La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/07/2014 | CEDH | N°001-145847

CEDH | CEDH, AFFAIRE CENTRE DE RESSOURCES JURIDIQUES AU NOM DE VALENTIN CÂMPEANU c. ROUMANIE, 2014, 001-145847


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE CENTRE DE RESSOURCES JURIDIQUES
AU NOM DE VALENTIN CÂMPEANU c. ROUMANIE

(Requête no 47848/08)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juillet 2014

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,

Guido Raimondi,

Ineta Ziemele,

Isabelle Berro,

Alvina Gyulumyan,

Davíd Thór Björgvinsson,<

br>
Ján Šikuta,

Päivi Hirvelä,

Luis López Guerra,

Ledi Bianku,

Nona Tsotsoria,

Kristina Pardalos,

Vincent A. De Gaetano,

Angelika Nußberger,

Paulo Pinto de...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE CENTRE DE RESSOURCES JURIDIQUES
AU NOM DE VALENTIN CÂMPEANU c. ROUMANIE

(Requête no 47848/08)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juillet 2014

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,

Guido Raimondi,

Ineta Ziemele,

Isabelle Berro,

Alvina Gyulumyan,

Davíd Thór Björgvinsson,

Ján Šikuta,

Päivi Hirvelä,

Luis López Guerra,

Ledi Bianku,

Nona Tsotsoria,

Kristina Pardalos,

Vincent A. De Gaetano,

Angelika Nußberger,

Paulo Pinto de Albuquerque,

Paul Mahoney,

Johannes Silvis, juges,

et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 septembre 2013 et 26 mai 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47848/08) dirigée contre la Roumanie et dont une organisation non gouvernementale roumaine, le Centre de ressources juridiques (Centrul de Resurse Juridice) a saisi la Cour au nom de M. Valentin Câmpeanu (« le requérant ») le 2 octobre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Interights, qui a conseillé le Centre de ressources juridiques jusqu’au 27 mai 2014, a été représenté par M. C. Cojocariu, avocat à Londres. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le Centre de ressources juridiques alléguait au nom de M. Valentin Câmpeanu que celui-ci avait été victime de violations des articles 2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention.

4. Le 7 juin 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Il a également été décidé que les questions de recevabilité et de fond seraient examinées conjointement (article 29 § 1 de la Convention).

5. Des observations ont été reçues de Human Rights Watch, du Centre eurorégional pour les initiatives publiques, du Comité Helsinki de Bulgarie et du Centre pour la défense des personnes handicapées mentales, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

Le Gouvernement a répondu à ces observations (article 44 § 5 du règlement).

6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 4 septembre 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmeC. Brumar, agent,
MM.G. Caian, conseil,
D. Dumitrache, coagent ;

– pour le Centre de ressources juridiques
MmesG. Iorgulescu, directrice générale,
Centre de ressources juridiques,
G. Pascu, responsable de programme,
Centre de ressources juridiques,
MeC. Cojocariu, avocat, Interights,conseils ;

– pour le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
M.N. Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme,
MmesI. Gachet, directrice, Bureau du Commissaire aux
droits de l’homme,
A. Weber, conseiller, Bureau du Commissaire aux
droits de l’homme.

La Cour a entendu Mme Brumar, M. Caian, M. Cojocariu, Mme Iorgulescu et M. Muižnieks en leurs déclarations, ainsi que Mme Brumar, Me Cojocariu et Mme Iorgulescu en leurs réponses aux questions posées par la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Le décès de Valentin Câmpeanu

1. La genèse de l’affaire

7. Valentin Câmpeanu était un jeune homme d’origine rom. Né le 15 septembre 1985 de père inconnu, il fut abandonné à la naissance par sa mère, Florica Câmpeanu (décédée en 2001). Il fut alors placé dans un orphelinat, le Centre de Corlate, où il grandit.

En 1990, on découvrit que Valentin Câmpeanu était séropositif. Les médecins ayant ultérieurement diagnostiqué une « déficience intellectuelle grave, un quotient intellectuel de 30 et une infection par le VIH », il fut considéré comme étant atteint d’un handicap « grave ». Par la suite, il présenta également des symptômes associés au VIH, tels que tuberculose pulmonaire, pneumonie et hépatite chronique.

En mars 1992, il fut transféré au centre pour enfants handicapés de Craiova et, plus tard, au centre de placement no 7 de Craiova (« le centre de placement »).

2. Les bilans effectués en 2003 et 2004

8. Le 30 septembre 2003, la commission départementale de Dolj pour la protection de l’enfance (« la commission départementale ») ordonna la cessation de la prise en charge publique de M. Câmpeanu, arguant que celui-ci venait d’avoir dix-huit ans et ne poursuivait aucune forme de scolarité.

Bien que le travailleur social qui s’occupait de M. Câmpeanu eût préconisé un transfert au centre local de rétablissement et de réadaptation neuropsychologiques, la commission départementale décida qu’un travailleur social compétent devait prendre toutes les mesures nécessaires pour faire admettre M. Câmpeanu à l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare (« le HPM »). Selon le droit pertinent, cette décision pouvait être contestée devant le tribunal de première instance de Craiova.

M. Câmpeanu n’assista pas en personne à la réunion de la commission départementale, et il n’y fut pas non plus représenté.

9. Le 14 octobre 2003, la commission médicale pour adultes handicapés du conseil départemental de Dolj réexamina l’état de santé de M. Câmpeanu. Elle constata uniquement l’infection par le VIH, qui correspondait à un handicap « moyen ». Elle mentionna également que le patient était « socialement intégré ».

10. Ultérieurement, à une date non précisée en octobre ou novembre 2003, un travailleur social et un médecin du centre de placement établirent un bilan médical et social de M. Câmpeanu, condition préalable à son placement dans un centre médicosocial. Dans la rubrique « représentant légal », ils inscrivirent « abandonné à la naissance » ; quant au champ « personne à prévenir en cas d’urgence », ils ne le renseignèrent pas. Le diagnostic indiquait « déficience intellectuelle grave, séropositivité », sans aucune référence au diagnostic précédent (paragraphe 9 ci-dessus). Le rapport d’évaluation indiquait : « a besoin de surveillance et d’une assistance intermittente pour les soins personnels » et concluait que M. Câmpeanu était capable de prendre soin de lui-même tout en ayant besoin d’une aide considérable.

11. Par une lettre datée du 16 octobre 2003, le HPM informa la commission départementale qu’il ne pouvait pas accueillir M. Câmpeanu, expliquant que celui-ci était séropositif et atteint d’un handicap mental et que l’hôpital n’était pas équipé pour soigner des personnes présentant ce type de pathologies.

12. Après ce refus, entre octobre 2003 et janvier 2004, la commission départementale et la direction départementale pour la protection des droits de l’enfant (« la direction pour la protection de l’enfance ») sollicitèrent l’aide d’un certain nombre d’établissements pour trouver une structure sociale ou psychiatrique qui accepterait d’accueillir M. Câmpeanu. La direction pour la protection de l’enfance indiqua que le HPM avait refusé d’accueillir le patient en raison de sa séropositivité et demanda la coopération des établissements concernés, en précisant que l’état de santé du jeune homme « ne nécessitait pas une hospitalisation mais exigeait une surveillance constante au sein d’une institution spécialisée ».

3. L’admission au centre médicosocial de Cetate-Dolj

13. La commission départementale estima finalement que M. Câmpeanu pourrait être placé dans le centre médicosocial de Cetate-Dolj (« le CMSC »), qui constituait selon elle un établissement adapté pour l’intéressé. Dans sa demande au CMSC, elle signala uniquement que M. Câmpeanu était séropositif, ce qui correspondait à un handicap moyen, et ne fit nulle mention de ses difficultés d’apprentissage.

14. Le 5 février 2004, M. Câmpeanu fut admis au CMSC. Selon un compte rendu, rédigé par cet établissement et adressé au Centre de ressources juridiques (« le CRJ ») le 5 mars 2004, qui décrivait l’état de M. Câmpeanu lors de son admission, celui-ci se trouvait à un stade avancé de « déchéance psychiatrique et physique », il était vêtu d’un survêtement en loques, il ne portait ni sous-vêtements ni chaussures et il n’avait ni médicaments antirétroviraux ni informations sur son état de santé ; le compte rendu mentionnait aussi que le patient « refusait de coopérer ».

Dans les déclarations qu’il fit au parquet le 22 juillet 2004 dans le cadre de la procédure interne (relatée dans la section B ci-dessous), M. V., le médecin ayant soigné M. Câmpeanu au centre de placement, justifia le fait que l’intéressé n’avait reçu ni médicaments ni informations appropriés en indiquant qu’il ignorait alors si une modification du traitement était nécessaire au vu des résultats des derniers examens (paragraphe 9 ci‑dessus).

Un examen médical effectué lors de l’admission de M. Câmpeanu au CMSC aboutit à la conclusion que l’intéressé souffrait « d’une déficience intellectuelle grave, d’une infection par le VIH et de malnutrition ». Le jeune homme mesurait alors 1,68 m et pesait 45 kg. Il fut mentionné qu’il n’était « pas capable de s’orienter dans le temps et dans l’espace, ni de manger seul ou de prendre soin lui-même de son hygiène personnelle ».

15. Dans la soirée du 6 février 2004, M. Câmpeanu entra dans un état d’agitation. D’après le compte rendu du CMSC (paragraphe 14 ci‑dessus), au matin du 7 février 2004 il « devint violent, agressa d’autres patients, brisa une fenêtre et déchira un matelas ainsi que ses vêtements et ses draps » ; on lui administra du phénobarbital puis du diazépam pour le calmer.

4. L’examen au HPM

16. Le 9 février 2004, M. Câmpeanu fut conduit pour examen, diagnostic et traitement au HPM, l’établissement psychiatrique le plus proche. Le diagnostic de « déficience intellectuelle grave » fut réitéré. Il fut toutefois estimé que son état « ne [constituait] pas une urgence psychiatrique », l’intéressé n’étant « pas agité ». Le docteur L.G. diagnostiqua une « déficience intellectuelle moyenne » et prescrivit des sédatifs (carbamazépine et diazépam).

Le dossier médical conservé au HPM indique qu’aucune information sur les antécédents médicaux de M. Câmpeanu ne put être obtenue lors de son admission à l’hôpital parce qu’il n’était « pas coopératif ». Dans la déposition qu’il livra aux autorités d’enquête le 8 décembre 2005, le docteur D.M., du HPM, déclara que « le patient était différent, en ce sens que l’on ne pouvait pas communiquer avec lui et qu’il présentait des déficiences mentales ».

5. Le retour au CMSC

17. Le jour même, M. Câmpeanu fut reconduit au CMSC. Dans l’intervalle, son état de santé s’était considérablement dégradé. Le CMSC ayant reçu des antirétroviraux, le traitement du jeune homme fut repris. En dépit de cette mesure, l’état de celui-ci ne s’améliora pas, le dossier médical indiquant qu’il était encore « agité » et « violent ».

18. Le CMSC décida que, faute de disposer des équipements nécessaires pour le soigner, il ne pouvait garder M. Câmpeanu plus longtemps. L’hôpital adressa au centre de placement une demande de transfert de l’intéressé vers un autre établissement. Le centre de placement rejeta toutefois cette demande, arguant que le jeune homme était déjà « en dehors de son ressort ».

19. Le 11 février 2004, E.O., la directrice du CMSC, aurait appelé la direction de la santé publique du département de Dolj et l’aurait priée de trouver une solution permettant de transférer M. Câmpeanu dans une structure mieux adaptée à ses problèmes de santé. On lui aurait conseillé de faire admettre M. Câmpeanu au HPM en vue d’un traitement psychiatrique d’une durée de quatre ou cinq jours.

6. Le transfert au HPM

20. Le 13 février 2004, M. Câmpeanu fut transféré du CMSC au HPM. Son séjour dans cet hôpital, où il s’agissait de traiter son hyperagressivité, devait durer trois ou quatre jours. Il fut placé au sein de l’unité psychiatrique V.

21. Le 15 février 2004, il fut confié au docteur L.G. Le jeune homme étant séropositif, le médecin décida de le transférer à l’unité psychiatrique VI. Comme celle-ci n’avait que deux médecins généralistes et pas de psychiatre, L.G. resta chargée du traitement psychiatrique dispensé à M. Câmpeanu.

22. Le 19 février 2004, celui-ci cessa de s’alimenter et refusa de prendre ses médicaments. Aussi fut-il décidé de lui administrer du glucose et des vitamines par intraveineuse. Le médecin qui examina M. Câmpeanu conclut à un « mauvais état général ».

7. La visite des membres du CRJ

23. Le 20 février 2004, une équipe d’observateurs du CRJ se rendit au HPM et constata l’état dans lequel se trouvait M. Câmpeanu. Selon un rapport établi par les membres du CRJ au sujet de cette visite, le jeune homme était seul dans une chambre isolée, non chauffée et fermée à clé, dont l’équipement se limitait à un lit dépourvu de draps et de couvertures ; il n’était vêtu que d’un haut de pyjama ; bien qu’il ne fût pas en mesure de se nourrir ou d’aller aux toilettes sans aide, le personnel du HPM refusait de l’assister, par peur semble-t-il de contracter le VIH, de sorte que l’intéressé n’était alimenté que par perfusion de glucose. Le rapport concluait que l’hôpital était resté en défaut de fournir au jeune homme le traitement et les soins les plus élémentaires.

Dans leur rapport, les représentants du CRJ indiquaient avoir demandé le transfert immédiat de M. Câmpeanu à l’hôpital des maladies infectieuses de Craiova, apte selon eux à dispenser à l’intéressé un traitement adéquat ; le directeur de l’hôpital aurait cependant écarté cette demande, estimant que le patient n’était « pas un cas urgent, mais un cas social » et que de toute façon il n’était pas en état de supporter le trajet.

24. M. Câmpeanu décéda dans la soirée du 20 février 2004. Selon l’acte de décès établi le 23 février 2004, la cause immédiate de la mort était une insuffisance cardiorespiratoire. L’acte de décès indiquait également que l’infection par le VIH était « l’état morbide initial » et que la « déficience intellectuelle » avait constitué « un autre état morbide important ».

25. En dépit des dispositions légales rendant obligatoire la réalisation d’une autopsie en cas de décès survenu dans un hôpital psychiatrique (arrêté conjoint no 1134/255/2000 du ministre de la Justice et du ministre de la Santé), le HPM n’en pratiqua pas, « le décès n’ayant pas été estimé suspect, compte tenu des deux affections graves que présentait le patient » (déficience intellectuelle et infection par le VIH).

26. Le 21 février 2004, ignorant que M. Câmpeanu était décédé, le CRJ avait rédigé plusieurs lettres urgentes, qu’il avait adressées à un certain nombre de responsables de l’administration locale et nationale, dont le ministre de la Santé, le préfet du département de Dolj, le maire de Poiana Mare et le chef de la direction de la santé publique du département de Dolj. Le CRJ y indiquait que M. Câmpeanu se trouvait dans un état extrêmement critique et qu’il avait été transféré dans un établissement qui n’était pas à même de lui offrir des soins appropriés, eu égard à sa séropositivité. Le CRJ critiquait par ailleurs le traitement selon lui inadapté qui était dispensé à l’intéressé et demandait des mesures urgentes pour remédier à cette situation. Il ajoutait que l’admission de M. Câmpeanu au CMSC et son transfert ultérieur au HPM avaient emporté violation des droits fondamentaux de l’intéressé, et engageait les autorités à ouvrir une enquête adéquate à ce sujet.

Le 22 février 2004, le CRJ fit paraître un communiqué de presse qui attirait l’attention sur les conditions et le traitement réservés aux patients du HPM, évoquait en particulier la situation de M. Câmpeanu et préconisait l’adoption de mesures d’urgence.

B. La procédure interne

1. Les plaintes pénales déposées par le CRJ

27. Par une lettre du 15 juin 2004 adressée au parquet général de Roumanie, le CRJ demanda où en était la procédure consécutive à la plainte pénale qu’il avait déposée auprès de cet organe le 23 février 2004 au sujet des circonstances ayant abouti au décès de M. Câmpeanu. Dans cette plainte, le CRJ avait souligné que le jeune homme n’avait pas été placé dans un établissement médical adapté à son état de santé physique et mentale.

28. Le 15 juin 2004 toujours, le CRJ déposa deux autres plaintes pénales, l’une auprès du parquet près le tribunal de première instance de Craiova et l’autre auprès du parquet près le tribunal départemental de Craiova. Il réitéra sa demande d’ouverture d’une enquête pénale au sujet des circonstances dans lesquelles était survenu le décès de M. Câmpeanu, alléguant la commission des infractions suivantes :

i. négligence, par des employés de la direction pour la protection de l’enfance et par des employés du centre de placement (article 249 § 1 du code pénal) ;

ii. actions et omissions délibérées ayant porté atteinte aux intérêts d’une personne et mise en danger d’une personne incapable de prendre soin d’elle-même, par des employés du CMSC (articles 246 et 314 du code pénal) ;

iii. homicide par négligence ou mise en danger d’une personne incapable de prendre soin d’elle-même, par des employés du HPM (articles 178 § 2 et 314 du code pénal).

Le CRJ ajoutait que la commission médicale avait à tort considéré M. Câmpeanu comme une personne atteinte d’un handicap moyen, au mépris des diagnostics posés précédemment et postérieurement (paragraphe 9 ci‑dessus). Quant à la direction pour la protection de l’enfance, selon le CRJ elle n’avait pas entamé de procédure aux fins de la désignation d’un tuteur lorsque M. Câmpeanu avait atteint l’âge de la majorité, contrevenant ainsi à la législation en vigueur.

De plus, le CRJ reprochait au centre de placement de ne pas avoir fourni au personnel du CMSC les antirétroviraux nécessaires lorsque M. Câmpeanu avait été transféré dans cet établissement le 5 février 2004 ; il estimait que cela avait pu causer le décès de l’intéressé deux semaines plus tard.

Il considérait par ailleurs que le transfert du CMSC au HPM avait été inutile, inopportun et contraire à la législation en vigueur, dès lors que cette mesure avait été prise sans le consentement du patient ou de son représentant, en violation de la loi sur les droits des patients (loi no 46/2003).

Enfin, le CRJ soutenait que M. Câmpeanu n’avait pas été correctement soigné, traité et alimenté au HPM.

29. Le 22 août 2004, le parquet général informa le CRJ que l’affaire avait été transmise pour enquête au parquet près le tribunal départemental de Dolj.

Le 31 août 2004, ledit parquet informa le CRJ qu’un dossier pénal avait été ouvert à la suite de son dépôt de plainte, et que l’enquête avait été confiée à la division chargée des enquêtes pénales des services de police du département de Dolj (« les services de police »).

2. Le rapport médicolégal

30. Le 14 septembre 2004, à la demande du parquet, l’institut de médecine légale de Craiova remit un rapport médicolégal qui, s’appuyant sur les pièces médicales fournies, concluait :

« Un traitement médical avait été prescrit [au patient] pour sa séropositivité et son état psychiatrique ; ce traitement [était] correct et adéquat quant au dosage, eu égard à l’état clinique et immunologique de l’intéressé.

Il est impossible d’établir si le patient a bien pris les médicaments prescrits, compte tenu du stade avancé de sa dégradation psychosomatique. »

31. Le 22 octobre 2004, le corps de M. Câmpeanu fut exhumé et autopsié. Le rapport d’autopsie, rendu le 2 février 2005, indiquait que la dépouille présentait des signes avancés de cachexie et concluait ainsi :

« (...) le décès n’a pas été violent. Il est dû à une insuffisance cardiorespiratoire causée par une pneumonie, complication survenue avec la progression de l’infection par le VIH. Après exhumation, aucune trace de violence n’a été relevée. »

3. Les décisions du parquet

32. Le 19 juillet 2005, le parquet près le tribunal départemental de Dolj décida de classer l’affaire, estimant notamment qu’au vu des éléments produits le traitement médical administré au patient avait été approprié et que le décès n’avait pas été violent mais était résulté d’une complication survenue avec la progression de l’infection par le VIH dont souffrait M. Câmpeanu.

33. Le 8 août 2005, le CRJ contesta cette décision auprès du procureur en chef du parquet près le tribunal départemental de Dolj, plaidant en particulier que certains de ses arguments concernant le traitement médical dispensé au patient, l’interruption supposée de l’administration d’antirétroviraux et les conditions de vie dans les hôpitaux n’avaient pas été examinés.

Le 23 août 2005, le procureur en chef accueillit cette plainte, annula la décision du 19 juillet 2005 et ordonna la réouverture de l’enquête aux fins de l’examen de tous les aspects du dossier. Des instructions spécifiques furent données au sujet de certaines pièces médicales qu’il convenait d’étudier une fois qu’elles auraient été communiquées par l’hôpital des maladies infectieuses de Craiova, le centre de placement, le CMSC et le HPM. Les médecins qui s’étaient occupés de M. Câmpeanu devaient être interrogés. Les circonstances dans lesquelles le traitement antirétroviral avait ou non été dispensé au patient pendant ses séjours au CMSC et au HPM devaient être éclaircies, notamment eu égard au fait que le dossier médical conservé au HPM ne contenait aucune précision sur ce point.

34. Le 11 décembre 2006, le parquet près le tribunal départemental de Dolj décida que, selon les nouvelles règles de procédure en vigueur, il n’était pas compétent pour procéder à l’enquête, et renvoya l’affaire au parquet près le tribunal de première instance de Calafat.

4. La procédure disciplinaire

35. Le 11 janvier 2006, les services de police prièrent l’ordre des médecins du département de Dolj (« l’ordre des médecins ») d’émettre un avis « sur la question de savoir si la démarche thérapeutique [adoptée] [avait été] correcte au vu du diagnostic [posé dans le rapport d’autopsie] ou s’il fallait y voir une faute médicale ».

Le 20 juillet 2006, la commission de discipline de l’ordre des médecins décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager une action disciplinaire contre le personnel du HPM :

« (...) la thérapie par psychotropes, évoquée dans les notes relatives à l’observation clinique générale du HPM, était appropriée (...) [et dès lors] (...) les informations reçues donnent à penser que les médecins ont pris les bonnes décisions et qu’il n’y a pas lieu de soupçonner une faute médicale [liée à] une infection opportuniste associée au VIH [qui n’aurait] pas été correctement traitée. »

Les services de police contestèrent cette décision, mais ils furent déboutés pour tardiveté le 23 novembre 2006.

5. La nouvelle décision de classement sans suite et les recours ultérieurs

36. Le 30 mars 2007, le parquet près le tribunal de première instance de Calafat rendit une nouvelle décision de classement sans suite. Le procureur fonda son raisonnement sur les éléments versés au dossier ainsi que sur la décision rendue par la commission de discipline de l’ordre des médecins.

37. Le CRJ contesta la décision de classement, soutenant que la plupart des instructions données dans la décision du procureur en chef du 23 août 2005 (paragraphe 33 ci-dessus) avaient été ignorées. Cette plainte fut rejetée le 4 juin 2007 par le procureur en chef du parquet près le tribunal de première instance de Calafat qui, dans une brève motivation, renvoya aux conclusions du rapport médicolégal du 14 septembre 2004 et à la décision de l’ordre des médecins du 20 juillet 2006.

Le 10 août 2007, le CRJ attaqua cette décision devant le tribunal de première instance de Calafat.

38. Le 3 octobre 2007, ce tribunal accueillit l’action du CRJ, annula les décisions des 30 mars et 4 juin 2007 et ordonna la réouverture de l’enquête, estimant que divers aspects liés au décès de M. Câmpeanu n’avaient pas été examinés et que la production d’éléments de preuve complémentaires s’imposait.

Le tribunal releva notamment les défauts suivants : la plupart des documents censés avoir été recueillis auprès de l’hôpital des maladies infectieuses de Craiova et du centre de placement n’avaient en fait pas été versés au dossier de l’enquête (pièces médicales sur la base desquelles M. Câmpeanu avait été admis au CMSC et transféré au HPM, examens cliniques et paracliniques effectués, comptes rendus des auditions des médecins et infirmiers qui avaient été chargés de l’administration des soins à M. Câmpeanu et lignes directrices sur le dépistage du VIH) ; les contradictions ressortant des déclarations des personnes intervenues dans l’admission de M. Câmpeanu au CMSC n’avaient pas été clarifiées, pas plus que les circonstances liées à l’interruption du traitement antirétroviral après le transfert du jeune homme au HPM ; en outre, les allégations contradictoires du personnel médical du CMSC et du HPM concernant le prétendu « état d’agitation » de M. Câmpeanu n’avaient pas été élucidées.

Pour le tribunal, les enquêteurs n’avaient pas non plus vérifié si le personnel médical du HPM avait effectué les examens nécessaires après l’admission de M. Câmpeanu et si celui-ci avait reçu des antirétroviraux et tout autre médicament indiqué. Le tribunal ajouta que les enquêteurs n’avaient pas établi l’origine des œdèmes observés sur le visage et les membres inférieurs de M. Câmpeanu, ni déterminé si la démarche thérapeutique adoptée au HPM avait été correcte. Il estima que, compte tenu de ces manquements, la demande d’avis adressée à l’ordre des médecins avait revêtu un caractère prématuré et devait être réitérée une fois le dossier d’enquête complet.

39. Le procureur près le tribunal de première instance de Calafat interjeta appel de ce jugement. Le 4 avril 2008, le tribunal départemental de Dolj accueillit l’appel, annula le jugement rendu par le tribunal de première instance de Calafat et rejeta la plainte formée par le CRJ contre la décision de classement sans suite du 30 mars 2007.

Le tribunal s’appuya principalement sur les conclusions du rapport médicolégal et du rapport d’autopsie, ainsi que sur la décision de l’ordre des médecins, pièces qui toutes indiquaient l’absence de lien de causalité entre le traitement médical administré à M. Câmpeanu et le décès de celui-ci.

C. Autres actions menées à l’initiative du CRJ

1. Concernant M. Câmpeanu

40. Le 8 mars 2004, en réponse aux plaintes formulées par le CRJ (paragraphe 26 ci-dessus), le préfet du département de Dolj chargea une commission d’enquêter sur les circonstances du décès de M. Câmpeanu. Cette commission, qui était composée de représentants de la direction pour la protection de l’enfance, de la direction de la santé publique, de la division chargée des enquêtes pénales des services de police, et de la préfecture, se vit impartir un délai de dix jours pour clôturer l’enquête et présenter un rapport sur ses conclusions.

Dans son rapport, la commission parvint à la conclusion que l’ensemble des procédures relatives au traitement de M. Câmpeanu après sa sortie du centre de placement avaient été légales et justifiées compte tenu du diagnostic posé. Elle releva une seule irrégularité, à savoir la non-réalisation d’une autopsie immédiatement après le décès du jeune homme, laquelle avait selon elle contrevenu à la législation en vigueur (paragraphe 25 ci‑dessus).

41. Le 26 juin 2004, le CRJ déposa auprès de l’office national pour la protection de l’enfant et l’adoption (« l’office national ») une plainte dans laquelle il dénonçait plusieurs déficiences, dont la non-désignation d’un tuteur pour M. Câmpeanu et le non-placement de celui-ci dans un établissement médical adapté. Le CRJ réitéra sa plainte le 4 août 2004, soutenant que le transfert injustifié du jeune homme au HPM pouvait soulever des questions au regard de l’article 5 § 1 e) de la Convention.

Le 21 octobre 2004, en réponse à ces allégations, l’office national rendit un rapport sur les circonstances du décès de M. Câmpeanu. Il reconnaissait que la commission départementale avait outrepassé ses pouvoirs en ordonnant l’admission de M. Câmpeanu au HPM. Il estimait toutefois que cet ordre avait été sans conséquence dès lors que l’établissement en question avait de toute manière d’abord refusé d’accueillir M. Câmpeanu (paragraphe 11 ci-dessus).

L’office national concluait qu’en transférant M. Câmpeanu au CMSC la direction pour la protection de l’enfance avait agi dans le respect des principes de la déontologie professionnelle et des bonnes pratiques. À son sens, il ne lui appartenait toutefois pas d’émettre un jugement sur le transfert ultérieur de M. Câmpeanu au HPM.

De même, l’office national refusa de se prononcer sur l’argument selon lequel M. Câmpeanu avait été à tort considéré comme personne atteinte d’un handicap moyen, ou sur les faits postérieurs à l’admission de l’intéressé au CMSC.

42. Le 24 mars 2004, la direction de la santé publique du département de Dolj informa le CRJ qu’une commission constituée de divers responsables départementaux avait conclu qu’« il n’y [avait] eu violation d’aucun droit fondamental » dans le cadre du décès de M. Câmpeanu, les admissions successives de celui-ci à l’hôpital ayant été justifiées par l’article 9 de la loi no 584/2002 relative aux mesures de prévention contre la propagation de l’infection par le VIH et de protection des personnes infectées par le VIH ou atteintes du sida.

2. Concernant d’autres patients

43. Le 16 mars 2005, à la suite d’une enquête pénale sur la mort de dix‑sept patients au HPM, le parquet général adressa au ministère de la Santé une lettre demandant l’adoption de certaines mesures administratives visant à remédier à la situation à l’hôpital. Tout en relevant qu’aucun acte pénalement répréhensible n’avait été mis en évidence relativement aux décès en cause, la lettre soulignait des « défaillances administratives » observées à l’hôpital et préconisait la prise de mesures adéquates sur les points suivants :

« manque de chauffage dans les chambres des patients, alimentation hypocalorique, personnel insuffisant et mal formé aux soins requis par les patients handicapés mentaux, manque de médicaments efficaces, possibilités extrêmement limitées de procéder à des investigations paracliniques [...], tous ces éléments ayant favorisé l’apparition de maladies infectieuses ainsi que leur évolution mortelle [...] »

44. Dans la décision qu’elle rendit le 15 juin 2006 à la suite d’une plainte pénale déposée par le CRJ au nom de P.C., un autre patient décédé au HPM, la Haute Cour de cassation et de justice écarta l’exception du parquet selon laquelle le CRJ n’avait pas qualité pour agir. La haute juridiction considéra que le CRJ, compte tenu de son domaine d’activité et des buts déclarés qui étaient les siens en tant que fondation pour la protection des droits de l’homme, était habilité à mener une procédure de cette nature destinée à élucider les circonstances dans lesquelles dix-sept patients avaient trouvé la mort au HPM en janvier et février 2004. La haute juridiction s’exprima ainsi :

« La Haute Cour estime que le CRJ peut être considéré comme « toute autre personne dont les intérêts légitimes ont été lésés » au sens de l’article 2781 du code de procédure pénale. La légitimité des intérêts du CRJ tient à la demande qu’il a formée pour que soient établies et élucidées les circonstances ayant abouti au décès de dix‑sept patients au HPM, en janvier et février 2004 ; le but du CRJ était donc de garantir le droit à la vie et l’interdiction de la torture et des mauvais traitements (...) en déclenchant une enquête pénale officielle qui serait effective et exhaustive, et permettrait l’identification des responsables des violations des droits susmentionnés, conformément aux exigences des articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. [Le CRJ entendait également] sensibiliser la société quant à la nécessité de protéger les droits et libertés fondamentaux et de garantir l’accès à la justice, ce qui correspond aux buts déclarés de l’ONG.

L’existence de l’intérêt légitime du CRJ a été démontrée par l’ouverture d’une enquête, qui est pendante à ce jour.

En même temps, la possibilité pour le CRJ de déposer une plainte sur le fondement de l’article 2781 (...) constitue un recours juridictionnel, conforme aux dispositions de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, dont le demandeur s’est prévalu (...) »

D. L’expertise soumise par le CRJ

45. Le CRJ présenta une expertise datée du 4 janvier 2012 et établie par le docteur Adriaan van Es, membre de l’équipe consultative médicolégale et directeur de la Fédération internationale des organisations de santé et de droits de l’homme (International Federation of Health and Human Rights Organisations – « l’IFHHRO »), assisté de Anca Boeriu, chef de projet à l’IFHHRO. L’expertise reposait sur des copies de pièces que le CRJ a également soumises à la Cour, notamment des dossiers médicaux du CMSC et du HPM.

Elle faisait état de documents médicaux « superficiels, de piètre qualité, souvent absents ou manquants » du HPM et du CMSC, dans lesquels la description de l’état clinique de M. Câmpeanu était « très insuffisante ». Elle relevait que le patient n’avait jamais été examiné par un spécialiste des maladies infectieuses au HPM et ajoutait que, contrairement à ce qu’exigeait le droit roumain, il n’avait pas été réalisé d’autopsie immédiatement après le décès.

Selon l’expertise, les documents disponibles n’apportaient pas d’informations fiables sur le point de savoir si le traitement antirétroviral avait été administré de façon continue ; dès lors, il était possible qu’en raison d’un traitement inadéquat M. Câmpeanu eût souffert d’une nouvelle attaque du VIH, mais aussi d’infections opportunistes, telles qu’une pneumonie à pneumocystis (le rapport d’autopsie identifiait la pneumonie comme cause du décès). L’expertise indiquait que la pneumonie n’avait été ni diagnostiquée ni traitée pendant les séjours de l’intéressé au HPM et au CMSC, alors qu’il s’agissait d’une maladie très fréquente chez les personnes porteuses du VIH, et qu’à aucun moment il n’avait été procédé à des analyses de laboratoire ordinaires pour surveiller la séropositivité du patient.

L’expertise constatait que certains signes comportementaux interprétés comme des troubles psychiatriques avaient pu être causés par une septicémie.

En conséquence, selon l’expertise, les dangers liés à l’interruption du traitement antirétroviral, les risques d’infections opportunistes et les antécédents de tuberculose de M. Câmpeanu auraient dû conduire à l’admission de ce patient dans un hôpital de médecine générale traitant les maladies infectieuses, et non dans un établissement psychiatrique.

46. L’expertise concluait que le décès de M. Câmpeanu au HPM était le résultat d’une « faute médicale grave », que la gestion du VIH et des infections opportunistes n’avait été conforme ni aux normes internationales ni à la déontologie médicale, qu’il en allait de même pour les conseils et le traitement fournis au patient pour son grave handicap intellectuel et que, de plus, la procédure disciplinaire devant la commission de discipline de l’ordre des médecins avait été déficiente et entachée de négligence, vu l’absence de documents médicaux importants.

E. Informations générales sur les établissements médicaux de Cetate et de Poiana Mare

1. L’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare

47. Le HPM est situé dans le département de Dolj, dans le sud de la Roumanie, à 80 kilomètres de Craiova, sur le site d’une ancienne base militaire occupant un terrain de 36 hectares. Le HPM peut accueillir 500 patients. Ceux-ci peuvent faire l’objet d’une admission volontaire ou d’un placement d’office, cette dernière mesure résultant d’une procédure civile ou pénale. Il y a quelques années encore, l’hôpital comportait aussi une unité pour les patients atteints de tuberculose. Cette unité a été transférée dans une commune voisine sous la pression d’un certain nombre d’organes nationaux et internationaux, dont le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT).

À l’époque des faits litigieux, en février 2004, le HPM comptait 436 patients. Le personnel médical comprenait cinq psychiatres, quatre internes en psychiatrie et six médecins généralistes.

Selon le rapport du CPT de 2004 (paragraphe 77 ci-dessous), 109 patients sont décédés au HPM dans des circonstances suspectes – 81 entre janvier et décembre 2003 et 28 pendant les cinq premiers mois de 2004. Le CPT a visité le HPM à trois reprises, en 1995, en 1999 et en 2004, la dernière visite ayant spécifiquement eu pour but d’enquêter sur l’augmentation alarmante du taux de mortalité. Après chaque visite, le CPT a établi des rapports très critiques, soulignant les « conditions de vie inhumaines et dégradantes » au HPM.

Le 2 septembre 2003, le ministère de la Santé publia un rapport après la visite de certains établissements médicaux, notamment le HPM, signalés comme problématiques dans les rapports du CPT. Il y concluait qu’au HPM les médicaments administrés aux patients étaient inappropriés, soit en raison de l’absence de lien entre le diagnostic psychiatrique et le traitement dispensé, soit parce que les examens médicaux étaient très limités. Il ajoutait avoir observé plusieurs défaillances concernant la gestion de l’hôpital et une insuffisance de personnel médical au regard du nombre de patients.

2. Le centre médicosocial de Cetate-Dolj

48. Il ressort des informations fournies par le CRJ que le CMSC était une petite structure médicosociale qui, début 2004, disposait d’une capacité de 20 lits. À l’époque, 18 patients y séjournaient. Avant le 1er janvier 2004 – date à laquelle l’établissement a été classé centre médicosocial – le CMSC était un hôpital psychiatrique.

En vertu de l’agrément qui lui fut délivré pour 2006-2009, le CMSC était autorisé à fournir des services à des adultes confrontés à des situations familiales difficiles, l’accent étant mis sur la composante sociale de l’assistance médicosociale.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal roumain

49. Les dispositions pertinentes du code pénal roumain tel qu’en vigueur à l’époque des faits litigieux étaient ainsi libellées :

Article 114 – Admission dans une structure médicale

« 1) Si l’auteur d’une infraction souffre d’une maladie mentale ou de toxicomanie et s’il se trouve dans un état tel qu’il présente un danger pour la société, son admission dans un établissement médical spécialisé peut être ordonnée jusqu’au recouvrement par lui de sa santé.

2) Pareille mesure peut également être prise à titre provisoire dans le cadre d’une procédure pénale ou d’un procès. »

Article 178 – Homicide par négligence

« L’homicide par négligence causé par l’inobservation de dispositions légales ou de mesures préventives liées à l’exercice d’un métier ou d’une profession, ou à l’accomplissement d’une certaine activité, est puni d’une peine d’emprisonnement ferme d’une durée comprise entre deux ans et sept ans. »

Article 246 – Action ou omission délibérées portant atteinte aux intérêts d’autrui

« L’agent public qui, dans l’exercice de ses fonctions officielles, s’abstient sciemment d’accomplir un acte, ou l’accomplit de manière incorrecte, portant ainsi atteinte aux intérêts juridiques d’autrui, encourt une peine d’emprisonnement ferme d’une durée comprise entre six mois et trois ans. »

Article 249 § 1 – Négligence dans l’accomplissement d’une fonction officielle

« L’agent public qui, par négligence, ne remplit pas ses fonctions officielles ou les remplit de manière fautive encourt, lorsque sa négligence perturbe fortement le bon fonctionnement d’une autorité ou institution publique, ou d’une personne morale, ou cause un dommage aux biens de celle-ci ou un préjudice grave aux intérêts juridiques d’autrui, une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre un mois et deux ans ou une amende. »

Article 314 – Mise en danger d’une personne incapable de prendre soin d’elle-même

« 1) L’acte consistant à abandonner, renvoyer ou laisser sans assistance un enfant ou une personne incapables de prendre soin d’eux-mêmes, commis de quelque manière que ce soit par une personne chargée de surveiller ou de soigner cet enfant ou cette personne, [ou consistant] à exposer sa vie, sa santé ou son intégrité physique à un danger imminent, est passible d’une peine d’emprisonnement ferme d’une durée comprise entre un an et trois ans (...) »

B. Le code de procédure pénale roumain

50. La procédure relative au dépôt auprès d’un tribunal d’une plainte contre une décision prise par un procureur lors d’une instruction pénale était exposée aux articles 275 à 2781 du code tel qu’en vigueur à l’époque des faits litigieux. Les parties pertinentes de ces dispositions se lisaient ainsi :

Article 275

« Toute personne dont les intérêts légitimes ont été lésés par une mesure ou une décision prise dans le cadre d’une enquête pénale peut déposer une plainte contre cette mesure ou cet acte (...) »

Article 278

« Les plaintes contre des mesures ou décisions prises par un procureur, ou mises en œuvre à sa demande, sont examinées par (...) le procureur en chef du service compétent (...) »

Article 2781

1) Après rejet, par le procureur, d’une plainte introduite en vertu des articles 275 à 278 et concernant la clôture d’une enquête pénale (...) par une décision de classement sans suite (neurmărire penală) (...), la partie lésée, ou toute autre personne dont les intérêts légitimes ont été lésés, peut déposer, dans un délai de vingt jours à compter de la notification de la décision litigieuse, une plainte auprès du juge du tribunal qui est en principe compétent pour examiner l’affaire en première instance (...)

(…)

4) La personne objet de l’enquête pénale que le procureur a décidé de clôturer et l’auteur de la plainte contre cette décision sont convoqués au tribunal. Si ces personnes ont été convoquées selon les voies légales, leur non-comparution devant le tribunal n’empêche pas l’examen de l’affaire (...)

5) Le procureur est tenu de comparaître devant le tribunal.

6) Le juge donne la parole à l’auteur de la plainte, puis à la personne qui faisait l’objet de l’enquête pénale qui a été clôturée, et enfin au procureur.

7) Lors de l’examen de l’affaire, le juge apprécie la décision litigieuse en se fondant sur les actes et pièces existants, et sur tout nouveau document porté à sa connaissance.

8) Le juge statue de l’une des manières suivantes :

a) il rejette la plainte pour tardiveté, irrecevabilité ou défaut de fondement, et confirme la décision litigieuse ;

b) il accueille la plainte, annule la décision litigieuse et renvoie l’affaire au procureur afin qu’il ouvre ou rouvre l’enquête pénale. Le juge doit exposer les motifs du renvoi et, en même temps, indiquer les faits et les circonstances à élucider, ainsi que les éléments pertinents à produire ;

c) il accueille la plainte, annule la décision litigieuse et, si les pièces du dossier sont suffisantes, conserve l’affaire pour plus ample examen, suivant les règles de procédure applicables, en première instance puis, le cas échéant, en appel (...)

(...)

12) Le juge examine la plainte dans un délai de trente jours à compter de la date de sa réception.

13) Une plainte déposée auprès de la mauvaise autorité est adressée, par la voie administrative, à l’autorité compétente pour l’examiner. »

C. Le système d’assistance sociale

51. L’article 2 de la loi sur l’assistance sociale nationale (loi no 705/2001) définit ainsi le système d’assistance sociale :

« (...) système d’établissements et de mesures au moyen desquels l’État, les pouvoirs publics et la société civile assurent la prévention, la limitation ou l’élimination des conséquences temporaires ou permanentes de situations susceptibles d’entraîner la marginalisation ou l’exclusion sociale de certains individus. »

L’article 3 définit ainsi l’objet de ce système :

« (...) protéger les personnes qui, pour des raisons financières, physiques, mentales ou sociales, ne sont pas aptes à pourvoir à leurs besoins sociaux et à développer leurs propres capacités et leurs aptitudes à s’intégrer à la société. »

52. Le règlement no 68/2003 sur les services sociaux établit les objectifs des services sociaux publics et décrit le processus décisionnel relatif à l’octroi de services sociaux.

D. La législation relative au système de santé

53. Les dispositions juridiques pertinentes sur la santé mentale ont été exposées en détail dans l’arrêt B. c. Roumanie (no 2) (no 1285/03, §§ 42-66, 19 février 2013).

La loi no 487/2002 sur la santé mentale et la protection des personnes atteintes de troubles psychiques (« la loi sur la santé mentale de 2002 »), qui est entrée en vigueur en août 2002, définit la procédure à suivre pour le traitement d’office d’un individu. La décision du psychiatre traitant de faire hospitaliser une personne en vue d’un traitement obligatoire doit être approuvée par un comité spécial de psychiatres dans un délai de soixante‑douze heures à compter de l’hospitalisation de l’intéressé. De plus, cette appréciation doit être réexaminée dans les vingt-quatre heures par un procureur, dont la décision peut à son tour être contestée devant un tribunal. La mise en œuvre des dispositions de la loi était subordonnée à l’adoption de la réglementation d’application nécessaire ; celle-ci a été adoptée le 2 mai 2006.

54. La loi sur les hôpitaux (loi no 270/2003) disposait en son article 4 que les hôpitaux étaient tenus d’« offrir un hébergement et une alimentation appropriés et de veiller à la prévention des infections ». Elle a été abrogée le 28 mai 2006, lorsqu’est entrée en vigueur la loi de réforme des soins de santé de 2006 (loi no 95/2006).

55. La loi sur les droits des patients (loi no 46/2003) énonce en son article 3 que « le patient a droit au respect dû à tout être humain, sans discrimination ». L’article 35 dispose qu’un patient a « droit à des soins médicaux continus jusqu’à l’amélioration de son état de santé ou jusqu’à son rétablissement ». En outre, « le patient a droit à des soins palliatifs pour pouvoir mourir dans la dignité ». Le consentement du patient est exigé pour toute forme d’intervention médicale.

56. L’arrêté no 1134/25.05.2000 du ministre de la Justice et l’arrêté no 255/4.04.2000 du ministre de la Santé sur les procédures relatives aux avis médicaux et à d’autres services de médecine légale énoncent en leur article 34 qu’une autopsie doit être pratiquée lorsqu’un décès survient dans un hôpital psychiatrique. L’article 44 fait obligation à la direction de l’établissement médical concerné d’informer d’un tel décès les autorités chargées d’enquêter, lesquelles doivent demander une autopsie.

57. La loi no 584/2002 relative aux mesures de prévention contre la propagation de l’infection par le VIH et de protection des personnes infectées par le VIH ou atteintes du sida dispose en son article 9 que les établissements médicaux et les médecins sont tenus d’hospitaliser les personnes concernées et de leur dispenser les soins médicaux requis par leurs symptômes spécifiques.

E. Le système de la tutelle

1. La tutelle d’un mineur

58. Les articles 113 à 141 du code de la famille, tel qu’en vigueur à l’époque des faits litigieux, régissaient la tutelle d’un mineur dont les parents étaient décédés ou inconnus, avaient été déchus de l’autorité parentale ou déclarés incapables, étaient disparus ou avaient été déclarés morts par un tribunal. Le code de la famille définissait les conditions imposant le placement sous tutelle, la désignation d’un tuteur (tutore), les responsabilités du tuteur, la révocation de celui-ci et la fin de la tutelle. L’institution assumant les plus larges responsabilités en la matière était l’autorité des tutelles (autoritatea tutelarã), chargée notamment de superviser l’activité des tuteurs.

À l’heure actuelle, la tutelle est régie par les articles 110 à 163 du code civil. Le nouveau code civil a été publié au Journal officiel no 511 du 24 juillet 2009, puis republié au Journal officiel no 505 du 15 juillet 2011. Il est entré en vigueur le 1er octobre 2011.

2. La procédure de déclaration d’incapacité et la tutelle des personnes handicapées

59. Les articles 142 à 151 du code de la famille, tel qu’en vigueur à l’époque des faits de la cause, régissaient la procédure de déclaration d’incapacité (interdicţie), mesure par laquelle est déchue de la capacité juridique une personne dont l’inaptitude à gérer ses affaires se trouve établie.

Une décision de privation de capacité pouvait être adoptée et révoquée par un tribunal à l’égard d’une personne « incapable de pourvoir à ses intérêts en raison d’un trouble ou handicap mental ». Une procédure de déclaration d’incapacité pouvait être engagée par un large éventail de personnes, notamment les services publics compétents dans le domaine de la protection des mineurs, ou toute personne intéressée. Une fois qu’une personne était déclarée incapable, un tuteur était désigné aux fins de sa représentation ; il se voyait attribuer des pouvoirs identiques à ceux du tuteur d’un mineur.

Si la procédure de privation de capacité pouvait également être appliquée à des mineurs, elle visait particulièrement les adultes handicapés.

Les dispositions susmentionnées ont depuis lors été intégrées, après amendements, dans le code civil (articles 164 à 177).

60. Les articles 152 à 157 du code de la famille, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, régissaient la procédure de mise sous curatelle (curatela), qui vise à faire face à la situation d’une personne qui, bien que non déclarée incapable, n’est pas apte à protéger suffisamment ses intérêts ou à désigner un représentant. Les parties pertinentes de ces dispositions sont ainsi libellées :

Article 152

« En dehors des autres cas prévus par la loi, l’autorité des tutelles désigne un curateur dans les situations suivantes :

a) lorsque, du fait d’un âge avancé, d’une maladie ou d’une infirmité physique, une personne, tout en conservant sa capacité juridique, est inapte par elle-même à gérer ses biens ou à défendre ses intérêts de façon satisfaisante et ne peut, pour des raisons valables, désigner un représentant ;

b) lorsque, du fait d’une maladie ou pour d’autres raisons, une personne, tout en conservant sa capacité juridique, est inapte, par elle-même ou par l’intermédiaire d’un représentant, à prendre les mesures nécessaires dans des situations qui appellent une action urgente ;

c) lorsque, du fait d’une maladie ou pour d’autres raisons, le parent ou le tuteur [tutore] désigné n’est pas en mesure d’accomplir l’acte en question (...) »

Article 153

« Dans les situations visées à l’article 152, la désignation d’un curateur [curator] n’a pas d’incidence sur la capacité de la personne représentée. »

Article 154

« 1. La curatelle [curatela] peut être mise en place à la demande de la personne qui souhaite être représentée, du conjoint ou des proches de celle-ci, de toute personne visée à l’article 115, ou du tuteur [tutore] dans la situation visée à l’article 152 c). L’autorité des tutelles peut aussi mettre en place une curatelle de sa propre initiative.

2. La curatelle ne peut être mise en place qu’avec le consentement de la personne à représenter, excepté dans les situations où ce consentement ne peut pas être donné. (...) »

Article 157

« Si les raisons qui avaient conduit à la mise en place d’une curatelle ont cessé d’exister, la mesure est levée par l’autorité des tutelles à la demande du curateur, de la personne représentée ou de toute autre personne visée à l’article 115, ou à la propre initiative de l’autorité des tutelles. »

Les dispositions précitées ont depuis lors été intégrées, après amendements, dans le code civil (articles 178 à 186).

61. Le règlement d’urgence no 26/1997 relatif aux enfants en situation difficile, qui était en vigueur à l’époque des faits, dérogeait aux dispositions sur la tutelle du code de la famille. Son article 8 § 1 énonçait :

« (...) si les parents de l’enfant sont décédés, inconnus ou privés de la capacité juridique, s’ils ont été déclarés morts par un tribunal, ont disparu ou ont été déchus de l’autorité parentale, et s’il n’y a pas eu de mise sous tutelle, si l’enfant a été déclaré abandonné par une décision judiciaire définitive, et s’il n’a pas été décidé par un tribunal qu’il serait confié à une famille ou une personne conformément à la loi, c’est le conseil départemental qui exerce les droits parentaux, (...) par l’intermédiaire de la commission [de protection de l’enfance] ».

Le règlement d’urgence no 26/1997 a été abrogé le 1er janvier 2005, lorsqu’est entrée en vigueur une nouvelle loi sur la protection et la défense des droits de l’enfant (loi no 272/2004).

62. L’arrêté no 726/2002 relatif aux critères d’établissement des catégories de handicap chez les adultes décrit ainsi les personnes atteintes d’une « déficience intellectuelle grave » :

« (...) elles présentent un développement psychomoteur réduit et ne disposent pas ou guère d’aptitudes langagières ; elles peuvent apprendre à parler et à se familiariser avec l’alphabet et le calcul élémentaire. Elles peuvent se montrer capables d’effectuer des tâches simples sous surveillance étroite. Elles peuvent s’adapter à la vie en communauté au sein d’un foyer ou de leur famille, tant qu’elles ne souffrent pas d’une autre déficience appelant des soins particuliers. »

63. La loi no 519/2002 sur la protection spéciale et l’emploi des personnes handicapées énumère les droits sociaux reconnus aux personnes handicapées. Elle a été abrogée par la loi sur la protection des personnes handicapées (loi no 448/2006), entrée en vigueur le 21 décembre 2006. L’article 23 de cette loi, telle qu’en vigueur à l’origine, disposait que les personnes handicapées étaient protégées contre la négligence et la maltraitance, notamment au moyen de services d’assistance juridique et, le cas échéant, par la mise sous tutelle. En vertu de l’article 25 de la loi telle qu’amendée en 2008, les personnes handicapées sont protégées contre la négligence et la maltraitance, et contre toute discrimination qui serait fondée sur l’endroit où elles se trouvent. Les personnes qui sont dans l’incapacité totale ou partielle de gérer leurs affaires bénéficient d’une protection juridique prenant la forme d’une tutelle pleine ou partielle, ainsi que d’une assistance juridique. En outre, si une personne handicapée n’a pas un parent ou une autre personne qui puisse accepter d’être son tuteur, un tribunal peut désigner pour assumer ce rôle l’autorité publique locale ou l’entité de droit privé qui lui dispense des soins.

III. ÉLÉMENTS DE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS

A. La question de la qualité pour agir

1. La Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (« CDPH »), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006 (Résolution A/RES/61/106)

64. La CDPH, qui a pour objet de promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque, a été ratifiée par la Roumanie le 31 janvier 2011. Ses parties pertinentes se lisent ainsi :

Article 5
Égalité et non-discrimination

« 1. Les États Parties reconnaissent que toutes les personnes sont égales devant la loi et en vertu de celle-ci et ont droit sans discrimination à l’égale protection et à l’égal bénéfice de la loi.

2. Les États Parties interdisent toutes les discriminations fondées sur le handicap et garantissent aux personnes handicapées une égale et effective protection juridique contre toute discrimination, quel qu’en soit le fondement.

3. Afin de promouvoir l’égalité et d’éliminer la discrimination, les États Parties prennent toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés.

4. Les mesures spécifiques qui sont nécessaires pour accélérer ou assurer l’égalité de facto des personnes handicapées ne constituent pas une discrimination au sens de la présente Convention. »

Article 10
Droit à la vie

« Les États Parties réaffirment que le droit à la vie est inhérent à la personne humaine et prennent toutes mesures nécessaires pour en assurer aux personnes handicapées la jouissance effective, sur la base de l’égalité avec les autres. »

Article 12
Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité

« 1. Les États Parties réaffirment que les personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique.

2. Les États Parties reconnaissent que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres.

3. Les États Parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique.

4. Les États Parties font en sorte que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique soient assorties de garanties appropriées et effectives pour prévenir les abus, conformément au droit international des droits de l’homme. Ces garanties doivent garantir que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée, soient exemptes de tout conflit d’intérêt et ne donnent lieu à aucun abus d’influence, soient proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, s’appliquent pendant la période la plus brève possible et soient soumises à un contrôle périodique effectué par un organe compétent, indépendant et impartial ou une instance judiciaire. Ces garanties doivent également être proportionnées au degré auquel les mesures devant faciliter l’exercice de la capacité juridique affectent les droits et intérêts de la personne concernée.

(...) »

Article 13
Accès à la justice

« 1. Les États Parties assurent l’accès effectif des personnes handicapées à la justice, sur la base de l’égalité avec les autres, y compris par le biais d’aménagements procéduraux et d’aménagements en fonction de l’âge, afin de faciliter leur participation effective, directe ou indirecte, notamment en tant que témoins, à toutes les procédures judiciaires, y compris au stade de l’enquête et aux autres stades préliminaires.

2. Afin d’aider à assurer l’accès effectif des personnes handicapées à la justice, les États Parties favorisent une formation appropriée des personnels concourant à l’administration de la justice, y compris les personnels de police et les personnels pénitentiaires. »

2. Les constatations pertinentes du Comité des droits de l’homme des Nations unies

65. Le premier Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques donne compétence au Comité des droits de l’homme (CDH) pour examiner des communications individuelles relatives à une violation alléguée du pacte par un État partie au Protocole (articles 1 et 2 du Protocole facultatif). Celui-ci limite expressément aux particuliers le droit de présenter une communication. Aussi les plaintes soumises par des organisations non gouvernementales (ONG), des associations, des partis politiques ou des sociétés en leur nom propre sont-elles généralement déclarées irrecevables pour défaut de qualité pour agir (voir, par exemple, Disabled and handicapped persons in Italy v. Italy (communication no 163/1984)).

66. À titre exceptionnel, une tierce partie peut présenter une communication au nom d’une victime. Une communication soumise au nom d’une victime alléguée par une tierce partie ne peut être examinée que si celle-ci parvient à établir qu’elle a qualité pour présenter la communication. La victime alléguée peut charger un représentant de soumettre la communication en son nom.

67. Une communication présentée au nom d’une victime alléguée peut également être admise s’il apparaît que la personne en question est dans l’incapacité de présenter elle-même la communication (article 96 du Règlement intérieur du Comité des droits de l’homme) :

Article 96

« Afin de décider de la recevabilité d’une communication, le Comité, ou un groupe de travail constitué conformément au paragraphe 1 de l’article 95, s’assure :

(...)

b) Que le particulier prétend, par des allégations suffisamment étayées, être victime d’une violation, par cet État partie, de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte. Normalement, la communication doit être présentée par le particulier lui-même ou par son représentant ; une communication présentée au nom d’une prétendue victime peut toutefois être acceptée lorsqu’il appert que celle-ci est dans l’incapacité de présenter elle-même la communication ;

(...) »

68. Des exemples typiques de cette situation se présentent lorsqu’il est allégué que la victime a été enlevée, qu’elle a disparu ou qu’il n’y a aucun moyen de savoir où elle se trouve, ou encore qu’elle est en détention ou dans un établissement psychiatrique. Une tierce partie (il s’agit d’ordinaire de proches parents) peut soumettre une communication au nom d’une personne décédée (voir, par exemple, M. Saimijon et Mme Malokhat Bazarov c. Ouzbékistan (communication no 959/2000) ; Panayote Celal c. Grèce (communication no 1235/2003) ; Yuliya Vasilyevna Telitsina c. Fédération de Russie (communication no 888/1999) ; José Antonio Coronel et autres c. Colombie (communication no 778/1997), et Jean Miango Muiyo c. Zaïre (communication no 194/1985)).

3. La Rapporteure spéciale des Nations unies sur le handicap

69. Dans son rapport sur la question du suivi, publié en 2006, la rapporteure spéciale s’est exprimée comme suit :

[Traduction du greffe]

« 2. Les personnes présentant des déficiences intellectuelles sont particulièrement exposées aux violations des droits de l’homme. De plus, les personnes handicapées sont rarement prises en compte, n’ont pas de voix politique et constituent souvent un sous-groupe dans des groupes sociaux déjà marginalisés ; elles n’ont donc pas le pouvoir d’influencer les gouvernements. Elles ont beaucoup de difficultés à accéder au système judiciaire pour défendre leurs droits et obtenir réparation de violations, et leur accès aux organisations susceptibles de protéger leurs droits est généralement limité. Si les personnes non handicapées ont besoin d’organes nationaux et internationaux indépendants pour la défense de leurs droits fondamentaux, il y a d’autant plus de raisons de veiller à ce que les personnes handicapées et les droits de ces personnes se voient accorder une attention spéciale au travers de dispositifs de surveillance nationaux et internationaux indépendants. »

4. La jurisprudence pertinente de la Commission interaméricaine des droits de l’homme

70. L’article 44 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme confère à la Commission interaméricaine des droits de l’homme compétence pour recevoir des pétitions de toute personne ou de tout groupe de personnes, de toute entité non gouvernementale et légalement reconnue dans un ou plusieurs États membres de l’Organisation des États américains (OEA). Cet article dispose :

« Toute personne ou tout groupe de personnes, toute entité non gouvernementale et légalement reconnue dans un ou plusieurs États membres de l’Organisation peuvent soumettre à la Commission des pétitions contenant des dénonciations ou plaintes relatives à une violation de la présente Convention par un État partie. »

L’article 23 du Règlement de la Commission interaméricaine des droits de l’homme dispose que ces pétitions peuvent être soumises au nom de tierces parties. Il se lit ainsi :

« Toute personne ou tout groupe de personnes, ou toute entité non gouvernementale légalement reconnue dans un ou plusieurs États membres de l’OEA peuvent présenter à la Commission des pétitions, en leur propre nom ou au nom de tiers, pour dénoncer toute violation présumée de l’un des droits humains reconnus, selon le cas, dans la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, la Convention américaine relative aux droits de l’homme « Pacte de San José de Costa Rica » (...), conformément à leurs dispositions respectives, au Statut de la Commission et au présent Règlement. Le pétitionnaire peut désigner dans la pétition elle-même ou dans un autre document écrit, un avocat ou une autre personne pour le représenter devant la Commission. »

71. La Commission interaméricaine a examiné des affaires introduites par des ONG au nom de victimes directes, notamment de personnes disparues ou décédées. Ainsi, dans l’affaire Gomes Lund et autres (« Guerrilha do Araguaia ») c. Brésil (rapport no 33/01), l’auteur de la pétition était le Centre pour la justice et le droit international, qui agissait au nom de personnes disparues et de leurs proches. Concernant sa compétence ratione personae, la Commission a admis qu’en vertu de l’article 44 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme l’entité pétitionnaire pouvait soumettre des pétitions au nom des victimes directes dans l’affaire. Dans Teodoro Cabrera García et Rodolfo Montiel Flores c. Mexique (rapport no 11/04), la commission s’est déclarée compétente ratione personae pour examiner des plaintes présentées par différentes organisations et personnes qui alléguaient que deux autres individus avaient été détenus illégalement et torturés, puis emprisonnés à l’issue d’un procès inéquitable. Dans Escher et autres c. Brésil (rapport no 18/06), elle s’est déclarée compétente ratione personae pour examiner une pétition soumise par deux associations (le Réseau populaire national des avocats et le Centre pour la justice mondiale), qui alléguaient une violation des droits à un procès équitable, au respect de l’honneur et de la dignité personnels et à l’accès aux tribunaux à l’égard de membres de deux coopératives associées au Mouvement des sans-terre à raison de l’écoute et de la surveillance illégales de leurs lignes téléphoniques.

72. Une affaire initialement présentée par une ONG peut par la suite être déférée par la commission à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, après adoption d’un rapport de la commission sur le fond (voir, par exemple, l’affaire du Massacre de « Las Dos Erres » c. Guatemala, soumise par le Bureau des droits de l’homme de l’archevêché de Guatemala et le Centre pour la justice et le droit international ; voir également Escher et autres, précité).

5. Le rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) intitulé « L’accès à la justice en Europe : présentation des défis à relever et des opportunités à saisir »

73. Le rapport, publié par la FRA en mars 2011, souligne qu’au niveau national la capacité à rechercher une protection effective pour les droits de personnes vulnérables est souvent entravée, notamment par les frais de justice et une interprétation étroite de la qualité pour agir (pp. 43-54 du rapport).

B. Rapports relatifs aux conditions régnant au HPM

1. Rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) concernant la Roumanie

74. Le CPT a rendu compte de la situation qui prévalait au HPM lors de trois visites, effectuées en 1995, en 1999 et en 2004.

75. En 1995, il avait estimé les conditions de vie au HPM si déplorables qu’il avait décidé de se prévaloir de l’article 8 § 5 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, qui lui permet, dans des circonstances exceptionnelles, de communiquer des observations au gouvernement concerné pendant la visite elle-même. Le CPT avait relevé en particulier que sur une période de sept mois, en 1995, 61 patients étaient décédés, dont 25 avaient été victimes de « malnutrition (...) sévère » (paragraphe 177 du rapport de 1995). Le CPT avait demandé au gouvernement roumain de prendre des mesures urgentes pour assurer certaines « conditions fondamentales de vie » au HPM.

Le CPT avait identifié d’autres sources de préoccupation à cette occasion, notamment la pratique consistant à placer un patient dans une chambre d’isolement dans un but punitif et l’absence de garanties relatives au placement d’office.

76. Le CPT retourna au HPM en 1999. Les insuffisances les plus graves qu’il releva à cette occasion concernaient la baisse des effectifs, tant spécialisés qu’auxiliaires, par rapport à 1995 et l’absence de progrès en matière de placement d’office.

77. Le CPT effectua sa troisième visite au HPM en juin 2004, cette fois en réaction aux informations faisant état d’une augmentation du nombre de patients décédés. Au moment de la visite, l’hôpital, qui avait une capacité de 500 lits, hébergeait 472 patients, dont 246 y avaient été placés sur le fondement de l’article 114 du code pénal roumain (mesure d’internement décidée par un tribunal pénal).

Le CPT nota dans son rapport que 81 patients étaient décédés en 2003 et 28 au cours des cinq premiers mois de 2004. Le nombre des décès avait augmenté en dépit du transfert hors de l’hôpital, en 2002, des patients atteints de tuberculose active. Les causes principales de décès étaient l’arrêt cardiaque, l’infarctus du myocarde et la bronchopneumonie.

L’âge moyen des patients décédés était de cinquante-six ans, et seize d’entre eux avaient moins de quarante ans. Le CPT estima que « des décès si précoces n’étaient pas uniquement expliqués par la pathologie des patients à l’origine de leur hospitalisation » (paragraphe 13 du rapport de 2004). Il observa par ailleurs que certains de ces patients n’avaient « apparemment pas bénéficié de soins suffisants » (paragraphe 14 du rapport).

Le CPT se dit préoccupé par la « pauvreté des moyens, tant humains que matériels », mis à la disposition de l’hôpital (paragraphe 16 du rapport). Il mentionna tout particulièrement des carences graves concernant la valeur qualitative et quantitative des aliments proposés aux patients et le manque de chauffage à l’hôpital.

Au vu des défaillances constatées au HPM, le CPT déclara (paragraphe 20 du rapport) :

« (...) on ne peut exclure que la conjugaison des conditions de vie difficiles – en particulier les carences alimentaires et les difficultés de chauffage – ait contribué à la dégradation progressive de l’état général de certains des patients les plus faibles, et que la pauvreté des moyens sanitaires alloués à l’hôpital n’ait pu éviter l’issue fatale dans plusieurs cas.

De l’avis du CPT, la situation observée à l’hôpital de psychiatrie de Poiana Mare est très préoccupante et justifie la prise de mesures énergiques visant à l’amélioration tant des conditions de vie que de la prise en charge somatique des patients. À la suite de cette troisième visite du CPT à l’hôpital de psychiatrie de Poiana Mare en moins de dix ans, il est grand temps que les autorités prennent enfin la réelle mesure de la situation prévalant dans l’établissement. »

Enfin, concernant les placements d’office décidés dans le cadre de procédures civiles, le CPT releva que la loi de 2002 sur la santé mentale, adoptée peu auparavant, n’avait pas été intégralement mise en œuvre puisqu’il avait rencontré des patients que l’on avait internés sans leur consentement, en violation des garanties prévues par ladite loi (paragraphe 32 du rapport).

2. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la santé

78. Le 2 mars 2004, le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la santé, le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation et le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture écrivirent conjointement au gouvernement roumain pour exprimer leurs inquiétudes concernant des informations alarmantes sur les conditions de vie au HPM et demander des éclaircissements à ce sujet. Le gouvernement leur adressa la réponse suivante (voir le résumé du Rapporteur spécial sur le droit à la santé dans le document des Nations unies E/CN.4/2005/51/Add.1) :

[Traduction du greffe]

« 54. Par une lettre du 8 mars 2004, le gouvernement a répondu à la communication que lui avait envoyée le Rapporteur spécial concernant la situation de l’hôpital psychiatrique de Poiana Mare. Le gouvernement confirme que les autorités roumaines comprennent et partagent pleinement les préoccupations relatives à l’hôpital. La protection des personnes handicapées reste une priorité pour le gouvernement, et le ministère de la Santé va enquêter sur tous les établissements médicaux similaires afin de s’assurer que Poiana Mare est un cas isolé. Concernant cet établissement, des mesures ont été prises sur-le-champ pour améliorer les conditions de vie des patients, et ces mesures se poursuivront jusqu’à ce que l’hôpital soit entièrement réhabilité. Le 25 février 2004, le ministre de la Santé a procédé à une enquête à Poiana Mare. Il y avait des défaillances au niveau des systèmes de chauffage et d’eau, de la préparation des repas, de l’élimination des déchets, des conditions de vie et des conditions sanitaires, ainsi que des soins médicaux. La plupart des problèmes liés aux soins médicaux sont dus à l’insuffisance des ressources et à une mauvaise gestion. Le gouvernement confirme que les mesures suivantes sont nécessaires : obtention d’éclaircissements de la part d’experts médicolégaux sur la cause du décès des patients dont la mort n’est pas liée à une pathologie préexistante ou à un âge avancé ; mise en œuvre du plan de 2004 pour l’hôpital ; recrutement de professionnels de santé spécialisés supplémentaires ; réorganisation des horaires de travail des médecins de manière à permettre la mise en place de gardes nocturnes ; offre régulière de soins médicaux spécialisés, et allocation de fonds supplémentaires pour l’amélioration des conditions de vie. Le gouvernement confirme également que le secrétaire d’État au ministère de la Santé, de même que le secrétaire d’État chargé de l’Office national pour les personnes handicapées, ont été révoqués en raison des irrégularités constatées à l’hôpital psychiatrique de Poiana Mare, et que le directeur de l’hôpital a été remplacé par un directeur par intérim en attendant l’issue de la procédure de sélection par concours qui a été organisée pour pourvoir le poste vacant. Le gouvernement confirme que l’hôpital restera sous la surveillance étroite de représentants du ministère de la Santé tout au long de l’année 2004 et que des représentants de l’administration locale interviendront directement pour améliorer la situation dans cet établissement. Enfin, le gouvernement confirme que le ministère de la Santé ouvrira très bientôt une enquête indépendante sur toutes les autres structures de ce type et prendra toutes les mesures nécessaires pour éviter que des situations aussi fâcheuses ne se présentent à nouveau. »

Au cours de sa visite officielle en Roumanie en août 2004, le Rapporteur spécial sur le droit à la santé inspecta plusieurs établissements psychiatriques, dont le HPM. Le rapport consécutif à cette visite, publié le 21 février 2005, se lit ainsi en ses parties pertinentes (UN doc. E/CN.4/2005/51/Add.4) :

« 61. Le Rapporteur spécial n’en est pas moins parvenu à la conclusion, au cours de sa mission, que, malgré les mesures juridiques et autres prises par le Gouvernement, la jouissance du droit à des soins de santé mentale demeure davantage une aspiration qu’une réalité pour de nombreuses personnes souffrant de troubles mentaux en Roumanie.

Hôpital psychiatrique de Poiana Mare

(...)

63. Au cours de sa mission, le Rapporteur spécial a pu se rendre [au HPM] et s’entretenir avec le nouveau directeur de l’hôpital des événements qui s’y étaient déroulés depuis février 2004. Le directeur l’a informé que le Gouvernement avait dégagé 5,7 milliards de lei pour des améliorations. Les rations alimentaires avaient été augmentées, le chauffage avait été réparé, et les services et l’ensemble des bâtiments de l’hôpital étaient en cours de rénovation. Tout en accueillant avec satisfaction ces améliorations et en félicitant tous ceux qui y ont contribué, le Rapporteur spécial engage le Gouvernement à dégager les ressources nécessaires pour que ces améliorations puissent être poursuivies à long terme. Le Gouvernement devrait également appuyer d’autres mesures nécessaires, et notamment veiller à ce que les médicaments appropriés soient disponibles, que les patients bénéficient de programmes de réadaptation adéquats, qu’ils aient accès à des mécanismes de recours efficaces, et que le personnel de l’hôpital soit formé aux droits de l’homme. Le Rapporteur spécial croit savoir que les enquêtes pénales sur les décès se poursuivent. Il continuera à suivre de près l’évolution de la situation [au HPM]. Le Rapporteur spécial saisit cette occasion pour saluer le rôle important que les médias et les ONG ont joué en l’occurrence. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 3 ET 13 DE LA CONVENTION

79. Agissant au nom de M. Câmpeanu, le Centre de ressources juridiques (« le CRJ ») allègue que celui-ci a été illégalement privé de sa vie par l’effet conjugué des actions et omissions commises par un certain nombre d’organes de l’État, au mépris de l’obligation légale de lui dispenser des soins et un traitement. De plus, le CRJ estime que les autorités n’ont pas mis en place un mécanisme effectif propre à protéger les droits des personnes handicapées placées dans des établissements de long séjour. Il leur reproche notamment l’absence d’enquêtes sur les décès suspects.

En outre, le CRJ considère que les graves défauts concernant les soins et le traitement administrés à M. Câmpeanu au cente sociomédical de Cetate-Dolj (« le CMSC ») et à l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana mare (« le HPM »), les conditions de vie et l’attitude générale des autorités et personnes ayant pris part à ces soins et traitements dans les derniers mois de la vie du jeune homme s’analysent, ensemble comme séparément, en un traitement inhumain ou dégradant. De surcroît, d’après le CRJ, l’enquête officielle sur ces allégations de mauvais traitements n’a pas satisfait à l’obligation procédurale incombant à l’État en vertu de l’article 3 de la Convention.

Sous l’angle de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3, le CRJ soutient que l’ordre juridique roumain ne fournit aucun recours effectif dans les cas de décès suspects ou de mauvais traitements en hôpital psychiatrique.

Les articles 2, 3 et 13 de la Convention disposent :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

80. Le Gouvernement estime que le CRJ n’a pas qualité pour soumettre la présente requête au nom de feu Valentin Câmpeanu ; celle-ci serait dès lors irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec l’article 34 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

1. Les observations soumises à la Cour

a) Le Gouvernement

81. Pour le Gouvernement, la requête ne remplit pas les conditions requises par l’article 34 : d’une part, le CRJ n’aurait pas la qualité de victime, et, d’autre part, l’association n’aurait pas démontré qu’elle représentait valablement la victime directe.

Tout en étant conscient que la Cour donne une interprétation dynamique et évolutive de la Convention dans sa jurisprudence, le Gouvernement estime que si le juge est autorisé à interpréter la Convention, on ne peut néanmoins accepter qu’il légifère d’une façon ou d’une autre en ajoutant au texte de celle-ci. Dès lors, il convient selon le Gouvernement d’interpréter l’article 34 comme signifiant qu’une requête individuelle ne peut être introduite que par un particulier, une ONG ou un groupe de particuliers qui se prétend victime, ou par le représentant de la victime alléguée.

82. Le Gouvernement conteste que le CRJ puisse être considéré comme une victime directe ou bien comme une victime indirecte ou potentielle.

Premièrement, le CRJ ne prétendrait pas en l’espèce avoir subi une violation de ses propres droits, et il ne pourrait dès lors être tenu pour une victime directe (Čonka et Ligue des droits de l’homme c. Belgique (déc.), no 51564/99, 13 mars 2001).

Deuxièmement, selon l’analyse faite par le Gouvernement de la jurisprudence de la Cour, une victime indirecte ou potentielle doit démontrer à l’aide d’éléments suffisants l’existence soit d’un risque de violation, soit de conséquences ayant découlé pour elle de la violation de droits d’un tiers en raison d’un lien étroit préexistant, que ce lien soit naturel (par exemple si le tiers est un membre de la famille) ou juridique (résultant par exemple d’un régime de garde). De l’avis du Gouvernement, le seul fait que la situation de vulnérabilité de M. Câmpeanu a été portée à l’attention du CRJ, lequel aurait ensuite décidé de soumettre le cas du jeune homme aux juridictions nationales, ne suffit donc pas à faire du CRJ une victime indirecte ; l’absence de tout lien solide entre la victime directe et le CRJ et de toute décision qui aurait investi le CRJ d’une mission de représentation ou de soins à l’égard de M. Câmpeanu empêcherait l’association de se prévaloir de la qualité de victime, directe ou indirecte, et ce malgré l’incontestable vulnérabilité de M. Câmpeanu ou le fait qu’il était orphelin et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un tuteur (voir, a contrario, Becker c. Danemark, no 7011/75, décision de la Commission du 3 octobre 1975, Décisions et rapports (DR) 4, p. 236).

83. En outre, le Gouvernement estime qu’en l’absence d’éléments indiquant l’existence d’une forme quelconque de mandat, le CRJ ne peut pas non plus prétendre représenter la victime directe (Skjoldager c. Suède, no 22504/93, décision de la Commission du 17 mai 1995, non publiée).

Il soutient que l’engagement du CRJ dans la procédure interne relative au décès de M. Câmpeanu n’implique pas que les autorités nationales lui aient reconnu la qualité pour agir au nom de la victime directe. D’après lui, le statut du CRJ devant les juridictions nationales était celui d’une personne dont les intérêts avaient été lésés par la décision du procureur, et non celui d’un représentant de la partie lésée. À cet égard, le droit interne, tel qu’interprété par la Haute Cour de cassation et de justice dans sa décision du 15 juin 2006 (paragraphe 44 ci-dessus), reviendrait à admettre une actio popularis dans la procédure interne.

84. Le Gouvernement arguë que la présente affaire doit être rejetée en tant qu’actio popularis et que de telles affaires ne sont admises par la Cour que dans le contexte de l’article 33 de la Convention et du pouvoir qu’ont les États de se surveiller réciproquement. Tout en indiquant que d’autres organes internationaux n’interdisent pas expressément l’actio popularis (il évoque l’article 44 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme), il estime que tout mécanisme a ses limites, ses inconvénients et ses avantages, le modèle adopté n’étant selon lui que le fruit de négociations entre les parties contractantes.

85. Le Gouvernement ajoute que les autorités roumaines se sont penchées sur les recommandations spécifiques du CPT. L’examen périodique universel des Nations unies de 2013 aurait ainsi reconnu que la situation des personnes handicapées en Roumanie avait évolué de manière positive. Des progrès auraient aussi été accomplis dans le domaine de la législation sur la tutelle et la protection des personnes handicapées.

Enfin, divers arrêts de la Cour auraient déjà examiné la question des droits de patients vulnérables placés dans de grands établissements (C.B. c. Roumanie, no 21207/03, 20 avril 2010, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, CEDH 2012), et il n’y aurait donc aucune raison particulière liée au respect des droits de l’homme tels que garantis par la Convention de poursuivre l’examen de la requête.

b) Le CRJ

86. Le CRJ soutient que les circonstances exceptionnelles entourant la présente requête appellent un examen au fond. Il est d’avis que la Cour peut procéder à cette appréciation soit en admettant que le CRJ est une victime indirecte, soit en considérant que l’association agit en qualité de représentant de M. Câmpeanu.

87. La Cour ayant selon lui pour principe d’interpréter ses critères de recevabilité avec souplesse lorsque cela s’impose dans l’intérêt des droits de l’homme et pour permettre un accès concret et effectif à sa procédure, le CRJ estime qu’elle devrait admettre qu’il a qualité pour agir au nom de M. Câmpeanu. Elle devrait notamment tenir compte des circonstances exceptionnelles liées à l’affaire, de l’impossibilité pour le jeune homme d’avoir accès à la justice – que ce fût directement ou par le biais d’un représentant –, du fait que les juridictions nationales ont reconnu la qualité du CRJ pour agir en son nom et, dernier point mais non des moindres, de la longue expérience de l’ONG dans la conduite des actions pour le compte de personnes handicapées.

La Cour aurait du reste adapté ses règles pour permettre l’accès à sa procédure à des victimes qui trouvent extrêmement difficile, voire impossible, de se conformer à certains critères de recevabilité, en raison de facteurs indépendants de leur volonté mais liés aux violations dont elles se plaignent (difficultés pour une victime de mesures de surveillance secrète d’en apporter la preuve, ou vulnérabilité due à des facteurs tels que l’âge, le sexe ou le handicap) (voir, par exemple, S.P., D.P. et A.T. c. Royaume-Uni, no 23715/94, décision de la Commission du 20 mai 1996, non publiée, Storck c. Allemagne, no 61603/00, CEDH 2005‑V, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV).

La Cour se serait également écartée de la règle relative à la « qualité de victime » en s’appuyant sur « l’intérêt des droits de l’homme ». Elle aurait en effet déclaré que ses arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement « à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect par les États des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes » (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 26, CEDH 2003‑IX).

En outre, le CRJ estime que l’État est tenu à certaines obligations en vertu, par exemple, de l’article 2, indépendamment de l’existence de proches ou de leur volonté d’engager une procédure au nom du requérant. Il ajoute que subordonner la surveillance du respect par les États de leurs obligations découlant de l’article 2 à l’existence de proches emporterait le risque d’une méconnaissance des exigences de l’article 19 de la Convention.

88. Le CRJ évoque la pratique internationale de la Commission interaméricaine des droits de l’homme et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, qui dans des cas exceptionnels autoriserait l’introduction d’une affaire par d’autres au nom de la victime alléguée dans les cas où celle-ci ne serait pas en mesure de soumettre elle-même la communication. Dans ces situations, les ONG figureraient parmi les défenseurs les plus actifs des droits de l’homme ; au demeurant, la qualité des ONG pour saisir les tribunaux au nom de telles victimes ou pour soutenir celles-ci serait fréquemment admise dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe (selon un rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2011 intitulé « L’accès à la justice en Europe : présentation des défis à relever et des opportunités à saisir »).

89. Concernant les particularités de l’espèce, le CRJ estime que, lors de l’appréciation de la question de sa qualité pour agir, il y a lieu de prendre en compte un élément important, à savoir que ses observateurs ont eu un bref contact visuel avec M. Câmpeanu lors de leur visite au HPM et qu’ils ont été témoins de ses souffrances. Le CRJ aurait en effet réagi sur-le-champ, se tournant vers diverses autorités et les pressant de trouver des solutions à la situation critique de M. Câmpeanu. Dans ce contexte, la longue expérience de l’association dans la défense des droits fondamentaux des personnes handicapées jouerait un rôle essentiel.

Indiquant qu’on lui a reconnu qualité pour agir au niveau national, le CRJ avance que la Cour a fréquemment tenu compte des règles de procédure internes sur la représentation pour déterminer qui avait qualité pour introduire une requête au nom d’une personne handicapée (Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, CEDH 2004‑II). Il ajoute que la Cour a constaté des violations dans des affaires où les autorités nationales avaient appliqué les règles de procédure de façon rigide et ainsi restreint l’accès à la justice de personnes handicapées (voir, notamment, X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, série A no 91).

Dans ce contexte, le CRJ plaide que les initiatives prises par lui auprès des autorités internes le distinguent pour l’essentiel de l’ONG requérante dans la récente affaire Nencheva et autres c. Bulgarie (no 48609/06, 18 juin 2013), relative au décès de quinze enfants et jeunes adultes handicapés dans un foyer social. Il indique que dans l’affaire en question, tout en observant de manière générale que des mesures exceptionnelles pouvaient être nécessaires pour assurer la représentation des personnes incapables de se défendre elles‑mêmes, la Cour a relevé que l’Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme n’avait pas précédemment porté l’affaire devant les autorités nationales et a en conséquence rejeté la requête pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention s’agissant de l’ONG en question (ibidem, § 93).

90. S’appuyant sur les observations du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe relatives aux difficultés des personnes handicapées à accéder à la justice et sur les préoccupations exprimées par le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture selon lesquelles les pratiques de mauvais traitements sur les personnes handicapées isolées dans des établissements publics « demeurent [souvent] invisibles », le CRJ estime que l’« intérêt des droits de l’homme » appelle un examen au fond de la présente requête.

Il énumère par ailleurs une série de critères qu’il estime utiles pour l’établissement de la qualité pour agir dans des affaires semblables à la présente espèce : la vulnérabilité de la victime, qui peut selon lui entraîner une incapacité totale de se plaindre ; les obstacles concrets et naturels empêchant la victime d’épuiser les voies de recours internes, comme la privation de liberté ou l’incapacité de prendre contact avec un avocat ou un proche ; la nature de la violation, en particulier si elle concerne l’article 2, lorsque la victime directe se trouve ipso facto dans l’impossibilité de fournir un mandat écrit à des tiers ; l’absence d’autres mécanismes institutionnels propres à assurer une représentation effective de la victime ; la nature du lien entre la victime directe et la tierce partie revendiquant la qualité pour agir ; l’existence de règles internes favorables concernant la qualité pour agir, et le point de savoir si les allégations formulées soulèvent des questions graves de caractère général.

91. Eu égard aux critères susmentionnés et dans la mesure où il estime avoir agi au nom de la victime directe, M. Câmpeanu – non seulement avant son décès, en lançant un appel en vue de son transfert hors du HPM, mais aussi immédiatement après sa mort et tout au long des quatre années consécutives, en cherchant à faire établir les responsabilités pour son décès devant les tribunaux nationaux –, le CRJ soutient qu’il avait le droit de porter la cause du jeune homme devant la Cour.

L’ONG conclut que lui dénier la qualité pour agir au nom de M. Câmpeanu équivaudrait à laisser le Gouvernement tirer profit de la situation malheureuse qui était celle du jeune homme pour échapper au contrôle de la Cour, bloquant ainsi aux membres les plus vulnérables de la société l’accès à la Cour.

c) Les observations pertinentes des tiers intervenants

i. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

92. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dont l’intervention devant la Cour s’est limitée à la question de la recevabilité de la présente requête, estime que l’accès des personnes handicapées à la justice est fort problématique en Roumanie. Selon lui, les procédures de déclaration d’incapacité y sont inadéquates et les règles encadrant la qualité pour agir trop restrictives. Il ne serait pas rare, en conséquence, que les fréquents abus à l’encontre de personnes handicapées ne soient pas signalés aux autorités et soient ignorés, si bien qu’un climat d’impunité entourerait ces violations. Soucieuses de prévenir et de faire cesser pareils abus, les ONG joueraient un rôle important, notamment en facilitant l’accès à la justice aux personnes vulnérables. Dans ce contexte, permettre aux ONG d’introduire des requêtes devant la Cour au nom de personnes handicapées serait pleinement conforme au principe d’effectivité sous-tendant la Convention, ainsi qu’aux orientations adoptées dans de nombreux États européens et à la jurisprudence d’autres juridictions internationales, telles que la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui reconnaîtrait aux ONG la qualité pour agir au nom de victimes alléguées, même lorsque celles-ci n’auraient pas désigné ces organisations pour les représenter (le commissaire mentionne à titre d’exemple l’affaire Yatama c. Nicaragua, arrêt du 23 juin 2005).

Selon le commissaire, une approche restrictive des règles relatives à la qualité pour agir au nom de personnes atteintes de déficiences (intellectuelles dans le cas présent) aurait pour effet indésirable de priver ces personnes vulnérables de toute possibilité de demander et d’obtenir réparation des violations de leurs droits fondamentaux, ce qui irait à l’encontre des buts essentiels de la Convention.

93. Par ailleurs, le commissaire considère que dans des circonstances exceptionnelles, à définir par la Cour, les ONG devraient pouvoir introduire devant la Cour des requêtes au nom de victimes identifiées ayant été directement touchées par la violation alléguée. L’existence de pareilles circonstances exceptionnelles pourrait être reconnue dans le cas de victimes extrêmement vulnérables, par exemple des personnes détenues dans un établissement psychiatrique ou de protection sociale, qui n’auraient ni famille ni autre moyen de représentation et dont la requête, soumise en leur nom par une personne ou une organisation avec laquelle un lien suffisant serait établi, soulèverait d’importantes questions d’intérêt général.

De l’avis du Commissaire, une telle approche cadrerait avec la tendance européenne à l’élargissement de la qualité pour ester en justice et à la reconnaissance de l’inestimable contribution apportée par les ONG dans le domaine des droits fondamentaux des personnes handicapées, et elle serait aussi dans le droit fil de la jurisprudence pertinente de la Cour, laquelle aurait considérablement évolué ces dernières années, grâce notamment à l’intervention des ONG.

ii. Le Comité Helsinki de Bulgarie

94. Invoquant sa grande expérience d’ONG défendant les droits de l’homme, le Comité Helsinki de Bulgarie estime qu’une personne handicapée placée en établissement ne peut bénéficier de la protection du droit pénal que si une ONG agit en son nom en utilisant les voies de recours judiciaires en plus de la sensibilisation du public. Selon le comité, même ainsi, les résultats concrets demeurent insuffisants. Le simple accès aux tribunaux resterait en effet problématique pour de telles victimes, qui se le verraient souvent refuser pour des motifs procéduraux. En conséquence, les infractions contre les personnes handicapées mentales placées en établissement échapperaient à l’application des lois visant à prévenir, sanctionner et réparer pareils actes.

iii. Le Centre pour la défense des personnes handicapées mentales

95. Le Centre pour la défense des personnes handicapées mentales considère que l’impossibilité, en fait ou en droit, pour un individu présentant des déficiences intellectuelles d’accéder à la justice – question déjà examinée par la Cour dans plusieurs affaires (par exemple l’affaire Stanev, précitée) – peut finalement aboutir à l’impunité pour la violation des droits de cet individu. Dans des situations où des victimes vulnérables sont privées de leur capacité juridique ou détenues dans des établissements publics, les États pourraient « se soustraire » à toute obligation de protéger la vie de ces personnes en ne leur offrant aucune assistance juridique, notamment pour la protection de leurs droits fondamentaux. Le Centre évoque la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, de la Cour suprême d’Irlande et de la High Court d’Angleterre et du pays de Galles : dans certaines affaires, ces juridictions auraient reconnu à des ONG la qualité pour agir lorsque personne d’autre n’était à même de soulever devant les tribunaux un problème d’intérêt public. Les décisions de ces juridictions concernant la qualité pour agir d’ONG auraient reposé pour l’essentiel sur l’appréciation des points de savoir si l’affaire portait sur une question grave et si le plaignant avait un intérêt véritable à saisir la justice, si le plaignant avait une expertise dans le domaine au cœur de l’affaire, et s’il existait ou non une autre manière raisonnable et effective de porter le problème devant les tribunaux.

2. Appréciation de la Cour

a) L’approche de la Cour dans de précédentes affaires

i. Victimes directes

96. Pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000‑VII). Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Karner, précité, § 25, et Fairfield et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI).

De plus, suivant la pratique de la Cour et l’article 34 de la Convention, une requête ne peut être présentée que par des personnes vivantes ou en leur nom (Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 111, CEDH 2009). Ainsi, dans un certain nombre d’affaires où la victime directe était décédée avant l’introduction de la requête, la Cour a refusé de reconnaître à cette victime directe, fût-elle représentée, un locus standi aux fins de l’article 34 de la Convention (Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, § 30, 2 février 2010, Dvořáček et Dvořáčková c. Slovaquie, no 30754/04, § 41, 28 juillet 2009, et Kaya et Polat c. Turquie (déc.), nos 2794/05 et 40345/05, 21 octobre 2008).

ii. Victimes indirectes

97. La Cour a opéré une distinction entre les affaires de la catégorie susmentionnée et celles où les héritiers d’un requérant étaient admis à maintenir une requête déjà introduite. En témoigne la jurisprudence Fairfield et autres (décision précitée) : dans cette affaire, une femme, Mme Fairfield, avait introduit après le décès de son père une requête dans laquelle elle alléguait la violation des droits à la liberté de pensée, de religion et d’expression (articles 9 et 10 de la Convention) de celui-ci ; alors que les juridictions internes avaient autorisé Mme Fairfield à poursuivre l’instance après le décès de son père, la Cour a refusé de lui reconnaître la qualité de victime et a distingué cette cause de l’affaire Dalban c. Roumanie ([GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI), dans laquelle c’était le requérant lui‑même qui avait introduit la requête, sa veuve n’ayant fait que poursuivre la procédure après son décès.

À cet égard, la Cour distingue selon que le décès de la victime directe est postérieur ou antérieur à l’introduction de la requête devant elle.

Dans des cas où le requérant était décédé après l’introduction de la requête, la Cour a admis qu’un proche parent ou un héritier pouvait en principe poursuivre la procédure dès lors qu’il avait un intérêt suffisant dans l’affaire (par exemple la veuve et les enfants dans Raimondo c. Italie, 22 février 1994, § 2, série A no 281‑A, et Stojkovic c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 14818/02, § 25, 8 novembre 2007 ; les parents dans X c. France, 31 mars 1992, § 26, série A no 234‑C ; le neveu et l’héritier potentiel dans Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII ; ou la compagne non mariée ou de facto dans Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V ; a contrario, la légataire universelle sans lien familial avec le défunt dans Thévenon c. France (déc.), no 2476/02, CEDH 2006-III ; la nièce dans Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, § 50, 30 mars 2009 ; et la fille de l’un des requérants initiaux dans une affaire relative à des droits – non transférables – découlant des articles 3 et 8 et où aucun intérêt général n’était en jeu, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, §§ 96-100, 15 novembre 2011).

98. La situation est en revanche variable lorsque la victime directe est décédée avant l’introduction de la requête devant la Cour. En pareil cas, la Cour, s’appuyant sur une interprétation autonome de la notion de « victime », s’est montrée disposée à reconnaître la qualité pour agir d’un proche soit parce que les griefs soulevaient une question d’intérêt général touchant au « respect des droits de l’homme » (article 37 § 1 in fine de la Convention) et que les requérants en tant qu’héritiers avaient un intérêt légitime à maintenir la requête, soit en raison d’un effet direct sur les propres droits du requérant (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, §§ 44-51, CEDH 2009, et Marie-Louise Loyen et Bruneel c. France, no 55929/00, §§ 21-31, 5 juillet 2005). Il y a lieu de noter que ces dernières affaires avaient été portées devant la Cour à la suite ou à propos d’une procédure interne à laquelle la victime directe avait elle-même participé de son vivant.

La Cour a ainsi reconnu à un proche de la victime la qualité pour soumettre une requête lorsque la victime était décédée ou avait disparu dans des circonstances dont il était allégué qu’elles engageaient la responsabilité de l’État (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 92, CEDH 1999‑IV, et Bazorkina c. Russie (déc.), no 69481/01, 15 septembre 2005).

99. Dans Varnava et autres (précité), les requérants avaient introduit leurs requêtes à la fois en leur nom et en celui de leurs parents portés disparus. La Cour jugea inutile de statuer sur le point de savoir s’il fallait ou non reconnaître la qualité de requérants aux disparus, dès lors qu’il n’était pas douteux que les proches de ceux-ci pouvaient présenter des griefs relatifs à leur disparition (ibidem, § 112). Elle examina l’affaire en considérant que les proches des disparus étaient les requérants aux fins de l’article 34 de la Convention.

100. Dans des affaires où la violation alléguée de la Convention n’était pas étroitement liée à des disparitions ou décès soulevant des questions au regard de l’article 2, la Cour a suivi une approche bien plus restrictive, comme par exemple dans l’affaire Sanles Sanles c. Espagne ((déc.), no 48335/99, CEDH 2000‑XI), qui portait sur l’interdiction du suicide assisté. Dans cette affaire, la Cour estima que les droits revendiqués par la requérante au regard des articles 2, 3, 5, 8, 9 et 14 de la Convention relevaient de la catégorie des droits non transférables et conclut que l’intéressée, qui était la belle-sœur et l’héritière légitime du défunt, ne pouvait se prétendre victime d’une violation au nom de feu son beau-frère. La Cour est parvenue à une conclusion identique au sujet de griefs formulés sur le terrain des articles 9 et 10 par la fille de la victime alléguée (Fairfield et autres, décision précitée).

Dans d’autres affaires concernant des griefs tirés des articles 5, 6 et 8, la Cour a reconnu la qualité de victime à des proches qui avaient démontré l’existence d’un intérêt moral à voir la défunte victime déchargée de tout constat de culpabilité (Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 33, série A no 123, et Grădinar c. Moldova, no 7170/02, §§ 95 et 97-98, 8 avril 2008) ou à protéger leur propre réputation et celle de leur famille (Brudnicka et autres c. Pologne, no 54723/00, §§ 27-31, CEDH 2005‑II, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 29, 25 novembre 2008, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 31-33, 21 septembre 2010), ou qui avaient établi l’existence d’un intérêt matériel découlant d’un effet direct sur leurs droits patrimoniaux (Ressegatti c. Suisse, no 17671/02, §§ 23-25, 13 juillet 2006, Marie-Louise Loyen et Bruneel, précité, §§ 29-30, Nölkenbockhoff, précité, § 33, Grădinar, précité, § 97, et Micallef, précité, § 48). L’existence d’un intérêt général nécessitant la poursuite de l’examen des griefs a également été prise en considération (Marie-Louise Loyen et Bruneel, § 29, Ressegatti, § 26, Micallef, §§ 46 et 50, tous précités, et Biç et autres c. Turquie, no 55955/00, §§ 22-23, 2 février 2006).

Quant à la participation du requérant à la procédure interne, la Cour ne l’a considérée que comme un critère pertinent parmi d’autres (Nölkenbockhoff, § 33, Micallef, §§ 48-49, Polanco Torres et Movilla Polanco, § 31, et Grădinar, §§ 98-99, tous précités ; Kaburov c. Bulgarie (déc.), no 9035/06, §§ 52-53, 19 juin 2012).

iii. Victimes potentielles et actio popularis

101. L’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 33, série A no 28, Parti travailliste géorgien c. Géorgie (déc.), no 9103/04, 22 mai 2007, et Burden, précité, § 33), ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention.

Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Tauira et 18 autres c. France, no 28204/95, décision de la Commission du 4 décembre 1995, DR 83-A, pp. 112, 131), Monnat c. Suisse, no 73604/01, §§ 31-32, CEDH 2006‑X).

iv. Représentation

102. Selon la jurisprudence constante de la Cour (paragraphe 96 ci‑dessus), une requête ne peut être introduite devant elle que par des personnes vivantes ou en leur nom.

Si un requérant décide de se faire représenter en vertu de l’article 36 § 1 du règlement de la Cour plutôt que d’introduire la requête lui-même, l’article 45 § 3 du règlement lui impose de produire un pouvoir écrit, dûment signé. Il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée, au sens de l’article 34, au nom de laquelle il entend agir devant la Cour (Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009 ; concernant la validité du pouvoir, voir Aliev c. Géorgie, no 522/04, §§ 44-49, 13 janvier 2009).

103. Les organes de la Convention ont toutefois estimé que des considérations spéciales pouvaient se justifier dans le cas de victimes alléguées de violations des articles 2, 3 et 8 de la Convention subies aux mains des autorités nationales.

Des requêtes introduites par des particuliers au nom de la ou des victimes ont ainsi été déclarées recevables alors même qu’aucun type de pouvoir valable n’avait été présenté. Une attention particulière a été accordée à des facteurs de vulnérabilité, tels que l’âge, le sexe ou le handicap, propres à empêcher certaines victimes de soumettre leur cause à la Cour, compte dûment tenu par ailleurs des liens entre la victime et la personne auteur de la requête (voir, mutatis mutandis, İlhan, précité, § 55, où les griefs avaient été formulés par le requérant au nom de son frère, qui avait subi des mauvais traitements ; Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 29, CEDH 2003‑IX, où un mari se plaignait que son épouse eût été forcée de subir un examen gynécologique ; et S.P., D.P. et A.T. c. Royaume-Uni, décision précitée, où une requête avait été introduite par un solicitor au nom d’enfants qu’il avait représentés lors de la procédure interne, dans laquelle il avait été désigné par le tuteur ad litem).

En revanche, dans Nencheva et autres (précité, § 93) la Cour n’a pas reconnu la qualité de victime à l’association requérante qui agissait au nom des victimes directes. Elle a en effet observé que l’association n’avait pas porté l’affaire devant les juridictions internes et que, de plus, les faits incriminés n’avaient pas d’impact sur ses activités dès lors qu’elle était à même de continuer à œuvrer à la réalisation de ses objectifs. La Cour a reconnu qualité pour agir aux proches de certaines des victimes, mais elle n’a pas statué sur la question de la représentation des victimes qui ne seraient pas en mesure d’agir en leur propre nom devant elle ; elle a toutefois admis que des circonstances exceptionnelles pouvaient appeler des mesures exceptionnelles.

b) Sur le point de savoir si le CRJ a qualité pour agir en l’espèce

104. La présente affaire concerne une personne, M. Câmpeanu, qui était extrêmement vulnérable et n’avait pas de proches. M. Câmpeanu était un jeune Rom atteint de déficiences mentales graves et infecté par le VIH. Il fut pris en charge par les pouvoirs publics pendant toute sa vie et décéda à l’hôpital. Sa mort serait due à des négligences. Aujourd’hui, et sans avoir eu de contacts significatifs avec le jeune homme de son vivant (paragraphe 23 ci-dessus) ni avoir reçu de pouvoir ou d’instructions de sa part ou de la part d’une quelconque autre personne compétente, l’association requérante (le CRJ) entend saisir la Cour d’une requête portant notamment sur les circonstances de sa mort.

105. La Cour estime que cette affaire n’entre aisément dans aucune des catégories couvertes par la jurisprudence susmentionnée et qu’elle soulève donc une difficile question d’interprétation de la Convention relativement à la qualité pour agir du CRJ. Pour la résoudre, la Cour tiendra compte du fait que la Convention doit être interprétée comme garantissant des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires (voir Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37, et les références qui y sont citées). Elle doit aussi garder à l’esprit que ses arrêts « servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 154, série A no 25, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 89, 22 mars 2012). En même temps, et comme il ressort de la jurisprudence susmentionnée concernant la qualité de victime et la notion de « qualité pour agir », la Cour doit veiller à ce que les conditions de recevabilité à remplir pour pouvoir la saisir soient interprétées de manière cohérente.

106. Pour la Cour, il est incontestable que M. Câmpeanu a été la victime directe, au sens de l’article 34 de la Convention, des circonstances qui ont abouti à son décès et qui se trouvent au cœur de la principale doléance portée devant la Cour en l’espèce, à savoir le grief tiré de l’article 2 de la Convention.

107. En revanche, la Cour ne voit pas de motifs suffisamment pertinents de considérer le CRJ comme une victime indirecte au regard de sa jurisprudence. Elle souligne à cet égard que le CRJ n’a pas démontré l’existence d’un « lien [suffisamment] étroit » avec la victime directe ; il ne prétend pas non plus avoir un « intérêt personnel » à maintenir les griefs en question devant la Cour, eu égard à la définition que la jurisprudence de la Cour donne de ces notions (paragraphes 97-100 ci-dessus).

108. De son vivant, M. Câmpeanu n’engagea devant les juridictions nationales aucune procédure pour se plaindre de sa situation médicale et juridique. Si sur le plan formel il était tenu pour une personne dotée de la pleine capacité juridique, il est clair qu’en pratique il n’a pas été traité comme tel (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, la Cour estime que compte tenu de son extrême vulnérabilité M. Câmpeanu n’était pas en mesure d’introduire lui-même une telle procédure sans soutien ni conseils juridiques adéquats. Le jeune homme se trouvait donc dans une situation totalement autre, et moins favorable, que celles examinées par la Cour dans des affaires antérieures, qui concernaient des personnes dotées de la capacité juridique, ou du moins que rien n’avait empêché d’engager une procédure de leur vivant (paragraphes 98 et 100 ci-dessus), et au nom desquelles des requêtes avaient été introduites après leur décès.

109. Après la mort de M. Câmpeanu, le CRJ engagea plusieurs procédures internes aux fins d’élucider les circonstances de celle-ci. Les investigations ayant finalement abouti à la conclusion qu’aucun acte pénalement répréhensible n’était associé au décès, le CRJ a introduit la présente requête devant la Cour.

110. La Cour attache une importance considérable au fait que ni la capacité du CRJ d’agir pour M. Câmpeanu ni ses observations soumises en son nom auprès des autorités médicales et judiciaires internes n’ont en aucune manière été mises en cause ou contestées (paragraphes 23, 27-28, 33, 37-38 et 40-41 ci-dessus). Ces initiatives, qui auraient normalement relevé de la responsabilité d’un tuteur ou d’un représentant, ont donc été prises par le CRJ sans aucune objection des autorités compétentes, lesquelles y ont donné suite et ont traité toutes les demandes leur ayant été soumises.

111. La Cour observe également qu’au moment de son décès, comme indiqué ci-dessus, M. Câmpeanu n’avait pas de proches connus et qu’à l’époque où il avait atteint l’âge de la majorité l’État n’avait chargé aucune personne compétente ni aucun tuteur de veiller à ses intérêts – juridiques ou autres –, malgré l’obligation légale prévoyant une telle mesure. Au niveau national, le CRJ n’est intervenu en tant que représentant que peu avant la mort du jeune homme, alors que celui-ci était manifestement incapable d’exprimer un quelconque souhait ou avis sur ses propres besoins et intérêts, et a fortiori sur l’opportunité d’exercer un recours. Les autorités n’ayant désigné ni tuteur légal ni autre représentant, aucune forme de représentation n’était accessible ni n’avait été mise en place pour protéger l’intéressé ou pour soumettre des observations en son nom aux autorités hospitalières, aux juridictions nationales et à la Cour (voir, mutatis mutandis, P., C. et S. c. Royaume-Uni (déc.), no 56547/00, 11 décembre 2001, et B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, §§ 96-97, 19 février 2013). Il convient également de noter que le principal grief fondé sur la Convention concerne des doléances tirées de l’article 2 (« droit à la vie »), que M. Câmpeanu, bien qu’étant la victime directe, ne pouvait évidemment pas présenter puisqu’il était décédé.

112. Dans le contexte qu’elle vient d’exposer, la Cour est convaincue qu’eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce et à la gravité des allégations formulées, le CRJ doit se voir reconnaître la faculté d’agir en qualité de représentant de M. Câmpeanu, même s’il n’a pas reçu procuration pour agir au nom du jeune homme et si celui-ci est décédé avant l’introduction de la requête fondée sur la Convention. Conclure autrement reviendrait à empêcher que ces graves allégations de violation de la Convention puissent être examinées au niveau international, avec le risque que l’État défendeur échappe à sa responsabilité découlant de la Convention par l’effet même de la non-désignation par lui, au mépris des obligations qui lui incombaient en vertu du droit interne, d’un représentant légal chargé d’agir au nom du jeune homme (paragraphes 59 et 60 ci‑dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, P., C. et S. c. Royaume-Uni, décision précitée, et Argeş College of Legal Advisers c. Roumanie, no 2162/05, § 26, 8 mars 2011). Permettre à l’État défendeur d’échapper ainsi à sa responsabilité serait incompatible avec l’esprit général de la Convention et avec l’obligation que l’article 34 de la Convention fait aux Hautes Parties contractantes de n’entraver en aucune manière l’exercice effectif du droit d’introduire une requête devant la Cour.

113. Reconnaître au CRJ la qualité pour agir en tant que représentant de M. Câmpeanu, c’est adopter une approche conforme à celle qui s’applique au droit à un contrôle juridictionnel visé à l’article 5 § 4 de la Convention dans le cas des « aliénés » (article 5 § 1 e)). La Cour rappelle qu’il faut dans ce contexte que l’intéressé ait accès à un tribunal et qu’il ait l’occasion d’être entendu lui-même, ou au besoin moyennant une certaine forme de représentation, sans quoi il ne peut être réputé jouir des « garanties fondamentales de procédure appliquées en matière de privation de liberté » (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 76, série A no 12). Les maladies mentales peuvent amener à restreindre ou modifier ce droit dans ses conditions d’exercice (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 39, série A no 18), mais elles ne sauraient justifier une atteinte à son essence même. En vérité, des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 60, série A no 33). Un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle juridique (Golder, précité, § 26).

114. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi du CRJ, celui-ci ayant la qualité de représentant de facto de M. Câmpeanu.

Constatant par ailleurs que les griefs en question ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Observations soumises à la Cour

a) Le CRJ

115. Le CRJ soutient qu’en raison des décisions inopportunes qu’elles auraient prises relativement aux transferts de M. Câmpeanu dans des établissements non dotés des compétences et des équipements nécessaires pour le soigner, décisions qui auraient été suivies par des actes inadéquats ou des omissions sur le plan médical, les autorités ont contribué, directement ou indirectement, au décès prématuré du jeune homme.

Le CRJ explique qu’alors que les examens médicaux subis par M. Câmpeanu dans les mois ayant précédé son admission au CMSC puis au HPM avaient attesté un « bon état général » et l’absence de problème majeur, la santé de l’intéressé s’était brusquement dégradée au cours des deux semaines avant sa mort, à un moment donc où il était sous la surveillance des autorités. Il déduit de la partie pertinente en l’espèce de l’abondante jurisprudence de la Cour concernant l’article 2 que le Gouvernement était tenu de fournir une explication au sujet des soins médicaux dispensés à M. Câmpeanu et de la cause de la mort de celui-ci (voir, parmi d’autres, Kats et autres c. Ukraine, no 29971/04, § 104, 18 décembre 2008, Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 81, 17 janvier 2008, Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 147, 22 décembre 2008, Khoudobine c. Russie, no 59696/00, § 84, 26 octobre 2006, et Z.H. c. Hongrie, no 28973/11, §§ 31-32, 8 novembre 2012).

Or le Gouvernement aurait manqué à cette obligation. D’une part, il serait resté en défaut de produire d’importants documents médicaux relatifs à M. Câmpeanu et, d’autre part, il aurait soumis à la Cour un duplicata d’un compte rendu médical concernant le séjour du patient au HPM dans lequel des informations primordiales auraient été modifiées. Alors que le compte rendu médical original – tel que présenté à divers stades de la procédure interne – n’aurait renfermé aucune référence à l’administration d’antirétroviraux à M. Câmpeanu, le nouveau document, rédigé d’une écriture différente, mentionnerait de tels médicaments, laissant ainsi entendre qu’ils avaient été fournis au patient. Le Gouvernement s’étant servi du nouveau document pour contrer devant la Cour les observations du CRJ relatives à l’absence de traitement antirétroviral (paragraphe 122 ci‑dessous), celui-ci arguë que cette pièce a vraisemblablement été produite après les faits aux fins d’appuyer les arguments du Gouvernement devant la Cour.

116. Il estime par ailleurs qu’il ressort clairement de divers documents soumis dans l’affaire, notamment au sujet des inspections sur place effectuées par le CPT, que les autorités étaient au courant de la médiocrité des conditions de vie au HPM ainsi que des soins et traitements dispensés dans l’établissement, non seulement avant 2004 mais aussi à l’époque pertinente (paragraphes 47, 74 et 78 ci-dessus).

117. Le CRJ pointe du doigt le caractère déficient selon lui de la tenue des dossiers médicaux et de l’enregistrement des transferts successifs du patient entre différentes structures hospitalières. Les omissions en question corroboreraient la thèse selon laquelle M. Câmpeanu a été privé de soins et d’un traitement appropriés. Elles seraient d’autant plus significatives qu’il apparaîtrait clairement que l’état de santé du patient s’était détérioré pendant la période en question, au point d’exiger un traitement d’urgence. De plus, comme indiqué ci-dessus, le CRJ estime que si le traitement antirétroviral de M. Câmpeanu a été interrompu pendant son bref séjour au CMSC, il est très vraisemblable que le patient n’ait pas non plus reçu d’antirétroviraux pendant son séjour au HPM. Le CRJ ajoute qu’une série d’analyses médicales avaient été requises, mais qu’elles n’ont jamais été effectuées. L’enquête officielle n’aurait pas élucidé ces aspects cruciaux de l’affaire, alors que, selon le CRJ, il y avait peut-être des explications plus plausibles au comportement psychotique supposé du patient, comme la septicémie ou l’isolement forcé dans une chambre séparée.

Eu égard à ce qui précède, le CRJ soutient que l’État défendeur n’a manifestement pas rempli les obligations matérielles découlant de l’article 2.

118. Le CRJ estime par ailleurs que les conditions de vie au HPM et le placement du patient dans une chambre isolée s’analysent en une violation distincte de l’article 3.

Le dossier comporterait de solides éléments – notamment des pièces émanant d’autorités roumaines telles que le gouvernement, le parquet près la Haute Cour, l’Institut national de médecine légale ou le personnel même du HPM – mettant en évidence les conditions, déplorables selon le CRJ, qui régnaient à l’époque au HPM, en particulier le manque de nourriture et de chauffage et la présence de maladies infectieuses.

Il ne serait pas contesté que M. Câmpeanu a été placé seul dans une chambre séparée. Lors de leur visite au HPM, les observateurs du CRJ auraient constaté que l’intéressé n’était pas habillé correctement, qu’il faisait froid dans la pièce et que le personnel refusait d’apporter au jeune homme la moindre aide pour satisfaire ses besoins personnels élémentaires. Le Gouvernement n’aurait avancé aucun élément propre à justifier cette mesure, prise selon lui sans aucune intention discriminatoire à l’égard de l’intéressé. L’argument selon lequel la chambre en question était le seul espace disponible serait contredit par de nombreuses informations qui montreraient qu’à l’époque l’hôpital ne fonctionnait pas à plein.

119. Selon le CRJ, l’enquête officielle menée dans cette affaire n’a pas rempli les exigences de la Convention, et ce pour les raisons suivantes : sa portée aurait été trop limitée, dès lors qu’elle se serait concentrée uniquement sur deux médecins (l’un du CMSC, l’autre du HPM) et aurait négligé d’autres membres du personnel ou entités concernés ; seule la cause immédiate du décès et la période immédiatement antérieure auraient fait l’objet d’un examen, et les autorités n’auraient pas rassemblé les preuves essentielles en temps opportun ni éclairci les faits contestés, notamment la cause du décès. La non-réalisation d’une autopsie tout de suite après le décès du patient et les carences dans l’administration de soins médicaux seraient autant de défaillances soulignées dans la décision du tribunal de première instance, laquelle aurait toutefois été infirmée en appel.

Le CRJ considère que l’enquête n’a pas permis d’établir les faits, de déterminer la cause du décès et de sanctionner les responsables. Il en conclut qu’elle n’a pas satisfait aux exigences découlant des articles 2 et 3 de la Convention.

120. Il plaide que l’article 13 impose aux États de prendre des mesures positives pour garantir aux personnes handicapées enfermées dans des établissements publics l’accès à la justice, notamment par l’instauration d’un mécanisme de surveillance indépendant habilité à recevoir des plaintes en la matière, à enquêter sur les abus, à infliger des sanctions ou à soumettre les dossiers à une autorité compétente.

121. Il ajoute que dans plusieurs affaires contre la Roumanie la Cour est parvenue à un constat de violation à raison de l’absence de recours adéquats qui eussent permis aux personnes handicapées de se plaindre sous l’angle de l’article 3 ou de l’article 5 de la Convention (Filip c. Roumanie, no 41124/02, § 49, 14 décembre 2006, C.B. c. Roumanie, précité, §§ 65-67, Parascineti c. Roumanie, no 32060/05, §§ 34-38, 13 mars 2012, et B. c. Roumanie, précité, § 97).

Les mêmes conclusions ressortiraient de la documentation pertinente publiée par des ONG internationales telles que Human Rights Watch ou Mental Disability Rights International. Le CRJ lui-même aurait aussi signalé que les garanties contre les mauvais traitements font défaut, que les pensionnaires d’établissements psychiatriques ignorent en grande partie leurs droits et que le personnel n’est pas formé au traitement des plaintes relatives à des abus.

En outre, le CRJ affirme qu’à sa connaissance, en dépit d’allégations, fort crédibles d’après lui, concernant des décès suspects dans des établissements psychiatriques, il n’y a jamais eu aucune décision définitive déclarant un agent de ceux-ci pénalement ou civilement responsable pour faute en rapport avec de tels décès. Pour les 129 décès signalés au HPM dans les années 2002 à 2004, l’enquête pénale n’aurait relevé aucun acte répréhensible, et les décisions de classement sans suite auraient ensuite été confirmées par les tribunaux.

En conclusion, l’ordre juridique roumain n’offrirait aucun recours effectif au sens de l’article 13 (droit à un recours effectif) pour dénoncer non seulement, de façon générale, la violation des droits des personnes atteintes de déficiences mentales, mais aussi, plus particulièrement, celle des droits de M. Câmpeanu découlant des articles 2 et 3.

b) Le Gouvernement

122. Le Gouvernement explique que l’infection par le VIH est une maladie évolutive très grave et que le fait que M. Câmpeanu y ait succombé ne prouve pas en soi que le décès soit dû à des défaillances du système médical.

Il ajoute qu’aucune preuve n’a été produite qui montrerait que les autorités n’ont pas administré de traitement antirétroviral à M. Câmpeanu ; au contraire, la copie du dossier médical relatif au séjour du patient au HPM soumise par le Gouvernement confirmerait que l’intéressé a reçu le traitement antirétroviral requis pendant son séjour à l’hôpital.

La conclusion de la commission de discipline de l’ordre des médecins attesterait également que le traitement donné à M. Câmpeanu était approprié (paragraphe 35 ci-dessus). L’article 2 en son volet matériel ne serait donc pas applicable à l’espèce.

123. Sous l’angle de l’article 3, le Gouvernement soutient qu’au CMSC comme au HPM les conditions générales (hygiène, nutrition, chauffage et également ressources humaines) étaient satisfaisantes et conformes aux normes d’alors.

Les soins médicaux dispensés à M. Câmpeanu auraient été adaptés à son état de santé ; l’intéressé aurait été admis au CMSC alors qu’il se trouvait dans un « bon état général », et il aurait été transféré au HPM après le début de ses « accès de violence ». Au HPM on l’aurait placé seul dans une chambre non pas dans l’intention de l’isoler mais parce que cette pièce aurait été la seule disponible. En dépit de son alimentation par voie intraveineuse, le patient aurait succombé à une insuffisance cardiorespiratoire le 20 février 2004.

Dans ce contexte, le Gouvernement estime que, compte tenu de la brièveté du séjour de M. Câmpeanu au HPM, l’article 3 n’est pas applicable aux conditions matérielles qui régnaient dans cet hôpital.

124. Il avance que les plaintes pénales déposées par le CRJ au sujet des circonstances du décès de M. Câmpeanu ont fait l’objet d’un examen approfondi de la part des autorités nationales (juridictions, commissions ou organes d’enquête), lesquelles auraient toutes exposé des motifs détaillés et impérieux à l’appui de leurs décisions. En conséquence, la responsabilité de l’État au regard de l’article 2 ou de l’article 3 ne pourrait être engagée.

125. Concernant le grief fondé sur l’article 13, le Gouvernement considère que dès lors qu’il est lié aux autres griefs formulés par le CRJ, il n’y a pas lieu de l’examiner séparément. Quoi qu’il en soit, selon lui, les griefs tirés de cette disposition sont dénués de fondement.

À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que la législation nationale offre des recours effectifs, au sens de l’article 13, qui auraient permis de présenter les griefs soulevés dans la requête.

Il indique que l’avocat du peuple roumain fait partie des recours existants. Selon les statistiques disponibles sur son site Internet, celui-ci serait intervenu dans plusieurs affaires relatives à des violations alléguées des droits de l’homme entre 2003 et 2011.

Se référant à deux jugements des tribunaux internes présentés comme éléments de preuve à la demande de la Cour, le Gouvernement assure que lorsqu’elles traitent des affaires concernant des personnes atteintes de déficiences mentales, les juridictions roumaines agissent très sérieusement et prononcent régulièrement des jugements au fond.

126. Sur un plan plus spécifique, en lien avec l’article 2, le Gouvernement affirme que la situation s’est considérablement améliorée au HPM à la suite de plaintes ayant mis en cause les conditions de vie et de soins dans l’établissement. Il estime que sur ce point une plainte doit être réputée constituer un recours effectif au regard des normes de la Convention.

Sous l’angle de l’article 3, le Gouvernement avance que le CRJ aurait aussi pu engager une action en réparation pour faute médicale.

Enfin, pour les motifs indiqués ci-dessus, le Gouvernement soutient que M. Câmpeanu disposait, pour chacun des griefs soulevés dans la requête, de divers recours effectifs, lui-même ou par le biais d’une représentation. Le grief tiré de l’article 13 serait dès lors irrecevable.

c) Les tiers intervenants

i. Le Centre pour la défense des personnes handicapées mentales

127. Le Centre pour la défense des personnes handicapées mentales (« CDHM ») déclare que, dans toute l’Europe, des cas de conditions potentiellement mortelles ont été observés dans des établissements accueillant des enfants atteints de déficiences mentales ou du VIH, et que certaines informations semblent indiquer une tendance à ne pas hospitaliser les enfants malades, quelle que soit la gravité de leur état, et à les laisser mourir dans ces établissements. Dans son rapport de 2009 sur les droits de l’homme en Roumanie, le Département d’État américain aurait souligné la persistance de mauvaises conditions au HPM : surpopulation, pénurie de personnel et de médicaments, mauvaise hygiène et utilisation courante de sédatifs et de moyens d’entrave.

Invoquant la jurisprudence internationale relative au droit à la vie (par exemple les arrêts de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Villagrán Morales et autres c. Guatemala du 19 novembre 1999 concernant cinq enfants qui vivaient à la rue, et dans l’affaire Velásquez Rodríguez c. Honduras du 29 juillet 1988), le CDHM soutient que l’obligation pour l’État de protéger la vie englobe la fourniture du traitement médical nécessaire, l’adoption de toute mesure préventive qui s’impose et la mise en œuvre de dispositifs permettant un suivi, des enquêtes et la poursuite des personnes responsables ; il estime également que les victimes doivent se voir offrir une possibilité effective et concrète de demander la protection de leur droit à la vie. Pour le CDHM, lorsque l’État n’offre pas cette possibilité à une personne extrêmement vulnérable de son vivant, il ne doit pas en définitive demeurer impuni après le décès de l’intéressé.

ii. Le Centre eurorégional pour les initiatives publiques

128. Selon le Centre eurorégional pour les initiatives publiques (« CEIP »), la Roumanie est l’un des pays d’Europe centrale et orientale qui comptent le plus grand nombre de personnes vivant avec le VIH. Cela s’expliquerait essentiellement par l’exposition, entre 1986 et 1991, d’environ 10 000 enfants placés dans des hôpitaux et orphelinats publics au risque de transmission du VIH par l’utilisation multiple des seringues et les microtransfusions à partir de sang non testé. En décembre 2004, on aurait enregistré parmi les enfants 7 088 cas de sida et 4 462 cas d’infection par le VIH. Fin 2004, 3 482 de ces enfants étaient décédés du sida.

Pour le CEIP, le taux élevé d’infection par le VIH chez les enfants est dû au traitement qui leur est réservé dans les orphelinats et les hôpitaux, les enfants handicapés étant selon lui considérés comme « irrécupérables » et « improductifs » et le personnel n’ayant ni les compétences ni l’intérêt nécessaires pour leur prodiguer des soins médicaux appropriés.

Le CEIP indique qu’en 2003 le Comité des droits de l’enfant des Nations unies s’est déclaré préoccupé par l’accessibilité du traitement antirétroviral à un nombre restreint de personnes seulement et par les interruptions fréquentes émaillant l’administration de ce traitement faute de crédits. De plus, même à la fin de l’année 2009, les stocks d’antirétroviraux auraient été limités en raison du manque de crédits alloués par la Caisse nationale d’assurance médicale et de la mauvaise gestion du programme national de lutte contre le VIH.

Le CEIP ajoute que lorsqu’une personne vivant avec le VIH effectue un long séjour dans un établissement fermé ou un hôpital, son accès aux antirétroviraux est largement tributaire des mesures prises par l’établissement concerné pour obtenir ce médicament du médecin spécialiste des maladies infectieuses auprès duquel le patient est enregistré. Il estime que les patients infectés par le VIH sont fréquemment privés des informations dont ils auraient besoin pour pouvoir défendre leur droit légitime à l’accès aux services médicaux.

En 2009, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies se serait dit préoccupé de constater que les enfants infectés par le VIH se heurtaient souvent à des obstacles dans l’accès aux services de santé.

Concernant le cas particulier des personnes vivant avec le VIH qui sont aussi atteintes de troubles mentaux, le CEIP allègue que les hôpitaux psychiatriques refusent quelquefois de soigner les enfants et les jeunes gens séropositifs par crainte de l’infection. Il renvoie à un document de Human Rights Watch de 2007 qui décrit ces situations (Life Doesn’t Wait. Romania’s Failure to Protect and Support Children and Youth Living with HIV).

iii. Human Rights Watch

129. Dans ses observations écrites, Human Rights Watch se réfère aux conclusions du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies, lesquelles indiqueraient que les structures et services de santé doivent être accessibles à tous, en particulier à la population la plus vulnérable, et que l’on peut considérer comme des manquements à l’obligation pour un État d’offrir de tels services l’absence de politique nationale visant à garantir à tous le droit à la santé, la mauvaise gestion dans la répartition des ressources publiques disponibles, et l’incapacité à abaisser les taux de mortalité infantile et maternelle.

2. Appréciation de la Cour

a) Article 2 de la Convention

i. Principes généraux

130. La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

Les obligations positives découlant de l’article 2 doivent être interprétées comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie. Tel est le cas par exemple, dans le domaine de la santé, en ce qui concerne les actes ou omissions des professionnels de la santé (Dodov, précité, §§ 70, 79-83 et 87, et Vo c. France [GC], no 53924/00, §§ 89-90, CEDH 2004‑VIII, avec d’autres références), les États devant mettre en place un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I). Cette obligation s’applique en particulier dans les cas suivants : lorsque la capacité des malades à prendre soin d’eux-mêmes est limitée (Dodov, précité, § 81) ; dans le contexte de la gestion d’activités dangereuses (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 71, CEDH 2004‑XII) ; à l’égard des autorités scolaires, qui ont un devoir de protection de la santé et du bien-être des élèves qui se trouvent sous le contrôle exclusif de ces autorités, et spécialement des jeunes enfants, qui sont particulièrement vulnérables (Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 35, 10 avril 2012) ; et, de même, dans le cadre de l’aide et des soins médicaux apportés à de jeunes enfants placés dans des établissements publics (Nencheva et autres, précité, §§ 105-116).

Pour qu’il y ait une telle obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir au vu des circonstances que la victime était menacée de manière réelle et immédiate du fait des actes criminels d’un tiers (Nencheva et autres, précité, § 108) et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures dont on peut raisonnablement estimer qu’elles auraient sans doute pallié ce risque (A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44-45, 27 juillet 2004).

131. Compte tenu de l’importance de la protection accordée par l’article 2, la Cour doit examiner de manière extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire. Les personnes détenues sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger. Lorsque les autorités décident de placer et de maintenir en détention une personne handicapée, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de son handicap (Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, § 59, 21 décembre 2010, avec d’autres références). Plus généralement, la Cour a dit que les États sont tenus à l’obligation de prendre des mesures particulières pour permettre une protection efficace des personnes vulnérables contre les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V). En conséquence, lorsqu’un individu est placé en détention alors qu’il se trouve en bonne santé et qu’il meurt par la suite, il incombe à l’État de fournir une explication satisfaisante et convaincante des faits qui ont conduit au décès (Carabulea c. Roumanie, no 45661/99, § 108, 13 juillet 2010) et, s’il conteste la véracité des allégations de la victime, de produire des éléments propres à faire douter de celle-ci, en particulier lorsque les allégations sont corroborées par des rapports médicaux (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, et Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 43, 2 novembre 2004).

Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Une telle preuve peut toutefois résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 264, 18 juin 2002, et Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161).

132. Au titre de son obligation de protéger le droit à la vie, l’État doit non seulement adopter des mesures raisonnables garantissant la sécurité des individus dans les lieux publics mais aussi s’assurer qu’il dispose d’un système judiciaire efficace et indépendant offrant des voies de droit permettant à bref délai, dans les cas de blessure grave ou de décès, d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Dodov, précité, § 83).

Cette obligation n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Ainsi, lorsque la négligence est établie, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales. Toutefois, l’article 2 de la Convention veut non seulement que les mécanismes de protection prévus en droit interne existent en théorie mais aussi, et surtout, qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Calvelli et Ciglio, précité, § 53).

133. Par ailleurs, les juridictions nationales doivent veiller à ne pas laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’état de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 57, 20 décembre 2007). La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, ont procédé à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, de manière à préserver la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et à garantir que les violations du droit à la vie soient examinées et réparées (Öneryıldız, précité, § 96).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

α) Volet matériel

134. Se référant au contexte de l’affaire, la Cour note d’emblée que M. Câmpeanu a passé toute sa vie entre les mains des autorités internes : abandonné à la naissance, il grandit dans un orphelinat, fut par la suite transféré au centre de placement, puis au CMSC et enfin au HPM, où il décéda prématurément le 20 février 2004.

135. À aucun moment après ses dix-huit ans M. Câmpeanu ne se vit désigner un tuteur ou un curateur. Les autorités ont donc présumé qu’il possédait la pleine capacité juridique en dépit de son grave handicap mental.

En admettant qu’il en fût ainsi, la Cour relève que la gestion par les autorités médicales du cas de M. Câmpeanu a méconnu les exigences de la loi sur la santé mentale relatives aux patients possédant la pleine capacité juridique : en effet, le consentement du jeune homme concernant ses transferts successifs d’une structure médicale à l’autre n’a pas été recueilli après son dix-huitième anniversaire ; aucun consentement n’a été donné à son admission au HPM, qui est un établissement psychiatrique ; le patient n’a été ni informé ni consulté relativement aux soins médicaux qui lui étaient dispensés, et il n’a pas non plus été avisé de la possibilité de contester les mesures susmentionnées. La justification donnée par les autorités a consisté à dire que le jeune homme « n’était pas coopératif » et que « l’on ne pouvait pas communiquer avec lui » (paragraphes 14 et 16 ci‑dessus).

Dans ce contexte, la Cour rappelle que dans l’arrêt B. c. Roumanie (précité, §§ 93-98) elle avait mis en évidence de graves défaillances dans la manière dont les autorités appliquaient les dispositions de la loi sur la santé mentale aux patients vulnérables, que l’on laissait sans aucune assistance ou protection juridiques lors de leur admission dans un établissement psychiatrique en Roumanie.

136. De plus, la Cour observe que les décisions des autorités nationales de transférer M. Câmpeanu et de le placer au CMSC d’abord et au HPM ensuite ont été prises essentiellement en fonction du consentement ou non des établissements à accueillir le patient, et non de leur capacité à lui fournir un soutien et des soins médicaux appropriés (paragraphes 12-13 ci-dessus). À cet égard, la Cour ne peut faire abstraction du fait que M. Câmpeanu a été dans un premier temps placé au CMSC, structure qui n’était pas équipée pour s’occuper de patients souffrant de troubles mentaux, et qu’il a finalement été admis au HPM alors que cet hôpital avait précédemment refusé de l’accueillir au motif qu’il ne disposait pas des moyens nécessaires pour soigner les patients atteints du VIH (paragraphe 11 ci-dessus).

137. La Cour considère donc que M. Câmpeanu a été transféré d’une structure à l’autre sans diagnostic et sans suivi adéquats, et au mépris total de son état de santé réel et de ses besoins médicaux les plus essentiels. Il convient de noter en particulier la négligence dont les autorités ont fait preuve en omettant de veiller à la bonne mise en œuvre du traitement antirétroviral du patient, puisqu’elles sont restées en défaut de lui fournir les médicaments dans les premiers jours de son séjour au CMSC et qu’ensuite, alors qu’il se trouvait au HPM, elles ne lui en ont plus fourni du tout (paragraphes 14 et 115 ci-dessus).

Pour parvenir à ces conclusions, la Cour s’appuie sur les observations du CRJ, corroborées par les pièces médicales soumises aux juridictions nationales et les conclusions de l’expert qui avait été invité à donner un avis sur la démarche thérapeutique suivie à l’égard de M. Câmpeanu (paragraphes 33, 38 et 45 ci-dessus), ainsi que sur les informations fournies par le CEIP au sujet des conditions générales dans lesquelles le traitement antirétroviral était administré aux enfants infectés par le VIH (paragraphe 128 ci-dessus), qui rendent les affirmations du CRJ plausibles. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que les allégations du Gouvernement en sens contraire sont peu convaincantes, dans la mesure où elles ne sont corroborées par aucun autre élément qui prouverait leur véracité au-delà de tout doute raisonnable.

138. En outre, les faits de la cause indiquent que, face à un soudain changement de comportement du patient, qui était devenu hyperagressif et agité, les autorités médicales ont décidé de transférer l’intéressé dans un établissement psychiatrique, à savoir le HPM, où il a été placé dans une unité n’ayant pas de psychiatre (paragraphe 21 ci-dessus). Comme indiqué ci-dessus, le HPM n’était pas équipé à l’époque pour soigner les patients séropositifs ; de plus, pendant son séjour au HPM, le patient n’a jamais été examiné par un spécialiste des maladies infectieuses.

Le seul traitement dispensé à M. Câmpeanu a consisté à lui administrer des sédatifs et des vitamines, et aucune investigation médicale sérieuse n’a été menée aux fins d’établir les causes de son état mental (paragraphes 16 et 22 ci-dessus). En fait, les autorités n’ont pas produit de pièces médicales dans lesquelles l’état clinique de M. Câmpeanu pendant son séjour au CMSC puis au HPM aurait été décrit. De même, les informations relatives aux causes possibles de la mort de l’intéressé manquaient de précision : l’acte de décès mentionnait le VIH et la déficience intellectuelle comme facteurs importants ayant conduit à son décès, ce qui aurait justifié la décision des autorités de ne pas pratiquer l’autopsie obligatoire (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).

139. La Cour renvoie aux conclusions du rapport médical établi par l’expert mandaté par le CRJ. Cette expertise faisait état de documents médicaux « superficiels [et] de piètre qualité » relatifs à l’état de santé de M. Câmpeanu (paragraphe 45 ci-dessus). Elle indiquait que la surveillance médicale dans les deux établissements concernés était « très insuffisante » et que les autorités médicales, confrontées à la détérioration de l’état de santé du patient, avaient pris des mesures qui pouvaient au mieux être qualifiées de palliatives. L’expertise ajoutait que plusieurs causes potentielles de décès, notamment la pneumonie à pneumocystis (également mentionnée dans le rapport d’autopsie), n’avaient jamais été ni étudiées ni diagnostiquées, et encore moins traitées, que ce fût au CMSC ou au HPM (ibidem). L’expertise concluait que le décès de M. Câmpeanu au HPM était le résultat d’une « faute médicale grave » (paragraphe 46 ci-dessus).

140. Dans ce contexte, la Cour considère que pour apprécier les éléments qui lui ont été soumis, elle doit accorder une attention particulière à l’état de vulnérabilité de M. Câmpeanu (paragraphe 7 ci-dessus) et au fait qu’il a passé sa vie entière entre les mains des autorités, sur lesquelles pèse donc l’obligation de rendre des comptes sur son traitement et de fournir des explications plausibles à ce sujet (paragraphe 131 ci-dessus).

Premièrement, la Cour note que les observations du CRJ exposant les faits qui ont conduit au décès de M. Câmpeanu sont solidement corroborées par l’existence de graves défaillances dans les décisions des autorités médicales. Ces défaillances ont été décrites dans le raisonnement de la décision rendue par le procureur en chef le 23 août 2005 (paragraphe 33 ci‑dessus), dans la décision de la juridiction de première instance du 3 octobre 2007, qui ordonnait le renvoi de l’affaire pour complément d’enquête (paragraphe 38 ci-dessus), et dans les conclusions de l’expertise médicale soumise en l’espèce par le CRJ.

Deuxièmement, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas produit des éléments suffisants pour mettre en doute la véracité des allégations formulées au nom de la victime. Tout en admettant que l’infection par le VIH peut être une maladie évolutive très grave, elle ne peut ignorer les indices précis et concordants qui montrent que de sérieux vices ont entaché le processus décisionnel relatif à l’administration de médicaments et de soins appropriés à M. Câmpeanu (paragraphes 137-138 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas non plus comblé les lacunes résultant de l’absence de pièces médicales propres à montrer quel était l’état de M. Câmpeanu avant son décès et du défaut d’explications pertinentes quant à la cause réelle de son décès.

141. En outre, replaçant la situation personnelle de M. Câmpeanu dans le contexte général, la Cour relève qu’à l’époque des faits plusieurs dizaines de décès survenus au HPM (81 en 2003 et 28 début 2004) avaient déjà été signalés ; ainsi que l’indiquait le rapport du CPT de 2004, de graves défaillances avaient alors été observées relativement à l’alimentation des patients, au manque de chauffage et à des conditions de vie globalement difficiles, défaillances qui avaient entraîné une dégradation progressive de la santé des patients, en particulier des plus vulnérables (paragraphe 77 ci‑dessus). Divers organes internationaux avaient décrit les conditions épouvantables qui régnaient au HPM (paragraphe 78 ci‑dessus). Les autorités nationales étaient donc pleinement informées de la situation très difficile qui prévalait dans cet établissement.

En dépit des affirmations du Gouvernement selon lesquelles les conditions de vie au HPM étaient satisfaisantes (paragraphe 123 ci-dessus), la Cour note qu’à l’époque pertinente, face aux rapports des différents organes internationaux en question, les autorités nationales avaient reconnu les défaillances du HPM concernant les systèmes de chauffage et d’alimentation en eau, les conditions de vie et d’hygiène ainsi que l’assistance médicale (paragraphe 78 ci-dessus).

142. La Cour observe que dans l’affaire Nencheva et autres (précitée), elle avait jugé que l’État bulgare avait manqué à ses obligations découlant de l’article 2 au motif qu’il n’avait pas pris des mesures assez promptes pour garantir une protection effective et suffisante de la vie de jeunes gens dans un foyer social. Dans cette affaire, elle avait pris en compte le fait que le décès des enfants n’avait pas été un événement soudain, dans la mesure où les autorités avaient déjà été informées des conditions de vie effroyables qui régnaient au sein du foyer et de l’accroissement du taux de mortalité enregistré dans les mois ayant précédé la période en question (ibidem, §§ 121-123).

143. La Cour considère de même que les autorités nationales ont en l’espèce eu une réaction inappropriée face à la situation globalement difficile qui prévalait à l’époque au HPM. Pour elles, celles-ci étaient en effet pleinement conscientes du fait que le manque de chauffage et d’une alimentation appropriée, ainsi que la pénurie de personnel et de moyens médicaux, notamment de médicaments, avaient provoqué une augmentation du nombre de décès pendant l’hiver 2003.

Dans ces conditions, il est d’autant plus évident pour la Cour qu’en décidant de placer M. Câmpeanu au HPM, malgré une vulnérabilité déjà accrue, les autorités nationales ont mis de manière déraisonnable sa vie en danger. La Cour estime que le manquement continu du personnel médical à son obligation de dispenser à M. Câmpeanu des soins et un traitement appropriés a constitué un autre facteur déterminant dans le décès prématuré du jeune homme.

144. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que les autorités nationales n’ont pas assuré à M. Câmpeanu le niveau requis de protection de sa vie. Elles n’ont donc pas satisfait aux exigences matérielles de l’article 2 de la Convention.

β) Volet procédural

145. La Cour estime par ailleurs que les autorités sont restées en défaut non seulement de répondre aux besoins médicaux les plus essentiels de M. Câmpeanu lorsqu’il était en vie, mais aussi d’élucider les circonstances de son décès, notamment en identifiant les responsables.

146. Elle observe que certaines irrégularités procédurales furent à l’époque mises en évidence par divers rapports des autorités nationales, en particulier la non-réalisation, contraire aux dispositions du droit interne, d’une autopsie immédiatement après le décès de M. Câmpeanu et l’absence d’une enquête effective concernant la démarche thérapeutique appliquée au jeune homme (paragraphes 33, 38 et 40 ci-dessus).

De surcroît, le jugement du tribunal de première instance de Calafat mit en exergue de graves vices de procédure, notamment le fait que des éléments médicaux essentiels n’avaient pas été recueillis et que les déclarations contradictoires du personnel médical n’avaient pas été clarifiées (paragraphe 38 ci-dessus). Ce jugement n’ayant pas été confirmé par le tribunal départemental, les vices relevés ne furent toutefois jamais examinés, et encore moins réparés. Dans son bref raisonnement, le tribunal départemental s’appuya principalement sur la décision de l’ordre des médecins et sur le rapport médicolégal, qui écartaient toute négligence médicale en l’espèce et concluaient que le patient avait reçu un traitement médical satisfaisant.

La Cour estime ces conclusions étonnamment laconiques, compte tenu de l’insuffisance – reconnue – des informations médicales décrivant le traitement dispensé à M. Câmpeanu (paragraphe 45 ci-dessus) et de la situation objective du HPM en matière de ressources humaines et médicales (paragraphes 77-78 ci-dessus).

La Cour prend note par ailleurs de l’affirmation du CRJ selon laquelle les enquêtes pénales ouvertes à la suite des 129 décès au HPM signalés entre 2002 et 2004 furent toutes clôturées sans que nul n’eût été mis en cause ou déclaré civilement ou pénalement responsable.

147. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que les autorités n’ont pas soumis le cas de M. Câmpeanu à l’examen scrupuleux requis par l’article 2 de la Convention et qu’elles n’ont donc pas mené une enquête effective sur les circonstances de son décès.

En conséquence, elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural également.

b) Article 13 combiné avec l’article 2

i. Principes généraux

148. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés.

Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition.

La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par des actes ou omissions des autorités de l’État défendeur (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 96‑97, CEDH 2002‑II).

149. Lorsqu’un droit d’une importance aussi fondamentale que le droit à la vie ou l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants est en jeu, l’article 13 exige, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête. Dans les cas où l’on reproche aux autorités de n’avoir pas protégé des personnes contre les actes de simples particuliers, l’article 13 peut ne pas toujours impliquer pour les autorités l’obligation d’assumer la responsabilité d’enquêter sur les allégations. En revanche, la victime ou sa famille doivent disposer d’un mécanisme permettant d’établir, le cas échéant, la responsabilité d’agents ou organes de l’État pour des actes ou omissions emportant violation des droits consacrés par la Convention (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 109).

La Cour considère que l’« instance » dont parle l’article 13 peut ne pas être forcément, dans tous les cas, une institution judiciaire au sens strict. Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales qu’elle présente entrent en ligne de compte pour déterminer si le recours est effectif (Klass et autres, précité, § 67). Pour la Cour, les recours judiciaires offrent de solides garanties d’indépendance, d’accès à la procédure pour la victime et sa famille et d’exécution des décisions d’indemnisation, conformes à ce qu’exige l’article 13 (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 110).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

150. Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, l’article 13 doit être interprété comme garantissant un « recours effectif devant une instance nationale » à quiconque se dit victime d’une violation de ses droits et libertés découlant de la Convention. L’exigence fondamentale associée à un tel recours est que la victime y ait accès de manière effective.

151. En l’espèce, la Cour a déjà établi que la vulnérabilité de M. Câmpeanu, combinée avec le fait que les autorités n’ont pas appliqué la législation en vigueur ni fourni à l’intéressé une assistance juridique appropriée étaient des facteurs propres à renforcer le fondement juridique de sa décision de reconnaître, à titre exceptionnel, qualité pour agir au CRJ (paragraphe 112 ci-dessus). Sans l’intervention du CRJ, le cas de M. Câmpeanu n’aurait jamais été porté à l’attention des autorités, qu’elles soient nationales ou internationales.

La Cour observe toutefois que les initiatives prises par le CRJ au nom de M. Câmpeanu revêtaient un caractère sui generis davantage qu’elles n’entraient dans le cadre juridique existant en matière de droits des personnes atteintes d’un handicap mental, car ce cadre était inapte à répondre aux besoins spécifiques de ces personnes, et en particulier à leur donner la possibilité concrète d’avoir accès aux recours disponibles. La Cour a en effet précédemment constaté que l’État défendeur avait violé l’article 3 ou l’article 5 de la Convention à raison de l’absence de recours adéquats accessibles aux personnes handicapées ou du fait que celles-ci n’avaient qu’un accès limité aux recours de ce type qui pouvaient exister (C.B. c. Roumanie, §§ 65-67, Parascineti, §§ 34-38, et B. c. Roumanie, § 97, tous précités).

152. Sur le fondement des éléments qui lui ont été soumis en l’espèce, la Cour a déjà déclaré l’État défendeur responsable, au regard de l’article 2, du défaut de protection de la vie de M. Câmpeanu pendant sa prise en charge par les autorités médicales nationales, et de la non-réalisation d’une enquête effective sur les circonstances ayant abouti à son décès. Le Gouvernement n’a évoqué aucune autre procédure qui pourrait permettre d’établir de manière indépendante, publique et effective la responsabilité des autorités.

La Cour estime en outre que les possibilités présentées par le Gouvernement comme attestant de l’existence de recours appropriés au regard de l’article 13 (paragraphe 125 ci-dessus) sont soit insuffisantes, soit dépourvues d’effectivité, compte tenu de leur impact limité et de l’absence de garanties procédurales.

153. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas mis en place un dispositif propre à offrir réparation aux personnes atteintes de déficience mentale qui se disent victimes au regard de l’article 2 de la Convention.

Plus particulièrement, la Cour constate une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2 du fait que l’État n’a pas garanti et mis en œuvre un cadre juridique qui eût permis l’examen par une autorité indépendante des allégations de violation du droit à la vie de M. Câmpeanu.

c) Article 3 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 13

154. Eu égard à ses constats formulés aux paragraphes 140 à 147 ci‑dessus et à sa conclusion figurant au paragraphe 153 ci-dessus, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose concernant les violations alléguées de l’article 3, pris isolément ou combiné avec l’article 13 (voir, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova, précité, § 78, et Timus et Tarus c. la République de Moldova, no 70077/11, § 58, 15 octobre 2013).

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

155. Le CRJ soutient par ailleurs que M. Câmpeanu a subi une violation de ses droits découlant des articles 5, 8 et 14 de la Convention.

156. Eu égard toutefois aux faits de l’espèce, aux thèses des parties et aux conclusions formulées sous l’angle des articles 2 et 13 de la Convention, la Cour estime qu’elle a examiné les principales questions juridiques soulevées par la présente requête et qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les autres griefs (voir, parmi d’autres, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007, Argeş College of Legal Advisers, précité, § 47, Women On Waves et autres c. Portugal, no 31276/05, § 47, 3 février 2009, Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 138, 1er décembre 2009, Villa c. Italie, no 19675/06, § 55, 20 avril 2010, Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 72, CEDH 2012, et Mehmet Hatip Dicle c. Turquie, no 9858/04, § 41, 15 octobre 2013 ; voir aussi Varnava et autres, précité, §§ 210-211).

III. SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION

A. Article 46 de la Convention

157. Les parties pertinentes de l’article 46 sont ainsi libellées :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...) »

158. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 254, CEDH 2012). La Cour rappelle également qu’il appartient au premier chef à l’État en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (Scozzari et Giunta, précité, et Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001‑I).

159. Toutefois, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut chercher à lui indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, qu’il pourrait prendre pour mettre un terme à la situation constatée (voir, parmi beaucoup d’autres, Vlad et autres c. Roumanie, nos 40756/06, 41508/07 et 50806/07, § 162, 26 novembre 2013).

160. En l’espèce, la Cour rappelle que, les autorités n’ayant désigné ni tuteur légal ni autre représentant, aucune forme de représentation n’était accessible ni n’avait été mise en place pour protéger M. Câmpeanu ou pour soumettre des observations en son nom aux autorités hospitalières, aux juridictions nationales ou à la Cour (paragraphe 111 ci-dessus). Vu les circonstances exceptionnelles qui l’ont conduite à autoriser le CRJ à agir au nom du jeune homme (conclusion formulée au paragraphe 112 ci-dessus), la Cour a également constaté une violation de l’article 13 combiné avec l’article 2 au motif que l’État n’avait pas garanti et mis en œuvre un cadre juridique qui eût permis l’examen par une autorité indépendante des griefs de M. Câmpeanu (paragraphes 150-153 ci-dessus ; voir aussi le paragraphe 154 au sujet des griefs tirés de l’article 3, considéré isolément et combiné avec l’article 13). Ainsi, les faits et circonstances ayant amené la Cour à constater une violation des articles 2 et 13 révèlent l’existence d’un problème plus vaste qui lui commande d’indiquer des mesures générales pour l’exécution de son arrêt.

161. Dans ce contexte, la Cour recommande à l’État défendeur d’envisager les mesures générales nécessaires pour que les personnes atteintes d’un handicap mental et se trouvant dans une situation comparable à celle de M. Câmpeanu bénéficient d’une représentation indépendante apte à leur permettre de faire examiner par un tribunal ou un autre organe indépendant les griefs qu’elles tirent de la Convention relativement à leur santé et au traitement qui leur est réservé (voir, mutatis mutandis, paragraphe 113 ci-dessus et Stanev, précité, § 258).

B. Article 41 de la Convention

162. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

163. Le Centre de ressources juridiques (« le CRJ ») n’a pas soumis de prétentions au titre du dommage matériel ou du dommage moral.

2. Frais et dépens

164. Le CRJ réclame 11 455,25 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant les tribunaux internes pour les enquêtes sur l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare, puis devant la Cour ; Interights, qui a conseillé le CRJ, demande 25 800 EUR pour les frais et dépens exposés devant la chambre, ce montant correspondant à 215 heures de travail, et un complément de 14 564 EUR pour la procédure devant la Grande Chambre, ce montant correspondant à 111 heures de travail. Un relevé de ces frais ventilé par rubrique a été soumis.

165. Le Gouvernement estime que des justificatifs n’ont pas été produits pour tous les frais et dépens allégués, que ceux-ci sont insuffisamment détaillés et qu’ils sont de toute manière excessifs.

166. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour est convaincue que la décision du CRJ de demander la participation d’Interights à la procédure, comme indiqué ci-dessus, était justifiée (voir, par exemple, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 127, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, et Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, § 107, Recueil 1997‑VIII). Eu égard aux documents en sa possession, au nombre et à la complexité des questions de fait et de droit traitées et aux critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer 10 000 EUR au CRJ et 25 000 EUR à Interights.

3. Intérêts moratoires

167. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, recevables les griefs tirés des articles 2, 3 et 13 de la Convention ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, tant en son volet matériel qu’en son volet procédural ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention ;

4. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 3 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 13 ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés des articles 5 et 8 de la Convention ;

6. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés de l’article 14 de la Convention ;

7. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, pour frais et dépens, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur ces sommes :

i. 10 000 EUR (dix mille euros) au Centre de ressources juridiques,

ii. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) à Interights ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 17 juillet 2014.

Michael O’BoyleDean Spielmann
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Spielmann, Bianku et Nußberger ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Ziemele et Bianku.

D.S.
M.O’B.

OPINION CONCORDANTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. Valentin Câmpeanu est une affaire notoire de droit prétorien. Outre la question fondamentale de la légitimité de ce mode d’exercice du pouvoir judiciaire, l’arrêt de la majorité soulève aussi la question cruciale de la méthode de raisonnement suivie pour parvenir aux conclusions sur l’affaire, et de la portée de ces conclusions. En définitive, la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») est face aux questions suivantes : les juges peuvent-ils créer le droit ? et, dans l’affirmative, comment doivent-ils procéder et dans quelles limites ? Sans prétendre résoudre des problèmes d’une telle ampleur dans les limites restreintes d’une opinion séparée, j’ai néanmoins estimé qu’il me fallait expliquer mon vote aux côtés de la majorité par une opinion concordante qui permettrait à tout le moins d’aborder ces problèmes. Ce qui de prime abord semblait être une affaire concernant un simple problème procédural de représentation juridique aurait pu devenir une affaire novatrice dans laquelle la Cour aurait traité, avec des termes inédits et fermes, tant l’interaction entre les principes et règles juridiques liés à l’interprétation d’un traité relatif aux droits de l’homme, que les limites de la propre créativité juridique de la Cour. Hélas, rien de cela ne s’est produit.

2. M. Câmpeanu est décédé à l’âge de dix-huit ans, à l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare. Ce jeune homme rom souffrait d’un lourd handicap mental, était séropositif et, à un certain stade, a contracté une tuberculose pulmonaire, une pneumonie et une hépatite chronique. Il n’avait ni proches ni tuteurs ou représentants légaux, avait été abandonné à la naissance et a vécu dans divers établissements publics (orphelinats, centres pour enfants handicapés et établissements médicaux), où il aurait été privé d’un traitement médical et d’une éducation adéquats. Ces faits étant largement établis et révélant ad nauseam une violation flagrante des droits fondamentaux du jeune homme défunt, la seule question manifeste à trancher en l’espèce était le droit pour le Centre de ressources juridiques (« le CRJ ») d’agir en son nom devant la Cour. Comme l’a souligné le Commissaire aux droits de l’homme, cette situation a fait apparaître un vide juridique intolérable dans la protection des droits de l’homme, compte tenu de la situation d’extrême vulnérabilité de M. Câmpeanu tout au long de sa vie, de l’absence de proches, de tuteurs ou de représentants légaux, et du défaut de volonté de la part de l’État défendeur d’enquêter sur le décès du jeune homme et de traduire en justice les personnes responsables. L’existence de ce trou noir juridique, où des victimes extrêmement vulnérables de violations graves des droits de l’homme commises par des agents de l’État peuvent errer pendant le reste de leur vie sans aucun moyen d’exercer leurs droits, justifiait une réponse de principe de la part de la Cour. Réponse qu’hélas la Cour n’a pas donnée.

Le raisonnement au cas par cas de la Cour

3. Le motif de mon insatisfaction tient au fait que la majorité a choisi d’aborder la question juridique en cause de manière casuistique et limitée, passant outre à la nécessité d’une déclaration ferme sur une question de principe, à savoir les conditions en matière de représentation dans le droit international des droits de l’homme. L’arrêt est tout simplement ramené au rang d’acte d’indulgence de la part de la Cour, laquelle a accepté de fermer les yeux, dans les « circonstances exceptionnelles de l’espèce » (paragraphes 112 et 160 de l’arrêt), sur la rigidité des exigences liées à la notion de représentation juridique découlant de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») et du règlement de la Cour, et d’admettre le CRJ comme « représentant de facto de M. Câmpeanu » (paragraphe 114 de l’arrêt). Pour reprendre les termes employés par le juge Bonello, il s’agit là d’un nouvel exemple de la « jurisprudence disparate » par laquelle la Cour traite quelquefois les questions de principe[1].

4. À mes yeux, et contrairement à ce qui est dit au paragraphe 110 de l’arrêt, le fait que les juridictions nationales et d’autres autorités publiques ont reconnu la qualité du CRJ pour agir au nom de la victime n’est pas pertinent. S’il l’était, cela subordonnerait la recherche des responsabilités pour violation des droits de l’homme à une reconnaissance de facto du requérant par les institutions mêmes qui sont susceptibles d’être responsables de la violation en question. Est également dépourvu de pertinence le lien étroit, établi dans la dernière phrase du paragraphe 111 de l’arrêt, entre la nature de la doléance (un grief tiré de l’article 2) et le droit du CRJ d’agir au nom de la victime. Ce lien supposé compromet les requêtes fondées exclusivement ou cumulativement sur les articles 3, 4 ou 5 de la Convention, et donc sur les situations dans lesquelles une personne extrêmement vulnérable a été torturée, maltraitée, réduite en esclavage ou illégalement détenue et n’est pas en mesure d’exercer son droit d’accès à un tribunal. En outre, dans le cadre des affaires relatives à l’article 2, je ne souscris pas non plus à l’avis que le requérant doit être intervenu comme représentant avant le décès de la victime alléguée. Dans la présente espèce, c’est assurément une fiction que de postuler que le CRJ « est intervenu en tant que représentant » le jour du décès de M. Câmpeanu (paragraphe 111 de l’arrêt). La seule mesure prise par le CRJ a consisté à prendre acte de l’effroyable situation du jeune homme et à recommander au directeur de l’hôpital de le transférer vers un autre établissement ; cette initiative certes louable, mais limitée, du CRJ ne saurait être qualifiée de « représentation juridique » aux fins du droit interne ou de la Convention. Laissant de côté les fictions, la Cour n’a pas à se demander si l’association requérante a jamais interrogé la victime alléguée d’une atteinte aux droits de l’homme, ou même si elle l’a jamais vue vivante, car cela ferait dépendre la requête de faits fortuits qui sont étrangers à la volonté de la requérante.

5. Qui plus est, le raisonnement de la majorité est en soi illogique. D’un côté, la majorité affirme que la présente affaire est « exceptionnelle » (paragraphe 112 de l’arrêt) ; de l’autre, elle estime que cette affaire révèle « l’existence d’un problème plus vaste qui (...) commande [à la Cour] d’indiquer des mesures générales pour l’exécution de son arrêt » (paragraphe 160 de l’arrêt). Si l’affaire révèle un problème plus vaste, alors elle n’est pas exceptionnelle. En fin de compte, la majorité reconnaît qu’il ne s’agit pas d’une affaire exceptionnelle, mais elle ne le concède que dans le but d’imposer à l’État défendeur une obligation positive. Cette façon de procéder sur la base d’une géométrie variable n’est pas acceptable. Il n’est pas acceptable qu’un même ensemble de faits soit exceptionnel aux fins de la définition de la compétence de la Cour et des conditions de recevabilité des requêtes, et qu’il ne soit pas exceptionnel, voire qu’il révèle « un problème plus vaste » lorsqu’il s’agit d’imposer des obligations positives à l’État défendeur.

6. En définitive, la majorité n’a qu’un seul véritable argument en faveur de la recevabilité de la requête que le CRJ a introduite auprès de la Cour en tant que représentant du jeune homme, après son décès et sans disposer d’une procuration. Cet argument est purement conséquentialiste : « Conclure autrement reviendrait à empêcher que ces graves allégations de violation de la Convention puissent être examinées au niveau international (...) » (paragraphe 112 de l’arrêt). Ainsi, la majorité accepte l’association requérante comme « représentante » de la victime parce qu’elle veut examiner la violation alléguée, et que rejeter la requête l’empêcherait de le faire. Cette proposition qui prouverait d’elle-même sa propre valeur est tautologique. Cette méthodologie de tri strictement opportuniste et utilitariste ne peut à mes yeux suffire. Les mots qui suivent sont encore plus malencontreux : « (...) avec le risque que l’État défendeur échappe à sa responsabilité découlant de la Convention ». Tout en formulant l’objectif de demander des comptes à l’État défendeur – à nouveau souligné dans la phrase suivante du même paragraphe –, la majorité laisse entendre que la sélection de l’affaire pour examen est en fin de compte déterminée par la nécessité de sanctionner l’État défendeur par un constat de violation, et l’imposition subséquente de mesures générales de redressement. En d’autres termes, cette argumentation revient à mettre la charrue devant les bœufs.

7. Enfin, en soulignant le caractère « exceptionnel » de l’affaire, la majorité ferme malheureusement la porte à toute extension future du présent constat, concernant la situation d’une personne handicapée mentale, à d’autres victimes de violations des droits de l’homme, comme les personnes âgées ou les membres de minorités ou de groupes subissant une discrimination qui auraient pu être privés d’accès à la justice dans leur propre pays. La raison à cela est assez évidente : un constat exceptionnel ne saurait être étendu à d’autres situations. Ce que je déplore le plus, c’est le fait qu’en traitant cette affaire sur le fondement des « circonstances exceptionnelles » en question, la majorité considère en fait que la Convention n’est pas un instrument vivant et n’a pas à s’adapter à d’autres circonstances nouvelles qui pourraient commander l’applicabilité de la notion de représentation de facto[2]. De plus, la proposition implicite selon laquelle chaque cas est sui generis est subversive en droit international, et même dans tout domaine du droit, car elle conduit souvent, comme l’expérience le montre, à une conception discrétionnaire de la justice dictée par des considérations non juridiques – c’est-à-dire politiques, sociales ou purement émotionnelles – de la part de ceux qui sont chargés du tri des affaires. L’apport du tribunal est déterminé non pas par le bien-fondé intrinsèque du grief, mais par le résultat stratégique recherché. Voilà qui m’amène plus près du cœur de l’affaire.

Un autre raisonnement, fondé sur les principes

8. Au lieu d’invoquer les « circonstances exceptionnelles » de l’affaire et de baser la prétendue solution juridique sur un raisonnement au cas par cas, j’aurais préféré que la Cour s’élevât au-dessus des spécificités de l’espèce et traitât la question de principe posée par cette affaire : quels sont les contours de la notion de représentation d’une personne extrêmement vulnérable devant la Cour ?

Il me semble que l’on aurait pu, et dû, répondre à cette question sur le fondement du principe général d’égalité devant la loi, appliqué conformément aux instruments classiques d’interprétation du droit international des droits de l’homme. Je fais allusion à la théorie selon laquelle les traités relatifs aux droits de l’homme doivent être interprétés d’une manière qui non seulement en garantisse l’effet utile (ut res magis valeat quam pereat)[3], mais aussi qui protège le mieux les droits et libertés qui s’y trouvent consacrés[4]. Ces deux théories de l’interprétation s’appliquent évidemment aux conditions de recevabilité des requêtes[5].

9. Le principe d’égalité s’est infiltré dans l’ensemble du système européen de protection des droits de l’homme, et est particulièrement visible à l’article 14 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 12, ainsi qu’à l’article 20 et à l’article E de la partie V de la Charte sociale européenne révisée, aux articles 4, 6 § 2 et 9 de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, à l’article 3 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, à l’article 2 § 1 de la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics, et aux articles 3 et 5 du Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité[6]. Appliqué à la lumière des théories de l’interprétation susmentionnées, le principe d’égalité aurait pu combler le vide que j’ai évoqué plus haut, en offrant un fondement de principe à l’extension des limites de la notion de représentation aux fins de la Convention. Face à une situation où les autorités nationales sont restées indifférentes au sort de la victime alléguée de violations des droits de l’homme, et où cette personne n’était pas en mesure de s’adresser à la Cour par ses propres moyens ou par le biais d’un proche, tuteur ou représentant légal, la Cour doit interpréter les conditions de recevabilité des requêtes de la manière la plus large possible afin de rendre effectif le droit pour la victime d’avoir accès au système européen de protection des droits de l’homme. Seule une telle interprétation de l’article 34 de la Convention tient compte de la situation factuelle intrinsèquement différente de personnes extrêmement vulnérables qui sont ou ont été victimes de violations des droits de l’homme et sont privées de représentation juridique[7]. Toute autre interprétation, qui assimilerait la situation de personnes extrêmement vulnérables à celle d’autres victimes de violations des droits de l’homme, aboutirait en fait à un traitement discriminatoire à l’égard des premières[8]. Une situation différente appelle un traitement différent[9]. Ainsi, le droit d’accès à un tribunal pour les personnes extrêmement vulnérables justifie une discrimination positive en faveur de ces personnes lorsque l’on apprécie les conditions de leur représentation devant la Cour[10].

10. L’interprétation – ici proposée – de la Convention fondée sur des principes est confortée par une compréhension littérale de la dernière phrase de l’article 34 de la Convention. Les personnes extrêmement vulnérables dont l’exercice de leurs droits a été entravé « in any way » (dans la version anglaise) – c’est-à-dire par une action ou une omission de l’État défendeur – doivent se voir offrir d’autres moyens d’accéder à la Cour. En fait, la présente espèce est un parfait exemple d’omission continue de la part de l’État défendeur ; en négligeant d’assurer une forme quelconque de représentation juridique ou de tutelle à M. Câmpeanu de son vivant, l’État, alors qu’il y avait contre lui un grief défendable lié au traitement réservé au jeune homme sur les plans médical et éducatif, a bel et bien entravé l’exercice des droits qui découlaient pour celui-ci de la Convention et du droit interne[11].

11. Sur le fondement de cette interprétation de la Convention basée sur des principes, la Cour aurait dû établir la notion de représentation de facto, pour les cas concernant des victimes extrêmement vulnérables qui n’ont ni proches, ni tuteurs ou représentants légaux. Ces deux conditions cumulatives, à savoir l’extrême vulnérabilité de la victime alléguée et l’absence de proches, tuteurs et représentants légaux, auraient dû être posées clairement par la Cour[12]. L’extrême vulnérabilité d’une personne est une notion large qui doit englober, aux fins susmentionnées, les personnes d’un très jeune âge ou les personnes âgées, les personnes gravement malades ou handicapées, les personnes appartenant à des minorités ou à des groupes victimes d’une discrimination fondée sur la race, l’origine ethnique, le sexe, l’orientation sexuelle ou tout autre motif. L’absence de proches, tuteurs ou représentants légaux est une condition supplémentaire qu’il convient d’apprécier en fonction des faits connus des autorités à l’époque pertinente. Ce qui est pertinent, c’est le fait que la victime n’a pas de proches connus ni de représentant ou de tuteur désigné par l’autorité compétente pour la défense de ses intérêts[13]. Ces deux conditions auraient offert une sécurité juridique aux parties contractantes à la Convention et des orientations à toutes les entités ou personnes qui seraient intéressées et prêtes à l’avenir à introduire des requêtes au nom d’autres victimes extrêmement vulnérables de violations des droits de l’homme. Du fait qu’il ne pose pas de critères clairs et généraux, et lie sa conclusion aux « circonstances exceptionnelles » de l’affaire, l’arrêt de la Cour non seulement affaiblit la force de son raisonnement et restreint la portée et la valeur interprétative de ses conclusions, mais de plus fournit moins, voire pas du tout d’orientations aux États parties et aux entités et personnes intéressées qui pourraient être disposées à intervenir en faveur de victimes sans défense et vulnérables de violations des droits de l’homme. Au lieu d’étendre le bénéfice de son travail à autant d’individus que possible, la Cour restreint la portée de son travail aux simples limites de la cause.

12. Le droit prétorien est inévitable en droit international, et tout particulièrement en droit international des droits de l’homme, eu égard à l’imprécision inhérente à la terminologie juridique et au fort potentiel de conflits entre les normes dans ce domaine du droit, qui est étroitement lié aux aspects fondamentaux de la vie humaine dans la société[14]. L’ambivalence de l’interprétation des textes internationaux relatifs aux droits de l’homme – d’un côté il s’agit de réparer et de regarder vers le passé, et, de l’autre, de promouvoir et de regarder vers l’avenir – pousse davantage encore les juges vers le rôle de « législateur subsidiaire » (Ersatzgesetzgeber). Mais la mission de promotion des juridictions internationales, qui vise en définitive au renforcement des droits de l’homme dans les systèmes nationaux qu’elles supervisent, est circonscrit par l’obligation pour le juge d’être « fidèle » au droit conventionnel préexistant, et en particulier aux principes juridiques sur lesquels repose ce droit[15]. Dans la Convention, ces principes sont les « principes de droit reconnus par les nations civilisées », auxquels l’article 7 fait expressément référence. Ces principes sont énoncés dans les législations internes des nations européennes et non européennes à un moment donné[16]. Seuls ces principes juridiques peuvent offrir une base solide au travail d’interprétation du juge international, et à la limitation de son mandat. Seuls ces principes peuvent offrir la passerelle intersubjectivement contrôlable entre la lettre du traité et le « droit de l’affaire » lorsqu’aucune règle spécifique n’est applicable[17]. Seuls ces principes peuvent aider le juge dans sa tâche consistant à optimiser des droits et libertés concurrents[18], en distinguant les affaires les unes des autres et en écartant un précédent[19]. En préférant un raisonnement fondé sur les faits et les « circonstances exceptionnelles de l’espèce », et en négligeant de veiller à une plus grande conformité aux principes consacrés par la Convention, la Cour en pratique accroît de manière exponentielle l’impact de l’élément de subjectivité irréductible dans le processus juridictionnel, et ce faisant elle encourage l’activisme judiciaire qu’elle cherche apparemment à limiter. En l’absence de solides motifs de principe, le droit prétorien n’est rien d’autre qu’une décision politique déguisée en épiphénomène d’une prophétie qui se réalise d’elle-même et repose sur les prédilections personnelles du juge[20].

L’arrêt de la Cour, acte d’auctoritas

13. J’ai commencé par évoquer le problème procédural posé par la présente affaire. J’ai ajouté que c’était là le problème soulevé en surface ; en effet, sous la surface un problème bien plus grand se pose à la Cour, qui est de savoir comment elle envisage son pouvoir judiciaire et l’impact de ses arrêts et décisions sur le développement du droit international et l’amélioration de la protection des droits de l’homme en Europe, comme le dit le préambule de la Convention. La Cour peut l’envisager de deux manières : comme un acte d’auctoritas ou comme un acte de potestas.

L’auctoritas s’exerce par la voie du raisonnement, acte intellectuel qui vise à convaincre les destinataires des arrêts et décisions de la Cour, mais aussi l’audience bien plus large que constituent la communauté juridique et les citoyens en général, et qui tire sa légitimité de la force intrinsèque des principes sur lesquels reposent ces arrêts et décisions, et du caractère cohérent et convaincant des conclusions tirées de ces principes pour l’affaire concernée[21]. Dans ce cas, l’auteur de la décision – c’est-à-dire les juges de la Cour – est guidé par un ensemble complexe de critères de rationalité pratique pour déterminer laquelle des propositions présentées par les parties est la plus cohérente[22].

La potestas s’exerce par le biais d’une décision, acte de volonté dont la légitimité tient au pouvoir reconnu à l’auteur de la décision de prendre la décision conformément à une procédure. Dans ce cas, guidé par une appréciation pragmatique des conséquences de sa décision, l’auteur de la décision est incité à agir à chaque fois que les avantages d’une mesure excèdent ses inconvénients[23].

14. La Cour doit bien évidemment exercer son pouvoir dans les limites de la Convention, et la légitimité de ses arrêts et décisions dépend de l’observation formelle des conditions de recevabilité et de la procédure fixée par la Convention. Tout en s’acquittant de sa mission découlant de la Convention, la Cour doit tenir compte des conséquences de ses arrêts et décisions – sans être conditionnée par celles-ci –, non seulement pour les parties concernées mais aussi pour toutes les parties contractantes à la Convention[24]. Dans cette mesure, les arrêts et décisions de la Cour sont des actes de potestas. Mais la Cour doit aussi avoir pour but de fournir des déclarations juridiques d’auctoritas, basées sur la force intrinsèque des principes consacrés par la Convention et développées par sa propre jurisprudence à la lumière des « principes généraux reconnus par les nations civilisées ». En effet, c’est le raisonnement de principe qui fait que les déclarations judiciaires sont normatives, et c’est uniquement en étant normatives qu’elles peuvent être pleinement intelligibles et être appliquées[25]. De par leur contenu, les arrêts et décisions de la Cour sont des actes d’auctoritas, qui doivent éviter toute « sursimplification » fallacieuse des problèmes de fait et de droit posés par l’affaire et résister à la tentation facile des omissions bien commodes. Cette auctoritas ne peut être exercée que si le juge évite toute sélection unilatérale de la jurisprudence nationale et internationale et ne ferme pas les yeux sur les travaux de doctrine fondamentaux qui sont pertinents pour l’examen de l’affaire examinée[26]. Par-dessus tout, on ne peut assurer la constance et la cohérence de la production de la Cour si le juge évite les questions conceptuelles, en laissant à la doctrine l’exercice quelquefois extrêmement difficile qui consiste à mettre de l’ordre dans un éventail chaotique de déclarations juridiques disparates[27]. Autrement, l’orientation de la jurisprudence de la Cour reposera sur une liste opportuniste d’affaires triées sur le volet, choisies et tranchées à l’aide d’un instrument de mesure imprévisible, susceptible de varier en fonction du pouvoir de l’État défendeur et de la notoriété de la victime alléguée qui est au cœur de l’affaire. Autrement, les juridictions nationales seront fortement tentées de négliger, voire bafouer délibérément, leur obligation d’appliquer la jurisprudence de la Cour, lorsqu’elles seront face à des arrêts et décisions fondés sur des formulations vagues et succinctes qu’elles ne comprennent pas. Autrement, le manque de clarté et d’orientations dans les arrêts et décisions de la Cour amènera de plus en plus de requêtes, précipitant la Cour dans le cercle vicieux d’une jurisprudence au cas par cas, d’un nombre croissant de requêtes et d’un traitement discrétionnaire des affaires. Autrement, la Cour cédera aux hommes politiques, c’est-à-dire au Comité des Ministres, les tâches judiciaires essentielles consistant à fixer les normes et à offrir des remèdes généraux.

15. La pression des chiffres ne doit pas être tenue pour le facteur déterminant dans le choix entre les deux approches mentionnées. La demande croissante de réponses de la Cour face aux violations des droits de l’homme dans toute l’Europe confère une responsabilité supplémentaire à l’institution mais ne la soustrait pas à l’ensemble de ses obligations découlant de la Convention, notamment celles qui résultent de cette disposition primordiale qu’est l’article 45 de la Convention. La justice ne saurait être sacrifiée sur l’autel de l’efficacité. C’est précisément en période de croissance qu’il est très important de fournir des motifs suffisamment clairs, non seulement pour toutes les décisions et tous les arrêts définitifs d’un comité, d’une chambre et de la Grande Chambre (sortie), mais aussi pour le tri (entrée) des affaires par le juge unique et le collège de la Grande Chambre. Un raisonnement de type minimaliste ne fait qu’affaiblir la crédibilité de la Cour. L’absence totale de raisonnement est pire encore. Elle anéantit simplement toute crédibilité de la Cour, en tant que championne de la justice procédurale, et sape ses efforts actuels pour relever les nombreux défis auxquels elle est confrontée[28].

Conclusion

16. Suivant l’argument principal de l’association requérante selon lequel « l’intérêt public exige une décision sur le fond de l’affaire »[29], la majorité a appliqué la maxime utilitariste salus publica suprema lex est et saisi l’occasion donnée par cette affaire pour imposer à l’État défendeur des obligations générales positives liées aux « personnes atteintes d’un handicap mental et se trouvant dans une situation comparable à celle de M. Câmpeanu » (paragraphe 161 de l’arrêt). Je ne souscris pas à cette démarche méthodologique. Pour que cette affaire ne soit pas une exhortation à tordre le droit en fonction de souffrances individuelles exceptionnelles, et donc un exercice libre de créativité judiciaire et de réinterprétation des obligations découlant des traités, la Cour aurait dû traiter l’espèce sur la base de principes juridiques, notamment le principe d’égalité devant la loi. Si nous ne pouvons pas nous mettre à rêver à des réponses juridiques particulièrement correctes à des cas difficiles, nous pouvons au moins penser que l’exercice consistant à extraire du principe d’égalité – lequel est solidement ancré dans la Convention et le système européen de protection des droits de l’homme – une règle sur la « représentation de facto » devant la Cour aurait évité une application strictement conséquentialiste de la Convention.

La méthodologie suivie par la Cour pour trier et apprécier les affaires doit être au-dessus de tout soupçon d’arbitraire. Pareille impression trahirait les soixante années remarquables que compte l’histoire de cette formidable institution et saperait les efforts de nombreuses générations de juges, juristes et linguistes dévoués à l’idéal de la construction d’une norme paneuropéenne des droits de l’homme. La présente affaire est une bonne illustration de la manière dont la Cour parvient quelquefois au bon résultat mais par des voies non convaincantes et maladroites. Certaines de ses méthodes de travail doivent changer, afin que l’on puisse obtenir les bons résultats par des moyens vertueux. Les principes juridiques peuvent offrir les outils adéquats pour cette tâche, car une juridiction constitue, pour reprendre l’expression de Ronald Dworkin, l’enceinte privilégiée des principes juridiques[30].

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, BIANKU ET NUßBERGER

(Traduction)

Nous avons voté contre la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y avait pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 3 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 13.

Premièrement, nous estimons que la conclusion formulée sur le terrain de l’article 2 ne couvre pas la violation de l’article 3 dans le cas de M. Câmpeanu. Comme le révèlent les circonstances de l’espèce, M. Câmpeanu fut découvert séropositif à l’âge de cinq ans ; par la suite, on constata qu’il présentait une « déficience intellectuelle grave » (paragraphe 7 de l’arrêt) et il contracta une tuberculose pulmonaire, une pneumonie et une hépatite chronique. Les faits de la cause font clairement apparaître que la situation particulière de M. Câmpeanu n’a pas donné lieu à une réaction et à un traitement appropriés de la part des autorités compétentes. Sur ce fondement, la majorité constate à juste titre une violation de l’article 2 de la Convention. Si nous approuvons cette conclusion, nous ne souscrivons pas à l’avis qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Nous considérons que les autorités roumaines auraient dû prendre des mesures concrètes aux fins de protéger M. Câmpeanu des souffrances liées à son état et dont les autorités étaient parfaitement informées (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V). Le décès de M. Câmpeanu est le résultat d’une longue période pendant laquelle la réaction des autorités à la situation du jeune homme a été insuffisante et inadéquate ; pendant ce laps de temps, celui-ci a manifestement subi une violation de ses droits matériels découlant de l’article 3, ne recevant ni traitement médical approprié ni même nourriture ou abri convenable dans les centres médicaux où il séjournait. La « déchéance psychiatrique et physique » de M. Câmpeanu lors de son admission au centre médicosocial de Cetate-Dolj (paragraphe 14 de l’arrêt) ou de la visite de l’équipe du Centre de ressources juridiques à l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare (paragraphe 23 de l’arrêt) est un élément qui indique de longues périodes de négligence basées sur une absence totale de compassion.

Il faut dès lors distinguer la présente espèce des affaires dans lesquelles le décès des requérants, ou les menaces contre leur vie, étaient une conséquence directe et immédiate du recours à la force, et dans lesquelles la Cour n’a décelé aucune question distincte sous l’angle de l’article 3, compte tenu de son constat de violation de l’article 2 (voir, par exemple, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, 20 décembre 2007, Shchiborshch et Kuzmina c. Russie, no 5269/08, 16 janvier 2014).

Constater une violation séparée de l’article 3 pourrait aussi contribuer à renforcer la protection offerte par l’article 2 dans de telles affaires. Si pendant une longue période les obligations positives découlant de l’article 3 ne sont pas remplies par les autorités et qu’aucun traitement approprié n’est offert aux personnes les plus vulnérables, il peut être trop tard pour sauver la vie de ces personnes et ainsi satisfaire aux obligations des autorités découlant de l’article 2.

Deuxièmement, il est regrettable à nos yeux que la Cour ait manqué l’occasion de clarifier plus avant la question de la qualité pour agir d’une organisation non gouvernementale dans le contexte d’un grief tiré de l’article 3. Le point essentiel, dans cette affaire, est de déterminer dans quelle mesure les intérêts des personnes les plus vulnérables peuvent être défendus devant la Cour par des organisations non gouvernementales agissant en leur nom, mais sans pouvoir se prévaloir du « lien étroit » ou de l’ « intérêt personnel » requis par la jurisprudence de la Cour. À cet égard, la situation relative aux griefs tirés de l’article 2 est fondamentalement différente de celle concernant les griefs fondés sur l’article 3. Les griefs tirés de l’article 2 et reposant sur le décès de la victime ne peuvent jamais être portés devant la Cour par la victime elle-même, tandis que les choses sont différentes pour les griefs fondés sur l’article 3. C’est l’un des aspects soulignés par la majorité dans sa conclusion relative à la qualité pour agir de l’association requérante (paragraphe 112 de l’arrêt). Une analyse séparée du grief concernant la violation de l’article 3 de la Convention aurait permis à la Cour de développer aussi de façon explicite les questions connexes relatives à l’article 3 de la Convention.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES ZIEMELE ET BIANKU

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas lieu en l’espèce de statuer séparément sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2.

2. En ce qui concerne les circonstances de l’espèce, nous sommes abasourdis face à ce qui fut la situation de M. Câmpeanu. Né en septembre 1985, il était d’origine ethnique rom. De père inconnu, il fut abandonné par sa mère à la naissance ; il fut découvert séropositif à l’âge de cinq ans, puis, par la suite, on constata qu’il présentait une déficience intellectuelle grave ainsi que d’autres problèmes de santé sérieux. Il serait bien difficile de trouver une autre affaire examinée par la Cour dans laquelle la vulnérabilité d’un requérant repose sur autant de motifs visés par l’article 14 de la Convention. À notre avis, un seul de ces motifs suffirait à exiger de la part des autorités nationales une attention particulière à la situation de M. Câmpeanu. Les faits de l’espèce, tels que présentés dans l’arrêt, montrent clairement que les mesures prises par les autorités étaient totalement inappropriées face à la situation du jeune homme.

3. Il est plutôt inquiétant que, deux semaines seulement après que M. Câmpeanu avait atteint l’âge de dix-huit ans, la commission départementale de Dolj pour la protection de l’enfance, sans aucune évaluation individuelle de sa situation extrêmement particulière, ait proposé la cessation de sa prise en charge publique au motif qu’il ne poursuivait aucune forme de scolarité. Cela suffirait pour permettre de conclure que sa situation a été considérée comme identique à celle de n’importe quel autre orphelin qui atteint l’âge de dix-huit ans dans un parfait état de santé et qui est capable de prendre soin de lui-même. La confusion qui a suivi concernant la détermination de l’établissement apte à prendre en charge M. Câmpeanu témoigne d’un manque de compréhension et d’une attitude négligente face aux besoins spécifiques du jeune homme (paragraphes 8-22 de l’arrêt). De plus, et c’est à nos yeux crucial dans l’analyse au regard de l’article 14, il apparaît que le personnel de l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare refusait d’aider M. Câmpeanu par peur, semble-t-il, de contracter le VIH.

4. Eu égard à ce qui précède, et également à la nature particulière des obligations de l’État concernant les personnes atteintes d’un handicap (voir, parmi d’autres, Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, 21 décembre 2010, et Kiyutin c. Russie, no 2700/10, CEDH 2011), nous estimons que dans le cas de M. Câmpeanu, une personne qui était dans une situation d’extrême vulnérabilité et de dépendance totale vis-à-vis des organes de l’État, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2.

* * *

[1]. Opinion séparée du juge Bonello dans Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, CEDH 2011. J’ai déjà eu l’occasion d’attirer l’attention sur cette fâcheuse méthode de raisonnement et les problèmes qu’elle pose : voir mes opinions séparées jointes aux arrêts Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013, et De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, CEDH 2012.

[2]. L’interprétation évolutive du droit conventionnel des droits de l’homme est la position adoptée par la Cour depuis Tyrer c. Royaume-Uni (25 avril 1978, § 31, série A no 26), ainsi que par la Cour interaméricaine des droits de l’homme depuis le Droit à l’information sur l’assistance consulaire dans le cadre des garanties du droit à une procédure équitable, avis consultatif OC–16/99 du 1er octobre 1999, série A no 16, § 114, et Affaire « Enfants de la rue » (Villagrán Morales et autres), arrêt du 19 novembre 1999, série C no 63, § 193, et par le Comité des droits de l’homme des Nations unies, depuis Roger Judge c. Canada, communication no 829/1998 du 5 août 2002, UN doc. CCPR/C/78/D/829/1998, § 10.3.

[3]. Voir Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et, dans le droit international général, parmi bien d’autres, Affaire franco-hellénique des phares, arrêt (1934), CPJI série A/B no 62, p. 27, Affaire du différend territorial (Jamahiya arabe libyenne/Tchad), arrêt, CIJ Recueil 1994, p. 21, et Affaire concernant un litige entre la République argentine et la République du Chili relatif au canal de Beagle (1977), Recueil des sentences arbitrales, vol. XXI, p. 231.

[4]. La Cour a posé ce principe dans Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 8, série A no 7. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a fait de même dans Compulsory Membership in an Association prescribed by Law for the Practice of Journalism (Arts. 13 and 29 of the American Convention on Human Rights), avis consultatif OC-5/85 du 13 novembre 1985, série A no 5, § 52, et Baena-Ricardo et al. v. Panama, arrêt du 2 février 2001, série C no 72, § 189. Il n’y a donc pas de règle de présomption in dubio mitius selon laquelle les traités relatifs aux droits de l’homme doivent être interprétés de manière à réduire au maximum les atteintes à la souveraineté de l’État.

[5]. S.P., D.P. et A.T. c. Royaume-Uni, no 23715/94, décision de la Commission du 20 mai 1996, non publiée, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 55, CEDH 2000-VII, et Y.F. c. Turquie, no 24209/94, § 29, CEDH 2003-IX.

[6]. Signalons que la Cour a appliqué l’article 14 à des motifs de discrimination non expressément visés par cette disposition, comme l’orientation sexuelle (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, CEDH 1999-IX) et les handicaps mentaux ou physiques (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 53, CEDH 2009). Ce dernier arrêt est particulièrement important, car il renvoie expressément à la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) comme fondement de l’existence d’un « consensus européen et universel sur la nécessité de mettre les personnes souffrant d’un handicap à l’abri de traitements discriminatoires », bien que les faits pertinents soient antérieurs à l’adoption de la CDPH par l’Assemblée générale, et que l’État défendeur ne l’ait pas signée. En deux autres occasions, la Cour s’est référée à la CDPH alors que les faits pertinents étaient antérieurs à la signature du texte par les États défendeurs (Alajos Kiss c. Hongrie, no 38832/06, § 44, 20 mai 2010, et Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, § 40, 21 décembre 2010).

[7]. Bien que la Cour elle-même reconnaisse au paragraphe 108 de l’arrêt que la situation du jeune homme était « totalement autre », elle n’en tire pas de conséquences sur le plan juridique.

[8]. L’assimilation de situations différentes équivaudrait à une « discrimination indirecte », qui se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique est de nature à mettre des personnes ayant une caractéristique associée à un motif de discrimination interdit dans une situation particulièrement désavantageuse au regard d’autres personnes. Sur les différentes facettes du principe d’égalité et l’obligation découlant de la Convention d’étendre les dispositions favorables aux personnes subissant une discrimination, voir mon opinion séparée dans Vallianatos et autres c. Grèce [GC], no 29381/09 et 32684/09, CEDH 2013.

[9]. Sur la discrimination inversée ou positive en faveur des minorités et des personnes vulnérables qui sont privées d’accès aux biens publics fondamentaux, telles l’éducation et la justice, comme exigence fondamentale de justice, voir R. Dworkin, Taking Rights Seriously, 1977, pp. 223-240, A Matter of Principle, 1986, pp. 293-333, Freedom’s Law. The Moral Reading of the American Constitution, 1996, pp. 26-29, Law’s Empire, 1998, pp. 386-397, et Sovereign Virtue, 2001, pp. 409-426.

[10]. Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, p. 34, § 10, série A no 6 : « certaines inégalités de droit ne tendent d’ailleurs qu’à corriger des inégalités de fait ». Ainsi, l’obligation pour l’État de compenser les inégalités de fait et d’accorder une attention particulière aux personnes les plus vulnérables découle directement de la Convention. Dans le cadre européen, voir l’article 15 § 3 de la Charte sociale européenne révisée, la Recommandation Rec(2006)5 du Comité des Ministres aux États membres sur le Plan d’action du Conseil de l’Europe pour la promotion des droits et de la pleine participation des personnes handicapées à la société : améliorer la qualité de vie des personnes handicapées en Europe 2006-2015, et en particulier la ligne d’action no 12 sur la protection juridique, qui mentionne l’objectif de « [g]arantir aux personnes handicapées un accès effectif à la justice à égalité avec les autres personnes », et cette action spécifique que doivent entreprendre les États membres : « encourager les réseaux de défense non gouvernementaux œuvrant en faveur des droits de l’homme des personnes handicapées », la Recommandation 1592 (2003) de l’Assemblée parlementaire Vers la pleine intégration sociale des personnes handicapées, la Recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres aux États membres sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables ; Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et Conseil de l’Europe, Manuel de droit européen en matière de droit de non-discrimination, 2010, p. 78, Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, L’Accès à la justice en Europe : présentation des défis à relever et des opportunités à saisir, 2011, pp. 37-54 ; European Network of Equality Bodies, Influencing the law through legal proceedings – The powers and practices of equality bodies, 2010, p. 6 ; et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), Recommandation de politique générale no 7, 13 décembre 2002, § 25. Dans le contexte universel, voir aussi l’article 13 de la CDPH, qui impose l’obligation de « faciliter » l’accès et la participation des personnes handicapées à la justice, et l’Observation générale no 1 du Comité des droits des personnes handicapées (2014), CRPD/C/GC/1, 19 mai 2014, §§ 24‑31 et 34, sur les obligations des États découlant de la Convention des Nations unies, notamment l’obligation d’apporter un accompagnement dans l’exercice de la capacité juridique.

[11]. D’une certaine manière, le principe de bonne foi dans l’exécution des traités (article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités) est également en jeu, car l’État défendeur ne peut pas plaider son propre tort. Cependant, ce principe n’aurait pas pu résoudre à lui seul la question procédurale soulevée par la présente affaire, qui appelait non seulement une différenciation de la situation des personnes extrêmement vulnérables, mais également une mesure de discrimination positive propre à leur assurer l’accès au droit dont elles étaient privées. Seul le principe d’égalité, en son volet positif, pouvait aller aussi loin.

[12]. Une approche semblable est à juste titre proposée à la Cour dans les observations que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a soumises à la Grande Chambre (14 octobre 2011, § 39).

[13]. Cette condition est formulée expressément à l’article 96 b) in fine du Règlement intérieur du Comité des droits de l’homme des Nations unies.

[14]. Ce n’est pas le moment de prendre position sur le débat relatif à l’absence alléguée de méthode générale d’interprétation des traités et à la différence alléguée de méthodologie entre l’interprétation du droit international des droits de l’homme et celle du reste du droit international, ou entre les traités contractuels et les traités normatifs. En bref, j’ajouterais à ce sujet que je m’écarte de la position classique selon laquelle il existe en droit international des « régimes autonomes » (voir, par exemple, Affaire du vapeur « Wimbledon » (1923), CPJI série A no 1, p. 15, et Affaire relative au personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, CIJ Recueil 1980, p. 40). Sans préjudice des dogmes de l’interprétation systémique des traités, je ne pense pas que l’on puisse établir des limites rigides entre le droit international des droits de l’homme et le reste du droit international (voir, par exemple, la pratique récente de la CIJ dans Affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, CIJ Recueil 2010, pp. 662-673), et estime donc que les mêmes méthodes d’interprétation peuvent être appliquées dans les deux domaines du droit international. L’une des conséquences pratiques de ce postulat est que je suis favorable à une fertilisation croisée entre les instruments de soft law et la jurisprudence des juridictions internationales et organes de surveillance. Les juridictions internationales ne sont pas des « petits empires » isolés, comme les juges Pellonpää et Bratza l’ont dit dans leur opinion concordante jointe à l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, CEDH 2001-XI.

[15]. Dans Affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), deuxième phase, arrêt, CIJ Recueil 1966, p. 6, la CIJ a déclaré qu’elle « ne [pouvait] tenir compte de principes moraux que dans la mesure où on leur [avait] donné une forme juridique suffisante ». Sur la fidélité au texte, ou Gesetztreu, en tant que limite au droit prétorien, voir J. Esser, Vorverständnis und Methodenwahl in der Rechtsfindnung. Rationalitätsgrundlager richterlicher Entscheidungspraxis, 1970, pp. 196-199, 283-289, M. Kriele, Recht, Vernunft, Wirklichkeit, 1990, pp. 519-538, et R. Dworkin, Justice in Robes, 2006, pp. 118-138.

[16]. Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 71, CEDH 2008. En fait, lors de la séance plénière de l’Assemblée consultative du 7 septembre 1949 (Travaux préparatoires de la Convention sur la « Notion de « principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées » (CDH(74)37), M. Teitgen a déclaré : « la protection internationale organisée aura pour but, entre autres, de vérifier la conformité des législations internes sur les libertés garanties à ces principes fondamentaux de droit reconnus par les nations civilisées. Quels sont ses principes ?... D’abondants travaux de doctrine et une jurisprudence qui fait autorité le précisent. Ce sont les principes et les règles juridiques qui, parce qu’ils sont formulés et sanctionnés par le droit interne de tous les pays civilisés à un moment donné, peuvent être considérés par une induction comme constituant un principe de droit commun général, applicable dans toute l’étendue de la société internationale. »

[17]. Si cela vaut pour les juges nationaux, c’est plus vrai encore pour les juges internationaux, eu égard à l’article 38 § 1 c) du Statut de la CIJ, au préambule de la Convention de Vienne sur le droit des traités, et aux principes d’UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international. Sur les principes en tant que sources normatives, voir notamment A. Pellet, notes sur l’article 38, et R. Kolb, note sur les General Principles of Procedural Law, in A. Zimmermann et autres, The Statute of the International Court of Justice. A Commentary, 2006, pp. 766-773 et 794-805 respectivement ; H. Thirlway, The Law and Procedure of the International Court of Justice, vol. 1, 2013, pp. 232-246, et vol. II, 2013, pp. 1201-1205 ; et K. Larenz et C.-W. Canaris, Methodenlehre der Rechtswissenschaft, 1995, pp. 240-241.

[18]. Sur les principes en tant que Optimierungsgebote dans le droit interne, voir par exemple les contributions de R. Alexy et H.-J. Koch dans R. Alexy et autres, Elemente einer juristischen Begründungslehre, 2003, pp. 217-298, et R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, 2009, pp. 401 and 405, et, dans le droit international, P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’Homme, 2011, pp. 564‑567.

[19]. R. Alexy, A Theory of Legal Argumentation: The Theory of Rational Discourse as Theory of Legal Justification, 2009, pp. 279 et 285.

[20]. Le partisan le plus emblématique de cette méthode de travail, le juge Holmes, a défendu l’idée que les principes ne résolvaient pas les affaires. Pour lui, le droit est ce que les tribunaux disent qu’il est, en statuant d’abord sur l’affaire et en déterminant ensuite les motifs de la décision. Il n’a pas été le seul à le dire. Dans son autobiographie, le juge Douglas relate que le Chief Justice Hughes lui a dit un jour : « Juge Douglas, vous devez vous rappeler une chose : au niveau constitutionnel auquel nous travaillons, la part émotionnelle de toute décision représente 90 pour cent de celle-ci. La part rationnelle qui est en nous fournit les motifs qui étayent nos prédilections. » Pour cette raison, le juge Frankfurter disait : « La Constitution est la Cour suprême. » À tout cela, Rawls a opposé la fameuse réplique : « La Constitution n’est pas ce que la Cour dit qu’elle est. » (Political Liberalism, 1993, p. 237)

[21]. Les principes sont les « points de départ » du tri des affaires et de la définition de la règle de l’affaire, sur le fondement d’une « notion de rationalité juridique liée à une rationalité universelle » (J. Esser, Vorverständnis und Methodenwahl, précité, p. 212, et Grundsatz und Norm in der richterlichen Fortbildung des Privatrechts : Rechtsvergleichende Beiträge zur Rechtsquellen- und Interpretationslehre, 1990, pp. 183‑186). Ainsi, une décision judiciaire traite de questions de principe, et non de questions de compromis et de stratégie résolues selon des arguments de politique, de bien-être général ou d’intérêt public (R. Dworkin, Freedom’s Law, précité, p. 83, et A Matter of Principle, précité, p. 11). Dans ce contexte, la publication d’opinions séparées joue un rôle important en évitant la fiction de l’unanimité, qui en réalité résulte d’une négociation qui sacrifie la meilleure solution possible au plus petit dénominateur commun (M. Kriele, Theorie der Rechtsgewinnung entwickelt am Problem der Verfassungsinterpretation, 1976, p. 309).

[22]. Sans entrer dans le différend relatif à l’applicabilité de critères généraux de cohérence discursive au domaine du raisonnement juridique, il convient de mentionner les importants travaux d’Alexy et Peczenik, qui ont dressé la liste de ces dix critères d’évaluation de la cohérence discursive : 1) le nombre de relations d’étayage ; 2) la longueur des chaînes d’étayage ; 3) la force de l’étayage ; 4) le lien entre les chaînes d’étayage ; 5) les ordres de priorité entre les arguments ; 6) la justification réciproque ; 7) les généralités ; 8) les interconnexions conceptuelles ; 9) le nombre d’affaires couvertes par une théorie, et 10) la diversité des domaines de l’existence auxquels la théorie est applicable (Alexy et Peczenik, « The Concept of Coherence and Its Significance for Discursive Rationality », dans Ratio Juris, 1990, pp. 130-147). L’un des critères fondamentaux formulés par les auteurs est que « pour justifier une assertion, il faut l’étayer par une chaîne de motifs aussi longue que possible ». En fait, l’utilisation de principes juridiques implique une responsabilité spéciale pour le juge en matière d’argumentation et de justification (K. Larenz et C.-W. Canaris, Methodenlehre, précité, p. 247, F. Bydlisnki, Grundzüge der juristischen Methodenlehre, 2005, p. 72 ; et M. Progl, Der Prinzipienbegriff : seine Bedeutung für die juristische Argumentation und seine Verwendung in den Urteilen des Bundesgerichtshofes für Zivilsachen, 2001, p. 132).

[23]. J. Esser, Grundsatz und Norm, précité, pp. 235-241, et R. Dworkin, Taking Rights Seriously, précité, pp. 22-28, 90-100, 273-278, et Justice in Robes, précité, pp. 80-81, 248‑250, sur les deux différents types d’argumentation, basés sur les arguments de principe et sur les arguments de politique utilitaire ou idéale.

[24]. La considération des conséquences dans le raisonnement juridique découle non seulement de la structure finaliste des dispositions juridiques, comme Esser l’a démontré dans Vorverständnis und Methodenwahl, précité, p. 143, mais aussi plus généralement du recours à des arguments tels que l’argument ad absurdum et à des adages tels que summum ius summa iniuria, ainsi que C. Perelman l’a expliqué dans Logique juridique, Nouvelle rhétorique, 1979, pp. 87-96, et que Deckert l’a exposé dans sa liste de vingt-trois arguments tirés de conséquences, dans Folgenorientierung in der Rechtsanwendung, 1995, p. 252.

[25]. Le terme « normatif » est ici employé dans le sens d’ « universalisable », comme par exemple dans A. Kaufmann, Das Verfahren der Rechtsgewinnung. Eine rationale Analyse, 1999, p. 85, et N. MacCormick, Rhetoric and The Rule of Law: A Theory of Legal Reasoning, 2005, pp. 148‑149.

[26]. Comme Wittgentstein l’a dit dans Philosophische Untersuchungen (1953, partie I, no 593), l’une des principales causes d’erreur intellectuelle est la « diète unilatérale » (einseitige Diät), par laquelle on nourrit sa pensée avec un seul type d’exemples. Cette « erreur pragmatique » (pragmatische Fehler) est fréquente dans le raisonnement juridique (F. Haft, Juristiche Rhetorik, 2009, p. 149).

[27]. Rappelons à ce sujet les mots de A. M. Cardozo sur le fait que les tribunaux ne proposent aucune définition complète de la clause sur la procédure régulière : « La question est de savoir combien de temps nous nous satisferons d’une série de conclusions ad hoc. C’est très bien de continuer à piquer les lignes, mais à un moment donné il est plus prudent de regarder au-dessus pour voir si elles forment un dessin, ou bien un mélange de fragments et d’empiècements. » (Selected Writings, 1947, p. 311)

[28]. Voir Maria Cruz Achabal Puertas c. Espagne, Comité des droits de l’homme des Nations unies, communication no 1945/2010, 18 juin 2013 : l’auteur de la communication avait été informée qu’un comité de la Cour, composé de trois juges, avait déclaré sa requête irrecevable au motif qu’« aucune violation apparente des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles » n’avait été observée ; le Comité des droits de l’homme a cependant conclu que « le raisonnement succinct exposé dans la lettre de la Cour ne permet[tait] pas au Comité de conclure que l’examen a[vait] inclus une analyse suffisante des éléments de fond », et a donc décidé que rien ne s’opposait à ce qu’il examinât la communication sous l’angle du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et a estimé que les faits dont il était saisi faisaient apparaître une violation de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Les pièces présentées à la Cour par l’auteur de la communication étaient identiques à celles présentées au Comité des droits de l’homme. La Cour ne peut pas, comme elle le fait si souvent, demander aux juridictions nationales d’indiquer avec une clarté suffisante les motifs sur lesquels elles fondent leur décision, et en parallèle ne pas respecter les mêmes normes. On pourrait lire le message du Comité des droits de l’homme comme signifiant que l’on a atteint les limites de la tolérance à l’égard d’une inacceptable politique de pragmatisme judiciaire, ainsi que Schwarzenberger l’a écrit (International Law as applied by International Courts and Tribunals, vol. IV, 1986, p. 627).

[29]. Page 8 des observations de l’association requérante devant la Grande Chambre, datées du 3 juin 2013.

[30]. R. Dworkin, A Matter of Principle, précité, p. 33.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award