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26/06/2014 | CEDH | N°001-145380

CEDH | CEDH, AFFAIRE M.E. c. SUÈDE, 2014, 001-145380


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE M.E. c. SUÈDE

(Requête no 71398/12)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

08/04/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire M.E. c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,

Ann Power-Forde,

Ganna Yudkivska,

Vincent A. De Gaetano,

André Potocki,

Aleš Pejchal, juges,

Johan Hirschfeldt, juge ad hoc,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mars 2014,

Rend...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE M.E. c. SUÈDE

(Requête no 71398/12)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

08/04/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M.E. c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,

Ann Power-Forde,

Ganna Yudkivska,

Vincent A. De Gaetano,

André Potocki,

Aleš Pejchal, juges,

Johan Hirschfeldt, juge ad hoc,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71398/12) dirigée contre le Royaume de Suède et dont un ressortissant libyen, M. M.E. (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).

2. Le requérant a été représenté par M. S.-Å. Petersson, conseiller en matière d’asile, exerçant à Stockholm. Le gouvernement suédois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme H. Lindquist, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait en particulier que ses droits découlant des articles 3 et 8 de la Convention seraient violés s’il était expulsé vers la Libye pour y déposer une demande de regroupement familial.

4. Le 12 décembre 2012, le président en exercice de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée a décidé d’appliquer l’article 39 du règlement et d’indiquer au Gouvernement que le requérant ne devait pas être expulsé vers la Libye avant l’issue de la procédure devant la Cour.

5. À cette même date, le 12 décembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

6. Helena Jäderblom, juge élue au titre de la Suède, s’étant trouvée empêchée (article 28 du règlement), le président de la chambre a décidé de désigner Johan Hirschfeldt pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement).

7. Outre les observations écrites soumises par le requérant et par le Gouvernement, des observations ont été reçues d’Amnesty International et, conjointement, de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), de la Commission internationale de juristes et de la branche européenne de l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (ILGA-Europe), que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le requérant est né en 1982. Il vit actuellement en Suède.

9. Le 29 juillet 2010, il demanda l’asile en Suède, indiquant qu’il était arrivé dans le pays trois jours plus tôt. Il déclara que le passeur qui avait organisé son voyage lui avait pris son passeport et il donna le numéro de téléphone portable d’une personne de contact, N.

10. Le 6 août 2010, l’office des migrations (Migrationsverket) eut un premier entretien avec le requérant. Celui-ci indiqua alors qu’il était originaire de Libye, que sa mère et ses frères et sœurs étaient restés dans ce pays, qu’il était toujours en relation avec eux et qu’il leur demanderait de lui envoyer son passeport et d’autres pièces d’identité. Il déclara en outre n’avoir aucun parent en Suède, mais il fournit les numéros de téléphone portable de deux personnes de contact dans ce pays, N. et H.

11. Un interrogatoire approfondi du requérant eut lieu le 20 août 2010 en présence d’un avocat commis d’office et d’un interprète. L’agente de l’office des migrations informa le requérant qu’il importait qu’il avançât toutes les raisons à l’appui de sa demande d’asile puisque c’était peut-être sa seule chance de les présenter. Elle l’assura également que l’ensemble des informations qu’il communiquerait seraient traitées en toute confidentialité. Le requérant remit sa carte d’identité et allégua que les autorités lui avaient confisqué son passeport et d’autres pièces d’identité. Il déclara ensuite essentiellement ce qui suit.

12. En avril 2010 il aurait quitté la Libye pour la Tunisie, où il serait resté jusqu’à ce que son oncle l’aidât à se rendre en Suède en juillet 2010 avec l’aide de passeurs et avec un faux passeport français. En Libye, il aurait été soldat et aurait travaillé comme garde sur une base militaire de Tripoli où il aurait rencontré des personnes qui l’auraient payé pour transporter illégalement des armes destinées à de puissants clans du sud de la Libye, qui auraient été liés aux autorités. Il aurait travaillé pour ces personnes pendant plus d’un an avant d’être arrêté en novembre 2009 lors d’un contrôle routier et interrogé. Il aurait été emmené dans un lieu inconnu, où il aurait été maintenu pendant trois semaines environ et soumis à des interrogatoires et à des tortures. Il aurait été accusé de détention illégale d’armes et de vol de voitures et aurait ensuite été transféré dans une prison militaire où son oncle lui aurait rendu visite. Celui-ci lui aurait alors pris un avocat. Les tortures subies lui auraient causé une grave blessure au bras, qui se serait infectée, et environ deux mois après son transfert dans une prison militaire, il aurait été emmené dans un hôpital civil par deux gardes. Après que le requérant aurait été soigné par un médecin, l’un des gardes serait parti lui chercher un café et un autre serait sorti avec lui pour fumer une cigarette. Il aurait alors réussi à s’échapper. Il soutint que s’il était renvoyé vers la Libye, il serait passible d’une peine de dix ans d’emprisonnement au moins pour les infractions pénales/qui lui auraient été reprochées. À ses dires, il risquait en outre d’être tué par les clans au motif qu’il aurait révélé leurs noms sous la torture. Le requérant montra des cicatrices au bras, sur le dos et à la tête.

13. L’agent de l’office des migrations demanda au requérant s’il sollicitait l’asile aussi pour d’autres raisons, ce à quoi l’intéressé répondit par la négative. Le requérant indiqua qu’il avait bien vécu en Libye jusqu’à son arrestation et qu’il avait même envisagé d’épouser une femme en mai 2010.

14. En septembre 2010, l’avocat commis d’office fournit des éclaircissements à l’office des migrations mais maintint pour l’essentiel ce qui avait été dit durant l’interrogatoire.

15. Le 21 février 2011, le requérant se rendit à l’office des migrations avec N. Il déclara qu’il souhaitait ajouter aux motifs avancés à l’appui de sa demande d’asile qu’il était homosexuel et qu’il avait une relation avec N., qu’il connaissait, d’après ses dires, depuis sa première semaine en Suède. Leur relation se serait développée avec le temps et le requérant aurait emménagé avec N. en décembre 2010. D’après le requérant, N. était transsexuel et titulaire d’un permis de séjour permanent en Suède.

16. Eu égard à ces nouvelles informations, l’office des migrations interrogea encore une fois le requérant le 1er novembre 2011. Lors de cet interrogatoire, celui-ci déclara qu’il avait été « normal » avant de s’intéresser à N. Leur relation aurait dépassé le stade de l’amitié, mais elle aurait été difficile en raison des attitudes très négatives des autres Arabes de la ville où ils vivaient en Suède. Personne en Libye n’aurait été au courant de son orientation sexuelle et il n’aurait jamais eu de relation homosexuelle dans ce pays. N. aurait entamé un processus de conversion sexuelle pour passer du sexe masculin au sexe féminin. Tous deux auraient communiqué par vidéo sur internet avec la mère et la sœur du requérant mais N. se serait alors fait passer pour une femme. Ils se seraient mariés en Suède en septembre 2011. D’après le requérant, s’il devait retourner en Libye pour y demander le regroupement familial, on apprendrait qu’il était marié avec un homme et il risquerait d’être persécuté et de subir des mauvais traitements.

17. En ce qui concerne les motifs originaux de sa demande d’asile, et eu égard aux changements intervenus en Libye en 2011, le requérant fit observer que la situation en Libye était très peu sûre. Il pensait que les clans ne s’intéresseraient plus particulièrement à lui, considérant qu’ils avaient désormais d’autres intérêts et qu’ils étaient moins puissants qu’auparavant. Il estimait que s’il était prudent, il ne serait plus exposé à une grande menace en Libye.

18. Le 16 décembre 2011, l’office des migrations rejeta la demande d’asile formée par le requérant. Il nota d’emblée que celui-ci n’avait pas présenté son passeport alors qu’il avait prétendu à plusieurs occasions qu’il en détenait un et le produirait. Toutefois, bien que l’intéressé n’eût pas prouvé son identité, l’office admit qu’il était probablement originaire de Libye. Concernant la situation en Libye depuis le renversement de Kadhafi, l’office releva qu’elle était grave mais qu’elle n’atteignait pas le degré de gravité d’un conflit armé interne. Dès lors, il considéra qu’il fallait procéder à une évaluation individuelle dans le cas du requérant. À cet égard, l’office estima que le requérant avait fait des déclarations contradictoires et que son récit manquait de crédibilité. Tout d’abord, d’après l’office, le requérant avait donné, au cours des entretiens, des informations divergentes sur son passeport, prétendant d’abord que le passeur le lui avait pris, puis qu’il pouvait l’obtenir de sa famille, ensuite que les autorités libyennes le lui avaient confisqué et, plus récemment, qu’il allait le produire. L’office fit observer en outre que le nom figurant sur le certificat concernant les obstacles au mariage, que le requérant avait soumis à l’appui de son mariage, était différent de celui qu’il avait donné à l’office des migrations. Pour l’office, à défaut de passeport, il était impossible de dire avec certitude que le certificat concernait le requérant. À cet égard également, l’office nota que le requérant avait fait des déclarations contradictoires au sujet de la date de sa rencontre avec N. et de leur relation. Lors du premier entretien, le 29 juillet 2010, il avait donné le numéro de téléphone de N. en tant que numéro de contact, alors qu’en février 2011, il avait déclaré qu’il avait fait la connaissance de N. au cours de sa première semaine en Suède et, lors de l’entretien de novembre 2011, il avait prétendu avoir rencontré N. trois ou quatre mois après son arrivée en Suède. En outre, au cours de l’interrogatoire approfondi, il avait déclaré qu’il ne voulait avancer, à l’appui de sa demande d’asile, aucun motif autre que ceux ayant trait au transport d’armes, et qu’il avait prévu de se marier en Libye. Cela étant, l’office interrogea également le requérant sur la nature de sa relation avec N., telle qu’il l’avait exposée le 21 février 2011. Dès lors, l’office conclut que le récit du requérant, en ce qui concernait tant les événements en Libye que sa relation avec N., manquait de crédibilité et ne suffisait pas à justifier l’octroi d’un permis de séjour en Suède.

19. En outre, l’office releva que des changements importants s’étaient produits en Libye après que le requérant eut quitté le pays et il estima que l’intéressé n’avait pas étayé l’allégation selon laquelle, eu égard aux accusations pénales portées contre lui, il risquait d’être persécuté par les autorités à son retour ou que celles-ci ne seraient pas en mesure de le protéger contre le harcèlement des clans. Concernant la relation du requérant avec N., l’office renvoya à la règle principale posée par la loi sur les étrangers, d’après laquelle un étranger qui demande un permis de séjour en Suède en raison de ses attaches familiales ou d’une relation sérieuse doit avoir sollicité et obtenu un tel permis avant d’entrer dans le pays. Tout en notant qu’il pouvait être dérogé à cette règle si l’étranger avait des liens solides avec une personne résidant en Suède et qu’on ne pouvait raisonnablement exiger de lui qu’il se rendît dans un autre pays pour y soumettre une demande, l’office considéra qu’il ne serait pas déraisonnable d’exiger du requérant qu’il déposât une telle demande en Libye conformément à cette règle. L’office conclut qu’en l’absence d’autres motifs justifiant l’octroi au requérant d’un permis de séjour en Suède, la demande devait être rejetée.

20. Le requérant saisit le tribunal des migrations (Migrationsdomstolen), maintenant ses allégations et ajoutant que la graphie de son nom différait dans les divers documents, étant donné que la transcription de l’arabe avait été faite par plusieurs personnes. Il affirma être en possession de son passeport mais avoir craint de le remettre à l’office des migrations par peur d’être expulsé vers la Libye. D’après ses dires, sa relation avec N. était sérieuse ; ils s’étaient mariés et vivaient ensemble. Il ajouta que l’on apprendrait en Libye qu’il était homosexuel s’il devait demander son permis de séjour depuis ce pays, ce qui d’après lui l’exposerait à un risque réel d’être persécuté et de subir des mauvais traitements. Il soutint en outre qu’il ne pourrait pas demander un permis de séjour depuis la Libye, considérant que la Suède n’avait de consulat qu’à Benghazi. Il soumit une copie de son passeport, d’où il ressortait qu’il avait obtenu un visa Schengen de l’ambassade de Malte à Tripoli en mai 2010 et qu’il était entré en Suède le 15 juin 2010. Il produisit également une copie de sa carte militaire et des copies de photographies de ses cicatrices et de deux mandats d’arrêt.

21. Au cours de l’audience devant le tribunal des migrations, le requérant allégua qu’il était menacé par les autorités libyennes, considérant qu’il avait travaillé pour l’armée sous le régime Kadhafi. Il ajouta qu’on ne savait pas en Libye qu’il était marié avec un homme mais qu’il était certain que d’autres Libyens en Suède diffuseraient l’information en Libye s’il était renvoyé dans ce pays. D’après lui, on apprendrait également qu’il était homosexuel s’il devait demander le regroupement familial et s’il était interrogé par le consulat de Suède en Libye. Il présenta également l’original de son passeport.

22. Le 13 septembre 2012, le tribunal des migrations rejeta le recours que le requérant avait formé. Il estima que la situation générale en Libye n’était pas suffisamment grave pour justifier l’octroi de l’asile au requérant en l’absence de raisons personnelles. Examinant ensuite les motifs personnels avancés par le requérant, le tribunal nota que, étant donné que l’intéressé avait soumis son passeport, d’autres documents fournis pouvaient maintenant être rattachés à sa personne. Toutefois, en examinant ces documents, le tribunal constata que la carte militaire avait été délivrée à des fins de formation et n’indiquait pas que le requérant avait ensuite été employé par l’armée. Les deux mandats d’arrêt étaient simples et faciles à forger. En outre, l’un d’eux ne contenait aucune date et le requérant n’avait fourni aucune explication acceptable sur la façon dont il les avait obtenus. En ce qui concerne les photographies des cicatrices, le tribunal estima que le fait que le requérant eût subi des blessures qui avaient laissé des cicatrices ne permettait pas de présumer qu’il serait soumis à des mauvais traitements à l’avenir. Par conséquent, le tribunal conclut que les documents ne montraient pas que le requérant avait besoin d’une protection internationale. En outre, il jugea que le requérant n’était pas crédible, soulignant que celui‑ci n’avait soumis son passeport qu’à l’audience devant lui et qu’il avait délibérément livré de fausses déclarations devant l’office des migrations concernant son passeport, la façon dont il avait voyagé jusqu’en Suède et la date de son arrivée dans ce pays. Le tribunal constata que le requérant avait également fait des déclarations contradictoires sur les informations qu’il possédait quant aux possibilités de demander l’asile en Suède et sur les menaces alléguées dont il faisait l’objet en Libye. Il n’ajouta donc pas foi au récit du requérant.

23. Le tribunal ne mit pas en doute l’homosexualité du requérant. Toutefois, il estima que celui-ci n’avait pas étayé son allégation selon laquelle il était menacé en Libye pour cette raison. À cet égard, il nota que, selon les propres déclarations du requérant, on ne savait pas en Libye qu’il était homosexuel. De plus, il jugea peu probable que des Libyens en Suède qui étaient au courant de l’orientation sexuelle du requérant seraient plus enclins à diffuser cette information simplement parce que le requérant allait être renvoyé en Libye. Le tribunal nota également que le requérant avait gardé son passeport afin de pouvoir retourner en Libye. En résumé, il conclut que l’intéressé n’avait pas montré qu’il risquerait d’être persécuté ou soumis à des mauvais traitements s’il était renvoyé en Libye. En ce qui concerne la relation du requérant avec N., le tribunal observa que tout le personnel d’ambassade avait une obligation de confidentialité et que rien n’empêchait le requérant de demander un permis de séjour depuis l’étranger. Le fait que le consulat de Suède était situé à Benghazi ne modifiait en rien cette conclusion.

24. Un juge non professionnel émit une opinion dissidente, estimant que l’on ne pouvait exclure qu’il y eût des fuites d’informations provenant d’une ambassade au sujet de l’orientation sexuelle du requérant.

25. Le requérant saisit la cour d’appel des migrations (Migrationsöverdomstolen) qui, le 10 octobre 2012, lui refusa l’autorisation d’interjeter appel.

26. Le requérant demanda alors à l’office des migrations de réexaminer son affaire, soutenant qu’un Libyen de Suède, qui était au courant de son mariage, s’était rendu en Libye et, par hasard, avait rencontré son frère et lui avait dit qu’il était marié avec un homme. Son oncle lui aurait téléphoné par la suite et aurait menacé de le tuer s’il rentrait en Libye, l’accusant d’avoir jeté l’opprobre sur la famille. Le requérant allégua en outre que certains de ses amis en Libye lui avaient dit que douze homosexuels avaient été tués dans ce pays récemment et que d’autres avaient fui le pays au motif qu’ils étaient persécutés par des groupes inconnus en Libye. Il était convaincu qu’il courait un risque réel de subir des mauvais traitements ou d’être tué en cas de retour et qu’il lui serait impossible de demander le regroupement familial depuis ce pays sans que son orientation sexuelle ne fût divulguée.

27. Le 10 décembre 2012, l’office des migrations rejeta la demande de réexamen soumise par le requérant. Il ne vit aucune raison de s’écarter de la règle principale voulant qu’une demande de regroupement familial soit présentée depuis l’étranger. Il estima que l’allégation du requérant selon laquelle il avait reçu des menaces de proches n’était pas suffisante pour constituer un obstacle permanent à l’exécution de l’arrêté d’expulsion et, par conséquent, qu’aucun motif ne justifiait le réexamen de l’affaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi sur les étrangers – Nécessité d’une protection internationale

28. Les principales dispositions applicables en l’espèce, en ce qui concerne l’entrée et le séjour des étrangers sur le territoire suédois, figurent dans la loi de 2005 sur les étrangers (Utlänningslagen, 2005:716), qui définit les conditions dans lesquelles un étranger peut être renvoyé ou expulsé du pays, ainsi que les procédures régissant l’exécution de pareilles décisions.

29. D’après le chapitre 5, article 1, de cette loi, un étranger ayant obtenu le statut de réfugié ou ayant besoin de protection à un autre titre a le droit, sauf exception, de se voir délivrer un permis de séjour en Suède. Le chapitre 4, article 1, de la loi dispose que le terme « réfugié » s’entend d’un étranger se trouvant hors du pays dont il a la nationalité parce qu’il a de solides motifs de craindre d’être persécuté à cause de sa race, de sa nationalité, de ses convictions religieuses ou de ses opinions politiques, ou de son sexe, de ses orientations sexuelles ou d’une autre appartenance à un groupe social déterminé, et qu’il ne peut ou ne veut, du fait de ces craintes, se prévaloir de la protection de ce pays. Les considérations précédentes s’appliquent tant dans le cas où la persécution est le fait des autorités du pays en question que dans celui où l’on ne peut s’attendre à ce qu’elles offrent une protection contre la commission d’actes de persécution par des particuliers. Selon le chapitre 4, article 2, de la loi, est un « étranger ayant besoin de protection à un autre titre » notamment celui qui a quitté le pays dont il a la nationalité en raison de craintes bien fondées d’être condamné à la peine capitale ou à des châtiments corporels ou d’être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants.

30. Par ailleurs, si une autorisation de séjour ne peut pas être accordée à un étranger sur le fondement des motifs susmentionnés, elle peut néanmoins lui être octroyée si l’évaluation globale de sa situation fait apparaître l’existence de circonstances particulièrement difficiles (synnerligen ömmande omständigheter) justifiant qu’on l’autorise à séjourner sur le territoire suédois (chapitre 5, article 6, de la loi sur les étrangers). Lors de cette appréciation, il y a lieu d’accorder une attention particulière, entre autres, à l’état de santé de l’étranger.

31. Selon une disposition particulière relative aux obstacles à l’exécution d’une mesure d’éloignement – chapitre 12, article 1, de la loi –, un étranger ne peut être expulsé vers un pays où il y a raisonnablement lieu de croire qu’il risquerait de se voir infliger la peine capitale, des châtiments corporels, la torture ou d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. En outre, un étranger ne doit pas en principe être envoyé vers un pays où il risque d’être persécuté (chapitre 12, article 2, de la loi).

B. La loi sur les étrangers – Regroupement familial

32. Le chapitre 5, article 3, paragraphe 1, point 1 de la loi sur les étrangers énonce qu’un permis de séjour doit être accordé, sauf s’il en est disposé autrement aux articles 17 et 17 b), à un étranger qui est le conjoint ou le concubin d’une personne qui réside en Suède ou qui a obtenu un permis de séjour pour s’y installer.

33. D’après le chapitre 5, article 18, de la loi, un étranger qui souhaite un permis de séjour en Suède en raison de ses liens familiaux ou d’une relation sérieuse doit avoir demandé et obtenu un tel permis avant d’entrer dans le pays. En règle générale, une demande de permis de séjour ne peut pas être approuvée après l’entrée. Toutefois, il peut être dérogé à cette règle, par exemple si un étranger a des liens solides avec une personne résidant en Suède et qu’on ne peut raisonnablement exiger de lui qu’il se rende dans un autre pays pour y déposer une demande (chapitre 5, article 18, 2e paragraphe, point 5). En ce qui concerne cette dérogation, les travaux préparatoires de cette disposition (projet de loi 1999/2000:43, pp. 55 et suivantes) indiquent qu’il faut s’attacher avant tout à la question de savoir s’il est raisonnable d’exiger d’un étranger qu’il retourne dans un autre pays pour y déposer une demande. Les éléments pertinents pouvant plaider en faveur de l’étranger incluent notamment le point de savoir si après son retour l’intéressé est susceptible de rencontrer des difficultés pour obtenir un passeport ou une autorisation de sortie du territoire en raison d’une forme de harcèlement de la part des autorités dans le pays d’origine, si l’étranger sera tenu d’accomplir un service national de longue durée ou un service dans des conditions exceptionnellement difficiles ou s’il doit retourner dans un pays où il n’y a pas de représentation suédoise et où il se heurterait à des difficultés concrètes majeures et encourrait des frais considérables pour se rendre dans un pays voisin afin d’y soumettre une demande. Parmi les éléments plaidant en défaveur de l’étranger, on peut prendre en considération le fait que celui-ci séjourne peut-être illégalement dans le pays, que son identité n’est pas clairement établie ou qu’il a des liens solides avec le pays d’origine. Une dérogation est également possible en présence d’autres motifs exceptionnels (chapitre 5, article 18, 2e paragraphe, point 10).

34. L’exigence selon laquelle les membres de la famille doivent, en principe, obtenir un permis de séjour avant d’entrer en Suède a été introduite avec un certain nombre d’autres mesures destinées à réduire les possibilités d’obtention d’un permis de séjour sur la base d’un mariage ou d’autres relations de complaisance. Par la suite, le gouvernement et le Parlement suédois ont souligné à plusieurs reprises que l’obligation d’obtenir un permis de séjour avant l’entrée en Suède est une composante importante des mesures destinées à assurer le contrôle de l’immigration. De plus, les travaux préparatoires de la loi sur les étrangers énoncent qu’il importe que les étrangers séjournant illégalement en Suède ne se trouvent pas dans une situation plus favorable que ceux qui se conforment aux décisions des autorités et retournent dans leur pays d’origine pour y soumettre leur demande de permis de séjour (projet de loi 1999/2000:43).

35. L’office des migrations recommande que les personnes qui souhaitent demander un permis de séjour en Suède sur la base de relations étroites le fassent en ligne, la procédure étant plus rapide et plus simple. Il est également possible de demander un traitement prioritaire au moment du dépôt de la demande de permis de séjour.

C. Avis juridique concernant la protection sur la base de l’orientation sexuelle rendu par le chef du département juridique de l’office des migrations

36. Le 13 janvier 2011, le chef du département juridique de l’office des migrations a rendu un avis juridique concernant la méthode d’investigation et d’examen du risque encouru par les personnes qui invoquent des motifs de protection tenant à leur orientation sexuelle (Rättschefens rättsliga ställningstagande angående metod för utredning och prövning av den framåtsyftande risken för personer som åberopar skyddsskäl på grund av sexuell läggning). Cette méthode reflète l’approche suivie par la Cour suprême du Royaume-Uni dans son arrêt du 7 juillet 2010 dans HJ (Iran) and HT (Cameroon) v. Secretary of State for the Home Department [2010] UKSC 31 (§ 82), notamment :

« Lorsqu’une personne demande l’asile parce qu’elle a des motifs sérieux de craindre d’être persécutée à cause de son homosexualité, le tribunal doit d’abord se demander s’il est convaincu, sur la base des éléments de preuve, que cette personne est homosexuelle, ou si elle serait traitée comme étant homosexuelle par des persécuteurs potentiels dans le pays dont elle est ressortissante.

Dans l’affirmative, le tribunal doit alors se demander si les éléments de preuve dont il dispose l’amènent à penser que les personnes homosexuelles qui ne cachent pas leur homosexualité risqueraient d’être persécutées dans le pays d’origine du demandeur.

Dans l’affirmative, le tribunal doit alors faire porter son examen sur le point de savoir ce que ferait le demandeur s’il était renvoyé dans ce pays.

Dans l’hypothèse où le demandeur vivrait son homosexualité ouvertement et s’exposerait ainsi à un risque réel d’être persécuté, ses craintes d’être persécuté seraient alors bien fondées – même s’il pouvait éviter ce risque en vivant « discrètement ».

Si, en revanche, le tribunal conclut que le demandeur vivrait en fait discrètement et éviterait ainsi les persécutions, il doit poursuivre son examen et se demander pourquoi le demandeur vivrait ainsi.

Si le tribunal conclut que le demandeur choisirait de vivre discrètement simplement parce que c’est ainsi qu’il souhaite vivre, ou en raison des pressions sociales, par exemple parce qu’il ne veut pas faire souffrir ses parents ou embarrasser ses amis, alors sa demande doit être rejetée. Des pressions sociales de cette nature ne constituent pas des actes de persécution et la Convention [Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés] n’offre pas de protection contre ce type de pressions. Les craintes de persécution d’une telle personne ne sont pas fondées car, pour des raisons n’ayant rien à voir avec une quelconque crainte de persécution, elle choisit elle-même d’adopter un mode de vie qui implique qu’elle ne risque en fait pas d’être persécutée parce qu’elle est homosexuelle.

Si, en revanche, le tribunal conclut qu’une crainte de persécution découlant du fait que le demandeur vivrait ouvertement son homosexualité constitue une raison importante justifiant le choix de l’intéressé de vivre discrètement à son retour, alors, toutes choses égales par ailleurs, la demande de l’intéressé devrait être acceptée. Les craintes de persécution d’une telle personne sont bien fondées. Rejeter sa demande au motif qu’elle pourrait éviter la persécution en vivant discrètement reviendrait à bafouer le droit même que la Convention [Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés] a pour vocation de protéger – le droit pour une personne homosexuelle de vivre librement et ouvertement son homosexualité sans crainte de persécution. En accordant l’asile à une telle personne et en lui permettant de vivre librement et ouvertement son homosexualité sans crainte de persécution, l’État d’accueil donne effet à ce droit en accordant au demandeur la protection contre la persécution qui remplace celle que son pays d’origine aurait dû lui offrir. »

37. Le chef du département juridique conclut que l’approche ci-dessus serait suffisante pour l’appréciation du risque futur de persécution, tant lors de l’examen de la demande d’asile elle-même que de la vérification de l’existence d’obstacles à l’exécution de l’arrêté d’expulsion.

D. Représentations de la Suède en Afrique du Nord

38. Selon le site officiel du gouvernement suédois ([www.swedenabroad.com](http://www.swedenabroad.com)), la seule représentation de Suède en Libye est le consulat à Benghazi, mais celui-ci est fermé jusqu’à nouvel ordre en raison de la situation instable dans le pays. La Suède a toutefois des ambassades à Alger (Algérie) et au Caire (Égypte) et un consulat à Tunis (Tunisie), qui sont tous ouverts et traitent les demandes de permis de séjour en Suède.

E. La loi suédoise sur le secret et l’accès du public à l’information

39. D’après le chapitre 21, article 5, de la loi sur le secret et l’accès du public à l’information (Offentlighets- och sekretesslag, 2009:400 – « la loi sur le secret »), le secret s’applique aux informations concernant un étranger lorsque l’on peut présumer qu’une personne ferait l’objet d’une attaque ou subirait une autre atteinte grave en raison de la relation entre l’étranger et un État étranger ou une autorité étrangère, ou une organisation d’étrangers, si ces informations étaient divulguées.

40. En outre, le chapitre 37, article 1, de la loi sur le secret énonce que le secret s’applique, dans toute activité en matière de police des étrangers et toute matière concernant la nationalité suédoise, aux informations touchant à la situation personnelle d’un individu, sauf s’il est manifeste que les informations peuvent être divulguées sans qu’il soit porté atteinte à la personne concernée ou à ses proches. Le traitement par l’office des migrations et par les tribunaux des migrations d’affaires concernant le droit d’asile d’un étranger ou le droit d’un étranger à un permis de séjour en Suède relève de l’expression « activité en matière de police des étrangers » figurant dans la loi sur le secret. Il a également été précisé dans les travaux préparatoires de la loi (projet de loi 2003/04:93, pp. 84-85) que toute assistance offerte par des ambassades ou des consulats de Suède à l’étranger pour le traitement d’affaires concernant le droit d’asile d’étrangers ou le droit d’étrangers à un permis de séjour en Suède ne saurait exposer un individu à un risque ou lui causer un préjudice, par exemple sous la forme d’un harcèlement des autorités d’un pays étranger.

III. INFORMATIONS PERTINENTES SUR LA LIBYE

A. Informations générales sur le pays

41. La situation en matière de sécurité demeure instable en Libye. Dans une déclaration du président du Conseil de sécurité des Nations unies en date du 16 décembre 2013, le Conseil de sécurité des Nations unies constate avec une vive inquiétude la détérioration de la situation sécuritaire et l’aggravation des dissensions politiques, qui menacent de compromettre la réalisation d’une transition démocratique. Le Conseil de sécurité condamne énergiquement le meurtre de manifestants non armés à Tripoli le 15 novembre 2013 et il souligne que toutes les parties doivent réprouver la violence à l’encontre de civils. Il demande en outre qu’une stratégie nationale sans exclusive soit mise en œuvre d’urgence en vue du désarmement, de la démobilisation et de la réintégration à la vie civile ou de leur intégration dans les institutions militaires ou de sécurité de l’armée [de certains groupes armés]. Il soutient les efforts que font les forces de l’État pour rétablir la sécurité publique et lutter contre la violence perpétrée par des groupes extrémistes. En outre, le Conseil condamne les mauvais traitements et les actes de torture, certains ayant entraîné la mort, qui ont cours dans les centres de détention illégaux en Libye. Il souligne que la pratique de la torture et des assassinats extrajudiciaires ne saurait être tolérée et se déclare vivement préoccupé par la pratique de la détention arbitraire en l’absence de procédure régulière, des milliers de personnes étant toujours détenues en marge de l’autorité de l’État, et il demande de nouveau leur libération immédiate ou leur transfert dans des centres de détention qui relèvent de l’État. À cet égard, le Conseil se réjouit de la loi sur la justice transitionnelle qui a été adoptée par le Congrès général national libyen et préconise sa pleine mise en œuvre. Préoccupé par les violations des droits de l’homme et les exactions qui sont perpétrées, le Conseil de sécurité demande aux autorités libyennes de faire enquête et de traduire en justice les auteurs de ces actes, notamment ceux commis sur la personne d’enfants.

42. Les ressortissants libyens doivent détenir un visa pour entrer en Égypte, mais celui-ci peut être obtenu dès l’arrivée dans le pays. En outre, aucun visa n’est exigé pour les ressortissants libyens qui souhaitent se rendre en Algérie ou en Tunisie, dès lors que leur séjour ne dépasse pas trois mois.

B. La situation des homosexuels en Libye

43. Les actes sexuels hors mariage sont interdits par les articles 407 et 408 du code pénal libyen ; ils sont punissables d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au maximum. Ni le mariage ni le partenariat entre personnes de même sexe ne sont légaux en Libye, ce qui rend tout acte homosexuel illégal. Il n’est pas clair toutefois dans quelle mesure les actes homosexuels sont poursuivis et punis puisqu’il peut se révéler difficile de les prouver. Dans une interview menée par le journal en ligne Pink News, « Interview : les homosexuels et la révolution libyenne, avant et après (partie I) », publiée le 8 février 2012, un militant homosexuel libyen déclarait qu’il n’avait jamais eu connaissance d’informations publiques faisant état d’inculpations d’hommes en vertu du code pénal. Cependant, d’après plusieurs sources (voir, notamment, Office suédois des migrations, « Question – réponse : la situation des personnes homosexuelles et bisexuelles en Libye » [Fråga-svar: homo- och bisexuellas situation i Libyen], 30 septembre 2011, avec d’autres références, et Recherche sur l’asile, commandée par le UNHCR, « Rapport par pays – Libye », daté du 5 juillet 2013, chapitre 4.9), l’homosexualité est un sujet tabou non seulement dans la sphère publique mais également dans la sphère privée, car considérée comme une activité immorale contraire à l’islam et socialement stigmatisée.

44. Le 13 février 2012, UN Watch (« Libya tells UN Rights Council: Gays threaten continuation of human race ») a rapporté qu’un délégué du gouvernement libyen nouvellement formé avait déclaré durant la session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, lors d’une discussion sur la violence fondée sur l’orientation sexuelle, que « les sujets concernant les lesbiennes, les homosexuels, les bisexuels et les transgenres, ou LGBT, [avaient] des incidences sur la religion ainsi que sur la perpétuation et la reproduction de la race humaine. » UN Watch a relevé que cette observation avait amené des militants des droits de l’homme à se demander si le nouveau régime serait plus tolérant que le précédent, sous lequel des personnes homosexuelles auraient été soumises à la torture et emprisonnées.

45. Le « Rapport sur la Libye – informations sur le pays d’origine », établi par le service britannique du contrôle des frontières et de l’immigration le 19 décembre 2012 (paragraphes 20.12 et 20.13, avec d’autres références), indique qu’en 2012 la brigade Nawasi, la plus importante et la plus puissante des milices de Tripoli, aurait arrêté, agressé et battu des homosexuels simplement en raison de leur homosexualité. D’après le rapport, lors d’un incident survenu en novembre 2012, cette brigade a arrêté douze hommes soi-disant homosexuels au cours d’une soirée privée, les a placés en détention et ne les a libérés qu’une semaine plus tard, le dos et les jambes couverts d’ecchymoses, et le crâne rasé. Le rapport note également que la brigade agissait officiellement sous les ordres du ministère de l’Intérieur.

IV. AUTRES INFORMATIONS PERTINENTES

A. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)

46. Le 23 octobre 2012, le UNHCR publia les « Principes directeurs sur la protection internationale no 9 : Demandes de statut de réfugié fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre dans le contexte de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou de son Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés ».

Il faut partir du principe que les demandeurs ont le droit de vivre en société avec l’identité qui est la leur et qu’ils n’ont pas à la cacher (paragraphe 12). En outre, la question de savoir ce qui constitue des persécutions dépendra des circonstances de chaque cas, dont l’âge, le genre, les opinions, les sentiments et la structure psychologique du demandeur (paragraphe 16). La discrimination équivaudra à des persécutions lorsque les mesures discriminatoires, individuelles ou cumulatives, auront des conséquences gravement préjudiciables pour la personne concernée. L’examen visant à établir si l’effet cumulé de ces discriminations en fait des persécutions doit être effectué en s’appuyant sur des informations fiables, pertinentes et actualisées sur le pays d’origine (paragraphe 17).

47. Le UNHCR indique en outre qu’il est clairement établi que de telles lois criminelles sont discriminatoires et violent les normes internationales relatives aux droits de l’homme (paragraphe 26). Même si elles sont irrégulièrement, rarement, voire jamais appliquées, les lois criminelles interdisant les relations entre personnes du même sexe pourraient aboutir à une situation intolérable pour une personne LBGTI atteignant un niveau de persécution. L’existence de telles lois peut être utilisée à des fins de chantage et d’extorsion par les autorités ou des acteurs non étatiques. Ces lois peuvent encourager une rhétorique politique pouvant exposer les personnes LGBTI à des risques de préjudice à caractère de persécution. Elles peuvent également empêcher les personnes LGBTI de demander et d’obtenir la protection de l’État (paragraphe 27). Le UNHCR note également que lorsque les informations sur le pays d’origine ne permettent pas de déterminer si les lois sont effectivement appliquées ou dans quelle mesure elles le sont, l’existence d’un climat généralisé d’homophobie dans le pays d’origine pourrait être la preuve que les personnes LGBTI sont néanmoins persécutées (paragraphe 28).

48. En outre, le UNHCR observe que même lorsque les relations consenties entre personnes du même sexe ne sont pas criminalisées par des dispositions spécifiques, des lois d’application générale, par exemple relatives à la morale publique ou à l’ordre public (comme le fait de « traîner » ou de « rôder » dans un endroit) peuvent être appliquées de manière sélective et discriminatoire contre des personnes LGBTI, rendant intolérable la vie du demandeur, et équivalant donc à une persécution (paragraphe 29).

49. Le UNHCR souligne aussi que le fait qu’un demandeur puisse être capable d’éviter les persécutions en dissimulant son orientation sexuelle ou son identité de genre ou en étant « discret » à ce sujet, ou qu’il ait agi ainsi dans le passé, n’est pas une raison valable pour lui refuser le statut de réfugié (paragraphe 31). Par ailleurs, il indique que même si le demandeur peut jusqu’ici avoir réussi à éviter les violences à son égard par la dissimulation, sa situation peut changer au fil du temps et il ne pourra peut-être pas garder le secret toute sa vie. Le risque de découverte peut aussi ne pas dépendre uniquement de sa propre conduite. Il est presque toujours possible que la découverte se produise contre la volonté de l’intéressé, par exemple par hasard, du fait de rumeurs ou de soupçons grandissants (paragraphe 32).

B. La Cour de justice de l’Union européenne

50. Dans un arrêt du 7 novembre 2013 (affaires jointes C-199/12, C‑200/12 et C-201/12, Minister voor Immigratie en Asiel v. X, Y and Z), la Cour de justice de l’Union européenne a dit :

« L’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, doit être interprété en ce sens que l’existence d’une législation pénale telle que celles en cause dans chacune des affaires au principal, qui vise spécifiquement les personnes homosexuelles, permet de constater que ces personnes doivent être considérées comme formant un certain groupe social.

L’article 9, paragraphe 1, de la directive 2004/83, lu en combinaison avec l’article 9, paragraphe 2, sous c), de celle-ci, doit être interprété en ce sens que la seule pénalisation des actes homosexuels ne constitue pas, en tant que telle, un acte de persécution. En revanche, une peine d’emprisonnement qui sanctionne des actes homosexuels et qui est effectivement appliquée dans le pays d’origine ayant adopté une telle législation doit être considérée comme étant une sanction disproportionnée ou discriminatoire et constitue donc un acte de persécution.

L’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83, lu en combinaison avec l’article 2, sous c), de celle-ci, doit être interprété en ce sens que seuls des actes homosexuels délictueux selon la législation nationale des États membres sont exclus de son champ d’application. Lors de l’évaluation d’une demande visant à obtenir le statut de réfugié, les autorités compétentes ne peuvent pas raisonnablement s’attendre à ce que, pour éviter le risque de persécution, le demandeur d’asile dissimule son homosexualité dans son pays d’origine ou fasse preuve d’une réserve dans l’expression de son orientation sexuelle. »

C. La législation pénale en Algérie, en Égypte et en Tunisie

51. L’article 338 du code pénal algérien (ordonnance 66-156 du 8 juin 1966) énonce :

« Tout coupable d’un acte d’homosexualité est puni d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende de 500 à 2 000 dinars algériens. »

52. L’article 230 du code pénal tunisien de 1913 (tel que modifié), dispose :

« La sodomie, si elle ne rentre dans aucun des cas prévus aux articles précédents, est punie d’une peine d’emprisonnement de trois ans. »

53. En Égypte, les relations sexuelles en privé entre adultes consentants de même sexe ne sont pas interdites. Toutefois, selon l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association, « State Sponsored Homophobia, A world survey of laws: Criminalisation, protection and recognition of same-sex love » (« Homophobie encouragée par l’État, une étude mondiale des lois : répression, protection et reconnaissance des relations entre personnes de même sexe ») (8e édition, mai 2013), la loi sur la lutte contre la prostitution et plusieurs articles du code pénal ont été appliqués pour emprisonner des homosexuels ces dernières années. Par exemple, l’article 278 du code pénal se lit ainsi :

« Quiconque commet en public un acte scandaleux de façon éhontée est puni d’une peine d’emprisonnement maximale d’un an ou d’une amende maximale de 300 livres. »

En outre, la loi no 10/1961 sur la lutte contre la prostitution énonce en son article 9 :

« Une peine d’emprisonnement d’une durée de trois mois à trois ans et une amende d’un montant de 25 livres égyptiennes à 300 livres égyptiennes (...) ou l’une de ces peines sont infligées dans les cas suivants :

a) À quiconque loue ou offre de quelque façon que ce soit une résidence ou un lieu à des fins de débauche ou de prostitution ou aux fins d’abriter une ou plusieurs personnes en sachant que celles-ci se livrent à la débauche ou à la prostitution.

b) À quiconque possède ou gère une résidence meublée ou des chambres ou locaux meublés ouverts au public et facilite la débauche ou la prostitution, soit en admettant dans ses locaux des personnes se livrant à la débauche ou à la prostitution ou en y autorisant l’incitation à la débauche ou à la prostitution.

c) À quiconque se livre habituellement à la débauche ou à la prostitution (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

54. Le requérant allègue que, s’il est contraint de retourner en Libye pour y demander le regroupement familial, il court un risque réel d’être persécuté et soumis à des mauvais traitements, principalement en raison de son homosexualité mais également à cause de problèmes antérieurs avec les autorités. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

55. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Le requérant

56. Le requérant allègue que l’exécution de la décision des autorités suédoises de le renvoyer en Libye emporterait violation de l’article 3.

57. Il invoque principalement son homosexualité et soutient que ses amis homosexuels et transsexuels en Libye doivent être très prudents au motif que l’homosexualité et la transsexualité sont, selon ses dires, considérées comme contraires à l’islam et à la culture libyenne. Ses amis auraient été persécutés et il aurait été arrêté à deux reprises par la police des mœurs. Lui-même et ses amis auraient été frappés et volés dans ce pays. En outre, il aurait rencontré N. peu après son arrivée en Suède et serait maintenant marié avec lui. N. serait transsexuel et suivrait un traitement pour devenir une femme. Le requérant allègue qu’il vit ouvertement son homosexualité en Suède et que sa famille en Libye a eu connaissance de son orientation sexuelle et de son mariage avec N. et a menacé de le tuer pour cette raison. Il soutient en outre qu’on aurait quoi qu’il en soit connaissance de son orientation sexuelle en Libye s’il devait y demander un permis de séjour en Suède sur la base de son mariage. Il ne croit pas qu’il n’y aurait pas de fuites d’informations à l’ambassade de Suède et il indique qu’il devrait également prendre contact avec les autorités libyennes. D’après lui, les actes homosexuels étant réprimés en Libye, il serait tué ou sévèrement puni.

58. Le requérant affirme en outre qu’il a travaillé pour l’armée en Libye et qu’il avait été arrêté par les autorités militaires pour avoir transporté clandestinement des armes illégales dans sa voiture. Il n’aurait pas été au courant pour les armes mais on l’aurait battu et torturé pour lui extorquer des aveux. Il aurait été admis dans un hôpital, d’où il aurait réussi à prendre la fuite. Avec l’aide de son oncle et moyennant des pots-de-vin, il aurait obtenu un visa pour s’enfuir de Libye. Par conséquent, pour cette raison également, il risquerait d’être soumis à des mauvais traitements et arrêté s’il était renvoyé en Libye.

59. Enfin, le requérant indique qu’il souscrit aux observations des tiers intervenants et qu’il est convaincu qu’il serait persécuté et maltraité, en violation de l’article 3 de la Convention, s’il était contraint de retourner dans son pays d’origine.

b) Le Gouvernement

60. Le Gouvernement soutient que l’expulsion du requérant vers la Libye, pour une durée limitée, n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

61. Le Gouvernement dit ne pas vouloir minimiser les préoccupations qui peuvent légitimement être exprimées quant aux conditions actuelles de sécurité et en matière de droits de l’homme en Libye, y compris pour les personnes LGBT, mais il considère que la situation n’est pas de nature à entraîner un besoin général de protection de l’ensemble des demandeurs d’asile de cette région. D’après lui, il y a lieu de procéder à une appréciation individuelle de la situation du requérant.

62. De l’avis du Gouvernement, la loi sur les étrangers offre des garanties effectives qui protègeraient le requérant contre un refoulement arbitraire, directement ou indirectement, vers son pays d’origine, lesquelles auraient été appliquées par l’office des migrations et les juridictions des migrations qui auraient procédé à un examen approfondi de l’affaire du requérant. Le Gouvernement note que l’office des migrations a eu plusieurs entretiens avec le requérant et que le tribunal des migrations a tenu une audience. Il indique en outre que le requérant a été représenté tout au long de la procédure par un avocat commis d’office. Il estime donc qu’un poids important doit être accordé aux conclusions des autorités suédoises en matière de migration, qui d’après lui sont des organes spécialisés ayant une expertise particulière en la matière.

63. En ce qui concerne le requérant plus particulièrement, le Gouvernement observe que celui-ci a modifié et amplifié le récit donné à l’appui de sa demande d’asile durant la procédure interne. Il souscrit pleinement au raisonnement de l’office des migrations et à celui du tribunal des migrations quant aux allégations du requérant relatives à son implication dans un transport illégal d’armes et il les estime dénuées de fondement.

64. Quant à l’orientation sexuelle du requérant, le Gouvernement note que celui-ci n’a dit qu’en février 2011 à l’office des migrations qu’il était homosexuel et qu’il a ensuite amplifié et modifié son récit sur ce point, tant devant les autorités suédoises que devant la Cour. À cet égard, il indique que les allégations formulées par l’intéressé devant la Cour, à savoir qu’il avait déjà des amis homosexuels et transsexuels en Libye et qu’ils avaient été frappés et arrêtés par la police des mœurs, sont des informations totalement nouvelles dont l’intéressé n’aurait jamais fait mention durant la procédure nationale et qui, en conséquence, n’auraient jamais été examinées en Suède. Au contraire, le requérant aurait soutenu devant les autorités suédoises que personne n’était au courant de son homosexualité en Libye, qu’il n’avait jamais eu de relations homosexuelles dans son pays d’origine et qu’il était attiré par les femmes avant de rencontrer N. En outre, eu égard au fait que le requérant aurait menti au sujet de son passeport, de la façon dont il avait voyagé jusqu’en Suède et de la date de son arrivée dans ce pays, le Gouvernement soutient qu’il existe de solides raisons de mettre en doute la crédibilité de l’intéressé, et notamment la véracité de ses dernières observations.

65. Le Gouvernement déclare par ailleurs que, bien que le consulat de Suède à Benghazi soit actuellement fermé, le requérant pourrait demander un permis de séjour à l’ambassade de Suède au Caire ou à Alger. Il ajoute que si le requérant recourait à la procédure de demande en ligne de l’office des migrations, tous les documents seraient traités électroniquement et il devrait uniquement se rendre dans une ambassade de Suède pour un entretien. En soumettant sa demande en ligne, le requérant pourrait également, d’après le Gouvernement, ramener à quatre mois environ le délai d’attente qui est de sept à neuf mois. Le Gouvernement explique que c’est l’ambassade de Suède qui vérifie les documents, rédige un rapport et prend des photographies et des empreintes avant d’adresser toutes les informations à l’office des migrations pour la suite de la procédure et la prise de décision. À cet égard, il souligne que le personnel consulaire suédois est lié par les dispositions de la loi sur le secret et donc tenu de ne pas divulguer publiquement d’informations sur l’orientation sexuelle du requérant. Dès lors, tout en reconnaissant que la situation des homosexuels en Libye et dans les pays arabes voisins est préoccupante en ce qui concerne les droits de l’homme, et que les questions relatives aux relations entre personnes de même sexe font l’objet d’une stigmatisation, le Gouvernement argue que rien n’indique que des informations sur l’orientation sexuelle du requérant ou sur son mariage seraient diffusées publiquement pendant la courte période qu’il pourrait passer en Libye ou dans un pays voisin.

66. À cet égard, le Gouvernement ajoute que les travaux préparatoires de la loi sur les étrangers (projet de loi du Gouvernement 2005/06:6, pp. 26‑27) indiquent qu’il ne faut jamais exiger d’un demandeur qu’il renonce, à son retour dans son pays d’origine, à une caractéristique fondamentale, telle que son orientation sexuelle. Il mentionne également l’avis juridique concernant la protection sur la base de l’orientation sexuelle rendu par le chef du département juridique de l’office des migrations (paragraphes 36-37 ci‑dessus). Il indique une nouvelle fois qu’on a procédé dans le cas du requérant à une appréciation du risque de persécution ou de l’existence d’autres motifs pour lesquels il serait déraisonnable que le requérant retourne en Libye et attende dans ce pays une décision concernant son permis de séjour et que cette appréciation a abouti à la conclusion qu’il n’existait aucun risque réel ou personnel pour le requérant.

67. Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement soutient qu’il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention si le requérant était renvoyé dans son pays d’origine pour y demander un permis de séjour sur la base de son mariage avec N.

c) Les tiers intervenants

68. Amnesty International a soumis une tierce intervention portant principalement sur le droit des couples de même sexe au respect de la vie familiale découlant de l’article 8 de la Convention et sur le droit de ne pas faire l’objet d’une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. À cet égard, Amnesty International indique que pour parvenir à une égalité substantielle, l’État devrait traiter différemment des individus se trouvant dans des situations différentes pour garantir une égalité de résultat. Dès lors, d’après Amnesty International, il serait déraisonnable d’exiger d’un demandeur homosexuel qu’il se rende et demeure pendant des mois dans un pays où les comportements sexuels entre personnes de même sexe sont dénigrés, voire illégaux, considérant que cela signifierait pour l’intéressé de dissimuler un aspect essentiel de son identité et lui ferait courir un risque important si son mariage avec une personne de même sexe devenait notoire. Amnesty International estime que de telles situations peuvent exiger des actions positives des États parties. Enfin, Amnesty International soutient que le fait de contraindre une personne à renoncer à son identité – y compris à des aspects fondamentaux de celle-ci – constitue en soi une violation flagrante des droits de l’homme, notamment des articles 3, 8, 10, 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

69. La branche européenne de l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (ILGA-Europe), la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et la Commission internationale de juristes (CIJ) ont présenté des observations communes. Elles notent que la majorité des États membres du Conseil de l’Europe reconnaissent désormais socialement, culturellement et juridiquement le droit des personnes homosexuelles de « vivre librement et ouvertement ». À cet égard, elles renvoient notamment à l’affaire Alekseyev c. Russie, (nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 84, 21 octobre 2010), ainsi qu’aux Principes directeurs sur la protection internationale no 9 du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (paragraphes 45-48 ci-dessus) et à l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni dans HJ [Iran] and HT [Cameroon] de 2010 (paragraphe 36 ci-dessus). En ce qui concerne le critère exposé dans l’arrêt HJ [Iran], elles observent que la Cour suprême d’Italie est allée encore plus loin en constatant que la répression par le droit pénal des actes homosexuels, telle que prévue par l’article 319 du code pénal sénégalais, s’analyse en soi en une privation du droit fondamental de mener sa vie affective et sexuelle sans restrictions. Elles ajoutent que l’incrimination des actes homosexuels par cette disposition a donc été jugée constituer en soi une forme de persécution (Ordinanza n. 15981 del 2012, Corte Suprema di Cassazione, 20 septembre 2012).

70. ILGA-Europe, la FIDH et la CIJ soutiennent en conséquence que les demandeurs d’asile homosexuels ont le droit de ne pas dissimuler leur orientation sexuelle et leur statut matrimonial dans leur pays d’origine et que l’on ne peut s’attendre à ce qu’ils demeurent silencieux ou discrets au sujet de ces aspects importants de leur vie. En outre, elles estiment que même lorsque l’exposition à un risque de persécution et de mauvais traitements est censée être temporaire, la durée de l’expulsion n’entre pas en ligne de compte, considérant que le droit à une protection contre un tel traitement garanti par l’article 3 est absolu. Enfin, de l’avis de ILGA-Europe, de la FIDH et de la CIJ, même si un demandeur demeure volontairement discret uniquement pour des raisons familiales ou sociales, le fait qu’il soit appelé à fournir publiquement les éléments d’un récit hétérosexuel pour éviter de se mettre en danger est en soi contraire à l’article 3 au motif que cela provoquerait un avilissement de l’être humain et constituerait un traitement dégradant.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

71. Les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, entre autres, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 102, série A no 215). Cependant, l’expulsion par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y encourra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 125, CEDH 2008).

72. Pour apprécier s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que le requérant court un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3, la Cour ne peut éviter d’apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de cette disposition (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I). Ces exigences impliquent que, pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant allègue qu’il serait exposé en cas de renvoi doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II).

73. La Cour reconnaît que, eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il est fréquemment nécessaire de leur accorder le bénéfice du doute lorsqu’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents qui les étayent. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, il incombe à celui-ci de fournir une explication satisfaisante pour les incohérences de son récit (voir, entre autres, N. c. Suède, no 23505/09, § 53, 20 juillet 2010, et Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007). Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles d’établir l’existence de motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas d’exécution de la mesure incriminée il serait exposé à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3. Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à leur sujet (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 111, 17 juillet 2008).

74. En ce qui concerne la situation générale dans un pays, la Cour a souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme ou émanant de sources gouvernementales. En même temps, elle a considéré qu’une simple possibilité de mauvais traitements en raison d’une conjoncture instable dans un pays n’entraîne pas en soi une infraction à l’article 3. Lorsque les sources dont elle dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques d’un requérant dans un cas d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (voir, par exemple, Saadi, précité, § 131, avec les références qui y sont citées).

75. Ainsi, pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant en Libye, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (Vilvarajah et autres, précité, § 108).

b) Le cas du requérant

76. La Cour souligne d’emblée que ce qui est ici en cause ce n’est pas la décision définitive des autorités suédoises d’accorder ou de refuser au requérant un permis de séjour sur la base de ses liens familiaux, aucune décision à ce sujet n’ayant encore été prise.

77. La question qu’elle doit examiner est celle de savoir si l’exécution par les autorités suédoises de l’arrêté d’expulsion du requérant vers la Libye pour qu’il y sollicite le regroupement familial emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

78. La Cour reconnaît tout d’abord qu’il est souvent difficile dans des affaires comme le cas d’espèce d’établir précisément les faits pertinents ; elle accepte qu’en principe les autorités nationales sont mieux placées pour apprécier la crédibilité du requérant si elles ont eu la possibilité de le voir, de l’entendre et d’apprécier son comportement (R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010). À cet égard, elle observe que l’affaire du requérant a été examinée sur le fond par l’office des migrations, qui a procédé à deux entretiens approfondis avec le requérant, et par le tribunal des migrations, qui a tenu une audience. En outre, elle note que la cour d’appel des migrations a examiné l’appel de l’intéressé mais a estimé qu’aucun motif ne justifiait de lui accorder l’autorisation de la saisir. De plus, le requérant a ensuite demandé à l’office des migrations de réexaminer son affaire sur la base de nouvelles informations mais cette demande a été rejetée. La Cour relève que le requérant a été représenté tout au long de la procédure par un avocat qui a déposé un certain nombre d’observations en son nom.

79. La Cour examinera d’abord l’allégation du requérant selon laquelle il risque d’être arrêté et soumis à des mauvais traitements au motif qu’il aurait été impliqué dans un transport illégal d’armes en Libye avant de quitter le pays.

80. À cet égard, la Cour observe que le Gouvernement met en doute la crédibilité du requérant, tout comme l’ont fait les autorités suédoises, qui ont estimé que l’intéressé avait livré des informations contradictoires et délibérément fausses. En effet, le requérant avait donné plusieurs versions concernant la façon dont il avait voyagé jusqu’en Suède et la date de son arrivée dans ce pays, ainsi que l’endroit où se trouvait son passeport. En outre, la Cour note qu’en novembre 2011 le requérant a déclaré qu’à la suite de la chute de Kadhafi la menace pesant sur lui en Libye s’était estompée. Toutefois, au cours de l’audience devant le tribunal des migrations, il avait affirmé qu’une menace pesait sur lui en Libye, considérant qu’il avait travaillé dans l’armée sous le régime de Kadhafi. Dans les observations qu’il a soumises à la Cour, il est revenu à son allégation initiale, soutenant qu’il faisait toujours l’objet d’une menace en raison du transport d’armes, mais il n’a pas fourni plus de précisions. À ce propos, la Cour relève également qu’au cours de la procédure interne le requérant avait indiqué avoir transporté des armes pour les clans pendant plus d’un an, alors que devant elle il affirme qu’il n’était pas au courant de la présence d’armes dans sa voiture au moment de son arrestation.

81. Au vu de ce qui précède et de l’examen approfondi des allégations du requérant à cet égard auquel se sont livrées les autorités internes, la Cour ne peut que se rallier à ces dernières et au Gouvernement et constater que le requérant n’est pas crédible et, par conséquent, qu’il n’a pas étayé l’allégation selon laquelle, en cas de retour en Libye, il courrait un risque réel et personnel d’être arrêté et soumis à des mauvais traitements en raison de son implication alléguée dans un transport illégal d’armes avant son départ du pays. En concluant ainsi, la Cour a également tenu compte du changement de régime en Libye depuis que le requérant a quitté le pays.

82. La Cour examinera ensuite l’allégation du requérant selon laquelle, en cas de retour en Libye, même pour une courte durée, il courrait un risque réel et personnel d’être persécuté et soumis à des mauvais traitements en raison de son orientation sexuelle et de son mariage avec N.

83. La Cour note tout d’abord que ni les juridictions des migrations ni le Gouvernement n’ont mis en doute l’homosexualité du requérant et le sérieux de son mariage avec N.

84. Renvoyant au paragraphe 80 ci-dessus, la Cour rappelle que les autorités nationales ont estimé que le requérant manquait de crédibilité dès lors qu’il avait modifié et étoffé son récit au cours de la procédure. Le Gouvernement a également mis en évidence les modifications que le requérant avait apportées à ses dires pendant la procédure interne et devant la Cour. De l’avis de celle-ci, le requérant n’a pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi il avait modifié et étoffé son récit au fil du temps. En particulier, il paraît étrange que dans ses premières observations à la Cour, en décembre 2012, le requérant ait allégué qu’il avait déjà vécu son homosexualité en Libye avant de se rendre en Suède et qu’il avait été battu et arrêté à deux reprises par la police des mœurs. Il n’a jamais porté ces allégations à la connaissance des autorités suédoises, bien qu’il eût invité l’office des migrations à procéder à un nouvel examen de son affaire en octobre 2012, quelques mois seulement avant qu’il les ait soulevées devant la Cour. Au contraire, au cours d’un entretien approfondi avec l’office des migrations le 20 août 2010, le requérant avait déclaré qu’il avait bien vécu en Libye jusqu’à son arrestation et qu’il avait envisagé d’y épouser une femme en mai 2012 (paragraphe 13 ci-dessus). Par conséquent, eu égard aux modifications apportées par le requérant aux observations livrées aux autorités nationales sur son orientation sexuelle et sur les personnes qui en avaient connaissance, la Cour estime que l’intéressé n’a pas fourni une version cohérente et crédible pouvant servir de base à l’examen de ses allégations.

85. La Cour doit également examiner si l’office des migrations et le tribunal des migrations ont expressément appliqué l’approche exposée dans l’avis juridique du chef du département juridique de l’office des migrations, considérant qu’il a été publié en janvier 2011, avant la décision du 16 décembre 2011 de l’office des migrations et avant le jugement du 13 septembre 2012 du tribunal des migrations. En ce qui concerne l’office des migrations, la Cour note qu’il n’a pas appliqué l’approche recommandée puisqu’il n’a pas jugé établi que le requérant était réellement homosexuel et qu’il avait une relation avec N. Dès lors, il n’y avait aucunement lieu de suivre cette approche. En ce qui concerne le tribunal des migrations, la Cour observe qu’il n’a pas contesté l’orientation sexuelle du requérant mais a jugé que celui-ci n’avait pas étayé son allégation selon laquelle une menace pesait sur lui en Libye. Dès lors, le tribunal des migrations n’a pas procédé à un examen des autres critères.

86. Quoi qu’il en soit, la Cour observe que le requérant a déclaré qu’il avait présenté N. à sa famille lorsqu’il avait parlé à celle-ci lors d’une communication par vidéo sur internet et que N. s’était fait passer pour une femme. La famille du requérant est donc au courant de la relation et du mariage de celui-ci avec N., mais croit que N. est une femme puisque le requérant a choisi de présenter ainsi sa relation. Pour la Cour, cela indique un choix délibéré du requérant de vivre discrètement et de ne pas révéler son orientation sexuelle à sa famille en Libye – non pas par crainte de persécutions mais pour des raisons d’ordre privé (voir, à titre de comparaison, le critère 6 de l’approche exposée dans l’avis juridique, paragraphe 36 ci-dessus).

87. En outre, eu égard aux informations sur la Libye, la Cour note que, depuis le renversement de Kadhafi en 2011, l’insécurité demeure et l’orientation prise par le pays n’est pas claire. Dès lors, les informations dont on dispose sur la situation des homosexuels en Libye sont également peu nombreuses et variables, de sorte qu’il est difficile pour la Cour de procéder à une évaluation. Bien qu’il soit certain que les actes homosexuels sont punis d’une peine d’emprisonnement en vertu des articles 407 et 408 du code pénal libyen, le requérant n’a soumis et la Cour n’a trouvé aucune information ou document public indiquant qu’il y ait eu des poursuites ou des condamnations en vertu de ces dispositions pour des actes homosexuels depuis la chute de Kadhafi en 2011. Par conséquent, bien que tenant compte du fait que l’homosexualité est un sujet tabou et qu’elle est considérée comme immorale et contraire à l’islam en Libye, la Cour estime qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour lui permettre de conclure que les autorités libyennes persécutent activement les homosexuels.

88. En outre, la Cour note que le requérant est en possession d’un passeport et qu’il n’aurait donc pas à se mettre en rapport avec les autorités libyennes à cet égard. De plus, elle souligne que la présente affaire porte non pas sur l’expulsion permanente du requérant vers son pays d’origine mais seulement sur un retour temporaire dans l’attente de l’examen par l’office des migrations de la demande de regroupement familial. D’après le gouvernement suédois, le requérant peut solliciter un traitement prioritaire de sa demande de regroupement familial et il peut également soumettre sa demande en ligne sur le site de l’office des migrations, ce qui accélérerait la procédure et réduirait le temps d’attente à quatre mois environ. Pour la Cour, ce délai doit être considéré comme raisonnablement court et, même si le requérant devrait être discret sur sa vie privée durant cette période, cela n’exigerait pas qu’il dissimulât ou supprimât une partie importante de son identité de façon permanente ou pour une longue période. Dès lors, ce délai ne saurait en soi être suffisant pour considérer que le seuil requis par l’article 3 de la Convention est atteint.

89. Tout en notant qu’il n’y a pas actuellement de représentation de Suède en Libye, la Cour rappelle que le requérant peut remplir sa demande de regroupement familial en ligne. Ainsi, l’intéressé n’aurait qu’à se rendre dans une ambassade de Suède dans un pays voisin pour l’entretien lui‑même, qui pourrait avoir lieu dans un délai de quelques jours. La Cour ne voit aucune raison de penser que pendant un laps de temps aussi court l’orientation sexuelle du requérant serait dévoilée de sorte qu’il risquerait de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention en Algérie, en Tunisie ou en Égypte.

90. Eu égard à l’ensemble des éléments ci-dessus, la Cour conclut qu’aucun motif sérieux ne permet en l’espèce de penser que le requérant courrait un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention s’il devait retourner en Libye pour y demander le regroupement familial. Dès lors, l’exécution de l’arrêté d’expulsion visant le requérant n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

91. Le requérant allègue également que son expulsion vers la Libye pour qu’il y dépose une demande de regroupement familial emporterait violation de son droit au respect de sa vie familiale, considérant qu’il serait séparé de N. en Suède. Il invoque l’article 8 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

92. Le Gouvernement conteste cet argument.

93. La Cour souligne que l’article 8 ne comporte pas pour un État l’obligation générale de respecter le choix des immigrants quant à leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela dit, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue des obligations pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général (Gül c. Suisse, 19 février 1996, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I et Rodrigues da Silva et Hoogkamer c. Pays-Bas, no 50435/99, § 39, CEDH 2006‑I). Les facteurs à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des liens que les personnes concernées ont avec l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine d’une ou de plusieurs des personnes concernées et celle de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration (par exemple, des précédents d’infraction aux lois sur l’immigration) ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion (voir, entre autres, Rodrigues da Silva et Hoogkamer, précité, ibid., et Solomon c. Pays-Bas (déc.), no 44328/98, 5 septembre 2000).

94. En l’espèce, la Cour rappelle que ce qui est en cause ce n’est pas une décision définitive des autorités suédoises d’octroyer ou de refuser au requérant un permis de séjour sur la base de ses liens familiaux. Pareille décision n’a pas encore été prise. La Cour doit plutôt examiner si la mise en œuvre par les autorités suédoises de la décision ordonnant au requérant de retourner en Libye pour y solliciter le regroupement familial emporterait violation de l’article 8 de la Convention.

95. À cet égard, la Cour considère que la relation du requérant avec N. s’apparente à une vie familiale au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, notant qu’ils vivent ensemble depuis décembre 2010 et se sont mariés en septembre 2011. Elle estime en outre que la décision litigieuse de renvoyer le requérant de Suède constitue une ingérence dans le droit de celui-ci et dans celui de N. au respect de leur vie familiale.

96. Quant à la question de savoir si l’ingérence est justifiée au regard de l’article 8 § 2, la Cour estime que la décision d’expulser le requérant est conforme au droit suédois et poursuit des buts légitimes, à savoir le bien‑être économique du pays et la mise en œuvre effective du contrôle de l’immigration. Il reste à la Cour à examiner si l’arrêté d’expulsion était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

97. Dans ce contexte, la Cour observe qu’il importe également de savoir si la vie familiale a débuté à un moment où les individus concernés savaient que la situation de l’un d’eux au regard des règles sur l’immigration était telle que cela conférait d’emblée un caractère précaire à la poursuite de cette vie familiale dans l’État d’accueil. Lorsque tel est le cas, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que l’éloignement du membre de la famille ressortissant d’un État tiers emporte violation de l’article 8 (Nunez c. Norvège, no 55597/09, § 70, 28 juin 2011).

98. À ce sujet, la Cour note que le requérant n’a jamais été autorisé à résider légalement en Suède. En outre, le requérant et N. se sont rencontrés et ont débuté leur relation alors que la demande d’asile du requérant était pendante et qu’ils savaient donc que ce dernier risquait de ne pas se voir accorder un permis de séjour en Suède et, par conséquent, que l’avenir de leur vie familiale dans ce pays n’était pas assuré.

99. En outre, comme la Cour vient de le dire (paragraphe 90 ci-dessus), il n’a pas été établi que le requérant risquerait de subir un traitement contraire à l’article 3 s’il devait retourner temporairement en Libye pour y soumettre sa demande de regroupement familial.

100. En conséquence, à ce stade, la Cour estime que rien n’indique que la séparation du requérant et de N., deux adultes, ne serait pas temporaire ou que la procédure d’examen de la demande de regroupement familial serait indument longue. En outre, les demandeurs ont la possibilité de soumettre leur demande par voie électronique et de solliciter un traitement prioritaire, ce qui accélèrerait la procédure. De plus, bien que l’on ne puisse pas attendre de N. qu’il accompagne le requérant en Libye en raison de sa situation personnelle, rien n’indique qu’ils n’auraient pas la possibilité de rester en contact, notamment par téléphone ou par internet, durant la période en question, considérant que le requérant a déclaré devant les autorités internes qu’il communiquait avec sa famille en Libye par ce biais (paragraphe 16 ci-dessus).

101. Dans ces conditions, la Cour estime que les autorités suédoises n’ont pas failli à ménager un juste équilibre entre les intérêts du requérant, d’une part, et l’intérêt de l’État à une mise en œuvre effective du contrôle de l’immigration, d’autre part, ou que l’appréciation effectuée par elles soit incompatible avec l’article 8 de la Convention.

102. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

103. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt deviendra définitif : a) lorsque les parties auront déclaré qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; ou b) trois mois après la date de l’arrêt, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre aura rejeté une éventuelle demande de renvoi formulée en application de l’article 43 de la Convention.

104. Elle considère que les mesures qu’elle a indiquées au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement (paragraphe 4 ci-dessus) doivent demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard (voir le dispositif).

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief soulevé sous l’angle de l’article 3 de la Convention recevable et la requête irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par six voix contre une, que l’expulsion du requérant vers la Libye n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Décide de continuer à indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 de son règlement, qu’il est souhaitable, dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure, de ne pas expulser le requérant jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou jusqu’à nouvel ordre.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 26 juin 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion du juge De Gaetano ;

– opinion dissidente de la juge Power-Forde.

M.V.
C.W.

OPINION SÉPARÉE
DU JUGE DE GAETANO

(Traduction)

1. Bien qu’ayant voté avec la majorité en l’espèce, je ne souscris pas entièrement aux motifs avancés dans l’arrêt. En fait, je serais plutôt enclin à rejeter la requête pour défaut manifeste de fondement sous l’angle de l’article 35 § 3 a), comme le Gouvernement l’a proposé dans son mémoire du 7 février 2013 (paragraphe 16 du mémoire).

2. En l’espèce, non seulement le requérant manque largement de crédibilité, mais manifestement rien ne permet de penser que, s’il était renvoyé vers la Libye, il courrait un risque spécifique, personnel et important de subir des mauvais traitements s’analysant en un traitement inhumain et dégradant, soit en raison de son implication dans un soi-disant « trafic d’armes », soit en raison de son orientation sexuelle alléguée. Malheureusement, toute l’affaire a dévié, à la fois devant les tribunaux internes et devant la Cour, sur des questions liées à l’exigence selon laquelle la demande de regroupement familial doit, en principe, être soumise avant l’entrée en Suède (paragraphes 33 et 34 de l’arrêt).

3. L’arrêt de la Cour repose dans une large mesure sur le fait que « ni les juridictions des migrations ni le Gouvernement n’ont mis en doute l’homosexualité du requérant et le sérieux de son mariage avec N. » (paragraphe 83). Cette affirmation n’est à mon sens pas entièrement juste. L’office des migrations avait bien des doutes sur le récit du requérant en ce qui concernait « tant les événements en Libye que sa relation avec N. » (paragraphe 18 in fine). En réalité, il n’était pas nécessaire que les tribunaux internes tranchent à ce stade de la procédure le point de savoir si le « mariage » du requérant avec N. était authentique ou seulement fictif – ce fait serait devenu pertinent au stade de la demande de regroupement familial. Par ailleurs, ce n’est pas parce que l’on ne met pas un fait en doute que l’on admet forcément sa véracité. Dans son mémoire susmentionné (paragraphe 2), le Gouvernement indique que « l’établissement des faits (...) préparé par le greffe de la Cour semble pour l’essentiel exact ». Cet établissement des faits reproduit principalement les décisions des tribunaux internes ; le fait que le Gouvernement souscrit à ce que ces tribunaux ont dit ne signifie pas qu’il admet que ce qu’ils ont dit est exact. Quoi qu’il en soit, il ressort de cet établissement des faits que c’est seulement le tribunal des migrations (et non l’office des migrations) qui « n’a pas mis en doute l’allégation du requérant selon laquelle il était homosexuel ». L’établissement des faits ne dit rien au sujet du sérieux ou autre du « mariage ». Les tribunaux internes n’ont pas abordé ce point et n’étaient donc pas tenus de le trancher. Enfin, dans son mémoire, le Gouvernement met bel et bien en doute la crédibilité générale du requérant et la véracité de son récit : « [e]u égard à ce qui précède, et au fait qu’un grand nombre d’incohérences relevées touchent à des aspects essentiels de la demande d’asile du requérant, le Gouvernement estime, à l’instar des autorités internes en matière de migration, qu’il existe de solides raisons de mettre en doute la crédibilité de l’intéressé. » (paragraphe 37 du mémoire du Gouvernement).

4. La référence à l’arrêt de la CJUE dans l’affaire Minister voor Immigratie en Asiel v. X, Y and Z) au paragraphe 50 est totalement inutile pour trancher la présente affaire. La déclaration controversée (certes faite dans le contexte particulier de la Directive 2004/83/EC du Conseil) selon laquelle « la seule pénalisation des actes homosexuels ne constitue pas, en tant que telle, un acte de persécution » peut être considérée comme affaiblissant quelque peu les normes fixées par la Cour dès les années 1980 en ce qui concerne l’incrimination des actes homosexuels et la violation de l’article 8 qui en découle (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, §§ 40-46, série A no 45, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, §§ 38 et 46-47, série A no 142) et, par conséquent, l’absence de pertinence, aux fins de rechercher s’il y a eu ou non violation des droits fondamentaux, du point de savoir si ces lois sont en fait appliquées ou non, ou appliquées de manière sporadique.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

En l’espèce, la Cour aurait dû prendre comme point de départ pour procéder à son analyse le fait que le requérant est un homosexuel dont la relation avec N. est reconnue comme un mariage légal en droit suédois[1]. L’homosexualité est illégale en Libye – le pays d’origine du requérant – et passible d’emprisonnement. Si, apparemment, il n’y a pas eu de « poursuites actives » depuis la chute de l’ancien régime, des éléments récents indiquent que les homosexuels sont arrêtés et agressés « simplement en raison de leur homosexualité » (§ 45 de l’arrêt).

La Cour était appelée à examiner si l’État défendeur peut expulser, même temporairement, une personne dont l’orientation sexuelle, si elle la manifestait ouvertement, l’exposerait à un risque réel de subir un traitement emportant violation de l’article 3 dans son pays d’origine.

Il y a dix ans, la Cour a adopté deux décisions concernant des personnes homosexuelles originaires d’Iran et a déclaré leurs requêtes irrecevables. Dans F. c. Royaume-Uni[2], elle avait examiné les informations générales sur le pays dont elle disposait en 2003 et avait estimé que les éléments de preuve ne révélaient pas « une situation où des adultes impliqués dans des relations homosexuelles consensuelles en privé étaient activement poursuivis par les autorités ». Dès lors qu’il n’existait guère d’informations concernant des poursuites effectives fondées uniquement sur la conduite sexuelle, la Cour avait conclu qu’une base ténue et hypothétique de la survenance d’un traitement contraire à l’article 3 était insuffisante pour conclure que l’expulsion du requérant emporterait violation de cette disposition de la Convention. Le raisonnement de la Cour postulait implicitement que le requérant serait « discret » au sujet de son orientation sexuelle en Iran en dehors de la sphère privée de son domicile. La Cour est parvenue à une conclusion similaire fondée sur le même type de raisonnement dans I.I.N. c. Pays-Bas[3].

La majorité en l’espèce a conclu que, même si le requérant devait « être « discret » sur sa vie privée » pendant un certain temps après son expulsion vers la Libye, cela n’exigerait pas qu’il dissimulât ou supprimât une partie importante de son identité pour une longue période et le seuil requis pour qu’il y ait violation de l’article 3 de la Convention ne serait donc pas atteint (§ 88 de l’arrêt). Je ne souscris pas à l’approche et à la conclusion de la majorité. Le fait que le requérant pourrait éviter le risque d’être persécuté en Libye en faisant preuve de plus de retenue et de réserve qu’un hétérosexuel dans l’expression de son orientation sexuelle n’est pas un facteur dont il faut tenir compte.

Des changements importants sont intervenus au cours de la dernière décennie dans les lois nationales des parties contractantes, dans le droit international et dans le droit européen en matière d’asile en ce qui concerne les demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité sexuelle. Si la présente affaire ne concerne pas la question du statut de réfugié, elle implique l’expulsion – pour une durée indéterminée – d’un homosexuel vers la Libye, où il court un risque réel d’être persécuté en raison de son orientation sexuelle. Les principes pertinents peuvent donc être appliqués mutatis mutandis et, à mon sens, il est temps pour la Cour de les adopter.

À tire d’exemple, la Cour suprême du Royaume-Uni, dans sa décision HJ (Iran) and HT (Cameroon) v. Secretary of State for the Home Department[4], s’est clairement écartée de l’approche du « risque de poursuite pénale » telle qu’exposée dans la jurisprudence de cette juridiction il y a dix ans. Dans son arrêt de principe du 7 juillet 2010, elle a dit, à l’unanimité, que le « critère raisonnablement tolérable » de la « discrétion » était contestable car aucune personne hétérosexuelle ne jugerait raisonnablement tolérables de telles contraintes l’empêchant de manifester ouvertement son orientation sexuelle.[5]

En 2012, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a publié des Principes directeurs sur la protection internationale dans ce domaine.[6] Selon ces principes, l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre sont des aspects fondamentaux de l’identité humaine que personne ne doit être contraint d’abandonner.[7] Le UNHCR y note que de nombreuses décisions rendues par de multiples juridictions confirment que le respect des droits fondamentaux ne peut être compatible avec l’exigence voulant qu’une personne dissimule un aspect important de son identité.

Dans Minister voor Immigratie en Asiel c X, Y et Z, la Cour de justice de l’Union européenne souscrit à ce principe général.[8] En novembre 2013, cette juridiction a dit :

« Il importe de constater que le fait d’exiger des membres d’un groupe social partageant la même orientation sexuelle qu’ils dissimulent cette orientation est contraire à la reconnaissance même d’une caractéristique à ce point essentielle pour l’identité qu’il ne devrait pas être exigé des intéressés qu’ils y renoncent ».[9]

Dans une affaire antérieure, la CJUE avait dit que le fait qu’une personne pourrait éviter un risque de persécution au Pakistan en renonçant à certains actes religieux n’était, en principe, pas pertinent.[10] Adoptant la même approche pour un aspect différent de l’identité personnelle (orientation sexuelle), la CJUE a dit, dans Minister voor Immigratie en Asiel c X, Y et Z, qu’« [il] n’est donc pas permis de s’attendre à ce que, pour éviter d’être persécuté, un demandeur d’asile dissimule son homosexualité dans son pays d’origine. »[11]

La conclusion de la majorité en l’espèce ne « cadre » pas avec l’état actuel du droit international et européen sur cette question importante concernant les droits fondamentaux. Les changements récents, qui reconnaissent que toutes les personnes sont égales en valeur et en dignité, quelle que soit leur identité ou leur orientation sexuelle, doivent être salués.[12] Ayant exposé ces développements dans son arrêt, la majorité revient ensuite au vieux critère du « raisonnablement tolérable » énoncé par cette Cour il y a dix ans. Elle estime que la « discrétion » requise pendant un certain temps pour éviter la persécution est tolérable. D’après elle, une telle exigence imposée à une personne homosexuelle n’impliquerait pas qu’elle cache ou supprime une partie importante de son identité de façon permanente ou pour une longue période (§ 88).

Ce raisonnement est vicié et n’est pas convaincant. Avec cet arrêt, la Cour de Strasbourg introduit un nouveau critère de « durée » que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le droit comparé européen. La jurisprudence en matière d’asile de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’impose pas une telle exigence de « durée ». On ne peut s’attendre à ce que, pour éviter d’être persécuté, un demandeur d’asile dissimule son homosexualité dans son pays d’origine.[13] Le fait d’exiger de personnes qu’elles dissimulent leur orientation sexuelle est en soi contraire à la reconnaissance même d’une caractéristique à ce point essentielle pour l’identité qu’il ne devrait pas être exigé des intéressés qu’ils y renoncent.[14] Pour la CJUE, ce qui compte c’est le fait qu’une personne homosexuelle doive faire preuve d’une plus grande retenue et réserve qu’une personne hétérosexuelle dans l’expression de son orientation sexuelle – et non le laps de temps pendant lequel elle devrait endurer cette réserve discriminatoire.[15]

La Cour suprême du Royaume-Uni avait décidé de rejeter l’exigence de « discrétion » principalement parce qu’elle était fondée sur une hypothèse erronée. S’il avait fallu appliquer cette exigence à Anne Frank et renvoyer celle-ci vers la Hollande alors occupée par les nazis, cela aurait impliqué que la négation de sa religion et le fait de se cacher dans un grenier constituaient pour elle un moyen « raisonnablement tolérable » d’éviter d’être découverte. Le fait que l’obligation de se cacher dans un grenier pour éviter d’être découverte puisse ne durer que des mois et non des années n’ôte rien à l’absurdité de cet argument.

L’approche de la majorité comporte d’autres faiblesses. Elle part de l’hypothèse, au moins implicite, que l’identité sexuelle est avant tout une question de comportement sexuel qui, s’il n’est pas affiché ou évoqué en public par le requérant, diminuerait tout risque de préjudice pour lui. L’orientation sexuelle est certes quelque chose de bien plus fondamental que le comportement sexuel et elle a trait à « un aspect des plus intimes de la vie privée » (Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 46, série A no 142). Elle est inhérente à l’identité même de chacun et peut s’exprimer d’une myriade de façons. Les conséquences pratiques qu’emporterait pour le requérant l’exigence de « discrétion » en cas de renvoi vers la Libye ne sont nullement examinées dans l’arrêt. Au minimum, si une personne homosexuelle doit vivre discrètement, elle devrait, dans la pratique, éviter toute expression de son orientation sexuelle.[16] Elle devrait « faire preuve de prudence » dans ses amitiés, le cercle d’amis dans lequel elle évoluerait et les lieux de socialisation ». Non seulement elle ne pourrait pas se livrer ouvertement à des flirts comme peuvent le faire les personnes hétérosexuelles, mais elle devrait réfléchir par deux fois avant de révéler qu’elle est attirée par un autre homme dans un pays étranger et qu’elle lui est attachée.

Lorsque la majorité conclut que l’exigence de « discrétion » est insuffisante « pour que le niveau requis par l’article 3 soit atteint », on se demande à l’aune de quel critère elle mesure le niveau de souffrance que le requérant jugerait raisonnablement tolérable. Comment la majorité apprécierait-elle le seuil équivalent s’agissant d’une personne hétérosexuelle contrainte de dissimuler son identité sexuelle pendant plusieurs mois ou plus longtemps ?[17] La réponse est assurément, comme Lord Rodger l’a déclaré, qu’« il n’existe aucune norme pertinente puisqu’il s’agit d’une situation que nul ne devrait endurer ».[18]

Enfin, l’approche de la majorité ne tient pas compte du fait que même si le requérant réussit à cacher son orientation sexuelle après son expulsion vers la Libye, le risque que la vérité soit découverte ne tient pas nécessairement à son propre comportement. À la détresse qu’éprouverait le requérant au motif qu’il serait contraint de mentir et de dissimuler régulièrement des aspects importants de sa vie personnelle s’ajouterait l’obligation pour lui de se rendre à l’ambassade de Suède en Égypte ou en Algérie pour un entretien. Les actes homosexuels sont réprimés, directement ou indirectement, dans ces pays. Il est inconcevable que l’entretien mené aux fins d’un regroupement familial puisse être conduit sans que l’orientation sexuelle du requérant soit divulguée. Pareil entretien comporte manifestement le risque que le requérant voie son orientation sexuelle – perçue comme étant « criminelle » – divulguée aux autorités à ce stade et qu’il soit « démasqué »

Notre Cour a dit que le fait de priver une personne de ses lunettes de lecture pendant quelques mois atteignait le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3[19]. Priver le requérant de sa dignité pour une durée analogue ou plus longue en attendant de lui qu’il dissimule une part intrinsèque de son identité par crainte de persécution n’atteint pas ce seuil. Il y a quelque chose qui ne cadre pas. Ce que la majorité attend du requérant représente bien plus qu’un inconvénient mineur. L’obligation de dissimuler un aspect essentiel de son identité personnelle ne saurait être réduite à un désagrément tolérable ; il s’agit d’un affront à la dignité humaine – une atteinte à l’authenticité personnelle. L’orientation sexuelle est un aspect fondamental de l’identité et de la conscience d’un individu et nul ne devrait être contraint d’y renoncer – même pendant un certain temps. Pareille exigence de réserve et de retenue forcées visant à cacher ce que l’on est est destructeur de l’intégrité personnelle et de la dignité humaine.

* * *

[1]. J’admets que la véracité générale du récit du requérant est quelque peu affaiblie par un certain nombre d’incohérences relevées dans l’arrêt. Toutefois, ni les juridictions des migrations ni le Gouvernement n’ont mis en doute l’orientation sexuelle du requérant ou l’authenticité de sa relation avec N., qui est reconnue comme un mariage entre personnes de même sexe en droit interne.

[2]. F. c. Royaume-Uni (déc.), no 17341/03, 22 juin 2004.

[3]. I.I.N. c. Pays-Bas (déc.), no 2035/04, 9 décembre 2004.

[4]. Arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni, 7 juillet 2010, HJ (Iran) and HT (Cameroon) v. Secretary of State for the Home Department [2010] UKSC 31; [2011] 1 AC 596.

[5]. Ibidem, §§ 77 et 80.

[6]. Principes directeurs sur la protection internationale no 9 : Demandes de statut de réfugié fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre dans le contexte de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou de son Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés.

[7]. Principes directeurs, § 12.

[8]. Voir Cour de justice de l’Union européenne, (Affaires jointes C-0199/12, C-200/12 et C-201/12), Minister voor Immigratie en Asiel c. X, Y et Z, 7 novembre 2013.

[9]. Arrêt précité de la CJUE, § 70.

[10]. Bundesrepublik Deutschland c Y (C-71/11) et Z (C-99/11), 5 septembre 2012, § 79.

[11]. Minister voor Immigratie en Asiel c. X, Y et Z, 7 novembre 2013, § 71.

[12]. Bien que l’avis juridique du chef du département juridique de l’office des migrations concernant la protection sur la base de l’orientation sexuelle (§ 36 de l’arrêt) soit censé refléter l’approche exposée par la Cour suprême du Royaume-Uni, il est clair que, dans l’affaire du requérant, le critère requis n’a pas été appliqué par les autorités internes, ce qui indique donc pour le moins une violation procédurale de l’article 3 de la Convention.

[13]. Cour de justice de l’Union européenne, (Affaires jointes C-0199/12, C-200/12 et C‑201/12), Minister voor Immigratie en Asiel c. X, Y et Z, 7 novembre 2013, § 71.

[14]. Ibidem, § 70.

[15]. Ibidem, § 75.

[16]. Ces exemples sont cités par Lord Rodger dans son opinion dans l’affaire HJ (Iran) au § 77.

[17]. Si la majorité estime que la procédure de demande peut prendre quatre mois en cas de traitement prioritaire (rien n’étant certain à cet égard), la réalité est que la durée pendant laquelle le requérant serait tenu de vivre discrètement en Libye dans l’attente du traitement de sa demande est tout simplement inconnue. En outre, rien ne garantit, bien entendu, que sa demande aboutirait.

[18]. Opinion de Lord Rodger, HJ (Iran) v. Secretary of State (citée à la note 4 ci-dessus), § 80.

[19]. Sliousarev c. Russie, no 60333/00, 20 avril 2010.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-145380
Date de la décision : 26/06/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Expulsion) (Conditionnel) (Libye)

Parties
Demandeurs : M.E.
Défendeurs : SUÈDE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PETERSSON S.-A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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