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27/06/2013 | CEDH | N°001-121566

CEDH | CEDH, AFFAIRE VASSIS ET AUTRES c. FRANCE, 2013, 001-121566


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE VASSIS ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 62736/09)

ARRÊT

STRASBOURG

27 juin 2013

DÉFINITIF

27/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Vassis et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,

André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil l...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE VASSIS ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 62736/09)

ARRÊT

STRASBOURG

27 juin 2013

DÉFINITIF

27/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vassis et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62736/09) dirigée contre la République française par MM. Sokratis Vassis et Dimitrio Bardoulis, ressortissants grecs, MM. Alusine Kamara, Harry Michael Taylor, Samuel Silvanus Thomas et Steven Nabbie, ressortissants sierra‑léonais, et M. Manuel Da Costa Ardiles, ressortissant guinéen (« les requérants »), lesquels ont saisi la Cour le 29 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent en particulier une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.

4. Le 15 décembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Au cours du mois de janvier 2008, les enquêteurs de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), service rattaché à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l’Intérieur, repérèrent le passage à l’aéroport de Roissy, en transit vers l’Afrique de l’Ouest, de plusieurs ressortissants grecs soupçonnés d’être impliqués dans un trafic, en particulier de Z., déjà condamné pour de tels faits et placé sous surveillance. Les services de l’OCRTIS furent ensuite notamment informés que Z. avait loué un navire, le Junior, dont l’activité habituelle consistait à faire du cabotage entre les ports de la région, et que ce navire empruntait une voie maritime identifiée comme étant celle habituellement suivie par les trafiquants. Le Junior était par ailleurs surveillé depuis plusieurs mois par l’agence américaine de lutte contre le trafic de drogue (Drug Enforcement Agency . DEA). L’OCRTIS sollicita le concours de la Marine nationale, après s’être concerté avec le Centre européen d’analyse et d’opérations contre le trafic maritime de stupéfiants.

6. Le 7 février 2008, à 1 heure 30, un bâtiment de la marine nationale, le porte-hélicoptère Tonnerre, intercepta le Junior. Un communiqué de presse de la préfecture maritime de l’Atlantique, intitulé « Interception d’un bateau transportant de la drogue au large de l’Afrique », présenta le déroulement de l’opération comme suit :

« Le 7 février, le bâtiment de projection et de commandement Tonnerre, qui assure la mission permanente de présence d’un bateau de la marine nationale à l’ouest des côtes de l’Afrique, a conduit sur ordre du préfet maritime de l’Atlantique une interception d’un navire soupçonné de se livrer au narcotrafic.

Le Tonnerre avait été renforcé pour cette occasion par une équipe de commandos marine. Cette opération a été conduite sur la base de renseignements et sur sollicitation de l’OCRTIS (office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants) en accord avec le centre européen d’analyse et d’opérations contre le trafic maritime de stupéfiants (MAOC-N Maritime Analysis Operation Center - Narcotics).

Le navire intercepté est un cargo de type RORO de 480 tonnes mesurant 47 mètres de long battant pavillon panaméen.

A la suite d’une relocalisation par avion de patrouille maritime de la marine nationale, l’interception a été conduite au sud-ouest de Conakry (Guinée) à environ 300 km. Lors de l’opération, l’équipage, composé de 9 marins de diverses nationalités, a jeté à la mer un colis suspect que les embarcations du Tonnerre ont réussi à récupérer. Il contenait des ballots de produits stupéfiants représentant au total 3,2 tonnes qui ont ensuite été identifiés comme de la cocaïne.

Le bâtiment intercepté est actuellement sous contrôle de l’équipage du Tonnerre. L’opération a été menée avec l’accord des autorités panaméennes. Les services diplomatiques français sont en contact avec elles dans le but d’établir les conditions du traitement judiciaire de cette affaire. »

7. Après l’intervention du commando marine, les neuf membres de l’équipage du navire furent rassemblés sur le pont par les militaires de la marine nationale qui contrôlèrent leur identité et procédèrent à une inspection du bord.

8. Le 8 février 2008, à 1 heure 07, le commandant du Tonnerre reçut du ministère français des Affaires étrangères un télégramme l’informant que les autorités panaméennes reconnaissaient que le Junior relevait bien de leur pavillon et donnaient leur accord à son arraisonnement et à sa visite. La marine française procéda ensuite à des fouilles et à des saisies.

9. Le 9 février 2008, l’autorisation d’arraisonner le navire fut confirmée à l’ambassade de France à Panama par télécopie du ministère des Relations extérieures de cet Etat, qui donna également son accord à un transfert de compétence juridictionnelle au profit de la France.

10. Le 10 février 2008, à 11 heures 10, le navire fut dérouté vers Brest. Dans un premier temps convoyé par le Tonnerre, il navigua à environ 60 kilomètres au sud de Dakar (Sénégal) le 11 février.

11. Le 14 février 2008, une ronde de sécurité amena à la découverte et à la saisie de substances qui furent également identifiées comme étant des produits stupéfiants, à savoir de la cocaïne et de la résine de cannabis. Le même jour, l’ensemble de la procédure fut remise au commandant du navire chargé d’escorter le Junior jusqu’à Brest, le Ravi, un convoyeur ravitailleur de la Marine nationale. L’équipage du Junior fut placé sous la garde de douze fusiliers-marins du groupe d’intervention et de renfort.

12. Le 25 février 2008, le Junior arriva dans le port de Brest. A partir de 9 heures 45, le commandant du Ravi remit l’ensemble des éléments saisis, des actes rédigés, ainsi que les neuf membres d’équipage et le Junior lui‑même au procureur de la République de Brest.

13. Ce dernier ouvrit une enquête préliminaire, qu’il confia conjointement à l’OCRTIS et à la direction interrégionale de police judiciaire de Rennes.

14. Le même jour, à 10 heures 50, les requérants furent placés en garde à vue.

15. Le 26 février 2008, le procureur de la République prolongea la garde à vue pour une durée de vingt-quatre heures, après s’être entretenu avec chacun des requérants.

16. Le 27 février 2008, les requérants furent présentés individuellement à deux juges des libertés et de la détention (JLD) du tribunal de grande instance de Brest, qui prolongèrent à nouveau la garde à vue, après avoir eu un entretien avec les intéressés. Un procès-verbal, rédigé à 9 heures 30, en fait mention.

17. Durant leur garde à vue, les requérants, dont l’état de santé fut jugé compatible avec cette mesure, furent interrogés à plusieurs reprises par les enquêteurs, avec l’assistance de neuf interprètes. Ils nièrent avoir commis les infractions, à l’exception de M. Bardoulis, qui reconnut les faits le 28 février. Les requérants purent s’entretenir avec un avocat le 28 février à partir de 10 heures 50.

18. Le 29 février 2008, le procureur de la République de Brest se dessaisit au profit de la juridiction interrégionale spécialisée du tribunal de grande instance de Rennes.

19. Le même jour, les requérants furent mis en examen.

20. Le 5 décembre 2008, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes prononça l’annulation des pièces exclusivement en rapport avec la rétention en mer des requérants, s’agissant principalement de procès‑verbaux relatant leurs conditions de vie durant cette rétention ou mentionnant des diligences médicales. Les juges d’appel rejetèrent en revanche les demandes d’annulation d’autres actes de la procédure, s’agissant en particulier de la garde à vue et de la mise en examen des requérants. Ils jugèrent que les requérants n’avaient pas été détenus selon les voies légales au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Ils estimèrent à cet égard que les textes internationaux et internes en vigueur restaient imprécis quant à la nature et aux modalités des mesures coercitives qu’ils prévoyaient, s’agissant notamment des droits dont bénéficiaient les personnes retenues et le contrôle d’une autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 1. Ils estimèrent en revanche que la garde à vue et la mise en examen se fondaient sur des éléments qui n’étaient pas consécutifs à la rétention en mer des requérants. Par ailleurs, ils considérèrent que l’article 5 § 3 de la Convention n’avait pas été violé, précisant que la durée de la privation de liberté subie en mer était justifiée par des circonstances exceptionnelles liées au délai incompressible d’acheminement du bateau dans un port français. Ils ajoutèrent que les nécessités de l’enquête justifiaient le placement en garde à vue des intéressés pour quarante-huit heures avant leur présentation à un JLD, compte tenu du nombre de personnes concernées et de l’obligation de recourir à des interprètes pour les différents actes et diligences.

21. Les requérants se pourvurent en cassation, invoquant notamment la violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, à l’exception de MM. Nabbie et Da Costa Ardiles qui ne soulevèrent aucun moyen à l’appui de leur pourvoi.

22. Par un arrêt du 29 avril 2009, la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérants.

23. Le 8 février 2012, la cour d’assises spéciale de Rennes condamna S. Vassis, capitaine du Junior, à seize ans de réclusion criminelle, S. Thomas, capitaine en second, D. Bardoulis, chef mécanicien, et M. Ardiles Da Costa, à dix ans. Les autres membres de l’équipage furent acquittés. Par ailleurs, G. G., représentant en Afrique du propriétaire grec du navire, fut condamné à quinze ans d’emprisonnement par la cour d’assises.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

24. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, applicables au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 612-1

« En toute matière, lorsque l’intérêt de l’ordre public ou d’une bonne administration de la justice le commande, la Cour de cassation peut ordonner que l’annulation qu’elle prononce aura effet à l’égard des parties à la procédure qui ne se sont pas pourvues.

Le condamné qui ne s’est pas pourvu et au profit duquel l’annulation de la condamnation a été étendue en application des dispositions du premier alinéa ne peut être condamné à une peine supérieure à celle prononcée par la juridiction dont la décision a été annulée. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

25. Les requérants dénoncent une présentation tardive à un juge ou un autre magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires au sens de l’article 5 § 3, soutenant avoir été placés en garde à vue durant quarante-huit heures avant cette présentation, alors même qu’ils avaient été retenu en mer pendant dix-huit jours hors du contrôle d’une telle autorité, et sans que des circonstances exceptionnelles aient pu justifier une période aussi longue. Les dispositions pertinentes de l’article 5 § 3 de la Convention se lisent comme suit :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires (...). »

26. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement s’en remet tout d’abord à l’appréciation de la Cour s’agissant du respect du délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention par les requérants.

28. Il souligne ensuite que MM. Nabbie et Da Costa Ardiles n’ont déposé aucun moyen à l’appui de leur pourvoi en cassation et qu’ils n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention. Il soutient en particulier qu’il faut tenir compte de l’effet relatif du pourvoi en cassation, qui ne les aurait pas fait bénéficier d’un succès éventuel des autres requérants.

29. Les requérants confirment tout d’abord l’envoi de leur requête par télécopie dans le délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention, confirmé par un accusé réception du greffe de la Cour.

30. S’agissant de l’absence de moyen à l’appui du pourvoi en cassation de MM. Nabbie et Da Costa Ardiles, les requérants estiment que la Cour fait preuve de souplesse dans l’application de la règle de l’épuisement des voies de recours internes et qu’il ne saurait être question d’en faire une norme absolue d’application automatique. D’autre part, ils indiquent que l’article 612-1 du code de procédure pénale prévoit que, lorsque l’intérêt de l’ordre public ou d’une bonne administration de la justice le commande, la Cour de cassation peut ordonner que l’annulation qu’elle prononce produise des effets également à l’égard des parties qui ne se sont pas pourvues. Partant, ces deux requérants pouvaient espérer une extension à leur égard d’une éventuelle cassation.

31. La Cour relève tout d’abord que la requête a bien été introduite dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Elle note en effet que l’arrêt de la Cour de cassation est daté du 29 avril 2009 et que les requérants ont adressé au greffe le formulaire de requête dûment rempli et accompagné de ses annexes, par télécopie, le 29 octobre 2009.

32. S’agissant de l’exception soulevée par le Gouvernement concernant MM. Nabbie et Da Costa Ardiles, elle rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. A cet égard, elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que l’article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre lui (voir, parmi beaucoup d’autres, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). Le grief dont on entend la saisir doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (ibidem). En particulier, il n’y a pas eu épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 de la Convention lorsque le requérant n’a pas déposé de mémoire ampliatif dans le cadre de son pourvoi (voir, parmi d’autres, Yahiaoui c. France, no 30962/96, §§ 33‑34, 20 janvier 2000, et Favre-Clément c. France, no 35055/97, §§ 30‑31, 30 mai 2000).

33. Or, en l’espèce, la Cour constate que MM. Nabbie et Da Costa Ardiles n’ont soulevé aucun moyen à l’appui de leur pourvoi (paragraphe 21 ci-dessus). Elle relève également que les parties s’opposent sur la possibilité d’une extension des effets d’un succès éventuel des autres requérants. En tout état de cause, les dispositions de l’article 612-1 du code procédure pénale, invoquées par les requérants, ne prévoient aucun droit au bénéfice de la cassation obtenue par d’autres parties, puisqu’il conditionne au contraire l’extension d’un succès éventuel non seulement à l’intérêt de l’ordre public ou d’une bonne administration de la justice, mais également à l’appréciation de la Cour de cassation, qui n’est pas tenue de l’accorder (paragraphe 24 ci-dessus).

34. Il s’ensuit que leur requête doit être rejetée pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

35. Pour le surplus, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

36. S’agissant de la rétention en mer, les requérants estiment tout d’abord que le Gouvernement s’abstient de décrire les « circonstances tout à fait particulières » dont il prétend qu’elles l’ont empêché de les traduire plus rapidement devant un juge, alors qu’il lui appartient de le démontrer. Hormis l’éloignement géographique, le Gouvernement se contente de livrer une argumentation abstraite, en empruntant les formulations de l’arrêt Medvedyev et autres c. France ([GC], no 3394/03, CEDH 2010-...). Cela reviendrait à présumer, dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants en haute mer, de la conventionalité d’une détention de longue durée entre les mains des agents de l’Etat en dehors de tout contrôle judiciaire, alors qu’au contraire la jurisprudence de la Cour ne donne pas carte blanche aux autorités en la matière.

37. Rappelant les principes énoncés dans l’arrêt McKay c. Royaume-Uni ([GC], no 543/03, CEDH 2006-X) et réaffirmés dans l’arrêt Medvedyev et autres (précité), les requérants font observer que le contrôle doit fournir des garanties effectives contre le risque de mauvais traitement, lequel est à son maximum s’agissant de détenus isolés en haute mer, sous la surveillance de militaires qui ne sont pas préparés à la garde de prisonniers et sans aucun contrôle indépendant. Ils soulignent avoir été maintenus exclusivement entre les mains de l’armée entre le 7 et le 25 février, le procureur de la République n’étant intervenu qu’à partir de cette dernière date. Ils renvoient donc à l’analyse des huit juges dissidents dans l’arrêt Medvedyev et autres (précité), pour lesquels s’il n’est pas exclu que des « circonstances tout à fait exceptionnelles » puissent justifier un délai a priori inconciliable avec l’article 5 § 3 de la Convention, c’est à la condition que des circonstances qualifiées non pas de particulières ou d’exceptionnelles mais de « tout à fait exceptionnelles » soient clairement établies.

38. Les requérants soutiennent ensuite que les autorités disposaient de diverses options pour les traduire plus rapidement devant un juge. Ils estiment que les autorités pouvaient acheminer l’équipage au Sénégal, les navires ayant navigué à proximité de ses côtés, soit pour faire application de la convention de coopération en matière judiciaire entre la France et le Sénégal du 29 mars 1974, soit pour utiliser ses importantes ressources militaires sur place, en particulier ses avions de transport de troupes disponibles sur la base aérienne française. Par ailleurs, ils soulignent que le bâtiment de la Marine nationale qui a procédé à l’opération, le Tonnerre, permet l’appontage des hélicoptères de transport de troupes les plus lourds de l’OTAN. De plus, ce navire pouvait facilement accueillir à son bord un magistrat, lequel aurait pu faire venir devant lui les requérants dans des conditions quasi-normales. A défaut, le Tonnerre étant équipé d’un système de visioconférence, dont l’utilisation était possible au regard tant du code de procédure pénale français que de la Convention, dès lors que cela répondait à un but légitime (Marcello Viola c. Italie, no 45106/04, 5 octobre 2006), un magistrat aurait pu juger du bien-fondé de la mesure de privation de liberté et s’assurer de ce que l’équipage était convenablement traité.

39. Les requérants considèrent qu’il y a un décalage flagrant et non justifié entre, d’une part, les moyens déployés pour leur interpellation (intervention des services de police dans le cadre d’une action de coopération internationale à l’origine de cette opération de grande ampleur conçue par les autorités françaises, avec de très importants moyens matériels et humains) et, d’autre part, l’absence de toute mesure prise pour assurer un respect minimal de leurs droits essentiels, en particulier l’intervention d’un magistrat dans les conditions requises par l’article 5 § 3 de la Convention. Ils insistent sur le fait que la rencontre entre le Tonnerre et le Junior n’avait rien de fortuit, mais qu’elle était planifiée.

40. Concernant la garde à vue, les requérants rappellent qu’ils ont été placés en garde à vue par un officier de police, avant une première prolongation par le procureur, suivie d’une seconde par le JLD.

41. Estimant que la détention qu’ils ont subie ne peut être compartimentée, ils soutiennent qu’il y a évidemment lieu de tenir compte, en se plaçant au moment du placement formel en garde à vue, des dix-huit jours de rétention en mer auxquels ils ont été exposés. Or, la durée de la détention dépend des circonstances de l’espèce et la Cour a déjà jugé qu’une durée de trois jours et vingt-trois heures sans supervision judiciaire était contraire à l’article 5 § 3 (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, 6 novembre 2008).

42. Les requérants estiment que le Gouvernement fait masse des différentes investigations sans expliquer en quoi elles devaient nécessairement être effectuées sans délai : les circonstances de l’espèce nécessitaient que les autorités internes établissent très précisément les motifs d’un nouveau report de la présentation des requérants à un juge après les jours passés en mer. Par ailleurs, ils soutiennent que le Gouvernement n’apporte aucune justification au régime de prolongation de la garde à vue.

43. Le Gouvernement estime, en l’espèce, que la privation de liberté des requérants pendant les dix-huit jours en mer était justifiée par des circonstances tout à fait exceptionnelles, au sens de la jurisprudence de la Cour.

44. Il précise que le Junior, qui a été intercepté à plus de 4 000 km des côtes françaises, est un navire construit en 1978 en Norvège, pour la desserte des îles et des localités situées le long des fjords, et non pour une navigation océanique sur une aussi longue distance.

45. Le Gouvernement soutient également que les requérants se contentent d’alléguer l’absence de circonstances tout à fait exceptionnelles sans étayer leur point de vue et sans prétendre qu’il aurait été envisageable de les remettre aux autorités d’un pays plus proche que la France, où ils auraient pu être rapidement traduits devant une autorité judiciaire (Medvedyev et autres, précité, § 131).

46. Quant à l’hypothèse d’un rapatriement plus rapide de l’équipage du Junior sur un bâtiment de la Marine nationale, il rappelle que la Grande Chambre de la Cour a déjà jugé qu’il ne lui appartient pas d’évaluer la faisabilité d’une telle opération.

47. Il considère que les circonstances se rapprochent de celles jugées dans les affaires Rigopoulos c. Espagne ((déc.), no 37388/97, CEDH 1999‑II) et Medvedyev et autres (précité), dans lesquelles la Cour a admis que les délais d’acheminement de seize et treize jours respectivement n’étaient pas incompatibles avec la notion d’« aussitôt traduit » énoncée à l’article 5 § 3 de la Convention. En l’espèce, il existait une impossibilité matérielle d’amener « physiquement » les requérants devant l’autorité judiciaire dans un délai plus bref.

48. S’agissant du placement en garde à vue à leur arrivée à Brest, chaque requérant a été présenté dans un délai de quarante-huit heures à un JLD qui a prolongé la garde à vue.

49. L’appréciation de la promptitude de ce contrôle, si elle doit se faire au regard des circonstances de l’espèce, doit aussi prendre en compte le fait qu’indépendamment des « circonstances tout à fait exceptionnelles » justifiant la rétention en mer, la Cour admet en général un délai pouvant atteindre trois à quatre jours, soit plus que les quarante-huit heures en l’espèce.

50. Le Gouvernement considère surtout que le placement des requérants en garde à vue et la durée de celle-ci s’expliquent par les besoins de l’enquête. Il indique les besoins en interprètes et le fait que le délai ait été mis à profit pour procéder à de multiples diligences qui requéraient la participation, sinon la présence, des intéressés, outre les examens médicaux destinés à vérifier l’état de santé des intéressés.

51. Le Gouvernement conclut en soulignant que les interrogatoires et les investigations concomitantes effectués pendant le temps de la garde à vue avaient précisément pour but de réunir les indices graves et concordants susceptibles de conduire à la mise en examen des requérants par le juge d’instruction, d’autant qu’ils niaient les faits, à l’exception de l’un d’eux.

2. Appréciation de la Cour

52. La Cour rappelle que, dans son arrêt Medvedyev et autres, la Grande Chambre s’est exprimée comme suit :

« 117. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la détention sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et, enfin, l’importance de la rapidité ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis en vertu de l’article 5 §§ 3 et 4 (McKay précité, § 30).

118. La Cour rappelle également l’importance des garanties de l’article 5 § 3 pour la personne arrêtée. Cet article vise à assurer que la personne arrêtée soit aussitôt physiquement conduite devant une autorité judiciaire. Ce contrôle judiciaire rapide et automatique assure aussi une protection appréciable contre les comportements arbitraires, les détentions au secret et les mauvais traitements (voir, par exemple, les arrêts Brogan et autres, précité, § 58, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, série A no 258-B, p. 55, §§ 62‑63, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 49, CEDH 1999-III, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 66, CEDH 2000-VIII, et Öcalan c. Turquie, no 46221/99 , § 103, CEDH 2005-IV).

119. L’article 5 § 3, en tant qu’il s’inscrit dans ce cadre de garanties, vise structurellement deux aspects distincts : les premières heures après une arrestation, moment où une personne se retrouve aux mains des autorités, et la période avant le procès éventuel devant une juridiction pénale, pendant laquelle le suspect peut être détenu ou libéré, avec ou sans condition. Ces deux volets confèrent des droits distincts et n’ont apparemment aucun lien logique ou temporel (T.W. c. Malte [GC], no 25644/94, § 49, 29 avril 1999).

120. Pour ce qui est du premier volet, seul en cause en l’espèce, la jurisprudence de la Cour établit qu’il faut protéger par un contrôle juridictionnel la personne arrêtée ou détenue parce que soupçonnée d’avoir commis une infraction. Un tel contrôle doit fournir des garanties effectives contre le risque de mauvais traitements, qui est à son maximum durant cette phase initiale de détention, et contre un abus par des agents de la force publique ou une autre autorité des pouvoirs qui leur sont conférés et qui doivent s’exercer à des fins étroitement limitées et en stricte conformité avec les procédures prescrites. Le contrôle juridictionnel doit répondre aux exigences suivantes (McKay précité, § 32) :

i. Promptitude

121. Le contrôle juridictionnel lors de la première comparution de la personne arrêtée doit avant tout être rapide car il a pour but de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle. La stricte limite de temps imposée par cette exigence ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation, sinon on mutilerait, au détriment de l’individu, une garantie procédurale offerte par cet article et on aboutirait à des conséquences contraires à la substance même du droit protégé par lui (Brogan et autres, précité, § 62, la Cour ayant jugé dans cette affaire que des périodes de détention de quatre jours et six heures sans comparution devant un juge emportaient violation de l’article 5 § 3, même dans le contexte spécial d’enquêtes sur des infractions terroristes).

ii. Caractère automatique du contrôle

122. Le contrôle doit être automatique et ne peut être rendu tributaire d’une demande formée par la personne détenue. A cet égard, la garantie offerte est distincte de celle prévue par l’article 5 § 4 qui donne à la personne détenue le droit de demander sa libération. Le caractère automatique du contrôle est nécessaire pour atteindre le but de ce paragraphe, étant donné qu’une personne soumise à des mauvais traitements pourrait se trouver dans l’impossibilité de saisir le juge d’une demande de contrôle de la légalité de sa détention ; il pourrait en aller de même pour d’autres catégories vulnérables de personnes arrêtées, telles celles atteintes d’une déficience mentale ou celles qui ne parlent pas la langue du magistrat (Aquilina, précité).

iii. Les caractéristiques et pouvoirs du magistrat

123. Le paragraphe 1 c) forme un tout avec le paragraphe 3 et l’expression « autorité judiciaire compétente » du paragraphe 1 c) constitue un synonyme abrégé de « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » du paragraphe 3 (voir, notamment, Lawless c. Irlande, 1er juillet 1978, série A, no 3, et Schiesser, précité, § 29).

124. Le magistrat doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministère public, et il doit avoir le pouvoir d’ordonner l’élargissement, après avoir entendu la personne et contrôlé la légalité et la justification de l’arrestation et de la détention (voir, parmi beaucoup d’autres, Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, §§ 146 et 149). Concernant la portée de ce contrôle, la formulation à la base de la jurisprudence constante de la Cour remonte à l’affaire Schiesser précitée (§ 31) :

« (...) [A] cela s’ajoutent, d’après l’article 5 § 3, une exigence de procédure et une de fond. A la charge du « magistrat », la première comporte l’obligation d’entendre personnellement l’individu traduit devant lui (voir, mutatis mutandis, Winterwerp précité, § 60) ; la seconde, celle d’examiner les circonstances qui militent pour ou contre la détention, de se prononcer selon des critères juridiques sur l’existence de raisons la justifiant et, en leur absence, d’ordonner l’élargissement (Irlande contre Royaume-Uni, 18 janvier 1978, série A no 25, § 199) », soit, en un mot, que « le magistrat se penche sur le bien-fondé de la détention » (T.W. et Aquilina, précités, respectivement § 41 et § 47).

125. Le contrôle automatique initial portant sur l’arrestation et la détention doit donc permettre d’examiner les questions de régularité et celle de savoir s’il existe des raisons plausibles de soupçonner que la personne arrêtée a commis une infraction, c’est-à-dire si la détention se trouve englobée par les exceptions autorisées énumérées à l’article 5 § 1 c). S’il n’en est pas ainsi, ou si la détention est illégale, le magistrat doit avoir le pouvoir d’ordonner la libération (McKay précité, § 40). »

53. La Cour relève d’emblée qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, de se prononcer sur le point de savoir si les magistrats du ministère public peuvent être qualifiés de « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens autonome des dispositions de l’article 5 § 3 de la Convention, cette question ayant été tranchée dans son arrêt Moulin c. France (no 37104/06, 23 novembre 2010), mais de vérifier le respect par les autorités internes de l’exigence de promptitude qu’expriment les termes « aussitôt traduite » de l’article 5 § 3. Sur ce point, elle précise que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, l’intervention d’un membre du ministère public au début et pendant le déroulement de la garde à vue ne soulève pas, en soi, de difficulté, pourvu que la personne gardée à vue soit ensuite présentée à un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » dans un délai conforme aux exigences de l’article 5 § 3.

54. La Cour rappelle qu’elle a déjà admis, dans sa décision Rigopoulos (précitée) et son arrêt Medvedyev et autres (précité), que la détention d’un équipage le temps de son convoiement vers un port de l’Etat défendeur, pendant seize et treize jours respectivement, n’était pas incompatible avec la notion d’« aussitôt traduit » énoncée à l’article 5 § 3 de la Convention, compte tenu de l’existence de « circonstances tout à fait exceptionnelles » qui justifiaient un tel délai.

55. En l’espèce, la Cour relève qu’au moment de son interception, le Junior se trouvait lui aussi en haute mer, au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest, à des milliers de kilomètres des côtes françaises. Par ailleurs, rien n’indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment de ce que le Junior est un navire initialement conçu pour le cabotage le long des côtes, et non pour naviguer sur de longues distances. En outre, les requérants se contentent d’évoquer la proximité des côtes sénégalaises le 11 février 2008 et l’existence d’une convention de coopération judiciaire entre la France et le Sénégal, sans accompagner leur propos d’aucun développement à ce titre. Quant aux autres hypothèses, il n’appartient pas à la Cour d’évaluer leur faisabilité dans les circonstances de la cause (Medvedyev et autres, précité, § 131).

56. Cependant, si la Cour a déjà jugé qu’une durée de deux ou trois jours avant la présentation à « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » répondait à l’exigence de promptitude qu’expriment les termes « aussitôt traduite », cela concernait des affaires dans lesquelles le début de la garde à vue coïncidait avec le début de la privation de liberté (voir, parmi d’autres, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 51, CEDH 1999-III, Ayaz et autres c. Turquie (déc.), no 11804/02, 27 mai 2004, et İkincisoy c. Turquie, no 26144/95, § 103, 27 juillet 2004). Par ailleurs, la Cour rappelle qu’il faut examiner chaque cas d’espèce au regard de ses caractéristiques particulières (voir, notamment, De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays-Bas, 22 mai 1984, § 52, série A no 77).

57. La Cour souligne ensuite que, dans l’affaire Rigopoulos (précitée), la privation de liberté subie par le requérant, qu’il s’agisse de son placement immédiat en garde à vue ou de la détention provisoire décidée au terme de la période légale de garde à vue, s’est déroulée sous le contrôle du tribunal central d’instruction de Madrid, une juridiction d’instruction spécialisée et indépendante de l’exécutif, qui a effectivement procédé à un contrôle juridictionnel de cette privation de liberté. Les membres de l’équipage du Winner (Medvedyev et autres, précité) avaient pour leur part été rapidement présentés aux juges d’instruction en charge de la procédure à l’issue de la traversée, à savoir entre huit et neuf heures après le début de leur garde à vue en France.

58. Or, en l’espèce, la garde à vue a succédé à une période de dix-huit jours de privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention (Medvedyev et autres, §§ 73-75). Malgré l’importance de ce délai, les requérants n’ont finalement comparu pour la première fois devant un « juge ou un autre magistrat », au sens autonome de l’article 5 § 3 de la Convention, en l’espèce un JLD, qu’après un délai supplémentaire d’environ quarante-huit heures, le commandant de bord du Ravi ayant été en mesure de remettre l’ensemble des éléments saisis, des actes rédigés, ainsi que les neuf membres d’équipage et le Junior lui-même au procureur de la République de Brest le 25 février 2008 à partir de 9 heures 45 (paragraphe 12 ci-dessus), ce qui suppose nécessairement une arrivée antérieure dans le port de Brest, les requérants ayant ensuite été placés en garde à vue à 10 heures 50 (paragraphe 14 ci-dessus) et leur présentation aux JLD ayant été mentionnée dans un procès-verbal rédigé le 27 février 2008 à 9 heures 30 (paragraphe 16 ci-dessus).

59. Aux yeux de la Cour, rien ne saurait justifier un tel délai supplémentaire d’environ quarante-huit heures dans les circonstances de l’espèce.

60. En effet, il apparaît tout d’abord que, non seulement l’opération d’interception était planifiée, mais encore que le Junior, soupçonné de se livrer au trafic international de stupéfiants, faisait l’objet d’une surveillance particulière depuis le mois de janvier 2008, notamment de la DEA, puis de l’OCRTIS. Certes, une interrogation pouvait subsister quant au moment de l’interception et quant au résultat de celle-ci. En revanche, il ne fait aucun doute, aux yeux de la Cour, qu’un délai de dix-huit jours pour l’acheminement des requérants permettait de préparer leur arrivée sur le territoire français en toute connaissance de cause. Or, non seulement un tel délai, sans contrôle juridictionnel, prive de justification la garde à vue de quarante-huit heures à laquelle les requérants ont ensuite été soumis mais, en outre, il constitue une circonstance particulière rendant l’exigence de promptitude, prévue à l’article 5 § 3 de la Convention, plus stricte que lorsque le début de la garde à vue coïncide avec la privation de liberté. Partant, les requérants auraient dû être traduits, dès leur arrivée en France et sans délai, devant un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ».

61. En particulier, elle rappelle que sa jurisprudence relative à des délais de deux ou trois jours, pour lesquels elle a pu juger que l’absence de comparution devant un juge n’était pas contraire à l’exigence de promptitude, n’a pas pour finalité de permettre aux autorités d’approfondir leur enquête et de réunir les indices graves et concordants susceptibles de conduire à la mise en examen des requérants par un juge d’instruction, au motif notamment qu’ils nieraient les faits qui leur sont reprochés. On ne saurait donc en déduire une quelconque volonté de mettre à la disposition des autorités internes un délai dont elles auraient la libre jouissance pour compléter le dossier de l’accusation : en effet, le but poursuivi par l’article 5 § 3 de la Convention est de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle afin de protéger l’individu, par un contrôle automatique initial, et ce dans une stricte limite de temps qui ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation (Medvedyev et autres, précité, § 121).

62. Tel n’ayant pas été le cas en l’espèce à compter de l’arrivée des requérants en France, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

63. Les requérants invoquent également une violation des articles 5 § 1, pris seul et combiné avec l’article 13, et 6 § 1 de la Convention.

64. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.

65. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

67. Les requérants réclament 10 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

68. Le Gouvernement considère que la demande est excessive et qu’une somme de 1 500 EUR pourrait être allouée à chacun des requérants.

69. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour leur accorde une somme de 5 000 EUR chacun à ce titre.

B. Frais et dépens

70. Les requérants demandent 2 750 EUR pour M. Kamara et 2 990 EUR pour M. Vassis pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, ainsi qu’une somme globale de 6 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Ils produisent des notes d’honoraires à l’appui de leurs prétentions.

71. Le Gouvernement estime, au vu des justificatifs, qu’il pourrait être fait droit aux demandes des requérants.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants les sommes qu’ils demandent, à savoir 2 750 EUR pour M. Kamara et 2 990 EUR pour M. Vassis concernant les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, ainsi qu’une somme globale de 6 000 EUR pour ceux engagés devant elle.

C. Intérêts moratoires

73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête irrecevable concernant MM. Nabbie et Da Costa Ardiles ;

2. Déclare pour les autres requérants, la requête recevable quant au grief tiré de 5 § 3 et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

(i) 5 000 EUR (cinq mille euros) à MM. Vassis, Bardoulis, Kamara, Taylor et Thomas, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

(ii) 2 750 EUR (deux mille sept cent cinquante euros) à M. Kamara et 2 990 EUR (deux mille neuf cent quatre-vingt-dix euros) à M. Vassis, outre 6 000 EUR (six mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-121566
Date de la décision : 27/06/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-3 - Aussitôt traduite devant un juge ou autre magistrat);Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : VASSIS ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SPINOSI P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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