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16/07/2014 | CEDH | N°001-145800

CEDH | CEDH, AFFAIRE HÄMÄLÄINEN c. FINLANDE, 2014, 001-145800


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE HÄMÄLÄINEN c. FINLANDE

(Requête no 37359/09)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2014

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Hämäläinen c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Khanlar Hajiyev,
Danutė Jočienė,
Päivi Hirvelä,
András Sajó,
Linos-Alexandre Sicilianos,


Erik Møse,
Helen Keller,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Cham...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE HÄMÄLÄINEN c. FINLANDE

(Requête no 37359/09)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juillet 2014

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Hämäläinen c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Khanlar Hajiyev,
Danutė Jočienė,
Päivi Hirvelä,
András Sajó,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Helen Keller,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 octobre 2013 et le 11 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37359/09) dirigée contre la République de Finlande et dont une ressortissante de cet État, Mme Heli Maarit Hannele Hämäläinen (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). D’abord désignée par l’initiale H., la requérante a consenti ultérieurement à la divulgation de son identité.

2. La requérante a été représentée par Me Constantin Cojocariu, avocat à Londres. Le gouvernement finlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Arto Kosonen, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante se plaignait en particulier, sous l’angle des articles 8 et 14 de la Convention, de ne pouvoir obtenir la pleine reconnaissance de son nouveau sexe sans transformer son mariage en un partenariat enregistré. Elle y voyait une violation de son droit à la vie privée et familiale.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 13 novembre 2012, une chambre de cette section composée de Lech Garlicki, président, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Ledi Bianku, Zdravka Kalaydjieva, Nebojša Vučinić et Vincent A. De Gaetano, juges, ainsi que de Lawrence Early, greffier de section, a rendu un arrêt concluant, à l’unanimité, à la recevabilité des griefs tirés des articles 8, 12 et 14 de la Convention et à l’irrecevabilité de la requête pour le surplus, à la non-violation de l’article 8, lu isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, et à l’absence de nécessité d’examiner le grief tiré de l’article 12 de la Convention.

5. Le 13 février 2013, la requérante a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 29 avril 2013.

6. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des dernières délibérations, Danutė Jočienė a continué de siéger après l’expiration de son mandat (articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement).

7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont par ailleurs été reçues d’Amnesty International et de Transgender Europe, que le président de la Grande Chambre avaient autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 octobre 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.A. Kosonen, directeur, ministère des Affaires étrangères, agent,
MmesS. Silvola, conseiller principal, ministère de la Justice,
M. Faurie, administrateur principal, ministère
des Affaires sociales et de la Santé,
K. Fokin, juriste, ministère des Affaires étrangères,conseillers ;

– pour la requérante
MeC. Cojocariu, avocat, Interights,conseil,
MmeV. Vandova, directeur juridique, Interights,conseiller.

La requérante était également présente.

La Cour a entendu M. Kosonen, Me Cojocariu et Mme Silvola en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Hirvelä, Sajó et Lemmens.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. La requérante est née en 1963 et réside à Helsinki.

10. Elle était de sexe masculin à la naissance. Elle a toujours eu le sentiment d’être une femme dans un corps d’homme, mais elle avait décidé d’assumer cette situation. En 1996, elle épousa une femme, avec laquelle elle eut un enfant en 2002.

11. En 2004, son mal-être s’accentua et, en 2005, elle décida de se faire aider médicalement. En avril 2006, les médecins conclurent qu’elle était transsexuelle. Depuis lors, elle mène une vie de femme. Le 29 septembre 2009, elle subit une opération de conversion sexuelle.

12. Le 7 juin 2006, elle changea de prénoms et renouvela son passeport et son permis de conduire, mais elle ne put faire modifier son numéro d’identité. Celui-ci ainsi que son passeport la désignent donc toujours comme appartenant au sexe masculin.

A. La procédure de modification du numéro d’identité

13. Le 12 juin 2007, la requérante demanda au bureau d’état civil (maistraatti, magistraten) local de confirmer son sexe féminin et de substituer un numéro d’identité féminin à son numéro masculin, qu’elle estimait ne plus correspondre à la réalité.

14. Le 19 juin 2007, le bureau d’état civil local rejeta sa demande au motif que, selon les articles 1 et 2 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles (laki transseksuaalin sukupuolen vahvistamisesta, lagen om fastställande av transsexuella personers könstillhörighet), pareille confirmation exigeait que la personne ne fût pas mariée ou que le conjoint y consentît (paragraphe 29 ci-dessous). Pour le bureau d’état civil, dès lors que l’épouse de la requérante refusait de donner son consentement à la transformation de leur mariage en un partenariat enregistré (rekisteröity parisuhde, registrerat partnerskap), le nouveau sexe de l’intéressée ne pouvait pas être inscrit au registre d’état civil.

15. Le 6 juillet 2007, la requérante saisit le tribunal administratif (hallinto-oikeus, förvaltningsdomstolen) d’Helsinki, se plaignant notamment que la décision de son épouse de refuser son consentement – décision parfaitement légitime aux yeux de la requérante puisque toutes deux préféraient rester mariées – entraînait pour elle-même l’impossibilité de faire enregistrer son nouveau sexe. Elle expliquait qu’un divorce allait à l’encontre des convictions religieuses du couple. D’après elle, un partenariat enregistré n’offrait pas la même sécurité qu’un mariage et, entre autres conséquences, mettrait sa fille dans une situation différente de celle des enfants nés dans le mariage.

16. Le 5 mai 2008, le tribunal administratif d’Helsinki rejeta le recours de la requérante pour les mêmes motifs que le bureau d’état civil local. En outre, il estima notamment que la décision litigieuse du 19 juin 2007 n’était pas contraire à l’article 6 de la Constitution, les partenaires de même sexe ayant la possibilité, en faisant enregistrer leur relation, de bénéficier au regard du droit de la famille d’une protection en partie comparable à celle offerte par le mariage. Par ailleurs, selon le tribunal, les articles 1 et 2 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles ne portaient pas atteinte aux droits constitutionnels de l’enfant de la requérante.

17. Le 8 mai 2008, la requérante saisit la Cour administrative suprême (korkein hallinto-oikeus, högsta förvaltningsdomstolen), réitérant les moyens qu’elle avait présentés devant le bureau d’état civil local et le tribunal administratif. Elle invitait également la haute juridiction à poser une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes, en particulier sur l’interprétation à donner à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Invoquant les articles 8 et 14 de la Convention, elle soutenait que l’État n’avait pas à lui dire qu’un partenariat enregistré était adapté à son cas, expliquant notamment que pareille solution exigerait de son épouse qu’elle devînt lesbienne. L’intéressée estimait que l’identité sexuelle du couple était une question privée qui ne pouvait conditionner la confirmation de son nouveau sexe, et que le transsexualisme constituait un état médical relevant de la vie privée. Elle soutenait que l’État violait son droit à la vie privée à chaque fois que son transsexualisme était dévoilé par son numéro d’identité masculin. Elle ajoutait que la transformation de son mariage en un partenariat enregistré aurait pour conséquence qu’au regard de la loi elle ne serait plus le père de son enfant et ne pourrait pas non plus en devenir la mère, un enfant ne pouvant avoir deux mères.

18. Le 3 février 2009, la Cour administrative suprême rejeta la demande de la requérante tendant à ce qu’une question préjudicielle fût posée à la Cour de justice des Communautés européennes et écarta le recours de l’intéressée. La haute juridiction estima qu’en adoptant la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles le législateur n’avait pas voulu changer le fait que seuls un homme et une femme pouvaient s’unir par le mariage, et elle releva que les partenaires de même sexe pouvaient obtenir une reconnaissance judiciaire de leur relation par le biais de l’enregistrement. Elle expliqua que la Cour européenne des droits de l’homme avait conclu sous l’angle de l’article 12 de la Convention qu’aucun motif valable ne pouvait justifier de refuser aux transsexuels le droit de se marier mais qu’elle avait admis que la marge d’appréciation était ample à cet égard. Elle rappela que si en vertu du droit finlandais les personnes de même sexe n’étaient pas autorisées à se marier ensemble, elles avaient la possibilité de contracter un partenariat enregistré. Pour la haute juridiction, les effets juridiques et économiques d’un partenariat enregistré étaient pour l’essentiel comparables à ceux du mariage. La Cour administrative suprême ajouta que la question de la transformation de l’institution du mariage en une institution neutre du point de vue de l’appartenance sexuelle touchait à des valeurs éthiques et religieuses importantes et appelait l’adoption d’une loi par le Parlement. Elle conclut que les dispositions en vigueur du droit national n’outrepassaient pas la marge d’appréciation accordée par la Convention à l’État.

B. La procédure extraordinaire

19. Le 29 octobre 2009, la requérante introduisit devant la Cour administrative suprême un recours extraordinaire dans lequel elle demandait à celle-ci d’annuler sa décision précédente du 3 février 2009. Elle indiquait qu’elle avait subi une opération de conversion sexuelle le 29 septembre 2009 et qu’il n’existait plus aucune preuve de son appartenance au sexe masculin telle qu’elle ressortait de son numéro d’identité et de son passeport. Elle estimait ne pas avoir à subir de discrimination à raison de son genre, même si, aux fins de son mariage, elle continuerait à être considérée comme un homme.

20. Le 18 août 2010, la Cour administrative suprême rejeta le recours extraordinaire.

C. Autre procédure

21. À une date non précisée, la requérante saisit également la médiatrice pour l’égalité (Tasa-arvovaltuutettu, Jämställdhetsombudsmannen), se plaignant notamment du caractère inapproprié de son numéro d’identité.

22. Le 30 septembre 2008, la médiatrice pour l’égalité déclara qu’elle ne pouvait prendre position sur la question du numéro d’identité, expliquant que le tribunal administratif en avait déjà connu et qu’elle-même n’était pas compétente pour contrôler les décisions des tribunaux. Elle releva en outre que la question était pendante devant la Cour administrative suprême.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

23. L’article 6 de la Constitution (Suomen perustuslaki, Finlands grundlag ; loi no 731/1999) se lit ainsi :

« Tous les individus sont égaux devant la loi.

Nul ne peut, sans raison valable, faire l’objet d’une différence de traitement fondée sur le sexe, l’âge, l’origine, la langue, la religion, les croyances, les opinions, la santé, le handicap ou tout autre motif lié à sa personne. Les enfants doivent être traités sur un pied d’égalité et comme des personnes, et ils doivent pouvoir, dans une mesure correspondant à leur degré de maturité, peser sur des questions qui les concernent.

L’égalité des sexes doit être encouragée dans les activités sociales et dans la vie professionnelle, en particulier en ce qui concerne le niveau de rémunération et les autres conditions d’emploi, selon des modalités fixées plus précisément par une loi [d’application]. »

B. La loi sur le mariage

24. L’article 1 de la loi sur le mariage (avioliittolaki, äktenskapslagen ; loi no 411/1987) énonce que le mariage est l’union entre un homme et une femme.

25. L’article 115 de la même loi (telle que modifiée par la loi no 226/2001) se lit ainsi :

« Un mariage conclu entre une femme et un homme dans un État étranger devant une autorité de cet État est valable en Finlande dès lors qu’il est valable dans l’État où il a été conclu, ou dans un État dont l’un ou l’autre des conjoints était ressortissant ou dans lequel l’un ou l’autre des conjoints résidait de manière habituelle au moment de la conclusion du mariage. »

C. La loi sur les partenariats enregistrés

26. D’après l’article 1 de la loi sur les partenariats enregistrés (laki rekisteröidystä parisuhteesta, lagen om registrerat partnerskap ; loi no 950/2001), tout partenariat entre deux personnes de même sexe et âgées de plus de dix-huit ans doit être enregistré selon les modalités fixées par la loi.

27. L’article 8 § 1 de la même loi est ainsi libellé :

« L’enregistrement du partenariat a les mêmes effets juridiques que la conclusion du mariage, sauf disposition contraire. »

D. La loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles

28. Selon l’article 1 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles (laki transseksuaalin sukupuolen vahvistamisesta, lagen om fastställande av transsexuella personers könstillhörighet ; loi no 563/2002), il est établi qu’une personne appartient au sexe opposé à celui qui est inscrit dans le registre d’état civil dès lors qu’elle :

« 1) fournit des éléments médicaux attestant qu’elle a, de manière constante, le sentiment d’appartenir au sexe opposé et mène la vie d’une personne appartenant au sexe opposé, et qu’elle a été stérilisée ou est pour une autre raison incapable de procréer ;

2) est âgée de plus de dix-huit ans ;

3) n’a pas contracté mariage ni souscrit un partenariat enregistré ; et

4) a la nationalité finlandaise ou réside en Finlande. »

29. L’article 2 de la même loi prévoit des exceptions à la condition relative au statut marital. Un mariage ou un partenariat enregistré n’empêche pas la confirmation d’un changement de sexe si le conjoint ou partenaire donne son consentement à la confirmation en se présentant en personne devant le bureau d’état civil local. Lorsque l’appartenance au sexe opposé est confirmée, le mariage est transformé ex lege en partenariat enregistré ou le partenariat enregistré en mariage. La modification est inscrite au registre d’état civil.

30. Les travaux préparatoires de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles (projet de loi HE 56/2001 vp) indiquent notamment qu’une paternité établie ne peut être annulée uniquement au motif que l’homme concerné devient par la suite une femme. De même, une femme qui a donné naissance légalement reste la mère de l’enfant, même si elle devient ensuite un homme. Les obligations liées à la garde, aux soins et à l’entretien des enfants sont essentiellement fondées sur la parentalité. Le changement de sexe de l’un des parents n’affecte donc pas ces droits et obligations.

III. DROIT COMPARÉ

31. Il ressort des informations dont la Cour dispose que dix États membres du Conseil de l’Europe (la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Islande, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni (Angleterre et pays de Galles uniquement) et la Suède) autorisent le mariage homosexuel.

32. Il apparaît également que dans vingt-quatre États membres (en Albanie, à Andorre, en Azerbaïdjan, en Bulgarie, en Bosnie-Herzégovine, à Chypre, en Croatie, en Estonie, en Géorgie, en Grèce, en Lettonie, au Liechtenstein, en Lituanie, au Luxembourg, dans l’ex‑République yougoslave de Macédoine, en République de Moldova, à Monaco, au Monténégro, en Pologne, en Roumanie, en Russie, en Serbie, en Slovaquie et en Slovénie), il n’existe pas de cadre juridique précis réglementant la reconnaissance légale du genre ni aucune disposition juridique traitant spécifiquement de la situation des personnes mariées ayant suivi un processus de conversion sexuelle. L’absence de réglementation dans ces États membres laisse sans réponse un certain nombre de questions, notamment celle de savoir ce que devient le mariage conclu avant l’opération de conversion sexuelle. Six États membres (la Hongrie, l’Italie, l’Irlande, Malte, la Turquie et l’Ukraine) se sont dotés d’une législation sur la reconnaissance du genre. Dans ces pays, la loi pose spécifiquement une condition de célibat ou de divorce, ou des dispositions générales figurant dans le code civil ou dans les lois sur la famille précisent qu’après un changement de sexe tout mariage existant est annulé ou dissous. Seuls trois des pays membres étudiés (l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse) ont ménagé des exceptions permettant à une personne mariée d’obtenir la reconnaissance juridique de son changement de sexe tout en conservant ses liens maritaux.

33. Il apparaît donc que, lorsque le mariage homosexuel n’est pas autorisé, seuls trois pays autorisent par exception une personne mariée à obtenir la reconnaissance juridique de son nouveau sexe sans avoir à mettre fin à un mariage préexistant. Dans vingt-quatre États membres, la situation est peu claire du fait de l’absence de réglementation spécifique.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

34. La requérante se plaint, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, de ne pouvoir obtenir la pleine reconnaissance de son nouveau sexe sans transformer son mariage en un partenariat enregistré. Elle y voit une violation de son droit à la vie privée et familiale.

35. L’article 8 de la Convention se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Arrêt de chambre

36. Dans son arrêt du 13 novembre 2012, la chambre a considéré que les faits de la cause tombaient sous l’empire de l’article 8 de la Convention et relevaient de la notion de « vie privée ». Elle a estimé que le refus d’attribuer à la requérante un nouveau numéro d’identité féminin s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de sa vie privée. Selon elle, cette ingérence avait une base en droit interne, à savoir l’article 2 § 1 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles, et elle était donc « prévue par la loi ». Elle a conclu que l’ingérence poursuivait le but légitime que constitue la protection de « la santé et de la morale » et des « droits et libertés d’autrui ».

37. Quant à savoir si les mesures litigieuses étaient nécessaires dans une société démocratique, la chambre a relevé que la requérante et son épouse étaient légalement mariées au regard du droit interne et qu’elles souhaitaient conserver leurs liens maritaux. Or le droit interne n’autorisait le mariage qu’entre personnes de sexe opposé. Elle a observé que la requérante pourrait obtenir un nouveau numéro d’identité féminin uniquement si son épouse consentait à ce que leur mariage fût transformé en partenariat enregistré et qu’en l’absence de pareil consentement la requérante avait le choix entre rester mariée et supporter les désagréments que lui valait son numéro d’identité masculin, ou divorcer de son épouse.

38. La chambre a considéré qu’en l’espèce il fallait mettre deux droits concurrents en balance, à savoir le droit de la requérante au respect de sa vie privée, qui impliquait qu’elle pût obtenir un nouveau numéro d’identité féminin, et l’intérêt de l’État à maintenir intacte l’institution traditionnelle du mariage. Elle a observé que si la requérante obtenait un nouveau numéro tout en conservant ses liens maritaux, on serait en présence d’un mariage entre partenaires de même sexe, ce qui n’était pas autorisé par la législation alors en vigueur en Finlande. Elle a rappelé la jurisprudence de la Cour qui veut que l’article 12 de la Convention n’impose pas aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels, que l’article 8 de la Convention, dont le but et la portée sont plus généraux, ne peut davantage être compris comme imposant une telle obligation et que la question de la réglementation des effets d’un changement de sexe dans le cadre du mariage relève de l’appréciation de l’État contractant concerné.

39. La chambre a constaté que, si le degré de consensus sur le mariage homosexuel évoluait au niveau européen et que certains États membres du Conseil de l’Europe avaient déjà inclus cette possibilité dans leur législation nationale, pareille possibilité n’existait pas en Finlande, même si un projet en ce sens était en cours d’examen devant le Parlement. Elle a souligné que, cela étant, les droits des couples de même sexe étaient protégés par la possibilité de conclure un partenariat enregistré. Tout en reconnaissant que la requérante devait subir quotidiennement des désagréments découlant du numéro d’identité impropre qui lui était attribué, la chambre a estimé que l’intéressée disposait d’une possibilité réelle de modifier cet état de fait puisque son mariage pouvait être transformé à tout moment, ex lege, en partenariat enregistré avec le consentement de son épouse. Elle a ajouté que, si pareil consentement n’était pas obtenu, la requérante avait la possibilité de divorcer.

40. La chambre n’a rien vu de disproportionné ni dans le fait d’exiger que l’épouse, dont les droits étaient également en jeu, consentît à une telle transformation ni dans la condition de transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré, considérant que celui-ci représentait un choix réel offrant aux couples de même sexe une protection juridique peu ou prou identique à celle du mariage. Quant à la circonstance qu’un enfant était issu du mariage, la chambre a observé que rien n’indiquait que la transformation du mariage de ses parents en partenariat enregistré nuirait à la fillette ou à une quelconque autre personne. Elle a estimé que les droits et obligations de la requérante découlant de son lien de filiation paternel ou parental avec sa fille ne seraient pas modifiés par la transformation du mariage en un partenariat enregistré. Jugeant en conséquence qu’il n’avait pas été démontré que les effets du système finlandais fussent disproportionnés et considérant qu’un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu, la chambre a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

B. Thèses des parties

1. La requérante

41. La requérante se plaint d’être forcée en application du droit interne à choisir entre deux droits fondamentaux garantis par la Convention, à savoir son droit à l’autodétermination sexuelle et son droit à rester mariée, ce qui l’obligerait dans les faits à renoncer à l’un d’eux. Selon elle, cette législation a pour effet de la placer devant un dilemme. La requérante invoque à cet égard un arrêt rendu le 27 mai 2008 par la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Elle précise que l’objet de sa requête n’est pas de revendiquer l’extension des droits du mariage aux couples de même sexe mais simplement de préserver son mariage actuel avec son épouse. Elle explique que dans son cas le mariage entre personnes de même sexe serait la conséquence fortuite et accidentelle de la reconnaissance juridique de son genre et qu’elle cherche à obtenir la protection d’un droit déjà acquis et non le droit éventuel d’épouser une femme.

42. La requérante estime qu’il y a eu une ingérence tant dans sa vie privée que dans sa vie familiale. Eu égard au raisonnement suivi par la Cour dans les affaires Parry c. Royaume-Uni ((déc.), no 42971/05, CEDH 2006‑XV), et Dadouch c. Malte (no 38816/07, 20 juillet 2010), elle considère que le volet « vie familiale » ne peut être exclu en l’espèce. Pour elle, la marge d’appréciation devrait être plus étroite lorsqu’un élément particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’une personne est en jeu et, s’agissant des questions de reconnaissance juridique du genre, la Cour devrait la restreindre encore davantage et s’orienter vers l’élimination de l’obligation de divorcer. De l’avis de la requérante, la marge d’appréciation accordée aux États ne peut être étendue au point de les autoriser à mettre fin discrétionnairement à des mariages.

43. La requérante soutient que l’obligation de divorcer imposée par la loi sur les personnes transsexuelles constitue une atteinte inutile et disproportionnée à ses droits découlant de l’article 8. Elle estime que l’exercice de mise en balance effectué par la chambre est foncièrement déficient, et ce pour plusieurs raisons.

44. Premièrement, la chambre n’aurait pas mis dans la balance le droit acquis de la requérante et de son épouse à être mariées. La requérante explique que si elle choisissait de faire reconnaître juridiquement son genre, cela mettrait un terme à son mariage, soit par la transformation de celui-ci en un partenariat enregistré, soit par le divorce. Chacun des deux scénarios impliquerait donc la cessation du mariage. La transformation du mariage en un partenariat enregistré serait analogue à un divorce, les conséquences de la transformation ne s’appliquant que pour l’avenir. Vu la nécessité d’obtenir le consentement du conjoint, le divorce dans ces conditions serait « forcé », l’État l’imposant au couple. La requérante estime que la cessation obligatoire de son mariage saperait considérablement les droits qu’elle tient de la Convention, ainsi que ceux de son épouse et de sa fille, et que pareille dissolution d’un mariage valable contredirait l’engagement sous-jacent de pérennité qui distinguerait le mariage d’autres relations. Le mariage continuerait de bénéficier du plus haut degré de protection en vertu de l’article 8. La requérante indique qu’elle-même et son épouse sont mariées depuis dix-sept ans, vivent toujours sous le même toit et élèvent conjointement un enfant qu’elles ont eu ensemble. Elle soutient que la survie de leur relation, malgré le passage de l’une d’entre elles au sexe opposé, démontre le haut degré d’engagement qu’elles ont l’une envers l’autre. Elle estime que d’importantes distinctions demeurent entre le mariage et le partenariat enregistré : selon elle, lorsque le partenaire féminin d’un partenariat enregistré donne naissance à un enfant, les deux parents ne deviennent pas automatiquement parents en droit, comme c’est le cas dans le mariage, et l’adoption n’est pas autorisée quand aucun des partenaires n’est un parent biologique de l’enfant. Elle explique qu’elle-même et sa famille perdraient ces droits, non négligeables selon elle, si le couple acceptait de conclure un partenariat enregistré. Elle ajoute qu’il subsiste un doute quant au point de savoir dans quelle mesure le lien de filiation entre la requérante et sa fille survivrait dans ce cas, la loi sur les personnes transsexuelles ne comportant selon elle aucune disposition à ce sujet. Elle‑même et son épouse auraient contracté mariage avec l’idée, inspirée des fortes croyances religieuses qui seraient les leurs, qu’il s’agirait d’une relation à vie, et elles ne seraient disposées à renoncer à leur mariage en aucune circonstance. La requérante plaide par ailleurs que son passage d’un sexe à l’autre n’a pas nécessairement transformé son couple en un couple homosexuel. Son épouse se serait engagée dans une relation hétérosexuelle il y a dix-sept ans et elle continuerait d’être hétérosexuelle. En conséquence, dégrader la relation du couple en un partenariat enregistré ne correspondrait pas à la réalité de l’hétérosexualité de l’épouse de la requérante, laquelle se retrouverait face à un choix impossible, à savoir apporter son soutien à la requérante ou préserver leur mariage. Enfin, selon la requérante, la situation de leur fille serait similaire à celle des enfants nés hors mariage.

45. Deuxièmement, la requérante allègue que la chambre n’a pas accordé suffisamment d’importance à son droit à l’autodétermination sexuelle. L’absence de reconnaissance juridique de son genre féminin aurait de profondes implications dans sa vie quotidienne. Elle se trouverait en réalité forcée de révéler son transsexualisme à de parfaits inconnus dans des situations quotidiennes que la plupart des gens considèrent comme ordinaires. À titre d’exemple, elle explique que son travail l’amène à beaucoup voyager, mais que son passeport indique toujours qu’elle est un homme. Chaque fois qu’elle voyage avec son passeport actuel, elle serait contrainte d’acheter ses billets d’avion avec le titre « M. » (Monsieur). L’apparition à l’aéroport d’une personne aux caractéristiques féminines munie d’un passeport indiquant qu’elle est de sexe masculin provoquerait inévitablement des questions gênantes, des retards, de l’embarras et du désarroi. Considérant que la Finlande l’a autorisée à changer de prénom afin que celui-ci corresponde à son identité féminine, elle juge illogique qu’on lui refuse la reconnaissance juridique de son genre à ce stade et qu’on la laisse ainsi dans une situation entre deux sexes pendant une période potentiellement indéfinie. Elle indique qu’elle n’a pas choisi de devenir transsexuelle et estime qu’elle ne devrait donc pas être punie par la cessation de son mariage. Elle explique que la condition expresse rendant la reconnaissance juridique du genre dépendante de la cessation du mariage a empêché les juridictions finlandaises de procéder à un examen individualisé tenant compte de sa situation dans son ensemble. Elle ajoute que dans l’affaire Schlumpf c. Suisse (no 29002/06, 8 janvier 2009) la Cour est parvenue à un constat de violation à propos de circonstances similaires. Elle estime que les juridictions nationales ont en outre négligé d’examiner certaines possibilités qui n’auraient pas exigé la cessation du mariage.

46. Troisièmement, la requérante juge inexacte l’hypothèse de la chambre selon laquelle l’intérêt de l’État à protéger le mariage serait fatalement compromis si les transsexuels étaient autorisés à se marier. Elle soutient que c’est à tort que la chambre est partie du principe que le seul intérêt général en l’espèce était la protection du caractère hétérosexuel du mariage. Elle se défend de chercher à contester l’importance de la protection du mariage hétérosexuel, mais elle considère qu’exiger d’elle qu’elle divorce pour qu’elle puisse obtenir la reconnaissance juridique de son genre constitue pour l’État un moyen inutile et disproportionné d’atteindre son objectif. Partant de l’hypothèse que les cas seraient extrêmement rares, elle estime que le mariage entre transsexuels n’affecterait le mariage hétérosexuel que de manière marginale. Expliquant que les couples mariés qui se trouvent dans la même situation qu’elle-même et son épouse créent l’apparence de mariages homosexuels, l’intéressée ajoute qu’il se pourrait que des mariages de facto et de jure entre personnes de même sexe existent déjà en Finlande. Elle ajoute que si une personne a obtenu la reconnaissance juridique de son genre dans un État étranger, cette décision est valable en Finlande.

47. Par ailleurs, la requérante reproche à la chambre de ne pas avoir tenu dûment compte des tendances internationales récentes à l’abandon des obligations de divorcer, à la légalisation du mariage homosexuel et au divorce par consentement mutuel. Elle considère qu’il serait possible d’abandonner le divorce forcé, soit en autorisant explicitement le mariage entre transsexuels, soit en légalisant le mariage entre personnes de même sexe. Elle renvoie à des études de droit comparé concernant la reconnaissance juridique du genre et les exigences en matière de statut marital.

48. La requérante expose qu’une évolution vers l’abolition de l’obligation de divorcer est également perceptible en Finlande. Elle indique que la médiatrice finlandaise pour l’égalité a déclaré en 2012 que l’égalité de tous devant le mariage pourrait être une solution propre à permettre le maintien du mariage quand l’un des époux est transsexuel. Elle ajoute qu’à la suite de sa visite en Finlande en 2012, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a également demandé l’abolition de l’obligation de divorcer et que, dans ce contexte, le gouvernement finlandais s’est engagé à établir un groupe de travail chargé d’étudier la possibilité de réformer la législation incriminée. Selon la requérante, il existe aussi une tendance européenne et internationale à l’autorisation des mariages entre personnes de même sexe. Dix pays européens autoriseraient à l’heure actuelle un tel mariage. Une évolution devrait également intervenir en Finlande dans un proche avenir. En février 2013, la commission des affaires juridiques du Parlement aurait rejeté, par une étroite majorité de neuf voix contre huit, une proposition de loi permettant le mariage entre personnes de même sexe. Le soutien de l’opinion publique au mariage homosexuel serait en outre passé de 45 % en 2006 à 58 % en mars 2013.

2. Le Gouvernement

49. Le Gouvernement souscrit au raisonnement et au constat de non‑violation adoptés par la chambre en l’espèce. Il indique que l’adoption de la législation litigieuse visait à prévenir les inégalités découlant des diverses pratiques administratives suivies dans tout le pays et à fixer des conditions préalables cohérentes pour la reconnaissance juridique du genre. Il explique qu’à l’origine le projet de loi exigeait que la personne demandant la reconnaissance juridique de son genre ne fût pas mariée ni liée par un partenariat enregistré, et n’autorisait pas le mariage ou le partenariat enregistré à se poursuivre sous une autre forme légalement reconnue. Selon lui, c’est parce que ces conditions ont été jugées excessives au cours du processus législatif que le mécanisme de transformation du mariage en partenariat enregistré fut introduit dans les dispositions de la loi. Le Gouvernement déclare que, depuis l’entrée en vigueur de cette loi, au moins quinze mariages ont été transformés en partenariats enregistrés et seize partenariats enregistrés en mariages. Il ajoute que dans neuf cas les conjoints avaient eu des enfants ensemble, et que dans aucun de ces cas la relation juridique parent-enfant n’a été modifiée.

50. Le Gouvernement note que dans ses observations la requérante évoque à plusieurs reprises, à tort selon lui, une législation qui rendrait le divorce obligatoire. Il explique en revanche que, dès lors que le conjoint a donné son consentement, le mariage se transforme automatiquement, ex lege, en un partenariat enregistré. L’expression « se transforme » figurant à l’article 2 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles aurait été délibérément choisie pour montrer que la relation juridique se poursuit simplement sous une dénomination différente et avec un contenu légèrement modifié. Cette continuité préserverait certains droits dérivés, tels que la pension de réversion, et elle ne créerait pas un droit ou une obligation de partage des biens entre les époux. La durée de la relation serait calculée à partir de son commencement, et non à partir du changement de dénomination. Par ailleurs, les droits et obligations découlant de la parentalité ne dépendraient pas du sexe du parent. Par conséquent, il n’y aurait pas de divorce obligatoire en Finlande, mais la voie du divorce relèverait au contraire du choix discrétionnaire de la requérante. La législation finlandaise offrirait la possibilité de concilier le droit à l’autodétermination sexuelle et le droit au mariage, sous la forme d’un partenariat enregistré.

51. Le Gouvernement explique que les différences entre le mariage et le partenariat enregistré apparaissent seulement dans deux domaines : les dispositions relatives à la présomption de paternité fondée sur le mariage et celles de la loi sur l’adoption ne seraient pas applicables dans le cadre d’un partenariat enregistré, et celles de la loi sur les noms qui concernent le nom de famille du conjoint ne le seraient pas davantage. En revanche, toute personne ayant conclu un partenariat enregistré pourrait adopter l’enfant de son partenaire, et les exceptions susmentionnées ne seraient applicables que dans les cas où la parentalité n’aurait pas été déjà établie. Pour le Gouvernement, on ne peut revenir sur une présomption de paternité fondée sur le mariage ou sur une paternité établie au motif que l’homme est par la suite devenu une femme après une opération de conversion sexuelle. La conversion sexuelle d’un père n’aurait pas non plus d’effets juridiques sur sa responsabilité en ce qui concerne la garde et l’entretien d’un enfant, pareille responsabilité étant fondée sur la parentalité, indépendamment du sexe ou de la forme du partenariat. La requérante ne prétendrait d’ailleurs pas que ses droits et obligations seraient restreints en cas de transformation de son mariage en partenariat enregistré, mais elle insisterait plutôt sur la signification sociale et symbolique du mariage. Le Gouvernement, qui plaide que la requérante n’a fourni aucune preuve du contraire, assure que les droits et obligations juridiques de la requérante à l’égard de son enfant, qu’ils découlent de la paternité ou de la parentalité, ne seraient pas affectés. Il conclut que le droit finlandais n’impose à l’intéressée ni un divorce forcé, ni l’annulation ou la dissolution de son mariage. Pour lui, l’intéressée pourrait poursuivre sa vie familiale sans subir aucune ingérence et rien n’indiquerait dès lors que sa vie privée ou familiale pût être affectée d’une quelconque manière.

52. Le Gouvernement note que si la Cour constitutionnelle fédérale allemande, dans son arrêt du 27 mai 2008, a déclaré inconstitutionnelle une situation similaire, elle a laissé au législateur le soin de décider des moyens propres à y remédier. Il indique que, selon la haute juridiction allemande, le mariage peut être transformé en un partenariat civil enregistré ou en un partenariat civil sui generis assorti de garanties juridiques, sous réserve que les droits acquis par le couple et les devoirs découlant du mariage ne soient pas restreints. Dans ces conditions, il juge les dispositions du droit finlandais compatibles avec la jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle fédérale allemande.

53. Le Gouvernement expose qu’il n’y a toujours pas de consensus européen sur le point de savoir s’il faut ou non autoriser la continuation d’un mariage après la reconnaissance juridique du nouveau sexe d’un conjoint transsexuel opéré ou autoriser le mariage homosexuel. Il en conclut que l’État doit jouir d’une ample marge d’appréciation en la matière et avoir la possibilité de réglementer les effets des changements de sexe sur les mariages préexistants.

3. Les observations des tiers intervenants

a) Amnesty International

54. Amnesty International estime que les traités en matière de droits de l’homme doivent autant que possible faire l’objet d’une interprétation harmonieuse de manière à former un ensemble unique d’obligations compatibles entre elles. D’après l’organisation, il est bien établi en droit international des droits de l’homme que l’interdiction générale de la discrimination comprend l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Tant l’identité de genre que l’orientation sexuelle se rapporteraient à des notions hautement subjectives du soi. Souvent, la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre s’exprimerait dans le domaine des relations familiales. Dans la grande majorité de ces cas, les organes de jugement concluraient à l’absence dans le chef des autorités d’arguments raisonnables, convaincants, objectifs ou solides aptes à justifier à l’égard d’individus une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle. Les stéréotypes constitueraient une forme de discrimination dans les cas où ils entraîneraient une différence de traitement annihilant ou entravant la jouissance de droits ou libertés fondamentaux. De nombreuses différences de traitement fondées sur l’orientation sexuelle trouveraient leurs racines dans les stéréotypes concernant le rôle des sexes.

55. Selon Amnesty International, le niveau de reconnaissance juridique des couples de même sexe tend à atteindre celui des couples de sexe opposé dans de nombreux États, mais dans beaucoup de pays la loi continue à établir de multiples distinctions. Amnesty International explique que si deux personnes identifiées comme étant des femmes forment un couple, elles passent pour être lesbiennes. Cette assimilation affecterait la dignité et les droits des personnes concernées en leur imposant une définition du sexe pouvant ne pas être conforme à leur propre ressenti. Elle n’aurait du reste pas lieu d’être dans les cas où la loi conférerait le même statut et les mêmes droits à tous les couples. Les États ne pourraient pas imposer une vision particulière des droits à ceux qui ne la partagent pas. Les traditions et les valeurs ne pourraient justifier la restriction de droits, quand bien même ces traditions et valeurs seraient partagées par la majorité de la société.

b) Transgender Europe

56. Transgender Europe fournit dans ses observations des informations comparatives concernant la situation dans différents États membres du Conseil de l’Europe relativement à la reconnaissance juridique des changements de sexe. Dans certains États membres du Conseil de l’Europe, les personnes transsexuelles ne pourraient pas obtenir la reconnaissance juridique de leur changement de sexe alors que dans d’autres cette reconnaissance juridique prendrait des formes diverses. Transgender Europe expose que certains des États membres autorisent les couples de même sexe à se marier ou leur offrent la possibilité d’un partenariat enregistré. Parmi les États proposant cette dernière option, certains subordonneraient actuellement cette possibilité à la cessation obligatoire des liens maritaux, alors que d’autres ne poseraient pas semblable condition. D’une manière générale, il existerait parmi les États membres du Conseil de l’Europe une tendance forte à revoir leur approche à la lumière de la Recommandation Rec(2010)5 du Comité des Ministres aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, adoptée le 31 mars 2010. La plupart des nouvelles lois, des révisions et des débats politiques actuels montreraient que les États membres prennent plus en considération le droit à l’autodétermination des personnes transsexuelles lorsqu’ils élaborent une législation les concernant.

C. Appréciation de la Cour

1. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

57. En l’espèce, la requérante formule son grief sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de cette disposition.

58. La Cour relève que la requérante a cherché à obtenir un numéro d’identité féminin, soutenant qu’à la suite de son opération de conversion sexuelle son ancien numéro d’identité masculin ne correspondait plus à la réalité.

59. La Cour a dit à maintes reprises qu’un transsexuel opéré pouvait se prétendre victime d’une violation de son droit au respect de sa vie privée protégé par l’article 8 de la Convention à raison de l’absence de reconnaissance juridique de son changement de sexe (voir, par exemple, Grant c. Royaume-Uni, no 32570/03, § 40, CEDH 2006‑VII, et L. c. Lituanie, no 27527/03, § 59, CEDH 2007‑IV). En l’espèce, il n’est pas contesté que la situation de la requérante relève de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention.

60. La Cour constate que la présente affaire soulève également des questions pouvant avoir des incidences sur la vie familiale de la requérante. En droit interne, la transformation du mariage actuel de la requérante en un partenariat enregistré requiert le consentement de son épouse. De plus, la requérante et son épouse ont eu un enfant ensemble. En conséquence, la Cour estime que la relation de l’intéressée avec son épouse et son enfant relève également de la notion de « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention.

61. Partant, l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce, tant en son volet « vie privée » qu’en son volet « vie familiale ».

2. Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

62. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (voir, parmi d’autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

63. La Cour a dit dans des affaires antérieures que l’article 8 impose aux États l’obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale (voir, par exemple, Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002, Sentges c. Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 42, CEDH 2003‑III, Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 74-83, CEDH 2004‑II, et Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005‑I). De plus, pareille obligation peut impliquer l’adoption de mesures spécifiques, notamment la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32, McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005‑X) ou la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus, ainsi que la mise en œuvre, le cas échéant, des mesures en question dans différents contextes (A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 245, CEDH 2010).

64. La Cour observe que les parties ne contestent pas que le refus d’accorder à la requérante un nouveau numéro d’identité (féminin) s’analyse en une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée. La chambre a également examiné l’affaire sous cet angle. La Grande Chambre, pour sa part, estime que la question à trancher par elle est celle de savoir si le respect de la vie privée et familiale de la requérante implique pour l’État l’obligation positive de mettre en place une procédure effective et accessible, propre à permettre à la requérante de faire reconnaître juridiquement son nouveau sexe tout en conservant ses liens maritaux. Partant, la Grande Chambre juge plus approprié d’analyser le grief de la requérante du point de vue des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

3. Principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État

65. Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 42, série A no 160, et Roche, précité, § 157).

66. La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002-VI). Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27, et Gaskin, précité, § 49), ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C, et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106, et Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).

67. Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte (voir, par exemple, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et Christine Goodwin, précité, § 90 ; voir également Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 71, CEDH 2002‑III). En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, (X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997‑II, Fretté c. France, no 36515/97, § 41, CEDH 2002‑I, et Christine Goodwin, précité, § 85). La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Fretté, précité, § 42, Odièvre, précité, §§ 44-49, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑V, et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011).

68. La Cour a déjà eu à examiner plusieurs affaires se rapportant à l’absence de reconnaissance juridique des changements de sexe résultant d’opérations de conversion sexuelle (voir, par exemple, Christine Goodwin, précité, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, CEDH 2003‑VII, Grant, précité, et L. c. Lituanie, précité, § 56). Tout en accordant aux États une certaine marge d’appréciation en la matière, elle a jugé que, en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8, les États étaient tenus d’assurer la reconnaissance des changements de sexe des transsexuels opérés, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil, avec les conséquences en résultant (voir, par exemple, Christine Goodwin, précité, §§ 71-93, et Grant, précité, §§ 39-44).

4. Application en l’espèce des principes généraux

69. La Cour relève tout d’abord que la requérante et son épouse sont légalement mariées conformément au droit interne depuis 1996 et qu’elles souhaitent conserver leurs liens maritaux. En droit finlandais, le mariage n’est autorisé qu’entre personnes de sexe opposé. Les mariages entre personnes de même sexe sont pour l’instant interdits en Finlande, même si la question du mariage homosexuel est actuellement à l’étude devant le Parlement. Par ailleurs, les droits des couples de même sexe sont pour le moment protégés par la possibilité de contracter un partenariat enregistré.

70. La Cour a conscience du fait que la requérante ne revendique pas le droit au mariage pour les homosexuels en général mais qu’elle souhaite simplement préserver son propre mariage. Elle constate toutefois que si l’intéressée obtenait satisfaction, il en résulterait en pratique une situation dans laquelle deux personnes de même sexe pourraient être unies par le mariage. Or actuellement, comme la Cour l’a dit ci-dessus, pareil droit n’existe pas en Finlande. Partant, la Cour doit d’abord examiner si, dans les circonstances de l’espèce, la reconnaissance d’un tel droit est requise par l’article 8 de la Convention.

71. La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle l’article 8 de la Convention ne peut être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels (Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 101, CEDH 2010). Elle a également dit que la question de la réglementation des effets d’un changement de sexe sur le mariage relevait dans une large mesure, mais pas entièrement, de l’appréciation de l’État contractant concerné (Christine Goodwin, précité, § 103). En outre, la Convention n’exige pas davantage que des dispositions spéciales soient prises dans des situations telles que celle de l’espèce. Dans l’affaire Parry (décision précitée), la Cour a estimé en 2006 que même si le droit anglais n’autorisait pas les mariages entre personnes de même sexe à l’époque des faits les requérantes pouvaient poursuivre leur relation dans tous ses aspects essentiels et lui conférer un statut juridique qui, s’il n’était pas totalement identique au mariage, y était semblable, en concluant un partenariat civil qui emportait pratiquement les mêmes droits et obligations que le mariage. Elle a donc considéré le partenariat civil comme une option valable dans cette affaire.

72. La Cour observe que la présente espèce touche à des sujets qui sont en constante évolution dans les États membres du Conseil de l’Europe. Elle se propose donc de se pencher sur la situation qui prévaut dans d’autres pays membres relativement aux questions soulevées en l’espèce.

73. D’après les informations dont la Cour dispose (paragraphe 31 ci-dessus), il apparaît qu’à l’heure actuelle dix États membres autorisent le mariage entre personnes de même sexe. En outre, dans la majorité des États membres qui interdisent le mariage homosexuel, il n’existe pas de cadre juridique précis réglementant la reconnaissance juridique du genre ni aucune disposition juridique traitant spécifiquement la situation des personnes mariées ayant subi une opération de conversion sexuelle. Parmi les États membres qui interdisent le mariage homosexuel, seuls six se sont dotés d’une législation applicable à la reconnaissance du genre. Dans ces pays, soit la loi pose spécifiquement une condition de célibat ou de divorce, soit des dispositions générales énoncent qu’après un changement de sexe tout mariage préexistant est annulé ou dissous. Il semble que seuls trois États membres ont ménagé des exceptions permettant à une personne mariée ayant changé de sexe d’obtenir la reconnaissance juridique de ce changement tout en conservant ses liens maritaux (paragraphes 31-33 ci-dessus).

74. Dès lors, on ne peut pas dire qu’il existe au niveau européen un consensus sur l’autorisation du mariage homosexuel ni, dans les États qui interdisent pareil mariage, sur la façon dont il convient de réglementer la reconnaissance des changements de sexe dans les cas de mariages préexistants. La majorité des États membres n’ont adopté aucune législation sur la reconnaissance des changements de sexe. Il apparaît qu’outre la Finlande six autres États seulement se sont dotés d’une telle législation. Les exceptions ménagées pour les transsexuels mariés sont encore plus rares. Ainsi, rien n’indique que la situation dans les États membres du Conseil de l’Europe ait évolué de manière significative depuis que la Cour a rendu ses dernières décisions sur ces questions.

75. En l’absence d’un consensus européen, et compte tenu du fait que la présente affaire soulève indubitablement des questions morales ou éthiques délicates, la Cour estime que la marge d’appréciation à accorder à l’État défendeur demeure large (X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, § 44). Celle-ci doit en principe s’appliquer tant à la décision de légiférer ou non sur la reconnaissance juridique des changements de sexe résultant d’opérations de conversion sexuelle que, le cas échéant, aux règles édictées pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en conflit.

76. Quant à l’ordre juridique interne, la Cour constate que le droit finlandais offre actuellement à la requérante plusieurs options. Premièrement, l’intéressée peut opter pour le statu quo sur le plan juridique en conservant ses liens maritaux et en s’accommodant des désagréments que lui vaut son numéro d’identité masculin. La Cour juge établi que dans le système finlandais un mariage légalement contracté unissant deux personnes de sexe opposé n’est pas annulé ou dissous au motif que l’un des époux, après avoir subi une opération de conversion sexuelle, se retrouve être de même sexe que son conjoint. En Finlande, contrairement à la situation qui prévaut dans d’autres pays, un mariage préexistant ne peut être annulé ou dissous unilatéralement par les autorités internes. Partant, rien ne s’oppose à la continuation du mariage de la requérante.

77. Deuxièmement, si la requérante souhaite s’assurer à la fois la reconnaissance juridique de son nouveau sexe et une protection juridique de sa relation avec son épouse, la législation finlandaise permet la transformation de son mariage en un partenariat enregistré si son épouse y consent. En droit finlandais, dès lors qu’est obtenu le consentement du conjoint au changement de sexe, le mariage se transforme automatiquement, ex lege, en un partenariat enregistré et le partenariat enregistré en mariage, en fonction de la situation.

78. Le droit interne offre une troisième voie, le divorce. Cette voie est ouverte à la requérante comme à toute autre personne mariée. Contrairement à la thèse de l’intéressée, la Cour n’aperçoit rien dans l’ordre juridique finlandais qui pourrait être interprété comme obligeant la requérante à divorcer contre son gré. Au contraire, elle estime que le droit finlandais laisse à celle-ci toute liberté d’user ou non de cette possibilité.

79. Laissant de côté les options du maintien du statu quo et du divorce, la requérante s’en prend pour l’essentiel à la deuxième option, celle censée lui permettre de bénéficier à la fois de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe et d’une protection juridique de sa relation actuelle. Ainsi, la question clé en l’espèce est celle de savoir si le système dont s’est doté l’État finlandais permet aujourd’hui à celui-ci de respecter ses obligations positives en la matière ou si la requérante devrait être autorisée à conserver ses liens maritaux tout en bénéficiant de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe, alors même que cette solution impliquerait un mariage homosexuel entre l’intéressée et son épouse.

80. La Cour constate que, contrairement à la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, la Finlande a mis en place un cadre juridique destiné à réglementer la reconnaissance juridique des changements de sexe. Elle observe que, comme l’explique le Gouvernement, la législation litigieuse a pour but d’unifier les diverses pratiques ayant cours dans le pays et d’établir des critères cohérents en matière de reconnaissance juridique du genre. Dès lors que le consentement du conjoint est obtenu, le système permet de concilier la reconnaissance juridique du changement de sexe et la protection juridique de la relation. Le système fonctionne dans les deux sens, et il prévoit ainsi non seulement la transformation du mariage en un partenariat enregistré mais également la transformation du partenariat enregistré en un mariage, selon que l’opération de conversion sexuelle a pour effet de transformer la relation existante en une union entre partenaires de même sexe ou en une union entre partenaires de sexe opposé. D’après les informations fournies par le Gouvernement, il y a eu jusqu’ici trente et une transformations de ce type, qui se répartissent de manière pratiquement égale entre les deux situations susmentionnées.

81. En élaborant ce cadre juridique, le législateur finlandais a choisi de réserver le mariage aux couples hétérosexuels, cette règle ne souffrant aucune exception. Il reste donc à la Cour à déterminer si, eu égard aux circonstances de l’affaire, le système finlandais ménage actuellement un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence et s’il répond au critère de proportionnalité.

82. L’une des préoccupations de la requérante a trait à l’obligation d’obtenir le consentement du conjoint, qui équivaut selon elle à un divorce « forcé ». La Cour estime toutefois que, eu égard à l’automaticité de la transformation du mariage en un partenariat enregistré (ou vice versa) dans le cadre du système finlandais, le consentement du conjoint à l’enregistrement d’un changement de sexe constitue une exigence élémentaire, conçue pour protéger un conjoint des effets de décisions unilatérales prises par l’autre. Cette condition représente donc clairement une protection importante pour le conjoint qui ne demande pas la reconnaissance d’un changement de sexe. À cet égard, il convient de relever que le consentement est également requis lorsqu’un partenariat enregistré doit être transformé en mariage. En conséquence, cette exigence s’applique aussi au bénéfice de l’institution du mariage.

83. La requérante se déclare également préoccupée par les différences entre mariage et partenariat enregistré. Comme l’a expliqué le Gouvernement, ces différences concernent l’établissement de la paternité, l’adoption en dehors du cercle familial et le nom de famille. Elles se présentent toutefois uniquement dans la mesure où ces questions n’ont pas été réglées auparavant et sont donc étrangères à l’espèce. Partant, la Cour estime que les différences entre mariage et partenariat enregistré ne sont pas de nature à entraîner un changement substantiel dans la situation juridique de la requérante. En pratique, celle-ci pourrait donc continuer à bénéficier dans le cadre d’un partenariat enregistré essentiellement de la même protection juridique que celle qui lui est assurée par le mariage (voir, mutatis mutandis, Schalk et Kopf, précité, § 109).

84. De plus, la requérante et son épouse ne perdraient aucun autre droit si leur mariage était transformé en partenariat enregistré. Comme le Gouvernement l’explique de manière convaincante, l’expression « se transforme » figurant à l’article 2 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles a été délibérément choisie pour illustrer le fait que la relation juridique initiale se poursuit simplement sous une dénomination différente et avec un contenu légèrement modifié. La durée du partenariat est donc calculée à partir de la date à laquelle il a été contracté et non à partir du changement de dénomination. Cet aspect peut se révéler important dans les cas où la durée de la relation constitue une donnée à prendre en compte au regard de la législation interne, par exemple pour le calcul d’une pension de réversion. Partant, la Cour ne peut juger bien fondée l’allégation de la requérante selon laquelle la transformation de son mariage en un partenariat enregistré serait assimilable à un divorce.

85. Par ailleurs, la Cour estime que la transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré n’emporterait pas d’effets ou n’emporterait que des effets minimes sur la vie familiale de l’intéressée. Elle souligne que l’article 8 protège également la vie familiale des partenaires de même sexe et de leurs enfants (Schalk et Kopf, précité, §§ 91 et 94). Dès lors, il importe peu, du point de vue de la protection offerte à la vie familiale, que la relation de la requérante avec sa famille soit fondée sur des liens maritaux ou sur un partenariat enregistré.

86. Les aspects relatifs à la vie familiale se retrouvent aussi dans la relation de la requérante avec sa fille. La paternité de la requérante ayant déjà été valablement établie pendant le mariage, la Cour estime qu’en vertu du droit positif finlandais une éventuelle transformation du mariage en partenariat enregistré n’aurait aucun effet sur le lien de filiation paternelle entre la requérante et sa fille. L’enfant continuerait donc à être considérée comme étant née dans le mariage. En outre, ainsi que l’expose le Gouvernement, dans le système finlandais la paternité présumée sur la base du mariage ou la paternité établie ne peuvent être annulées au motif que l’homme est ultérieurement devenu une femme à la suite d’une opération de conversion sexuelle. Cela est confirmé par le fait, évoqué par le Gouvernement, que dans aucun des cas où une conversion sexuelle a eu lieu en Finlande il n’y a eu de modification des liens de filiation préexistants. De même, le changement de sexe d’un père n’a aucun effet juridique sur sa responsabilité en ce qui concerne les obligations de soins, de garde ou d’entretien vis-à-vis de son enfant, étant donné qu’en Finlande cette responsabilité se fonde sur la parentalité, quel que soit le sexe des parents ou la forme de leur relation. Partant, la Cour juge établi que la transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré n’aurait aucune incidence sur la vie familiale de l’intéressée telle que protégée par l’article 8 de la Convention.

87. S’il est regrettable que la requérante se retrouve quotidiennement dans des situations où son numéro d’identité inapproprié lui vaut des désagréments, la Cour estime que l’intéressée dispose d’une possibilité réelle de modifier cet état de choses : son mariage peut à tout moment, sous réserve du consentement de son épouse, être transformé, ex lege, en un partenariat enregistré. À défaut d’un tel consentement, l’intéressée a toujours la possibilité, comme n’importe quelle personne mariée, de demander le divorce. La Cour considère qu’il n’est pas disproportionné de poser comme condition préalable à la reconnaissance juridique du changement de sexe de la requérante que son mariage soit transformé en partenariat enregistré, celui-ci représentant selon elle une option sérieuse offrant aux couples de même sexe une protection juridique pratiquement identique à celle du mariage (Parry, décision précitée). On ne peut donc dire que, du fait des différences mineures qui existent entre ces deux formes juridiques, le système en vigueur ne permet pas à l’État finlandais de remplir les obligations positives qui lui incombent.

88. En conclusion, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que les effets sur la requérante du système finlandais actuel dans son ensemble soient disproportionnés, et elle considère qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu.

89. Dès lors, elle conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

II. sur la violation alléguée de l’article 12 de la convention

90. À l’origine, la requérante n’avait pas invoqué l’article 12 de la Convention dans sa requête à la Cour. Le 23 mars 2010, la chambre a toutefois décidé d’office de communiquer la requête sous l’angle de cette disposition également.

91. L’article 12 de la Convention se lit ainsi :

« À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »

A. Arrêt de chambre

92. Dans son arrêt du 13 novembre 2012, la chambre a observé que la présente affaire ne soulevait en soi aucune question sous l’angle de l’article 12 de la Convention, qui garantit le droit de se marier. Elle a constaté que la requérante était légalement mariée depuis 1996 et que le problème en l’espèce tenait plutôt aux conséquences du changement de sexe de la requérante sur ses liens maritaux avec son épouse, question qui avait déjà été examinée sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Eu égard à ses conclusions au regard de cette dernière disposition, la chambre a jugé inutile de se livrer à un examen distinct de l’affaire sur le terrain de l’article 12.

B. Observations des parties

1. La requérante

93. La requérante reproche à la chambre d’avoir adopté une interprétation sélective de l’article 12 de la Convention. Elle estime qu’il aurait été important de procéder à un examen séparé au regard de cette disposition, qui appelle selon elle, par rapport à l’article 8, une analyse différente consistant à rechercher si la cessation obligatoire du mariage portait atteinte à la « substance du droit de se marier », dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour. La requérante ajoute que pareille analyse aurait en outre permis de remédier au fait que la chambre ne s’est pas penchée sur ses droits familiaux découlant de l’article 8.

94. Elle considère que l’article 12 de la Convention devrait être interprété soit de manière restrictive comme se rapportant seulement à l’acte de contracter mariage, soit de manière plus large comme s’étendant également au maintien du mariage. Elle soutient que dans le premier cas l’article 12 ne serait pas applicable à sa situation puisqu’à l’époque où elles formaient un couple de sexe opposé son épouse et elle avaient de fait contracté mariage. Dans le deuxième cas, en revanche, il serait nécessaire selon elle de rechercher si le divorce « forcé » porte atteinte à la « substance même du droit de se marier ». Pour la requérante, c’est cette dernière interprétation qu’il faut retenir. L’intéressée estime en effet que permettre à un gouvernement d’intervenir dans un mariage de la façon dont le gouvernement défendeur est intervenu dans son mariage à elle ce serait en pratique vider de toute sa substance le droit de se marier. Ainsi interprété, l’article 12 trouverait donc à s’appliquer en l’espèce, ce qui exigerait un examen de l’affaire sous l’angle de cette disposition.

2. Le Gouvernement

95. Le Gouvernement partage l’avis de la chambre selon lequel il n’y a pas lieu d’examiner les circonstances de l’espèce séparément sous l’angle de l’article 12 de la Convention. Il estime que la jurisprudence de la Cour ne permet pas de répondre au souhait de la requérante de rester mariée à son épouse de sexe féminin une fois son nouveau sexe confirmé, et que la question de savoir comment réglementer les effets du changement de sexe relève de la marge d’appréciation de l’État contractant. Il ajoute que la Cour administrative suprême a observé en l’espèce que le législateur n’avait pas voulu changer le fait que seuls un homme et une femme pouvaient s’unir par le mariage, mais qu’il avait permis à la relation de se poursuivre sous la forme d’un partenariat enregistré, qui était juridiquement protégé et comparable au mariage. Pour le Gouvernement, la transformation de l’institution du mariage en une institution neutre du point de vue du genre appelle l’adoption d’une loi par le Parlement.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

96. La Cour rappelle que l’article 12 de la Convention constitue la lex specialis pour le droit au mariage. Il garantit le droit fondamental pour un homme et une femme de se marier et de fonder une famille. Il prévoit expressément que le mariage est réglementé par le droit national. Il consacre le concept traditionnel du mariage, à savoir l’union d’un homme et d’une femme (Rees, précité, § 49). S’il est vrai qu’un certain nombre d’États membres ont ouvert le mariage aux partenaires de même sexe, l’article 12 ne saurait être compris comme imposant pareille obligation aux États contractants (Schalk et Kopf, précité, § 63).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

97. La question en jeu concerne les conséquences du changement de sexe de la requérante sur ses liens maritaux. À l’instar de la chambre, la Grande Chambre estime que cette question a déjà fait l’objet ci-dessus, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, d’un examen qui a abouti à un constat de non-violation de cette disposition. Dans ces conditions, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 12 de la Convention, et qu’il n’y a pas lieu de formuler une conclusion séparée sur le terrain de cet article.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 8 ET 12

98. Invoquant l’article 14 de la Convention, la requérante allègue qu’en refusant de lui donner un numéro d’identité féminin qui corresponde à son véritable sexe l’État lui fait subir une discrimination. Elle se plaint que ce refus l’oblige à divulguer l’information confidentielle de son transsexualisme, exposant que, contrairement aux autres personnes, elle doit expliquer ce décalage chaque fois qu’on lui demande son numéro d’identité.

99. L’article 14 de la Convention se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Arrêt de chambre

100. Dans son arrêt du 13 novembre 2012, la chambre a estimé que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 trouvait à s’appliquer.

101. Elle a ensuite relevé que les griefs de la requérante formulés sur le terrain de l’article 14 avaient trait à l’impossibilité pour l’intéressée d’obtenir un numéro d’identité féminin. Elle a observé que la requérante comparait sa situation à celle des autres personnes en général, y compris les cissexuels et les transsexuels non mariés. Estimant que ces situations ne présentaient pas une similarité suffisante pour être comparées les unes aux autres, elle a conclu que la requérante ne pouvait prétendre se trouver dans la même situation que les autres catégories de personnes qu’elle évoquait.

102. La chambre a ajouté que pour l’essentiel le problème en l’espèce découlait du fait que le droit finlandais n’autorisait pas le mariage entre partenaires du même sexe. Elle a rappelé que, selon la jurisprudence de la Cour, les articles 8 et 12 n’imposent pas aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe, et que l’article 14 combiné avec l’article 8 ne peut pas davantage être compris comme imposant aux États contractants une obligation de garantir aux couples de même sexe le droit de rester mariés. Elle a considéré que, s’agissant de l’obtention d’un numéro d’identité féminin, la requérante ne pouvait être réputée victime d’une discrimination par rapport à d’autres personnes, à supposer du reste qu’elle pût passer pour être dans une situation comparable à celle de ces personnes. Elle a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

B. Observations des parties

1. La requérante

103. Sous l’angle de l’article 14 de la Convention, la requérante se dit victime d’une discrimination à un double titre.

104. Premièrement, elle explique devoir remplir une condition supplémentaire, à savoir la cessation de son mariage, pour obtenir la reconnaissance juridique de son genre. Elle subirait donc une discrimination par rapport aux cissexuels, dont le genre ferait l’objet d’une reconnaissance juridique à la naissance, sans autre condition. Cette différence de traitement lui vaudrait des problèmes au quotidien.

105. Deuxièmement, la relation de la requérante avec son épouse et son enfant bénéficierait d’une protection juridique inférieure à celle accordée aux mariages hétérosexuels, ce en raison des vues stéréotypées associées à l’identité de genre de la requérante. Les mariages des cissexuels, contrairement au sien, ne courraient pas le risque d’un divorce « forcé ». Or l’identité de genre serait désormais généralement reconnue comme un motif de protection dans le cadre des dispositions qui interdisent la discrimination.

2. Le Gouvernement

106. Le Gouvernement admet que l’article 14 de la Convention est applicable dans la présente affaire, considérant qu’elle tombe sous le coup de l’article 8, mais il estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14. Pour le cas où la Cour parviendrait à une conclusion différente, il soutient que, n’ayant pas de revendication relativement à leur genre, les cissexuels ne sont pas dans une situation similaire à celle de la requérante. Il estime qu’en tout état de cause la Cour devrait conclure à l’existence d’une justification objective et raisonnable. Il ajoute que l’ordre juridique finlandais interdit la discrimination fondée sur le transsexualisme.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

107. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’emprise de l’une au moins desdites clauses (voir, par exemple, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 47, 22 janvier 2008, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).

108. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, une question ne peut se poser au regard de l’article 14 que lorsqu’il existe une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Pareille différence de traitement est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

109. D’une part, la Cour a dit à maintes reprises que les différences fondées sur le sexe ou sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des raisons particulièrement sérieuses (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999‑VI, L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 45, CEDH 2003‑I, Karner c. Autriche, no 40016/98, § 37, CEDH 2003‑IX, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 99, CEDH 2013, et Vallianatos et autres, précité, § 77). D’autre part, une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État lorsqu’il s’agit, par exemple, de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, le domaine et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 38, Recueil 1998‑II).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

110. Nul ne conteste en l’espèce que la situation de la requérante relève des notions de « vie privée » et de « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention et qu’elle tombe aussi sous l’empire de l’article 12. En conséquence, l’article 14 combiné avec ces deux dispositions trouve à s’appliquer.

111. La Cour relève que les griefs formulés par la requérante au titre de l’article 14 concernent sa demande de numéro d’identité féminin et les problèmes qu’elle a rencontrés à cet égard. Dans ses observations, la requérante compare sa situation à celle des cissexuels, expliquant que ceux-ci bénéficient automatiquement à la naissance de la reconnaissance de leur genre et que leurs mariages, contrairement au sien, ne courent pas le risque d’un divorce « forcé ».

112. La Grande Chambre souscrit à l’avis de la chambre selon lequel la situation de la requérante et celle des cissexuels ne présentent pas une similarité suffisante pour pouvoir être comparées l’une avec l’autre. Partant, la requérante ne peut prétendre se trouver dans la même situation que les cissexuels.

113. En conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 12.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

2. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 12 de la Convention ;

3. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 12 ;

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 juillet 2014.

Johan CallewaertDean Spielmann
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Ziemele ;

– opinion dissidente commune aux juges Sajó, Keller et Lemmens.

D.S.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ZIEMELE

(Traduction)

1. J’ai voté avec la majorité en l’espèce, mais je souhaiterais ajouter quelques commentaires sur la méthodologie utilisée dans l’arrêt. Pour moi en effet, ce sont en particulier les choix méthodologiques qui constituaient les points délicats dans la présente affaire. L’affaire concerne un droit allégué de rester marié et un droit de changer de sexe. La chambre l’a traitée comme une affaire de droit à la vie privée et du point de vue d’une ingérence dans ce droit. Elle a eu égard à l’absence de communauté de vues en Europe sur le mariage homosexuel lorsqu’elle a examiné la proportionnalité de cette ingérence. Tout en prenant note de l’approche de la chambre, la Grande Chambre a décidé qu’il s’agissait d’une affaire d’obligations positives (paragraphe 64 de l’arrêt). Certes, la Cour a toujours souligné qu’il est difficile de tracer une frontière nette entre les obligations négatives et les obligations positives. Je me demande si la difficulté est réelle ou si c’est le choix de la Cour de laisser cette question relativement ouverte. Cette affaire montre combien la différence peut avoir de l’importance puisqu’en l’occurrence la Grande Chambre a choisi une autre approche que celle de la chambre. Récemment, dans une autre affaire, la Grande Chambre a décidé de ne pas suivre l’approche de la chambre, qui avait traité l’affaire comme une affaire d’ingérence, et d’aborder celle-ci sous l’angle des obligations positives (voir, par exemple, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, CEDH 2014).

2. Dans le cadre de l’article 8, la Cour renvoie à sa jurisprudence selon laquelle il n’y pas d’obligation d’accorder aux couples de même sexe un accès au mariage (paragraphe 71 de l’arrêt). En fait, la Cour a déclaré à maintes reprises que, eu égard à l’absence de pratique claire en Europe et au débat en cours dans nombre de sociétés européennes sur cette question, elle ne pouvait pas interpréter l’article 8 comme imposant une telle obligation. Aux fins de cette affaire, la Cour, une fois de plus, se risque à examiner le « consensus européen ». La donne a-t-elle changé depuis sa dernière affaire ? Cela signifie fondamentalement que la Cour tente d’établir le contenu du droit et de la pratique internes dans, si possible, quarante-sept États membres et essaie de déterminer si une pratique ultérieure d’un État peut être apparue et pourrait conduire à une nouvelle interprétation, voire à une modification, d’un traité (article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités), ou bien confirmer l’existence d’une opinio juris (I. Ziemele, « Customary International Law in the Case-Law of the European Court of Human Rights – The Method », in Le Juge et la coutume internationale (Conseil de l’Europe, 2012), pp. 75-83).

3. Cependant, je me demande dans quelle mesure et de quelle manière l’analyse susmentionnée était nécessaire en l’espèce. Cette analyse semble liée au choix de la Cour d’examiner l’affaire du point de vue des obligations positives. Au paragraphe 79 de l’arrêt, la Cour rappelle que « la question clé en l’espèce est celle de savoir si le système dont s’est doté l’État finlandais permet aujourd’hui à celui-ci de respecter ses obligations positives en la matière ou si la requérante devrait être autorisée à conserver ses liens maritaux tout en bénéficiant de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe, alors même que cette solution impliquerait un mariage homosexuel entre l’intéressée et son épouse ». Le seul point qui vaut une référence aux données recueillies au cours de l’étude de droit comparé est l’observation que, quoi qu’il en soit, la Finlande appartient déjà à un groupe minoritaire d’États qui reconnaît les conséquences juridiques pertinentes d’un changement de sexe. Cela semble impliquer que la Finlande est assez avancée dans ses processus internes en comparaison d’autres sociétés et se conforme probablement à ses obligations positives, dans la mesure où l’on peut conclure que celles-ci existent.

4. À cet égard, le fait que la Convention n’impose pas à la Finlande l’obligation spécifique d’autoriser le mariage homosexuel n’aide pas la Cour à traiter le problème en l’espèce (paragraphe 79 de l’arrêt). La requérante ne peut prétendre tirer de la Convention un droit de préserver ses liens maritaux. Ce n’est du reste pas ce qu’elle soutient. Elle allègue que le changement qui lui est imposé porte atteinte à son droit à la vie privée. Toutefois, il n’est pas démontré que sa vie familiale au sens de l’article 8 serait véritablement touchée par son changement de sexe. La véritable tâche de la Cour en l’espèce est l’appréciation d’une ingérence dans ses affaires privées ; en conséquence, j’aurais suivi, en ce qui concerne la méthodologie, le raisonnement adopté par les juges dissidents, mais sans souscrire à leurs conclusions. Je vois une lacune logique dans la conclusion de la Cour selon laquelle il n’y a pas eu violation en raison de l’absence d’obligation positive spécifique d’introduire une législation sur les mariages de même sexe. S’il s’agissait d’une affaire d’obligations positives, la Cour aurait pu probablement s’arrêter au paragraphe 80 de l’arrêt, dans lequel elle note les progrès effectués par la Finlande parmi d’autres États. Je relève également que le raisonnement, pour la majeure partie, suit en fait les arguments applicables à l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence (paragraphes 81 et 84 et suivants). À la différence des juges de la minorité, j’estime que la protection de la morale reste une justification pertinente pour l’ingérence dans le droit de la requérante à la vie privée dans la mesure où cette ingérence concerne la situation de son mariage et est considérée dans le contexte de l’ample marge d’appréciation laissée aux États.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, KELLER ET LEMMENS

(Traduction)

1. À notre grand regret, nous ne pouvons souscrire au constat de non‑violation de l’article 8 de la Convention auquel la majorité est parvenue en l’espèce. Nous concentrerons notre raisonnement sur l’article 8 de la Convention. Toutefois, nous pensons que l’affaire aurait dû également être traitée différemment en ce qui concerne tant l’article 12 que l’article 14 combiné avec l’article 8.

I. Remarques préliminaires

2. L’examen du grief de la requérante au regard de l’article 8 de la Convention a pour point de départ l’idée que l’identité de genre constitue un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu, et que les États sont tenus de reconnaître les changements de sexe des transsexuels opérés (paragraphes 67 et 68 de l’arrêt). À cet égard, la Cour a dit en 2002 qu’en l’absence de « difficultés concrètes ou notables ou [d’]atteinte à l’intérêt public » qui découleraient de la reconnaissance du nouveau sexe d’un transsexuel à l’issue d’un processus de conversion sexuelle, « on [pouvait] raisonnablement exiger de la société qu’elle accepte certains inconvénients afin de permettre à des personnes de vivre dans la dignité et le respect, conformément à l’identité sexuelle choisie par elles au prix de grandes souffrances » (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 91, CEDH 2002‑VI). Sur ce point, nous sommes d’accord avec la majorité.

3. Cependant, de notre point de vue, la majorité fonde son raisonnement sur trois hypothèses auxquelles nous ne pouvons adhérer.

4. Premièrement, la majorité déclare que le grief doit s’analyser du point de vue d’une obligation positive (paragraphes 62-64 de l’arrêt). Ce choix est important car la Cour accorde aux États une marge d’appréciation plus large en matière d’obligations positives que d’obligations négatives (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, § 96, CEDH 2005‑IV, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, §§ 248-249 et 266, CEDH 2010). Toutefois, le refus de l’État d’accorder à la requérante une nouvelle carte d’identité reflétant son nouveau sexe devrait à notre avis être examiné comme une violation potentielle d’une obligation négative, car cela n’exige pas de démarches importantes des autorités de l’État ni n’implique des conséquences sociales ou économiques majeures. En d’autres termes, pour la majorité, l’ingérence commise par les autorités de l’État se limite simplement au refus de celles-ci de disjoindre la question de la nouvelle carte d’identité de celle du statut marital de la requérante. Sur ce point, nous sommes en désaccord avec la majorité sur le plan doctrinal.

5. Deuxièmement, un argument décisif à la base de la conclusion de la majorité est l’absence de consensus parmi les États membres du Conseil de l’Europe sur les questions concernant les transsexuels (paragraphe 74 de l’arrêt). À notre sens, ce n’est pas la bonne approche, ne serait-ce que parce qu’elle est contraire à la jurisprudence antérieure de la Cour. La Cour devrait utiliser le consensus général uniquement comme un élément d’un ensemble d’outils et de critères en vue de déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation de l’État dans un domaine particulier (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 148, CEDH 2013). En d’autres termes, l’existence d’un consensus n’est pas le seul facteur qui influence l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’État : cette marge est restreinte « [l]orsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu » (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011)[1]. De manière générale, lorsqu’il s’agit d’un aspect particulièrement important d’un droit de la Convention, la Cour devrait donc examiner les cas individuels avec une grande minutie et, s’il y a eu ingérence incompatible avec les normes posées par la Convention, statuer en conséquence – même si de nombreux États contractants sont potentiellement concernés. Cette règle s’applique en l’espèce : un aspect particulièrement important de l’identité de la requérante est ici en jeu, d’où la marge d’appréciation plus étroite accordée à l’État. Compte tenu des critiques dont a fait l’objet par le passé la théorie du consensus, lequel a été considéré comme un instrument potentiel de régression permettant de faire prévaloir le « plus petit dénominateur commun » parmi les États membres, nous estimons que l’adhésion de la Cour à cette approche doit avoir ses limites, et que l’absence de consensus ne peut servir à élargir l’étroite marge d’appréciation dont jouit l’État en l’espèce[2]. À cet égard, nous relevons que, lorsqu’elle est apportée, la preuve de l’existence d’un consensus ne dépend pas d’une communauté de vues dans une supermajorité d’États : la Cour jouit d’une certaine latitude s’agissant de valider l’existence de tendances (voir, par comparaison, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 91, CEDH 2013)[3]. Nous relevons également que, dans l’arrêt de principe Christine Goodwin, précité, la Cour a dit, concernant l’absence de consensus sur la reconnaissance légale du nouveau sexe, que

« l’absence de pareille démarche commune entre les quarante-trois États contractants n’est guère surprenante, eu égard à la diversité des systèmes et traditions juridiques. (...) Aussi la Cour attache-t-elle moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés. » (Christine Goodwin, précité, § 85)

La Cour a ajouté que la question de la reconnaissance juridique du nouveau sexe d’un transsexuel opéré ne relevait plus de la marge d’appréciation de l’État (Christine Goodwin, précité, § 93). En ce qui concerne cette « tendance », nous relevons que la reconnaissance juridique des droits des personnes transsexuelles et intersexuelles gagne constamment du terrain au niveau international[4]. Concernant la signification de l’absence de consensus parmi les États membres, nous sommes donc en désaccord avec la majorité d’un point de vue méthodologique.

6. Troisièmement, la majorité part du principe que la requérante avait réellement le choix entre le maintien de son mariage et l’obtention d’un numéro d’identité féminin (paragraphes 76-78 de l’arrêt). Pour nous, il est hautement problématique d’opposer deux droits de l’homme – en l’occurrence, le droit à la reconnaissance de son identité de genre et le droit de maintenir une situation matrimoniale – l’un à l’autre. De plus, nous pensons que la majorité n’a pas suffisamment pris en compte le fait que la requérante et son épouse sont profondément croyantes (paragraphe 44 de l’arrêt), et qu’en conséquence, pour elles, leur mariage durera la vie entière. Enfin, l’épouse de la requérante continue de s’identifier comme une hétérosexuelle. Étant donné leur éducation religieuse, la requérante et son épouse ne peuvent pas se satisfaire d’une transformation de leur mariage en partenariat de même sexe puisque ce serait contraire à leurs convictions religieuses. À cet égard, nous estimons que la majorité n’a pas pris suffisamment en compte d’importantes informations factuelles.

7. Sur ce point, nous aimerions souligner que la Cour aurait dû examiner les griefs au regard de l’article 8 en ayant égard à l’importance particulière de l’identité de genre pour un individu, à la marge d’appréciation limitée dont les États bénéficient en conséquence dans ce domaine ainsi qu’aux fortes convictions religieuses de la requérante et de son épouse vis-à-vis de leur mariage.

II. Article 8 de la Convention

8. La requérante a intérêt à se voir accorder un numéro d’identification féminin car sinon elle se verra dans l’obligation de s’identifier en tant que personne transgenre – et donc révéler un aspect de sa personnalité appartenant à sa sphère la plus intime – chaque fois que le décalage entre son apparence et sa carte d’identité nécessitera des explications. Nous estimons que cela représente plus que des « désagréments » regrettables (paragraphe 87 de l’arrêt). À cet égard, nous renvoyons de nouveau à l’arrêt en l’affaire Christine Goodwin, dans lequel la Grande Chambre a déclaré que :

« Le stress et l’aliénation qu’engendre la discordance entre le rôle adopté dans la société par une personne transsexuelle opérée et la condition imposée par le droit qui refuse de consacrer la conversion sexuelle ne sauraient, de l’avis de la Cour, être considérés comme un inconvénient mineur découlant d’une formalité. On a affaire à un conflit entre la réalité sociale et le droit qui place la personne transsexuelle dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. » (Christine Goodwin, précité, § 77)

Par ailleurs, le choix qui s’offre à la requérante, à savoir la conversion de son mariage en un partenariat homosexuel, n’est pas une option – comme nous l’avons expliqué ci-dessus –, car les intéressées, mariées depuis 1996, se retrouvent dans des convictions religieuses qui ne permettent pas la transformation de leur relation en un partenariat homosexuel. Leurs dix-sept ans de mariage, pendant lesquels l’assistance et le soutien apportés à la requérante par son épouse ont été déterminants non seulement pour leur relation mais également pour le difficile processus de conversion sexuelle vécu par la requérante, ne nous donne aucune raison de douter du profond attachement de l’intéressée et de son épouse hétérosexuelle à leur mariage. Comme le montre le présent arrêt, la requérante se retrouve contrainte de choisir entre la continuation de son mariage, ce qui relève de la « vie familiale » aux fins de l’article 8, et la reconnaissance légale de son identité de genre, ce qui relève du volet « vie privée » du même article (paragraphes 57-61 de l’arrêt). À partir de là, nous ne pouvons souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle la requérante disposait de plusieurs options acceptables (paragraphes 76-77 de l’arrêt), et nous nous voyons amenés à conclure qu’elle subira une ingérence dans l’exercice de ses droits au regard de l’article 8, quelle que soit l’« option » choisie.

9. Dans le cadre d’un examen classique de l’ingérence alléguée dans les droits de la requérante au regard de l’article 8, il conviendrait d’examiner si l’ingérence était prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique pour atteindre un ou plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2. La première de ces conditions est certainement remplie. Quant à la poursuite d’un but légitime, dans le contexte de sa jurisprudence concernant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, la Cour a admis que les États avaient un intérêt légitime à protéger le mariage au sens traditionnel du terme en réservant légalement cette institution aux partenaires hétérosexuels, et que cet intérêt pouvait justifier une différence de traitement (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 40, CEDH 2003‑IX, Parry c. Royaume-Uni (déc.), no 42971/05, CEDH 2006-XV, Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, §§ 61-62, CEDH 2010, et Vallianatos et autres, précité, §§ 83-85). Lorsqu’elle est amenée à effectuer un examen séparé de l’article 8, la Cour doit cependant déterminer non pas s’il existe une justification de la différence de traitement, mais si une restriction aux droits est autorisée pour atteindre l’un des buts énumérés à l’article 8 § 2. Étant donné que la restriction en jeu ici n’est manifestement pas nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique ou au bien-être économique de la Finlande, ni à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales ou à la protection de la santé, les deux seuls motifs de restriction qui restent sont la protection des droits et des libertés d’autrui ou la protection de la morale.

10. Nous estimons que les droits et libertés d’autrui ne seraient en aucune façon touchés si la requérante et son épouse étaient autorisées à rester mariées malgré le changement de sexe de la requérante. La continuation de leur lien marital n’aurait aucun effet préjudiciable sur les droits d’autrui de se marier ni sur les mariages existants.

11. Deuxièmement, tout en reconnaissant que la protection de la famille traditionnelle peut se justifier par certaines préoccupations morales, nous considérons que la protection de la morale ne fournit pas une justification suffisante de la restriction apportée aux droits de la requérante en l’espèce. Afin qu’elle puisse justifier la présente ingérence dans les droits au regard du deuxième paragraphe de l’article 8, cette ingérence doit être nécessaire dans une société démocratique. La Cour doit en conséquence examiner si l’ingérence était justifiée par l’existence d’un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, et donc déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en cause, une question qui implique une certaine marge d’appréciation laissée à l’État (A, B et C c. Irlande, précité, § 229).

12. Le Gouvernement n’a pas soutenu que l’éventualité pour les transsexuels mariés d’obtenir la reconnaissance légale de leur genre à l’issue du processus de conversion sexuelle poserait des difficultés pratiques notables. Pour dire les choses simplement, le seul intérêt en jeu est l’intérêt général à exclure les couples homosexuels de l’institution du mariage. Sans vouloir nier l’intérêt de l’État à protéger l’institution du mariage, nous estimons que l’importance à accorder à cet argument relève d’une autre question qui doit être considérée séparément. À notre sens, l’institution du mariage ne serait pas mise en danger par un petit nombre de couples qui souhaiteraient conserver leurs liens maritaux dans une situation telle que celle de la requérante. À la lumière de ce qui précède, nous ne pouvons conclure que l’État défendeur peut invoquer un besoin social impérieux pour refuser à la requérante de rester mariée après la reconnaissance légale de son sexe acquis.

13. S’agissant plus spécifiquement de la proportionnalité de l’ingérence, nous relevons que l’État dispose d’une certaine marge d’appréciation concernant la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en question. Cela pris en compte, nous estimons néanmoins que le Gouvernement n’a pas démontré que le risque pour la morale était assez substantiel pour mériter l’ingérence en question. À ce sujet, nous relevons que, étant donné que la requérante et son épouse étaient toujours mariées au moment du prononcé de cet arrêt, elles se présentent au monde extérieur comme deux personnes ayant une identité et une expression de genre féminines, et qui sont unies par un mariage légalement valable. En d’autres termes, elles continuent de vivre ensemble comme un couple marié en parfaite conformité avec le droit finlandais, alors même que, aux yeux de nombreuses personnes, elles forment un couple homosexuel. Le changement d’identité de genre de la requérante étant un fait accompli, il est difficile de comprendre en quoi la reconnaissance légale de sa conversion sexuelle aurait un impact significatif (additionnel) sur la morale publique. De plus, nous renvoyons à l’arrêt récent de la Cour suprême indienne, qui relève que la société maltraite les personnes transgenre tout en « oubliant que la faillite morale tient à la mauvaise volonté de la société d’intégrer ou d’accueillir différentes identités et expressions de genre, un paradigme qu’il faut changer »[5]. Comme l’a dit un auteur, la réaction problématique de « haut-le-cœur » de la société vis-à-vis des personnes transgenres n’est pas une notion normative devant être soutenue par la loi[6].

14. À la lumière des considérations ci-dessus, l’examen de la question de savoir si la restriction apportée aux droits de la requérante au regard de l’article 8 est justifiée au regard du paragraphe 2 de cette disposition ne peut que nous amener à conclure que l’ingérence dans les droits de la requérante n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, nous estimons qu’il y a eu violation de l’article 8.

III. Article 12 de la Convention

15. Dès lors que nous concluons à la violation de l’article 8, nous considérons qu’aucune question séparée ne se pose au regard de l’article 12.

16. Nous aimerions cependant souligner qu’il est bien plus difficile de déterminer si une question se pose au regard de l’article 12 après un constat de non-violation de l’article 8 tel que celui auquel est parvenu la majorité. À notre avis, la majorité aurait dû examiner la question de savoir si l’article 12 garantit non seulement le droit de se marier mais également celui de rester marié à moins que des raisons impérieuses ne justifient une ingérence dans la situation matrimoniale des époux. Nous estimons que la conversion sexuelle subie par l’un des époux n’est pas une raison impérieuse justifiant la dissolution d’un mariage lorsque les deux époux souhaitent expressément poursuivre leurs liens maritaux préexistants. Cet argument trouve appui dans le principe no 3 des principes de Jogjakarta[7] et des arrêts récents des juridictions constitutionnelles d’Autriche, d’Allemagne et d’Italie, qui ont toutes trois infirmé des décisions posant la dissolution d’un mariage préexistant comme condition préalable à la reconnaissance légale d’une conversion sexuelle[8].

IV. Article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

17. Sans aucun doute, les questions soulevées en l’espèce relèvent à la fois de la notion de vie privée et de celle de vie familiale au sens de l’article 8 (paragraphes 59 et 60 de l’arrêt et point 8 ci-dessus). De plus, il n’est pas contesté que la requérante a subi une différence de traitement fondée sur son genre (et non sur son orientation sexuelle, qui est une question distincte et séparée). La majorité souligne à juste titre que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, les différences fondées sur le genre doivent être justifiées par des raisons particulièrement sérieuses (paragraphe 109 de l’arrêt). À notre avis, point n’est besoin de se référer également à la jurisprudence de la Cour en matière d’orientation sexuelle.

18. La question difficile en l’espèce tient à l’identification du groupe auquel la requérante et son épouse peuvent être comparées. La requérante soutient avoir été traitée différemment des cissexuels en ce qui concerne le refus de lui accorder une nouvelle carte d’identité et aussi des hétérosexuels en ce qui concerne la protection de son mariage avec une épouse hétérosexuelle.

19. Nous regrettons que la majorité rejette ces questions simplement au motif que la situation de la requérante et celle des cissexuels ne présentent pas une similarité suffisante (paragraphe 112 de l’arrêt). La majorité ne traite pas la question de savoir si la requérante est soumise à un traitement discriminatoire par rapport aux hétérosexuels (paragraphe 105 de l’arrêt). Nous ne pouvons penser à une quelconque situation – autre que des cas de mariages fictifs ou non consommés, ce qui relève d’une autre question – dans laquelle des conjoints cissexuels et hétérosexuels légalement mariés seraient sommés de choisir entre le maintien de leur situation matrimoniale et l’obtention de cartes d’identité correspondant au genre auquel ils s’identifient. Si les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (X et autres c. Autriche, précité, § 98, Vallianatos et autres, précité, § 76, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012), il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (ibidem, § 126). Dès lors, nous estimons que la Cour aurait dû se pencher sur cette question.

20. Dernier point, mais non des moindres, nous estimons que la requérante et son épouse sont victimes de discrimination en raison du fait que les autorités n’ont pas fait de différence entre leur situation et celle des couples homosexuels (voir, mutatis mutandis, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000‑IV). En fait, l’ordre juridique national traite leur cas comme si elles étaient homosexuelles. Toutefois, au moins au moment où elles ont contracté mariage, la requérante et son épouse ne formaient pas un couple homosexuel. Ce serait simplifier à l’excès la situation que de traiter leur relation comme une relation homosexuelle, même si l’on se situe après la conversion sexuelle de la requérante. À notre sens, le point crucial en ce qui concerne la question de discrimination est celui de savoir si l’État a ou non failli à établir une différence entre la situation de la requérante et celle d’un couple homosexuel en se refusant à introduire des exceptions appropriées à la règle excluant les couples homosexuels de l’institution du mariage (voir, mutatis mutandis, Thlimmenos, précité, § 48). Nous regrettons que cette question n’ait pas été soulevée.

V. Conclusion

21. En somme, nous ne souscrivons pas aux conclusions de la majorité sur plusieurs points. Premièrement, nous ne sommes pas d’accord avec la majorité en ce qui concerne la nature de l’obligation en question, la méthodologie concernant le degré de contrôle, et la conclusion selon laquelle la requérante disposait d’un choix réel entre la préservation de son mariage et l’obtention de la reconnaissance légale de son nouveau sexe. Deuxièmement, concernant la justification de l’ingérence dans les droits de la requérante au regard de l’article 8, nous soutenons qu’il n’y aurait pas d’atteinte au but légitime de la protection de la famille traditionnelle si les personnes se trouvant dans une situation analogue à celle de la requérante et de son épouse étaient autorisées à rester mariées après la reconnaissance du nouveau sexe de l’un des conjoints. Étant donné qu’il n’y a pas de besoin social impérieux justifiant l’ingérence en question, qui n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique, nous estimons que la requérante a subi une violation de ses droits au regard de l’article 8. Troisièmement, nous considérons, à la lumière de la conclusion de la majorité sous l’angle de l’article 8, que les questions soulevées au regard de l’article 12 auraient dû être examinées. Enfin, nous ne sommes pas convaincus que la requérante n’ait pas subi une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné à l’article 8, et nous estimons que l’examen de la Cour aurait dû être plus approfondi à cet égard.

* * *

[1]. Luzius Wildhaber, Arnaldur Hjartarson et Stephen Donnelly, « No Consensus on Consensus? The Practice of the European Court of Human Rights », Human Rights Law Journal (2013), vol. 33, pp. 248-263, p. 252.

[2]. Paul Martens, « Les désarrois du juge national face aux caprices du consensus européen », in Dialogue entre juges (Conseil de l’Europe, 2008), pp. 79-99, p. 97. Voir également Eyal Benvenisti, « Margin of Appreciation, Consensus, and Universal Standards », New York University Journal of International Law and Politics (1999), vol. 31 (4), pp. 843-854, p. 852.

[3]. Voir à cet égard l’analyse de la jurisprudence de la Cour dans l’ouvrage de Laurence R. Helfer et Erik Voeten, « International Courts as Agents of Legal Change: Evidence from LGBT Rights in Europe », International Organization (2014), vol. 68 (1), pp. 77-110, p. 93.

[4]. Nous observons que, au sein de la juridiction du Conseil de l’Europe, l’existence d’un « troisième genre » a été reconnue par le législateur fédéral allemand (paragraphe 22(3) de la Personenstandsgesetz (PStG), en vigueur depuis le 19 février 2007 (BGBl. I p. 122), modifié par l’article 3 de la loi du 28 août 2013 (BGBl. I p. 3458)). En dehors de la juridiction du Conseil de l’Europe, les cours suprêmes de différents pays sont parvenues à la même conclusion (Cour suprême du Népal, Sunil Babu Pant et autres c. Népal, recours no 917, arrêt du 21 décembre 2007 ; High Court australienne, NSW Registrar of Births, Deaths and Marriages v. Norrie [2014] HCA 11 (2 avril 2014) ; Cour suprême indienne, National Legal Services Authority v. Union of India and Others, recours (civil) no 400 de 2012, arrêt du 15 avril 2014).

[5]. Cour suprême indienne, arrêt du 15 avril 2014, précité, note 4.

[6]. Alex Sharpe, « Transgender Marriage and the Legal Obligation to Disclose Gender History », The Modern Law Review (2012), vol. 75 (1), pp. 33-53, p. 39.

[7]. Commission internationale de juristes, Principes de Jogjakarta sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre, mars 2007, disponible à l’adresse suivante : www.yogyakartaprinciples.org/principles_fr.pdf. Le principe 3, qui porte sur le droit à la reconnaissance devant la loi, dispose notamment que : « Aucun statut, tel que le mariage ou la condition de parent, ne peut être invoqué en tant que tel pour empêcher la reconnaissance légale de l’identité de genre d’une personne. »

[8]. Cour constitutionnelle autrichienne, V 4/06-7, 8 juin 2006, IV.2 ; Cour constitutionnelle fédérale allemande, 1 BvL 10/05, 27 mai 2008, § 49 ; Cour constitutionnelle italienne, no 170/2014, 11 juin 2014 (ce dernier arrêt a été rendu après l’adoption du présent arrêt par la Grande Chambre). Nous reconnaissons cependant que la première de ces juridictions a seulement estimé qu’un changement légal de genre n’était pas possible pour les personnes mariées, et n’a pas examiné les conséquences de ce changement pour la situation civile de la personne. Les hautes juridictions allemande et italienne ont quant à elles estimé que la dissolution des mariages dans ces cas était interdite au motif que – contrairement à la situation en l’espèce – la réglementation interne ne prévoyait aucune possibilité de poursuivre la relation sous une autre forme (c’est-à-dire sous la forme d’un partenariat enregistré), et que les droits et obligations des conjoints en auraient donc été diminués.


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