisation terroriste en question.

15. Le 1er mars 2006, la procédure pénale débuta devant la cour d’assises de Diyarbakır, qui examina d’office le maintien en détention des requérantes dans le cadre de son examen préliminaire de l’affaire. La cour d’assises ordonna le maintien des requérantes en détention provisoire. La partie pertinente en l’espèce de sa décision, telle qu’elle ressort du procès-verbal relatif à l’ouverture du procès (« tensip tutanağı »), peut se traduire comme suit :

« (...) compte tenu de la nature de l’infraction reprochée aux [accusées] et de l’existence de forts soupçons appuyés par l’état des preuves et des éléments concrets, du risque de fuite des accusées, du fait que l’infraction reprochée constitue une infraction classée parmi les infractions contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, il convient de maintenir les accusées en détention provisoire (...) »

16. Le 30 mars 2006, les requérantes furent entendues par la cour d’assises. Elles déclarèrent avoir simplement exercé leur droit à la liberté d’expression. À la fin de l’audience, la cour d’assises ordonna l’élargissement des requérantes, en tenant compte de la durée de la période qu’elles avaient déjà passée en détention (« bihakkın tahliye »).

17. À l’audience du 18 juillet 2006, la cour d’assises de Diyarbakır déclara les requérantes coupables de l’infraction reprochée et les condamna chacune à une peine d’emprisonnement de dix mois, en application de l’article 220 § 8 du CP.

18. Le 2 février 2010, la Cour de cassation infirma le jugement de la juridiction de première instance, considérant que l’acte reproché relevait de l’article 215 du CP.

19. Le 13 mai 2010, la cour d’assises de Diyarbakır déclara les requérantes coupables de l’infraction d’éloge d’un crime et d’un criminel sur le fondement de l’article 215 du CP et les condamna en conséquence à une peine de trois mois d’emprisonnement, qui fut ramenée à deux mois et quinze jours compte tenu de la bonne conduite des intéressées durant le procès. En application de l’article 231 § 5 du code de procédure pénale (« le CPP »), elle différa également le prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geri bırakılması) et ordonna le placement sous contrôle des accusées pendant cinq ans. En outre, elle décida d’interdire aux requérantes de participer à toute sorte de réunion ou manifestation organisées dans le département de Diyarbakır pendant un an. Enfin, elle mit fin à la procédure pour autant qu’elle concernait Mme Ayşe Aslan, décédée le 4 février 2008 en cours d’instance.

20. L’arrêt de la cour d’assises est devenu définitif le 31 mai 2010.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

21. L’article 19 § 8 de la Constitution dispose :

« Toute personne privée de sa liberté pour quelque motif que ce soit a le droit d’introduire un recours devant une autorité judiciaire compétente afin qu’elle statue à bref délai sur son sort et, au cas où cette privation serait illégale, ordonne sa libération. »

22. L’article 34 de la Constitution dispose :

« Chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable.

(...)

Les formes, les conditions et la procédure applicables à l’occasion de l’exercice du droit d’organiser des réunions et des manifestations sont déterminées par la loi. »

B. Le code pénal

23. À l’époque des faits, l’article 215 du CP était ainsi libellé :

« Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »

Ledit article a été modifié par la loi no 6459 du 11 avril 2013. Il peut désormais se lire comme suit :

« Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis dans le cas où, de ce fait, surgit un danger clair et imminent au regard de l’ordre public est passible d’une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »

24. L’article 220 § 8 du CP, intitulé « création d’une organisation en vue de commettre des infractions » prévoit ceci :

« Quiconque fait de la propagande d’une organisation [créée en vue de commettre des infractions] ou de son but est passible d’une peine allant d’un an à trois ans d’emprisonnement. »

25. Les infractions prévues aux articles 215 et 220 du CP figurent parmi les infractions dirigées contre la paix publique, et non parmi les infractions dirigées contre la sécurité de l’État ou l’ordre constitutionnel.

C. Le code de procédure pénale

26. La partie pertinente en l’espèce de l’article 91 du CPP est ainsi libellée :

« (...) Si elle n’a pas été libérée par le procureur de la République, la personne arrêtée peut être placée en garde à vue aux fins de compléter l’instruction (...) »

27. À l’époque des faits, l’article 100 du CPP pouvait se lire comme suit :

« 1. S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’une fuite (...),

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, dissimulation ou altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou les autres personnes (...) »

Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention. Les infractions prévues aux articles 215 et 220 § 8 du CP ne figurent pas parmi ces infractions. Les parties pertinentes de l’article 100 § 3 du CPP peuvent se traduire comme suit :

« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence de motif de détention :

a) Les infractions suivantes prévues par le code pénal no 5237 du 26.9.2004 ;

1. Génocide et crimes contre l’humanité (articles 76, 77, 78),

2. Homicide volontaire (articles 81, 82, 83),

3. Blessure volontaire avec arme (article 86 § 3 e) et blessure volontaire aggravée (...) (article 87),

4. Torture (articles 94, 95),

5. Agression sexuelle (article 102, à l’exception du premier paragraphe),

6. Abus sexuel des enfants (article 103),

7. Trafic de stupéfiant (article 188),

8. Vol (articles 141, 142) et vol aggravé (articles 148, 149),

9. Création d’une organisation en vue de commettre des infractions (article 220, à l’exception des paragraphes 2, 7 et 8),

10. Crimes contre la sûreté de l’État (articles 302, 303, 304, 307, 308),

11. Crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),

b. Trafic d’arme (...)

c. Détournement de fonds (...)

d. Crimes prévues par la loi relative à la lutte contre la contrebande et réprimées par une peine d’emprisonnement (...)

e. Crimes prévues par les articles 68 et 74 de la loi relative à la protection du patrimoine culturelle et naturelle (...)

f. (...) mettre volontairement le feu aux forêts (...) »

28. À l’époque des faits, en application de l’article 109 du CPP, même si les motifs de détention étaient réunis, le juge avait la possibilité de placer un suspect qui encourait au maximum une peine d’emprisonnement de trois ans sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner sa détention.

29. L’article 141 § 1 d) du CPP dispose ce qui suit :

« 1) Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, toute personne :

(...)

d) qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’est pas traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai,

(...)

peut demander à l’État l’indemnisation de tous ses préjudices matériels et moraux. »

30. L’article 142 § 1 du CPP relatif aux conditions de la demande d’indemnisation se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être formulée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement est devenu définitif. »

D. La loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques

31. À l’époque des faits, l’article 10 de la loi no 2911 était ainsi libellé :

« Pour qu’une réunion puisse se tenir, la préfecture ou la sous-préfecture du lieu de la manifestation doit être informée pendant ses heures d’ouverture, et au moins quarante-huit heures avant le début de la réunion, par un préavis portant la signature de tous les membres du comité d’organisation [de ladite manifestation] (...) »

32. L’article 22 de la loi susmentionnée interdit les manifestations et défilés sur les voies publiques, ainsi que dans les parcs, les lieux de culte et les bâtiments abritant des services publics. Les manifestations organisées sur les places publiques doivent respecter les consignes de sécurité et ne doivent entraver ni la circulation des individus ni celle des transports publics. Enfin, l’article 24 de la même loi prévoit que les manifestations et défilés contraires aux dispositions qui précèdent seront dispersés par la force sur ordre de la préfecture et après sommation adressée aux manifestants.

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE

33. La Cour relève, au vu de l’arrêt de la cour d’assises de Diyarbakır du 13 mai 2010 et des observations du Gouvernement, que Mme Ayşe Aslan, l’une des requérantes, est décédée le 4 février 2008. Elle note cependant qu’aucune information n’a été fournie par les avocats des requérantes concernant ses héritiers.

34. La Cour rappelle que, dans plusieurs affaires où un requérant était décédé pendant la procédure, elle a pris en compte la volonté de poursuivre celle-ci exprimée par des héritiers ou parents proches. À l’inverse, elle a pour pratique de rayer les requêtes du rôle lorsqu’aucun héritier ou parent proche ne veut poursuivre l’instance (Karner c. Autriche, no 40016/98, §§ 22-23 CEDH 2003‑IX). En l’espèce, la Cour observe qu’aucun héritier légal de la requérante n’a présenté de demande de maintien de la requête. Elle estime par ailleurs qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles n’exige la poursuite de l’examen de la requête pour autant qu’elle a été introduite par Mme Ayşe Aslan. En conséquence, la Cour décide de rayer la requête du rôle en ce qu’elle concerne cette requérante.

II. SUR LE GRIEF TIRÉ DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

35. Les requérantes se plaignent de l’intervention de la police lors de la manifestation, de leur arrestation ultérieure et de la procédure pénale dirigée contre elles, lesquelles constituaient – à leurs yeux – une violation de leur droit à la liberté d’expression. Elles invoquent l’article 10 de la Convention.

La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11 de la Convention, lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de le prendre en considération séparément (voir, mutatis mutandis, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202). Il convient dès lors d’examiner les griefs des requérantes sur le terrain de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10.

La partie pertinente de l’article 11 est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Sur la recevabilité

36. Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes à leur disposition, indiquant qu’elles ne se sont pas prévalues de leur droit à la liberté de réunion pacifique devant les juridictions nationales.

37. Les requérantes contestent cette thèse.

38. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI). L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 142, CEDH 2010). Cela signifie que, si le requérant n’a pas invoqué les dispositions de la Convention, il doit avoir soulevé des moyens d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, afin d’avoir donné l’occasion aux juridictions nationales de remédier en premier lieu à la violation alléguée (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 144).

39. La Cour observe que les requérantes ont déclaré, à maintes reprises, que leur action n’était pas de la propagande illégale et qu’elles avaient simplement pris part à une manifestation pacifique (paragraphes 9-11 ci‑dessus). Elle note par ailleurs que, devant la cour d’assises, elles s’étaient prévalues de leur droit à la liberté d’expression (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour estime que les requérantes ont donc fourni aux juridictions internes l’occasion de remédier à la violation alléguée et elle conclut au rejet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.

40. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

41. Les requérantes déclarent que leur manifestation avait un caractère pacifique. Elles soutiennent que le déploiement d’une bannière au sol sur laquelle était inscrite la phrase « M. Abdullah Ӧcalan est notre volonté politique » ne saurait justifier l’ingérence litigieuse. À cet égard, se référant à la jurisprudence de la Cour (Bahçeci et Turan c. Turquie, no 33340/03, § 31, 16 juin 2009), elles considèrent que cette expression, qui d’après elles n’exhorte ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, est protégée par l’article 10 de la Convention.

42. À titre préliminaire, le Gouvernement conteste les thèses des requérantes et soutient qu’il n’y a pas eu ingérence dans le droit à la liberté de réunion pacifique des intéressées. Il déclare que la manifestation en question constituait une infraction au regard de l’article 215 du CP et que pareille action, qui selon lui visait à soutenir une organisation terroriste, ne saurait être considérée comme une réunion pacifique au sens de l’article 11 de la Convention. À cet égard, il considère que la manifestation en question était illégale dès lors qu’elle n’avait pas été préalablement déclarée aux autorités compétentes. Il ajoute que la manifestation avait commencé aux environs de midi et que la police s’était abstenue d’intervenir jusqu’à 13 heures. De plus, il explique que les requérantes avaient continué leur sit-in et avaient bloqué la circulation pendant une heure, en dépit des avertissements des policiers, et qu’elles avaient finalement été dispersées à la suite d’un ordre émanant du parquet pris en application de la loi no 2911.

43. À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que, à supposer qu’il y ait eu une ingérence, celle-ci était prévue par la loi et visait des buts reconnus comme légitimes par le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la prévention du crime. En outre, il estime que l’ingérence alléguée était proportionnée et nécessaire aux fins de protection de l’ordre public. De plus, il réitère son argument selon lequel la manifestation avait été tolérée pendant une heure, bien que non autorisée.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

44. La Cour note que les requérantes, vingt-quatre femmes, s’étaient engagées dans une action collective afin de soutenir le processus de paix et d’obtenir une amnistie générale pour les détenus politiques. Pour atteindre leur but, les intéressées s’étaient réunies à Diyarbakır et avaient mené un sit-in, s’enchaînant les unes aux autres, et une bannière avait également été déployée au sol. La Cour observe toutefois qu’il n’est pas allégué que la manifestation ne s’était pas déroulée de manière pacifique. Partant, la Cour ne doute pas que les mesures prises par les autorités constituaient une ingérence dans l’exercice du droit des requérantes à la liberté de réunion pacifique (voir, notamment, Cisse c. France, no 51346/99, § 40, CEDH 2002‑III (extraits), et Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 30, CEDH 2006‑XIII).

b) Sur la justification de l’ingérence

45. La Cour relève qu’il n’est pas contesté que l’ingérence constatée avait une base légale, à savoir les articles 22 et 24 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (paragraphes 31-32 ci-dessus), et était ainsi « prévue par la loi » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. Il reste à déterminer si cette ingérence poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

46. En premier lieu, la Cour note que, d’après le Gouvernement, l’ingérence poursuivait des buts légitimes, notamment la défense de l’ordre et la prévention du crime.

47. La Cour admet que la mesure litigieuse visait au moins un des buts reconnus comme légitimes par le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre.

48. En second lieu, s’agissant de la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour observe que le Gouvernement a avancé principalement deux éléments pour justifier l’ingérence en question : le contenu de la bannière déployée sur les lieux de la manifestation et le caractère de cette manifestation qu’il qualifie d’illégal. Par ailleurs, la Cour relève que, selon le Gouvernement, la police a toléré la manifestation pendant environ une heure en dépit de son caractère illégal.

49. En ce qui concerne le contenu de la bannière, la Cour observe que, selon le procès-verbal d’arrestation, lors de la manifestation, les requérantes avaient déployé au sol ladite bannière sur laquelle était inscrite la phrase « M. Abdullah Ӧcalan est notre volonté politique » et qu’elles avaient également scandé « Vive la paix ».

50. La Cour constate que ces écrits et slogans n’exhortent ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement. Il ne s’agit pas non plus d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération (voir, parmi plusieurs autres, Bahçeci et Turan, précité, § 31, et Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, § 29, 29 novembre 2011). Par ailleurs, elle note que les requérantes ont déclaré avoir participé à la manifestation dans le but de soutenir, de manière pacifique, le processus de paix et d’obtenir une amnistie générale pour les détenus politiques. De l’avis de la Cour, rien n’indique que la manifestation en question était susceptible de servir de tribune pour propager des idées de violence et de rejet de la démocratie et d’avoir un impact potentiellement néfaste qui justifiait sa dispersion rapide.

51. À cet égard, la Cour rappelle avoir toujours souligné que la liberté de réunion et le droit d’exprimer ses opinions à travers cette liberté font partie des valeurs fondamentales d’une société démocratique. L’essence de la démocratie tient à sa capacité à résoudre des problèmes par un débat ouvert. Des mesures radicales de nature préventive visant à la suppression de la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables certains points de vue ou termes utilisés puissent-ils paraître aux yeux des autorités et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril.

Dans une société démocratique fondée sur la prééminence du droit, les idées politiques qui contestent l’ordre établi et dont la réalisation est défendue par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité convenable d’être exprimées par l’exercice de la liberté de réunion ainsi que par d’autres moyens légaux (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 97, CEDH 2001‑IX).

52. Revenant à la présente affaire, pour ce qui est du caractère de la manifestation en question, la Cour se réfère aux principes fondamentaux qui sous-tendent sa jurisprudence relative à l’article 11 de la Convention (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 32, série A no 139, et Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 55-56, CEDH 2003 III).

53. La Cour observe que, dans la Constitution, aucune autorisation n’est requise pour l’organisation de manifestations publiques (paragraphe 22 ci‑dessus). En revanche, selon l’article 10 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, le dépôt d’un préavis est requis quarante-huit heures avant l’évènement (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour estime en l’espèce que, faute de préavis, la manifestation en question était irrégulière, ce que les requérantes ne contestent pas. La Cour rappelle toutefois qu’une situation irrégulière ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Cisse, précité, § 50).

54. En l’espèce, même si les requérantes avaient organisé la manifestation en question afin de soutenir le processus de paix entre les forces de l’ordre et le PKK, la Cour estime qu’il ne s’agissait pas toutefois d’une manifestation spontanée en réponse immédiate à un évènement actuel qui aurait pu dispenser les intéressées du respect de la règle du préavis. Par ailleurs, elle note que les requérantes ne se sont pas conformées à l’appel à la dispersion lancé par les forces de l’ordre et qu’elles ont tenté de poursuivre leur action. Sur ce point, elle rappelle que le droit d’organiser des manifestations spontanées ne peut permettre de passer outre à l’obligation de préavis que dans des circonstances particulières, à savoir lorsqu’une réponse immédiate à un évènement actuel le justifie ; en particulier, une telle dérogation à la règle générale peut être justifiée si un délai risque de rendre cette réponse obsolète (Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 38, 7 octobre 2008).

55. Ceci étant, après un examen approfondi, la Cour constate qu’aucun élément du dossier ne permet d’affirmer que le groupe de manifestantes présentait un danger pour l’ordre public, si ce n’est en raison d’éventuelles perturbations de la circulation. La Cour rappelle que les garanties de l’article 11 de la Convention s’appliquent à tous les rassemblements à l’exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés par des intentions violentes ou renient les fondements de la « société démocratique » (Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 80, 21 octobre 2010). En outre, il ne faut pas perdre de vue que toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne et de susciter des réactions hostiles ; la Cour estime toutefois que cette circonstance ne justifie pas non plus en soi une atteinte à la liberté de réunion.

56. Par ailleurs, dans la présente affaire, la Cour accorde un poids considérable au fait qu’était concerné un petit groupe composé de vingt‑quatre femmes, lesquelles avaient effectué un sit-in de protestation en s’enchaînant les unes aux autres, jusqu’à leur arrestation par les forces de sécurité dans l’heure qui avait suivi. Certes, la Cour pourrait admettre qu’il pouvait être nécessaire de restreindre l’exercice du droit de réunion pacifique des requérantes en raison des troubles à la circulation occasionnés par celles-ci (comparer avec Cisse, précité, § 52) ; toutefois, il ressort du procès-verbal d’arrestation que la police a pu ouvrir la circulation sans aucune difficulté majeure (paragraphe 8 ci-dessus). De toute manière, la Cour note que l’intervention de la police ne s’est pas arrêtée là : selon la chronologie des faits, les policiers ont par la suite dispersé les manifestantes et les ont arrêtées. Or, aucun élément du dossier ne montre que les manifestantes aient manifesté de la violence dans leurs intentions ou leurs actes. Ni le procureur dans son acte d’accusation ni le Gouvernement dans ses observations ne soutiennent d’ailleurs le contraire. De plus, dans leurs déclarations devant les autorités nationales, les requérantes ont constamment déclaré qu’elles souhaitaient attirer l’attention de l’opinion publique sur leurs revendications tendant à l’obtention d’une amnistie pour les prisonniers politiques et d’un cessez-le-feu – sujets qui avaient suscité de vives réactions et un débat à l’échelle nationale.

Aussi la Cour rappelle-t-elle qu’en l’absence d’actes de violence de la part de manifestants – ce qui est le cas en l’occurrence – il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de tout contenu (Oya Ataman, précité, § 42).

57. Qui plus est, la Cour souligne que le principe de proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées à l’article 11 § 2 de la Convention avec ceux d’une libre expression, par la parole, le geste ou même le silence, des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics. La recherche d’un juste équilibre ne doit pas conduire à décourager les individus, par peur de sanctions, à faire état de leurs convictions en pareilles circonstances (voir, mutatis mutandis, Ezelin, précité, § 52). Sur ce point, la Cour observe que le procureur, informé de la manifestation, a considéré, dans un premier temps, que l’évènement en question était irrégulier et a simplement demandé que les manifestantes soient arrêtées pour recueil de leurs dépositions et qu’elles soient ensuite libérées. En effet, selon le procès-verbal d’arrestation, ledit procureur n’a pas vu dans l’action des intéressées une quelconque infraction au sens de l’article 220 § 8 du CP (propagande en faveur d’une organisation terroriste) ou de l’article 215 du même code (éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime commis par elle). Même si les requérantes ont par la suite été placées en détention provisoire et condamnées pour une infraction au regard de l’article 215 du CP, la Cour ne doute pas que ces mesures très lourdes leur ont été imposées en raison de leur participation à une manifestation pacifique. En particulier, la privation de liberté subie par les intéressées pendant environ trente-six jours dans le cadre de la procédure pénale constituait une mesure manifestement disproportionnée, au vu des faits qui leur étaient reprochés (voir, mutatis mutandis, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 46, 24 janvier 2006). Il en va de même quant à l’interdiction qui leur a été imposée de participer à toute sorte de réunion ou manifestation organisées dans le département de Diyarbakır pendant un an. Enfin, la Cour rappelle avoir toujours dit qu’une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, être soumise à la menace d’une sanction pénale (Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 83, 18 juin 2013).

58. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce les mesures prises par la police afin de disperser la réunion pacifique des requérantes et l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre de ces dernières n’étaient pas nécessaires à la défense de l’ordre public, au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention, et étaient disproportionnées.

Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LE GRIEF TIRÉ DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

59. Les requérantes dénoncent leur maintien en garde à vue intervenu à la suite du recueil de leurs dépositions et leur mise en détention provisoire, en ce qu’ils auraient revêtu un caractère arbitraire : ainsi, elles soutiennent avoir été privées de liberté de manière irrégulière. Elles se plaignent également de la durée de leur détention provisoire. Elles invoquent l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention.

Invoquant l’article 5 § 5 de la Convention, les requérantes demandent également une indemnité pour les préjudices qu’elles disent avoir subis en raison de la violation alléguée de leur droit à la liberté. La Cour observe que cette question ne relève pas du fond de l’affaire et ne peut être examinée que dans le cadre de la satisfaction équitable. Par conséquent, elle se penchera sur ladite demande sur le terrain de l’article 41 de la Convention.

Les passages pertinents en l’espèce de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience (...) »

60. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

61. Se référant notamment à la décision Şefik Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, § 24, 16 octobre 2012), le Gouvernement excipe du non‑épuisement des voies de recours internes : il estime que les requérantes auraient pu déposer un recours en indemnisation devant les juridictions internes sur le fondement des articles 141 § 1 d) et 142 du CPP (paragraphes 29-30 ci-dessus), précisant que ces dispositions prévoient l’octroi d’indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues. Il ajoute que l’article 19 § 8 de la Constitution (paragraphe 21 ci‑dessus) prévoit également une voie de recours disponible.

62. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette règle est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant qu’elle n’en soit saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII, et, plus récemment, Simons c. Belgique (déc.), no 71407/10, § 23, 28 août 2012).

63. À cet égard, la Cour réaffirme que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies. Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes. Enfin, celui qui a exercé un recours de nature à remédier directement – et non de façon détournée – à la situation litigieuse n’est pas tenu d’en exercer d’autres éventuellement ouverts mais à l’efficacité improbable (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 52, CEDH 2013 (extraits)).

64. En matière de privation de liberté, la Cour rappelle avoir considéré dans de nombreuses affaires (Kolevi c. Bulgarie (déc.), no 1108/02, 4 décembre 2007, Rahmani et Dineva c. Bulgarie, no 20116/08, § 66, 10 mai 2012, Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 41, 6 novembre 2008, et Dolenec c. Croatie, no 25282/06, § 184, 26 novembre 2009) que, lorsqu’un requérant soutient qu’il a été détenu en méconnaissance du droit interne et lorsque la détention litigieuse a pris fin, une action en réparation à même d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnisation est en principe un recours effectif qui doit être exercé si son efficacité en pratique a été dûment établie. Dans les affaires précitées, la Cour a notamment cherché à répondre à la question de savoir si l’irrégularité ou l’illégalité d’une telle privation de liberté avait été préalablement reconnue en droit interne. En effet, dans l’affaire Kolevi (décision précitée), une haute juridiction avait reconnu que, dès le début, la privation de liberté subie par le requérant était illégale. De même, dans l’affaire Rahmani et Dineva (précitée, § 68), les juridictions internes avaient reconnu expressément que la détention du requérant avait été effectuée en méconnaissance à la fois du droit interne et de l’article 5 § 1 f) de la Convention. Pour ce qui est de l’affaire Gavril Yossifov (précitée, § 43), la Cour a tenu compte du fait que le requérant avait bénéficié d’un acquittement partiel, ce qui lui avait ouvert la possibilité d’obtenir une indemnisation. Enfin, dans l’affaire Dolenec (précitée, § 185), un tribunal national avait expressément reconnu que le délai légal de la détention avait déjà expiré et que le fait de maintenir le requérant en détention après cette expiration était contraire à la loi nationale.

65. En l’occurrence, la Cour observe que, contrairement aux affaires précitées, la présente espèce se caractérise par le fait qu’à aucun moment de la procédure interne les autorités nationales n’ont explicitement ou implicitement reconnu que la privation de liberté subie par les requérantes était irrégulière ou contraire à la loi. En particulier les demandes de libération présentées par celles-ci ont été, à maintes reprises, rejetées (paragraphes 9-11 et 13 ci-dessus). En outre, lors de la procédure qui s’est déroulée devant la cour d’assises de Diyarbakır, la régularité de la détention des requérantes n’avait pas été mise en doute.

66. Pour ce qui est du recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP, la Cour observe que ladite disposition a instauré une voie de recours uniquement pour contester la durée d’une privation de liberté. Or, en l’espèce, les requérantes se plaignent non seulement de la durée de la détention provisoire sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, mais elles dénoncent également la régularité de leur privation de liberté sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention. S’agissant de la décision Şefik Demir citée par le Gouvernement, la Cour souligne que celle-ci portait exclusivement sur la durée d’une détention provisoire, laquelle avait été d’environ sept ans, et que la régularité de la détention en question n’avait pas été contestée par M. Demir.

67. Au demeurant, la Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir. Il en va de même s’agissant de l’article 19 § 8 de la Constitution. En effet, la Cour rappelle que, dans l’affaire Yağcı et Sargın c. Turquie (8 juin 1995, § 42, série A no 319–A), elle a constaté que le Gouvernement n’était pas en mesure de fournir des exemples pertinents à la suite de recours introduits en vertu de l’article 19 § 8 de la Constitution (ibidem, et voir aussi, mutatis mutandis, Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII). Dès lors, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré que les recours prévus à l’article 141 § 1 d) du CPP et à l’article 19 § 8 de la Constitution ont acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisés par les requérantes aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention dans les circonstances de l’espèce. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.

68. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

69. Les requérantes allèguent avoir été privées de leur liberté de manière irrégulière, leur maintien en garde à vue intervenu à la suite du recueil de leurs dépositions et leur mise en détention provisoire ayant été arbitraires à leurs yeux. Elles déclarent être des femmes âgées ayant des domiciles fixes, et elles affirment que les policiers les ont maintenues en garde à vue sans aucun motif ou base légale, et ce en dépit de l’ordre du procureur qui avait ordonné leur libération après le recueil de leurs dépositions.

70. Par ailleurs, les requérantes soutiennent que, au vu des circonstances de l’espèce, leur placement en détention provisoire n’était pas indispensable et que les autorités ont recouru de manière abusive à la privation de liberté. Elles dénoncent à cet égard le caractère insuffisant et stéréotypé des motivations avancées par la cour d’assises pour ordonner leur placement en détention provisoire et rejeter leur demande d’élargissement. Elles estiment en effet que, compte tenu de l’infraction reprochée et de l’état des preuves, il était manifestement arbitraire de les placer en détention provisoire. Aux yeux des requérantes, la décision ordonnant leur mise en détention trouve sa cause dans la volonté de les punir pour avoir participé à une manifestation pacifique.

71. Le Gouvernement combat les thèses des requérantes et soutient que la mise en détention des requérantes était justifiée par des raisons plausibles au regard de l’article 100 du CPP. Par ailleurs, il indique que les requérantes avaient été condamnées pour les chefs qui leur avaient été reprochés.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la régularité du maintien en garde à vue des requérantes à la suite du recueil de leurs dépositions (article 5 § 1 de la Convention)

72. Les requérantes soutiennent qu’elles auraient dû être libérées après le recueil de leurs dépositions, conformément à l’ordre du procureur de la République. Selon elles, leur maintien en garde à vue après le recueil de leurs dépositions était illégal.

73. La question à trancher est donc celle de savoir si les requérantes ont été privées de leur liberté, à partir du 22 février 2006 à 18 h 35 jusqu’à leur comparution le lendemain à une heure non précisée devant le parquet, « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

74. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à sa liberté. En proclamant le « droit à la liberté », l’article 5 § 1 vise la liberté physique de la personne ; il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II, voir aussi, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012). Elle réaffirme ainsi que tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions que dresse l’article 5 § 1 de la Convention revêt un caractère exhaustif, et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000–IV).

75. En outre, la Cour rappelle que les termes « selon les voies légales » employés dans cette disposition renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté. En particulier, il est essentiel, en matière de privation de liberté, que le droit interne définisse clairement les conditions de détention et que la loi soit prévisible dans son application (Creangă, précité, § 101).

76. En l’espèce, la Cour note que les requérantes ont été arrêtées aux environs de 13 heures sur ordre du procureur, aux fins de recueil de leurs dépositions. Elle constate néanmoins qu’elles n’ont pas été remises en liberté pour autant à l’issue dudit recueil, alors que celui-ci avait pris fin à 18 h 35, et ce en dépit de l’ordre du procureur : les intéressées ont été maintenues en garde à vue jusqu’à leur comparution le lendemain devant le parquet compétent.

77. La Cour observe également que, alors que les avocats des requérantes avaient contesté le maintien en garde à vue de leurs clientes pendant la période précitée, les autorités nationales n’ont invoqué aucun motif – du moins par écrit – pour justifier cette privation de liberté. Elle note que, selon les avocats des requérantes, la nécessité d’établissement des adresses des intéressées était un prétexte à la privation de liberté susmentionnée (paragraphe 11 ci-dessus). Sur ce point, elle observe qu’il ressort du dossier que toutes les requérantes, à l’exception de cinq d’entre elles, avaient déclaré les adresses de leurs domiciles (paragraphe 9 ci-dessus).

78. La Cour rappelle avoir admis qu’il peut être normal, dans certaines circonstances, qu’un délai limité s’écoule avant qu’un détenu ne soit libéré (Quinn c. France, 22 mars 1995, § 42, série A no 311). Revenant à la présente affaire, elle note cependant que, aux termes de l’article 91 du CPP, si elle n’a pas été libérée par le procureur de la République, la personne arrêtée peut être placée en garde à vue aux fins de compléter l’instruction. (paragraphe 26 ci-dessus). Or, il ressort clairement du procès-verbal d’arrestation que le procureur a ordonné l’élargissement des requérantes après le recueil de leurs dépositions.

79. La Cour ne peut dès lors que constater que, en l’espèce, la privation de liberté qu’ont subie les requérantes le 22 février 2006 à partir de 18 h 35 jusqu’à leur comparution devant le procureur n’avait pas de base légale en droit interne. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

b) Sur la régularité de la mise en détention des requérantes (article 5 § 1 de la Convention)

80. La Cour observe que les requérantes contestent également la régularité de leur mise en détention provisoire. Selon les intéressées, au vu des circonstances de l’espèce, leur placement en détention provisoire n’était pas indispensable et les autorités avaient recouru de manière abusive à la privation de liberté.

81. La Cour réitère d’emblée le principe selon lequel un des éléments nécessaires à la régularité de la détention au sens de l’article 5 § 1 de la Convention est l’absence d’arbitraire. La privation de la liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures moins sévères ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (voir, mutatis mutandis, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III). Si d’autres mesures moins sévères sont suffisantes à cette fin, la détention provisoire n’est pas compatible avec l’article 5 § 1 c) de la Convention (Bolech c. Suisse, no 30138/12, § 45, 29 octobre 2013, voir aussi, Ambruszkiewicz c. Pologne, no 38797/03, §§ 29–32, 4 mai 2006, et Ladent c. Pologne, no 11036/03, § 55, 18 mars 2008). Lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur le caractère raisonnable d’une détention au titre de l’article 5 § 1 c) de la Convention, les autorités compétentes ont l’obligation de rechercher s’il n’existe pas des mesures alternatives à la poursuite de la détention (Tinner c. Suisse, nos 59301/08 et 8439/09, § 58, 26 avril 2011).

82. En l’occurrence, la Cour observe que les requérantes ont été arrêtées lors d’une manifestation irrégulière et qu’elles ont par la suite été condamnées pour une infraction prévue à l’article 215 du CP. Compte tenu de ces éléments, elle partira du principe que les intéressées peuvent être considérées comme ayant été détenues sur la base de « raisons plausibles de [les] soupçonner » d’avoir commis une infraction pénale.

83. Quant à la régularité de la détention des requérantes, la Cour note qu’en droit turc, tel qu’il ressort du libellé de l’article 100 du CPP (paragraphe 27 ci-dessus), le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe de forts soupçons à son encontre de commission de l’infraction reprochée et s’il existe, en outre, un motif de détention, tels un risque de fuite du suspect ou un risque d’altération des preuves et de pression sur les témoins, victimes ou autres personnes. Ces deux conditions sont cumulatives : à l’existence de forts soupçons doit venir s’ajouter, selon la loi, celle d’au moins un motif de détention. Enfin, même si ces deux conditions sont réunies, il convient d’envisager l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté.

84. La Cour observe qu’en l’espèce les requérantes ont été placées en détention provisoire, en application de la disposition précitée. Pour motiver la décision de placer les requérantes en détention, la cour d’assises a invoqué la nature de l’infraction reprochée, l’état des preuves et l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée sans toutefois se référer à des éléments concrets concernant les suspectes. En outre, cette juridiction a précisé que l’infraction en cause était un « crime contre l’ordre constitutionnel » (paragraphe 12 ci-dessus).

85. Or, en ce qui concerne la présente affaire, la Cour ne voit pas dans quelle mesure de tels arguments pouvaient constituer un motif de détention provisoire. En effet, les requérantes étaient accusées d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste par le biais d’une manifestation. Dans leurs dépositions recueillies par la police, le parquet et la cour d’assises, elles n’ont pas nié avoir participé à cet évènement. Par ailleurs, le parquet a déposé son acte d’accusation le 24 février 2006, c’est-à-dire le jour du placement des requérantes en détention provisoire, sans avoir besoin d’obtenir des preuves supplémentaires. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que le motif tiré de l’état des preuves pouvait justifier le placement des requérantes en détention provisoire.

86. Pour ce qui est de la nature de l’infraction, la Cour observe qu’il ressort des motivations avancées par la cour d’assises que cette dernière a considéré qu’il s’agissait d’un « crime contre l’ordre constitutionnel ». Il convient à cet égard de souligner que, pour certaines infractions, il existe en droit turc (article 100 § 3 du CPP – paragraphe 27 ci-dessus) une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes). La Cour note que, dans l’acte d’accusation présenté le 24 février 2006 – soit le jour du placement des requérantes en détention provisoire –, le parquet a retenu la qualification d’infraction réprimée par l’article 220 § 8 du CP et que, par la suite, les requérantes ont été condamnées en application de l’article 215 du CP. Toutefois, contrairement à l’affirmation de la cour d’assises, ni l’infraction prévue à l’article 220 § 8 du CP (infraction visée dans l’acte d’accusation) ni celle prévue à l’article 215 du même code (infraction sur la base de laquelle les requérantes ont été condamnées) n’étaient considérées par le législateur turc comme des crimes contre l’ordre constitutionnel (paragraphe 25 ci-dessus). Ces infractions ne figuraient pas non plus parmi la catégorie d’infractions énumérées au troisième paragraphe de l’article 100 du CPP. Par conséquent, la cour d’assises ne pouvait pas présumer l’existence d’un motif de détention, en ayant égard à la gravité de l’infraction reprochée, pour justifier la détention en question.

87. Par ailleurs, la Cour relève que dans sa décision du 1er mars 2006, pour décider du maintien des requérantes en détention provisoire, la cour d’assises a en outre invoqué, pour la première fois, le motif de « risque de fuite » (paragraphe 15 ci-dessus) sans s’appuyer sur aucun fait concret. La Cour estime toutefois qu’il est difficile de déceler les éléments de nature à corroborer l’allégation de risque de voir les intéressées tenter de se soustraire à la justice : il n’est pas allégué ou établi que les requérantes ne disposaient pas d’un domicile fixe, et les faits reprochés ou les peines encourues en cas de condamnation ne constituaient pas des facteurs pouvant les inciter à se dérober à la justice. À cet égard, il faut noter que ce motif n’a pas été cité dans la décision de placement en détention provisoire (paragraphe 12 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour considère que l’invocation, dans l’une des décisions judiciaires, du risque de fuite, sans être appuyée sur des éléments factuels concrets concernant les suspectes, n’est pas convaincante.

88. En outre, la Cour relève que, bien que les avocats des requérantes aient exposé devant la cour d’assises que leurs clientes étaient des personnes ayant un domicile fixe et que leur détention ne devait être envisagée qu’en dernier recours, et bien qu’ils aient demandé leur remise en liberté, au besoin sous caution ou sous contrôle judiciaire (paragraphe 11 ci-dessus), les juges n’ont pas répondu à cette demande et n’ont pas envisagé l’application des mesures moins sévères prévues par le droit interne. Ainsi, la Cour constate que, en application de l’article 109 du CPP, la cour d’assises avait la possibilité d’ordonner le placement des suspectes sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner leur détention (paragraphe 28 ci-dessus). Elle note aussi que l’article 100 § 1 du CPP impose au juge d’envisager d’abord l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté. Or, ces mesures n’ont pas été envisagées en l’espèce, bien que prévues par le droit interne. La Cour conclut dès lors que les motivations avancées par la cour d’assises dans sa décision de placement en détention provisoire des requérantes ne permettent pas de penser que cette mesure a été utilisée – au regard de la situation des intéressées – en dernier recours, comme l’exige le droit interne (voir, dans le même sens, Ambruszkiewicz, précité, § 32).

89. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les motifs invoqués par les autorités nationales de manière stéréotypée et abstraite ne peuvent constituer une base suffisante pour justifier la détention provisoire des requérantes. En outre, les mesures alternatives n’ont pas été envisagées en l’espèce, bien qu’elles fussent prévues par le droit interne. La Cour considère donc que la détention des requérantes ne saurait passer pour régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

c) Sur la durée de la détention provisoire (article 5 § 3 de la Convention)

90. Les requérantes réitèrent leurs allégations relatives à la durée de leur détention provisoire.

91. Le Gouvernement soutient que les autorités nationales, qui avaient ordonné la libération des requérantes dès la première audience, ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.

92. La Cour renvoie à ses conclusions ci-avant (paragraphes 79 et 89), dans lesquelles elle a estimé que la privation de liberté qu’ont subie les requérantes le 22 février 2006 à partir de 18 h 35 jusqu’à leur comparution devant le procureur et la détention provisoire qui s’est ensuivie ne sauraient passer pour régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Ce constat couvre presque toute la période de détention des intéressées, qui s’est terminée le 30 mars 2006 avec l’élargissement de ces dernières. La Cour rappelle que, dans d’autres affaires où elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au regard de certaines périodes de détention provisoire, elle a considéré qu’il ne s’imposait plus de statuer séparément sur le fond des griefs relatifs à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention qui portent sur ces mêmes périodes (voir, mutatis mutandis, Zervudacki c. France, no 73947/01, §§ 60-61, 27 juillet 2006, et Holomiov c. Moldova, no 30649/05, § 131, 7 novembre 2006).

Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief des requérantes tiré de la durée de leur détention provisoire.

IV. SUR LE GRIEF TIRÉ DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

93. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérantes se plaignent également d’un manque d’équité de la procédure menée par la cour d’assises de Diyarbakır, au motif que ce tribunal les avait condamnées à cause de leur participation à la manifestation. Elles soutiennent notamment que la cour d’assises n’a pas procédé au recueil des preuves en leur faveur.

94. La Cour note que le grief tiré de l’article 6 de la Convention se confond largement avec le grief tiré de l’article 11 de la Convention, dans la mesure où les requérantes contestent en substance leur condamnation pour avoir participé à une réunion pacifique. Or, cette question a été examinée sur le terrain de l’article 11 de la Convention. Par conséquent, eu égard au raisonnement qui l’a conduite à constater une violation de cette dernière disposition, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Mor c. France, no 28198/09, § 67, 15 décembre 2011).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

95. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

96. Les requérantes réclament 50 000 livres turques (TRY) (environ 26 000 euros – EUR) au titre du préjudice moral qu’elles disent avoir subi. Elles demandent également, décomptes horaires à l’appui, 9 000 TRY (environ 4 600 EUR) pour les frais et dépens exposés devant les juridictions nationales et la Cour.

97. Le Gouvernement soutient que ces prétentions sont excessives et ne reposent sur aucune pièce justificative.

98. La Cour estime que les requérantes ont dû éprouver des sentiments d’impuissance et de frustration face aux réactions des autorités quant à leur participation à la réunion pacifique précitée. Elle considère que ce préjudice ne saurait être réparé par les seuls constats de violation (Djavit An, précité, § 83). Elle rappelle par ailleurs qu’en application du principe ne ultra petitum elle n’accorde pas, en règle générale, un montant supérieur à celui demandé par un requérant (voir, entre autres, Mikryukov et autres c. Russie, nos 34841/06, 59954/09, 746/10, 1096/10, 1162/10 et 1898/10, § 62, 31 juillet 2012). Par conséquent, en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire et statuant en équité, la Cour accorde à chacune des requérantes 1 100 EUR pour dommage moral.

99. Pour ce qui est des frais et dépens, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. À cet égard, elle note que les décomptes horaires ont été acceptés dans le passé comme pièces justificatives dans un certain nombre de cas (voir, parmi plusieurs autres, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays‑Bas [GC], no 38224/03, § 113, 14 septembre 2010, et voir aussi, Suut Aydın c. Turquie, no 1508/08, § 60, 24 septembre 2013). Elle estime donc raisonnable la somme de 3 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérantes conjointement à ce titre.

100. Enfin, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer du rôle la requête en tant qu’elle concerne Mme Ayşe Aslan ;

2. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention et de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention ;

6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 100 EUR (mille cent euros), à chacune des requérantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), aux requérantes conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par celles-ci, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

ANNEXE

No.

|

Prénom et nom

|

Date de naissance

---|---|---

1.
|

Lütfiye ZENGİN

|

1954

2.
|

Hanım YAŞAR

|

1947

3.
|

Remziye ERENCİ

|

1965

4.
|

Hasina GÜLER

|

1948

5.
|

Hatun ASLAN

|

1950

6.
|

Remziye ATEŞ

|

1936

7.
|

Fikriye TANRIKULU

|

1960

8.
|

Sacide DAĞHAN

|

1962

9.
|

Safiyete DÜN

|

1950

10.
|

Emini ӦZSOY

|

1946

11.
|

Şirini UNAT

|

1944

12.
|

Sebiha TAMRİŞ

|

1958

13.
|

Emine ӦZBEK

|

1953

14.
|

Şevkiye DEMİR

|

1963

15.
|

Hilmiye ASLAN

|

1959

16.
|

Muhsine BURAKMAK

|

1941

17.
|

Aysel BURAKMAK

|

1971

18.
|

Esma AYDEMİR

|

1964

19.
|

Türkan ҪELİK

|

1952

20.
|

Meryem GÜҪLÜ

|

1950

21.
|

Ayşe ASLAN

|

1935 – décédée en 2008

22.
|

Ayşe KAYA

|

1959

23.
|

Halime TOPUS

|

1959

24.
|

Hayriye DOĞAN

|

1938


Synthèse
Formation : Cour (ancienne deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-153765
Date de la décision : 14/04/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulière)

Parties
Demandeurs : LÜTFİYE ZENGİN ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BESTAS M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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