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05/12/2013 | CEDH | N°001-138601

CEDH | CEDH, AFFAIRE HENRY KISMOUN c. FRANCE, 2013, 001-138601


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE HENRY KISMOUN c. FRANCE

(Requête no 32265/10)

ARRÊT

STRASBOURG

5 décembre 2013

DÉFINITIF

05/03/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Henry Kismoun c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
An

dré Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE HENRY KISMOUN c. FRANCE

(Requête no 32265/10)

ARRÊT

STRASBOURG

5 décembre 2013

DÉFINITIF

05/03/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Henry Kismoun c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32265/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Christian Cherif Henry Kismoun (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me C. Waquet, avocate à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Edwige Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue en particulier que le rejet de sa demande de changement de nom porte atteinte à ses droits garantis par l’article 8 de la Convention.

4. Le 6 juin 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1956 et réside à Villeurbanne.

6. Le requérant fut enregistré à l’état civil sous le nom patronymique de sa mère, Henry. Sa sœur est née le 25 mars 1957 sous le nom de sa mère également. Son frère, ultérieurement décédé, était né le 2 mai 1958 sous le nom patronymique de leur père, Kismoun. Le requérant et sa sœur furent reconnus par leur père le 31 mars 1959. Le requérant possède la double nationalité, algérienne par son père et française par sa mère, tous deux aujourd’hui décédés.

7. Selon le requérant, son frère, sa sœur et lui-même, lorsqu’ils étaient très jeunes (trois ans pour le requérant), furent abandonnés par leur mère, qui les confia à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), puis leur père les recueillit et les emmena en 1961 vivre en Algérie. Le père se maria et eut quatre nouveaux enfants tous déclarés sous le nom de Kismoun. Le requérant fut toujours appelé Kismoun par son père, sa famille et ses amis. C’est sous ce nom qu’il fut scolarisé en Algérie de 1963 à 1970, et qu’il effectua son service militaire dans ce pays de 1975 à 1977. C’est aussi sous ce nom qu’il est enregistré à l’état civil algérien.

8. En 1977, le requérant essaya de reprendre contact avec sa mère par l’intermédiaire du consulat de France à Alger, qui lui fit savoir que cette dernière refusait d’entrer en relation avec lui. Il apprit également à cette occasion que son état civil en France était Christian Henry et non pas Chérif Kismoun, comme c’était le cas en Algérie.

9. Le requérant engagea les démarches nécessaires pour que cette situation prenne fin. Une procédure judiciaire en France où il vit désormais lui permit d’obtenir l’adjonction, à son prénom Christian, de celui de Chérif par un jugement du 4 mai 1984. Sa première demande de changement de nom patronymique fut rejetée par l’autorité administrative compétente en 1986.

10. En 1992, le requérant se maria sous le nom Kismoun et donna ce nom à ses quatre enfants. Il ressort des pièces du dossier que le mariage contracté sous ce nom a fait l’objet d’une annulation et que les actes de naissance des enfants ont été rectifiés par instruction du Parquet de Lyon du 9 mai 2000 pour mentionner que leur nom est Henry.

11. Par une seconde requête datée du 24 janvier 2003, le requérant demanda au Garde des sceaux de substituer au patronyme d’Henry celui de Kismoun, sur le fondement de l’article 61 du code civil, selon lequel « toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de nom ». Par une décision du 4 décembre 2003, le ministre rejeta la demande :

« En application de l’article 61 du code civil, il ne peut être dérogé aux principes de dévolution et d’immutabilité du nom de famille qu’en vertu d’un « intérêt légitime ».

En premier lieu, le désintérêt invoqué de votre mère à votre égard, dont vous ne rapportez pas la preuve au moyen de documents probants, ne saurait suffire en l’absence de tout élément permettant d’attester d’un préjudice réel à constituer un tel intérêt légitime. En second lieu, votre souhait d’abandonner un nom qui ne correspondrait pas à vos origines pas plus que l’usage que vous avez pu spontanément faire du nom sollicité ne sauraient davantage suffire à constituer ledit intérêt légitime».

12. Sur recours du requérant, le tribunal administratif de Paris, par un jugement du 26 avril 2007, annula la décision du 4 décembre 2003. Il considéra qu’au regard des circonstances relatives à la durée et à la continuité de l’usage du patronyme revendiqué, le Garde des sceaux avait commis une erreur manifeste d’appréciation en estimant qu’il n’avait pas un intérêt légitime au changement de nom qu’il sollicitait.

13. Par un arrêt du 1er octobre 2008, sur appel du Garde des sceaux, la cour administrative d’appel de Paris infirma le jugement en relevant que le requérant n’avait pas apporté de preuve du désintérêt de sa mère à son égard. Elle considéra que le Garde des Sceaux n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en estimant que le motif affectif, tel qu’invoqué, ne suffisait pas, en tout état de cause, à lui conférer un intérêt légitime au sens de l’article 61 du code civil pour changer de nom. La cour considéra par ailleurs qu’il ne ressortait « ni des pièces produites ni des éléments dont s’est prévalu le requérant que le refus du Garde des sceaux ait porté atteinte au respect de sa vie privée et familiale ».

14. Le requérant forma un pourvoi devant le Conseil d’Etat. Il invoqua plusieurs moyens, que le Conseil d’Etat résuma de la façon suivante :

« Considérant que, pour demander l’annulation de l’arrêt attaqué, M. Henry soutient que l’arrêt attaqué est entaché d’insuffisance de motivation en ce qu’il n’indique pas avec suffisamment de précision au regard de l’argumentation du requérant devant la cour pour quelles raisons la décision attaquée n’a pas méconnu les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que la cour administrative d’appel de Paris a dénaturé les pièces du dossier et a méconnu les stipulations de l’article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en jugeant que le refus opposé à M. Henry de changer son nom en celui de Kismoun ne portait pas atteinte à sa vie privée et familiale, alors que M. Henry a porté le nom de Kismoun, qui est celui de sa famille depuis plusieurs générations, depuis son enfance jusqu’au début de sa vie d’adulte et n’a découvert qu’en 1977 qu’il portait le nom de Henry à l’état civil français, ce qui a depuis bouleversé sa vie ; que la cour administrative d’appel a méconnu les stipulations de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors que le refus de changer son nom en celui de Kismoun crée entre M. Henry et ses frères et sœurs, reconnus par leur père à leur naissance, une discrimination qui ne peut être justifiée par le seul fait qu’il n’a été reconnu que par sa mère à sa naissance ; que la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en estimant que M. Henry ne justifiait pas, à l’appui de sa demande de changement de nom, de l’intérêt légitime requis à l’article 61 du code civil, alors, d’une part, que la possession d’état du nom de Kismoun, permettant de s’en prévaloir à titre acquisitif, est établie tant par le fait que le requérant s’en est désigné et a été désigné par lui de façon continue et publique en Algérie, que par un élément intentionnel, satisfait en l’espèce et, d’autre part, que le requérant démontre avoir un intérêt affectif à ne plus porter le nom de sa mère, qui l’a abandonné à l’âge de trois ans et n’a jamais souhaité reprendre contact avec lui alors que son père l’a élevé en Algérie sous le nom de Kismoun. »

Par un arrêt du 9 décembre 2009, le Conseil d’Etat, « considérant qu’aucun de ces moyens n’(était) de nature à permettre l’admission du pourvoi », déclara le pourvoi non admis.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. L’article 61 du code civil est ainsi libellé :

« Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de nom.

La demande de changement de nom peut avoir pour objet d’éviter l’extinction du nom porté par un ascendant ou un collatéral du demandeur jusqu’au quatrième degré.

Le changement de nom est autorisé par décret. »

16. Selon la jurisprudence, un motif affectif ne suffit pas à caractériser l’intérêt légitime requis par l’article 61 du code civil pour déroger aux principes de dévolution et de fixité du nom établis par la loi, sauf circonstances exceptionnelles. La cour administrative d’appel de Paris avait considéré que la demande d’un requérant fondée, d’une part, sur l’intérêt à porter le nom de sa mère dès lors que son père avait quitté le foyer conjugal alors qu’il avait trois ans et qu’il n’avait depuis lors entretenu aucune relation matérielle ou affective avec lui et, d’autre part, sur la circonstance qu’il avait porté à titre d’usage le nom de sa mère, ou à défaut, les deux noms accolés, pouvait constituer l’intérêt légitime exigé par l’article 61 du code civil (CAA Paris, 4 octobre 2007, no 06PA00589). Toutefois, cet arrêt a été censuré par le Conseil d’Etat qui a estimé que la cour administrative d’appel avait commis une erreur de droit en se bornant à relever que le requérant invoquait l’absence de relations avec son père depuis le divorce de ses parents et la circonstance qu’il avait porté le nom de sa mère à titre d’usage, sans établir que des circonstances exceptionnelles étaient réunies pour déroger au principe de fixité du nom (CE, no 311447, 18 avril 2008). Par contre, dans un arrêt du 4 décembre 2009 (no 309004), le Conseil d’Etat a considéré qu’un père condamné pour viol sur sa fille n’était pas fondé à soutenir que celle-ci n’avait pas d’intérêt légitime à changer de nom en abandonnant celui de son père pour prendre celui de sa mère.

III. LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE

17. Les arrêts adoptés par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans les affaires Garcia Avello (2 octobre 2003, C-148/02) et Grunkin et Paul (14 octobre 2008, C‑353/06) ont trait à la diversité de noms patronymiques portés par des citoyens de l’Union et à la compatibilité avec le droit de l’Union d’être contraint de porter un nom patronymique différent dans des États membres différents. Dans ces affaires, la Cour a considéré qu’une telle diversité était de nature à engendrer de sérieux inconvénients d’ordre tant professionnel que privé qui constituaient une entrave à la liberté de circulation des citoyens de l’Union. Récemment, la CJUE a résumé ces inconvénients à la lumière des droits conférés par la citoyenneté de l’Union (McCarthy, 5 mai 2011, C-434/09) :

« 51. En effet, dans cet arrêt [2 octobre 2003, Garcia Avello], la Cour a jugé que l’application de la réglementation d’un État membre à des ressortissants de cet État membre ayant également la nationalité d’un autre État membre avait pour effet que ces citoyens de l’Union portaient des noms de famille différents au regard des deux systèmes juridiques concernés et que cette situation était de nature à engendrer, pour eux, de sérieux inconvénients d’ordre tant professionnel que privé, résultant, notamment, des difficultés à bénéficier dans un État membre dont ils ont la nationalité des effets juridiques d’actes ou de documents établis sous le nom reconnu dans l’autre État membre dont ils possèdent également la nationalité.

52. Ainsi que la Cour l’a relevé dans son arrêt du 14 octobre 2008, Grunkin et Paul (...), dans un contexte tel que celui examiné dans le cadre de l’arrêt Garcia Avello, précité, ce qui importait était non pas tant que la diversité des noms patronymiques était la conséquence de la double nationalité des intéressés, mais bien le fait que cette diversité était de nature à engendrer pour les citoyens de l’Union concernés des inconvénients sérieux qui constituaient une entrave à la libre circulation ne pouvant être justifiée que si elle se fondait sur des considérations objectives et était proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi (voir, en ce sens, arrêt Grunkin et Paul, précité, points 23, 24 et 29).

53. Ainsi, dans [l’] affaire ayant donné lieu aux arrêts (...) et García Avello, précités, la mesure nationale en cause avait pour effet de priver des citoyens de l’Union de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par ce statut ou d’entraver l’exercice de leur droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

18. Le requérant allègue que le refus de changement de nom porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Plus qu’un simple désagrément lié au nom légalement attribué, il invoque une atteinte à un processus de construction de l’identité dans sa relation à soi et aux autres qui n’est pas justifiée. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

19. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

20. Le requérant estime que le refus qui lui est opposé constitue une véritable « ingérence » et une atteinte substantielle à son droit garanti par l’article 8. Il soutient qu’il a toujours porté le nom de Kismoun, non en tant que nom d’usage, mais en tant que nom patronymique, en conformité avec un état civil, celui que reconnaît l’Algérie, qu’il pensait de bonne foi être le sien y compris en France. Il s’est construit sous cette identité, qui le rattache au seul de ses deux parents qui l’a effectivement élevé, à la seule famille qui l’a effectivement accueilli. Le requérant explique qu’il voulait très concrètement, à travers sa demande de changement de nom, retrouver « son » identité et récupérer « son » nom et le transmettre à ses enfants.

21. Le requérant soutient qu’en toute hypothèse, l’Etat français a failli à ses obligations positives en la matière. Toutes ses demandes de changement de nom sont restées vaines. Une première fois rejetée en 1986, il explique qu’il a renouvelé sa demande en 2003, sans qu’elle ne soit dûment examinée. Dans son cas, il affirme qu’il existait des circonstances affectives mais également matérielles et juridiques exceptionnelles susceptibles de justifier un changement de nom pour motif dit affectif, et tenant à la méconnaissance de ses devoirs parentaux par sa mère et à l’identité sous laquelle il a grandi en Algérie. Or, il estime que cette circonstance n’a pas été examinée. Le requérant relève pourtant que le Conseil d’Etat a déjà admis implicitement qu’un motif affectif lié à la méconnaissance de ses devoirs parentaux par un parent tel que le désintérêt du parent ayant transmis le nom, peut constituer un intérêt légitime (paragraphe 16 ci-dessus).

22. Selon le Gouvernement, le refus d’autoriser le changement de nom ne constitue pas une ingérence. Il rappelle la différence faite par la Cour entre l’obligation de changer de nom, qui s’analyse en une ingérence, et celle du refus d’autoriser un individu à adopter un nouveau nom (Stjerna c. Finlande, 25 novembre 1994, § 38, série A no 299-B ; Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, 17 février 2011). En l’espèce, il considère qu’il n’y a pas d’ingérence dès lors que le patronyme figurant à l’état civil français du requérant est simplement celui qui a été déclaré par sa mère à sa naissance, son père ne l’ayant reconnu que trois ans plus tard. Les autorités n’ont fait que refuser d’accéder à une demande de modification de ce patronyme, présentée plusieurs dizaines d’années plus tard.

23. Si atteinte il devait y avoir au droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale, cela ne pourrait être, selon le Gouvernement, que sous l’angle des « obligations positives ». Cependant, une telle atteinte n’est pas davantage constituée : le requérant a été autorisé à adjoindre à son prénom initial à l’état civil, Christian, celui de Chérif, d’une part, et il n’a pas été empêché d’utiliser le nom de son père à titre de nom d’usage dans la vie courante, d’autre part.

24. Si la Cour décidait qu’il y a eu une ingérence, le Gouvernement estime qu’elle est en tout état de cause justifiée. Le juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux du requérant a bien été respecté. La législation pertinente est justifiée par l’intérêt public que constitue l’immutabilité du patronyme, élément de sécurité juridique et de stabilité de l’état civil. Elle a été en outre appliquée de manière conforme à la jurisprudence administrative, « l’intérêt légitime » au sens de l’article 61 du code civil recouvrant un nombre d’hypothèses restreintes comme l’abandon d’un nom ridicule, la modification d’un nom à consonance étrangère ou difficilement prononçable, le relèvement d’un nom illustre, la menace d’extinction d’un patronyme ou encore la possession d’état mais pas celle constituée par de purs motifs affectifs. L’intérêt légitime d’un enfant à voir substituer le patronyme de l’un de ses parents à celui qu’il porte n’est constitué en effet que dans des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire d’une particulière gravité (paragraphe 16 ci-dessus). En l’espèce, le requérant n’a démontré aucun intérêt légitime : il n’a pas établi la durée d’usage du patronyme Kismoun pour faire valoir la possession d’état, il n’a pas apporté la preuve de son placement à la DDASS, et n’a pu démontrer d’atteinte à ses droits garantis par l’article 8.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’applicabilité de l’article 8

25. La Cour observe qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que, d’une manière générale, l’objet du grief tombe dans le champ d’application de l’article 8. Pour sa part, elle estime, comme dans plusieurs affaires similaires portant sur le choix ou le changement des noms ou des prénoms de personnes physiques, que cette problématique tombe dans le champ d’application de cette disposition, étant donné que les nom et prénom concernent la vie privée et familiale de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B, Stjerna, précité, § 37 et Golemanova, précité, § 37).

b) Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence

26. La Cour relève ensuite que selon le Gouvernement, le refus des autorités nationales d’accéder à la demande de changement de nom du requérant ne s’analyse pas en une ingérence dans sa vie privée et n’est constitutif, y compris dans le cadre des obligations positives de l’Etat, d’aucune atteinte à ce droit. Le refus des autorités d’autoriser une personne à changer son nom de famille ne saurait, pour la Cour, passer nécessairement pour une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, comme l’aurait été, par exemple, l’obligation de changer de patronyme. Toutefois - la Cour l’a dit à plusieurs reprises -, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice du droit protégé, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, et Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007).

27. En l’espèce, et avec le Gouvernement, la Cour estime que la décision du Garde des Sceaux s’analyse en un refus de changer un nom qui était parfaitement conforme à l’identification du requérant selon le droit français, au profit d’un nom très différent. La Cour considère qu’eu égard à cette circonstance, la présente affaire se situe dans le champ des obligations positives de l’Etat.

c) Sur l’observation de l’article 8

28. La Cour rappelle que dans le domaine en cause, les Etats contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des noms, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention (Johansson, précité, § 31).

29. La Cour rappelle également que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. L’article 8 ne renferme certes aucune exigence procédurale explicite mais il importe, pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40 ; R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits)).

30. La question principale qui se pose est celle de savoir si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui sont, d’une part, l’intérêt privé du requérant à porter son nom algérien et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.

31. En ce qui concerne l’intérêt public, la Cour réitère que des restrictions légales à la possibilité de changer son nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, et Johansson, précité, § 34).

32. Le Gouvernement soutient que l’objectif poursuivi par l’application faite en l’espèce de l’article 61 du code civil est guidé par le principe de fixité du nom, élément de sécurité juridique et de stabilité de l’état civil, qui ne connaît que des assouplissements limités. La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà rappelé à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37).

33. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a demandé que soit substitué à son nom de famille Henry, nom de sa mère qui l’avait abandonné à l’âge de trois ans, le nom de son père, Kismoun, qui l’a élevé en Algérie à compter de cet âge, sous lequel il a grandi dans ce pays de 1961 à 1977 et qui est celui de son frère décédé et de sa famille. Il faisait valoir qu’à l’occasion de démarches effectuées pour rechercher sa mère, il apprit qu’il avait une autre identité selon l’état civil français que celle sous laquelle il était connu selon l’état civil algérien. Il arguait essentiellement vouloir reprendre l’état civil qui était le sien jusqu’en 1977 afin d’avoir un nom unique.

34. Statuant sur le recours du requérant, la cour administrative d’appel a considéré que le Garde des Sceaux n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant que le requérant n’avait pas établi la réalité de son abandon par sa mère à l’âge de trois ans et que ce motif affectif, ainsi invoqué, ne suffisait pas à lui conférer un intérêt légitime au sens de l’article 61 du code civil.

35. La Cour observe que le Garde des Sceaux a fondé en partie sa décision sur le défaut de preuve du désintérêt de la mère du requérant, en ce qui concerne sa demande d’abandonner le nom de « Henry ». Elle constate cependant qu’aucun examen n’a été porté sur la motivation spécifique du requérant à lui substituer celui de « Kismoun». Il lui a été seulement répondu que l’usage qu’il avait pu faire de ce nom, qu’il indiquait être celui de ses origines, n’était pas suffisant pour caractériser l’intérêt légitime requis. Par la suite, les juridictions nationales n’ont jamais expliqué en quoi la demande du requérant, qui contenait des motivations personnelles et individuelles susceptibles d’être prises en compte dans l’examen du bien-fondé d’un motif affectif (paragraphe 16 ci-dessus), se heurtait à un impératif d’ordre public.

36. De l’avis de la Cour, la justification précitée, liée au nom de « Henry », ne constitue pas une réponse suffisante à la demande du requérant parce qu’elle n’accorde aucun poids au fait qu’il cherchait à porter un nom unique. En effet, le requérant demandait aux autorités nationales la reconnaissance de son identité construite en Algérie, le nom « Kismoun » étant l’un des éléments majeurs de cette identité. Il souhaitait se voir attribuer un seul nom, celui qu’il a utilisé depuis son enfance, afin de mettre fin aux désagréments résultant de ce que l’état civil français et l’état civil algérien le reconnaissent sous deux identités différentes. La Cour rappelle à cet égard que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 51, 9 novembre 2010). Elle souligne également, comme l’a fait la Cour de justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence citée au paragraphe 17 ci-dessus, l’importance pour une personne d’avoir un nom unique. Or, force est de constater qu’il ressort de la motivation des décisions par lesquelles les autorités nationales ont rejeté la demande du requérant que celles-ci n’ont pas pris en compte l’aspect identitaire de sa demande et ont omis de ce fait de mettre en balance, avec l’intérêt public en jeu, l’intérêt primordial du requérant (mutatis mutandis, Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 41, 16 mai 2013 ; voir également Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)). Dans ces conditions, la Cour estime que le processus décisionnel de la demande de changement de nom n’a pas accordé aux intérêts du requérant la protection voulue par l’article 8 de la Convention.

37. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINE AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

38. Le requérant dénonce une violation de 14 combiné avec l’article 8 de la Convention au motif qu’il ne porte pas le même nom que son feu frère.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

39. La Cour observe que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit être en conséquence déclaré recevable.

40. Compte tenu des faits et de la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 8, elle estime toutefois qu’il n’y pas lieu de l’examiner séparément.

III. SUR L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION

41. L’article 46 de la Convention, en son passage pertinent en l’espèce, se lit ainsi :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...). »

42. Au titre de cette disposition, le requérant demande à la Cour d’indiquer au Gouvernement que la seule manière de mettre un terme à la violation de l’article 8 de la Convention serait de faire modifier son état civil de telle sorte que le nom de « Kismoun » lui soit reconnu en remplacement de celui de « Henry ». Il demande que la même indication soit donnée à l’égard de l’état civil de ses enfants.

43. Le Gouvernement ne s’exprime pas au sujet de cette demande.

44. En vertu de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l’Etat défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi de choisir les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter. Les arrêts de la Cour ayant un caractère pour l’essentiel déclaratoire, l’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII ; Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 119, CEDH 2006‑II ; Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 406, CEDH 2012 (extraits)).

45. Dans des cas exceptionnels, pour aider l’Etat défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut chercher à indiquer le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation constatée (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004‑V ; Kurić et autres, précité, § 415).

46. En l’espèce, la Cour note que les autorités nationales n’ont pas accordé suffisamment de poids à l’intérêt du requérant à se voir attribuer un nom unique. Elle estime ne pas devoir indiquer les mesures à prendre par l’Etat défendeur, étant donné que différentes voies sont envisageables pour redresser la violation de l’article 8 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

48. Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il explique vivre depuis trente ans de manière continue avec le sentiment douloureux d’un dédoublement d’identité et d’être contraint de renoncer à son identité profonde au profit d’une autre.

49. Le Gouvernement considère le montant demandé excessif. En cas de violation, un montant de 3 000 EUR pourrait être alloué au requérant.

50. La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral du fait des circonstances à l’origine de la violation de la Convention constatée en l’espèce. Statuant en équité, la Cour lui accorde 4 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

51. Le requérant demande également 7 654,40 EUR pour les frais et dépens engagés devant le Conseil d’Etat et devant la Cour.

52. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et considère qu’elle ne saurait dépasser un montant de 4 000 EUR.

53. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, quant aux frais exposés devant le Conseil d’Etat, il n’est pas contesté que l’affaire du requérant visait partiellement la Convention. Dans ces circonstances, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme réclamée. Quant au frais et dépens exposés au cours de la procédure devant elle, la Cour juge raisonnable d’allouer la somme demandée au requérant. En conséquence, elle accorde au requérant la somme de 7 654, 40 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

54. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :

i) 4 000 (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 7 654,40 EUR (sept mille six cent cinquante-quatre euros et quarante centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 décembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-138601
Date de la décision : 05/12/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives;Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Respect de la vie privée);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : HENRY KISMOUN
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : WAQUET C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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