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19/03/2015 | CEDH | N°001-153395

CEDH | CEDH, AFFAIRE S.J. c. BELGIQUE, 2015, 001-153395


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE S.J. c. BELGIQUE

(Requête no 70055/10)

ARRÊT

(Radiation)

STRASBOURG

19 mars 2015

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S.J. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Işıl Karakaş,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Khanlar Hajiyev,
Ján Šikuta,
Päivi Hirvelä,
Mirjana Lazarova Trajkovska,


Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
Paul Lemmens,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković, juges,
...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE S.J. c. BELGIQUE

(Requête no 70055/10)

ARRÊT

(Radiation)

STRASBOURG

19 mars 2015

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S.J. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Işıl Karakaş,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Khanlar Hajiyev,
Ján Šikuta,
Päivi Hirvelä,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
Paul Lemmens,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković, juges,
et de Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70055/10) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante nigériane, Mme S.J. (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 novembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante était représentée par Me S. Micholt, avocate à Bruges. Le gouvernement belge (« le Gouvernement »), était représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. La requérante alléguait que son éloignement au Nigéria l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et porterait atteinte au droit au respect de sa vie privée et de sa vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention. Elle se plaignait aussi de l’absence de recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention.

4. Le 30 novembre 2010, la requérante saisit la Cour d’une demande de mesures provisoires en application de l’article 39 du règlement de la Cour en vue de suspendre l’ordre de quitter le territoire. Elle arguait notamment des risques qu’elle courrait, ainsi que ses enfants, en cas de renvoi au Nigéria en raison de son état de santé. Elle reconnut que les procédures internes n’étaient pas achevées mais faisait valoir que ces recours n’étaient pas suspensifs de son éloignement. Le 17 décembre 2010, en application de l’article 39 du règlement, la Cour a invité le Gouvernement à ne pas procéder à l’éloignement de la requérante et de ses enfants jusqu’à l’issue de la procédure devant la Cour.

5. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 18 décembre 2012, elle a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée de Mark Villiger, Président, Angelika Nußberger, Boštjan M. Zupančič, Ann Power-Forde, Paul Lemmens, Helena Jäderblom et Aleš Pejchal, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section. Le 27 février 2014, cette chambre a rendu un arrêt. Elle y constate, à l’unanimité, la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention. Elle constate, également à l’unanimité, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les griefs de la requérante sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention. À la majorité, elle dit que la mise à exécution de la décision de renvoyer la requérante au Nigéria n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention. Enfin, à l’unanimité, elle constate qu’à supposer que la Cour puisse connaître du grief tiré de l’article 8 de la Convention, il n’y a pas eu violation de cette disposition. Une opinion concordante du juge Lemmens, à laquelle s’est ralliée la juge Nußberger, ainsi qu’une opinion dissidente de la juge Power-Forde, ont été jointes à l’arrêt.

6. Par lettres du 23 et 26 mai 2014 respectivement, la requérante et le Gouvernement ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, en vertu de l’article 43 de la Convention. Un collège de la Grande Chambre a accueilli la demande le 7 juillet 2014.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

8. Une audience prévue initialement le 18 février 2015 a été ajournée, les parties étant engagées, avec l’assistance du greffier de la Cour, dans la recherche d’un règlement amiable de l’affaire (article 39 § 1 de la Convention).

9. Le 17 septembre 2014, la Cour a reçu de la requérante et du Gouvernement, respectivement, leur acceptation d’un règlement amiable de l’affaire.

10. Par conséquent, l’audience fixée au 18 février 2015 a été annulée le 17 septembre 2014.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Procédure d’asile

11. La requérante arriva en Belgique au cours de l’été 2007. Le 30 juillet 2007, alors qu’elle était enceinte de huit mois, elle introduisit une demande d’asile dans laquelle elle indiquait avoir fui son pays au motif qu’elle avait été poussée à l’avortement par la famille de l’homme, M.A., duquel elle était tombée enceinte et chez qui elle avait été hébergée depuis l’âge de onze ans.

12. En raison de sa minorité, la requérante se vit désigner un tuteur, mesure qui prit fin à sa majorité, le 26 décembre 2007.

13. Suite à l’enregistrement des empreintes digitales de la requérante dans le système Eurodac, l’office des étrangers (« OE ») constata qu’elle avait déjà introduit une demande d’asile à Malte le 29 juin 2007.

14. Le 3 août 2007, l’OE fit, auprès des autorités maltaises, une demande de prise en charge de la demande d’asile de la requérante en application du règlement (CE) no 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (« règlement Dublin II »). Le 17 septembre 2007, les autorités maltaises marquèrent leur accord.

15. La requérante demeura toutefois en Belgique eu égard à l’introduction d’une demande d’autorisation de séjour et à la procédure qui s’en suivit (paragraphes 37 et suivants ci-dessous).

16. Ensuite, du fait de l’accouchement imminent d’un deuxième enfant (voir, paragraphe 24, ci-dessous), l’OE décida début 2009 de procéder lui-même à l’examen de sa demande d’asile. Un premier entretien eut lieu à la suite duquel le dossier fut transmis au Commissaire général aux réfugiés et apatrides (« CGRA »).

17. Le 25 mai 2010, le CGRA refusa la demande d’asile en raison des incohérences du récit de la requérante. Parmi d’autres éléments, le CGRA retint qu’elle avait affirmé ne pas avoir introduit de demande d’asile dans un autre pays, qu’elle n’était pas en mesure d’expliquer le trajet suivi jusqu’en Belgique, qu’elle ne savait pas combien de temps elle était restée à Malte et qu’elle ignorait l’identité exacte des personnes chez qui elle avait vécu au Nigéria.

18. La requérante introduisit un recours devant le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE »). Par un arrêt no 49.384 du 12 octobre 2010, celui-ci confirma la décision du CGRA au motif qu’il ne pouvait être accordé de crédibilité à la crainte alléguée par la requérante de poursuite ou à un risque réel de préjudice grave.

19. Aucun recours en cassation administrative ne fut introduit devant le Conseil d’État contre cet arrêt.

B. Situation médicale, familiale et sociale de la requérante

20. Le 1er août 2007, dans le cadre d’un bilan de grossesse, la requérante fut dépistée atteinte par le VIH avec une sérieuse déficience de son système immunitaire nécessitant d’entamer un traitement antirétroviral (« ARV »).

21. Elle donna naissance à un premier enfant le 5 septembre 2007. Le nourrisson reçut un traitement pour éviter d’être atteint par le VIH.

22. En octobre 2007, un traitement ARV (association des molécules Kalestra et Combivir) fut entamé au centre hospitalier universitaire (« CHU ») St Pierre à Bruxelles.

23. Au cours de l’année 2008, la requérante fut accueillie dans une structure semi-résidentielle et suivie par l’association sans but lucratif Lhiving spécialisée dans l’offre d’assistance psycho-sociale aux personnes défavorisées vivant avec le VIH et à leurs enfants.

24. Le 27 avril 2009, la requérante donna naissance à un deuxième enfant issu du même père, M. A.

25. Le 14 juillet 2010, un certificat médical fut établi par le CHU St Pierre à la demande de l’OE qui faisait état d’une évolution du traitement vers une association des molécules Kivexa, Telzir et Norvir.

26. Le 25 novembre 2010, le CHU délivra un nouveau certificat indiquant que le taux de CD4 de la requérante s’était stabilisé à 447 avec une charge virale indétectable. À la même date, une responsable de l’association Lhiving rédigea un rapport sur la situation psychosociale de la requérante soulignant la nécessité de soutenir psychologiquement la requérante en raison de son jeune âge et de son tempérament introverti.

27. Entre-temps, à la suite du refus de la demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales (paragraphe 47 ci-dessous), la requérante se vit retirer son attestation d’immatriculation qui lui permettait de bénéficier gratuitement des soins nécessaires à son traitement et de l’aide matérielle du centre public d’action sociale (« CPAS ») de Bruxelles. Elle introduisit un recours devant le tribunal du travail de Bruxelles pour bénéficier d’une aide matérielle et fit une nouvelle demande auprès du CPAS.

28. Le 16 mai 2011, le CPAS décida de prolonger l’aide financière de la requérante, de sorte que le recours devant le tribunal du travail fut rayé du rôle.

29. Le 14 décembre 2011, le CHU St Pierre établit un certificat à l’attention de l’OE en ces termes :

« Dernière prise de sang du 14/12/2010 montre des CD4 à 269 et une charge virale à 42 900 montrant soit un échappement thérapeutique (apparition de résistance ?) ou une mauvaise observance du traitement pouvant être liée aux multiples problèmes sociaux de la patiente (...). »

30. Le 23 février 2012, le CHU St Pierre établit un certificat destiné à l’OE qui faisait état d’une modification du traitement, l’abandon du Telzir et du Norvir et le remplacement par une association de Reyataz et de Kivexa.

31. Le 1er mars 2012, un rapport élaboré par l’association Lhiving précisa que le soutien psychosocial de la requérante était toujours assuré et nécessaire et qu’il s’agissait de travailler avec la requérante sur l’articulation et les difficultés liées notamment à son rôle de mère, la vie de famille, la scolarisation des enfants en néerlandais et le suivi de sa propre pathologie.

32. Un nouveau certificat établi le 7 juin 2012 par le CHU St Pierre et adressé à l’OE attesta que la requérante était enceinte d’un troisième enfant et que l’accouchement était prévu pour novembre 2012. L’attestation poursuivit en ces termes :

« Sa dernière prise de sang montre une infection VIH non contrôlée avec une charge virale augmentée à 18 900 et taux de T4 diminuée à 126. La situation est donc préoccupante, tant pour la patiente que pour son futur enfant.

(...)

Traitement médicamenteux/matériel médical : Reyataz 200 2/j et Kivexa

Nécessité de bilan sanguin régulier avec typage lymphocytaire et charge virale VIH, stéthoscope, tensiomètre, balance, aiguilles et seringues, pansements, suivi gynéco...

Besoins spécifiques en matière de suivi médical ? Suivi par une équipe multidisciplinaire spécialisée dans la prise en charge du VIH. »

33. Un certificat similaire fut établi le 1er février 2013 révélant l’ajout d’un médicament, le Norvir, une augmentation des T4 à 200 et une charge virale positive moindre et confirmant que la situation était préoccupante tant pour la requérante que pour ses enfants.

34. Entre-temps, le 23 novembre 2012, la requérante donna naissance à un troisième enfant. L’acte de naissance mentionne que le père est également M.A. (voir paragraphe 36 ci-dessous).

35. Le 18 mars 2013, l’association Lhiving fit une nouvelle attestation dans des termes comparables à ceux de la précédente (voir paragraphe 31 ci-dessus) et assurant de la poursuite du suivi psychosocial de la requérante.

36. À partir d’une date indéterminée, M.A., le père des trois enfants, séjourna de temps en temps en Belgique sans titre de séjour.

C. Refus d’autorisation de séjour pour raisons médicales et ordre de quitter le territoire

37. Le 30 novembre 2007, la requérante introduisit une demande d’autorisation de séjour pour raison médicale en application de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (« loi sur les étrangers »).

38. Le 13 février 2008, l’OE déclara sa demande recevable et une attestation d’immatriculation lui fut délivrée, l’autorisant à séjourner en Belgique pendant trois mois.

39. Faisant suite à la demande de l’OE, la requérante fit parvenir à l’OE un certificat médical établi par son médecin traitant attestant qu’elle était atteinte par le VIH et dans l’impossibilité de voyager pendant six mois durant lesquels elle avait besoin d’un suivi psychologique.

40. Le 8 juillet 2008, l’OE s’informa auprès des autorités maltaises sur l’accessibilité du traitement médical approprié à Malte. Le jour même, la requérante fut examinée par le médecin conseil de l’OE qui considéra que celle-ci serait en mesure de voyager à partir du 1er septembre 2008.

41. Le 4 août 2008, sur la base des informations communiquées par les autorités maltaises, le médecin conseil de l’OE écrivit :

« [D]’un point de vue médical, il faut conclure que, (...) bien que [le sida] puisse être considéré comme une maladie qui entraîne un risque réel pour la vie ou l’intégrité physique, en l’espèce, [S.J.] n’est pas sujette à ce risque de traitements inhumains ou dégradants vu qu’un traitement est disponible à Malte. »

42. Le 20 août 2008, l’OE prit une décision de rejet de la demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales au motif qu’il ressortait des informations communiquées par l’ambassade de Malte et figurant sur le site internet du ministre maltais de la politique sociale que le traitement du sida était disponible à Malte et accessible aux étrangers.

43. La requérante introduisit un recours devant le CCE contre la décision de l’OE du 20 août 2008.

44. Le 11 mars 2009, l’OE retira sa décision du 20 août 2008, à la suite de sa décision d’examiner la demande d’asile de la requérante (paragraphe 16 ci-dessus). L’OE entama l’examen des possibilités de traitement au Nigéria. La requérante fut à nouveau mise en possession d’une attestation d’immatriculation et l’OE sollicita de son médecin conseil un nouvel avis médical en cas de retour vers le Nigéria.

45. Le 7 mai 2009, le CCE, constatant le retrait de la décision de l’OE du 20 août 2008, rejeta le recours de la requérante à défaut d’objet.

46. Le 17 septembre 2010, le médecin conseil de l’OE rendit son avis en ces termes :

« D’un point de vue médical, l’infection de la requérante, bien qu’elle puisse être considérée comme une infection pouvant comporter un risque réel pour la vie ou l’intégrité physique si elle n’est pas traitée de manière adéquate et n’est pas suivie, n’implique pas un risque réel de traitement inhumain ou dégradant, vu que ce traitement et ce suivi sont disponibles au Nigéria. Il n’y a donc pas d’objection d’un point de vue médical au retour vers le pays d’origine, le Nigéria. »

47. Sur la base de cet avis et des informations recueillies auprès de l’ambassade du Nigéria, le 27 septembre 2010, l’OE rejeta la demande d’autorisation de séjour introduite le 30 novembre 2007 mais prolongea l’immatriculation jusqu’à l’issue de la procédure d’asile. La décision était motivée en ces termes :

« [Les] médicaments actuellement administrés à la requérante sont disponibles au Nigéria (...). Le Nigéria a de nombreux programmes pour le traitement de l’affection de la requérante (...). Le coût est bas car les autorités interviennent dans le prix de la médication (...). L’affection de la requérante peut être traitée gratuitement dans tous les hôpitaux publics du pays. (...) De plus, dans l’état d’Ogun, où est née et où a résidé la requérante, il y a deux hôpitaux. (...). Du reste, il apparaît très improbable que la requérante ne jouisse pas au Nigéria, pays où elle a vécu les dix-huit premières années de sa vie, de famille, d’amis ou de connaissances disposés à l’accueillir, à l’aider à obtenir les médicaments nécessaires et/ou à la soutenir provisoirement sur le plan financier. (...) Il s’ensuit qu’il n’est pas établi qu’un retour vers le pays d’origine (...) enfreindrait la directive européenne 2004/83/CE ni l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

48. Le 20 octobre 2010, la procédure d’asile ayant entre-temps abouti au rejet du recours introduit par la requérante (paragraphe 18 ci-dessus), l’OE confirma sa décision de rejet de la demande de régularisation de séjour. Un ordre de quitter le territoire fut notifié à la requérante le 22 novembre 2010 en ces termes :

« En exécution de la décision du (...) 20/10/2010, il est enjoint à la nommée [S.J.] et ses enfants (...), de quitter, au plus tard le [20/12/2010] le territoire de la Belgique (...).

MOTIF DE LA DECISION :

L’intéressée demeure dans le Royaume au-delà du délai fixé conformément à l’article 6, ou ne peut apporter la preuve que ce délai n’est pas dépassé (loi 15/12/1980 article 7, al. 1.2o)

À défaut d’obtempérer à cet ordre, la prénommée s’expose, sans préjudice de poursuites judiciaires sur la base de l’article 75 de la loi, à être ramenée à la frontière et à être détenue à cette fin pendant le temps strictement nécessaire pour l’exécution de la mesure, conformément à l’article 27 de la même loi.

Conformément à l’article 39/2, § 2, de la loi du 15 décembre 1980, la présente décision est susceptible d’un recours en annulation auprès du Conseil du contentieux des étrangers. Ce recours doit être introduit par requête dans les trente jours suivant la notification de la présente décision.

Une demande de suspension peut être introduite conformément à l’article 39/82 de la loi du 15 décembre 1980. Sauf en cas d’extrême urgence, la demande de suspension et la requête en annulation doivent être introduites par un seul et même acte. »

49. Le 26 novembre 2010, la requérante introduisit une demande de suspension en extrême urgence de la décision de l’OE du 20 octobre 2010 et de l’ordre de quitter le territoire du 22 novembre 2010, ainsi qu’un recours visant l’annulation de ces décisions. Elle invoquait une violation des articles 3, 8 et 13 de la Convention en raison du risque qu’elle courrait en cas de retour au Nigéria de ne pas avoir accès au traitement approprié et de l’atteinte au droit au respect de sa vie privée et familiale.

50. La demande de suspension fut rejetée par le CCE, par un arrêt no 51.741 du 27 novembre 2010. Le CCE motiva sa décision comme suit :

« (...) La requérante a agi de manière alerte et diligente en introduisant une requête le quatrième jour après la notification de la décision attaquée mais elle ne démontre pas par le biais d’éléments concrets que la suspension de l’exécution de l’acte attaqué, selon la procédure de suspension ordinaire serait tardive. Il est mentionné dans l’ordre attaqué que la requérante dispose jusqu’au 22 décembre 2010 pour quitter le territoire. Pour le moment, la requérante n’est pas détenue en vue de son rapatriement, et il n’y a pas de date de rapatriement prévue.

Elle affirme uniquement qu’une suspension ordinaire serait tardive puisque le délai de traitement est de quatre à cinq mois.

La simple crainte que la décision attaquée pourrait être exécutée à tout moment après le 22 décembre 2010 ne signifie pas que la suspension de la décision attaquée ne pourrait intervenir en temps utile par le biais de la procédure ordinaire.

En l’espèce, l’extrême urgence n’est pas démontrée.

(...) Le Conseil se réfère à la possibilité (...) d’introduire, en cours d’instance, selon la procédure d’extrême urgence, une demande d’ordonner des mesures provisoires, auquel cas [cette demande et la demande de suspension] peuvent être examinées conjointement. »

51. La requérante introduisit, le 8 décembre 2010, un recours en cassation contre l’arrêt du CCE du 27 novembre 2010 devant le Conseil d’État. Elle se plaignait, d’une part, que le risque de préjudice grave et irréparable en cas de retour au Nigéria et la présence de ses deux jeunes enfants n’avaient pas été pris en considération in concreto et, d’autre part, de l’ineffectivité des recours devant le CCE.

52. Le 24 décembre 2010, le délai prévu pour l’exécution de l’ordre de quitter le territoire fut prorogé par l’OE pour un mois en ces termes :

« Motif : raison exceptionnelle (attente d’une décision de la CEDH).

Veuillez introduire une demande de prolongation chaque mois. La demande sera réévaluée chaque mois suivant l’évolution du dossier. »

53. Le 6 janvier 2011, le Conseil d’État déclara irrecevable le recours contre l’arrêt du CCE du 27 novembre 2010. Selon lui, les moyens invoqués par la requérante, à supposer qu’ils fussent recevables, étaient en tout cas manifestement non fondés, étant donné, d’une part, que l’appréciation de l’extrême urgence relevait de l’appréciation souveraine du juge du fond et, d’autre part, que la requérante pouvait encore introduire une demande de suspension selon la procédure ordinaire assortie, en cours d’instance, d’une demande de mesures provisoires, de sorte qu’elle disposait de recours effectifs.

54. D’après les informations versées au dossier, le recours en annulation des décisions de l’OE (paragraphe 49 ci-dessus) est toujours pendant devant le CCE. En réponse à un courrier de la requérante demandant si une date d’audience était fixée, le greffe du CCE lui indiqua, dans une lettre du 14 mai 2012, que la juridiction faisait tout pour que son affaire soit traitée dans les délais les plus courts.

55. Le 11 février 2013, à la demande du Gouvernement dans le cadre de la procédure devant la Cour, le médecin conseil de l’OE fit un nouveau rapport sur la situation médicale de la requérante sur la base d’un certificat médical établi par le CHU St Pierre en 2010 (voir, paragraphe 25, ci-dessus). Ce rapport constatait que la requérante bénéficiait d’une thérapie journalière associant trois médicaments (Kivexa, Telzir et Norvir). Il poursuivait en ces termes :

« D’après le certificat médical du 25/11/2010, il semble que l’évolution de la requérante soit bonne, que son immunité se soit stabilisée à 447 avec une charge virale indétectable en date du 05/05/2010. Nous n’avons pas d’autres certificats médicaux attestant de l’évolution clinique et immunologique postérieurs à novembre 2010 et/ou relatifs à une modification de la situation médicale ou du traitement médicamenteux.

Le certificat médical précité du 25/11/2010 ne montre pas que l’intéressée ait fait/fasse l’objet d’une stricte contre-indication médicale de voyager [ou qu’elle] ait un besoin médical de prestations de soins.

En ce qui concerne la disponibilité du traitement médicamenteux et le suivi dans le pays d’origine, le Nigéria : les sources suivantes ont été consultées (ces informations ont été ajoutées au dossier administratif de l’intéressée) :

. informations provenant de la banque de données MedCOI (...) des médecins locaux qui travaillent dans le pays d’origine et sont contractuellement pris en charge par le service médical consultatif du ministère néerlandais de l’Intérieur, en date du 01/06/2011 (...) et du 28/03/2012 (...) ;

. informations provenant du site http:/www.abuth.org (...) ;

. informations provenant du site http:/www.buth.org (...) ;

. informations provenant du site http:/www.who.int/ selection_medicines/

country_lists (...) qui contient une liste des principaux médicaments disponibles au Nigéria en 2010.

Il ressort de ces informations que le traitement médicamenteux associant abacavir, lamivudine et les inhibiteurs de protéase sont disponibles au Nigéria. Il ressort de ces informations que la disponibilité actuelle de fosamprenavir au Nigéria n’est pas confirmée, mais que d’autres inhibiteurs de protéase sont disponibles comme alternative : par exemple une préparation combinant lopinavir et ritonavir (...).

Les analyses en laboratoire (en vue de déterminer le taux de CD4) sont disponibles au Nigéria. Le traitement/suivi par un interniste est également disponible au Nigéria. »

EN DROIT

56. Le 26 août 2014, la Cour a reçu du Gouvernement une proposition de règlement amiable formulée en ces termes :

« Le cas de la requérante est (...) marqué par de fortes considérations humanitaires militant en faveur d’une régularisation de son séjour et de celui de ses enfants sur base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 sur les étrangers. »

57. Le 11 septembre 2014, la Cour a reçu de la requérante la réponse suivante :

« [La requérante] a décidé d’accepter la proposition de l’État belge sous conditions.

Premièrement, que le séjour soit illimité et sans conditions pour elle et ses 3 enfants.

Deuxièmement : [elle] demande aussi une compensation pour le dommage moral et matériel qu’elle a subi du fait de la décision de l’État belge de considérer sa demande de régularisation sur la base de l’article 9ter de la loi sur les étrangers comme étant non-fondée et de l’ordre de quitter le territoire.

(...)

[Un] montant de 7 000 euros ex aequo et bono peut couvrir les souffrances que la [requérante] a subies à la suite des décisions de l’État belge.

Troisièmement : [la requérante] ne marque son accord avec une radiation de l’affaire du rôle de la Cour qu’après avoir reçu le permis de séjour en mains propres.

(...) »

58. Le 17 septembre 2014, le Gouvernement a informé la Cour qu’il acceptait les conditions mises par la requérante. Il a précisé que la requérante et ses enfants feraient l’objet d’une régularisation immédiate et sans condition pour une durée indéterminée.

59. La Cour note que, le 6 janvier 2015, la requérante et ses enfants ont été mis en possession d’une autorisation de séjour à durée indéterminée.

60. En outre, la Cour considère que le règlement s’inspire du respect des droits de l’homme tels que les reconnaissent la Convention et ses Protocoles (articles 37 § 1 in fine de la Convention et 62 § 3 du règlement).

61. Partant, il y a lieu de rayer l’affaire du rôle, par application de l’article 39 § 3 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Prend acte, à l’unanimité, des termes du règlement amiable et des modalités prévues pour assurer le respect des engagements qui y sont énoncés ;

2. Décide, par seize voix contre une, de lever la mesure provisoire ;

3. Décide, par seize voix contre une, de rayer l’affaire du rôle.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Erik FriberghDean Spielmann
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque.

D.S.
E.F.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. J’ai souscrit à l’opinion séparée des juges Tulkens, Jočienė, Popović, Karakaş et Raimondi dans l’affaire Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique[1], dans laquelle nous avons lancé un appel à la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») pour qu’elle revoie le malheureux principe dégagé dans N. c. Royaume-Uni[2]. Ce faisant, nous avons suivi les juges Tulkens, Bonello et Spielmann, juges dissidents dans l’affaire N. Je demeure du même avis aujourd’hui, raison pour laquelle je formule ici une opinion dissidente. J’estime que la présente espèce était l’occasion de s’écarter de l’affaire N. et dès lors qu’il ne fallait pas la rayer du rôle. L’examen de l’affaire aurait dû se poursuivre en vertu de l’article 37 § 1, deuxième alinéa, de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») aux fins d’une digne protection des droits fondamentaux des personnes gravement malades en Europe[3].

Le principe de la protection « très exceptionnelle » des étrangers gravement malades en situation irrégulière

2. Dans l’arrêt N. c. Royaume-Uni, la majorité de la Grande Chambre a dit que « [l]es non-nationaux qui sont sous le coup d’un arrêté d’expulsion ne peuvent en principe revendiquer un droit à rester sur le territoire d’un État contractant afin de continuer à bénéficier de l’assistance et des services médicaux, sociaux ou autres fournis par l’État qui expulse. Le fait qu’en cas d’expulsion de l’État contractant le requérant connaîtrait une dégradation importante de sa situation, et notamment une réduction significative de son espérance de vie, n’est pas en soi suffisant pour emporter violation de l’article 3. La décision d’expulser un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans l’État contractant est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3, mais seulement dans des cas très exceptionnels, lorsque les considérations humanitaires militant contre l’expulsion sont impérieuses »[4].

La majorité est même allée jusqu’à tirer un principe général de la situation relative à l’expulsion d’une personne séropositive et présentant des affections liées au sida : « [L]es mêmes principes doivent s’appliquer à l’expulsion de toute personne atteinte d’une maladie physique ou mentale grave survenant naturellement, susceptible de provoquer souffrances et douleur et de réduire l’espérance de vie, et nécessitant un traitement médical spécialisé qui peut ne pas être facile à se procurer dans le pays d’origine du requérant ou qui peut y être disponible mais seulement à un prix élevé. »

Estimant que ce « seuil élevé » devait s’appliquer au cas de N., laquelle était « apte à voyager », la Cour a accepté son expulsion hors de l’État contractant en dépit de son mauvais état de santé et de doutes quant à ses possibilités d’obtenir des soins de santé adéquats dans l’État de destination. Sans surprise, N. est décédée peu après son expulsion vers l’Ouganda[5].

3. Récemment, la jurisprudence de la Cour a été reprise par la Cour de Justice de Luxembourg (« CJUE ») dans un arrêt de grande chambre rendu dans Mohamed M’Bodj c. État belge : « Pour autant, le fait qu’un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie ne puisse pas, en vertu de l’article 3 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, dans des cas très exceptionnels, être éloigné vers un pays dans lequel les traitements adéquats n’existent pas n’implique pas qu’il doive être autorisé à séjourner dans un État membre au titre de la protection subsidiaire en vertu de la directive 2004/83. Eu égard à ce qui précède, l’article 15, sous b), de la directive 2004/83 doit être interprété en ce sens que l’atteinte grave qu’il définit ne couvre pas une situation dans laquelle des traitements inhumains ou dégradants, tels que ceux visés par la législation en cause au principal, qu’un demandeur atteint d’une grave maladie pourrait subir en cas de retour dans son pays d’origine sont le résultat de l’inexistence de traitements adéquats dans ce pays, sans que soit en cause une privation de soins infligée intentionnellement à ce demandeur. »

Poussant le raisonnement à l’extrême, la Cour de Luxembourg n’a laissé aucune marge d’appréciation aux États membres pour étendre l’applicabilité de la protection subsidiaire à des ressortissants étrangers gravement malades: « [L]a réserve figurant à l’article 3 de la directive 2004/83 s’oppose à ce qu’un État membre adopte ou maintienne des dispositions octroyant le statut de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire prévu par celle-ci à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie, en raison du risque de détérioration de son état de santé résultant de l’inexistence de traitements adéquats dans le pays d’origine, de telles dispositions n’étant pas compatibles avec cette directive »[6].

4. Ayant adopté cette approche extrêmement restrictive de l’étendue de la protection matérielle prévue par la directive « qualification », la Cour de Luxembourg a adopté, dans un autre arrêt prononcé le même jour, une interprétation singulièrement large des articles 5 et 13 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, lus à la lumière des articles 19, paragraphe 2, et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que l’article 14, paragraphe 1, sous b), de cette directive. Dans Centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-La-Neuve c. Moussa Abdida, elle critique une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision ordonnant à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie de quitter le territoire d’un État membre, lorsque l’exécution de cette décision est susceptible d’exposer ce ressortissant de pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé, et qui ne prévoit pas la prise en charge, dans la mesure du possible, des besoins de base dudit ressortissant de pays tiers, afin de garantir que les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies puissent effectivement être prodigués, durant la période pendant laquelle cet État membre est tenu de reporter l’éloignement du même ressortissant de pays tiers à la suite de l’exercice de ce recours[7].

Le fait que les arrêts M’Bodj et Abdida aient été rendus à la même date n’est certainement pas fortuit et pourrait avoir eu pour objet de donner une image équilibrée de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg. Si telle était l’intention, c’est un échec. C’est le contraire qui s’est produit. À vrai dire, la coïncidence ne fait que souligner le caractère déséquilibré des arrêts rendus. Premièrement, les deux arrêts témoignent d’une approche contradictoire de la question de la protection des ressortissants étrangers gravement malades, auxquels ils offrent des garanties procédurales satisfaisantes tout en les privant des garanties matérielles les plus élémentaires. L’obligation positive énoncée aux paragraphes 59 et 61 de l’arrêt Abdida n’est guère compatible avec le rejet de cette même obligation positive au paragraphe 39 de l’arrêt M’Bodj. Deuxièmement, l’arrêt M’Bodj accorde aux non-nationaux séjournant légalement dans un pays un niveau de protection inférieur, du point de vue des soins médicaux, à celui octroyé par l’arrêt Abdida à ceux qui séjournent illégalement ; en effet, lorsqu’ils attendent l’issue d’un appel contre une décision de renvoi dont l’exécution pourrait les exposer à un risque sérieux de dégradation grave et irréversible de leur santé, ces derniers doivent pouvoir se prévaloir dans ces circonstances d’un recours suspensif, afin que la décision de renvoi ne soit pas exécutée tant qu’une autorité compétente n’a pas eu la possibilité d’examiner une objection alléguant une atteinte à l’article 5 de la directive 2008/115, combinée avec l’article 19, paragraphe 2, de la charte ; de plus, ces personnnes bénéficient pendant cette période de « soins médicaux d’urgence et [du] traitement indispensable des maladies ».

5. En somme, l’approche contradictoire de la Cour de Luxembourg reflète les contradictions actuelles de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, laquelle a tout à la fois soutenu une interprétation excessivement restrictive de la garantie matérielle découlant de l’article 3 (dans N. c. Royaume-Uni) et une interprétation procédurale raisonnablement large du droit à un recours effectif pour les demandeurs d’asile (dans Hirsi Jamaa et autres c. Italie) et, moins clairement, pour les migrants sans papiers (dans De Souza Ribeiro c. France)[8]. L’état désordonné de la jurisprudence européenne, avec ses contradictions internes flagrantes, souligne la nécessité urgente de revoir à la lumière du droit international des réfugiés et du droit international de la migration le critère défini dans l’affaire N. c. Royaume-Uni.

Critique de N. c. Royaume-Uni

6. Selon l’arrêt N. c. Royaume-Uni, les étrangers séjournant illégalement dans un pays ne bénéficient pas de la protection de la Convention, c’est-à-dire d’une quelconque obligation positive de l’État de garantir le traitement médical nécessaire pour une maladie grave ou potentiellement mortelle, lorsque la violation prévisible de l’article 3 découle d’une maladie survenant naturellement et d’un manque de ressources adéquates pour la traiter dans l’État de destination. Ce principe ne résiste pas à un examen approfondi[9].

7. Premièrement, il fausse clairement le raisonnement qui sous-tend l’article 3 de la Convention, en affaiblissant la force juridique de cette disposition sur le fondement de présomptions purement spéculatives concernant non seulement les soins et le soutien que les personnes gravement malades recevront des autorités nationales dans l’État de destination mais aussi la charge financière que ces personnes représentent pour les États parties à la Convention.

Le motif avancé par la majorité pour nier toute obligation positive de l’État de soigner les ressortissants étrangers gravement malades est purement axiomatique. Il ne donne aucune justification rationnelle à la protection inférieure qu’il leur est accordée, hormis l’idée aprioriste qu’aucune obligation positive n’est à déduire de l’article 3 à leur égard. Pour dire les choses autrement, le paragraphe 43 de l’arrêt N. c. Royaume-Uni ne révèle rien d’autre qu’un raisonnement circulaire dont le but ultime est expliqué au paragraphe suivant. L’objet de ce raisonnement, comme la majorité de la Grande Chambre le reconnaît explicitement au paragraphe 44, est d’éviter un afflux censément incontrôlable de migrants médicaux vers les États parties à la Convention, associé à un coût financier prétendument exponentiel[10]. C’est là un exemple classique d’argumentum ad consequentiam, qui considère que les inconvénients d’une pratique fondée sur une certaine solution juridique priment ses avantages. Le raisonnement fallacieux est présenté dans sa pire version, l’argumentum ad terrorem, qui met en avant les conséquences catastrophiques censées découler (sans que cela soit établi) de l’adoption d’une solution juridique donnée.

8. En outre, l’arrêt N. c. Royaume-Uni ne pose pas de critères juridiques clairs qui permettraient de déterminer quand une personne malade en phase terminale peut ou non faire l’objet d’une mesure d’éloignement, que ce soit du point de vue de la gravité de la maladie (qu’est-ce qu’une personne « dans un état critique » ?) ou de la qualité, de l’accessibilité et du coût du traitement prodigué dans l’État de destination (quelles sont les normes minimales requises qui devraient être acceptées par la Cour en la matière ?). Ainsi, la majorité s’abstient de dire que pour les patients atteints du sida le traitement antirétroviral peut être comparé à un appareil de maintien des fonctions vitales et que l’arrêt de ce traitement dans l’État de destination reviendrait à débrancher un tel appareil et donc à violer l’article 3. Au lieu de cela, elle se focalise sur « l’aptitude [de la requérante] à voyager » comme critère ultime et concret permettant de décider qui peut être éloigné !

9. En fait, dans l’arrêt N. c. Royaume-Uni la majorité de la Grande Chambre considère les incertitudes relatives au dispositif médical propre à l’État de destination comme militant en défaveur de la requérante. La phrase elliptique contenue au paragraphe 50 de l’arrêt est assez révélatrice si on lit entre les lignes : « L’appréciation de la rapidité avec laquelle son état se dégraderait et de la mesure dans laquelle elle pourrait obtenir un traitement médical, un soutien et des soins, y compris l’aide de proches parents, comporte nécessairement une part de spéculation, eu égard en particulier à l’évolution constante de la situation en matière de traitement de l’infection à VIH et du sida dans le monde entier ». Tout d’abord, cet argumentum ad ignorantiam est contraire à un principe fondamental du raisonnement juridique, selon lequel il ne faut pas tirer de conclusions de l’absence d’informations ou de sources d’information incomplètes ou insuffisantes[11]. Pire : dans cet arrêt, la majorité se montre prête à échanger le traitement scientifique d’une maladie mortelle comme l’infection à VIH qui est en place dans l’État auteur de la mesure d’éloignement contre la foi dans des progrès scientifiques incertains qui pourraient finir un jour par atteindre l’État de destination. Mais pire que tout, la majorité impose subrepticement à la requérante une intenable charge de la preuve. Depuis l’arrêt Soering, l’existence de simples doutes quant à l’éventuelle infliction de mauvais traitements dans l’État de destination exclut l’éloignement hors d’un État partie à la Convention, dès lors précisément que l’exécution de la mesure en question risquerait de déboucher sur des mauvais traitements prohibés[12]. C’est à l’État auteur de la mesure d’éloignement qu’il appartient de veiller à ce que celle-ci ne porte pas atteinte aux droits découlant pour l’intéressé de l’article 2 ou de l’article 3, si nécessaire en obtenant des assurances internationales valables, et de présenter ces éléments à la Cour[13]. Implicitement, dans N. c. Royaume-Uni, la majorité s’écarte de cette sage règle de preuve en exemptant le gouvernement de la charge de fournir pareilles assurances que le requérant gravement malade visé par la mesure d’éloignement ne sera soumis à aucune forme de mauvais traitements prohibés, par action ou par omission, et en imposant à l’intéressé la tâche d’établir­ ̶ sans aucune marge pour la « spéculation » ̶ qu’il sera bel et bien exposé à des traitements prohibés, voire à la mort, dans l’État de destination eu égard aux défaillances de son système de santé. Ce subreptice renversement de la charge de la preuve n’est pas acceptable, et ce pour les raisons présentées ci-dessus.

10. En outre, en introduisant des considérations de « compassion » ou d’« empathie » en lieu et place d’arguments fondés sur les droits, la Cour laisse aux États une latitude illimitée pour traiter comme il leur plaît des malades coûteux et indésirables. En fait, par son langage opaque, l’arrêt N. c. Royaume-Uni trahit le souci réel de la majorité, qui est de renverser l’approche suivie dans Airey c. Irlande[14]. Les inquiétants facteurs politiques énoncés par la majorité, qui visent à minimiser l’importance des implications socio-économiques de la protection des droits civils et politiques, sont particulièrement inappropriés au regard du caractère absolu de l’interdiction des mauvais traitements dans le système de la Convention. Le raisonnement juridique est abandonné au profit de la politique. La protection du droit à la vie et du droit à l’intégrité physique n’est plus l’objet d’une obligation de l’État, mais d’une politique de miséricorde plus ou moins obscure qui peut varier d’un État à l’autre en fonction de la sensibilité politique du gouvernement au pouvoir.

11. Signalons enfin que la Commission interaméricaine des droits de l’homme (« CIDH ») a balayé sans ambages la jurisprudence N. c. Royaume-Uni dans l’affaire Andrea Mortlock c. États-Unis, dans laquelle elle s’est opposée à l’expulsion hors des États-Unis d’une Jamaïcaine atteinte du sida dont l’état de santé était stable mais dont l’éloignement aurait abouti à un décès prématuré. Elle s’est exprimée ainsi : « (...) l’arrêt du traitement entraînerait la réapparition des symptômes et un décès prématuré. Dès lors, même si le risque de décès n’est peut-être pas aussi imminent dans le cas de Mme Mortlock [que dans l’affaire D. c. Royaume-Uni (CEDH)], le fait d’arrêter le traitement antirétroviral pourrait bien s’avérer fatal »[15]. Pour dire les choses clairement, le niveau européen de protection des droits de l’homme est aujourd’hui bien inférieur au niveau américain.

Conclusion

12. Six années sont passées depuis le prononcé de l’arrêt N. c. Royaume-Uni. Confrontée à des situations semblables à celles de N., la Cour a réaffirmé son implacable position, feignant d’ignorer que la Grande Chambre avait envoyé N. à la mort. Trop de temps s’est écoulé depuis l’évitable décès prématuré de N., sans que la Cour ait remédié au mal qui a été fait. Je me demande combien de personnes comme N. ont été envoyées à la mort dans toute l’Europe pendant cette période, et combien d’autres encore devront endurer le même sort jusqu’à ce que la « conscience de l’Europe » s’éveille face à cette brutale réalité et décide de changer de cap.

Réfugiés, migrants et ressortissants étrangers sont les premières cibles dans une société déshumanisée et égoïste. Leur situation est encore pire lorsqu’ils sont gravement malades. Ils deviennent alors des parias dont les gouvernements s’emploient à se débarrasser au plus vite. C’est une triste coïncidence qu’en l’espèce la Grande Chambre ait décidé, alors même que l’on célébrait la Journée mondiale du malade, d’abandonner ces femmes et ces hommes à une mort certaine, prématurée et douloureuse, seuls et loin d’ici. Je ne puis délaisser ces enfants de Dieu laissés pour compte qui, dans leur marche forcée vers la mort, n’ont personne pour plaider en leur faveur.

* * *

[1]. Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, n° 10486/10, 20 décembre 2011.

[2]. N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, CEDH 2008. La juge Power-Forde a lancé le même appel dans sa remarquable opinion dissidente jointe à l’arrêt de chambre rendu dans la présente affaire.

[3]. L’État belge a décidé de ne pas procéder à l’éloignement de la requérante, et ce en raison de considérations humanitaires. Or cette décision est insuffisante pour la protection des droits de l’homme en Europe. Je suis préoccupé par le sort non seulement de la requérante et de sa famille, mais aussi des personnes qui se trouvent dans une situation semblable en Belgique et dans toute l’Europe. Si le problème individuel de la requérante en l’espèce est à présent résolu, la Cour ne peut négliger ce problème général qu’est la situation terrible et désespérée des personnes gravement malades qui attendent d’être extradées, expulsées, renvoyées ou éloignées d’Europe. Comme nous le montrerons, les considérations casuistiques et humanitaires n’offrent pas une base fiable pour répondre à la situation de ces personnes, et il existe un intérêt véritable, urgent et général à se préoccuper de leur situation en suivant une approche fondée sur les droits et tenant compte de la Convention, un intérêt qui exigeait la non-radiation de l’affaire. De plus, je ne puis souscrire à l’évidente stratégie coût-avantage qui consiste à « acheter » une décision de radiation du rôle et à résoudre ainsi la situation de la présente requérante pour rester libre de « continuer à faire comme si de rien n’était » avec tous les autres ressortissants étrangers qui sont dans une situation analogue.

[4]. N. c. Royaume-Uni, précité, § 42.

[5]. Il est triste en effet de comparer la description enjolivée que le paragraphe 47 donnait de la situation de N. (« Elle est apte à voyager et son état ne se détériorera pas tant qu’elle continuera à prendre le traitement dont elle a besoin. Il ressort toutefois des éléments produits devant les juridictions internes que si elle devait être privée des médicaments qu’elle prend actuellement son état empirerait rapidement et elle devrait affronter la maladie, l’inconfort et la souffrance, pour mourir en l’espace de quelques années ») avec la dure réalité, à savoir qu’elle est décédée peu après son arrivée dans l’État de destination.

[6]. Arrêt de la CJUE (Grande Chambre) du 18 décembre 2014, Mohamed M’Bodj c. État belge, C-542/13. Au paragraphe 44, la CJUE n’hésite pas à dire que la protection de ressortissants de pays tiers atteints d’une grave maladie est « dénué[e] de tout lien avec la logique de protection internationale » !

[7]. Arrêt de la CJUE (Grande Chambre) du 18 décembre 2014, Centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-La-Neuve c. Moussa Abdida, C-562/13.

[8]. Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, CEDH 2012. Voir mon opinion séparée sur les individus ayant besoin d’une protection internationale complémentaire et sur le contenu de la protection internationale, notamment la garantie du non-refoulement, lorsque le risque de préjudice grave peut découler d’une agression extérieure, d’un conflit armé interne, d’une exécution extrajudiciaire, d’une disparition forcée, de la peine capitale, de la torture, d’un traitement inhumain ou dégradant, du travail forcé, de la traite des êtres humains, de la persécution, d’un procès basé sur une loi pénale rétroactive ou sur des preuves obtenues au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain et dégradant, ou d’une « violation flagrante » de l’essence de tout droit garanti par la Convention dans l’État d’accueil. Voir aussi mon opinion séparée dans De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, CEDH 2012, concernant la protection des migrants en situation irrégulière ou sans papiers en vertu du droit international des droits de l’homme et du droit international de la migration.

[9]. Voir l’intéressante critique dans Nicolas Klausser, « Étrangers malades et droit de l’Union européenne : Entre accroissement et restriction des garanties juridiques, Droits des étrangers (Directives 2004/83/CE et 2008/115/CE) », La Revue des Droits de l’Homme, janvier 2015 (« justification maladroite et paradoxale », « arguments friables ») ; Jean‑Pierre Marguenaud, « L’éloignement des étrangers malades du sida : la Cour européenne des droits de l’homme sur « les sentiers de la gloire » », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2014/100, pp. 977-989 (« la Cour est prête à perdre son âme », « cynisme déconcertant », « implacable rigueur », « solution aussi effarante ») ; Serge Slama et Karine Parrot, « Étrangers malades : l’attitude de Ponce Pilate de la Cour européenne des droits de l’homme », Plein droit, 2014/2 n° 101, p. I-VIII (« Ces décisions de la Cour des droits de l’Homme qui sonnent comme des condamnations à mort doivent être prises pour ce qu’elles sont : des barricades juridiques érigées aux portes de nos sociétés riches ») ; Émilie Cuq, « S.J. v. Belgium and the inexplicably high threshold of article 3 engaged in deportations of terminally-ill applicants », Cyprus Human Rights Law Review, Volume 3 (2014), No. 1 (« hardly comprehensible », « artificial », « incomprehensible double standards ») ; Emmanuelle Néraudau, « Le contrôle requis par l’article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980 n’est pas restreint « au risque pour la vie », ni au seuil de gravité posé par l’arrêt N. c. R-U de la Cour EDH (article 3 CEDH) », Newsletter EDEM, mars 2013, sur la décision du C.C.E. (trois juges) du 27 novembre 2012, n° 92 258 ; Luc Leboeuf, « Droit à un recours effectif et séjour médical. Le statu quo », Newsletter EDEM, mars 2014 ; « Le séjour médical (9ter) offre une protection plus étendue que l’article 3 C.E.D.H. », Newsletter EDEM, décembre 2013, sur l’arrêt du Conseil d’État du 28 novembre 2013, n° 225.632 ; « Le non‑refoulement face aux atteintes aux droits économiques, sociaux et culturels. Quelle protection pour le migrant de survie ? », Cahiers du CeDIE Working Papers, 2012 ; Nicolas Hervieu, « Conventionalité du renvoi d’étrangers atteints par le VIH et dilemme de la « dissidence perpétuelle » », Newsletter Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 27 décembre 2011 ; François Julien-Laferrière, « L’éloignement des étrangers malades : faut‑il préférer les réalités budgétaires aux préoccupations humanitaires ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 77, 2009, pp. 261-277 ; Jean-Pierre Marguenaud, « La trahison des étrangers sidéens », Revue trimestrielle de droit civil, 2008, p. 643 (« un arrêt scélérat », « une véritable trahison », « une dangereuse relativisation des droits intangibles », « initiative hasardeuse »).

[10]. N. c. Royaume-Uni, précité, § 44 : « Conclure le contraire ferait peser une charge trop lourde sur les États contractants ». Cet argument fait suite à ce raisonnement de Lord Hope : « Cela entraînerait le risque d’attirer au Royaume-Uni un grand nombre de personnes déjà séropositives espérant pouvoir elles aussi y rester indéfiniment afin de bénéficier des services médicaux disponibles dans ce pays, ce qui absorberait des ressources très importantes et assurément impossibles à quantifier, et l’on peut fortement douter, pour ne pas dire plus, que les États parties à la Convention auraient accepté une telle chose. »

[11]. La Cour a adopté une approche très différente dans Aswat c. Royaume-Uni, no 17299/12, 16 avril 2013, § 52. Je trouve curieux qu’un terroriste présumé atteint de troubles mentaux bénéficie d’une analyse plus approfondie de sa situation qu’un citoyen ordinaire.

[12]. Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 98, Série A no 161.

[13]. Là encore, la comparaison avec Aswat (précité, § 56) est éloquente.

[14]. Le passage tiré de l’arrêt Airey c. Irlande (9 octobre 1979, § 26, série A no 32), a été inversé en sa construction et en sa logique : « Même si nombre des droits qu’elle énonce ont des prolongements d’ordre économique ou social, la Convention vise essentiellement à protéger des droits civils et politiques ».

[15]. CIDH, 25 juillet 2008, Andrea Mortlock c. États-Unis, Affaire 12.534, § 90.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-153395
Date de la décision : 19/03/2015
Type d'affaire : radiation du rôle
Type de recours : Radiation du rôle (Article 37-1 - Radiation du rôle;Article 37-1-b - Litige résolu)

Parties
Demandeurs : S.J.
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MICHOLT S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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