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19/02/2015 | CEDH | N°001-152646

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOHLEN c. ALLEMAGNE, 2015, 001-152646


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BOHLEN c. ALLEMAGNE

(Requête no 53495/09)

ARRÊT

STRASBOURG

19 février 2015

DÉFINITIF

19/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bohlen c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Pot

ocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 janvie...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BOHLEN c. ALLEMAGNE

(Requête no 53495/09)

ARRÊT

STRASBOURG

19 février 2015

DÉFINITIF

19/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bohlen c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53495/09) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant de cet État, M. Dieter Bohlen (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Nesselhauf, avocat à Hambourg. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par l’un de ses agents, M. H.-J. Behrens, du ministère fédéral de la Justice.

3. Le requérant allègue en particulier que le refus de la Cour fédérale de justice de lui accorder une licence fictive pour compenser l’utilisation illicite de son prénom dans une publicité a enfreint son droit au respect à la vie privée, au sens de l’article le 8 de la Convention.

4. Le 9 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. La société British American Tobacco (Germany) GmbH s’est vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE

6. Le requérant est né en 1954 et réside à Rosengarten. Il est musicien et producteur artistique.

A. La genèse de l’affaire

7. En automne 2003, le requérant publia un livre intitulé Dans les coulisses (Hinter den Kulissen). En raison de plusieurs procédures judiciaires en référé engagées à son encontre, un certain nombre de passages de ce livre durent être caviardés.

8. Le 27 octobre 2003, la société British American Tobacco (Germany) GmbH, une compagnie de tabac (« la société »), lança une publicité sur laquelle on pouvait voir au premier plan deux paquets de cigarettes de la marque Lucky Strike. Sur l’un des paquets était posée une cigarette allumée alors qu’un gros marqueur noir se tenait debout, appuyé contre l’autre paquet. En haut de la publicité figurait en grandes lettres le texte suivant :

« Regarde, cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres. » (« Schau mal, lieber Dieter, so einfach schreibt man super Bücher »).

Les mots « cher » (« lieber »), « facilement » (« einfach ») et « super » (« super ») étaient biffés à l’encre noire, mais restaient lisibles. Au bas de l’annonce était écrit : « Lucky Strike. Rien d’autre. » (« Lucky Strike. Sonst nichts. »)

9. La publicité parut en pleine page dans les éditions du 17 octobre 2003 du magazine hebdomadaire Der Spiegel et du quotidien national à grande diffusion Bild, dont les tirages étaient respectivement de 1,42 million et de 4,67 millions d’exemplaires. Elle s’inscrivait dans le cadre d’une campagne publicitaire de la société pour la marque Lucky Strike, qui avait été lancée en 1989 et qui avait utilisé jusqu’en septembre 2004 plus de 500 déclinaisons, qui montraient un ou plusieurs paquets de cigarettes surmontés d’une accroche humoristique faisant souvent référence à un événement d’actualité et à la personne concernée par cet événement.

10. À la demande du requérant, la société s’engagea par écrit à ne plus diffuser la publicité en cause avec le titre le mentionnant, mais refusa de lui payer les 70 000 euros (EUR) qu’il réclamait au titre d’une licence fictive (fiktive Lizenz).

B. Les décisions des tribunaux allemands

11. Le requérant saisit alors le tribunal régional de Hambourg d’une demande tendant à condamner la société au paiement de 100 000 EUR au titre d’une licence fictive.

1. Le jugement du tribunal régional

12. Le 3 septembre 2004, le tribunal régional accueillit la demande du requérant. Il releva d’abord que l’emploi du prénom Dieter dans la publicité litigieuse s’analysait bien en l’utilisation du nom du requérant. Il nota ensuite que, même si le prénom Dieter était très courant et que plusieurs personnalités connues le portaient, la publicité faisait visiblement référence au requérant si l’on tenait compte des autres éléments qui la composaient. Il rappela que la campagne publicitaire de la société faisait régulièrement allusion à des événements d’actualité et à leurs acteurs. D’après lui, il n’y avait aucun indice selon lequel, au moment de la parution de la publicité, un autre individu, prénommé Dieter comme le requérant, eût publié un livre dont certains passages avaient dû être caviardés à la suite d’ordonnances judiciaires ou selon lequel un autre livre eût suscité autant de débats dans le public lors de sa parution que celui du requérant.

13. Le tribunal régional ajouta que la société pouvait faire valoir le droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale (voir « Le droit et la pratique internes pertinents »), dont la publicité commerciale jouissait aussi à condition qu’elle eût un contenu qui contribuait à la formation de l’opinion publique. Il estima que cela était le cas de la publicité litigieuse. Il considéra en effet que celle-ci commentait d’une manière humoristique la publication du livre du requérant et qu’elle semblait conseiller l’intéressé sur la façon d’écrire des « super livres » en biffant certains passages avant la publication. Dans la mesure où la société invitait ainsi à bien vérifier le contenu d’un livre avant sa publication, la publicité litigieuse soulevait, aux yeux du tribunal régional, un sujet d’intérêt public.

14. Le tribunal régional rappela ensuite que le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection de la personnalité étaient tous les deux protégés par la Loi fondamentale et qu’ils méritaient en principe un égal respect. Il précisa que, lorsqu’il s’agissait de l’utilisation non consentie d’une personne à des fins publicitaires, le droit à la protection de la personnalité l’emportait en règle générale. Selon le tribunal, chacun ayant le pouvoir de décider lui-même s’il autorisait ou non l’exploitation de son nom à des fins publicitaires, ce droit protégeait contre l’utilisation illicite par des tiers du nom d’une personne dans le domaine de la publicité. Dans la mesure où la société avait soutenu que le requérant avait lui-même créé l’événement faisant l’objet de la publicité, ce fait n’était pas de nature à priver l’intéressé d’une protection, mais qu’il pouvait avoir comme conséquence un degré d’ingérence moindre et un degré de protection de la liberté d’expression plus élevé.

15. Le tribunal régional considéra que la mise en balance des intérêts en jeu dans l’affaire donnait plus de poids au droit du requérant à la protection de sa personnalité qu’au droit à la liberté d’expression de la société. À cet égard, il releva en particulier que la publicité poursuivait principalement des objectifs commerciaux, à savoir l’accroissement des ventes d’une marque de cigarettes, et qu’elle servait avant tout des fins de divertissement sans réellement contribuer à la formation de l’opinion publique. Enfin, il nota que ni la teneur du message publicitaire (Aussagegehalt) ni le requérant lui‑même n’avaient de lien direct avec le produit présenté. Il en conclut que le requérant était en droit d’exiger une compensation pour l’exploitation de sa notoriété à des fins commerciales, eu égard aussi aux décisions judiciaires rendues dans des affaires concernant un joueur de tennis (Boris Becker) ou un homme politique (Oskar Lafontaine).

16. Le tribunal régional poursuivit en disant que le préjudice subi par le requérant correspondait au montant de la licence dont la société et l’intéressé auraient raisonnablement convenu si un contrat avait été passé. Il rappela que l’objectif d’une licence fictive était d’éviter que celui qui se servait d’une personne sans autorisation se trouve dans une position plus avantageuse que s’il avait obtenu le consentement de l’intéressé. Il expliqua que le montant d’une telle licence devait être déterminé librement en tenant compte de toutes les circonstances de l’affaire, notamment des critères suivants : la notoriété et l’image de marque (Imagewert) de la personne visée, l’attention suscitée par la publicité et le degré de diffusion de celle-ci ainsi que le rôle attribué à l’intéressé dans la publicité. Appliquant ces critères et tenant compte des sommes allouées dans des affaires similaires concernant des personnes d’une notoriété comparable à celle du requérant au moment de la parution de la publicité les concernant (voir paragraphe 14 ci-dessus), le tribunal régional estima approprié d’allouer au requérant 100 000 EUR. Pour ce faire, il prit en considération le fait que la publicité qui se moquait du requérant avait paru en pleine page notamment dans le magazine Der Spiegel et qu’elle avait touché plus de six millions de lecteurs. Il tint cependant compte du fait que ni une image ni le nom de famille du requérant ne figuraient sur la publicité, si bien qu’un certain nombre de personnes n’auraient pas été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant.

2. L’arrêt de la cour d’appel

17. Le 29 novembre 2005, la cour d’appel de Hambourg fit siennes les conclusions du tribunal régional quant à l’existence d’une ingérence illicite et quant au résultat de la mise en balance des droits en conflit, tout en précisant que le fait que le prénom du requérant ait été utilisé à des fins commerciales pour augmenter la vente des cigarettes de la société avait pour conséquence que le droit à la protection de la personnalité du requérant l’emportait d’emblée. Elle réduisit cependant le montant de la licence fictive à payer en vertu du principe de l’enrichissement sans cause à 35 000 EUR. Elle indiqua que la publicité ne visait pas à rabaisser le requérant et que, en raison de sa conception humoristique, elle n’avait pas non plus de conséquences négatives sur lui. Elle souligna que, par ailleurs, le requérant, en publiant son livre, s’était lui-même projeté au-devant de la scène. Elle conclut qu’il y avait eu une ingérence illicite dans le droit du requérant à la protection de sa personnalité tout en précisant qu’aucune autre conclusion ne s’imposait sous l’angle du droit à la liberté d’expression en matière artistique dont la société s’était prévalue.

18. En ce qui concernait le dommage matériel, la cour d’appel releva que la particularité de l’affaire résidait dans le fait que la publicité litigieuse n’avait utilisé, sur un mode humoristique, qu’une partie du nom du requérant sans le consentement de celui-ci et qu’elle n’avait été publiée qu’une fois dans deux périodiques. Elle suivit les conclusions de l’expert qu’elle avait mandaté pour estimer le préjudice subi par le requérant et jugea approprié de fixer le montant du dommage à 35 000 EUR.

19. La cour d’appel n’autorisa pas le pourvoi en cassation au motif que l’affaire ne revêtait pas une importance fondamentale, car ni le développement du droit ni la garantie d’une jurisprudence uniforme n’exigeaient, selon elle, une décision de la Cour fédérale de justice.

3. L’arrêt de la Cour fédérale de justice

20. La société fit une demande tendant à l’autorisation du pourvoi en cassation. Le 26 octobre 2006, la Cour fédérale de justice accueillit cette demande.

21. Par un arrêt du 5 juin 2008 (no I ZR 223/05), la Cour fédérale de justice cassa l’arrêt de la cour d’appel. Elle releva que la demande du requérant n’était pas fondée parce que la société n’avait pas porté atteinte de manière illicite au droit à la protection de la personnalité et au droit au nom du requérant, l’utilisation du nom de l’intéressé dans la publicité litigieuse étant couverte par la liberté d’expression garantie par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale. Tout en confirmant les constatations de la cour d’appel quant à l’existence d’une ingérence et à la possibilité d’octroyer une licence fictive en vertu du principe de l’enrichissement sans cause, la Cour fédérale de justice estima que la cour d’appel n’avait pas suffisamment tenu compte du fait que les composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité et du droit au nom n’étaient protégées que par la loi ordinaire alors que le droit à la liberté d’expression jouissait d’une protection par le droit constitutionnel.

22. La Cour fédérale de justice précisa d’emblée que le litige porté devant elle concernait uniquement l’ingérence dans les composantes patrimoniales des droits invoqués, une atteinte aux composantes morales de ces droits n’ayant pas été alléguée. Elle rappela que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux, mais que les composantes patrimoniales n’étaient protégées que par le droit civil et qu’elles n’avaient dès lors pas priorité sur la liberté d’expression. Elle rappela également que la protection conférée par l’article 5 § 1 de la Loi fondamentale couvrait aussi la publicité dont le contenu contribuait à la formation de l’opinion publique, tout en précisant que cela n’était pas seulement le cas lorsque la publicité faisait référence à un événement politique ou historique, mais aussi lorsqu’elle reprenait des questions d’intérêt général. Elle ajouta que des reportages ayant un but divertissant pouvaient jouer eux aussi un rôle dans la formation de l’opinion, voire, dans certaines circonstances, stimuler ou influencer la formation de l’opinion plus que ne le feraient des informations strictement factuelles.

23. La Cour fédérale de justice releva que la publicité litigieuse reprenait d’une manière humoristique la publication par le requérant de son livre. Elle estima que, même si la société n’avait fait que reprendre cet événement dans le cadre d’une campagne publicitaire, elle pouvait néanmoins invoquer la protection particulière de la liberté d’expression. Elle considéra que le fait que la publicité – en utilisant le prénom du requérant et en faisant allusion au livre qu’il avait publié – visait avant tout à capter l’attention du public dans l’intention d’accroître les ventes d’une marque de cigarettes ne signifiait pas, comme l’avait soutenu la cour d’appel, que le droit à la protection de la personnalité l’emportait d’une manière générale.

24. La Cour fédérale de justice poursuivit en ces termes :

« Lors de sa mise en balance, la cour d’appel n’a pas suffisamment pris en considération que n’était concernée en l’espèce que la protection des composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité qui était fondée uniquement sur le droit civil et non sur le droit constitutionnel. Lorsqu’il s’agit d’ingérences dans les composantes patrimoniales du droit à la protection de la personnalité parce que le nom d’une personne connue a été utilisé dans une annonce publicitaire sans le consentement de celle-ci, on ne peut pas tout simplement (ohne weiteres) soutenir que le droit à la protection de la personnalité de l’intéressé l’emporte toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire. Il peut au contraire être indiqué de tolérer une atteinte au droit à la protection de la personnalité due à la mention du nom si, d’une part, la publicité fait allusion d’une manière moqueuse et satirique à un événement concernant l’intéressé et faisant l’objet de débats dans l’opinion publique et si, d’autre part, elle n’exploite pas l’image de marque (Imagewert) ou la valeur publicitaire (Werbewert) de l’intéressé en utilisant son nom, et si elle ne donne pas l’impression que l’intéressé s’identifie avec le produit présenté ou en prône la consommation (référence à l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 26 octobre 2006, no I ZR 182/04). »

25. La Cour fédérale de justice estima que la publicité mise en cause ne donnait pas une telle impression. Elle observa qu’elle avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait de façon humoristique, peu après sa parution et dans le contexte du débat qui s’était ensuivi dans les médias, l’affaire de la publication du livre du requérant. D’après elle, la publicité s’inscrivait donc dans le débat public qui s’était engagé sur la manière dont le requérant avait publié son livre. La Cour fédérale de justice souligna que, au-delà de l’allusion moqueuse et satirique à cet événement déjà connu du public, la publicité ne contenait pas d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant. En outre, dès lors qu’elle ne suggérait pas que le requérant s’identifiait d’une manière quelconque avec le produit présenté, il n’y aurait pas lieu de considérer que la publicité était dévalorisante pour le requérant du seul fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes.

26. La Cour fédérale de justice abonda par ailleurs dans le sens de la cour d’appel en ce que, selon celle-ci, le requérant avait lui-même recherché le public pour son propre intérêt publicitaire. Pour la Cour fédérale de justice, l’intérêt du requérant de ne pas être mentionné dans la publicité sans son consentement pesait moins lourd que le droit à la liberté d’expression de la compagnie de tabac. Il n’y aurait dès lors plus lieu d’examiner la question de savoir si la société pouvait aussi invoquer le droit à la liberté d’expression en matière artistique.

27. La Cour fédérale de justice conclut que, en l’absence d’une violation des composantes patrimoniales de son droit à la protection de la personnalité, le requérant ne pouvait prétendre à une licence fictive.

4. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale

28. Le 7 avril 2009, la Cour constitutionnelle fédérale n’admit pas le recours constitutionnel du requérant (no 1 BvR 3143/08) en précisant qu’elle s’abstenait de motiver sa décision. La décision parvint au requérant le 24 avril 2009.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. La Cour fédérale de justice a reconnu, dans un arrêt du 25 mai 1954 (no I ZR 311/53), le droit général à la protection de la personnalité en vertu des articles 1 § 1 (dignité de l’homme) et 2 § 1 (droit au libre épanouissement de la personnalité) de la Loi fondamentale. Le droit au nom est explicitement protégé par l’article 12 du code civil.

30. La liberté d’expression est garantie par l’article 5 de la Loi fondamentale ainsi libellé :

« 1. Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure.

2. Ces droits trouvent leurs limites dans les dispositions des lois générales, dans les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et dans le droit au respect de l’honneur personnel (Recht der persönlichen Ehre). »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

31. Le requérant allègue que le refus de la Cour fédérale de justice de lui accorder une licence fictive en compensation de l’utilisation non autorisée de son nom dans la publicité litigieuse a emporté violation de son droit au respect de sa vie privée tel que prévu par l’article 8 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d’autrui. »

32. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

33. Le Gouvernement soutient que la demande du requérant ne tombe pas dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention puisque sur la publicité litigieuse n’a figuré que le prénom du requérant, un prénom très commun qui n’aurait pas permis à lui seul d’établir un quelconque lien avec le requérant. Ce n’est que l’allusion aux circonstances de la publication du livre du requérant, dont ce dernier serait d’ailleurs responsable, qui aurait fait le lien entre la publicité et le requérant. Le Gouvernement affirme que le requérant pouvait uniquement demander, en se prévalant de l’article 8 de la Convention, à interdire de porter ces événements de nouveau à l’attention du public. Or la société avait accepté la demande du requérant tendant à interdire toute nouvelle diffusion de la publicité. D’après le Gouvernement, si l’article 8 protège la réputation d’une personne, il ne conférerait en revanche aucun droit à obtenir une compensation sous forme d’une licence fictive lorsque la personne, par son propre comportement, a porté elle-même atteinte à sa réputation.

34. La requérante rétorque que le nom d’une personne fait partie de sa vie privée. L’article 8 de la Convention conférerait à une personne le droit de décider si et sous quelles conditions des tiers peuvent utiliser son nom à des fins publicitaires. Il souligne que cette protection s’étend aussi au prénom d’une personne dès lors que son utilisation permet une identification avec celle-ci, comme c’était le cas en l’espèce, car sinon la société ne se serait pas contentée d’utiliser uniquement son prénom. Il précise qu’il se prévaut en l’espèce moins de son droit à la protection de sa réputation que de son droit au nom et de la liberté de décider lui-même à qui il permet d’utiliser son nom à des fins publicitaires. Par ailleurs, il n’aurait pas perdu son droit à la protection de sa réputation du seul fait d’avoir publié son livre. Partant, pour le requérant, le présent grief tombe dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

35. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention ne contient pas de disposition explicite en matière de prénom. Cependant, en tant que moyen d’identification au sein de la famille et de la société, le prénom d’une personne concerne sa vie privée et familiale (Guillot c. France, 24 octobre 1996, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V ; Mentzen c. Lettonie (déc.), no 71074/01, CEDH 2004-XII avec les références qui s’y trouvent citées ; et Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013). La Cour relève en l’espèce que si le prénom du requérant est courant et fréquemment utilisé, le fait qu’il a été mentionné en lien avec la parution de son livre permettait d’identifier le requérant si bien que l’on ne saurait dire que le droit au respect de la vie privée du requérant n’a pas été touché.

36. La Cour estime dès lors que le présent grief tombe dans le champ d’application de l’article 8. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

a) Le Gouvernement

37. Le Gouvernement est d’avis qu’il n’y a pas eu d’ingérence injustifiée dans le droit du requérant au respect de sa vie privée car celle-ci n’aurait pas eu la gravité nécessaire. En effet, d’après le Gouvernement, la publicité en cause n’ayant utilisé ni le nom complet ni une photo du requérant, celui‑ci n’aurait subi aucun préjudice matériel ni des conséquences physique ou psychique puisque la publicité n’aurait à aucun moment suggéré que le requérant fasse personnellement la publicité pour les cigarettes ou ait un lien avec celles-ci.

38. Le Gouvernement souligne que même à supposer l’existence d’une ingérence, l’ordre juridique allemand garantirait une protection suffisante. À cet égard il rappelle que la présente requête ne porte pas sur le droit du requérant à la cessation de la publicité (Unterlassungsanspruch) que la société avait reconnu et qui n’a dès lors pas fait l’objet d’une quelconque procédure devant les tribunaux internes. La question qui se pose ici ne serait pas celle de savoir si les juridictions allemandes devaient intervenir mais de quelle manière elles devaient le faire. Sur ce point le Gouvernement est d’avis que la possibilité, prévue par le droit allemand, d’introduire une action en cessation constitue une protection suffisante pour se défendre contre la publicité. Le requérant n’aurait en réalité pas cherché à être protégé contre la publicité, mais à en tirer un avantage pécuniaire que l’article 8 de la Convention ne garantirait cependant pas.

39. Le Gouvernement précise que le droit allemand ne prévoit pas que des actions en cessation en cas de violation du droit au respect de la vie privée, mais allouerait aussi des compensations pécuniaires dans certains cas. En l’espèce, la Cour fédérale de justice s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait lieu d’allouer une licence fictive au requérant et a conclu, après avoir mis en balance les intérêts en jeu, que l’ingérence n’était pas suffisamment grave pour ce faire et que la liberté d’expression de la société l’emportait. Ainsi, la Cour fédérale de justice a relevé que même des déclarations à but commercial étaient protégées par la liberté d’expression telle que garantie par la Loi fondamentale, que des contributions à visée divertissante pouvaient aussi contribuer à la formation de l’opinion du public, que l’ingérence n’était pas d’une gravité particulière car ni offensante ni méprisante, et que la publicité n’a induit aucune identification du requérant avec le produit commercialisé.

b) Le requérant

40. Le requérant soutient que l’ingérence a atteint un degré de gravité suffisant car, premièrement, il est non-fumeur, déteste les cigarettes et est engagé dans la lutte contre la dépendance, deuxièmement, le tabagisme est de plus en plus mis en cause et rejeté par la société, comme en témoignerait la Directive 2003/33/EC du 26 mai 2003 et, troisièmement, le droit au nom bénéficierait de la même protection que le droit à l’image. Par ailleurs, la Cour exigerait l’existence d’une ingérence d’une certaine gravité uniquement lorsqu’il y a eu atteinte à la réputation (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009), mais pas dans des cas d’ingérence dans la vie privée.

41. Le requérant est d’avis que le droit allemand ne procure pas une protection suffisante contre les ingérences injustifiées dans la vie privée. L’action en cessation ne suffirait pas à cet égard puisqu’elle ne vise qu’à prévenir des futures atteintes alors que l’action pour enrichissement sans cause a pour l’objectif de compenser des transferts patrimoniaux injustifiés en résultant.

42. Le requérant affirme que la Cour fédérale de justice, en se limitant à donner la priorité à la liberté d’expression de la société au motif que celle-ci était garantie par le droit constitutionnel alors que le droit invoqué par le requérant ne revêtait que le rang d’une loi ordinaire, n’a manifestement pas procédé à une mise en balance entre les deux positions de droit concurrentes. Par ailleurs, même si l’on suivait son avis que seuls les composants patrimoniaux du droit de la personnalité du requérant étaient concernés, la Cour fédérale de justice aurait néanmoins été tenue de mettre en balance la liberté d’expression de la société de tabac avec le droit à la propriété du requérant. La possibilité pour des tiers d’utiliser la valeur publicitaire de personnes connues sans leur consentement comporterait le risque de restreindre indûment le droit au nom de ces personnes.

43. Le requérant souligne que le contenu de la publicité n’a apporté aucune contribution à la formation de l’opinion publique, mais ne servait que les intérêts commerciaux de la société de tabac (augmentation du chiffre d’affaires) en dépit du prétendu lien avec un événement d’actualité. D’après lui, la publicité ne faisait que rappeler cet événement à un cercle de personnes restreint qui était au courant des litiges juridiques du requérant relatifs à la publication de son livre. Elle n’était dès lors en aucun cas à même de communiquer des questions et idées d’intérêt général au public.

2. Observations de la tierce partie (British American Tobacco (Germany) GmbH)

44. La tierce partie souligne que, contrairement à ce que prétend le requérant, rien dans la jurisprudence de la Cour n’indique que des déclarations faites dans une publicité bénéficient d’une moindre protection que celles faites dans un autre contexte. L’arrêt litigieux de la Cour fédérale de justice serait conforme aux critères établis par la Cour dans son arrêt Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, 7 février 2012) et le requérant n’aurait pas fait valoir des raisons sérieuses pouvant amener la Cour à substituer son avis à celui de la Cour fédérale de justice. La tierce partie souligne que le point central de la présente affaire n’est pas de savoir si elle pouvait utiliser le prénom du requérant sans le consentement de celui‑ci, mais si elle avait le droit de commenter des événements d’actualité et le comportement du requérant impliqué dans ces événements. À son avis, il n’y a aucun doute qu’une société comme elle puisse faire de tels commentaires de la même façon que la presse.

3. L’appréciation de la Cour

45. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom, y compris le prénom (voir paragraphe 35 ci-dessus). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées ou utilisées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010 ; Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La Cour estime que si la diffusion d’informations sur une personne en mentionnant le nom complet de celle-ci constitue régulièrement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de cette personne, l’utilisation non consentie du seul prénom d’une personne peut, dans certains cas, aussi interférer avec la vie privée de celle‑ci. Tel est le cas, comme dans la présente affaire, lorsque le prénom est mentionné dans un contexte qui permet d’identifier la personne visée et lorsqu’il est utilisé à des fins publicitaires.

46. La Cour observe que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’Etat, mais du manquement de celui-ci à le protéger contre l’utilisation non‑consentie de son prénom par la société. La présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’Etat au regard de l’article 8 de la Convention, et la liberté d’expression de la société, garanti par l’article 10 de la Convention qui s’applique aussi à des déclarations faites dans le domaine commercial (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 26, série A no 165) puisqu’il garantit la liberté d’expression à « toute personne », sans distinguer selon que le but poursuivi est ou non lucratif (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).

47. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives ou négatives. Cette marge d’appréciation est en principe la même que celle dont les Etats disposent sur le terrain de l’article 10 de la Convention pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cet article (Von Hannover c. Allemagne (no 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012 précité, § 106 ; et Axel Springer AG précité, § 87). La Cour rappelle que dans le domaine commercial, la marge d’appréciation des Etats contractants est particulièrement large (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits) ; Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013).

48. Cette marge va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Von Hannover (no2), précité, § 107; Lillo-Stenberg et Sæther c. Norvège, no 13258/09, §§ 33 et 44, 16 janvier 2014).

49. Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieure de la personne concernée, et le contenu, la forme et les répercussions de la publication (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113 ; Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012).

50. En ce qui concerne l’existence d’un débat d’intérêt général, la Cour note que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité litigieuse avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait, sur un mode humoristique, l’affaire de la publication du livre du requérant, et ce peu après la parution du livre et dans le contexte du débat qui s’était ensuivi dans les médias à ce propos. La Cour peut admettre que la publicité, considérée dans ce contexte et en tant que satire – laquelle est une forme d’expression artistique et de commentaire social reconnue dans sa jurisprudence (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009 ; Eon c. France, no 26118/10, § 60, 14 mars 2013) –, a contribué, au moins dans une certaine mesure, à un débat d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45, CEDH 2004-X ; Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 52, 19 septembre 2013).

51. Pour ce qui est de la notoriété du requérant, la Cour relève que les juridictions allemandes ne se sont pas explicitement penchées sur cette question, mais ont clairement indiqué, en comparant l’affaire du requérant à des affaires d’autres personnes notoires ou en examinant la question de savoir si l’image de marque ou la valeur publicitaire du requérant avaient été exploitées, que la notoriété du requérant ne faisait pas de doute. Par ailleurs, force est de constater que la société n’aurait manifestement pas utilisé le prénom du requérant si celui-ci n’avait pas été suffisamment connu du public. La Cour en conclut que le requérant faisait partie des personnages publics qui ne peuvent pas prétendre de la même manière à une protection de leur droit au respect de leur vie privée que des personnes privées inconnues du public (Von Hannover (no 2), précité, § 110 ; Axel Springer AG, précité, § 91).

52. Quant à l’objet de la publicité en cause, la Cour note que celle-ci faisait uniquement allusion à la parution du livre du requérant et les litiges judiciaires qui s’étaient ensuivis, c’est-à-dire à un événement public qui avait été commenté dans les médias. La publicité litigieuse n’avait pas rapporté des détails de la vie privée du requérant et n’avait d’ailleurs même pas repris les aspects de la vie privée du requérant que lui-même avait révélés dans son livre (voir, a contrario, Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS ») c. France, no 12268/03, § 53, 23 juillet 2009).

53. En ce qui concerne le comportement antérieur du requérant, les juridictions allemandes ont relevé qu’en publiant son livre, le requérant s’était lui-même projeté au-devant de la scène et avait lui-même recherché le public pour son propre intérêt publicitaire. La Cour peut souscrire aux conclusions des juridictions allemandes si bien que, compte tenu de la notoriété du requérant, l’«espérance légitime» de celui-ci de voir sa vie privée effectivement protégée n’était plus que limitée (voir, mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité § 53 ; Axel Springer AG précité, § 101).

54. Pour ce qui est du contenu, de la forme et des répercussions de la publicité, la Cour observe que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité ne contenait pas d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant (cf. Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité, § 54), n’était pas dévalorisante du fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes alors que le requérant déclare être non-fumeur, et ne suggérait pas non plus que le requérant s’identifiât d’une manière quelconque avec le produit présenté. Le Gouvernement précise à cet égard que la publicité n’aurait nullement suggéré que le requérant fasse personnellement la publicité pour les cigarettes ou ait un lien avec celles-ci.

55. La Cour relève que le fait de mettre le nom d’une personnalité en relation avec un produit commercialisé sans le consentement de celle-ci peut soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, notamment lorsque le produit présenté n’est pas accepté socialement ou lorsqu’il donne lieu à des interrogations éthiques ou morales sérieuses. Dans la présente affaire, elle peut cependant souscrire aux conclusions des juridictions nationales, eu notamment égard au caractère humoristique de la publicité en cause qui s’inscrivait d’ailleurs dans une campagne publicitaire de la société qui cherchait à faire un lien humoristique entre la représentation d’un paquet de sa marque de cigarettes et un événement d’actualité impliquant une personne connue du public (voir, p. ex., Ernst-August von Hannover c. Allemagne, no 53649/09, 19 février 2015). Par ailleurs, comme l’a relevé le tribunal régional, il n’y avait qu’un nombre restreint de personnes qui avaient été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant, puisque ni le nom de famille ni une photo du requérant ne figuraient sur la publicité. Le requérant n’en disconvient d’ailleurs pas lorsqu’il admet que seules les personnes qui étaient au courant de ses litiges judiciaires concernant la parution de son livre pouvaient comprendre la publicité.

56. Le requérant affirme en particulier que la Cour fédérale de justice l’a débouté de sa demande avant tout parce que la liberté d’expression de la société jouissait d’une protection juridique plus élevée que son droit au respect de la vie privée. La Haute juridiction n’aurait de ce fait pas procédé à une véritable mise en balance digne de ce nom. Le Gouvernement soutient que la Cour fédérale de justice a procédé à une mise en balance lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait lieu d’octroyer au requérant la licence réclamée.

57. La Cour note que certains passages de l’arrêt de la Cour fédérale de justice semblent suggérer que, du seul fait de son ancrage dans le droit constitutionnel, la liberté d’expression de la société revêtait dans la présente affaire plus de poids que le droit à la protection de la personnalité et le droit au nom du requérant qui n’étaient protégés que par une loi ordinaire. Elle observe que la Cour fédérale de justice semble avoir opposé ce principe de protection échelonné aux conclusions de la cour d’appel qui, elle, avait soutenu que le droit à la protection de la personnalité l’emportait dans de tels cas toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire (voir paragraphe 24 ci-dessus).

58. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne ou la pratique nationale pertinente dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont celles-ci ont été appliquées au requérant dans le cas d’espèce (voir Von Hannover (no 2), précité, § 116 ; Karhuvaara et Iltalehti précité, § 49; et, mutatis mutandis, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 59, CEDH 2000‑VIII). À cet égard, elle note d’emblée que la Cour fédérale de justice a précisé que seules les composantes patrimoniales du droit à la personnalité jouissaient d’une protection par la loi ordinaire alors que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par le droit constitutionnel dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux. La Cour relève en outre que la Cour fédérale de justice a pris en considération les circonstances de l’affaire, à savoir la nature à la fois commerciale et humoristique de la publicité en cause, sa diffusion peu après la parution du livre du requérant et dans le contexte du débat dans les médias à propos de ce livre, l’absence d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant ou son image de marque et le comportement antérieur du requérant vis-à-vis du public.

59. Aux yeux de la Cour, la Cour fédérale de justice a donc procédé à une mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu et a conclu que, dans les circonstances de l’affaire devant elle, il y avait lieu d’accorder la priorité à la liberté d’expression de la société et de refuser d’octroyer une licence fictive au requérant qui avait déjà obtenu l’engagement de la société de ne plus diffuser la publicité.

60. Dans ces conditions, et eu égard à l’ample marge d’appréciation dont les juridictions nationales disposent en la matière (voir paragraphe 47 ci‑dessus) lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la Cour conclut que la Cour fédérale de justice n’a pas manqué à ses obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant il n’y a pas eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

61. Le requérant estime que le refus de la Cour fédérale de justice de lui accorder la licence fictive réclamée constitue aussi une violation de son droit à la propriété, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

62. Le Gouvernement soutient que le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas ouvert car la publicité n’a fait que créer un lien entre un prénom très commun et des événements dont le requérant était lui‑même responsable. Un tel lien indirect ne saurait être reconnu comme un droit patrimonial. Le Gouvernement poursuit que la licence fictive réclamée par le requérant ne constitue pas un droit patrimonial protégé par l’article 1 du Protocole no 1 car la Cour fédérale de justice en tant que juridiction civile suprême a précisément constaté que cette créance ne revenait pas au requérant. Il ajoute qu’à supposer même qu’il y ait eu ingérence dans un droit du requérant reconnu par l’article 1 du Protocole no 1, cette ingérence était justifiée pour les raisons exposées dans les observations concernant l’article 8 de la Convention.

63. Le requérant soutient que sa valeur publicitaire est incontestable et protégé par l’article 1 du Protocole no 1, puisqu’une partie essentielle de son revenu émane de contrats publicitaires. La valeur patrimoniale du droit à la personnalité est souvent le fruit du travail de la personne dans les domaines du sport, de l’art ou de la culture et serait donc comparable au droit de la propriété intellectuelle qui tombe sous la protection de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour fédérale de justice aurait d’ailleurs reconnu la valeur commerciale du nom d’une personne connue bien avant son arrêt litigieux en l’espèce et accorderait un droit à compensation en cas d’ingérence illicite. Le requérant conclut que la licence fictive réclamée avait donc été suffisamment établie en droit allemand.

64. La tierce partie estime que, contrairement à la propriété intellectuelle (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 66-72, CEDH 2007‑I), les aspects patrimoniaux du droit à la vie privée ne constituent pas un droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1. De toute manière, à supposer même l’existence d’une ingérence dans cette disposition, celle-ci serait justifiée pour les mêmes raisons exposées concernant l’article 8 de la Convention.

65. La Cour relève qu’elle n’est pas appelée à trancher la question de savoir si le requérant pouvait prétendre à une licence fictive au regard du droit interne, tel qu’interprété par les tribunaux allemands, et notamment par la Cour fédérale de justice. Elle considère en effet qu’à supposer même qu’une ingérence dans un droit à la propriété du requérant existait, elle aurait de toute manière été justifiée pour les raisons exposées concernant l’article 8 de la Convention.

66. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention et, à la majorité, le restant de la requête irrecevable;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Zupančič.

M.W.
C.W.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE ZUPANČIČ

(Traduction)

Je regrette de ne pas pouvoir me rallier à la majorité dans cette affaire. Je pense en effet que les tribunaux allemands inférieurs à la Cour fédérale de justice avaient dans une large mesure une perception plus juste de l’affaire.

L’annulation de leurs décisions n’est en rien convaincante à mes yeux.

Au cœur de la controverse, telle que définie par la Cour fédérale de justice allemande (§ 24 de l’arrêt de la majorité), se trouve la hiérarchie à établir entre les droits de la personnalité (Persönlichkeitsrecht) de M. Bohlen et la liberté d’expression.

Les règles allemandes régissant les droits de la personnalité de M. Bohlen ont comme pendant international l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »). Par conséquent, dire que l’ordre juridique allemand les place en dessous de la protection constitutionnelle de la liberté d’expression a peut-être un sens au sein de cet ordre – même si je trouve pareille opinion extrêmement formaliste –, mais cela n’est manifestement pas vrai sur le plan international. Il ne peut y avoir de primauté a priori de la liberté d’expression sur les droits de la personnalité garantis par l’article 8 de la Convention.

Certes, la Cour fédérale de justice a évoqué l’aspect patrimonial, c’est‑à‑dire les dommages-intérêts pour la violation des droits de la personnalité de M. Bohlen. Elle a dit que c’était cet élément indemnitaire qui ne pouvait être mis sur le même pied que la protection constitutionnelle de la liberté d’expression. Je trouve cela surprenant. Comment peut-on séparer le remedium (en l’occurrence l’indemnisation pour violation des droits de la personnalité) du droit lui-même ? Le droit et le remedium sont les deux facettes du même concept.

Par ailleurs, le message véhiculé par la publicité est dénué d’ambiguïté. Il est suggéré que M. Bohlen n’aurait pas commis les fautes d’écriture alléguées s’il avait fumé des cigarettes « Lucky Strike ». La cigarette allumée au-dessus du paquet de cigarettes est une recommandation claire à cet effet. Le message n’est même pas subliminal ; il est péremptoire et évocateur.

De surcroît, nous parlons ici de la liberté d’expression de la British Tobacco Company en train de railler M. Bohlen ­à des fins purement et manifestement commerciales.

Il n’y a dans ce message de marchand de tabac aucune vertu rédemptrice. Ce n’est pas un message qui aurait une quelconque finalité sociale, sauf à considérer que fumer des cigarettes soit cette vertu sociale rédemptrice.

Au contraire, dans le contexte social très honorable de la lutte contre le tabagisme – un but social reconnu ! –, la publicité pour le tabac n’est certainement pas un domaine relevant de la protection de la liberté d’expression. À mon avis, ce serait vrai en principe même indépendamment des doléances de M. Bohlen. Demain, nous pourrions être saisis d’une affaire dans laquelle les restrictions imposées par les États membres à la publicité pour le tabac seront contestées au nom de la liberté d’expression. La présente affaire pourrait alors être citée à titre de précédent pertinent.

Il est compréhensible que M. Bohlen – qui ne fume pas – se soit senti blessé et ait protesté contre l’utilisation abusive de son nom et de ses travaux dans le cadre d’une opération de promotion du tabagisme.

Comme je l’ai écrit dans mon opinion concordante en l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, CEDH 2004‑VI), celui qui vit dans une maison de verre n’a guère le droit de jeter des pierres :

« Si j’estime que les distinctions qu’opère le système juridique allemand entre les différents niveaux d’exposition admissibles relèvent trop de la jurisprudence conceptuelle (Begriffsjurisprudenz), je considère que le critère de mise en balance entre le droit du public à savoir, d’une part, et le droit à l’intimité de la vie privée de la personne concernée, d’autre part, doit être appliqué de manière adéquate. Celui qui monte volontairement sur la scène publique ne peut prétendre être une personne privée ayant droit à l’anonymat. Les membres des familles royales, les acteurs, les universitaires, les hommes politiques, etc., accomplissent leurs tâches de manière publique. Ils peuvent ne pas rechercher la publicité mais, par définition, leur image est, dans une certaine mesure, propriété publique.

J’entends ici me concentrer non pas tellement sur le droit du public à savoir – ce droit s’applique d’abord et avant tout à la question de la liberté de la presse et à la doctrine constitutionnelle y relative – mais plutôt sur le simple fait qu’il n’est pas possible de séparer par un rideau de fer la vie privée de l’accomplissement de tâches publiques. Vivre parfaitement incognito est le privilège de Robinson ; en ce qui concerne le commun des mortels, chacun suscite, dans une mesure plus ou moins grande, l’intérêt d’autrui.

Le droit à l’intimité de la vie privée, par contre, est le droit à ne pas être importuné. Chacun peut prétendre ne pas être importuné pour autant précisément que sa vie privée ne s’entrecroise pas avec la vie privée d’autrui. À leur manière, les notions juridiques telles que la calomnie, la diffamation, etc., attestent de ce droit et des barrières interdisant à autrui d’y porter atteinte. La doctrine du droit de la personnalité que connaît le droit privé allemand consacre un cercle concentrique plus large de vie privée protégée. (...) La doctrine du droit de la personnalité consacre un niveau plus élevé de civilisation dans les relations interpersonnelles.

Il est temps que le balancier revienne à un type d’équilibre différent entre ce qui est privé et protégé et ce qui est public et non protégé.

La question en l’espèce consiste à savoir comment on peut assurer et apprécier cet équilibre. (...) J’estime toutefois qu’elle aurait pu appliquer un critère différent : celui qu’elle a utilisé dans son arrêt Halford c. Royaume-Uni (25 juin 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III), où elle s’est demandé si la personne concernée « pouvait raisonnablement croire au caractère privé » des appels en cause.

Le contexte de la procédure pénale et l’utilisation de preuves obtenues en violation du principe de protection des éléments que l’on peut raisonnablement croire de nature privée dans l’affaire Halford n’empêchent pas la Cour de faire usage du même critère dans les affaires telles que la présente. La question de savoir si la requérante en l’espèce était ou non une personnalité publique cesse alors d’exister ; le critère proposé, qui vise à déterminer si la personne s’estimant victime d’une atteinte à sa vie privée pouvait raisonnablement croire au caractère privé de la situation litigieuse autorise une approche nuancée dans chaque nouvelle affaire. (...)

Il faut bien sûr éviter ici le raisonnement circulaire. Le caractère « raisonnable » de la croyance à la nature privée d’une situation pourrait se réduire au critère de mise en balance précité. Mais invoquer le caractère raisonnable d’une croyance, c’est aussi faire appel au sens commun éclairé, qui nous dit que celui qui vit dans une maison de verre n’a guère le droit de jeter des pierres. »

Dire que quiconque publie un livre recherche la publicité est une tautologie. C’est précisément le but de toute opération de publication. Toutefois, la Cour fédérale de Justice va trop loin lorsqu’elle dit que M. Bohlen a recherché lui-même, et dans son propre intérêt, la publicité (paragraphe 26 de l’arrêt) et qu’il a en conséquence été pris en otage d’une publicité négative parce qu’il a publié un livre.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-152646
Date de la décision : 19/02/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives;Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : BOHLEN
Défendeurs : ALLEMAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : NESSELHAUF M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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