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27/05/2014 | CEDH | N°001-144609

CEDH | CEDH, AFFAIRE MARGUŠ c. CROATIE , 2014, 001-144609


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MARGUŠ c. CROATIE

(Requête no 4455/10)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mai 2014




En l’affaire Marguš c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele, juge ad hoc,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Ann Power-Forde,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußb

erger,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en cham...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MARGUŠ c. CROATIE

(Requête no 4455/10)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mai 2014

En l’affaire Marguš c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele, juge ad hoc,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Ann Power-Forde,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußberger,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 juin et 23 octobre 2013 ainsi que le 19 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4455/10) dirigée contre la République de Croatie et dont un ressortissant de cet État, M. Fred Marguš (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me P. Sabolić, avocat à Osijek. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Š. Stažnik.

3. Dans sa requête, M. Marguš, qui avait été jugé deux fois au pénal, se plaignait que son procès eût les deux fois été présidé par le même magistrat et que ce dernier eût décidé de l’expulser du prétoire lors de l’audience de clôture. Il y voyait une violation de son droit à un procès équitable. Il se disait par ailleurs victime d’une violation de son droit à ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits.

4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 5 septembre 2011, le vice-président de la section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.

5. Le 13 novembre 2012, une chambre de ladite section composée de Anatoly Kovler, président, Nina Vajić, Peer Lorenzen, Elisabeth Steiner, Khanlar Hajiyev, Linos-Alexandre Sicilianos, Erik Møse, juges, ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section, a prononcé un arrêt concluant, à l’unanimité, à la recevabilité des griefs tirés de l’article 6 de la Convention concernant le manque allégué d’impartialité du juge M.K. et l’expulsion du requérant de la salle d’audience ainsi que du grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 et à la non-violation de ces deux dispositions.

6. Le 27 décembre 2012, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 18 mars 2013.

7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire.

9. Des observations ont par ailleurs été reçues d’un groupe d’experts universitaires rattaché à l’université londonienne du Middlesex, que le président de la Grande Chambre avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 juin 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmesŠ. Stažnik,agent,
J. Dolmagić,
N. Katić,conseillers ;

– pour le requérant
M.P. Sabolić,conseil.

La Cour a entendu M. Sabolić et Mme Stažnik en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Kalaydjieva, Vučinić et Turković.

11. À l’issue de l’audience, il a été décidé que Ksenija Turković, juge élue au titre de la Croatie, ne pouvait participer à l’examen de l’affaire (article 28 du règlement). Le Gouvernement a alors désigné pour siéger à sa place Ineta Ziemele, juge élue au titre de la Lettonie (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement). En conséquence, Ann Power‑Forde, première suppléante, est devenue membre titulaire de la Grande Chambre. Zdravka Kalaydjieva s’est déportée et a été remplacée par Ján Šikuta, deuxième suppléant. André Potocki s’est également déporté et a été remplacé par Angelika Nußberger, troisième suppléante (article 28 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

12. Le requérant est né en 1961 ; il purge actuellement une peine d’emprisonnement à la prison d’État de Lepoglava.

A. La première procédure pénale dirigée contre le requérant (no K‑4/97)

13. Le 19 décembre 1991, les services de police d’Osijek saisirent le tribunal de comté d’Osijek d’une plainte pénale dirigée contre le requérant et cinq autres personnes ; ils alléguaient que le requérant, membre de l’armée croate, avait tué plusieurs civils.

14. Le 20 avril 1993, le procureur militaire d’Osijek inculpa le requérant devant le tribunal de comté d’Osijek de plusieurs chefs de meurtre, de coups et blessures graves, de mise en danger de la vie et des biens d’autrui, et de vol. Les passages pertinents de l’acte d’accusation se lisent ainsi :

« Le premier accusé, Fred Marguš,

1. Le 20 novembre 1991 vers 7 heures, à Čepin, (...) a tiré à quatre reprises avec une arme automatique sur S.B. (...), causant ainsi la mort de celui-ci ;

(...)

2. Au même moment et au même endroit que ceux indiqués au point 1 ci-dessus (...) a tiré à plusieurs reprises avec une arme automatique sur V.B. (...), causant ainsi la mort de celui‑ci ;

(...)

3. Le 10 décembre 1991, a emmené N.V. dans la forêt de « Vrbik » entre Čepin et Ivanovac (...) et a tiré à deux reprises avec une arme automatique sur N.V. (...), causant ainsi la mort de celui-ci ;

(...)

4. Au même endroit et au même moment que ceux indiqués au point 3 ci-dessus, a tiré avec une arme automatique sur Ne.V. (...), causant ainsi la mort de celle-ci ;

(...)

6. Le 28 août 1991 vers 3 heures, a lancé un engin explosif dans des locaux commerciaux à Čepinski Martinovec (...), causant ainsi des dégâts matériels ;

(...)

7. Le 18 novembre 1991 à 0 h 35, à Čepin, a placé un engin explosif à l’intérieur d’une maison (...) causant ainsi des dégâts matériels (...) ;

(...)

8. Le 1er août 1991 à 15 h 30, à Čepin, (...) a tiré sur R.C., le blessant légèrement, puis (...) a frappé V.Ž. à coups de pied (...), le blessant grièvement (...) et a infligé le même traitement à R.C. (...), lui causant d’autres blessures légères (...) ;

(...)

9. Entre le 26 septembre et le 5 octobre 1991, à Čepin, (...) a volé des armes et des balles (...) ;

(...) »

Le requérant fut également inculpé du vol de plusieurs tracteurs et d’autres machines appartenant à autrui.

15. Le 25 janvier 1996, le procureur militaire adjoint d’Osijek abandonna les charges énumérées aux points 3, 4, 6, 7 et 9 de l’acte d’accusation, ainsi que les accusations de vol de biens d’autrui. Il inculpa le requérant d’un nouveau chef de coups et blessures graves pour avoir tiré sur un enfant, Sl.B., le 20 novembre 1991 vers 7 heures à Čepin. L’ancien point 8 de l’acte d’accusation en devint donc le point 4.

16. Le 24 septembre 1996 fut promulguée la loi d’amnistie générale, qui disposait qu’une amnistie générale devait s’appliquer à toutes les infractions pénales commises en rapport avec la guerre en Croatie entre le 17 août 1990 et le 23 août 1996, sauf pour les actes constitutifs de violations très graves du droit humanitaire ou de crimes de guerre, notamment du crime de génocide (paragraphe 27 ci-dessous).

17. Le 24 juin 1997, un collège du tribunal de comté d’Osijek présidé par le juge M.K. décida de mettre fin à la procédure contre le requérant en application de la loi d’amnistie générale. Les passages pertinents de cette décision se lisent ainsi :

« Le tribunal de comté d’Osijek (...) décide ce jour, 24 juin 1997, qu’il convient de mettre fin, en application de l’article 1 §§ 1 et 3 et de l’article 2 § 2 de la loi d’amnistie générale, à la procédure pénale engagée le 10 février 1997 (...) par l’acte d’accusation du parquet près le tribunal de comté d’Osijek contre l’accusé Fred Marguš pour deux chefs de meurtre (...), pour coups et blessures graves (...) et pour mise en danger de la vie et des biens d’autrui (...)

(...)

Exposé des motifs

Dans son acte d’accusation no Kt-1/93 du 20 avril 1993, le parquet militaire d’Osijek a inculpé Fred Marguš de trois chefs de meurtre aggravé en vertu de l’article 35 § 1 du code pénal, d’un chef de meurtre aggravé en vertu de l’article 35 § 2, alinéa 2, du code pénal, de deux chefs de mise en danger de la vie et des biens d’autrui (...) en vertu de l’article 153 § 1 du code pénal, d’un chef de coups et blessures graves en vertu de l’article 41 § 1 du code pénal, d’un chef de vol d’armes et d’autres équipements de combat en vertu de l’article 223 §§ 1 et 2 du code pénal, et d’un chef de vol aggravé en vertu de l’article 131 § 2 du code pénal (...)

L’acte d’accusation ci-dessus a été modifié de façon substantielle à l’audience tenue devant le tribunal militaire d’Osijek le 25 janvier 1996, au cours de laquelle le procureur militaire adjoint a retiré certains chefs d’accusation et a modifié la description factuelle et juridique ainsi que la qualification juridique de certaines infractions.

Ainsi, l’accusé Fred Marguš s’est trouvé inculpé de deux chefs de meurtre en vertu de l’article 34 § 1 du code pénal, d’un chef de coups et blessures graves en vertu de l’article 41 § 1 du code pénal et d’un chef de mise en danger de la vie et des biens d’autrui (...) en vertu de l’article 146 § 1 du code pénal (...)

Après l’abolition des tribunaux militaires, le dossier de l’affaire a été transmis au parquet près le tribunal de comté d’Osijek, qui a repris les poursuites pour les mêmes charges et a demandé que l’instance continue devant le tribunal de comté d’Osijek. Celui-ci a transmis le dossier à un collège de trois juges dans le cadre de l’application de la loi d’amnistie générale.

Après examen du dossier, le collège conclut que les conditions prévues à l’article 1 §§ 1 et 3 et à l’article 2 § 2 de la loi d’amnistie générale sont remplies, et que l’accusé n’est pas exclu du bénéfice de l’amnistie.

La loi susmentionnée prévoit une amnistie générale pour les infractions pénales commises pendant l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés (...) en République de Croatie. Cette amnistie générale concerne les infractions pénales commises entre le 17 août 1990 et le 23 août 1996.

Seuls sont exclus du bénéfice de l’amnistie générale les auteurs des violations les plus graves du droit humanitaire constitutives de crimes de guerre et les auteurs de certaines infractions pénales énumérées à l’article 3 de la loi d’amnistie générale. Sont aussi exclus les auteurs d’autres infractions pénales visées par le code pénal (...) qui n’ont pas été commises pendant l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés en Croatie et qui ne présentent pas de lien avec ces événements.

L’accusé, Fred Marguš, est inculpé de trois infractions pénales commises à Čepin le 20 novembre 1991 et d’une infraction pénale commise à Čepin le 1er août 1991.

Les trois premières infractions concernent la période la plus difficile, celle des attaques les plus dures contre Osijek et l’est de la Croatie, immédiatement après la chute de Vukovar, et des combats les plus rudes pour la prise de Laslovo. Au cours de ces combats, l’accusé s’est distingué par son courage exceptionnel, et il a été recommandé pour une promotion au grade de lieutenant par son supérieur de l’époque, le commandant du troisième bataillon de la 106e brigade de l’armée croate.

Au cours de la période critique concernant les trois premières infractions, l’accusé agissait en tant que membre de l’armée croate ; dans cette période particulièrement difficile, il a tenté, en sa qualité de commandant d’une unité, d’empêcher qu’un village directement menacé ne tombe aux mains de l’ennemi. La quatrième infraction a été commise le 1er août 1991, alors que l’accusé, réserviste en service à Čepin, portait une tenue militaire de camouflage et était équipé d’armes de guerre.

(...)

Eu égard au moment et au lieu où sont survenus les événements en cause, les actes de l’accusé présentaient un lien étroit avec l’agression, la rébellion armée et les conflits armés en Croatie, et ils ont été commis pendant la période visée par la loi d’amnistie générale.

(...)

Dans ces conditions, le tribunal estime que toutes les conditions légales pour l’application de la loi d’amnistie générale sont remplies (...) »

18. À une date non précisée, le procureur général saisit la Cour suprême d’un pourvoi dans l’intérêt de la loi (zahtjev za zaštitu zakonitosti), la priant d’établir qu’il y avait eu violation de l’article 3 § 2 de la loi d’amnistie générale.

19. La haute juridiction statua sur le pourvoi le 19 septembre 2007. Elle conclut que la décision prise par le tribunal de comté d’Osijek le 24 juin 1997 emportait violation de l’article 3 § 2 de la loi d’amnistie générale. Les passages pertinents de l’arrêt se lisent ainsi :

« (...)

L’article 1 § 1 de la loi d’amnistie générale prévoit que les auteurs d’infractions pénales qui présentent un lien avec l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés (...) en Croatie bénéficient d’une amnistie générale quant aux poursuites pénales et aux procédures pénales dirigées contre eux. Aux termes du troisième paragraphe du même article, l’amnistie concerne les infractions pénales commises entre le 17 août 1990 et le 23 août 1996. (...)

Si on les interprète correctement, ces dispositions exigent, outre la condition générale selon laquelle l’infraction pénale en question doit avoir été commise dans la période comprise entre le 17 août 1990 et le 23 août 1996 (qui est remplie en l’espèce), un lien direct et significatif entre l’infraction, d’une part, et l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés, d’autre part. Cette interprétation est conforme au principe général selon lequel quiconque commet une infraction pénale doit répondre de ses actes. Dès lors, les dispositions ci-dessus doivent être interprétées de manière raisonnable et avec la prudence nécessaire, de sorte que l’amnistie n’en vienne pas à se contredire elle-même et à remettre en question le but même pour lequel la loi en cause a été édictée. Dès lors, il convient d’interpréter l’expression « qui présentent un lien avec l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés » figurant dans la loi d’amnistie générale, laquelle ne définit pas spécifiquement la nature de ce lien, comme voulant dire que ce lien doit être direct et significatif.

(...)

Une partie de la description factuelle des infractions pénales reprochées à l’accusé Fred Marguš (...), qui semble indiquer un certain lien avec l’agression contre la République de Croatie ou la rébellion armée et les conflits armés en Croatie, a trait à l’arrivée des victimes de ces infractions (S.B., V.B. et le mineur Sl.B.) à Čepin, en compagnie de leurs voisins, après leur fuite du village d’Ivanovac à la suite de l’attaque par « l’A[rmée du] P[euple] y[ougoslave] ». Il convient de souligner que l’appartenance de l’accusé Fred Marguš à l’armée croate n’est pas contestée. Toutefois, ces circonstances ne sont pas de nature à constituer le lien direct avec l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés en Croatie requis pour l’application de la loi d’amnistie générale.

D’après la description factuelle des infractions pénales exposée au point 4 de l’acte d’accusation, l’accusé a commis ces actes en tant que membre des forces de réserve basées à Čepin, après la fin de son service. Cette circonstance n’établit pas à elle seule un lien significatif entre les infractions et la guerre car, si tel était le cas, l’amnistie s’étendrait à toutes les infractions pénales commises entre le 27 août 1990 et le 23 août 1996 par des membres de l’armée croate ou par des unités ennemies (à l’exception des infractions spécifiquement énumérées à l’article 3 § 1 de la loi d’amnistie générale) ; or telle n’était certainement pas l’intention du législateur.

Enfin, les faits de guerre de l’accusé, décrits en détail dans la décision litigieuse, ne sauraient constituer un critère d’application de la loi d’amnistie générale (...)

Il ne ressort pas de la description factuelle des infractions pénales énumérées dans l’acte d’accusation (...) que les actes en question ont été commis pendant l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés en Croatie, ou qu’ils présentent un lien avec ces événements.

(...) »

B. La seconde procédure pénale dirigée contre le requérant (no K‑33/06)

20. Le 26 avril 2006, le parquet près le tribunal de comté d’Osijek inculpa le requérant de plusieurs chefs de crimes de guerre contre la population civile. La procédure fut menée par un collège de trois juges du tribunal de comté d’Osijek, qui comprenait le juge M.K. Le requérant fut représenté par un avocat pendant toute la procédure.

21. Une audience de clôture se tint le 19 mars 2007 en présence, notamment, du requérant et de son avocat. Le requérant fut expulsé de la salle d’audience pendant les conclusions finales des parties. Son avocat resta dans la salle d’audience et présenta ses conclusions finales. Le passage pertinent du procès-verbal de l’audience se lit ainsi :

« Le président du collège note que l’accusé Fred Marguš a interrompu le procureur adjoint près le tribunal de comté d’Osijek (« le procureur adjoint ») alors que celui-ci présentait ses conclusions finales et qu’il a été sommé par le collège de se calmer ; lorsqu’il a interrompu le procureur adjoint pour la deuxième fois, l’intéressé a reçu un avertissement oral.

Après que le président du collège l’eut averti oralement, l’accusé Fred Marguš a continué à commenter les conclusions finales du procureur adjoint. En conséquence, sur décision du collège et sur ordre du président, l’accusé Fred Marguš a été expulsé de la salle d’audience jusqu’au prononcé du jugement.

(...) »

22. Après l’expulsion du requérant de la salle d’audience, le procureur adjoint, les avocats des victimes, les avocats de la défense et l’un des accusés présentèrent leurs conclusions finales.

23. Le prononcé du jugement fut fixé au 21 mars 2007, après quoi l’audience fut levée. Le requérant était présent au prononcé du jugement. Il fut déclaré coupable des faits qui lui étaient reprochés et condamné à une peine de quatorze ans d’emprisonnement. La partie pertinente du jugement se lit ainsi :

« (...)

L’accusé Fred Marguš (...)

et

l’accusé T.D. (...)

sont coupables [en ce que]

dans la période comprise entre le 20 et le 25 novembre 1991, à Čepin et aux alentours, en violation de l’article 3 § 1 de la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre ainsi que des articles 4 §§ 1 et 2 a) et 13 du Protocole additionnel du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), alors qu’ils défendaient ce territoire contre les attaques armées des rebelles serbes locaux et de « l’Armée du Peuple yougoslave » dans le cadre de l’agression menée conjointement par ceux-ci contre l’ordre juridique constitutionnel et l’intégrité territoriale de la République de Croatie, Fred Marguš, en sa qualité de commandant de l’unité 2 du 3e corps de la 130e brigade de l’armée croate, et l’accusé T.D., membre de l’unité commandée par Fred Marguš [commirent les actes suivants] dans l’intention de tuer des civils serbes ;

l’accusé Fred Marguš

a) le 20 novembre 1991 vers 8 heures, à Čepin, reconnut V.B. et S.B. qui se tenaient (...) devant la caserne des pompiers d’Ivanovac, après avoir fui leur village en raison des attaques de l’Armée du Peuple yougoslave, (...) tira sur eux avec une arme automatique (...) et toucha S.B. à la tête (...) et au cou, tuant celui-ci sur le coup, tandis que V.B., blessé, tombait à terre. L’accusé partit alors en voiture mais revint peu de temps après. Voyant que V.B. était toujours en vie, avec à ses côtés son fils de neuf ans, Sl.B. (...) et sa femme M.B., tira de nouveau sur eux à l’arme automatique, atteignant V.B. par deux fois à la tête (...) et par deux fois au bras (...), entraînant ainsi la mort de celui-ci peu de temps après, tandis que Sl.B. était touché d’une balle à la jambe (...), l’infraction de coups et blessures graves étant ainsi constituée ;

b) dans la période allant du 22 au 24 novembre 1991, à Čepin, arrêta N.V. et Ne.V. et, sous la menace d’armes à feu, s’appropria leur véhicule de type Golf (...) les emmena dans le sous-sol d’une maison (...) où il les ligota avec des cordes sur des chaises et les laissa enfermés sans eau ni nourriture puis, avec les membres de son unité (...) les battit et les insulta, les interrogea sur leurs activités prétendument hostiles et sur la possession d’un poste de radio, tout en empêchant les autres membres de l’unité de les aider (...) après quoi il les emmena hors de Čepin dans une forêt (...) où il tira plusieurs balles sur eux (...), causant ainsi la mort de N.V. et (...) de Ne.V. ;

c) le 23 novembre 1991 vers 13 h 30, à la station d’autobus de Čepin, arrêta S.G. et D.G. ainsi que leur parent Lj. G., et les conduisit en voiture jusqu’à une maison (...) leur attacha les mains dans le dos et, avec T.B. (mort depuis), les interrogea sur leurs activités prétendument hostiles et, le soir venu, alors qu’ils étaient toujours entravés, les conduisit en voiture hors de Čepin (...) où il tira des coups de feu sur eux (...), causant ainsi leur mort ;

les accusés Fred Marguš et T.D., [agissant] de [concert]

d) le 25 novembre 1991 vers 13 heures, à Čepin, voyant S.P. au volant de sa Golf (...) l’arrêtèrent à la demande de Fred Marguš (...), le conduisirent en voiture dans un champ (...) où (...) Fred Marguš ordonna à T.D. d’abattre S.P., [ordre] auquel T.D. obéit en tirant une fois sur S.P. (...), après quoi Fred Marguš tira sur celui-ci à plusieurs reprises avec une arme automatique (...), causant ainsi le décès de S.P. (...) dont il s’appropria ensuite le véhicule.

(...) »

24. Le 19 septembre 2007, la Cour suprême confirma la condamnation du requérant et alourdit sa peine, la portant à quinze ans d’emprisonnement. Les passages pertinents de l’arrêt de la haute juridiction sont ainsi libellés :

« En vertu de l’article 36 § 1, alinéa 5, du code de procédure pénale (CPP) un juge se déporte si, dans le cadre de la même affaire, il a participé à l’adoption d’une décision d’une juridiction inférieure ou s’il a participé à l’adoption de la décision attaquée.

Certes, le juge M.K. a pris part à la procédure dans le cadre de laquelle le jugement litigieux a été adopté. Il présidait le collège du tribunal de comté d’Osijek qui a adopté la décision (...) du 24 juin 1997 mettant fin à la procédure contre l’accusé Fred Marguš en vertu de l’article 1 §§ 1 et 3 et de l’article 2 § 2 de la loi d’amnistie générale (...)

Même si les deux procédures ont été engagées contre le même accusé, il ne s’agissait pas de la même affaire. Le juge en question a participé à deux affaires différentes dont le tribunal de comté d’Osijek a été saisi contre le même accusé. Dans l’affaire qui a donné lieu au présent appel, le juge M.K. n’a pas participé à l’adoption d’une décision d’une juridiction inférieure ou d’une décision faisant l’objet d’un appel ou d’un recours extraordinaire.

(...)

C’est à tort que l’accusé soutient que, en tenant l’audience de clôture en son absence et en l’absence de son avocat après l’avoir expulsé de la salle d’audience pendant les conclusions finales des parties, le tribunal de première instance a méconnu l’article 346 § 4 et l’article 347 §§ 1 et 4 du CPP. L’accusé dit avoir été ainsi empêché de formuler ses conclusions finales. Il ajoute qu’il n’a pas été renseigné sur la conduite de l’audience en son absence et que la décision de le renvoyer de la salle d’audience n’a pas été adoptée par le collège chargé de l’affaire.

Contrairement aux allégations de l’accusé, il ressort du procès-verbal de l’audience tenue le 19 mars 2007 que l’accusé Fred Marguš a interrompu le procureur adjoint près le tribunal de comté [d’Osijek] alors que celui-ci présentait ses conclusions finales, et il a été averti à deux reprises par le président du collège. L’accusé ayant persisté dans son comportement, le collège a décidé de le renvoyer de la salle d’audience (...)

Pareille mesure du tribunal de première instance est conforme à l’article 300 § 2 du CPP. L’accusé Fred Marguš a commencé à perturber le déroulement de l’audience alors que le procureur [adjoint près le tribunal de comté d’Osijek] présentait ses conclusions finales et a persisté dans son comportement, à la suite de quoi il a été expulsé de la salle d’audience par une décision du collège. Il était présent dans la salle d’audience lorsque le jugement a été prononcé le 21 mars 2007.

Étant donné que le tribunal de première instance s’est pleinement conformé à l’article 300 § 2 du CPP, l’appel de l’accusé est dénué de fondement. En l’espèce, il n’y a pas eu violation des droits de la défense et l’expulsion de l’accusé de la salle d’audience pendant les conclusions finales des parties n’a eu aucune incidence sur le jugement.

(...)

L’accusé Fred Marguš soutient en outre (...) que le jugement attaqué a violé le principe « non bis in idem » (...) dans la mesure où il aurait déjà été mis un terme à la procédure quant à certaines des accusations ayant donné lieu à ce jugement (...)

(...)

Une procédure pénale a certes été menée devant le tribunal de comté d’Osijek, sous le numéro K-4/97, contre l’accusé Fred Marguš concernant, notamment, quatre chefs (...) de meurtre (...) sur les personnes de S.B., V.B., N.V. et Ne.V., ainsi que l’infraction (...) de mise en danger de la vie et des biens d’autrui (...) Le tribunal de comté d’Osijek a mis fin à cette procédure par la décision définitive no Kv-99/97 (K‑4/97) du 24 juin 1997 sur la base de la loi d’amnistie générale (...)

Bien que les conséquences des infractions qui faisaient l’objet de la procédure menée devant le tribunal de comté d’Osijek sous le numéro K-4/97, à savoir les homicides sur les personnes de S.B., V.B., N.V. et Ne.V., ainsi que les coups et blessures graves infligés à Sl.B., fassent également partie du contexte factuel [des infractions examinées] dans le cadre de la procédure à l’issue de laquelle le jugement contesté a été adopté, les infractions [examinées dans les deux procédures pénales en cause] ne sont pas les mêmes.

La comparaison entre les contextes factuels [des infractions pénales examinées] dans le cadre des deux procédures montre que ces infractions ne sont pas identiques. Le contexte factuel [des infractions en question] dans le jugement attaqué comporte un élément criminel supplémentaire et est d’une portée beaucoup plus large que celui qui est à l’origine de la procédure menée devant le tribunal de comté d’Osijek sous le numéro K-4/97. [Dans la présente affaire], il est reproché à l’accusé Fred Marguš d’avoir violé les règles de la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre et du Protocole additionnel du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), en ce que, dans la période comprise entre le 20 et le 25 novembre 1991, alors qu’il défendait un territoire contre les attaques armées des rebelles serbes locaux et de « l’Armée du Peuple yougoslave » dans le cadre de l’agression menée conjointement par ceux-ci contre l’ordre juridique constitutionnel et l’intégrité territoriale de la République de Croatie, il a, en violation des règles du droit international, tué et torturé des civils, les a traités de manière inhumaine, les a arrêtés illégalement, a ordonné le meurtre d’un civil et a volé des biens appartenant à des civils. Les actes décrits ci-dessus sont constitutifs d’infractions contraires aux valeurs protégées par le droit international, et plus précisément de crimes de guerre contre la population civile au sens de l’article 120 § 1 du code pénal.

Étant donné que le contexte factuel et la qualification juridique des infractions en cause diffèrent de ceux des infractions qui faisaient l’objet de la procédure antérieure, de sorte que la portée des charges pesant sur l’accusé Fred Marguš est différente et notablement plus large que dans l’affaire précédente (dossier no K‑4/97), l’autorité de la chose jugée ne peut pas être invoquée (...) »

25. Le requérant présenta ultérieurement un recours constitutionnel, que la Cour constitutionnelle rejeta le 30 septembre 2009 en souscrivant au raisonnement de la Cour suprême.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit pertinent

26. La disposition pertinente de la Constitution croate (Ustav Republike Hrvatske, Journal officiel nos 41/2001 et 55/2001) est ainsi libellée :

Article 31

« (...)

2. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi.

Les circonstances et les motifs pouvant justifier la réouverture d’une procédure au titre du paragraphe 2 du présent article ne peuvent être définis que par la loi, conformément à la Constitution ou à un accord international.

(...) »

27. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (Zakon o kaznenom postupku, Journal officiel nos 110/1997, 27/1998, 58/1999, 112/1999, 58/2002, 62/2003, 178/2004 et 115/2006) sont les suivantes :

Article 300

« 1. Lorsque l’accusé (...) perturbe le bon déroulement d’une audience ou ne se conforme pas aux ordres du président du tribunal, celui-ci avertit l’accusé (...) Le collège peut ordonner que l’accusé soit expulsé de la salle d’audience (...)

2. Le collège peut ordonner que l’accusé soit expulsé de la salle d’audience pour un temps limité. Si l’accusé perturbe derechef le déroulement des débats, [il peut être expulsé de la salle d’audience] jusqu’à la fin de la présentation des moyens de preuve. Le président convoque alors l’accusé avant la clôture de cette présentation et le renseigne sur la conduite de l’instance. Si l’accusé continue de perturber le déroulement de l’audience et se rend coupable d’outrage au tribunal, le collège peut de nouveau ordonner son expulsion de la salle d’audience. Dans ce cas, le procès se conclut en l’absence de l’accusé, et le président ou un autre membre du collège lui donne, en présence d’une dactylographe, des informations sur la teneur du jugement adopté.

(...) »

Article 350 (ancien article 336)

« 1. Le jugement ne peut se rapporter qu’à l’accusé et à l’infraction visés dans l’acte d’accusation tel qu’initialement soumis à l’audience ou tel que modifié lors de celle-ci.

2. Le tribunal n’est pas tenu par la qualification juridique donnée aux faits par le procureur[1]. »

Types de jugements
Article 352

« 1. Un jugement conclut au rejet des chefs d’accusation, à l’acquittement de l’accusé ou à la culpabilité de celui-ci.

(...) »

Article 354

« Un jugement d’acquittement est adopté dans les cas suivants :

1. lorsque les faits reprochés à l’accusé ne sont pas érigés en infraction pénale par la loi ;

2. lorsque certaines circonstances excluent la culpabilité de l’accusé ;

3. lorsqu’il n’est pas démontré que l’accusé a commis l’infraction pénale qui lui est reprochée. »

Article 355

«1. Un jugement concluant à la culpabilité de l’accusé doit mentionner les éléments suivants :

1. l’infraction dont l’accusé est reconnu coupable, ainsi que les faits et les circonstances qui forment les éléments constitutifs de cette infraction et ceux qui fondent l’application d’une disposition particulière du code pénal ;

2. la dénomination et la description légales de l’infraction pénale, ainsi que les dispositions du code pénal qui ont été appliquées ;

3. la peine à infliger, ou les dispositions du code pénal en vertu desquelles l’application d’une peine est exclue ou en vertu desquelles la peine d’emprisonnement doit être commuée en travaux d’intérêt général ;

4. la décision éventuelle d’assortir la peine d’un sursis ;

5. la décision éventuelle d’adopter des mesures de sûreté ou de confisquer des gains matériels ;

6. la décision relative aux frais et dépens ainsi qu’à toute action civile éventuelle, ainsi que la décision éventuelle de publier le jugement définitif dans les médias ;

(...) »

Article 367

« 1. Un vice grave de la procédure pénale est constaté lorsque

(...)

3. une audience s’est tenue en l’absence d’une personne dont la présence est obligatoire en vertu de la loi (...)

(...) »

Réouverture de la procédure
Article 401

« Une procédure pénale qui s’est terminée par une décision définitive ou un jugement définitif ne peut être rouverte à la demande d’une personne habilitée que dans les circonstances et selon les conditions définies dans le présent code. »

Article 406

« 1. Une procédure pénale qui s’est terminée par un jugement définitif rejetant les chefs d’accusation peut exceptionnellement être rouverte au détriment de l’accusé :

(...)

5. lorsqu’il est établi que l’amnistie, la grâce, la prescription ou d’autres circonstances excluant les poursuites pénales ne s’appliquent pas à l’infraction pénale visée dans le jugement rejetant les chefs d’accusation.

(...) »

Article 408

« 1. Le tribunal compétent pour statuer sur une demande de réouverture d’une procédure est celui qui a connu de l’affaire en première instance (...)

2. La demande de réouverture doit indiquer la base légale et les éléments de preuve sur lesquels elle s’appuie (...)

(...) »

Pourvoi dans l’intérêt de la loi
Article 418

« 1. Le procureur général peut présenter un pourvoi dans l’intérêt de la loi contre une décision judiciaire définitive et la procédure judiciaire à l’issue de laquelle pareille décision a été prise lorsque celles-ci ont emporté violation d’une loi.

2. Le procureur général doit présenter un pourvoi dans l’intérêt de la loi contre toute décision judiciaire adoptée à l’issue d’une procédure qui a emporté violation de certains des droits et libertés fondamentaux de l’homme garantis par la Constitution, la loi ou le droit international.

(...) »

Article 419

« 1. La Cour suprême de la République de Croatie est la juridiction compétente pour statuer sur les pourvois dans l’intérêt de la loi.

(...) »

Article 420

« 1. Lorsqu’elle se prononce sur un pourvoi dans l’intérêt de la loi, la Cour [suprême] examine seulement les violations de la loi dénoncées par le procureur général.

(...) »

Article 422

« 2. Lorsqu’un pourvoi dans l’intérêt de la loi est présenté au détriment de l’accusé et que la Cour [suprême] le juge bien fondé, elle se borne à établir l’existence d’une violation de la loi sans modifier la décision définitive. »

28. En application du code pénal (Kazeni zakon, Journal officiel nos 53/1991, 39/1992 et 91/1992), la culpabilité d’une personne est exclue dans les circonstances suivantes : irresponsabilité (neubrojivost), erreur de droit ou erreur de fait.

29. Les passages pertinents de la loi d’amnistie générale du 24 septembre 1996 (Zakon o općem oprostu, Journal officiel no 80/1996) se lisent ainsi :

Article 1

« Au titre de la présente loi, les auteurs d’infractions pénales qui ont été commises pendant l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés en République de Croatie ou qui présentent un lien avec ces événements bénéficient d’une amnistie générale qui s’étend à toutes poursuites ou procédures pénales dirigées contre eux.

Aucune amnistie n’est accordée au stade de l’exécution de jugements définitifs concernant les auteurs d’infractions pénales visées au premier paragraphe du présent article.

L’amnistie s’étend à toutes poursuites et procédures pénales relatives aux infractions commises entre le 17 août 1990 et le 23 août 1996. »

Article 2

« Aucune poursuite ou procédure pénale n’est instituée contre les auteurs des infractions pénales visées à l’article 1 de la présente loi.

Les poursuites pénales déjà ouvertes sont abandonnées et toute procédure pénale déjà engagée est clôturée d’office par décision d’un tribunal.

Tout détenu amnistié au titre du premier paragraphe du présent article est libéré. »

Article 3

« Aucune amnistie n’est accordée au titre de l’article 1 de la présente loi aux auteurs des violations les plus graves du droit humanitaire qui constituent des crimes de guerre, à savoir : le crime de génocide au sens de l’article 119 du code pénal fondamental de la République de Croatie (Journal officiel no 31/1993, texte consolidé, nos 35/1993, 108/1995, 16/1996 et 28/1996) ; les crimes de guerre contre la population civile au sens de l’article 120 du même code ; les crimes de guerre contre des blessés ou des malades au sens de l’article 121 ; les crimes de guerre contre des prisonniers de guerre au sens de l’article 122 ; l’organisation de groupements [aux fins de commettre] ou d’aider à commettre un génocide ou des crimes de guerre au sens de l’article 123 ; l’infliction illicite de la mort ou de blessures à l’ennemi au sens de l’article 124 ; l’appropriation illicite de biens appartenant à des morts ou blessés sur le champ de bataille au sens de l’article 125 ; l’utilisation d’équipements de combat illicites au sens de l’article 126 ; les infractions commises contre des négociateurs au sens de l’article 127 ; le traitement cruel de blessés, de malades ou de prisonniers de guerre au sens de l’article 128 ; les retards injustifiés dans le rapatriement de prisonniers de guerre au sens de l’article 129 ; la destruction du patrimoine culturel et historique au sens de l’article 130 ; l’incitation à la guerre d’agression au sens de l’article 131 ; l’utilisation indue de symboles internationaux au sens de l’article 132 ; la discrimination raciale ou autre au sens de l’article 133 ; la réduction en esclavage et le transport d’esclaves au sens de l’article 134 ; le terrorisme international au sens de l’article 135 ; la mise en danger de personnes sous protection internationale au sens de l’article 136 ; la prise d’otages au sens de l’article 137 ; et l’infraction pénale de terrorisme au sens des dispositions du droit international.

Aucune amnistie n’est accordée aux auteurs d’autres infractions pénales prévues par le code pénal fondamental (Journal officiel no 31/1993, texte consolidé, nos 35/1993, 108/1995, 16/1996 et 28/1996) et par le code pénal (Journal officiel no 32/1993, texte consolidé, nos 38/1993, 28/1996 et 30/1996) de la République de Croatie qui n’ont pas été commises pendant l’agression, la rébellion armée ou les conflits armés en République de Croatie et ne présentent pas de lien avec ces événements.

(...) »

Article 4

« Lorsqu’un tribunal a, sur le fondement de l’article 2 de la présente loi, accordé une amnistie à l’auteur d’une infraction pénale couverte par la présente loi sur la base de la qualification juridique retenue par le procureur général, celui-ci ne peut interjeter appel de la décision. »

B. La pratique pertinente

1. La pratique de la Cour constitutionnelle

30. Dans sa décision no U-III/543/1999 du 26 novembre 2008, la Cour constitutionnelle s’exprima notamment comme suit :

« 6. La Cour constitutionnelle doit déterminer s’il y a eu une seconde instance portant sur un fait constitutif de l’infraction pour laquelle la loi d’amnistie générale a été appliquée, et donc si l’on est en présence de la « même infraction », cas dans lequel l’article 31 § 2 de la Constitution interdit l’engagement d’une nouvelle procédure distincte et indépendante. Pareille procédure enfreindrait [le principe de] sécurité juridique et permettrait l’infliction de sanctions multiples pour un seul et même comportement ne pouvant être puni pénalement qu’une fois. Pour trancher cette question, la Cour constitutionnelle doit examiner a) si les descriptions des faits constitutifs des infractions reprochées à l’appelant dans le cadre de la première et de la seconde procédures sont similaires, afin de vérifier si la décision d’application de l’amnistie et la condamnation définitive dans la seconde procédure ont trait au même objet, c’est-à-dire à la même « quantité pénale », indépendamment de la question de savoir si elles concernent ou non les mêmes faits historiques ; et ensuite (...) b) si l’affaire en cause concerne une situation dans laquelle il n’était pas possible de porter de nouvelles accusations relativement aux faits ayant déjà été l’objet de la première décision des tribunaux (celle qui a accordé l’amnistie) mais dans laquelle, en vertu de l’article 31 § 3 de la Constitution, il était possible de demander la réouverture de la procédure conformément au droit pertinent. L’article 406 § 1, alinéa 5, du code de procédure pénale permet la réouverture de toute procédure terminée par un jugement définitif de rejet des charges lorsqu’il est « établi que l’amnistie, la grâce, la prescription ou d’autres circonstances excluant les poursuites pénales ne s’appliquent pas à l’infraction pénale visée dans le jugement rejetant les chefs d’accusation ».

6.1. La Cour constitutionnelle ne peut examiner le caractère similaire ou non des descriptions des faits constitutifs des infractions qu’au regard des règles normatives. Ce faisant, elle est liée, tout comme les juridictions inférieures, par les éléments constitutifs des infractions, quelle que soit la qualification juridique retenue. Il ressort clairement des descriptions des faits à l’origine des accusations figurant dans le jugement du tribunal militaire de Bjelovar (no K-85/95-24) et dans l’arrêt de la Cour suprême (no I Kž-257/96), ainsi que dans les décisions attaquées du tribunal de comté de Sisak (no K-108/97) et de la Cour suprême (no I Kž‑211/1998‑3), que les faits sont les mêmes mais qu’ils ont simplement été qualifiés différemment. Tous les faits pertinents ont été établis par le tribunal militaire de Bjelovar (qui a clos la procédure) et aucun fait nouveau n’a été établi dans la procédure ultérieure devant le tribunal de comté de Sisak. La seule divergence entre les descriptions des chefs d’accusation a trait au moment de la commission des infractions, ce qui dénote non pas une différence factuelle mais l’impossibilité pour les tribunaux d’établir quand exactement ces infractions ont été commises. Il convient également de relever que la Cour suprême, dans l’arrêt attaqué, a souligné que les faits étaient les mêmes : leur identité n’est donc pas douteuse.

6.2. Dans son arrêt, la Cour suprême a conclu que le comportement en question était constitutif non seulement de l’infraction de rébellion armée prévue par l’article 235 § 1 du code pénal de la République de Croatie et visée dans le jugement rejetant les accusations, mais également de l’infraction de crime de guerre contre la population civile au sens de l’article 120 §§ 1 et 2 du code pénal fondamental de la République de Croatie, dont [l’appelant] a ultérieurement été reconnu coupable. Il découle du raisonnement de la Cour suprême que la même conduite forme la base de deux infractions et que l’on est en présence d’une situation où un acte unique est constitutif de plusieurs infractions.

6.3. Pour la Cour constitutionnelle, c’est à tort que, dans l’arrêt litigieux, la Cour suprême a conclu que la même personne, après l’adoption d’un jugement définitif portant sur un acte unique constitutif d’une certaine infraction, pouvait être à nouveau jugée dans le cadre d’une nouvelle procédure pour le même acte qualifié différemment. En vertu de l’article 336 § 2 du code de procédure pénale, le tribunal n’est pas tenu par la qualification donnée aux faits par le procureur. Par conséquent, si le tribunal militaire de Bjelovar considérait que les faits à l’origine des charges étaient constitutifs de crimes de guerre contre la population civile au sens de l’article 120 § 1 du code pénal fondamental de la République de Croatie, il aurait dû se déclarer incompétent pour décider de l’affaire (puisqu’il n’avait pas compétence pour connaître de crimes de guerre), et transmettre l’affaire au tribunal compétent, qui aurait pu condamner [l’appelant] pour crimes de guerre contre la population civile, infraction pour laquelle aucune amnistie ne peut être accordée. Dès lors que le tribunal militaire n’a pas agi ainsi et que son jugement possédait un caractère définitif, la décision rejetant les accusations est revêtue de l’autorité de la chose jugée. Partant, la condamnation ultérieure de l’accusé en l’espèce a emporté violation de la règle non bis in idem indépendamment du fait que le dispositif du premier jugement ne portait pas sur « le fond » – parfois simplement compris comme la résolution de la question de savoir si l’accusé a commis ou non l’infraction. La distinction formelle entre un acquittement et un jugement rejetant les chefs d’accusation ne saurait être le seul critère à utiliser pour répondre à la question de savoir si une nouvelle procédure pénale distincte peut être engagée pour la même « quantité pénale » : tout en figurant dans le jugement rejetant les chefs d’accusation, la décision d’octroi d’une amnistie, au sens juridique, crée les mêmes conséquences juridiques qu’un acquittement, et dans les deux cas une question factuelle demeure non établie.

6.4. Partant, la Cour constitutionnelle ne peut souscrire au raisonnement adopté par la Cour suprême dans son arrêt no I Kž-211/1998-3 du 1er avril 1999, selon lequel le jugement ou la décision prononçant l’abandon de la procédure pour l’infraction de rébellion armée concernant la même conduite n’interdisait pas de poursuivre et de condamner ultérieurement l’accusé pour crimes de guerre contre la population civile au motif que cette dernière infraction représentait une menace non seulement pour les valeurs de la République de Croatie mais également pour l’humanité en général et pour le droit international. Du reste, la Cour suprême s’est ensuite écartée de cette position dans sa décision du 18 septembre 2002 relative à l’affaire Kž-8/00-3, dans laquelle elle a estimé que le jugement rejetant les accusations « concernait sans aucun doute le même fait à tous égards (moment, lieu et mode opératoire), mais que ce fait était simplement qualifié différemment dans le jugement attaqué et dans la décision du tribunal militaire de Zagreb ». La Cour suprême a ajouté : « Dès lors que, dans l’affaire en cause, la procédure pénale a été abandonnée relativement à l’infraction prévue par l’article 244 § 2 du code pénal de la République de Croatie, et que les actes (...) sont identiques à ceux dont [l’accusé] a été reconnu coupable dans le jugement attaqué (...), en vertu du principe non bis in idem prévu par l’article 32 § 2 de la Constitution, une nouvelle procédure pénale ne peut pas être engagée, l’affaire ayant déjà été jugée. »

(...) »

31. La décision no U-III-791/1997 rendue par la Cour constitutionnelle le 14 mars 2001 portait sur une situation dans laquelle il avait été mis un terme, en vertu de la loi d’amnistie générale, à la procédure pénale diligentée contre l’accusé. Les passages pertinents de cette décision se lisent ainsi :

« 16. La disposition constitutionnelle qui exclut la possibilité qu’un accusé soit jugé une deuxième fois à raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été « acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi » renvoie exclusivement à une situation dans laquelle un jugement a été adopté à l’issue d’une procédure pénale dans le cadre de laquelle l’accusé a été acquitté ou reconnu coupable des chefs d’accusation énoncés dans l’acte d’accusation.

(...)

19. (...) une décision qui n’acquitte pas définitivement l’accusé mais qui met un terme à la procédure pénale ne peut fonder juridiquement l’application des dispositions constitutionnelles sur l’interdiction de poursuivre ou de punir une personne deux fois (...) »

2. La pratique de la Cour suprême

32. Le passage pertinent de l’arrêt no I Kž-533/00-3 du 11 décembre 2001 est ainsi libellé :

« En vertu de l’article 336 § 2 du code de procédure pénale, un tribunal n’est pas tenu par la qualification juridique donnée aux faits par le procureur, et il peut donc statuer sur une infraction pénale différente dès lors que celle-ci est plus favorable [à l’accusé] (...) »

33. Le passage pertinent de l’arrêt no I Kž-257/02-5 du 12 octobre 2005 se lit ainsi :

« Étant donné qu’en vertu de l’article 336 § 2 du code de procédure pénale un tribunal n’est pas tenu par la qualification juridique donnée aux faits par le procureur, et que l’infraction pénale d’incitation à l’abus de pouvoir en matière financière prévue par l’article 292 § 2 est passible d’une peine plus légère que celle prévue pour l’infraction pénale visée à l’article 337 § 4 du code pénal, le tribunal de première instance avait le pouvoir de dire que les actes en question étaient constitutifs de l’infraction pénale prévue par l’article 292 § 2 du code pénal (...) »

34. Le passage pertinent de l’arrêt no I Kž-657/10-3 du 27 octobre 2010 est ainsi libellé :

« Même si c’est à juste titre que le tribunal de première instance a déclaré qu’un tribunal n’est pas tenu par la qualification juridique donnée aux faits par le procureur, il est néanmoins allé au-delà des termes de l’acte d’accusation puisqu’il a mis l’accusé dans une situation moins favorable en le condamnant pour deux infractions pénales au lieu d’une seule (...) »

III. INSTRUMENTS DE DROIT INTERNATIONAL pertinents

A. La Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969

35. Le passage pertinent de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (« la Convention de Vienne ») se lit ainsi :

Section 3. Interprétation des traités

Article 31
Règle générale d’interprétation

« 1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ;

b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.

3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ;

b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;

c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »

Article 32
Moyens complémentaires d’interprétation

« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :

a) laisse le sens ambigu ou obscur ; ou

b) conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »

Article 33
Interprétation de traités authentifiés en deux ou plusieurs langues

« 1. Lorsqu’un traité a été authentifié en deux ou plusieurs langues, son texte fait foi dans chacune de ces langues, à moins que le traité ne dispose ou que les parties ne conviennent qu’en cas de divergence un texte déterminé l’emportera.

2. Une version du traité dans une langue autre que l’une de celles dans lesquelles le texte a été authentifié ne sera considérée comme texte authentique que si le traité le prévoit ou si les parties en sont convenues.

3. Les termes d’un traité sont présumés avoir le même sens dans les divers textes authentiques.

4. Sauf le cas où un texte déterminé l’emporte conformément au paragraphe 1, lorsque la comparaison des textes authentiques fait apparaître une différence de sens que l’application des articles 31 et 32 ne permet pas d’éliminer, on adoptera le sens qui, compte tenu de l’objet et du but du traité, concilie le mieux ces textes. »

B. Les Conventions de Genève du 12 août 1949 relatives à la protection des victimes des conflits armés et leurs Protocoles additionnels

36. Le passage pertinent de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 est libellé comme suit :

Article 3

« En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes :

1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.

À cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à l’égard des personnes mentionnées ci-dessus :

a) les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ;

b) les prises d’otages ;

c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ;

d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.

(...) »

37. Les parties pertinentes de la Convention (I) pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne (Genève, 12 août 1949) se lisent ainsi :

Chapitre IX – De la répression des abus et des infractions
Article 49

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à prendre toute mesure législative nécessaire pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis, ou donné l’ordre de commettre, l’une ou l’autre des infractions graves à la présente Convention définies à l’article suivant.

Chaque Partie contractante aura l’obligation de rechercher les personnes prévenues d’avoir commis, ou d’avoir ordonné de commettre, l’une ou l’autre de ces infractions graves, et elle devra les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité. Elle pourra aussi, si elle le préfère, et selon les conditions prévues par sa propre législation, les remettre pour jugement à une autre Partie contractante intéressée à la poursuite, pour autant que cette Partie contractante ait retenu contre lesdites personnes des charges suffisantes.

(...) »

Article 50

« Les infractions graves visées à l’article précédent sont celles qui comportent l’un ou l’autre des actes suivants, s’ils sont commis contre des personnes ou des biens protégés par la Convention : l’homicide intentionnel, la torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, la destruction et l’appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire. »

38. Les articles 50 et 51 de la Convention (II) pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (Genève, 12 août 1949) ont le même libellé que les articles 49 et 50 de la première Convention de Genève.

39. Les articles 129 et 130 de la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre (Genève, 12 août 1949) reprennent également le libellé des articles 49 et 50 de la première Convention de Genève.

40. Le libellé des articles 49 et 50 de la première Convention de Genève se retrouve aussi aux articles 146 et 147 de la Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (Genève, 12 août 1949).

41. Le passage pertinent du Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) (Genève, 8 juin 1977) est ainsi libellé :

Article 4

« 1. Toutes les personnes qui ne participent pas directement ou ne participent plus aux hostilités, qu’elles soient ou non privées de liberté, ont droit au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs convictions et de leurs pratiques religieuses. Elles seront en toutes circonstances traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable. Il est interdit d’ordonner qu’il n’y ait pas de survivants.

2. Sans préjudice du caractère général des dispositions qui précèdent, sont et demeurent prohibés en tout temps et en tout lieu à l’égard des personnes visées au paragraphe 1 :

a) les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre, de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles ;

(...) »

Article 6

« (...)

5. À la cessation des hostilités, les autorités au pouvoir s’efforceront d’accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part au conflit armé ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé, qu’elles soient internées ou détenues. »

Article 13

« 1. La population civile et les personnes civiles jouissent d’une protection générale contre les dangers résultant d’opérations militaires. En vue de rendre cette protection effective, les règles suivantes seront observées en toutes circonstances.

2. Ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne devront être l’objet d’attaques. Sont interdits les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile.

3. Les personnes civiles jouissent de la protection accordée par le présent Titre, sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation. »

C. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide[2]

42. Les passages pertinents de cet instrument se lisent ainsi :

Article premier

« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. »

Article IV

« Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers. »

Article V

« Les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. »

D. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité[3]

43. Les passages pertinents de cet instrument sont ainsi libellés :

Article premier

« Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :

a) Les crimes de guerre, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, notamment les « infractions graves » énumérées dans les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre ;

b) Les crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale l’Organisation des Nations unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, l’éviction par une attaque armée ou l’occupation et les actes inhumains découlant de la politique d’apartheid, ainsi que le crime de génocide, tel qu’il est défini dans la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, même si ces actes ne constituent pas une violation du droit interne du pays où ils ont été commis. »

Article II

« Si l’un quelconque des crimes mentionnés à l’article premier est commis, les dispositions de la présente Convention s’appliqueront aux représentants de l’autorité de l’État et aux particuliers qui y participeraient en tant qu’auteurs ou en tant que complices, ou qui se rendraient coupables d’incitation directe à la perpétration de l’un quelconque de ces crimes, ou qui participeraient à une entente en vue de le commettre, quel que soit son degré d’exécution, ainsi qu’aux représentants de l’autorité de l’État qui toléreraient sa perpétration. »

Article III

« Les États parties à la présente Convention s’engagent à adopter toutes les mesures internes, d’ordre législatif ou autre, qui seraient nécessaires en vue de permettre l’extradition, conformément au droit international, des personnes visées par l’article 2 de la présente Convention. »

Article IV

« Les États parties à la présente Convention s’engagent à prendre, conformément à leurs procédures constitutionnelles, toutes mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour assurer l’imprescriptibilité des crimes visés aux articles premier et 2 de la présente Convention, tant en ce qui concerne les poursuites qu’en ce qui concerne la peine ; là où une prescription existerait en la matière, en vertu de la loi ou autrement, elle sera abolie. »

E. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale

44. L’article 20 du Statut se lit ainsi :

Ne bis in idem

« 1. Sauf disposition contraire du présent Statut, nul ne peut être jugé par la Cour pour des actes constitutifs de crimes pour lesquels il a déjà été condamné ou acquitté par elle.

2. Nul ne peut être jugé par une autre juridiction pour un crime visé à l’article 5 pour lequel il a déjà été condamné ou acquitté par la Cour.

3. Quiconque a été jugé par une autre juridiction pour un comportement tombant aussi sous le coup des articles 6, 7 ou 8 ne peut être jugé par la Cour que si la procédure devant l’autre juridiction :

a) avait pour but de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour des crimes relevant de la compétence de la Cour ; ou

b) n’a pas été au demeurant menée de manière indépendante ou impartiale, dans le respect des garanties d’un procès équitable prévues par le droit international, mais d’une manière qui, dans les circonstances, était incompatible avec l’intention de traduire l’intéressé en justice. »

F. Les règles coutumières du droit international humanitaire

45. Mandaté par les États réunis à la 26e Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, le Comité international de la Croix‑Rouge (CICR) présenta en 2005 une étude en deux volumes sur le droit international humanitaire coutumier[4]. Cette étude expose une liste de règles coutumières du droit international humanitaire. La règle 159, qui a trait aux conflits armés non internationaux, est ainsi libellée :

« À la cessation des hostilités, les autorités au pouvoir doivent s’efforcer d’accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part à un conflit armé non international ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé, à l’exception des personnes soupçonnées ou accusées de crimes de guerre ou condamnées pour crimes de guerre. »

G. Le Conseil de sécurité des Nations unies

Résolution sur la situation en Croatie, 1120 (1997), 14 juillet 1997

46. Les passages pertinents de cette résolution se lisent ainsi :

« Le Conseil de sécurité

(...)

7. Demande instamment au Gouvernement de la République de Croatie de lever les ambiguïtés concernant la mise en œuvre de la loi d’amnistie et de l’appliquer de manière juste et objective conformément aux normes internationales, en particulier en menant à bien toutes les enquêtes sur les crimes faisant l’objet de l’amnistie et en entreprenant immédiatement, avec la participation de l’Organisation des Nations unies et de la population serbe locale, un examen complet de tous les chefs d’accusation contre des personnes ayant commis des violations graves du droit international humanitaire qui ne font pas l’objet de l’amnistie, afin de mettre un terme aux procédures engagées contre toutes les personnes pour lesquelles les éléments de preuve sont insuffisants ;

(...) »

H. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966

47. L’article 7 de cet instrument est ainsi libellé :

« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique. »

I. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies

1. Observation générale no 20, article 7 (quarante-quatrième session, 1992)

48. En 1992, le Comité des droits de l’homme des Nations unies nota dans son Observation générale no 20 concernant l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques que certains États avaient octroyé l’amnistie pour des actes de torture, ajoutant que « [l]’amnistie est généralement incompatible avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur de tels actes, de garantir la protection contre de tels actes dans leur juridiction et de veiller à ce qu’ils ne se reproduisent pas à l’avenir. Les États ne peuvent priver les particuliers du droit à un recours utile, y compris du droit à une indemnisation et à la réadaptation la plus complète possible. »

2. Observations finales, Liban, 1er avril 1997

49. Le paragraphe 12 de ces observations se lit ainsi :

« Le Comité note avec inquiétude l’amnistie accordée aux personnels civils et militaires qui peuvent avoir commis des violations des droits fondamentaux à l’encontre de civils pendant la guerre civile. Une amnistie aussi générale peut empêcher d’enquêter et de punir comme il convient les responsables de violations des droits de l’homme passées, faire échec à l’effort engagé en vue d’instaurer le respect des droits de l’homme et constituer un obstacle à l’action entreprise pour consolider la démocratie. »

3. Observations finales, Croatie, 30 avril 2001

50. Le paragraphe 11 de ces observations est ainsi libellé :

« Le Comité s’inquiète des conséquences de la loi d’amnistie. S’il est vrai que la loi précise que l’amnistie ne s’applique pas aux crimes de guerre, le terme « crimes de guerre » n’est pas défini, d’où le risque que la loi soit appliquée de façon à assurer l’impunité aux personnes accusées de violations graves des droits de l’homme. Le Comité déplore que des informations ne lui aient pas été fournies sur les affaires dans lesquelles la loi d’amnistie a été interprétée et appliquée par les tribunaux.

L’État partie devrait veiller à ce qu’en pratique la loi d’amnistie ne soit pas appliquée ou utilisée pour accorder l’impunité à des personnes accusées de violations graves des droits de l’homme. »

4. Observation générale no 31 [80] – La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, 29 mars 2004

« 18. Lorsque les enquêtes mentionnées au paragraphe 15 révèlent la violation de certains droits reconnus dans le Pacte, les États parties doivent veiller à ce que les responsables soient traduits en justice. Comme dans le cas où un État partie s’abstient de mener une enquête, le fait de ne pas traduire en justice les auteurs de telles violations pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. Ces obligations se rapportent notamment aux violations assimilées à des crimes au regard du droit national ou international, comme la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants analogues (article 7), les exécutions sommaires et arbitraires (article 6) et les disparitions forcées (articles 7 et 9 et, souvent, article 6). D’ailleurs, le problème de l’impunité des auteurs de ces violations, question qui ne cesse de préoccuper le Comité, peut bien être un facteur important qui contribue à la répétition des violations. Lorsqu’elles sont commises dans le cadre d’une attaque à grande échelle ou systématique contre une population civile, ces violations du Pacte constituent des crimes contre l’humanité (voir le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, article 7).

Par conséquent, lorsqu’il apparaît que des fonctionnaires ou des agents de l’État ont violé les droits énoncés dans le Pacte qui sont mentionnés dans le présent paragraphe, les États parties concernés ne sauraient exonérer les auteurs de leur responsabilité personnelle, comme cela s’est produit dans le cas de certaines amnisties (voir l’Observation générale no 20 (44)), et immunités préalables. En outre, aucun statut officiel ne justifie que des personnes accusées d’être responsables de telles violations soient exonérées de leur responsabilité juridique. (...) »

J. La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[5]

51. Les passages pertinents de cet instrument se lisent ainsi :

Article 4

« 1. Tout État partie veille à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal. Il en est de même de la tentative de pratiquer la torture ou de tout acte commis par n’importe quelle personne qui constitue une complicité ou une participation à l’acte de torture.

2. Tout État partie rend ces infractions passibles de peines appropriées qui prennent en considération leur gravité. »

Article 7

« 1. L’État partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale.

(...) »

Article 12

« Tout État partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction. »

Article 13

« Tout État partie assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État qui procéderont immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause. Des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite. »

Article 14

« 1. Tout État partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. En cas de mort de la victime résultant d’un acte de torture, les ayants cause de celle-ci ont droit à indemnisation.

2. Le présent article n’exclut aucun droit à indemnisation qu’aurait la victime ou toute autre personne en vertu des lois nationales. »

K. La Commission des droits de l’homme des Nations unies

52. Les passages pertinents des résolutions sur l’impunité adoptées par cet organe se lisent ainsi :

1. Résolution 2002/79, 25 avril 2002, et résolution 2003/72, 25 avril 2003

« La Commission des droits de l’homme

(...)

2. Souligne également qu’il importe de prendre toutes les mesures nécessaires et possibles pour que les auteurs de violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, ainsi que leurs complices, aient à rendre compte de leurs actes, reconnaît qu’il ne devrait pas y avoir d’amnistie en faveur des auteurs de violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire qui constituent de graves infractions et invite instamment les États à agir conformément à leurs obligations en vertu du droit international ;

(...) »

2. Résolution 2004/72, 21 avril 2004

« La Commission des droits de l’homme

(...)

3. Estime également que les auteurs de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui constituent des crimes ne devraient pas bénéficier d’une amnistie, invite instamment les États à agir conformément à leurs obligations en vertu du droit international, et accueille avec satisfaction la levée et l’annulation des amnisties et autres immunités ou la renonciation aux unes et aux autres ;

(...) »

3. Résolution 2005/81, 21 avril 2005

« La Commission des droits de l’homme

(...)

3. Estime également que les auteurs de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui constituent des crimes ne devraient pas bénéficier d’une amnistie, invite instamment les États à agir conformément à leurs obligations en vertu du droit international, et accueille avec satisfaction la levée et l’annulation des amnisties et autres immunités ou la renonciation aux unes et aux autres, et prend note en outre de la conclusion du Secrétaire général selon laquelle des accords de paix entérinés par l’Organisation des Nations unies ne peuvent en aucun cas promettre l’amnistie pour les actes de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, ou les atteintes graves aux droits de l’homme ;

(...) »

L. Le Parlement européen

Résolution A3-0056/93, 12 mars 1993

53. Le passage pertinent de la Résolution sur les droits de l’homme dans le monde et la politique communautaire en la matière pendant la période 1991-1992 est ainsi libellé :

« Le Parlement européen

(...)

7. Estime que le problème de l’impunité (...) peut revêtir la forme d’amnisties, d’immunités ainsi que de juridictions spéciales et entrave la démocratie en excusant, dans les faits, les atteintes aux droits de l’homme par les personnes responsables et en perturbant leurs victimes ;

8. Déclare qu’il ne saurait être question d’impunité pour les personnes responsables de crimes de guerre dans l’ex-Yougoslavie (...) »

M. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations unies sur la torture

Cinquième rapport, UN doc. E/CN.4/1998/38, 24 décembre 1997

54. En 1998, dans les conclusions et recommandations de son cinquième rapport sur la question des droits de l’homme de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, en particulier de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations unies déclara à propos du projet de statut d’une cour pénale internationale :

« 228. À ce propos, le Rapporteur spécial sait qu’il a été insinué que le fait d’accorder l’amnistie au niveau national pourrait faire obstacle à l’exercice de la compétence de la cour envisagée. Il estime qu’une telle initiative ne bouleverserait pas simplement le projet considéré, mais qu’elle subvertirait la légalité de l’ordre juridique international en général. Cela compromettrait gravement le but même de la cour en permettant aux États, par le biais de leurs lois, de soustraire les ressortissants à sa compétence. Cela saperait la légalité de l’ordre juridique international car, c’est un principe absolu, les États ne peuvent pas invoquer leur droit interne pour échapper à leurs obligations en droit international. Comme le droit international impose aux États de punir les types de crimes envisagés dans le projet de statut de la cour en général, et la torture en particulier, et de traduire leurs auteurs en justice, l’amnistie de ces crimes constitue ipso facto une violation de l’obligation de l’État intéressé de traduire les auteurs en justice. (...) »

N. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

55. Le passage pertinent de l’affaire Furundžija (arrêt du 10 décembre 1998) se lit ainsi :

« 155. Le fait que la torture est prohibée par une norme impérative du droit international a d’autres effets aux échelons interétatique et individuel. À l’échelon interétatique, elle sert à priver internationalement de légitimité tout acte législatif, administratif ou judiciaire autorisant la torture. Il serait absurde d’affirmer d’une part que, vu la valeur de jus cogens de l’interdiction de la torture, les traités ou règles coutumières prévoyant la torture sont nuls et non avenus ab initio et de laisser faire, d’autre part, les États qui, par exemple, prennent des mesures nationales autorisant ou tolérant la pratique de la torture ou amnistiant les tortionnaires. Si pareille situation devait se présenter, les mesures nationales violant le principe général et toute disposition conventionnelle pertinente auraient les effets juridiques évoqués ci-dessus et ne seraient, au surplus, pas reconnues par la communauté internationale. Les victimes potentielles pourraient, si elles en ont la capacité juridique, engager une action devant une instance judiciaire nationale ou internationale compétente afin d’obtenir que la mesure nationale soit déclarée contraire au droit international ; elles pourraient encore engager une action en réparation auprès d’une juridiction étrangère qui serait invitée de la sorte, notamment, à ne tenir aucun compte de la valeur juridique de l’acte national autorisant la torture. Plus important encore, les tortionnaires exécutants ou bénéficiaires de ces mesures nationales peuvent néanmoins être tenus pour pénalement responsables de la torture que ce soit dans un État étranger ou dans leur propre État sous un régime ultérieur. En résumé, les individus sont tenus de respecter le principe de l’interdiction de la torture, même si les instances législatives ou judiciaires nationales en autorisent la violation. Comme le faisait observer le Tribunal militaire international de Nuremberg, « les obligations internationales qui s’imposent aux individus priment leur devoir d’obéissance envers l’État dont ils sont ressortissants. »

O. La Convention américaine relative aux droits de l’homme[6]

56. Les passages pertinents de cet instrument se lisent ainsi :

Article 1 – Obligation de respecter les droits

« 1. Les États parties s’engagent à respecter les droits et libertés reconnus dans la présente Convention et à en garantir le libre et plein exercice à toute personne relevant de leur compétence, sans aucune distinction fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la situation économique, la naissance ou toute autre condition sociale.

2. Aux effets de la présente Convention, tout être humain est une personne. »

P. La Commission interaméricaine des droits de l’homme[7]

1. Affaire 10.287 (Salvador), rapport no 26/92 du 24 septembre 1992

57. Les massacres perpétrés en 1983 à Las Hojas, au Salvador, au cours desquels environ soixante-quatorze personnes auraient été tuées par des membres des forces armées salvadoriennes avec la participation de membres de la défense civile, donnèrent lieu à une pétition à la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Dans le rapport qu’elle rendit en 1992 sur l’affaire, celle-ci formula les considérations suivantes :

« (...)

L’application [de la loi d’amnistie en vue de la réconciliation nationale, adoptée en 1987 par le Salvador] constitue une violation flagrante de l’obligation du gouvernement salvadorien d’enquêter sur les violations des droits des victimes de Las Hojas, de sanctionner les responsables et de réparer les dommages découlant de ces violations.

(...)

(...) L’application dans ces affaires de la loi d’amnistie, avec l’exclusion de toute possibilité de réparation judiciaire dans des cas de meurtre, de traitements inhumains et de non‑respect des garanties judiciaires, est une négation de la nature fondamentale des droits de l’homme les plus élémentaires. Elle supprime les moyens qui sont peut-être les plus efficaces pour donner effet à ces droits, à savoir le procès et la punition des responsables. »

2. Rapport sur la situation des droits de l’homme au Salvador, OEA/Ser.L/V/II.85 doc. 28 rév. (11 février 1994)

58. En 1994, dans un rapport sur la situation des droits de l’homme au Salvador, la Commission interaméricaine des droits de l’homme s’exprima ainsi au sujet de la loi salvadorienne d’amnistie générale pour la consolidation de la paix :

« (...) indépendamment des impératifs découlant des négociations de paix et de considérations purement politiques, la très radicale loi d’amnistie générale [pour la consolidation de la paix] adoptée par l’Assemblée législative salvadorienne emporte violation des obligations internationales qui incombent au Salvador depuis sa ratification de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, étant donné que cette loi permet une « amnistie réciproque » sans aucune reconnaissance préalable des responsabilités (...), qu’elle s’applique à des crimes contre l’humanité et qu’elle exclut, au premier chef pour les victimes, toute possibilité d’obtenir une réparation financière adéquate. »

3. Affaire 10.480 (Salvador), rapport no 1/99 du 27 janvier 1999

59. En 1999, dans un rapport sur une affaire concernant la loi d’amnistie générale pour la consolidation de la paix adoptée par le Salvador en 1993, la Commission interaméricaine des droits de l’homme tint le raisonnement suivant :

« 113. La Commission souligne que [la loi susmentionnée] a été appliquée à des violations graves des droits de l’homme commises au Salvador entre le 1er janvier 1980 et le 1er janvier 1992, notamment à des exactions examinées et établies par la Commission de la vérité. En particulier, les effets de cette loi ont été étendus, notamment, à des crimes tels que des exécutions sommaires, des actes de torture et des disparitions forcées. Certains de ces crimes sont considérés comme revêtant une gravité telle qu’ils ont justifié l’adoption de conventions spécifiques et l’introduction de mesures spéciales, notamment la compétence universelle et l’imprescriptibilité, pour empêcher toute impunité en la matière. (...)

(...)

115. La Commission relève également qu’il apparaît que l’article 2 de [la loi susmentionnée] a été appliqué à toutes les violations de l’article 3 commun [aux Conventions de Genève de 1949] et du [Protocole additionnel II de 1977] commises par des agents de l’État pendant le conflit armé dont le Salvador a été le théâtre. (...)

(...)

123. (...) en approuvant et en mettant en œuvre la loi d’amnistie générale, l’État salvadorien a violé le droit à des garanties judiciaires consacré par l’article 8 § 1 de la [Convention américaine de 1969 relative aux droits de l’homme], au détriment des victimes de tortures ayant survécu et aux proches de (...), qui n’ont pas pu obtenir réparation devant les juridictions civiles, tout cela devant être examiné au regard de l’article 1 § 1 de la Convention.

(...)

129. (...) en promulguant et en mettant en œuvre la loi d’amnistie, le Salvador a violé le droit à la protection judiciaire consacré par l’article 25 de la [Convention américaine de 1969 relative aux droits de l’homme], au détriment des victimes qui ont survécu (...) »

Dans ses conclusions, la Commission interaméricaine des droits de l’homme déclara que le Salvador avait « également violé, relativement aux mêmes personnes, l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 et l’article 4 du [Protocole additionnel II de 1977] ». De plus, afin de préserver les droits des victimes, elle recommanda que le Salvador, « le cas échéant, (...) annule cette loi avec effet rétroactif ».

Q. La Cour interaméricaine des droits de l’homme[8]

60. Dans Barrios Altos c. Pérou (fond), arrêt du 14 mars 2001, série C no 75, qui portait entre autres sur la question de la légalité des lois d’amnistie péruviennes, la Cour interaméricaine des droits de l’homme formula les considérations suivantes :

« 41. Cette Cour considère inadmissibles les dispositions d’amnistie, les dispositions de prescription et l’établissement de dispositions visant l’exclusion de responsabilité ayant pour objet d’empêcher l’enquête et la sanction des responsables des violations graves des droits de l’homme telles que la torture, les exécutions sommaires, extrajudiciaires ou arbitraires ainsi que les disparitions forcées, qui sont toutes interdites car elles contreviennent à des droits indérogeables reconnus par le droit international des droits humains.

42. Vu la plaidoirie de la Commission et l’absence de contestation de l’État, la Cour considère que les lois d’amnistie adoptées par le Pérou ont empêché que les familles des victimes et les victimes survivantes dans la présente affaire soient entendues par un juge (...) ; ces lois ont violé le droit à la protection judiciaire (...), empêché l’investigation, la poursuite, la capture, la mise en accusation et la sanction des responsables des faits survenus à Barrios Altos, contrevenant ainsi à l’article 1.1 de la Convention [américaine relative aux droits de l’homme de 1969], et ont empêché l’éclaircissement des faits en l’espèce. Enfin, l’adoption des lois d’auto-amnistie incompatibles avec la Convention [américaine relative aux droits de l’homme de 1969] constitue un manquement à l’obligation d’adopter des mesures de droit interne prévue à l’article 2 de cet instrument.

43. La Cour juge nécessaire de souligner que, à la lumière des obligations générales consacrées aux articles 1.1 et 2 de la Convention américaine, les États parties ont le devoir de prendre des mesures, de quelque nature que ce soit, pour que personne ne soit privé de protection judiciaire et de l’exercice du droit à une voie de recours simple et efficace, conformément aux termes des articles 8 et 25 de la Convention [américaine relative aux droits de l’homme de 1969]. C’est pour cette raison que les États parties à la Convention [américaine relative aux droits de l’homme de 1969] qui adoptent des lois porteuses de cet effet, comme les lois d’auto-amnistie, violent les articles 8 et 25 en relation avec les articles 1.1 et 2 de la Convention [américaine relative aux droits de l’homme de 1969]. Les lois d’auto-amnistie impliquent, pour les victimes, un déni de justice et la perpétuation de l’impunité ; elles sont donc manifestement incompatibles avec l’esprit et la lettre de la Convention américaine. Ce type de lois empêche toute identification des individus responsables de violations des droits de l’homme, car elles entravent l’enquête, l’accès à la justice et elles empêchent les victimes et leurs familles de connaître la vérité et d’obtenir la réparation correspondante.

44. En raison de l’incompatibilité manifeste existant entre les lois d’auto-amnistie et la Convention américaine relative aux droits de l’homme, ces lois n’ont aucun effet juridique et ne sauraient demeurer un obstacle aux investigations des faits de cette affaire, à l’identification et à la sanction des responsables, pas plus qu’elles ne sauraient avoir des incidences égales ou similaires sur d’autres affaires de violations des droits consacrés dans la Convention américaine et qui auraient eu lieu au Pérou. »

Dans son opinion concordante, le juge Antônio A. Cançado Trindade ajouta :

« 13. La responsabilité internationale de l’État pour des violations des droits de la personne consacrés sur le plan international, y compris les violations résultant de l’adoption et de l’application de lois d’auto-amnistie, et la responsabilité pénale individuelle des agents qui sont les auteurs de violations graves des droits de la personne et du droit international humanitaire constituent deux faces de la même médaille dans la lutte contre les atrocités, l’impunité et l’injustice. Il a fallu attendre de nombreuses années pour parvenir à cette constatation, laquelle, si elle est possible aujourd’hui, est aussi attribuable, et je me permets d’insister sur quelque chose qui m’est très cher, au réveil de la conscience juridique universelle en tant que source matérielle par excellence du droit international même. »

61. Dans l’affaire Almonacid Arellano et autres c. Chili (exceptions préliminaires, fond, réparations, frais et dépens), arrêt du 26 septembre 2006, série C no 154, la Cour interaméricaine des droits de l’homme s’exprima ainsi :

« 154. En ce qui concerne le principe non bis in idem, même s’il s’agit d’un droit humain reconnu dans l’article 8.4 de la Convention américaine, ce n’est pas un droit absolu et, de ce fait, il n’est pas applicable lorsque : i) les délibérations du Tribunal qui a jugé l’affaire et a décidé de prononcer un non-lieu, ou d’absoudre le responsable d’une violation des droits de l’homme ou du droit international, ont obéi au désir de soustraire l’accusé à sa responsabilité pénale ; ii) l’instruction de l’affaire n’a pas été menée de manière indépendante ou impartiale, conformément aux garanties procédurales, ou iii) il n’y a pas eu d’intention véritable de soumettre l’individu responsable à l’action de la justice. Un jugement rendu dans ces conditions rend la chose jugée « apparente » ou « frauduleuse ». Par ailleurs, cette Cour considère que si de nouveaux faits ou preuves apparaissent, qui peuvent permettre de trouver les responsables de violations des droits de l’homme, et plus encore, les individus responsables de crimes contre l’humanité, il peut y avoir une réouverture de l’enquête même s’il existe un jugement absolutoire pour la chose jugée, car les exigences de la justice, les droits des victimes et l’esprit et la lettre de la Convention américaine modifient la protection du non bis in idem.

155. Dans le cas présent, deux des suppositions évoquées existent. En premier lieu, l’affaire a été instruite par des tribunaux sans garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité. En deuxième lieu, l’application du décret-loi no 2.191 visait à soustraire les présumés responsables à la justice et à laisser impuni le crime commis à l’encontre de M. Almonacid Arellano. En conséquence, l’État ne peut s’appuyer sur le principe non bis in idem, pour ne pas exécuter l’ordre de la Cour (...) »

62. La Cour interaméricaine a suivi la même approche dans l’affaire La Cantuta c. Pérou (fond, réparations, frais et dépens), arrêt du 29 novembre 2006, série C no 162, dont le passage pertinent se lit ainsi :

« 151. À cet égard, la Commission et les représentants estiment que l’État a invoqué la notion de double incrimination pour éviter de sanctionner certains des auteurs allégués de ces crimes ; or la règle de la double incrimination ne s’applique pas dans la mesure où les intéressés ont été traduits devant un tribunal qui était incompétent, qui n’était ni indépendant ni impartial, et qui ne répondait pas aux conditions régissant la compétence. Par ailleurs, l’État soutient que « l’implication d’autres personnes dont la responsabilité pénale pourrait être retenue est subordonnée à toute nouvelle conclusion que le Ministerio Público [ministère public] et les tribunaux pourraient prendre dans le cadre de l’enquête et de la fixation de la peine », et que « la décision de rejet prise par le tribunal militaire n’a aucune valeur juridique pour l’enquête préliminaire du ministère public. En d’autres termes, la règle de la double incrimination ne s’applique pas ».

152. La Cour a précédemment formulé dans son arrêt Barrios Altos les considérations suivantes :

« Cette Cour considère inadmissibles les dispositions d’amnistie, les dispositions de prescription et l’établissement de dispositions visant l’exclusion de responsabilité ayant pour objet d’empêcher l’enquête et la sanction des responsables des violations graves des droits de l’homme telles que la torture, les exécutions sommaires, extrajudiciaires ou arbitraires ainsi que les disparitions forcées, qui sont toutes interdites car elles contreviennent à des droits indérogeables reconnus par le droit international des droits humains. »

153. Concernant en particulier la notion de double incrimination, la Cour a récemment estimé que le principe non bis in idem n’est pas applicable lorsque la procédure dans le cadre de laquelle l’affaire a été rejetée ou l’auteur d’une violation des droits de l’homme a été acquitté au mépris du droit international a pour effet de soustraire l’accusé à sa responsabilité pénale, ou lorsque, au mépris des règles applicables en la matière, la procédure n’a pas été menée de manière indépendante et impartiale. Un jugement rendu dans ces conditions n’offre que des motifs « fictifs » ou « frauduleux » d’invoquer la règle de la double incrimination.

154. C’est pourquoi, dans sa plainte contre les instigateurs allégués de ces crimes (...), qui ont été relaxés par les tribunaux militaires, le procureur ad hoc a jugé qu’il était inacceptable de considérer l’ordonnance de relaxe émise par les juges militaires dans le cadre d’une procédure visant à accorder l’impunité aux intéressés comme un obstacle juridique empêchant de mener des poursuites ou comme un jugement définitif, étant donné que ces juges n’étaient ni compétents ni impartiaux et que, dès lors, l’ordonnance ne pouvait justifier l’application de la règle de la double incrimination. »

63. Dans l’affaire Anzualdo Castro c. Pérou (exception préliminaire, fond, réparations, frais et dépens), arrêt du 22 septembre 2009, série C no 202, la Cour interaméricaine réitéra les considérations suivantes :

« 182. (...) [L]’État est tenu de lever tous les obstacles, tant factuels que juridiques, entravant la conduite effective de l’enquête sur les faits et le déroulement de la procédure y afférente, et d’employer tous les moyens à sa disposition pour accélérer l’enquête et la procédure en question, afin de garantir que de tels faits ne se reproduisent pas. En particulier, dans une affaire comme celle-ci, qui concerne une disparition forcée survenue dans le contexte d’un schéma récurrent ou d’une pratique systématique de disparitions imputables à des agents de l’État, celui-ci ne doit pas avoir la possibilité d’invoquer ou d’appliquer une loi ou une disposition juridique interne, présente ou future, pour éviter de se conformer à la décision de la Cour lui enjoignant de mener une enquête et, le cas échéant, de sanctionner pénalement les responsables des faits incriminés. Pour cette raison, conformément à la doctrine de la Cour remontant à l’arrêt Barrios Altos c. Pérou, l’État ne peut plus appliquer les lois d’amnistie, qui sont dénuées de tout effet juridique présent ou futur (...), invoquer des principes tels que la prescription des actions pénales, l’autorité de la chose jugée ou la double incrimination, ni recourir à toute autre mesure d’exonération de responsabilité pour échapper à son obligation d’enquêter et de sanctionner les responsables. »

64. Dans l’affaire Gelman c. Uruguay (fond et réparations), arrêt du 24 février 201, série C no 221, la Cour interaméricaine des droits de l’homme se livra à une analyse approfondie du droit international pour autant qu’il concerne les amnisties accordées aux auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme. L’arrêt, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

« 184. L’obligation d’enquêter sur des violations des droits de la personne compte parmi les mesures positives devant être adoptées par les États afin de garantir les droits reconnus dans la Convention. Le devoir d’enquêter est une obligation de moyens et non de résultat qui doit être assumée par l’État comme un devoir juridique propre et non pas comme une simple formalité condamnée d’avance à être infructueuse, ou comme une simple démarche d’intérêts particuliers qui dépend de l’initiative procédurale des victimes, des membres de leurs familles, ou de l’apport privé d’éléments probatoires.

(...)

189. L’obligation conforme au droit international d’instruire un procès à l’encontre des auteurs de violations des droits de l’homme et, si leur responsabilité pénale est déterminée, d’adopter des mesures punitives à leur égard, découle de l’obligation de garantie consacrée à l’article 1.1 de la Convention [américaine]. Cette obligation implique le devoir des États parties d’organiser tout l’appareil gouvernemental et, en général, toutes les structures à travers lesquelles se manifeste l’exercice du pouvoir public, de telle façon qu’ils soient en mesure d’assurer juridiquement le libre et plein exercice des droits de la personne.

190. Comme conséquence de cette obligation, les États doivent prévenir, mener des enquêtes sur toutes les violations aux droits reconnus par la Convention [américaine], les sanctionner, essayer de rétablir, dans la mesure du possible, le droit violé, et selon le cas, obtenir des réparations pour les dommages causés par la violation des droits de l’homme.

191. Si l’appareil de l’État agit de façon que de telles violations restent impunies et que la victime n’a pas pu voir se rétablir, dans la mesure du possible, la plénitude de ses droits, il est possible d’affirmer qu’il n’a pas accompli son devoir de garantir le libre et plein exercice de ces droits envers les personnes relevant de [sa] juridiction.

(...)

195. Les amnisties ou figures juridiques analogues ont été l’un des obstacles allégués par certains États pour s’excuser de [ne pas] mener une enquête sur les responsables de violations graves des droits de la personne et, le cas échéant, de les punir. Ce Tribunal, la Commission interaméricaine des droits de l’homme, les organes des Nations unies ainsi que d’autres organismes universels et régionaux de protection des droits de l’homme se sont prononcés au sujet de l’incompatibilité des lois d’amnistie relatives à de graves violations des droits de l’homme avec le droit international et les obligations internationales des États.

196. Comme cela a déjà été mentionné ci-dessus, cette Cour s’est prononcée sur l’incompatibilité des amnisties avec la Convention américaine en cas de graves violations des droits de l’homme au Pérou (affaires Barrios Altos et La Cantuta), au Chili (affaire Almonacid Arellano et autres) et au Brésil (affaire Gomes Lund et autres).

197. Dans le Système interaméricain des droits de l’homme, mécanisme dont fait partie l’Uruguay par décision souveraine, les prononcés sur l’incompatibilité des lois d’amnistie vis-à-vis des obligations conventionnelles des États lorsqu’il s’agit de graves violations des droits de l’homme ont été réitérés. Outre les décisions susmentionnées de ce Tribunal, la Commission interaméricaine a conclu, dans la présente affaire et dans d’autres relatives à l’Argentine, au Chili, au Salvador, à Haïti, au Pérou et à l’Uruguay que ces lois d’amnistie sont incompatibles avec le droit international. De même, la Commission a rappelé ce qui suit :

« La Commission interaméricaine s’est prononcée dans de nombreuses affaires clés au sujet desquelles elle a eu la possibilité d’exprimer son point de vue et de cristalliser sa doctrine en matière d’application des lois d’amnistie, en établissant que ces lois violent diverses dispositions tant de la Déclaration américaine que de la Convention. Ces décisions, qui concordent avec le critère d’autres organes internationaux des droits de l’homme en ce qui a trait aux amnisties, ont proclamé uniformément que tant les lois d’amnistie que les mesures législatives comparables qui empêchent ou concluent les investigations et les jugements des agents d’[un] État qui pourraient être tenus pour responsables de graves violations de la Convention ou de la Déclaration américaine violent de multiples dispositions de ces instruments. »

198. Sur le plan universel, dans son rapport au Conseil de sécurité sur l’État de droit et l’administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, le Secrétaire général des Nations unies signalait que :

« (...) les accords de paix approuvés par les Nations unies ne peu[ven]t jamais promettre des amnisties pour des crimes de génocide, de guerre ou de lèse-humanité ou pour des infractions graves contre les droits de l’homme (...) »

199. Dans le même sens, le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a conclu que les amnisties et autres mesures analogues contribuent à l’impunité et constituent un obstacle pour le droit à la vérité en s’opposant à une enquête exhaustive sur les faits et sont par conséquent incompatibles avec les obligations qui incombent aux États en vertu de diverses sources du droit international. De plus, au sujet du faux dilemme entre la paix ou la réconciliation, d’une part, et la justice, de l’autre, il a déclaré ce qui suit :

« [l]es amnisties qui exonèrent de sanctions pénales les auteurs de crimes odieux dans l’espoir d’obtenir la paix ont souvent manqué leur objectif et ont au contraire engagé leurs bénéficiaires à récidiver. En revanche, des accords de paix ont été signés sans être assortis de mesures d’amnistie dans des cas où l’amnistie était considérée comme une condition sine qua non de la paix et où nombreux étaient ceux qui craignaient que les mises en accusation ne prolongent le conflit. »

200. En consonance avec ce qui précède, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la question de l’impunité a fait remarquer que :

« [l]es auteurs des violations ne pourront pas bénéficier de l’amnistie tant que les victimes n’auront pas obtenu justice au moyen d’un recours efficace. Juridiquement, elle ne produira pas ses effets à l’égard des actions des victimes liées au droit aux réparations. »

201. L’Assemblée générale des Nations unies a énoncé dans l’article 18 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées que « [l]es auteurs et les auteurs présumés [de disparitions forcées] ne peuvent bénéficier d’aucune loi d’amnistie spéciale ni d’autres mesures analogues qui auraient pour effet de les exonérer de toute poursuite ou sanction pénale ».

202. La Conférence mondiale sur les droits de l’homme tenue à Vienne en 1993, dans sa Déclaration et Programme d’action, a souligné que les États « devraient abroger les lois qui assurent, en fait, l’impunité aux personnes responsables de violations graves des droits de l’homme [...], et ils devraient poursuivre les auteurs de ces violations », en soulignant que, en cas de disparitions forcées, les États ont pour obligation primordiale de les empêcher et, si elles se produisent, de traduire leurs auteurs en justice.

203. Le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des Nations unies a traité le thème des amnisties dans les cas de disparitions forcées en différentes occasions. Dans son Observation générale concernant l’article 18 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, il a souligné qu’il est estimé qu’une loi d’amnistie est contraire aux dispositions de la déclaration, même lorsqu’elle a été approuvée par référendum ou au moyen d’une procédure de consultation similaire si, directement ou indirectement, à cause de son application ou de sa mise en œuvre, cesse l’obligation d’un État d’enquêter, de mettre en accusation et de punir les responsables des disparitions, s’ils cachent le nom de quiconque aurait commis ces actes ou s’il les exonère.

204. De surcroît, le même Groupe de travail exprima sa préoccupation concernant les situations de post-conflits dans lesquelles sont promulguées des lois d’amnistie ou dans lesquels sont adoptées d’autres mesures qui ont pour effet l’impunité, et rappela aux États que :

« pour lutter contre la disparition, l’application de mesures préventives efficaces est essentielle, [parmi lesquelles] il appelle spécialement l’attention sur les mesures suivantes : (...) la soumission à la justice de toutes les personnes accusées d’avoir commis des faits de disparition forcée, en veillant à ce qu’elles soient jugées uniquement par les tribunaux civils compétents et ne bénéficient pas d’une loi spéciale d’amnistie ou d’autres mesures similaires susceptibles de les exonérer des poursuites ou des sanctions pénales ; l’octroi de réparations et d’une indemnisation appropriées aux victimes et à leur famille. »

205. De même, le domaine universel, les organes de protection des droits de l’homme établis par voie de traités ont conservé le même critère s’agissant d’interdire les amnisties qui entravent les enquêtes et la sanction des auteurs de graves violations des droits de l’homme. Dans son Observation générale no 31, le Comité des droits de l’homme a déclaré que les États doivent veiller à ce que les auteurs d’infractions assimilées à des délits au regard du droit international ou national, comme la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, les exécutions sommaires et arbitraires et les disparitions forcées, devaient comparaître devant la justice et qu’ils ne sauraient exonérer leurs auteurs de leur responsabilité juridique, comme cela s’est produit dans le cas de certaines amnisties.

206. Le Comité des droits de l’homme s’est prononcé à cet égard dans le traitement qu’il accorde aux pétitions individuelles et dans ses rapports sur les pays. Dans l’affaire Hugo Rodríguez c. Uruguay, il a déclaré ne pas pouvoir accepter la position d’un État qui ne se considérait pas obligé d’enquêter sur des violations de droits de l’homme survenues lors d’un régime antérieur en vertu d’une loi d’amnistie, et a affirmé à nouveau que les amnisties portant sur des violations graves des droits de l’homme sont incompatibles avec le Pacte international des droits civils et politiques, indiquant que ces dernières contribuent à engendrer une atmosphère d’impunité susceptible d’ébranler l’ordre démocratique et de donner lieu à des violations graves des droits de l’homme.

(...)

209. Toujours concernant le domaine universel, dans une autre branche du droit international, le droit pénal international, les amnisties ou réglementations analogues ont été également jugées inadmissibles. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, dans une affaire relative à la torture, a considéré que cela n’avait aucun sens, d’une part, d’appuyer la proscription de violations graves des droits de l’homme et, d’autre part, de permettre la prise de mesures étatiques qui les autorisent ou les pardonnent, ou des lois d’amnistie qui absolvent leurs auteurs. Dans cette même lignée, le Tribunal spécial de Sierra Leone a estimé que les lois d’amnistie de ce pays ne sont pas applicables à des graves crimes internationaux. Cette tendance universelle s’est vue confortée par l’introduction de la norme mentionnée dans l’élaboration des statuts des tribunaux spéciaux les plus récemment créés sous l’égide des Nations unies. C’est pourquoi, tant les accords passés entre les Nations unies avec la République du Liban et le Royaume du Cambodge que les statuts qui ont porté création du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ont inclus dans leurs textes des clauses qui stipulent que les amnisties accordées ne constitueront pas une entrave à la poursuite des auteurs de ces délits qui relèvent de la juridiction de ces tribunaux.

210. De même, interprétant l’article 6 § 5 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève sur le droit international humanitaire, le CICR a déclaré que les amnisties ne pouvaient pas protéger les auteurs de crimes de guerre :

« [l]orsqu’elle a adopté le paragraphe 5 de l’article 6 du Protocole additionnel II, l’URSS a déclaré dans le raisonnement de son opinion que cette disposition ne pouvait pas être interprétée de manière à permettre aux criminels de guerre ou à d’autres personnes coupables de crimes contre l’humanité d’échapper à de sévères sanctions. Le CICR souscrit à cette interprétation. Une amnistie ne serait pas non plus compatible avec la règle exigeant des États qu’ils ouvrent des enquêtes et engagent des poursuites contre les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre dans le cadre de conflits armés non internationaux. (...) »

211. Cette norme du droit international humanitaire et cette interprétation de l’article 6 § 5 du Protocole ont été adoptées par la Commission interaméricaine des droits de l’homme et par le Comité des droits de l’homme des Nations unies.

212. Les tribunaux et organes de tous les systèmes régionaux de protection des droits de l’homme ont également affirmé que les amnisties couvrant des violations graves des droits de l’homme allaient à l’encontre du droit international.

213. Dans le système européen, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’aux fins d’un recours effectif, il est impératif que les procédures pénales relatives à des crimes comme la torture, qui impliquent des violations graves des droits de l’homme, ne fassent l’objet d’aucune prescription et qu’aucune amnistie ou grâce ne soient tolérées à leur endroit. Dans d’autres affaires, elle a souligné que, lorsqu’un agent de l’État est accusé de crimes contraires à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à la vie), la procédure pénale et le jugement ne doivent pas être entravés et l’octroi d’une amnistie n’est pas autorisé.

214. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a estimé que les lois d’amnistie ne peuvent exonérer l’État qui les adopte de ses obligations internationales ; elle a déclaré, de surcroît, que l’interdiction de la poursuite des auteurs de violations graves des droits de l’homme par le biais d’amnisties amènerait les États à promouvoir non seulement l’impunité, mais ôterait toute possibilité d’enquêter sur ces abus et priverait les victimes de ces crimes d’un recours effectif aux fins d’obtention de réparations.

(...)

F. Les lois d’amnistie et la jurisprudence de la Cour interaméricaine

225. La Cour interaméricaine a jugé « inadmissibles les dispositions d’amnistie, les dispositions de prescription et l’établissement de dispositions visant l’exclusion de responsabilité ayant pour objet d’empêcher l’enquête et la sanction des responsables des violations graves des droits de l’homme telles que la torture, les exécutions sommaires, extrajudiciaires ou arbitraires ainsi que les disparitions forcées, qui sont toutes interdites car elles contreviennent aux droits indérogeables reconnus par le droit international des droits humains ».

226. En ce sens, en cas de violations graves des droits de l’homme, les lois d’amnistie sont expressément incompatibles avec la lettre et l’esprit du Pacte de San José, étant donné qu’elles violent les dispositions des articles 1.1 et 2, c’est-à-dire qu’elles interdisent toute investigation sur des violations graves des droits de l’homme et toute sanction de leurs auteurs et qu’elles entravent en conséquence le droit des victimes et de leurs familles à connaître la vérité sur ce qui s’est passé et à obtenir une réparation correspondante, empêchant ainsi la justice de faire pleinement, effectivement et en temps utile son travail dans les affaires pertinentes. Ces lois favorisent donc l’impunité et l’arbitraire et portent gravement atteinte à l’état de droit, raison pour laquelle, en droit international, elles sont réputées être dénuées de tout effet juridique.

227. En particulier, les lois d’amnistie portent atteinte au devoir international incombant à l’État d’enquêter et de sanctionner les violations graves des droits de l’homme car elles empêchent les proches des victimes d’être entendus par un magistrat, conformément à ce qui est stipulé à l’article 8.1 de la Convention américaine et violent ainsi le droit à la protection judiciaire consacré à l’article 25 de ce même instrument précisément vu l’absence d’enquête, de poursuites, de capture, de jugement et de sanction des auteurs des faits, ne donnant pas exécution à l’article 1.1 de la Convention.

228. À la lumière des obligations générales consacrées aux articles 1.1 et 2 de la Convention américaine, les États parties sont tenus d’adopter des dispositions de toute nature afin que personne ne soit soustrait à la protection judiciaire ou empêché d’exercer son droit de recours simple et efficace, tels que le stipulent les articles 8 et 25 de la Convention. Dès lors que la Convention a été ratifiée, l’État est tenu, conformément à l’article 2 de celle-ci, d’adopter toutes les mesures pour que les dispositions légales susceptibles de lui être contraires soient dépourvues d’effet, comme tel est le cas des normes empêchant d’enquêter sur des graves violations des droits de l’homme vu qu’elles privent les victimes de leur droit à la défense et perpétuent l’impunité, tout en empêchant les victimes et leurs proches de connaître la vérité concernant les faits.

229. L’incompatibilité avec la Convention inclut les amnisties accordées pour des violations graves des droits de l’homme et ne se borne pas uniquement aux « auto‑amnisties » comme elles sont appelées. Ainsi, la Cour s’attache davantage à son ratio legis qu’au processus d’adoption et qu’à l’autorité émettrice de la loi d’amnistie : laisser impunies de graves violations commises au regard du droit international. L’incompatibilité des lois d’amnistie avec la Convention américaine dans des cas graves de violations des droits de l’homme ne découle pas d’une question formelle, telle que son origine, mais de l’aspect matériel dès lors que sont violés les droits consacrés par les articles 8 et 25, en conjonction avec les articles 1.1 et 2 de la Convention.

G. L’enquête sur les faits et la loi uruguayenne d’expiration

(...)

240. (...) en appliquant des dispositions de la loi d’expiration (laquelle, à toutes fins utiles, constitue une loi d’amnistie) et donc en entravant l’enquête sur les faits ainsi que l’identification, la poursuite et l’éventuelle sanction des auteurs possibles de dommages continus et permanents tels que ceux causés par la disparition forcée, l’État ne s’est pas conformé à son obligation d’adapter son droit interne consacrée par l’article 2 de la Convention. »

65. Dans l’affaire Gomes Lund et autres c. Brésil (exceptions préliminaires, fond, réparations, frais et dépens), arrêt du 24 novembre 2010, série C no 219, la Cour interaméricaine s’opposa de nouveau vigoureusement aux amnisties accordées aux auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme. Après avoir invoqué les mêmes normes de droit international que dans l’affaire Gelman précitée, la Cour interaméricaine s’exprima notamment ainsi :

« 170. Comme il ressort du contenu des paragraphes précédents, tous les organes internationaux de protection des droits de l’homme et les différentes Hautes Cours nationales de la région qui ont eu l’occasion de statuer sur la portée des lois d’amnistie dans des cas de violations graves des droits de l’homme et de leur incompatibilité avec les obligations internationales des États qui les promulguent ont conclu que ces dernières violaient l’obligation incombant à l’État d’enquêter et de sanctionner lesdites violations.

171. Cette Cour s’est déjà prononcée antérieurement sur cette question et ne trouve pas les bases juridiques pour s’écarter de sa jurisprudence constante, laquelle, qui plus est, concorde avec ce qui a été établi à l’unanimité par le droit international et par les précédents des organes des systèmes universels et régionaux de protection des droits de l’homme. De sorte que, aux fins de la présente affaire, la Cour réitère que « ne sont pas admissibles les dispositions de l’amnistie, les dispositions en matière de prescription et la mise en place de clauses excluant toute responsabilité et qui visent à empêcher d’enquêter et de sanctionner les auteurs de graves violations des droits de l’homme comme la torture, les exécutions sommaires, extralégales ou arbitraires ainsi que les disparitions forcées, toutes prohibées car elles contreviennent aux droits reconnus par le droit international relatif aux droits de l’homme et auxquels il ne peut être dérogé ».

(...)

175. S’agissant des allégations des parties, quant à savoir s’il s’agissait d’une amnistie, d’une auto-amnistie ou d’un « accord politique », la Cour observe, comme il ressort du critère réitéré dans la présente affaire (paragraphe 171 ci-dessus), que l’incompatibilité avec la Convention inclut les amnisties accordées pour des violations graves des droits de l’homme et ne se borne pas uniquement aux « auto-amnisties » comme elles sont appelées. Ainsi, comme cela a été noté précédemment, la Cour s’attache davantage à son ratio legis qu’au processus d’adoption et qu’à l’autorité émettrice de la loi d’amnistie : laisser impunies de graves violations du droit international commises par le régime militaire. L’incompatibilité des lois d’amnistie avec la Convention américaine dans des cas graves de violations des droits de l’homme ne découle pas d’une question formelle, telle que son origine, mais de l’aspect matériel dès lors où sont violés les droits consacrés par les articles 8 et 25, en conjonction avec les articles 1.1 et 2, de la Convention.

176. Cette Cour a établi, dans sa jurisprudence, avoir conscience de ce que les autorités internes sont assujetties à l’empire de la loi et, par conséquent, elles sont tenues d’appliquer les dispositions en vigueur dans l’ordre juridique. Cependant, lorsqu’un État est partie à un traité international telle la Convention américaine, tous ses organes, y compris les juges, y sont également assujettis, d’où l’obligation qui leur incombe de veiller à ce que les effets des dispositions de la Convention ne soient pas diminués par l’application de normes contraires à son objet et but et qui, dès le début, soient privées d’effets juridiques. C’est ainsi que le pouvoir judiciaire est tenu, au plan international, d’exercer un « contrôle de conventionalité » ex officio entre les normes internes et la Convention américaine, dans le cadre, bien entendu, de ses compétences et des réglementations procédurales y afférentes. Dans cette fonction, le Pouvoir judiciaire doit non seulement tenir compte du traité, mais aussi de l’interprétation qu’en a donné la Cour interaméricaine, interprète en dernier ressort de la Convention américaine. »

66. Plus récemment, dans Massacres d’El Mozote et lieux voisins c. Salvador (fond, réparations, frais et dépens), arrêt du 25 octobre 2012, série C no 252, la Cour interaméricaine des droits de l’homme s’exprima notamment ainsi :

« 283. Dans les affaires Gomes Lund et autres c. Brésil et Gelman c. Uruguay, sur lesquelles elle a statué dans son domaine de compétence juridictionnelle, la Cour a déjà décrit et développé en détail comment elle-même, la Commission interaméricaine des droits de l’homme, les organes des Nations unies ainsi que d’autres organismes universels et régionaux de protection des droits de l’homme se sont prononcés au sujet de l’incompatibilité des lois d’amnistie avec le droit international et les obligations internationales des États relativement à des violations graves des droits de l’homme. Les amnisties ou mécanismes juridiques analogues ont en effet été l’un des obstacles invoqués par certains États pour ne pas se conformer à leur obligation d’enquêter au sujet des violations graves des droits de l’homme, de poursuivre et sanctionner, le cas échéant, les responsables. Par ailleurs, différents États membres de l’Organisation des États américains, par le biais de leurs instances judiciaires les plus élevées, ont appliqué les normes en question en respectant de bonne foi leurs obligations internationales. Aussi la Cour rappelle-t-elle, aux fins de la présente affaire, le caractère inadmissible « des dispositions en matière d’amnistie, de prescription et d’exonération de responsabilité qui visent à empêcher, dans le cas de violations graves des droits de l’homme telles que la torture, les exécutions sommaires, extrajudiciaires ou arbitraires ou les disparitions forcées, qui sont toutes interdites au motif qu’elles contreviennent aux droits indérogeables reconnus par le droit international des droits de l’homme, qu’une enquête puisse être menée au sujet des faits et que les responsables puissent être sanctionnés ».

284. Toutefois, contrairement aux affaires déjà examinées par la Cour, l’espèce porte sur une loi d’amnistie générale relative à des actes commis dans le contexte d’un conflit armé interne. La Cour estime donc pertinent de procéder à l’analyse de la compatibilité de la loi d’amnistie générale pour la consolidation de la paix avec les obligations internationales découlant de la Convention américaine et de l’application de cette loi à l’affaire des Massacres d’El Mozote et lieux voisins à la lumière des dispositions du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève de 1949 ainsi que des termes de l’accord de cessation des hostilités qui a mis fin au conflit au Salvador, en particulier de l’article 5 (« Fin de l’impunité ») du Chapitre I (« Forces armées ») de l’Accord de paix du 16 janvier 1992.

285. Selon le droit international humanitaire applicable à ces situations, l’adoption de lois d’amnistie à la cessation des hostilités en cas de conflit armé non international peut quelquefois se justifier pour faciliter le retour à la paix. En effet, l’article 6 § 5 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève de 1949 dispose que :

« À la cessation des hostilités, les autorités au pouvoir s’efforceront d’accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part au conflit armé ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé, qu’elles soient internées ou détenues. »

286. Cette norme n’est toutefois pas absolue, les États ayant également, en vertu du droit international humanitaire, une obligation d’enquête et de poursuite relativement aux crimes de guerre. Partant, les « personnes soupçonnées ou accusées d’avoir commis des crimes de guerre ou condamnées de ce chef » ne peuvent être couvertes par une amnistie. L’article 6 § 5 du Protocole additionnel II peut donc être compris comme visant des amnisties larges applicables aux personnes ayant pris part à un conflit armé non international ou privées de liberté pour des raisons liées à ce conflit armé, sous réserve que cela n’implique pas des faits, tels que ceux dont il est question en l’espèce, susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité. »

R. Les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens[9]

67. Dans leur décision relative à l’appel interjeté par Ieng Sary contre l’ordonnance de clôture (affaire no 002/19 09-2007-ECCC/OCIJ (PTC75)) du 11 avril 2011, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux
cambodgiens s’exprimèrent ainsi quant aux effets de l’amnistie sur les poursuites :

« 199. Les crimes retenus dans l’Ordonnance de clôture, à savoir le génocide, les crimes contre l’humanité, les violations graves des Conventions de Genève, ainsi que l’homicide, la torture et la persécution religieuse en tant que crimes relevant du droit cambodgien, n’étant pas des infractions prévues par la Loi de 1994, restent passibles de poursuites sous l’empire du droit pénal existant, qu’il soit interne ou international, et cela même s’ils sont attribués à des membres présumés du groupe du Kampuchéa démocratique.

(...)

201. L’interprétation du Décret royal mise en avant par les coavocats de Ieng Sary, qui reviendrait à dire qu’il a été gracié pour tous les crimes commis pendant l’ère des Khmers rouges, y compris tous les crimes retenus dans l’Ordonnance de clôture, est contraire à la fois au texte du Décret royal, considéré conjointement avec la Loi de 1994, et aux obligations internationales du Cambodge. Dans le cas du génocide, de la torture et des violations graves des Conventions de Genève, l’amnistie empêchant toutes poursuites et sanctions irait à rebours des traités qui obligent le Cambodge à poursuivre et à punir les auteurs de ces crimes, à savoir la Convention sur le génocide, la Convention contre la torture et les Conventions de Genève. Le Cambodge, qui a ratifié le Pacte international, avait et continue d’avoir aussi l’obligation de veiller à ce que les victimes des crimes contre l’humanité, lesquels emportent par définition des violations graves des droits de l’homme, disposent d’un recours utile. Cette obligation suppose généralement que l’État poursuive et punisse les auteurs des violations. Le fait d’accorder l’amnistie pour les crimes contre l’humanité, c’est-à-dire de décréter l’abolition et l’oubli des infractions commises, aurait été contraire à l’obligation faite au Cambodge par le Pacte international de poursuivre et punir les auteurs de violations graves des droits de l’homme ou de veiller à ce que les victimes disposent d’un recours utile. Comme rien ne permet de conclure que le Roi (et cela vaut pour les autres personnes impliquées) entendait, en rendant le Décret royal, ne pas respecter les obligations internationales du Cambodge, l’interprétation de ce document avancée par les coavocats est jugée sans fondement. »

S. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone

68. Le 13 mars 2004, la chambre d’appel du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, dans les affaires nos SCSL-2004-15-AR72(E) et SCSL‑2004-16-AR72(E), adopta sa décision sur l’exception d’incompétence : amnistie prévue par l’Accord de Lomé, dans laquelle elle formula les observations suivantes :

« 82. L’argument de l’accusation qui veut que « prenne corps en droit international une norme selon laquelle un gouvernement ne peut amnistier les auteurs de violations graves constitutives de crimes internationaux » est amplement étayé par les éléments produits devant le Tribunal. L’avis des deux amici curiae selon lequel cette tendance s’est cristallisée peut ne pas être entièrement juste mais, s’agissant de se forger son propre avis, le Tribunal ne voit aucune raison d’ignorer la solidité de leur argumentation et le poids des éléments qu’ils ont produits devant lui. Il est admis qu’une telle norme est en train de se développer en droit international. L’avocat de M. Kallon a déclaré que, jusqu’à présent, l’idée que les amnisties sont illégales en droit international n’est pas universellement admise mais, ainsi que le souligne avec insistance le professeur Orentlicher, plusieurs traités exigent que de tels crimes soient poursuivis, notamment la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et les quatre Conventions de Genève. En outre, de nombreuses résolutions de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité des Nations unies réaffirment l’obligation pour les États de poursuivre et traduire en justice les auteurs de tels crimes. L’organisation REDRESS a notamment annexé à ses observations écrites les conclusions pertinentes du Comité contre la torture, des constatations de la Commission des droits de l’homme et les arrêts pertinents de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

(...)

84. Même si l’on admet que la Sierra Leone n’a pas violé le droit coutumier en accordant une amnistie, le Tribunal, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, est en droit de ne pas accorder un grand poids ou de ne pas accorder de poids du tout à l’octroi d’une amnistie qui va à rebours de l’évolution actuelle du droit international coutumier et qui méconnaît les obligations découlant de certains traités et conventions dont le but est la protection de l’humanité. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

69. Le requérant se plaint qu’un même juge ait participé tant à la procédure qui s’est terminée en 1997 qu’à celle à l’issue de laquelle il a été déclaré coupable en 2007. Il soutient en outre avoir été privé de son droit à présenter ses conclusions finales. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

(...) »

A. Les conclusions de la chambre

70. Tout en constatant que le juge M.K. avait participé aux deux procédures pénales en cause au stade de la première instance, la chambre a considéré que la première procédure n’avait pas donné lieu à une appréciation des faits ni à l’examen de la question de la culpabilité du requérant, et que le juge M.K. n’avait exprimé d’opinion sur aucun aspect du fond de l’affaire.

71. Dès lors, pour la chambre, rien ne permettait de conclure à un défaut d’impartialité de la part du juge M.K.

72. Quant à l’expulsion du requérant de la salle d’audience, la chambre a estimé que cette mesure n’avait pas violé le droit de l’intéressé à se défendre dès lors, d’une part, qu’il avait été invité à deux reprises à ne pas interrompre le procureur pendant que ce dernier présentait ses conclusions finales, et, d’autre part, que son avocat, resté dans la salle, avait pu formuler les siennes.

B. Les observations des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

73. Le requérant met en cause l’impartialité du juge M.K., reprochant à celui-ci d’avoir d’abord adopté, sur la base de la loi d’amnistie générale, une décision mettant fin aux poursuites pénales dirigées contre lui, pour participer ensuite à la procédure pénale à l’issue de laquelle il a été condamné pour certaines des charges formulées dans le cadre de la première procédure.

74. Le requérant explique que le 19 mars 2007, au bout de plusieurs heures d’audience, il n’avait plus été en mesure, du fait de sa maladie mentale et de son diabète, de contrôler ses réactions. Aucun médecin n’étant présent pour surveiller son état, il aurait alors proféré des mots incompréhensibles pendant que le procureur présentait ses conclusions finales, mais il n’aurait ni insulté ni interrompu celui-ci. Contrairement à ce qu’affirmerait le Gouvernement, il n’aurait pas été averti à deux reprises par le président du tribunal avant d’être expulsé de la salle d’audience. Il n’aurait pas été autorisé à réintégrer la salle d’audience le moment venu pour lui de présenter ses conclusions finales. La possibilité qu’aurait eue son avocat de présenter ses conclusions finales ne compenserait pas l’impossibilité où il se serait trouvé de le faire lui-même. Dans le cadre d’une procédure pénale, l’accusé pourrait passer aux aveux ou montrer du repentir, ce qui pourrait être retenu comme circonstances atténuantes, et l’avocat de la défense ne pourrait se substituer à lui à cet égard. Le requérant estime donc que le tribunal de première instance aurait dû avoir la possibilité de l’entendre présenter lui-même ses conclusions finales.

2. Le Gouvernement

75. Le Gouvernement concède que le juge M.K. a participé aux deux procédures pénales dirigées contre le requérant. En ce qui concerne la question de l’impartialité subjective, il estime que le requérant n’a produit aucune preuve permettant de réfuter la présomption d’impartialité relativement au juge M.K.

76. Pour ce qui est de l’impartialité objective, le Gouvernement explique que la première procédure n’a donné lieu à une appréciation ni des faits de la cause ni du fond des accusations de meurtre dirigées contre le requérant. Ainsi, dans le cadre de cette procédure, le juge M.K. n’aurait exprimé au sujet des actes du requérant aucun avis de nature à préjuger de sa conduite dans la seconde procédure. De plus, l’issue de la première procédure aurait été favorable au requérant. Ce ne serait qu’à l’issue de la seconde procédure qu’aurait été adopté un jugement sur le fond comportant une appréciation des faits de la cause et de la culpabilité du requérant. Dans les deux procédures, le juge M.K. n’aurait connu de l’affaire qu’en première instance et il n’aurait participé à l’examen de la cause au stade de l’appel ni dans une procédure ni dans l’autre.

77. Le Gouvernement indique que le requérant a été informé des accusations dirigées contre lui et des preuves à charge. L’intéressé aurait été représenté par un avocat commis d’office pendant toute la procédure et à chaque fois qu’il aurait désapprouvé la façon dont son avocat abordait l’affaire, on lui en aurait commis un autre. Le requérant et son avocat auraient eu amplement la possibilité de préparer leur ligne de défense et de communiquer en toute confidentialité. Ils auraient tous deux été présents à toutes les audiences et ils auraient eu toute latitude pour répondre aux arguments de l’accusation.

78. Quant à l’audience de clôture, le Gouvernement explique que le requérant et son avocat étaient tous deux présents au début de l’audience, mais que pendant le déroulement de celle-ci le requérant n’aurait fait que fulminer et crier. Le président du tribunal aurait averti l’intéressé à deux reprises et ce ne serait qu’après avoir constaté que cela n’avait aucun effet qu’il aurait ordonné son expulsion de la salle d’audience.

79. Cette expulsion aurait donc été une mesure de dernière extrémité, prise par le président du tribunal pour maintenir l’ordre dans la salle d’audience.

80. Le Gouvernement indique par ailleurs que si le requérant avait souhaité passer aux aveux ou montrer du repentir, il aurait eu amplement l’occasion de le faire pendant le procès.

81. Il ajoute qu’au moment où le requérant fut expulsé de la salle d’audience, toutes les preuves avaient déjà été administrées.

82. Enfin, il rappelle que l’avocat du requérant resta dans la salle d’audience et put présenter ses conclusions finales.

83. Eu égard aux considérations ci-dessus, le Gouvernement estime que le droit du requérant à se défendre lui-même ou par l’intermédiaire d’un avocat n’a subi aucune entrave.

C. Appréciation de la Grande Chambre

1. La question de l’impartialité du juge M.K.

84. L’appréciation de la chambre, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

« 43. La Cour rappelle que l’impartialité d’un tribunal au sens de l’article 6 § 1 s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, parmi d’autres, Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

44. Dans le cadre de la démarche subjective, la Cour rappelle tout d’abord que l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 43, CEDH 2000‑XII). En l’espèce, la Cour estime que les preuves ne sont pas suffisantes pour établir que le juge M.K. ait fait montre de préventions personnelles lorsqu’il a siégé au sein du tribunal de comté d’Osijek qui a condamné le requérant à une peine de quatorze ans d’emprisonnement pour crimes de guerre contre la population civile.

45. Pour ce qui est de la démarche objective, elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à mettre en doute l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge un défaut d’impartialité, le point de vue de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant est le point de savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58, Recueil 1996-III, Wettstein, précité, § 44, et Micallef c. Malte, no 17056/06, § 74, 15 janvier 2008). En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ; comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’on voie qu’elle est faite) (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86, Mežnarić c. Croatie, no 71615/01, § 32, 15 juillet 2005, et Micallef, précité, § 75).

46. En l’espèce, la Cour constate que le juge M.K. a bien participé tant à la procédure pénale menée devant le tribunal de comté d’Osijek sous le numéro K-4/97 qu’à celle dirigée contre le requérant devant le même tribunal sous le numéro K‑33/06. Les charges pesant sur le requérant dans ces deux procédures coïncident dans une certaine mesure (paragraphe 66 ci-dessous).

47. La Cour relève en outre que les deux procédures ont été menées en première instance, c’est-à-dire au stade du fond. La première procédure a pris fin en application de la loi d’amnistie générale, le tribunal du fond ayant estimé que les faits reprochés au requérant tombaient sous le coup de l’amnistie générale. Cette procédure n’a donné lieu ni à une appréciation des faits ni à un examen de la question de la culpabilité du requérant. Le juge M.K. n’a donc exprimé d’opinion sur aucun aspect du fond de l’affaire. »

85. Le simple fait qu’un juge de première instance ait déjà pris des décisions concernant la même infraction ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions quant à son impartialité (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 50, série A no 154, et Romero Martin c. Espagne (déc.), no 32045/03, 12 juin 2006, concernant des décisions avant dire droit ; Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 97, série A no 13, Diennet c. France, 26 septembre 1995, § 38, série A no 325‑A, et Vaillant c. France, no 30609/04, §§ 29-35, 18 décembre 2008, concernant la situation où une affaire a été renvoyée pour réexamen après infirmation ou annulation d’une décision par une juridiction supérieure ; Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, §§ 35-36, Recueil 1996‑III, concernant le nouveau procès d’un prévenu condamné par défaut ; et Craxi III c. Italie (déc.), no 63226/00, 14 juin 2001, et Ferrantelli et Santangelo, précité, § 59, concernant la situation où des juges avaient participé à des procédures dirigées contre des coaccusés des requérants).

86. Pour la Cour, on ne peut voir un motif légitime de craindre un défaut d’impartialité dans la circonstance qu’un même juge a participé à l’adoption d’une décision en première instance, puis a pris part à la procédure ouverte après le renvoi de l’affaire pour réexamen à la suite de l’annulation de cette décision. On ne saurait poser en principe général découlant du devoir d’impartialité qu’une juridiction de recours qui annule une décision judiciaire a l’obligation de renvoyer l’affaire à un organe autrement constitué de la juridiction de première instance (Ringeisen, précité, § 97).

87. La présente affaire ne porte pas sur une situation où la première décision aurait été annulée et l’affaire renvoyée pour être rejugée à la suite d’un appel ordinaire ; en l’espèce, un nouvel acte d’accusation fut émis contre le requérant relativement à des charges en partie identiques. Toutefois, la Cour estime que les principes énoncés au paragraphe 85 ci‑dessus sont également applicables en l’espèce. Le simple fait que le juge M.K. ait participé tant à la procédure pénale menée devant le tribunal du comté d’Osijek sous le numéro K-4/97 qu’à la procédure pénale dirigée contre le requérant devant le même tribunal sous le numéro K-33/06 ne devrait pas être considéré comme incompatible en soi avec l’exigence d’impartialité posée par l’article 6 de la Convention. De plus, le juge M.K., dans le cadre de la première procédure, n’a pas adopté de jugement concluant à la culpabilité ou à l’innocence du requérant, et il ne s’est à aucun moment livré à l’appréciation d’éléments de preuve pertinents pour la décision à prendre sur cette question (paragraphe 17 ci-dessus). Il s’est limité à examiner si les conditions requises pour l’application de la loi générale d’amnistie étaient remplies dans le cas du requérant.

88. Dans ces conditions, la Cour considère qu’il n’existait aucun fait vérifiable autorisant à douter de l’impartialité de M.K. et que le requérant n’avait pas non plus de raison légitime de mettre celle-ci en doute.

89. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à la question de l’impartialité du juge M.K.

2. L’expulsion du requérant de la salle d’audience

90. La chambre a émis l’appréciation suivante sur le grief du requérant :

« 50. La Cour observe tout d’abord qu’elle n’a point pour tâche de trancher le différend opposant les parties sur la question de savoir si le tribunal de comté d’Osijek a agi conformément aux dispositions pertinentes du code croate de procédure pénale lorsqu’il a expulsé le requérant du prétoire au cours de l’audience de clôture. Son rôle consiste plutôt à apprécier si, au regard de la Convention, les droits de la défense ont été respectés dans le chef du requérant à un degré satisfaisant aux garanties d’équité consacrées par l’article 6 de la Convention. À cet égard, la Cour rappelle d’emblée que les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 (voir, parmi d’autres, Balliu c. Albanie, no 74727/01, § 25, 16 juin 2005). Il s’agit en réalité pour la Cour de rechercher si, considérée dans sa globalité, la procédure pénale dirigée contre le requérant a revêtu un caractère équitable (voir, parmi d’autres, Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 38, série A no 275, S.N. c. Suède, no 34209/96, § 43, CEDH 2002‑V, et Vanyan c. Russie, no 53203/99, §§ 63-68, 15 décembre 2005).

51. La Cour admet que les conclusions finales représentent une étape importante du procès, puisqu’il s’agit de la seule occasion qu’ont les parties de donner oralement leur point de vue sur l’intégralité de l’affaire et sur l’ensemble des preuves produites devant le tribunal, et de présenter leur analyse de la cause. Cependant, lorsque l’accusé perturbe le bon déroulement de l’audience, on ne saurait attendre du tribunal qu’il demeure passif et autorise un tel comportement. Il relève du devoir normal du tribunal de maintenir l’ordre dans la salle d’audience, et les règles prévues à cet effet s’appliquent de la même manière à toutes les personnes présentes, y compris à l’accusé.

52. En l’espèce, le requérant a été invité à deux reprises à ne pas interrompre les conclusions finales du procureur adjoint près le tribunal de comté d’Osijek. Ce n’est qu’ensuite, parce qu’il ne s’était pas conformé à cette invitation, qu’il a été expulsé de la salle d’audience. Toutefois, l’avocat qui assurait sa défense est resté dans la salle et a présenté ses conclusions finales. Dès lors, le requérant ne s’est pas vu dénier la possibilité de faire connaître son point de vue final par l’intermédiaire de son avocat. À cet égard, la Cour relève également que le requérant, qui a été représenté par un avocat tout au long de la procédure, a eu amplement l’occasion, avant l’audience de clôture, de mettre au point sa stratégie de défense et de discuter avec son avocat des points à développer dans ses conclusions finales.

53. Dans ces conditions, la Cour, considérant la procédure dans son ensemble, estime que l’expulsion du requérant hors du prétoire pendant l’audience de clôture n’a pas porté atteinte aux droits de la défense à un degré incompatible avec les exigences d’un procès équitable.

54. Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à cet égard. »

91. Souscrivant au raisonnement de la chambre, la Grande Chambre conclut à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention relativement à l’expulsion du requérant de la salle d’audience.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION

92. Le requérant soutient que les infractions pénales en cause dans la procédure ayant pris fin en 1997 et celles dont il a été reconnu coupable en 2007 étaient les mêmes. Il invoque l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention, ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.

2. Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.

3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »

A. Compatibilité ratione temporis

1. Conclusions de la chambre

93. Dans son arrêt du 13 novembre 2012, la chambre a estimé que le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention était compatible ratione temporis avec la Convention. Elle s’est exprimée comme suit :

« 58. La Cour relève que la première procédure pénale contre le requérant a effectivement pris fin avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Croatie. En revanche, la seconde procédure pénale, à l’issue de laquelle le requérant a été jugé coupable de crimes de guerre contre la population civile, s’est déroulée et conclue après le 5 novembre 1997, date à laquelle la Croatie a ratifié la Convention. Le droit à ne pas être jugé ou puni deux fois pour les mêmes faits ne saurait être exclu relativement à une procédure menée avant la ratification dès lors que la personne concernée a été condamnée pour la même infraction après la ratification de la Convention. Le simple fait que la première procédure s’est terminée avant cette date ne peut donc faire obstacle à la compétence ratione temporis de la Cour en l’espèce. »

2. Observations des parties devant la Grande Chambre

94. Le Gouvernement indique que la décision amnistiant le requérant a été adoptée le 24 juin 1997 et signifiée à l’intéressé le 2 juillet 1997, alors que la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Croatie le 5 novembre 1997. Il en conclut que la décision en question ne relève pas de la compétence temporelle de la Cour.

95. Le requérant n’a pas formulé d’observations sur ce point.

3. Appréciation de la Grande Chambre

96. La décision amnistiant le requérant a été adoptée le 24 juin 1997, alors que la Convention et le Protocole no 7 sont entrés en vigueur à l’égard de la Croatie le 5 novembre 1997 et le 1er février 1998 respectivement. La Cour doit donc se pencher sur la question de sa compétence ratione temporis.

97. La Grande Chambre souscrit aux conclusions de la chambre quant à la compatibilité ratione temporis avec la Convention du grief tiré par le requérant de l’article 4 du Protocole no 7. Elle renvoie par ailleurs à l’avis formulé par la Commission dans l’affaire Gradinger c. Autriche (19 mai 1994, avis de la Commission, §§ 67-69, série A no 328-C) :

« 67. La Commission rappelle que, conformément aux principes de droit international généralement reconnus, la Convention et ses Protocoles ne lient les Parties contractantes que relativement à des faits survenus après l’entrée en vigueur de la Convention ou du Protocole à l’égard de la partie en question.

68. La nature du droit énoncé à l’article 4 du Protocole no 7 veut que deux procédures aient eu lieu : une première procédure, par laquelle l’intéressé aura été « acquitté ou condamné par un jugement définitif », et une procédure ultérieure, au cours de laquelle une personne aura pu « être [à nouveau] poursuivi[e] ou puni[e] » par les juridictions d’un même État.

69. La Commission ajoute que, lors de son examen de l’équité d’une procédure, elle est en droit de considérer des incidents antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard d’un État lorsque les constatations relatives à ces incidents antérieurs figurent dans un jugement rendu après ladite entrée en vigueur (X c. Portugal, no 9453/81, décision de la Commission du 13 décembre 1982, DR 31, pp. 204‑207). L’élément essentiel de l’article 4 du Protocole no 7 est le risque d’être « à nouveau » poursuivi ou puni. La première procédure ne fournit qu’une toile de fond à l’examen de la deuxième. En l’espèce, la Commission estime que si la décision définitive dans la deuxième procédure a été rendue après l’entrée en vigueur du Protocole no 7, elle est compétente ratione temporis pour connaître du grief. Dès lors que le Protocole no 7 est entré en vigueur le 1er novembre 1988, que l’Autriche a fait le 30 juin 1989 quant à l’article 7 § 2 dudit Protocole une déclaration n’excluant pas un effet rétroactif (X. c. France, no 9587/81, décision de la Commission du 13 décembre 1982, DR 29, pp. 228-234) et que la décision définitive de la Cour administrative date du 29 mars 1989, la Commission estime qu’elle n’est pas incompétente ratione temporis pour examiner cet aspect de l’affaire[[10]]. »

98. Partant, la Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter de la décision de la chambre de rejeter l’exception d’irrecevabilité pour défaut de compétence ratione temporis présentée par le Gouvernement.

B. Applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7

1. Conclusions de la chambre

99. La chambre a tout d’abord conclu que les infractions pour lesquelles le requérant avait été jugé dans le cadre de la première et de la seconde procédure étaient les mêmes. Elle a laissé ouverte la question de savoir si la décision d’amnistie dont avait bénéficié le requérant pouvait être considérée comme un jugement définitif d’acquittement ou de condamnation aux fins de l’article 4 du Protocole no 7, puis elle a examiné le grief au fond sous l’angle des exceptions prévues par le paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole no 7. Elle a souscrit à la conclusion de la Cour suprême selon laquelle la loi d’amnistie générale avait été appliquée à tort dans l’affaire du requérant, et elle a constaté que l’octroi d’une amnistie au requérant pour des actes qui s’analysaient en des crimes de guerre avait constitué un « vice fondamental » de la procédure, ouvrant ainsi la possibilité de rejuger l’intéressé.

2. Observations des parties devant la Grande Chambre

a) Le requérant

100. Le requérant allègue que les infractions en cause dans les deux procédures pénales dirigées contre lui avaient la même base factuelle et que la qualification des infractions en crimes de guerre dans la seconde procédure ne change rien au fait que les charges étaient en substance identiques.

101. Il estime en outre qu’une décision amnistiant un accusé doit passer pour une décision définitive excluant tout nouveau procès.

b) Le Gouvernement

102. Dans ses observations écrites, le Gouvernement soutient que, dans la première procédure, le tribunal de comté d’Osijek a appliqué la loi d’amnistie sans établir les faits de la cause et sans statuer sur la culpabilité du requérant. Selon lui, la décision ainsi adoptée ne répondait pas à la question de savoir si le requérant avait commis les crimes dont il était accusé ni n’exposait une appréciation des charges énumérées dans l’acte d’accusation. Au paragraphe 33 de ses observations, le Gouvernement en déduit que cette décision n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée. Il déclare toutefois ensuite (au paragraphe 37 des mêmes observations) qu’elle répond à tous les critères de l’autorité de la chose jugée et peut donc être considérée comme un jugement définitif d’acquittement ou de condamnation au sens de l’article 4 du Protocole no 7.

103. S’appuyant largement sur les conclusions de la chambre, le Gouvernement ajoute qu’aucune amnistie ne peut être accordée relativement à des crimes de guerre, et que l’octroi d’une amnistie en l’espèce a donc entaché la procédure d’un vice fondamental.

104. Le Gouvernement indique qu’il est apparu après l’abandon de la première procédure que les victimes, avant d’être tuées, avaient été arrêtées et torturées. Ces éléments nouveaux suffiraient pour qualifier les actes en cause de crimes de guerre contre la population civile plutôt que de meurtres « ordinaires ».

105. Le Gouvernement explique que l’État croate a édicté la loi d’amnistie générale aux fins de respecter ses engagements internationaux découlant de l’Accord portant normalisation des relations entre la République de Croatie et la République fédérative de Yougoslavie (23 août 1996), et que cette loi visait essentiellement à promouvoir la réconciliation au sein de la société croate à un moment où la guerre se poursuivait encore. Selon le Gouvernement, cette loi excluait explicitement les crimes de guerre de son champ d’application.

106. En l’espèce, la loi d’amnistie générale aurait été appliquée d’une manière contraire à son but même et en violation des obligations internationales de la Croatie, notamment celles découlant des articles 2 et 3 de la Convention.

107. Quant aux procédures suivies par les autorités nationales, le Gouvernement soutient que le procès du requérant a été équitable, sans avancer aucun argument quant au point de savoir si les procédures ont été menées conformément aux règles du code de procédure pénale croate.

c) Le tiers intervenant

108. Le groupe d’experts universitaires indique qu’aucun traité multilatéral n’interdit expressément le recours aux amnisties pour les crimes internationaux. Il explique que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) interprète l’article 6 § 5 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève d’une manière qui laisse entendre que les États peuvent ne pas amnistier les personnes soupçonnées, accusées ou convaincues de crimes de guerre. Or une analyse des travaux préparatoires de cet article montrerait que les seuls États ayant évoqué la question des auteurs de crimes internationaux, à savoir l’ex-URSS et certains de ses États satellites, relieraient ce sujet à celui des mercenaires étrangers. Le tiers intervenant trouve curieux que le CICR interprète l’article 6 § 5 comme excluant uniquement les criminels de guerre et non les auteurs d’autres crimes internationaux de son champ d’application, dans la mesure où les déclarations de l’ex-URSS sur lesquelles le CICR se fonde prévoyaient spécifiquement, selon lui, l’engagement de poursuites contre les auteurs de crimes contre l’humanité ou contre la paix. Le groupe d’experts universitaires voit mal quels arguments justifieraient d’exclure les criminels de guerre mais non les auteurs de génocide ou de crimes contre l’humanité du champ d’application potentiel des amnisties. En outre, le CICR renverrait à des exemples de conflits non internationaux tels que ceux qui se sont déroulés en Afrique du Sud, en Afghanistan, au Soudan et au Tadjikistan, alors même que les amnisties associées à ces conflits comprendraient toutes au moins un crime international.

109. Le tiers intervenant évoque les difficultés dont s’accompagnerait la négociation des clauses d’amnistie dans les traités (il renvoie à la Conférence de Rome de 1998 qui a abouti à la création de la Cour pénale internationale (CPI), aux négociations de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, et à la Déclaration de 2012 de la Réunion de haut niveau de l’Assemblée générale sur l’état de droit aux niveaux national et international). Ces difficultés seraient révélatrices du défaut de consensus parmi les États sur cette question.

110. Le tiers intervenant s’appuie sur un courant de la doctrine concernant les amnisties[11] qui tend selon lui à montrer que, depuis la Seconde Guerre mondiale, les États ont de plus en plus recours aux lois d’amnistie. Tout en admettant que le nombre de nouvelles lois d’amnistie excluant les crimes internationaux est en augmentation, il assure que c’est également le cas du nombre d’amnisties accordées pour de tels crimes. Les amnisties constitueraient la forme de justice de transition la plus fréquemment utilisée. Le recours aux amnisties dans les accords de paix conclus entre 1980 et 2006 serait demeuré relativement stable.

111. Pour le tiers intervenant, même si plusieurs juridictions internationales et régionales ont exprimé l’avis que le droit international interdit les amnisties dans les cas de crimes internationaux, l’autorité de telles décisions judiciaires est affaiblie du fait de leur manque de cohérence quant à la portée de cette interdiction et quant aux crimes auxquels elles s’appliquent. Le groupe d’experts universitaires cite l’exemple de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui aurait déclaré dans l’affaire Barrios Altos, précitée, que toutes les clauses d’amnistie étaient inacceptables car visant à empêcher les investigations sur les violations des droits de l’homme et la punition de leurs auteurs, alors que dans l’affaire des Massacres d’El Mozote et lieux voisins, précitée, le président de cette juridiction et quatre autres juges auraient nuancé cette position en reconnaissant que, même dans les cas de violations flagrantes des droits de l’homme, l’obligation de poursuite n’était pas absolue et devait être mise en balance avec les impératifs des processus de paix et de réconciliation dans les situations d’après-guerre.

112. De plus, un certain nombre de juridictions suprêmes nationales auraient entériné les lois d’amnistie de leur pays en considérant que de telles lois contribuent à l’établissement de la paix, de la démocratie et de la réconciliation. Le tiers intervenant cite les exemples suivants : les conclusions du Tribunal suprême espagnol dans le cadre du procès du juge Garzón en février 2012, la décision de la Cour constitutionnelle ougandaise déclarant la loi d’amnistie de 2000 conforme à la Constitution, le refus de la Cour suprême brésilienne en avril 2010 d’annuler la loi d’amnistie de 1979, et la confirmation par la Cour constitutionnelle sud-africaine, dans l’affaire AZAPO, de la constitutionnalité de la loi de 1995 relative à la promotion de l’unité nationale et de la réconciliation, qui prévoyait un large recours à l’amnistie.

113. Le tiers intervenant reconnaît que l’octroi d’une amnistie peut, dans certains cas, conduire à l’impunité pour les responsables de violations des droits fondamentaux de l’homme et ainsi contrecarrer les tentatives visant à garantir pareils droits. Toutefois, de solides raisons politiques militeraient en faveur du recours à l’amnistie lorsque celle-ci constitue le seul moyen de sortir de dictatures violentes et de conflits interminables. Le tiers intervenant se déclare opposé à une interdiction totale des amnisties et en faveur d’une approche plus nuancée dans la façon d’aborder la question de l’octroi d’amnisties.

3. Appréciation de la Grande Chambre

a) Sur la question de l’identité des infractions pour lesquelles le requérant a été poursuivi

114. Dans l’affaire Sergeï Zolotoukhine c. Russie, la Cour a conclu que l’article 4 du Protocole no 7 devait être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes ([GC], no 14939/03, § 82, CEDH 2009).

115. En l’espèce, la Cour relève que dans les deux procédures le requérant a été accusé :

– d’avoir tué S.B. et V.B. et causé de graves blessures à Sl.B. le 20 novembre 1991 ;

– d’avoir tué N.V. et Ne.V. le 10 décembre 1991.

116. Dès lors, pour autant que les deux procédures portent sur les charges susmentionnées, le requérant a bien été poursuivi deux fois pour les mêmes infractions.

b) Sur la nature des décisions adoptées dans la première procédure

117. On se trouve en présence de deux situations distinctes concernant les accusations portées contre le requérant à la fois dans la première et dans la seconde procédure.

118. Premièrement, le 25 janvier 1996, le procureur retira les charges concernant les meurtres allégués de N.V. et Ne.V. le 10 décembre 1991 (paragraphes 120-121 ci-dessous).

119. Deuxièmement, par une décision prise le 24 juin 1997 en application de la loi d’amnistie générale, le tribunal de comté d’Osijek mit fin à la procédure concernant les meurtres allégués de S.B. et de V.B. et les blessures graves infligées à Sl.B. le 20 novembre 1991 (paragraphes 122 et suivants ci-dessous).

i. Le retrait des accusations par le procureur

120. La Cour a déjà estimé que l’abandon de poursuites pénales par un procureur n’équivalait ni à une condamnation ni à un acquittement et qu’en conséquence l’article 4 du Protocole no 7 ne trouvait pas application dans cette situation (Smirnova et Smirnova c. Russie (déc.), nos 46133/99 et 48183/99, 3 octobre 2002, et Harutyunyan c. Arménie (déc.), no 34334/04, 7 décembre 2006).

121. Par conséquent, l’abandon par le parquet des poursuites concernant les meurtres de N.V. et Ne.V. ne relève pas de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

ii. L’abandon de la procédure en application de la loi d’amnistie générale

122. Quant au reste des accusations (les meurtres de V.B. et de S.B. et les blessures graves infligées à Sl.B.), il fut mis fin à la première procédure pénale dirigée contre le requérant en application de la loi d’amnistie générale.

123. Dans le cadre de son examen relatif à la décision du 24 juin 1997, la Cour recherchera tout d’abord si l’article 4 du Protocole no 7 trouve à s’appliquer aux circonstances particulières de l’espèce, eu égard au fait que le requérant s’est vu accorder une amnistie inconditionnelle pour des actes qui s’analysent en des violations graves des droits fondamentaux de l’homme.

α) La situation au regard de la Convention

124. La Cour relève que les procédures pénales menées contre le requérant avaient notamment trait à des accusations de meurtre et de coups et blessures graves infligés à des civils et mettaient donc en jeu le droit de ceux-ci à la vie garanti par l’article 2 de la Convention, voire aussi leurs droits au regard de l’article 3. Sur ce point, elle rappelle que ces deux dispositions figurent parmi les articles primordiaux de la Convention et consacrent certaines des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil 1997‑VI, et Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 63, 24 juin 2008).

125. Les obligations de protéger le droit à la vie et d’assurer la protection contre les mauvais traitements qu’imposent respectivement les articles 2 et 3 de la Convention, combinées avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requièrent également, par implication, qu’il y ait une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil 1998‑I) ou des mauvais traitements (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 182, CEDH 2012). Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et de garantir que les responsables aient à répondre de leurs actes.

126. La Cour a déjà conclu que lorsqu’un agent public est accusé de crimes concernant des actes de torture ou des mauvais traitements, il est de la plus haute importance que la procédure et la condamnation ne se heurtent pas à la prescription et que l’application de mesures telles que l’amnistie ou la grâce ne soit pas autorisée (Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 76, CEDH 2006‑XII, et Yeşil et Sevim c. Turquie, no 34738/04, § 38, 5 juin 2007). Elle a estimé en particulier que les autorités nationales ne devaient en aucun cas donner l’impression d’être disposées à laisser de tels traitements impunis (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 71, CEDH 2000‑XII, et Turan Cakir c. Belgique, no 44256/06, § 69, 10 mars 2009). Dans sa décision relative à l’affaire Ould Dah c. France ((déc.), no 13113/03, CEDH 2009), la Cour, à l’instar du Comité des droits de l’homme des Nations unies et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, a considéré que l’amnistie était généralement incompatible avec l’obligation pour les États d’enquêter sur les actes de torture et qu’on ne pouvait dès lors remettre en cause l’obligation de poursuivre les criminels en accordant l’impunité au travers d’une loi d’amnistie susceptible d’être qualifiée d’abusive au regard du droit international.

127. L’obligation qu’ont les États de poursuivre les auteurs d’actes de torture ou d’assassinats est donc bien établie dans la jurisprudence de la Cour. Il ressort de celle-ci que l’octroi du bénéfice de l’amnistie aux auteurs de meurtres ou de mauvais traitements de civils serait contraire aux obligations découlant pour les États des articles 2 et 3 de la Convention, dès lors que cette mesure empêcherait les investigations sur de tels actes et conduirait nécessairement à accorder l’impunité à leurs auteurs. Pareil résultat compromettrait le but même de la protection assurée par les articles 2 et 3 de la Convention et rendrait illusoires les garanties attachées au droit à la vie et à celui de ne pas être maltraité. Or l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres, précité, § 146).

128. Certes, la présente affaire concerne des allégations de violation de l’article 4 du Protocole no 7, et non des articles 2 et 3 de la Convention. La Cour rappelle cependant que les dispositions de la Convention et de ses Protocoles doivent se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir la cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 54, CEDH 2012). Par conséquent, les garanties consacrées par l’article 4 du Protocole no 7 et les obligations incombant aux États en vertu des articles 2 et 3 de la Convention doivent être considérées comme des parties d’un tout.

β) La situation au regard du droit international

129. La Cour ne saurait ignorer l’évolution du droit international en la matière. La Convention et ses Protocoles doivent être interprétés non pas isolément mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international, dont ils font partie intégrante. En vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008, Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 273-274, CEDH 2010, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012).

130. La Cour prend note des observations de la chambre selon lesquelles « [i]l est de plus en plus admis que l’octroi d’une amnistie relativement à des « crimes internationaux » – qui comprennent les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les génocides – est interdit par le droit international » et « [c]ette conception ressort des règles coutumières du droit international humanitaire, des traités en matière de droits de l’homme ainsi que des décisions de tribunaux internationaux et régionaux et de la pratique émergente des États, sachant que l’on observe une tendance croissante des juridictions internationales, régionales et nationales à annuler les amnisties générales édictées par les gouvernements ».

131. Il convient d’observer qu’à l’heure actuelle aucun traité international n’interdit expressément le recours à l’amnistie relativement aux violations graves des droits fondamentaux de l’homme. Certes, l’article 6 § 5 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux dispose qu’« [à] la cessation des hostilités, les autorités au pouvoir s’efforceront d’accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part au conflit armé ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé (...) » ; cependant, l’interprétation que donne la Cour interaméricaine des droits de l’homme de cet article exclut de son champ d’application les auteurs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité (voir, au paragraphe 66 ci-dessus, l’arrêt Massacres d’El Mozote et lieux voisins c. Salvador, § 286). Selon la Cour interaméricaine, pareille conclusion découle des obligations que le droit international impose aux États de mener des investigations et d’ouvrir des poursuites relativement aux crimes de guerre. Ainsi, la Cour interaméricaine a jugé que « les personnes soupçonnées ou accusées de crimes de guerre ne peuvent bénéficier d’une amnistie ». La même obligation d’enquête et de poursuite vaut également pour les violations graves des droits fondamentaux de l’homme et les amnisties prévues par l’article 6 § 5 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève ne sont donc pas davantage applicables à de tels actes.

132. Par ailleurs, la possibilité qu’a un État d’amnistier les auteurs de violations graves des droits de l’homme peut être circonscrite par les traités auxquels l’État est partie. Plusieurs conventions internationales prévoient l’obligation de poursuivre les auteurs de certains des crimes qui y sont définis (voir les Conventions de Genève de 1949 pour la protection des victimes de la guerre et leurs Protocoles additionnels, en particulier l’article 3 commun auxdites Conventions, les articles 49 et 50 de la Convention (I) pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, les articles 50 et 51 de la Convention (II) pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, les articles 129 et 130 de la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, et les articles 146 et 147 de la Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre ; voir également les articles 4 et 13 du Protocole additionnel (II) de 1977 aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, l’article V de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, ainsi que la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants).

133. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité interdit la prescription pour ces deux catégories de crimes.

134. Divers organes internationaux ont émis au sujet de l’impunité et de l’octroi d’amnisties relativement aux violations graves des droits de l’homme des résolutions, des recommandations ou des observations dans lesquelles il est généralement indiqué que les auteurs de telles violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ne doivent pas bénéficier d’amnisties (paragraphes 45, 47-49, 51-53, et 56-58 ci-dessus).

135. Plusieurs juridictions internationales ont jugé que les mesures d’amnistie ne pouvaient être admises lorsqu’elles étaient destinées à faire obstacle aux investigations sur des violations graves des droits de l’homme ou sur des actes constitutifs de crimes au regard du droit international et à la punition des responsables de ce type d’exactions (paragraphes 54 et 59-68 ci-dessus).

136. Si le libellé de l’article 4 du Protocole no 7 confine son application au niveau national, il convient d’observer que la portée de certains instruments internationaux s’étend à tout nouveau procès dans un autre État ou devant un tribunal international. Par exemple, l’article 20 du Statut de la CPI comporte une exception explicite au principe non bis in idem puisqu’il autorise la CPI à poursuivre une personne déjà acquittée par une autre juridiction du crime de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre si la procédure devant l’autre juridiction avait pour but de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour des crimes relevant de la compétence de la CPI.

137. La Cour prend note de l’argument du tiers intervenant relatif à l’absence de consensus parmi les États au niveau international quant à une interdiction absolue du recours à l’amnistie pour des violations graves des droits fondamentaux de l’homme, notamment de ceux garantis par les articles 2 et 3 de la Convention. Le tiers intervenant a également exprimé l’avis qu’utilisée comme moyen de mettre fin à des conflits prolongés, l’amnistie peut aboutir à des résultats positifs (voir les observations du tiers intervenant résumées aux paragraphes 108-113 ci-dessus).

138. La Cour prend également note de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, notamment des affaires Barrios Altos, Gomes Lund et autres, Gelman et Massacres d’El Mozote et lieux voisins, toutes précitées, dans lesquelles la haute juridiction, se fondant sur sa jurisprudence antérieure ainsi que sur les conclusions de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, des organes des Nations unies et d’autres organes universels et régionaux de protection des droits de l’homme, a pris fermement position sur cette question, déclarant qu’aucune amnistie ne pouvait être admise relativement à des violations graves des droits fondamentaux de l’homme. Elle a expliqué qu’en pareil cas, l’amnistie porterait gravement atteinte à l’obligation pour les États de mener des investigations sur de telles exactions et d’en punir les auteurs (Gelman, précité, § 195, et Gomes Lund et autres, précité, § 171). La Cour interaméricaine a souligné que pareilles mesures d’amnistie contrevenaient aux droits indérogeables reconnus par le droit international des droits de l’homme (Gomes Lund et autres, § 171).

γ) Conclusion de la Cour

139. En l’espèce, le tribunal de comté a octroyé au requérant une amnistie pour des actes, à savoir des assassinats de civils et des coups et blessures graves infligés à un enfant, qui s’analysent en des violations graves des droits fondamentaux de l’homme, soulignant dans son raisonnement les mérites de l’intéressé en tant que militaire. Or le droit international tend de plus en plus à considérer ces amnisties comme inacceptables car incompatibles avec l’obligation universellement reconnue pour les États de poursuivre et de punir les auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme. À supposer que les amnisties soient possibles lorsqu’elles s’accompagnent de circonstances particulières telles qu’un processus de réconciliation et/ou une forme de réparation pour les victimes, l’amnistie octroyée au requérant en l’espèce n’en resterait pas moins inacceptable puisque rien n’indique la présence de telles circonstances en l’espèce.

140. La Cour estime qu’en dressant un nouvel acte d’accusation contre le requérant et en le condamnant pour crimes de guerre contre la population civile, les autorités croates ont agi dans le respect tant des obligations découlant des articles 2 et 3 de la Convention que des exigences et recommandations figurant dans les mécanismes et instruments internationaux susmentionnés.

141. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention ne trouve donc pas à s’appliquer aux circonstances de l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare irrecevable, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention concernant le droit du requérant à ne pas être jugé ou puni deux fois relativement aux accusations de meurtre de N.V. et Ne.V., abandonnées par le procureur le 25 janvier 1996 ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention ;

3. Dit, par seize voix contre une, que l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention n’est pas applicable relativement aux accusations de meurtre de S.B. et V.B. et aux blessures graves infligées à Sl.B.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 27 mai 2014.

Lawrence EarlyDean Spielmann
JurisconsultePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Spielmann, Power-Forde et Nußberger ;
– opinion concordante commune aux juges Ziemele, Berro-Lefèvre et Karakaş ;
– opinion concordante commune aux juges Šikuta, Wojtyczek et Vehabović ;
– opinion concordante du juge Vučinić ; et
– opinion en partie dissidente du juge Dedov.

D.S.
T.L.E.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, POWER-FORDE ET NUßBERGER

1. À l’instar de la majorité, nous estimons que l’article 4 du Protocole no 7 n’est pas applicable en l’espèce. Mais, contrairement à l’avis exprimé par la majorité, nous sommes convaincus que ce résultat se déduit directement du texte de l’article 4 du Protocole no 7. Pour nous, cette disposition n’est pas applicable parce que, tout simplement, il n’y a pas eu de jugement d’acquittement définitif.

2. Dans la mesure où le texte (pourtant clair) nécessite quelque interprétation, la Grande Chambre aurait pu saisir l’occasion de donner un sens à l’expression « acquitté ou condamné par un jugement définitif ». Nous sommes d’avis que la décision accordant au requérant une amnistie inconditionnelle ne saurait passer pour un jugement définitif d’acquittement au sens de l’article 4 du Protocole no 7. Dans les lignes qui suivent, nous entendons exposer le raisonnement qui nous conduit à cette conclusion.

3. Pour autant que de besoin, nous nous proposons de rappeler dans un premier temps les conditions à remplir pour que l’article 4 du Protocole no 7 trouve à s’appliquer (I) et les spécificités des amnisties (II). Dans un deuxième temps, nous appliquons le résultat de cette démarche méthodologique au cas d’espèce (III).

I. Conditions pour l’application de l’article 4 du Protocole no 7

4. Rappelons que les conditions devant être satisfaites pour que l’article 4 du Protocole no 7 soit applicable sont a) l’existence d’une procédure pénale définitivement clôturée, b) l’existence d’une deuxième procédure et c) l’existence d’un acquittement ou d’une condamnation par un jugement définitif.

a) Procédure définitivement clôturée

5. L’article 4 du Protocole no 7 a pour but de prohiber la répétition de procédures pénales définitivement clôturées (Franz Fischer c. Autriche, no 37950/97, § 22, 29 mai 2001, et Gradinger c. Autriche, 23 octobre 1995, § 53, série A no 328‑C). D’après le rapport explicatif sur le Protocole no 7, rapport qui se réfère lui-même à la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs, « une décision est définitive « si elle est, selon l’expression consacrée, passée en force de chose jugée. Tel est le cas lorsqu’elle est irrévocable, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas susceptible de voies de recours ordinaires ou que les parties ont épuisé ces voies ou laissé passer les délais sans les exercer ». Cette approche est bien établie dans la jurisprudence de la Cour (Sergueï Zolotoukhine c. Russie [GC], no 14939/03, § 107, CEDH 2009).

b) Deuxième procédure

6. Le principe non bis in idem renvoie à la deuxième procédure, celle ouverte après que le défendeur a été condamné ou acquitté par un jugement définitif. Ce point de vue trouve appui dans le rapport explicatif du Protocole no 7, qui, concernant l’article 4, énonce que « [l]e principe établi dans cette disposition s’applique uniquement après l’acquittement ou la condamnation de l’intéressé par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénales de l’État concerné ».

c) Acquittement ou condamnation par un jugement définitif

7. C’est cette dernière condition qui, selon nous, pose problème. En effet, pour que l’article 4 du Protocole no 7 trouve à s’appliquer, il faut que le défendeur ait été d’abord acquitté ou condamné par une décision définitive. Pour qu’une décision soit considérée comme revêtue de l’autorité de la chose jugée aux fins de l’article 4 du Protocole no 7, il ne suffit pas qu’il s’agisse d’une décision définitive insusceptible de recours ; il faut que ce soit une décision définitive de condamnation ou d’acquittement.

8. En vertu de la règle de droit international énoncée à l’article 31 de la Convention de Vienne, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. La protection offerte par l’article 4 du Protocole no 7 est dès lors limitée dans la mesure où cette disposition n’interdit la répétition des poursuites ou sanctions que pour les personnes qui ont déjà été « acquitté[es] ou condamné[es] par un jugement définitif » (finally acquitted or convicted). Le choix délibéré des mots implique qu’il y ait eu une appréciation des circonstances de l’affaire et un établissement de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Or l’amnistie ne rentre pas dans ces deux cas de figure.

II. Spécificités des amnisties

9. Une amnistie consiste en un effacement de la mémoire juridique de tel ou tel aspect d’une conduite criminelle. Les modalités d’octroi d’une amnistie sont diverses et ne prennent pas toujours la forme d’une décision judiciaire. Pareille mesure ne présuppose donc pas nécessairement la conduite d’un procès où l’on produit des preuves à charge et à décharge et où l’on apprécie la culpabilité de l’accusé. Définissant les caractéristiques juridiques de l’amnistie, H. Donnadieu de Vabres s’est exprimé comme suit :

« [L]e terme « amnistie » implique une idée d’oubli (άμνηστία, de α privatif, μνάομαι, je me souviens). L’amnistie est un acte de souveraineté qui a pour objet et pour résultat de faire tomber dans l’oubli certaines infractions : elle abolit les poursuites qui ont été faites ou qui sont à faire, ainsi que les condamnations qui ont été prononcées à l’occasion de ces infractions.

L’amnistie intervient dans deux séries d’hypothèses, soit aussitôt après la commission de l’acte délictueux, elle éteint alors les poursuites, soit postérieurement à la condamnation qu’elle efface. » (Traité de droit criminel et de législation pénale comparée, 3e édition, Paris, Sirey, 1947, p. 550, no 977)

10. La portée exacte de l’institution de l’amnistie ainsi délimitée permet de distinguer les cas où la protection de l’article 4 du Protocole no 7 peut intervenir de ceux qui échappent à l’empire de cette protection. Assurément, il faut aussi prendre en considération les limites supplémentaires de la protection définies par le paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole no 7. La philosophie de la Convention est effectivement basée sur une protection des droits de ceux qui ont déjà été acquittés ou condamnés par un jugement définitif, sans préjudice de la protection des droits garantis par le volet procédural des articles 2 et 3, la sécurité juridique devant aussi continuer à être garantie. Il est certes important de souligner que la jurisprudence constante de la Cour implique et exige de mener une forme d’enquête efficace qui doit pouvoir conduire à l’identification et à la punition des responsables lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme ou de graves sévices illicites (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique. Mais toute référence aux articles 2 et 3 de la Convention nous paraît superfétatoire en l’espèce, vu l’inapplicabilité manifeste pouvant être tirée du texte même de l’article 4 du Protocole no 7. À ceci s’ajoute que l’applicabilité de l’obligation procédurale découlant des articles 2 et 3 de la Convention nous semble loin d’être évidente dans le cas d’espèce à la lumière des principes dégagés dans l’arrêt Janowiec et autres c. Russie ([GC], nos 55508/07 et 29520/09, CEDH 2013).

III. Application des principes en l’espèce

11. En l’espèce, la décision du 24 juin 1997 a mis fin à la procédure pénale contre le requérant sur le fondement de la loi d’amnistie générale. Quant au caractère définitif ou non de cette décision, il échet de rappeler que le requérant n’a pas interjeté appel et que le procureur ne disposait d’aucun droit de recours. La décision est donc devenue définitive. Cette considération n’est en rien modifiée par la circonstance que le parquet a présenté un pourvoi dans l’intérêt de la loi, pareil pourvoi constituant une voie de recours extraordinaire.

12. Sur le point de savoir si la décision d’amnistie était une condamnation, nous estimons que tel n’est manifestement pas le cas, eu égard à l’absence de toute décision d’une juridiction nationale déclarant le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés.

13. Quant à savoir s’il s’agissait d’un acquittement, il échet de renvoyer à la nature de la décision d’amnistie, qui ne présupposait aucune investigation sur les accusations portées contre le requérant et ne se fondait sur aucune constatation factuelle pertinente pour la détermination de la culpabilité ou de l’innocence de l’intéressé. Cette décision n’a comporté aucune appréciation de la question de savoir si le requérant devait se voir imputer la responsabilité d’un crime quelconque, ce qui, normalement, constitue un préalable à un acquittement.

14. Eu égard à ce qui précède, nous concluons que la décision amnistiant le requérant n’était ni une condamnation ni un acquittement aux fins de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention.

C’est pour cette raison, et uniquement pour cette raison, qu’à notre avis cette disposition est inapplicable en l’espèce.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES ZIEMELE, BERRO-LEFÈVRE ET KARAKAŞ

(Traduction)

1. Nous avons voté avec la majorité en l’espèce puisque nous convenons en principe que la règle non bis in idem ne devrait pas être invoquée pour justifier l’impunité s’agissant de violations flagrantes des droits de l’homme. En effet, plusieurs évolutions importantes du droit international (voir la partie « Instruments de droit international pertinents », en particulier le chapitre K de l’arrêt) semblent indiquer que les auteurs de violations flagrantes des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire ne devraient bénéficier d’aucune amnistie, grâce ou prescription. C’est dans ce contexte que, sur la base de l’approche générale adoptée par la majorité, nous avons voté avec elle en faveur d’un constat d’inapplicabilité de l’article 4 du Protocole no 7.

2. Nous souhaitons cependant préciser qu’à nos yeux il aurait été préférable de déclarer que l’article en question était en principe applicable puis constater sur le fond qu’il n’avait pas été violé en l’espèce. Notre préférence pour cette solution tient à plusieurs raisons. Nous estimons que la Cour n’a pas examiné les faits de la cause dans tous leurs détails et a limité son raisonnement à un niveau très général. En ce qui concerne le raisonnement, nous trouvons déconcertant que l’affaire se soit transformée en une affaire « articles 2 et 3 » (paragraphes 124 et suivants de l’arrêt). Si le principe dégagé par la Cour est en effet fondamental – et c’est pour cette raison que nous nous sommes jointes à la majorité –, nous nous demandons si la Cour n’aurait pas dû examiner l’affaire selon sa pratique habituelle.

3. Par exemple, il n’est pas en litige que les deux procédures pénales menées contre le requérant au niveau national avaient trait aux meurtres de V.B. et de S.B., ainsi qu’aux blessures graves infligées à Sl.B. (paragraphe 99 de l’arrêt, et paragraphe 122 de l’arrêt a contrario). C’est à cet égard qu’une question préliminaire de double incrimination pouvait se poser et la Cour aurait dû traiter en détail la question de l’applicabilité du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole no 7. De plus, il convient de noter que, alors que la Cour suprême a estimé que l’octroi d’une amnistie au requérant contrevenait à la loi d’amnistie générale, elle a examiné les deux instances à la lumière des exigences de la règle non bis in idem. Dans la première procédure, le requérant a bénéficié de facto d’une amnistie pour des crimes de guerre commis contre la population civile et, dans leur raisonnement, les juridictions nationales ont évoqué ses mérites en tant que chef militaire. La Cour suprême a estimé que pareille application de la loi d’amnistie générale était erronée et contraire au but même de celle-ci. De surcroît, la loi prévoyait qu’aucune amnistie ne pouvait être octroyée relativement à des crimes de guerre. Or, dans le cadre de la première procédure, ni les autorités de poursuite ni le tribunal de comté n’ont examiné si, eu égard à leur contexte factuel, les accusations dirigées contre le requérant ne devaient pas s’analyser en des crimes de guerre et si l’application de la loi d’amnistie générale n’était en conséquence pas exclue à leur égard.

4. Ces faits de la cause appellent un examen de ce qui s’est exactement passé, de la nature de l’amnistie octroyée et de sa compatibilité avec le droit interne, interprété à la lumière des obligations internationales pertinentes de l’État. À cet égard, nous soulignons que les termes « acquitté ou condamné par un jugement définitif » peuvent se comprendre dans leur sens technique. Dans le domaine du droit pénal, ces termes ont trait à un acquittement définitif ou à une condamnation définitive après appréciation des circonstances de l’affaire et établissement de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. En ce sens, une condamnation doit se comprendre en un verdict de culpabilité et un acquittement comme un verdict de non-culpabilité. Mais on ne peut exclure la possibilité de donner une interprétation plus large à cette expression. Après tout, il existe de nombreux ordres juridiques et de nombreuses pratiques au sein des États. Si l’on prend en exemple le procès de Pinochet qui s’est déroulé en Espagne, les juridictions espagnoles ont interprété l’amnistie chilienne comme équivalant à un « acquittement standard pour des raisons de commodité politique » et ont estimé qu’elles n’étaient pas liées par les dispositions du droit national en matière d’amnistie (la loi d’amnistie de 1978 adoptée par le régime de Pinochet).

Certaines décisions peuvent être considérées comme ayant le même effet juridique que des décisions définitives d’acquittement, même si elles ne présupposent pas une appréciation de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. L’amnistie consiste en un effacement de la mémoire juridique de tel ou tel aspect d’une conduite criminelle, souvent avant l’ouverture de poursuites et parfois à un stade ultérieur. Une caractéristique commune à l’acquittement, au sens courant de ce terme, et à l’amnistie est que tous deux impliquent une exonération de la responsabilité pénale. Par comparaison avec l’abandon des poursuites pénales par le parquet (qui n’entre pas en conflit avec le principe non bis in idem), l’amnistie peut sembler dénoter un degré plus élevé de présomption de culpabilité. Nous soulignons à cet égard que, pendant l’élaboration du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), il fut proposé de dire expressément que l’application de la règle non bis in idem était exclue dans les cas d’amnistie et de grâce (rapport du Comité préparatoire pour la création d’une cour criminelle internationale, vol. 1, procédure du Comité préparatoire en mars-avril et août 1996, Recueil officiel de l’Assemblée générale des Nations unies, 51e session, UN doc. A/51/22 ; comparer avec le rapport du Comité préparatoire pour la création d’une cour criminelle internationale, projet de statut et projet d’acte final, article 19, UN doc. A/CONF.183/2/Add.1 (1998) (projet d’article non adopté prévoyant que le principe non bis in idem ne s’appliquerait pas dans les cas de grâce et d’autres mesures suspendant l’exécution d’une décision juridique). Certes, cette approche large n’a finalement pas été retenue dans le statut, mais elle vient néanmoins à l’appui de notre position selon laquelle le caractère juridique de l’amnistie dépend dans une large mesure du contexte et des circonstances dans lesquelles elle est appliquée, et les autorités internes ou internationales peuvent avoir à répondre à des questions en rapport avec une argumentation fondée sur le principe non bis in idem. La Cour a décidé de ne pas évoquer cette question en l’espèce.

5. La pratique adoptée par la Cour interaméricaine dans les affaires Almonacid Arellano et autres c. Chili et La Cantuta c. Pérou est également instructive. Dans ces affaires, la haute juridiction a conclu à l’inapplicabilité du principe non bis in idem lorsqu’une décision d’abandon des poursuites avait pour but d’exonérer l’accusé de sa responsabilité pénale, lorsque la procédure n’a pas été menée de manière indépendante ou impartiale, ou lorsqu’il n’y avait pas d’intention réelle de traduire les responsables en justice. Pour la Cour interaméricaine, un jugement rendu dans de telles circonstances est revêtu d’une autorité de la chose jugée « fictive » ou « frauduleuse ». L’article 20 du Statut de la CPI comporte une exception explicite au principe non bis in idem puisqu’il autorise la CPI à poursuivre une personne déjà acquittée par une autre juridiction du crime de génocide, de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre si la procédure devant l’autre juridiction avait pour but de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour des crimes relevant de la compétence de la CPI. On pourrait résumer la question en disant qu’aujourd’hui, l’amnistie peut toujours être considérée comme légitime au regard du droit international et qu’on peut donc l’utiliser dès lors qu’elle n’est pas conçue pour dispenser la personne concernée de répondre de violations flagrantes des droits de l’homme ou de violations graves du droit international humanitaire. La prochaine étape pourrait être l’interdiction absolue de l’amnistie relativement à de telles violations. On peut déjà voir dans la décision de la Cour en l’espèce une adhésion à l’approche proposée pendant la rédaction du Statut de la CPI, c’est-à-dire que la question du principe non bis in idem ne se pose pas en soi dans les cas où une procédure concernant des violations flagrantes des droits de l’homme se termine par une amnistie et est suivie par une deuxième instance aboutissant à une condamnation.

6. En l’espèce, la Cour suprême a conclu que dans l’affaire du requérant la loi d’amnistie générale avait été appliquée de manière erronée et à l’encontre de son but. Eu égard aux faits de la cause et aux discussions dans ce domaine au niveau international (points 4 et 5 ci-dessus), nous aurions préféré dire que, à supposer même que la décision amnistiant le requérant puisse être considérée comme une décision définitive de condamnation ou d’acquittement aux fins de l’article 4 du Protocole no 7, elle n’a pas été prise « conformément à la loi » de l’État concerné, ce qui constitue le deuxième critère posé par le paragraphe 1 de l’article 4. En fait, il y a des raisons de croire que l’amnistie dont a bénéficié le requérant dans le cadre de la première procédure a bien exonéré l’intéressé de toute responsabilité. Eu égard à ces considérations et à l’importance de combattre toute perception que des violations graves des droits de l’homme ou des crimes de guerre puissent demeurer impunis, nous aurions préféré dire que le principe non bis in idem consacré par l’article 4 du Protocole no 7 ne devrait pas faire obstacle à la traduction de personnes en justice lorsque ces personnes ont bénéficié d’amnisties les exonérant de toute responsabilité, plutôt que de fermer la porte complètement en concluant à l’inapplicabilité de la disposition. À notre avis, la Cour aurait pu contribuer à une meilleure compréhension de la portée de l’article 4 du Protocole no 7 en soulignant que le droit interne pertinent devrait préciser les circonstances dans lesquelles l’application du principe non bis in idem était exclue, et que l’expression « conformément à la loi et à la procédure pénale » de l’État concerné figurant à l’article 4 du Protocole no 7 devrait être interprétée de manière cohérente avec les dispositions du droit international (voir, mutatis mutandis, Storck c. Allemagne, no 61603/00, §§ 93, 99 et 148, CEDH 2005‑V).

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES ŠIKUTA, WOJTYCZEK ET VEHABOVIĆ

1. Nous sommes en plein accord avec la majorité pour dire que l’article 4 du Protocole no 7 n’est pas applicable dans les circonstances de l’espèce et que par conséquent il ne pouvait pas être violé. En revanche, nous ne pouvons pas accepter le raisonnement adopté par la majorité pour justifier l’arrêt rendu.

2. Il faut noter, en premier lieu, que le mandat de la Cour européenne des droits de l’homme est défini à l’article 19 de la Convention. Il s’agit d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses Protocoles. Dans l’exercice de ce mandat, la Cour européenne des droits de l’homme détermine si les actions ou omissions imputables aux États parties, contestées par les requérants, ont été conformes ou non à la Convention et ses Protocoles. Il s’agit donc d’apprécier, du point de vue de la Convention et des Protocoles, des faits qui ont eu lieu dans le passé, soit à un moment donné, soit dans un laps de temps précis. Il est évident que les faits doivent être appréciés au regard du droit en vigueur au moment où ils se sont déroulés. Un État ne peut pas être tenu pour responsable des violations des règles internationales qui n’étaient pas en vigueur à son égard au moment des faits qui lui sont imputés.

Il faut souligner ici que le mandat de la Cour européenne des droits de l’homme diffère de celui d’un certain nombre d’autres juridictions internationales qui peuvent être amenées à trancher non seulement des litiges interétatiques concernant des faits qui se sont produits dans le passé, mais aussi des différends liés à des situations factuelles qui se poursuivent au moment où l’affaire est examinée. Dans ce dernier cas, si des règles particulières ne limitent pas la compétence ratione temporis ou ratione materiae, la juridiction internationale concernée peut être amenée à apprécier la situation continue du point de vue du droit international applicable au moment où l’arrêt est rendu et à statuer sur le fondement de l’ensemble des normes internationales pertinentes en vigueur à ce moment‑là.

3. La Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 a codifié les règles coutumières d’interprétation des traités dans ses articles 31 à 33. La première règle de l’interprétation des traités internationaux a été codifiée à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, ainsi libellé : « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. » Selon les règles codifiées, le point de départ de l’interprétation est toujours l’analyse du texte de la disposition interprétée. L’interprétation doit commencer par une tentative d’établir le sens ordinaire des termes utilisés. Il faut rappeler, par ailleurs, que l’interprète doit prendre en compte toutes les versions authentiques du traité.

Le texte du traité, considéré dans toutes ses versions authentiques, doit être lu en tenant compte du contexte « interne » ainsi qu’à la lumière de l’objet et du but du traité. Le contexte « interne » inclut non seulement l’ensemble du texte, y compris le préambule et les annexes, mais aussi les accords conclus entre toutes les parties ayant rapport au traité ainsi que les instruments établis par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et acceptés par les autres parties.

L’interprète doit aussi tenir compte du contexte « externe », qui inclut les accords ultérieurs au sujet de l’interprétation ou de l’application du traité, la pratique ultérieure ainsi que toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les Parties. Enfin, à titre subsidiaire, l’interprète peut faire appel à des moyens complémentaires comme les travaux préparatoires et les circonstances de la conclusion du traité.

Si la Convention de Vienne sur le droit des traités est muette sur la question de savoir pour quel point dans le temps il faut établir les règles « externes » de droit international à prendre en compte, il est évident que si l’on examine des faits passés du point de vue d’un traité dans sa version en vigueur aux moments des faits, le contexte externe est constitué par les règles pertinentes de droit international en vigueur au moment où ces faits se sont déroulés. Ainsi, pour répondre à la question de savoir si des actions ou omissions passées, imputables à un État, sont conformes ou non à la Convention, il faut prendre en considération la Convention dans le contexte des règles pertinentes de droit international applicables au moment où ces actions ou omissions ont eu lieu.

4. L’interprétation d’un traité dans le contexte des règles pertinentes de droit international se heurte aujourd’hui à des problèmes majeurs résultant du caractère dynamique du droit international. Non seulement le droit international évolue très rapidement mais, de plus, dans beaucoup de domaines cette évolution est de plus en plus rapide. Des actions ou des omissions des autorités étatiques qui étaient en pleine conformité avec le droit international dans le passé peuvent devenir contraires au droit international aujourd’hui. Cette caractéristique ontologique du droit international entraîne une difficulté épistémologique fondamentale : l’établissement des règles de droit international applicables, dans le passé, à un moment donné ou dans un laps de temps précis, peut poser des problèmes difficilement surmontables, même pour les spécialistes les plus qualifiés en la matière.

Dans cette situation, l’interprétation et l’application de la Convention dans le contexte des règles pertinentes de droit international est un défi redoutable pour la Cour européenne des droits de l’homme. Étant donné l’évolution de plus en plus rapide du droit international, qui constitue le contexte externe de la Convention, l’interprétation de cet instrument international, mais aussi et surtout la façon dont la Convention est appliquée, peuvent aussi subir des évolutions rapides. Ainsi, une action d’un État qui a eu lieu à un moment donné dans le passé pouvait être conforme à la Convention interprétée à la lumière du droit international en vigueur à cette époque alors qu’une action similaire entreprise un certain nombre d’années plus tard peut être jugée contraire à la Convention interprétée à la lumière des règles de droit international en vigueur en ce deuxième instant.

5. Il faut noter que dans la présente affaire la Cour doit apprécier des faits qui ont eu lieu un certain nombre d’années auparavant. Une loi d’amnistie a été adoptée en Croatie en 1996. Cette loi a été appliquée au requérant le 24 juin 1997. De nouvelles poursuites ont été engagées en 2006. Le requérant a été condamné définitivement en 2007.

Le requérant conteste la conformité à la Convention et ses Protocoles des actions des autorités croates entreprises en 2006 et 2007. La violation de la Convention alléguée par le requérant a eu lieu en 2006-2007 avec la reprise des poursuites pénales et la condamnation du requérant. Étant donné le caractère spécifique du grief invoqué, celui-ci doit être apprécié à la lumière de la décision de justice rendue par le tribunal de comté d’Osijek le 24 juin 1997, qui appliquait la loi d’amnistie adoptée en 1996. Ainsi, la Cour est confrontée à une série de faits qui se sont déroulés sur plus d’une dizaine d’années. Il faut rappeler par ailleurs que la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Croatie le 5 novembre 1997 et le Protocole no 7 est entré en vigueur à l’égard de cet État le 1er février 1998. La loi d’amnistie a été adoptée et est entrée en vigueur avant ces deux dates, la violation alléguée de la Convention a eu lieu plus tard.

6. Nous constatons que, dans la présente affaire, la majorité n’a pas essayé d’analyser le sens du texte de la disposition de l’article 4 du Protocole no 7 ni de délimiter son champ d’application, déterminé par le choix des termes utilisés par les Hautes Parties contractantes. En revanche, elle met directement en exergue le contexte interne, en analysant le contenu des obligations découlant des articles 2 et 3 de la Convention, et le contexte externe, constitué par un ensemble important de traités internationaux relatifs aux droits de l’homme et au droit humanitaire ainsi que par les décisions des organismes chargés d’appliquer ces traités.

L’analyse qu’elle fait de ce contexte externe l’amène à affirmer que le droit international tend de plus en plus à considérer comme inacceptables les amnisties pour des actes constituant des violations graves des droits de l’homme. Elle conclut que l’article 4 du Protocole no 7 ne fait pas obstacle à des poursuites engagées en vertu des obligations découlant des articles 2 et 3 de la Convention et des exigences découlant d’autres instruments internationaux. L’argumentation développée suggère que la décision de justice d’appliquer la loi d’amnistie de 1996 entrerait dans le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7 mais que les obligations de poursuite découlant d’autres dispositions de la Convention rendraient cet article inapplicable en l’espèce. Selon cette logique, la Convention, interprétée à la lumière du droit international pertinent, imposait à la Croatie l’obligation de poursuivre le requérant pour les crimes de guerre malgré la décision de justice rendue à son égard le 24 juin 1997 tandis que l’article 4 du Protocole no 7 ne faisait pas obstacle à de telles poursuites. Le raisonnement de la majorité sous-entend que, dans l’affaire examinée, il y a conflit entre les obligations de poursuite et les obligations découlant de l’article 4 du Protocole no 7, et que les premières priment sur les secondes.

7. L’approche choisie par la majorité soulève deux objections méthodologiques fondamentales. En premier lieu, elle omet complètement la recherche du sens des termes utilisés. Une telle méthodologie d’interprétation s’écarte des règles applicables, présentées ci-dessous.

En second lieu, la majorité examine l’état du droit international en 2014 et apprécie les faits qui ont eu lieu en 1996-1997 puis en 2006-2007 à la lumière du droit applicable au moment où l’arrêt a été rendu, sans examiner l’évolution de ce droit au cours de cette période. Or, si l’on veut s’engager dans la voie de l’examen des règles pertinentes du droit international concernant l’amnistie, il faudrait justement, d’une part, tenir compte de l’évolution de ces règles au cours de la période pertinente (1996‑2007) et, d’autre part, prendre en considération les principes régissant le champ temporel d’application de ces règles.

Si la réponse à la question de savoir si le droit international en 2014 interdit les amnisties dans les cas de violations graves des droits de l’homme est une question importante pour la protection de ces droits, elle reste sans pertinence pour la présente affaire. En revanche, si, comme le laisse entendre la majorité, la clef du problème se trouve dans le contexte externe du traité, en établissant ce contexte il faudrait répondre à deux questions :

1) La loi d’amnistie votée en 1996 a-t-elle été contraire au droit international applicable à la Croatie en 1996 ?

2) Existait-il en 2006 et 2007 une règle de droit international applicable à la Croatie qui imposait à cet État d’annuler rétroactivement les effets de la loi d’amnistie de 1996 ?

En recherchant la réponse à ces questions, il faut noter que la plupart des décisions citées dans l’arrêt et rendues par des juridictions internationales ou d’autres institutions internationales sont postérieures à 1997 et souvent postérieures à 2007. Seuls trois documents invoqués sont antérieurs à 1997 : le rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire du massacre de Las Hojas (affaire 10.287, 24 septembre 1992, Salvador), le rapport de la même Commission du 11 février 1994 sur la situation des droits de l’homme au Salvador (doc. OEA/Ser.L/V/II.85) et l’Observation générale no 20 du Comité des droits de l’homme des Nations unies concernant l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Il faut noter aussi que les deux premiers documents ont été élaborés dans le contexte du système interaméricain de protection des droits de l’homme qui se distingue par un nombre important de spécificités. Les solutions retenues dans ce système ne sont pas toujours transposables à d’autres systèmes régionaux de protection des droits de l’homme. Le Comité des droits de l’homme a, quant à lui, refusé en 1992 de prendre une position catégorique, en se bornant à formuler l’opinion selon laquelle l’amnistie est généralement incompatible avec le devoir qu’ont les États d’enquêter sur les actes de torture. Par ailleurs, aucun document international cité n’énonce clairement une règle de droit international imposant inconditionnellement aux États l’obligation de priver d’effet rétroactivement les lois d’amnistie adoptées et appliquées dans le passé.

Au moment de l’adoption de la loi d’amnistie en 1996, la Croatie n’était pas liée par la Convention. La question de savoir si la loi d’amnistie est compatible avec la Convention est donc sans objet. De plus, si différentes conventions auxquelles la Croatie est partie exigent la poursuite de certains types de violations graves des droits de l’homme, il n’a pas été démontré qu’elles excluent totalement l’amnistie. Comme le reconnaît la majorité elle-même, aucun traité n’interdit expressément le recours à l’amnistie relativement à des violations graves des droits fondamentaux de l’homme.

Par ailleurs, si le droit international n’exclut pas les règles rétroactives conventionnelles ou coutumières, celles-ci sont une exception. L’article 28 de la Convention de Vienne sur le droit des traités dispose qu’à moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date. De même, une règle coutumière peut avoir un effet rétroactif si son contenu est clair sur ce point. Aucun élément pertinent pour l’interprétation de la Convention ne laisse à penser que ses articles 2 et 3 imposent une obligation d’annuler de façon rétroactive les décisions de justice définitives appliquant des lois d’amnistie, rendues avant la ratification de ce traité par l’État partie concerné. De plus, il n’a pas été démontré qu’en 2006-2007 d’autres règles de droit international applicables à la Croatie imposaient à cet État l’obligation d’écarter rétroactivement les effets des décisions de justice définitives appliquant la loi d’amnistie de 1996.

En conclusion, la loi d’amnistie croate de 1996 ne pouvait violer la Convention, que la Croatie a ratifiée plus tard. La Convention interprétée à la lumière des règles pertinentes de droit international n’imposait pas l’obligation d’écarter rétroactivement les effets des décisions de justice définitives appliquant la loi d’amnistie de 1996. Dans ce contexte, si, comme le veut la majorité, la réponse à la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 dépend du contexte externe et interne de cette disposition, on aboutit logiquement à la conclusion que cette disposition s’applique bien en l’espèce et que les autres règles découlant de la Convention ou d’autres instruments internationaux ne justifient pas une annulation de la décision de justice rendue par le tribunal d’Osijek à l’égard du requérant le 24 juin 1997. Si l’on suivait la voie adoptée par la majorité, il faudrait conclure à une violation de l’article 4 du Protocole no 7.

8. Il convient de rappeler ici que l’état du droit international en vigueur en 1997 a été résumé dans une lettre du directeur de la division juridique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de la façon suivante :

« Les travaux préparatoires concernant l’article 6 § 5 [du Protocole additionnel II de 1977] indiquent que cette disposition vise à encourager l’amnistie en tant que « porte de sortie » à la fin des hostilités. Elle ne vise pas à amnistier ceux qui ont violé le droit international humanitaire (...) Quoi qu’il en soit, les États n’ont accepté aucune règle dans le Protocole II qui les aurait contraints à ériger les violations de ce Protocole en infractions (...) À l’inverse, on ne saurait affirmer que le droit international humanitaire interdise de manière absolue les amnisties, y compris lorsqu’elles visent des personnes ayant commis des violations du droit international humanitaire, dès lors que le principe selon lequel les personnes coupables de graves infractions doivent être soit poursuivies soit extradées n’est pas vidé de sa substance. » (lettre du directeur de la division juridique du CICR à la faculté de droit de l’université de Californie et au procureur du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie datée du 15 avril 1997, [www.icrc.org/customary-ihl/eng/docs/v2_rul_rule159](http://www.icrc.org/customary-ihl/eng/docs/v2_rul_rule159))

Il faut noter aussi que la doctrine dans le domaine du droit international est divisée sur la question des amnisties. Si un nombre important d’auteurs prennent position en faveur de la reconnaissance d’une interdiction absolue des amnisties pour des violations graves des droits de l’homme, une part importante d’auteurs reconnus défendent le point de vue contraire.

Il ne fait aucun doute que le droit international évolue rapidement et encadre de plus en plus fortement la liberté des États en matière d’amnistie. L’étendue de la liberté laissée aujourd’hui (en 2014) aux États dans ce domaine est bien moindre qu’en 2006 et a fortiori qu’en 1996. En même temps, l’affirmation que le droit international interdirait complètement en 2014 les amnisties en cas de violations graves des droits de l’homme ne reflète pas l’état actuel de ce droit. L’analyse des instruments internationaux, décisions et documents invoqués par la majorité prouve que l’opinion énoncée par le directeur de la division juridique du CICR dans sa lettre précitée n’a pas perdu son actualité en 2014.

9. Nous partageons pleinement le souci de la majorité d’assurer la meilleure protection possible des droits l’homme et partageons l’avis que les violations des droits de l’homme ne doivent pas rester impunies. Nous sommes tout aussi conscients des effets pervers que peuvent avoir les lois d’amnistie édictées pour assurer l’impunité aux auteurs de telles violations. Toutefois, nous notons en même temps que l’histoire universelle enseigne la plus grande prudence et humilité dans ce domaine. Différentes nations ont trouvé des solutions très diverses pour permettre de sortir des violations graves des droits de l’homme et restaurer l’État de droit et la démocratie.

L’adoption de règles internationales interdisant sans exception les amnisties en cas de violations graves des droits de l’homme peut, dans certaines circonstances, rendre la protection des droits de l’homme moins effective. Le tiers intervenant a présenté des arguments importants contre la reconnaissance de l’existence d’une règle de droit international interdisant complètement les lois d’amnistie en cas de violations des droits de l’homme. Il faut admettre ici que des arguments pratiques peuvent, dans certaines circonstances, plaider en faveur d’une amnistie incluant certaines violations graves des droits de l’homme. On ne peut exclure en effet qu’une telle amnistie puisse être un instrument permettant parfois de mettre un terme plus rapidement à un conflit armé ou à un régime politique violant les droits de l’homme et d’éviter ainsi de nouvelles violations à l’avenir. Le souci d’une protection effective des droits de l’homme plaide en tout cas, à notre avis, en faveur d’une certaine marge de manœuvre à laisser aux États intéressés dans le domaine en question, pour permettre ainsi aux différentes parties aux conflits provoquant des violations graves des droits de l’homme de rechercher les solutions les plus appropriées.

10. Comme cela a été dit plus haut, le point de départ de toute interprétation est l’analyse du sens des termes utilisés. Il faut souligner ici que le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7 est défini par les formules suivantes : « acquitté ou condamné par un jugement définitif » dans sa version française, « finally acquitted or convicted » dans sa version anglaise. La disposition examinée n’est applicable qu’en cas de décision de condamnation ou d’acquittement. Le champ d’application de la disposition interprétée est assez étroit, car toutes les autres décisions de justice qui clôturent, d’une façon ou d’une autre, la procédure pénale restent en dehors de celui-ci.

S’agissant d’établir le sens ordinaire à attribuer aux termes utilisés, il faut examiner leur sens dans le langage courant même si leurs contours précis ne sont pas toujours faciles à délimiter pour les besoins d’application de la Convention. Rien ne permet d’établir que les différents termes utilisés dans la Convention et ses Protocoles pour parler du droit national des États devraient être compris dans le sens technique qui leur est attribué dans les systèmes juridiques des États francophones et anglophones. Au contraire, une telle interprétation non seulement accorderait une place privilégiée à certains systèmes juridiques mais aussi pourrait conduire à des problèmes insolubles.

Il faut noter que, selon le dictionnaire Petit Robert, le mot français « acquitter », utilisé dans le contexte des procédures pénales, signifie « déclarer par arrêt (un accusé) non coupable » (Petit Robert, Paris 2012, p. 27). Le New Oxford Dictionary of English explique la signification du mot anglais « acquittal » dans les termes suivants : « a judgment or verdict that a person is not guilty of the crime of which they have been charged » (New Oxford Dictionary of English, London 1998, p. 16). Dans les deux langues, la notion d’acquittement signifie donc une décision de fond statuant sur la question de la culpabilité de l’accusé. Toutes les décisions de justice définitives qui clôturent la procédure sans déclarer l’accusé coupable ou non coupable restent donc en dehors du champ d’application de la disposition interprétée.

Les lois d’amnistie dans les différents systèmes juridiques peuvent avoir des contenus et des modalités d’application très différents. On ne peut pas exclure l’adoption d’une loi d’amnistie dont l’application présuppose l’établissement préalable de la culpabilité des personnes qui sont amnistiées. Tel n’est pas le sens de la loi croate de 1996. Il est clair que la décision de justice rendue à l’égard du requérant par le tribunal de comté d’Osijek le 24 juin 1997 ne l’a pas déclaré non coupable. La décision rendue ne correspond à aucune catégorie des décisions de justice visées par la disposition examinée. Il ne fait aucun doute que l’article 4 du Protocole no 7 n’est pas applicable en l’espèce.

Le sens de la disposition interprétée est clair et peut être établi sans équivoque sur le fondement de la règle posée à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités sans qu’il y ait besoin de recourir au contexte externe.

11. Si les décisions de justice qui clôturent une procédure pénale sans statuer sur la culpabilité d’une personne n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7, la décision d’écarter ou d’annuler une décision qui applique une loi d’amnistie peut néanmoins poser des problèmes importants en matière de protection des droits de l’homme.

Un État de droit doit respecter un certain nombre de standards substantiels. Parmi ces standards, il faut citer le droit au juge et la sécurité juridique. Le droit au juge englobe le droit à une décision de justice définitive rendue dans un délai raisonnable et présuppose aussi la stabilité des différentes décisions qui clôturent les procédures pénales, même si elles n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 7. L’article 6 de la Convention garantit à toute personne poursuivie le droit d’obtenir dans un délai raisonnable une décision de justice définitive statuant sur son sort et protège la stabilité des décisions définitives tout en admettant des exceptions dans ce domaine. En tout cas, une personne qui a obtenu une décision de justice clôturant de façon définitive une procédure pénale peut légitimement s’attendre à ce que la stabilité de cette décision soit respectée sauf si des raisons impérieuses justifient son annulation ou la réouverture de la procédure.

Dans la présente affaire, le requérant a obtenu une décision de justice définitive appliquant la loi d’amnistie. Il pouvait donc espérer légitimement que cette décision resterait en vigueur et serait respectée. De plus, la reprise des poursuites est intervenue en 2006, soit près de neuf ans après la date de la décision d’appliquer la loi d’amnistie. Toute la procédure a ainsi été prolongée au point de susciter des doutes du point de vue du droit à un jugement définitif rendu dans un délai raisonnable.

Il faut noter toutefois que l’attente légitime du requérant n’était pas inconditionnelle. Une personne ayant obtenu une décision de justice contraire au droit en vigueur doit s’attendre à ce que cette décision puisse être corrigée par des voies de recours extraordinaires. Dans une telle situation, les standards de l’État de droit exigent de mettre en balance les différentes valeurs en conflit et notamment la sécurité juridique d’une part et le respect de la légalité et de la justice d’autre part. De plus, les impératifs du respect du droit et de la justice peuvent exiger la reprise ou la réouverture des poursuites, même si une période relativement longue s’est écoulée après une première décision définitive. Dans les circonstances particulières de l’affaire examinée, et eu égard notamment à la gravité et à la nature des crimes commis, il ne fait aucun doute que toutes les conditions pour réactiver les poursuites contre le requérant étaient réunies et que les autorités croates n’ont pas enfreint les exigences posées par la Convention et ses Protocoles additionnels.

12. La présente affaire soulève une question particulièrement importante pour la protection des droits de l’homme. Le poids de la question exigeait une rigueur méthodologique sans faille. Nous regrettons que la majorité n’ait pas voulu s’engager dans cette voie.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE VUČINIĆ

(Traduction)

À l’instar de la majorité, j’estime que l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention n’est pas applicable aux circonstances particulières de l’affaire. Le requérant a bénéficié d’une amnistie pour des actes s’analysant en des violations graves des droits fondamentaux de l’homme. L’octroi d’une amnistie au requérant allait à l’encontre de la tendance grandissante en droit international contemporain dans ce domaine ainsi qu’aux obligations des États contractants au titre des articles 2 et 3 de la Convention, et s’analysait également en un vice fondamental de la première procédure au sens du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole no 7.

Cependant, le raisonnement suivi dans l’arrêt ne me satisfait pas entièrement. Cette affaire est plus compliquée et plus importante sur le plan juridique qu’il n’y paraît à première vue. À mon avis, la première procédure était entachée de plusieurs vices fondamentaux consécutifs qui devraient être considérés comme interconnectés et interdépendants. Finalement, ces vices, pour moi, mènent inévitablement à la conclusion que l’article 4 du Protocole no 7 ne peut passer pour applicable.

Le premier et le plus fondamental des vices dans cette affaire, celui à l’origine de tous les autres, était la décision du procureur militaire d’Osijek de considérer les crimes de guerre manifestes commis par un membre de l’armée croate contre la population civile pendant le conflit armé en Croatie en 1991 comme des « homicides ordinaires ». Pareille qualification juridique des infractions en question a été admise, et c’est bien regrettable, par le tribunal du comté d’Osijek en 1993. Cette qualification et son acceptation étaient erronées en droit. À l’époque des faits, il existait une croyance politique générale et communément admise en Croatie selon laquelle des considérations relatives à l’autodéfense légitime de l’État face à une agression étrangère ne pouvaient justifier la commission par les membres des forces armées de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Cette attitude politique a alors été concrétisée par une pratique judiciaire par laquelle des crimes de guerre manifestes commis par des membres des forces armées croates ont été qualifiés à tort en droit d’« homicides ordinaires ».

La loi générale sur l’amnistie a été par la suite appliquée relativement à de telles « qualifications légales » de crimes de guerre manifestes contre la population civile malgré la disposition très claire qu’elle contenait selon laquelle elle ne devait être appliquée à aucun acte s’analysant en une violation grave du droit humanitaire ou en un crime de guerre.

Enfin, en conséquence des deux précédents vices, la première procédure pénale contre le requérant (no K-4/97) s’est terminée par un « abandon de la procédure pénale », et non pas par un jugement définitif d’acquittement ou de condamnation au sens du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole no 7. Les autorités croates étaient très clairement responsables de plusieurs vices fondamentaux dans la procédure précédente, en violation du droit national, du droit international et du droit issu de la Convention, ce qui, à mon sens, a entraîné l’inapplicabilité absolue de l’article 4 du Protocole no 7 en l’espèce.

Eu égard à ce qui précède, la réouverture de la procédure et la condamnation définitive du requérant doivent être comprises comme un effort juridique et légitime de la part des autorités croates visant à corriger les vices susmentionnés de la procédure interne. À mon sens, cela est pleinement conforme à la lettre et à l’esprit de l’article 4 du Protocole no 7. Cette disposition ne peut en aucun cas être interprétée et appliquée en vue de faire barrage ou obstacle à la punition de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ainsi qu’aux obligations incombant à un État contractant au titre des articles 2 et 3 de la Convention.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

1. En l’espèce, la Cour a méticuleusement appliqué les principes du droit international humanitaire à une amnistie accordée pour des actes qui s’analysent en des crimes de guerre, et a considéré « ces amnisties comme inacceptables car incompatibles avec l’obligation universellement reconnue pour les États de poursuivre et de punir les auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme » (paragraphe 139 de l’arrêt). Partant, pareille amnistie ne saurait être invoquée pour échapper à l’obligation susmentionnée. J’adhère totalement à la position ci-dessus adoptée par la majorité des juges, cette appréciation étant fondée sur la Convention (paragraphes 124-128 de l’arrêt) et sur le droit international (paragraphes 129-138 de l’arrêt).

Cependant, je ne peux souscrire à la conclusion à laquelle parvient la majorité au paragraphe 141 de l’arrêt, selon laquelle « l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention ne trouve (...) pas à s’appliquer aux circonstances de l’espèce ». Cette conclusion ne va pas de soi, la Cour n’ayant pas examiné si l’article 4 du Protocole no 7 s’appliquait aux circonstances de l’espèce. Or, du point de vue de la sécurité juridique et de la qualité des arrêts, l’appréciation des circonstances de la cause est une condition préalable à toute conclusion sur l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7.

La Cour ne saurait ignorer les circonstances suivantes de l’espèce. Le tribunal de comté d’Osijek a établi tous les faits (paragraphe 17 de l’arrêt) avant d’appliquer la loi nationale sur l’amnistie, et son jugement est devenu définitif ; l’affaire du requérant a par la suite donné lieu à une réouverture de la procédure, l’intéressé a été jugé deux fois pour les mêmes infractions (paragraphe 116 de l’arrêt) et puni. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole no 7, « [n]ul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État ». Le libellé de cette disposition démontre sans aucun doute que l’article 4 du Protocole no 7 devrait s’appliquer dans les circonstances décrites ci-dessus. Je dirais même plus : la Cour aurait dû appliquer l’article 4 du Protocole no 7 même s’il y a quelques doutes quant à son applicabilité. Je m’expliquerai sur ce point.

Il convient de relever qu’au paragraphe 128 de l’arrêt, la Cour conclut que « les garanties consacrées par l’article 4 du Protocole no 7 et les obligations incombant aux États en vertu des articles 2 et 3 de la Convention doivent être considérées comme des parties d’un tout » et « s’interpréter de manière à promouvoir la cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions ». Si ces articles font partie intégrante du système de protection mis en place par la Convention, aucun d’entre eux ne peut être retiré de l’ensemble du système. Dans sa conclusion principale, la Cour évoque « l’obligation (...) pour les États de poursuivre et de punir les auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme » (paragraphe 139 de l’arrêt), qui fait partie également des obligations au titre des articles 2 et 3 mentionnées aux paragraphes 124 à 140 de l’arrêt.

Alors que les articles 2 et 3 établissent quels types de droits substantiels devraient être protégés en vertu de la Convention, l’article 4 du Protocole no 7 contient des garanties procédurales (non bis in idem) contre l’arbitraire, y compris les garanties prévues par l’article 6 de la Convention, et possède donc sa propre dimension, qui est indépendante des articles 2 et 3 et qui est régie par l’État de droit et la sécurité juridique. C’est pour cela que le requérant a recherché la protection de l’article 4 du Protocole no 7.

Quant aux doutes éventuels, ils ne sont pas décisifs. Premièrement, si cette disposition prévoit des garanties contre le fait d’être jugé et puni une seconde fois, sa portée ne saurait se limiter à un jugement d’acquittement ou de condamnation, donc exclure les amnisties accordées par un tribunal dont la décision est définitive. C’est pourquoi l’acquittement et l’amnistie équivalent tous deux à une exonération de la responsabilité pénale. Deuxièmement, lorsqu’il s’agit de statuer sur un pourvoi dans l’intérêt de la loi en vertu de l’article 422 du code de procédure pénale, la Cour suprême de Croatie peut simplement établir qu’il y a eu violation d’une loi (paragraphe 27 de l’arrêt). Toutefois, l’absence de procédure pénale nationale qui permettrait le réexamen de l’affaire fait obstacle à tout redressement du vice fondamental conformément au paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole no 7.

Dès lors, l’article 4 du Protocole no 7 est applicable en l’espèce.

2. Y a-t-il eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 par l’État défendeur ? Malgré l’existence de garanties solides contre le fait d’être jugé et condamné une deuxième fois, une exception au bénéfice de ces garanties (en cas de vice fondamental) est prévue par le paragraphe 2 de cette disposition. À mon sens, la chambre a été influencée à juste titre par cette exception (paragraphe 76 de l’arrêt de chambre), bien qu’elle n’ait pas clarifié le principe général applicable en vertu de l’article 4 du Protocole no 7.

L’application du principe non bis in idem était appréciée par l’« ancienne » Cour du point de vue d’une violation alléguée du droit à un procès équitable sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (X. c. Pays‑Bas, no 9433/81, décision de la Commission du 11 décembre 1981, Décisions et rapports (DR) 27, p. 238, et S. c. Allemagne, no 8945/80, décision de la Commission du 13 décembre 1983, DR 39, p. 43). De plus, selon la jurisprudence établie de la « nouvelle » Cour en vertu de l’article 6 § 1, seules des circonstances exceptionnelles (à savoir un « vice fondamental ») peuvent entraîner l’annulation d’une décision judiciaire définitive au moyen du contrôle juridictionnel (voir, parmi beaucoup d’autres, Riabykh c. Russie, no 52854/99, CEDH 2003‑IX, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, CEDH 1999‑VII, et Kot c. Russie, no 20887/03, 18 janvier 2007).

Étant donné que la notion de « vice fondamental » s’applique sous l’angle de l’article 6 § 1 aux mêmes fins (la réouverture de l’affaire), on peut aisément en conclure que l’article 4 du Protocole no 7 réglemente un aspect spécifique du principe fondamental suivant consacré par l’article 6 § 1, ainsi précisé, par exemple, dans l’arrêt Kot, précité, §§ 23 et 24 :

« En ce qui concerne le fond du grief, la Cour rappelle que le droit d’être entendu équitablement par un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui cite notamment la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. L’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie, 28 octobre 1999, § 61, Recueil des arrêts et décisions 1999-VII).

En vertu de ce principe, aucune partie n’est habilitée à solliciter la réouverture de la procédure à la seule fin d’obtenir un réexamen de l’affaire et une nouvelle décision à son sujet. Les juridictions supérieures ne doivent utiliser leur pouvoir de supervision que pour corriger les erreurs de fait ou de droit et les erreurs judiciaires et non pour procéder à un nouvel examen. Le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (voir, mutatis mutandis, Riabykh, précité, § 52, et Pravednaya c. Russie, no 69529/01, § 25, 18 novembre 2004). »

La procédure en l’espèce a été rouverte du fait de l’application de la loi d’amnistie générale, en violation des principes du droit international et des obligations incombant à l’État défendeur au titre de la Convention. Manifestement, il s’agit là de « motifs substantiels et impérieux », et la réouverture de la procédure était donc justifiée pour redresser un vice fondamental.

Eu égard aux considérations qui précèdent, j’estime que l’article 4 du Protocole no 7 était applicable et qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition dans les circonstances de l’espèce.

* * *

[1]. La pratique de la Cour suprême concernant cette disposition est décrite aux paragraphes 32 à 34 ci-dessous.

[2]. Adoptée le 9 décembre 1948 par la Résolution 260 A (III) de l’Assemblée générale des Nations unies.

[3]. Adoptée le 26 novembre 1968 et entrée en vigueur le 11 novembre 1970. Cette convention a été ratifiée par la Croatie le 12 octobre 1992.

[4]. Droit international humanitaire coutumier, sous la direction de J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck, Cambridge University Press et CICR, 2005.

[5]. Adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par la résolution 39/46 de l’Assemblée générale des Nations unies du 10 décembre 1984 ; entrée en vigueur le 26 juin 1987.

[6]. Adoptée le 22 novembre 1969 à San José, Costa Rica, à la Conférence spécialisée interaméricaine sur les droits de l’homme.

[7]. Traductions du greffe.

[8]. N.D.T. : les traductions en français des arrêts Barrios Altos c. Pérou, Almonacid Arellano et autres c. Chili et Gomes Lund et autres c. Brésil sont reprises du site de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Concernant l’arrêt Gelman c. Uruguay, la traduction est reprise de celle de l’arrêt Gomes Lund et autres. Les notes de bas de page ont été omises. La traduction des autres passages cités a été effectuée par le greffe.

[9]. N.D.T. : texte français original repris sur le site des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (notes de bas de page omises).

[10]. N.D.T. : traduction revue par le greffe.

[11]. Le tiers intervenant invoque les sources suivantes : Louise Mallinder, Amnesty, Human Rights and Political Transitions: Bridging the Peace and Justice Divide (Hart Publishing, 2008) ; Louise Mallinder, « Amnesties’ Challenge to the Global Accountability Norm? Interpreting Regional and International Trends in Amnesty Enactment », sous la direction de Francesca Lessa et Leigh A. Payne, Amnesty in the Age of Human Rights Accountability: Comparative and International perspectives (Cambridge University Press, 2012) ; Tricia D. Olsen, Leigh A. Payne et Andrew G. Reiter, Transitional Justice in Balance, Comparing Processes, Weighing Efficacy (United States Institute of Peace Press, 2010) ; Leslie Vinjamuri et Aaron P. Boesenecker, Accountability and Peace Agreements, Mapping Trends from 1980 to 2006 (Centre for Humanitarian Dialogue, Geneva, 2007).


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